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21/02/2019 | CEDH | N°001-189957

CEDH | CEDH, AFFAIRE LOLOV ET AUTRES c. BULGARIE, 2019, 001-189957


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE LOLOV ET AUTRES c. BULGARIE

(Requête no 6123/11)

ARRÊT

STRASBOURG

21 février 2019

DÉFINITIF

21/05/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Lolov et autres c. Bulgarie,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Angelika Nußberger, présidente,
Yonko Grozev,
André Potocki,
Síofra O’Leary,
G

abriele Kucsko-Stadlmayer,
Lәtif Hüseynov,
Lado Chanturia, juges,
et de Milan Blaško, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre d...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE LOLOV ET AUTRES c. BULGARIE

(Requête no 6123/11)

ARRÊT

STRASBOURG

21 février 2019

DÉFINITIF

21/05/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Lolov et autres c. Bulgarie,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Angelika Nußberger, présidente,
Yonko Grozev,
André Potocki,
Síofra O’Leary,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Lәtif Hüseynov,
Lado Chanturia, juges,
et de Milan Blaško, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 29 janvier 2019,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 6123/11) dirigée contre la République de Bulgarie et dont quatre ressortissants de cet État, M. Svetlozar Mihaylov Lolov, Mme Rumyana Stoycheva Lolova, M. Stamen Svetlozarov Lolov et M. Rangel Ivanov Stanchev (« les requérants »), ont saisi la Cour le 10 décembre 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Mes M. Ekimdzhiev, K. Boncheva, S. Stefanova et G. Chernicherska, avocats au cabinet Ekimdzhiev et partenaires, à Plovdiv. Le gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme I. Nedyalkova, du ministère de la Justice.

3. Les requérants ont formulé plusieurs griefs sous l’angle de différents articles de la Convention. Ils se plaignaient en particulier d’une atteinte à leurs droits garantis par les articles 5, 6 § 2, 8 et 13 de la Convention et par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

4. Le 16 mars 2017, les griefs tirés de l’article 5 §§ 1, 3 et 5, de l’article 6 § 2, de l’article 8 et de l’article 13 de la Convention ainsi que de l’article 1 du Protocole no 1 ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants sont nés respectivement en 1964, en 1963, en 1984 et en 1975. M. Svetlozar Lolov et Mme Rumyana Lolova résident actuellement aux États-Unis et les deux autres requérants résident à Burgas, en Bulgarie.

6. Les deux premiers requérants, M. Svetlozar Lolov et Mme Rumyana Lolova, sont un couple marié. Le troisième requérant, M. Stamen Lolov, est leur fils. Le quatrième requérant, M. Rangel Stanchev, n’a pas de lien de parenté avec les trois autres requérants.

7. À l’époque des faits, les deux premiers requérants étaient des entrepreneurs dans les secteurs du tourisme et de l’immobilier.

A. Les poursuites pénales menées en l’espèce

8. Le 29 avril 2009, le parquet régional de Burgas ouvrit une enquête pénale contre plusieurs personnes, y compris M. et Mme Lolovi, pour évasion fiscale en bande organisée. Il ressort des pièces du dossier que ces deux requérants se trouvaient alors déjà aux États-Unis.

9. Le 23 juin 2010, statuant sur demande du parquet, un juge du tribunal régional de Burgas autorisa la perquisition du domicile de ces deux requérants à Sozopol pour la période du 25 au 29 juin 2010 aux fins de la recherche d’objets, de documents et de données électroniques liés à l’activité de deux sociétés, dont l’une appartenait aux requérants.

10. Le 25 juin 2010, un enquêteur inculpa M. et Mme Lolovi, en leur absence, du chef d’organisation d’un groupe criminel ayant pour activité principale l’évasion fiscale et de plusieurs chefs d’extorsion au préjudice d’artisans ayant travaillé sur les chantiers de leur entreprise.

11. Le 26 juin 2010, une équipe de policiers se rendit à l’adresse des requérants à Sozopol et effectua la perquisition en cause en présence du fils du couple, M. Stamen Lolov. Les enquêteurs saisirent plusieurs documents et objets, dont deux ordinateurs portables, des armes et des munitions. Dans le procès-verbal dressé lors de la perquisition, M. Stamen Lolov déclara, sans préciser lesquels, que certains des objets saisis lui appartenaient.

12. Le 27 juin 2010, le quatrième requérant, M. Stanchev, reçut une copie de l’ordonnance l’inculpant. Celle-ci était datée de la veille et indiquait qu’il lui était reproché d’avoir participé aux activités du groupe criminel organisé par M. et Mme Lolovi, ainsi qu’à plusieurs cas d’extorsion, par menace et violence, au préjudice d’artisans ayant travaillé sur les chantiers de leur entreprise.

13. Entre le 28 juin et le 1er juillet 2010, plusieurs sites d’information régionaux et nationaux publièrent des articles sur cette opération policière. Ces articles reprenaient essentiellement la même information, et dans le même ordre, concernant notamment : l’ouverture des poursuites pénales contre les requérants, l’arrestation et la détention de M. Stanchev, le cours de l’enquête pénale et l’appel à témoins lancé par la police. Les articles en cause citaient les noms de M. et Mme Lolovi et de M. Stanchev. Dans certains articles, les journalistes avaient employés l’expression « les organisateurs du groupe criminel » à l’égard de M. et Mme Lolovi et l’expression « l’un des participants au groupe criminel » à l’égard de M. Stanchev. Deux des articles, publiés l’un le 29 juin 2010 sur la page Internet du quotidien Monitor et l’autre le 1er juillet 2010 sur le site d’information zona.bg, citaient comme source un communiqué de presse qui aurait été diffusé par la police de Burgas le lundi 28 juin 2010.

14. Les requérants ont présenté une copie du communiqué de presse qu’ils allèguent être à l’origine de l’information utilisée par les médias. Ce communiqué est daté du 29 juin 2010 et se lit comme suit :

Ministère de l’Intérieur
Direction « Centre de presse et relations publiques »
Direction régionale du ministère de l’Intérieur à Burgas

29.06.2010

« Des charges pour organisation et participation à un groupe criminel impliqué dans la délinquance financière et dans des extorsions ont été formulées à l’encontre de cinq personnes (deux à Sofia et trois à Burgas) à la suite d’une enquête pénale menée pendant plusieurs mois par des agents du service de lutte contre le crime organisé et par la police de Burgas sous la direction du parquet régional de Burgas.

L’un des participants au groupe criminel, Rangel Stanchev, âgé de 35 ans et résidant à Burgas, a été mis en détention hier pour soixante-douze heures par le parquet et il sera bientôt déféré devant le tribunal. Les deux organisateurs du groupe, les époux Svetlozar Lolov et Rumyana Lolova (âgés de 46 ans et de 47 ans respectivement), ont été inculpés en leur absence parce qu’ils se trouvent à l’étranger. (...)

Les témoins et les victimes interrogés (...) ainsi que les multiples preuves écrites et matérielles saisies indiquent que le groupe a commis des infractions financières et des extorsions au préjudice d’entreprises et d’individus ayant effectué des travaux sur leurs chantiers (...) par violences et menaces (...)

Le groupe a également lésé le Trésor public en effectuant de multiples transactions relatives à des logements de vacances dans la région de Burgas (...) en inscrivant des prix beaucoup trop bas dans les actes authentiques (...)

Les résultats de l’enquête indiquent que certains membres de ce groupe ont réalisé des profits illicites par le biais de biens immobiliers appartenant à la municipalité et à l’État. Les mesures d’enquête sont actuellement en cours.

La direction régionale du ministère de l’Intérieur à Burgas appelle les citoyens et les entreprises victimes du groupe à s’adresser immédiatement aux organes de l’enquête, à l’adresse de la direction régionale – 46, rue Hristo Botev, à Burgas, Division de la lutte contre le crime organisé. »

15. Le 23 août 2010, un procureur du parquet régional de Burgas rejeta une demande formée par le troisième requérant, M. Stamen Lolov, en vue de la restitution d’un ordinateur portable saisi au cours de la perquisition au domicile de ses parents, au motif que l’ordinateur n’avait pas encore été examiné par un expert. L’ordonnance du procureur était susceptible de recours devant le tribunal régional de Burgas en vertu de l’article 111, alinéa 3, du code de procédure pénale. Le requérant ne précise pas s’il a formé un tel recours et ne présente aucun document à cet égard.

16. L’ordinateur portable en cause fut expertisé le 18 septembre 2012, avec deux autres ordinateurs saisis au cours de la procédure pénale. L’expert retrouva et téléchargea des données liées à l’activité de l’entreprise de M. et Mme Lolovi.

17. Le 1er octobre 2012, statuant sur une demande de M. Stamen Lolov datée du 27 juillet 2012, un procureur du parquet régional de Burgas décida de restituer à ce requérant l’ordinateur portable en cause au motif que, à la suite de l’expertise informatique effectuée, la rétention de cet objet n’était plus nécessaire pour l’établissement des faits.

18. Le 13 août 2013, à la suite du déport de tous les procureurs du parquet régional de Burgas, la procédure pénale en cause fut confiée au parquet régional de Yambol.

19. Le 24 octobre 2014, le parquet régional de Yambol décida de clore les poursuites pénales contre M. et Mme Lolovi et contre M. Stanchev pour absence d’infraction pénale. Cette ordonnance fut partiellement infirmée le 23 mars 2015 par le parquet d’appel de Burgas, qui estima que les poursuites pénales devaient être maintenues pour évasion fiscale uniquement à l’encontre de Mme Lolova.

20. Le 19 août 2016, le parquet régional de Yambol décida de clore les poursuites pénales menées contre la requérante pour évasion fiscale en raison de l’absence d’infraction pénale. Cette ordonnance ne fut contestée ni devant le parquet supérieur ni devant le tribunal régional.

B. La détention de M. Stanchev et les mesures de contrôle judiciaire imposées à ce requérant

21. Entre-temps, le 26 juin 2010, le quatrième requérant, M. Stanchev, avait été arrêté par la police. Le même jour, à 13 heures, un policier ordonna sa détention pour vingt-quatre heures, au motif qu’il était soupçonné d’avoir commis une infraction pénale. Ce requérant, souffrant de diabète et ayant été victime d’un malaise, fut hospitalisé en raison de son état de santé préoccupant à l’hôpital civil de Burgas.

22. Le 27 juin 2010, un procureur du parquet régional de Burgas ordonna la détention de M. Stanchev jusqu’au 29 juin 2010, à 13 heures. Il observa que M. Stanchev se trouvait à l’hôpital civil de Burgas et qu’il devait y rester à cause de son état de santé. Il ordonna au service de détention provisoire de Burgas d’assurer la surveillance du requérant à l’hôpital et de transférer celui-ci au centre de détention provisoire à l’issue de son hospitalisation.

23. Le 29 juin 2010, le parquet régional de Burgas demanda au tribunal régional de la même ville d’assigner M. Stanchev à résidence.

24. Le même jour, le tribunal régional convoqua les parties pour 12 h 30. Le requérant ne comparut pas à l’heure dite mais fut représenté par deux avocats de son choix. Les défenseurs expliquèrent que leur client se trouvait toujours à l’hôpital civil et demandèrent le report de l’audience. Le tribunal accueillit la demande et reporta l’audience à 15 heures.

25. M. Stanchev fut amené depuis l’hôpital et comparut devant le tribunal régional à 15 heures. À l’issue de l’audience, le tribunal rendit sa décision. Se référant aux multiples témoignages et preuves écrites recueillis au cours de l’enquête, il considéra qu’il existait suffisamment d’éléments pour soupçonner le requérant de la commission des délits dont il était inculpé. Il estima que, nonobstant son casier judiciaire vierge, il existait un risque de fuite ou de commission de nouvelles infractions, eu égard notamment aux données sur sa personnalité, à la nature de son activité au sein de l’organisation criminelle présumée et à la gravité des actes qui lui étaient reprochés. Il estima encore que, au vu de l’état de santé du requérant et de la nécessité de prévenir toute possibilité de fuite ou de commission de nouvelles infractions, il convenait de lui imposer la deuxième plus lourde mesure de contrôle judiciaire, à savoir l’assignation à résidence.

26. Le 12 août 2011, le tribunal régional remplaça l’assignation à résidence de ce requérant par le paiement d’une caution de 5 000 levs bulgares. Cette mesure fut levée le 3 juillet 2012 par le procureur régional pour expiration du délai légal prévu par la législation interne.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

27. Les règles pertinentes en l’espèce de droit interne régissant la garde à vue, la détention ordonnée par un procureur et le placement initial en détention provisoire sont résumées dans l’arrêt Zvezdev c. Bulgarie (no 47719/07, §§ 12-15, 7 janvier 2010).

28. Les règles pertinentes en l’espèce en matière d’assignation à résidence et de recours contre cette mesure sont résumées dans l’arrêt Gutsanovi c. Bulgarie (no 34529/10, §§ 63 et 64, CEDH 2013 (extraits)).

29. Les règles pertinentes en l’espèce en matière de perquisitions et saisies et les règles régissant la responsabilité de l’État dans ce domaine sont résumées dans l’arrêt Posevini c. Bulgarie (no 63638/14, §§ 25-31 et 34-46, 19 janvier 2017).

30. En vertu de l’article 2, alinéa 1, point 3 de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommages, les particuliers peuvent obtenir le dédommagement du préjudice subi en résultat des agissements des organes de l’enquête pénale, des procureurs et des tribunaux en cas d’acquittement ou si les poursuites pénales ouvertes contre eux ont été terminées. Dans le point 4 de son arrêt interprétatif no 3 du 22 avril 2004 (Тълкувателно решение № 3 от 22.04.2004 г. на ВКС по тълк. гр. д. № 3/2004 г., ОСГК), la Cour suprême de cassation a souligné, entre autres, que cette loi mettait en place des conditions et des procédures spéciales permettant d’engager la responsabilité de l’État et que, pour toute question non régie par celle-ci, c’étaient les règles de la loi de 1951 sur les obligations et les contrats qui trouvaient à s’appliquer.

31. En droit bulgare, la loi de 1951 sur les obligations et les contrats (Закон за задълженията и договорите) est la source principale du droit des obligations qui est une des branches du droit privé. Les articles 45 à 54 de cette loi régissent les hypothèses et les modalités principales de la responsabilité civile délictuelle. L’article 49 de cette loi est libellé comme suit :

Article 49

« Celui qui emploie une autre personne est responsable des dommages causés par celle-ci dans les fonctions auxquelles il l’a employée. »

32. Les preuves matérielles saisies au cours des poursuites pénales restent à la disposition des autorités tout au long de la procédure (article 111, alinéa 1, du code de procédure pénale (CPP)). Le procureur compétent peut toutefois autoriser avant la fin des poursuites pénales la restitution des preuves matérielles saisies si cela ne nuit pas à l’établissement des faits et si ces preuves ne sont pas constitutives d’une infraction administrative (article 111, alinéa 2, du CPP). Le refus du procureur peut être contesté devant le tribunal de première instance, qui se prononce par une décision définitive (article 111, alinéa 3, du CPP).

EN DROIT

I. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 5 DE LA CONVENTION

33. Le quatrième requérant, M. Rangel Stanchev, se plaint que sa détention initiale, avant sa comparution devant un juge, était illicite au regard du droit interne et qu’il n’a pas été traduit aussitôt devant un juge. Il ajoute qu’il ne disposait pas d’un recours interne susceptible de lui permettre d’obtenir une indemnisation à cet égard. Il invoque l’article 5 §§ 1, 3 et 5 de la Convention, qui est ainsi libellé dans sa partie pertinente en l’espèce :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

(...)

c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;

(...)

3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires (...)

(...)

5. Toute personne victime d’une arrestation ou d’une détention dans des conditions contraires aux dispositions de cet article a droit à réparation. »

34. Le requérant se plaint en particulier d’avoir été traduit pour la première fois devant un juge le 29 juin 2010 à 15 heures, alors que la période de sa détention initiale ordonnée par un policier et prorogée par un procureur aurait expiré ce jour-là à 13 heures. Il estime que ce dépassement est constitutif d’une violation à la fois de l’article 5 § 1 et de l’article 5 § 3 de la Convention. De plus, selon lui, le droit interne ne lui permettait pas d’obtenir une compensation pécuniaire pour ces violations alléguées de la Convention.

35. Le Gouvernement combat la thèse du requérant et invite la Cour à rejeter ces griefs pour non-épuisement des voies de recours internes, au motif que le requérant n’a pas introduit d’action en dommages et intérêts contre l’État après la clôture des poursuites pénales à son encontre. À titre subsidiaire, le Gouvernement soutient que ces griefs sont manifestement mal fondés au motif qu’ils ne révèlent aucune apparence de violation des dispositions de l’article 5 de la Convention.

36. La Cour rappelle d’emblée qu’elle est seule maîtresse de la qualification juridique des faits qui lui sont soumis et qu’elle ne se considère pas comme liée par la qualification juridique que les parties attribuent aux faits de la cause (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018). En l’espèce, elle note que le fait principal dénoncé par le quatrième requérant est sa comparution devant le tribunal régional de Burgas le 29 juin 2010 à 15 heures, alors que, aux dires de ce requérant, il aurait dû être traduit devant le juge avant 13 heures ce même jour. Elle estime par conséquent qu’il y a lieu d’aborder le grief du requérant uniquement sous l’angle de l’article 5 § 3 de la Convention, qui garantit le droit à une prompte comparution devant un magistrat habilité à statuer sur la légalité de la détention.

37. La Cour rappelle que la célérité de la procédure au regard de l’article 5 § 3 de la Convention doit s’apprécier dans chaque cas suivant les circonstances qui lui sont propres. Il n’en reste pas moins que, en interprétant et en appliquant la notion de promptitude, la Cour ne peut témoigner de souplesse qu’à un degré très faible (Aquilina c. Malte [GC], no 25642/94, § 48, CEDH 1999‑III, et Brogan et autres c. Royaume-Uni, 29 novembre 1988, § 59, série A no 145‑B).

38. En l’espèce, la Cour constate que le requérant a comparu devant le tribunal régional de Burgas trois jours et deux heures après son arrestation (paragraphes 21 et 25 ci-dessus). Force est de constater cependant que, immédiatement après son arrestation, le 26 juin 2010, le requérant a été pris de malaise, qu’il a été hospitalisé à l’hôpital civil de Burgas et qu’il est demeuré sous surveillance médicale jusqu’à sa comparution devant le tribunal de la même ville (paragraphes 21-24 ci-dessus). Par ailleurs, la première audience à laquelle le requérant avait été convoqué a eu lieu le 29 juin 2010, à 12 h 30, mais elle a été reportée à 15 heures à la demande des avocats du requérant, lesquels avaient fait valoir que leur client se trouvait encore à l’hôpital (paragraphe 24 ci-dessus).

39. Compte tenu de ces circonstances, la Cour estime que la comparution du requérant devant le tribunal régional de Burgas trois jours et deux heures après son arrestation ne révèle aucune apparence de violation de l’article 5 § 3 de la Convention, et ce nonobstant la très faible souplesse d’interprétation dont dispose la Cour dans ce type d’affaires (paragraphe 37 ci-dessus). Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

40. Le requérant s’est également plaint, sous l’angle de l’article 5 § 5 de la Convention, de l’absence de toute possibilité d’obtenir une compensation pour la violation alléguée de l’article 5 § 3 de la Convention. La Cour a déclaré irrecevable ce dernier grief. Dès lors, le grief tiré de l’article 5 § 5 doit être déclaré irrecevable comme étant incompatible ratione materiae en application de l’article 35 § 3 a) de la Convention pour autant qu’il se rapporte à ce chef de violation.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 2 DE LA CONVENTION

41. Les premier, deuxième et quatrième requérants, M. et Mme Lolovi et M. Stanchev, dénoncent une violation à leur égard du principe de la présomption d’innocence et du droit au respect de la vie privée en raison de la publication du communiqué du ministère de l’Intérieur du 29 juin 2010. Ils invoquent les articles 6 § 2 et 8 de la Convention.

42. À l’instar de l’approche adoptée dans ses arrêts Gutsanovi (précité, § 229), Slavov et autres c. Bulgarie (no 58500/10, § 153, 10 novembre 2015) et Stoyanov et autres c. Bulgarie (no 55388/10, § 136, 31 mars 2016), la Cour estime qu’il y a lieu d’examiner ce grief sous l’angle du seul article 6 § 2 de la Convention, qui est libellé comme suit :

« Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »

A. Sur la recevabilité

43. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il estime que les requérants auraient pu introduire une action en dommages et intérêts fondée sur l’article 2, alinéa 1, point 3, de la loi sur la responsabilité de l’État, qui permet selon lui d’engager la responsabilité des autorités du fait de l’ouverture d’une procédure pénale quand celle-ci a été clôturée par la suite. Il indique que, alternativement, les requérants auraient pu introduire une action en dommages et intérêts fondée sur l’article 49 de la loi sur les obligations et les contrats, qui régirait de manière générale la responsabilité civile du commettant du fait de ses préposés, et ce sans même qu’il soit nécessaire d’attendre la fin de la procédure pénale en cause.

44. Les requérants répliquent que la publication du communiqué de presse en cause n’entre pas dans le champ d’application de l’article 2, alinéa 1, point 3, de la loi sur la responsabilité de l’État au motif qu’il ne s’agissait pas d’un acte de procédure pénale. Quant à la voie de recours prévue à l’article 49 de la loi sur les obligations et les contrats, les requérants ajoutent que l’applicabilité de cette norme générale est exclue par la loi sur la responsabilité de l’État, qui serait la loi spéciale régissant la responsabilité de l’État du fait des actes et omissions de ses fonctionnaires. Ils invoquent à cet égard un arrêt interprétatif de la Cour suprême de cassation de 2004 (Тълкувателно решение № 3 от 22.04.2004 г. на ВКС по тълк. гр. д. № 3/2004 г., ОСГК) et indiquent qu’il n’existe aucune jurisprudence interne relative à l’application de l’article 49 de la loi sur les obligations et les contrats permettant d’engager la responsabilité de l’État dans le cas d’une violation alléguée de la présomption d’innocence.

45. La Cour rappelle que, en vertu de sa jurisprudence constante, il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de la convaincre que le recours interne qu’il suggère était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire qu’il était accessible, était susceptible d’offrir au requérant le redressement de ses griefs et présentait des perspectives raisonnables de succès (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 68, Recueil 1996‑IV). À l’occasion d’autres affaires similaires contre la Bulgarie, la Cour a déjà examiné et rejeté plusieurs objections d’irrecevabilité tirées du non-épuisement de différentes voies de recours internes suggérées par le Gouvernement bulgare (prouver son innocence dans le cadre de la procédure pénale principale et introduire ensuite une plainte pénale pour diffamation dans les affaires Gutsanovi, précitée, §§ 176-179, Stoyanov et autres c. Bulgarie, no 55388/10, § 97, 31 mars 2016, Alexey Petrov c. Bulgarie, no 30336/10, § 63, 31 mars 2016 et Toni Kostadinov c. Bulgarie, no 37124/10, §§ 106-109, 27 janvier 2015; introduire une plainte pénale pour diffamation couplée avec une action en dommages et intérêts dans l’affaire Slavov et autres c. Bulgarie, no 58500/10, §§ 105 et 106, 10 novembre 2015 ; introduire une action en dommages et intérêts en application de l’article 1, alinéa 1 de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommages dans l’affaire Petrov et Ivanova c. Bulgarie, no 45773/10, § 40, 31 mars 2016, introduire une action en dommages et intérêts fondée sur les dispositions de la loi relative à la responsabilité de l’État et des communes pour dommage après la fin des poursuites pénales à l’encontre de l’intéressé dans l’affaire Popovi c. Bulgarie, no 39651/11, §§ 78-81, 9 juin 2016).

46. La Cour observe que les événements dont se plaignent les requérants dans la présente affaire se sont déroulés à la même époque que les événements qui ont fait l’objet des affaires mentionnées ci-dessus et que la législation interne en vigueur était la même. Force est de constater que, même si les dispositions légales internes invoquées par le Gouvernement dans la présente affaire existaient déjà à cette époque, elles n’ont pas été invoquées par lui à l’occasion de ces affaires similaires précédentes. La Cour rappelle également que dans son arrêt Gutsanovi (précité, § 176), elle a rappelé que la protection de l’article 6 § 2 de la Convention s’étend pendant et après la fin du procès et que, dans le premier cas de figure, tout recours interne effectif visant à redresser une violation alléguée de la présomption d’innocence doit être immédiatement ouvert au justiciable et ne doit pas être assujetti à l’issue de son procès. Elle a donc estimé qu’un recours disponible uniquement après la fin de la procédure pénale, et seulement dans le cas d’un acquittement, ne pouvait pas être considéré comme suffisamment efficace (ibidem).

47. La Cour constate que, à la date de l’introduction de la présente requête, le 10 décembre 2010, la procédure pénale à l’encontre des trois requérants était encore pendante. Les intéressés ne pouvaient dès lors pas se prévaloir immédiatement de la première voie de recours suggérée par le Gouvernement, à savoir l’action fondée sur l’article 2, alinéa 1, point 3, de la loi sur la responsabilité de l’État, qui leur est devenue accessible uniquement après la fin de la procédure pénale en 2014 et en 2016 (paragraphes 19 et 20 ci-dessus). Dès lors, la Cour estime qu’il y a lieu de rejeter le premier volet de l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement.

48. Quant au deuxième volet de la même exception d’irrecevabilité, à savoir la possibilité d’introduire une action en dommages et intérêts en vertu de l’article 49 de la loi sur les obligations et les contrats, la Cour observe qu’il s’agit d’une disposition régissant de manière générale la responsabilité civile du commettant du fait de ses préposés. Elle figure dans la source principale du droit bulgare des obligations. La Cour observe également que, en droit bulgare, la voie interne spécialement conçue pour permettre d’engager la responsabilité délictuelle de l’État est une action fondée sur les dispositions pertinentes de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommages (voir paragraphe 30 ci-dessus). Cependant, la Cour n’exclut pas d’emblée que la loi sur les obligations et les contrats puisse servir de base légale d’une jurisprudence interne permettant d’engager la responsabilité de l’État dans des cas similaires à celui en l’espèce.

49. Elle rappelle toutefois qu’il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de la convaincre que le recours qu’il suggère était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits (Akdivar et autres, précité, § 68). C’est d’autant plus important dans la présente affaire, compte tenu notamment de la nature très générale de la règle énoncée à l’article 49 de la loi sur les obligations et les contrats et de l’argument des requérants selon lequel cet article ne serait pas applicable dans leur cas de figure en vertu de la jurisprudence constante de la Cour suprême de cassation bulgare (paragraphe 44 ci-dessus).

50. Force est de constater que le Gouvernement s’est borné à affirmer d’une manière générale qu’une action fondée sur l’article 49 de la loi sur les obligations et les contrats aurait permis aux requérants de faire valoir leur droit à la présomption d’innocence avant la fin de la procédure pénale engagée à leur encontre. Il n’a aucunement étayé sa thèse, par exemple en présentant des décisions des juridictions internes allant dans ce sens.

51. Compte tenu de tous ces éléments, la Cour estime que le Gouvernement n’a pas prouvé qu’il s’agissait d’une voie de recours suffisamment établie et effective en droit interne pour pouvoir remédier à la violation alléguée de l’article 6 § 2 de la Convention. Il y a donc lieu de rejeter le deuxième volet de l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement.

52. La Cour constate en outre que ce grief n’est pas manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention, et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il y a donc lieu de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

53. Les requérants allèguent que le communiqué de presse du 29 juin 2010 du service de presse de la direction régionale du ministère de l’Intérieur a violé à leur égard le principe de la présomption d’innocence garantie par l’article 6 § 2 de la Convention. Ils estiment en effet que le communiqué les a présentés de manière indubitable comme des membres d’un groupe criminel.

54. Le Gouvernement conteste l’authenticité du texte du communiqué produit par les intéressés. Il expose à cet égard que, en raison du long laps de temps écoulé depuis les faits de l’espèce, les autorités n’ont gardé aucune copie du communiqué de presse mis en cause par les requérants. Il précise ensuite que le document présenté par les requérants ne porte aucune indication permettant de constater qu’il a été téléchargé depuis la page Internet du ministère de l’Intérieur ou qu’il a été délivré par les services du ministère. Il ajoute que le communiqué présenté est identique à un article daté de la veille, paru sur la page Internet d’une radio locale, également présenté par les requérants.

55. En tout état de cause, le Gouvernement estime que le texte dénoncé par les requérants ne remet aucunement en cause leur innocence. Il s’agissait à ses yeux d’un matériel contenant des informations sur une enquête pénale pendante qui aurait présenté un intérêt pour le grand public. Pour le Gouvernement, rien dans le texte dénoncé par les requérants ne les désignait comme coupables de la commission d’une infraction pénale.

56. Les requérants soutiennent que le texte du communiqué de presse est authentique. Ils exposent que l’information en cause était très détaillée, qu’elle ne pouvait être connue que des autorités de l’État et que la parution du même texte sur des sites d’information la veille de la date du communiqué peut s’expliquer par une fuite d’informations vers les médias. Ils estiment que les autres arguments du Gouvernement sont peu convaincants et ils soutiennent que l’article 6 § 2 de la Convention a été violé en l’occurrence.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur l’établissement des faits

57. La Cour observe d’emblée que l’authenticité du texte du communiqué de presse présenté par les requérants est contestée par le Gouvernement. Elle estime donc opportun de se pencher d’abord sur cette question.

58. La Cour observe que le document en cause et les articles de presse publiés entre le 28 juin et le 1er juillet 2010 ont été présentés par les requérants en annexe de leur requête introduite le 10 décembre 2010, c’est‑à-dire peu de temps après les événements. Le communiqué porte en tête les mentions « Ministère de l’Intérieur, Direction « Centre de presse et relations publiques », Direction régionale du ministère de l’Intérieur à Burgas », ainsi que la date du 29 juin 2010. Il présente des données précises sur le cours des poursuites pénales menées contre les requérants, la détention de M. Stanchev pendant soixante-douze heures ordonnée par un procureur le 27 juin 2010 (paragraphe 22 ci-dessus), et se termine par un appel à témoins lancé par la police (paragraphe 14 ci-dessus). Ces mêmes éléments se retrouvent dans les articles publiés par les médias sur le sujet (paragraphe 13 ci-dessus).

59. La Cour constate que l’information en cause est apparue sur certains sites d’information la veille de la date indiquée sur le communiqué présenté par les requérants. Le Gouvernement en déduit que le texte présenté par les requérants n’est pas authentique. Or, la Cour observe que deux des articles publiés par la suite précisaient que leur source d’information était un communiqué de presse rendu public par la police de Burgas le lundi 28 juin 2010 (paragraphe 13 ci-dessus) et non pas le 29 juin. La Cour estime que cette différence de dates peut s’expliquer, par exemple, par une erreur de plume lors de la rédaction du communiqué de presse en question ou par une fuite d’informations vers les médias avant même la publication officielle de ce document.

60. Quoi qu’il en soit, compte tenu des éléments dont elle dispose et des arguments des parties, la Cour ne voit aucune raison d’écarter le communiqué de presse présenté comme preuve par les requérants. L’authenticité de son contenu et celle de sa provenance sont corroborées par les autres éléments de preuve et le Gouvernement n’a pas démontré l’existence d’un quelconque autre communiqué de presse émis par la police à Burgas sur cette affaire pénale.

61. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que ce communiqué de presse a été rendu public par le service de presse de la police à Burgas et qu’il a servi de base à de nombreuses publications sur l’affaire pénale en cause ou qu’il a été repris tel quel par les médias.

b) Sur l’observation de l’article 6 § 2 en l’occurrence

62. La Cour rappelle que, si la présomption d’innocence consacrée par le paragraphe 2 de l’article 6 figure parmi les éléments du procès pénal équitable exigé par l’article 6 § 1, il ne se limite pas à une simple garantie procédurale en matière pénale : sa portée est plus étendue et exige qu’aucun représentant de l’État ne déclare qu’une personne est coupable d’une infraction avant que sa culpabilité ait été établie par un tribunal (Allenet de Ribemont c. France, 10 février 1995, §§ 35-36, série A no 308, Viorel Burzo c. Roumanie, nos 75109/01 et 12639/02, § 156, 30 juin 2009, et Lizaso Azconobieta c. Espagne, no 28834/08, § 37, 28 juin 2011).

63. Selon la jurisprudence de la Cour, une distinction doit être faite entre les déclarations qui reflètent le sentiment que la personne concernée est coupable et celles qui se bornent à décrire un état de suspicion. Les premières violent la présomption d’innocence, tandis que les secondes sont considérées comme conformes à l’esprit de l’article 6 de la Convention (voir, entre autres, Marziano c. Italie, no 45313/99, § 31, 28 novembre 2002). À cet égard, la Cour souligne l’importance du choix des termes par les agents de l’État dans les déclarations qu’ils formulent avant qu’une personne ait été jugée et reconnue coupable d’une infraction. Elle considère ainsi que ce qui importe aux fins de l’application de la disposition précitée, c’est le sens réel des déclarations en question, et non leur forme littérale (Lavents c. Lettonie, no 58442/00, § 126, 28 novembre 2002). Toutefois, le point de savoir si la déclaration d’un agent public constitue une violation du principe de la présomption d’innocence doit être tranché dans le contexte des circonstances particulières dans lesquelles la déclaration litigieuse a été formulée (voir, par exemple, l’arrêt Adolf c. Autriche, 26 mars 1982, §§ 36‑41, série A no 49, où la portée de la motivation de la décision dénoncée d’un tribunal pénal a été appréciée à la lumière de l’arrêt subséquent de la Cour Suprême). Certes, la Cour reconnaît que, eu égard à l’article 10 de la Convention, l’article 6 § 2 ne saurait empêcher les autorités de renseigner le public sur des enquêtes pénales en cours, mais elle rappelle qu’il requiert qu’elles le fassent avec toute la discrétion et toute la réserve que commande le respect de la présomption d’innocence (Allenet de Ribemont, précité, § 38, et Lizaso Azconobieta, précité, § 39).

64. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour observe d’emblée que les requérants remettent en cause non pas les propos d’une personne particulière chargée d’exercer des fonctions publiques, mais le contenu d’un communiqué de presse rendu public par le service de presse de la police locale. Elle estime qu’il y a lieu d’appliquer à la situation en cause les mêmes principes que ceux énoncés ci-dessus (paragraphes 62 et 63 ci‑dessus). Elle relève à cet égard qu’il s’agissait d’un communiqué officiel, émanant d’une institution publique, chargée de défendre l’ordre public et de mener des enquêtes pénales.

65. La Cour observe ainsi que le communiqué en cause commence par énoncer la mise en examen de cinq personnes pour participation à un groupe criminel. Il continue par les phrases suivantes : « L’un des participants au groupe criminel, Rangel Stanchev, âgé de 35 ans et résidant à Burgas, a été mis en détention hier pour soixante-douze heures par le parquet et il sera bientôt déféré devant le tribunal. Les deux organisateurs du groupe, les époux Svetlozar Lolov et Rumyana Lolova (âgés de 46 ans et de 47 ans respectivement), ont été inculpés en leur absence parce qu’ils se trouvent à l’étranger. » Le communiqué se poursuit par les phrases suivantes : « (...) le groupe a commis des infractions financières et des extorsions au préjudice d’entreprises et d’individus (...) », « Le groupe a également lésé le Trésor public (...) » et « (...) certains membres de ce groupe ont réalisé des profits illicites par le biais de biens immobiliers appartenant à la municipalité et à l’État ».

66. La Cour note que ces affirmations ont été rendues publiques peu après l’inculpation des trois requérants et l’arrestation de M. Stanchev (paragraphes 10, 12 et 21 ci-dessus) et avant même la comparution de ce dernier devant un tribunal.

67. Compte tenu de toutes les circonstances de l’espèce, et du sens propre des mots employés, la Cour estime que les propos en question sont allés au-delà de la simple communication d’informations sur le déroulement de l’enquête pénale ou la description d’un état de suspicion. Elle considère qu’ils ont véhiculé l’idée que M. et Mme Lolovi étaient les organisateurs d’un groupe criminel et que M. Stanchev était l’un des membres actifs de cette même organisation de malfaiteurs, et ce avant même que les tribunaux pénaux aient eu la possibilité de se prononcer sur le bien-fondé des accusations pénales portées à l’encontre des intéressés. La Cour observe que ces mêmes expressions ont été employées à l’égard des trois requérants dans les articles publiées par différents médias (paragraphe 13 ci-dessus). Elle note encore que les poursuites pénales contre ces trois requérants ont été abandonnées par la suite (paragraphes 19 et 20 ci-dessus).

68. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention en l’espèce.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

69. Invoquant l’article 8 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, le troisième requérant, M. Stamen Lolov, se plaint de la saisie de son ordinateur portable.

70. La Cour observe que l’ordinateur en question a été saisi au cours de la perquisition effectuée au domicile des parents de ce requérant (paragraphe 11 ci-dessus). L’ordinateur a été expertisé par la suite et l’expert a découvert et téléchargé des fichiers liés à l’activité de l’entreprise de M. et Mme Lolovi (paragraphe 16 ci-dessus). M. Stamen Lolov n’a pas apporté la preuve de l’existence de fichiers privés dans l’ordinateur en question. Pour ces motifs, la Cour estime qu’il y a lieu d’examiner ce grief sous le seul angle de l’article 1 du Protocole no 1, qui est libellé comme suit :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

71. Le Gouvernement soulève plusieurs exceptions d’irrecevabilité de ce grief : il conteste d’abord la qualité de victime de ce requérant au motif qu’il n’y a aucune preuve que l’ordinateur saisi lui appartenait ; il soutient ensuite que le requérant a perdu sa qualité de victime au moment de la restitution de cet ordinateur, en octobre 2012 ; il considère enfin que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes, au motif qu’il n’a pas contesté devant le tribunal compétent le refus du parquet de lui restituer l’ordinateur et qu’il n’a pas demandé réparation du dommage subi.

72. Le requérant soutient que son grief est recevable et que la saisie et la rétention de son ordinateur portable n’étaient pas justifiées au regard de l’article 1 du Protocole no 1.

73. La Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’aborder toutes les exceptions d’irrecevabilité soulevées par le Gouvernement. Elle considère en effet que ce grief est en tout état de cause manifestement mal fondé pour les raisons qui suivent.

74. Elle constate à cet égard que l’ordinateur portable en cause a été saisi lors d’une perquisition qui avait été autorisée et effectuée conformément aux modalités prévues par le droit interne, en particulier par le code de procédure pénale bulgare (paragraphes 9, 11 et 29 ci-dessus, avec les références citées). La saisie de l’ordinateur a été effectuée dans le cadre d’une procédure pénale et avait pour but de collecter des preuves dans ce contexte. La mesure en cause visait le but légitime d’assurer le bon fonctionnement de la justice et elle relevait donc du domaine de l’intérêt général. La Cour constate enfin que l’ordinateur a été expertisé puis rendu au requérant, à sa demande, peu de temps après (paragraphes 16 et 17 ci‑dessus). Ainsi, l’ordinateur a été retenu uniquement pendant le laps de temps nécessaire à l’expertise informatique et, une fois celle-ci effectuée, il a été restitué au requérant. La Cour estime par ailleurs qu’il n’existe en l’occurrence aucun élément particulier démontrant que la saisie et la rétention de cet ordinateur portable ont eu un impact majeur sur la situation ou l’activité professionnelle du requérant (voir, a contrario, Petyo Petkov c. Bulgarie, no 32130/03, §§ 106 et 109, 7 janvier 2010). Par ailleurs, la Cour constate que le requérant n’a formulé aucune objection au moment de la saisie de l’ordinateur (paragraphe 11 ci-dessus) et, par la suite, il n’a présenté aucune preuve pour démontrer l’existence de fichiers informatiques à caractère personnel, l’accès auxquels, par les autorités, aurait pu constituer une ingérence dans l’exercice de ses droits garantis par l’article 8 de la Convention.

75. À la lumière de ces éléments, la Cour n’aperçoit aucune apparence de violation de l’article 1 du Protocole no 1 en l’espèce. Ce grief est dès lors manifestement mal fondé et il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

76. Les quatre requérants estiment enfin qu’ils ne disposaient pas de voies de recours internes effectives susceptibles de remédier aux violations alléguées de leurs droits garantis par l’article 6 § 2 de la Convention et par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Ils invoquent l’article 13 de la Convention, qui est libellé comme suit dans ses parties pertinentes en l’espèce :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

77. Le Gouvernement considère que les intéressés auraient pu demander une réparation pécuniaire en vertu de la loi relative à la responsabilité de l’État, voire en vertu de l’article 49 de la loi sur les obligations et les contrats.

A. Sur la recevabilité

78. La Cour rappelle qu’elle a rejeté le grief formulé sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 par le troisième requérant, M. Stamen Lolov, pour défaut manifeste de fondement (paragraphes 73-75 ci-dessus). Il s’ensuit que, en l’absence d’un grief défendable sous l’angle de cette disposition, le grief tiré de l’article 13 de la Convention, lié à celui-ci, est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

79. Considérant en revanche que le grief formulé par les trois autres requérants, M. et Mme Lolovi et M. Stanchev, sous l’angle de l’article 13 combiné avec l’article 6 § 2 de la Convention n’est pas manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention, et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

80. En examinant la recevabilité du grief des requérants sous l’angle de l’article 6 § 2 de la Convention, la Cour a conclu que dès lors que l’action en dommages et intérêts fondée sur l’article 2, alinéa 1, point 3, de la loi sur la responsabilité de l’État est devenu accessible uniquement après la fin de la procédure pénale, dans le cadre de laquelle les requérants cherchaient à faire respecter leur droit à la présomption d’innocence, cette action ne pourrait pas être considérée comme une voie de recours interne effective à épuiser dans le cas d’espèce (paragraphe 47 ci-dessus). S’agissant de l’action fondée sur l’article 49 de la loi sur les obligations et les contrats, la Cour a relevé que, en l’absence de décisions des juridictions internes étayant l’argument du Gouvernement quant à l’effectivité de cette voie de recours, elle ne pourrait non plus être considérée comme une voie de recours interne effective susceptible de remédier à la violation alléguée du droit à la présomption d’innocence dont bénéficiaient les requérants (paragraphes 49‑51 ci-dessus). Force est de constater que le Gouvernement n’a invoqué aucune autre voie de recours qui aurait permis aux requérants concernés de faire valoir leur droit au respect de la présomption d’innocence.

81. La Cour estime que, dans la présente affaire, ces mêmes motifs peuvent être retenus dans le cadre de l’examen du grief défendable soulevé sur le terrain de l’article 13 combiné avec l’article 6 § 2 de la Convention et qu’ils suffisent pour conclure que les requérants ne disposaient d’aucune voie de recours interne qui leur aurait permis de faire valoir leur droit à la présomption d’innocence protégé par l’article susmentionné (voir, mutatis mutandis, Popovi c. Bulgarie, précité, §§ 121 et 123, et Petrov et Ivanova c. Bulgarie, précité, §§ 57 et 58).

82. Il y a donc eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 6 § 2 de la Convention.

V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

83. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

84. Les requérants, M. Svetlozar Lolov, Mme Rumyana Lolova et M. Stamen Lolov, réclament conjointement 40 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’ils estiment avoir subi. Le quatrième requérant, M. Rangel Stanchev, réclame 10 000 EUR à ce même titre.

85. Le Gouvernement considère que les sommes demandées sont exorbitantes et dépourvues de tout fondement.

86. La Cour rappelle avoir rejeté tous les griefs formulés par M. Stamen Lolov (paragraphes 73-75 et 78 ci-dessus). Il n’y donc pas lieu de lui accorder une quelconque somme pour dommage.

87. La Cour estime en revanche que les trois autres requérants, M. et Mme Lolovi et M. Stanchev, ont subi un certain dommage moral du fait des violations constatées de leurs droits respectifs garantis par les articles 6 § 2 et 13 de la Convention. Elle considère qu’il y a lieu d’octroyer 5 000 EUR à chacun d’eux en réparation de ce dommage.

B. Frais et dépens

88. Les requérants demandent également les sommes suivantes pour les frais et dépens engagés devant la Cour : 2 400 EUR pour les frais d’avocat, à payer à M. Svetlozar Lolov, 1 200 EUR pour les frais d’avocat, à payer à M. Rangel Stanchev, et 192,95 EUR pour les frais de poste, de traduction et de reproduction de documents, à verser sur le compte bancaire du cabinet d’avocats Ekimdzhiev et partenaires.

89. Le Gouvernement estime que les montants demandés au titre des frais et dépens sont exorbitants et il invite la Cour à allouer des sommes moins élevées à ce titre.

90. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 3 192,95 EUR tous frais confondus et l’accorde aux requérants, selon les modalités suivantes : 2 000 EUR à payer à M. Svetlozar Lolov, 1 000 EUR à payer à M. Stanchev et 192,95 EUR à verser sur le compte bancaire du cabinet d’avocats Ekimdzhiev et partenaires.

C. Intérêts moratoires

91. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 6 § 2 et de l’article 13 combiné avec l’article 6 § 2 de la Convention, et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 6 § 2 ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en levs bulgares, au taux applicable à la date du règlement :

i. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à chacun des trois requérants M. Svetlozar Lolov, Mme Rumyana Lolova et M. Rangel Stanchev,

ii. 3 192,95 EUR (trois mille cent quatre-vingt-douze euros et quatre-vingt-quinze cents), plus tout montant pouvant être dû par les requérants à titre d’impôt, pour frais et dépens, selon les modalités suivantes : 2 000 EUR (deux mille euros) à verser à M. Svetlozar Lolov, 1 000 EUR (mille euros) à verser à M. Rangel Stanchev et 192,95 EUR (cent quatre-vingt-douze euros et quatre‑vingt-quinze cents) à verser sur le compte du cabinet d’avocats Ekimdzhiev et partenaires ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 février 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Milan BlaškoAngelika Nußberger
Greffier adjointPrésidente


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