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31/01/2019 | CEDH | N°001-189590

CEDH | CEDH, AFFAIRE MASLAROVA c. BULGARIE, 2019, 001-189590


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE MASLAROVA c. BULGARIE

(Requête no 26966/10)

ARRÊT

STRASBOURG

31 janvier 2019

DÉFINITIF

30/04/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Maslarova c. Bulgarie,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Angelika Nußberger, présidente,
Yonko Grozev,
Síofra O’Leary,
Mārtiņš Mits,
Gabriele Kuc

sko-Stadlmayer,
Lәtif Hüseynov,
Lado Chanturia, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le ...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE MASLAROVA c. BULGARIE

(Requête no 26966/10)

ARRÊT

STRASBOURG

31 janvier 2019

DÉFINITIF

30/04/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Maslarova c. Bulgarie,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Angelika Nußberger, présidente,
Yonko Grozev,
Síofra O’Leary,
Mārtiņš Mits,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Lәtif Hüseynov,
Lado Chanturia, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 janvier 2019,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 26966/10) dirigée contre la République de Bulgarie et dont une ressortissante de cet État, Mme Emilia Radkova Maslarova (« la requérante »), a saisi la Cour le 22 avril 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante a été représentée par Mes M. Ekimdzhiev et K. Boncheva et S. Stefanova, avocats exerçant à Plovdiv. Le gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme R. Nikolova, du ministère de la Justice.

3. Le 27 septembre 2017, les griefs tirés des articles 6 § 2 et 13 de la Convention, relatifs à la demande adressée par le procureur général à l’Assemblée nationale et aux propos de la porte-parole du parquet général, du Premier ministre et du député P.N., ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4. La requérante est née en 1949 et réside à Sofia.

5. Elle fut ministre du Travail et de la Politique sociale entre 2005 et 2009. En 2009, elle fut élue députée à l’Assemblée nationale, où elle présidait le comité parlementaire sur le travail et la politique sociale.

6. Le 6 août 2008, les membres d’une association saisirent le parquet de Stara Zagora pour dénoncer des irrégularités lors de la rénovation d’un ancien centre médical. Après avoir pris certaines mesures d’enquête, le parquet de Stara Zagora transmit le dossier au parquet de la ville de Sofia, qui demanda à la police de Sofia et à l’Inspection des finances d’enquêter sur le marché public de rénovation du bâtiment en question, qui était utilisé par le service régional du ministère du Travail et de la Politique sociale.

7. Le 11 août 2009, le parquet de la ville de Sofia ouvrit des poursuites pénales contre X pour abus de pouvoir et appropriation de fonds publics.

8. Le 5 novembre 2009, dans le cadre de cette enquête, le procureur général demanda à l’Assemblée nationale de lever l’immunité pénale de la requérante et d’autoriser sa mise en examen. Dans sa demande, le procureur général décrivait d’abord, de manière détaillée, le développement de l’enquête pénale et les constatations factuelles des enquêteurs concernant la procédure d’attribution du marché public en cause. La demande était ensuite formulée ainsi, dans ses parties pertinentes en l’espèce :

« II. Manquements à la loi sur les marchés publics, commis par Emilia Radkova Maslarova en tant que ministre

1. Manquement à l’article 84, point 2 de la loi.

Choix irrégulier de la procédure prévue à l’article 84, point 2 de la loi – négociation après publication, au lieu de la procédure prévue à l’article 64 et suivants de la loi – appel d’offres public.

Ce manquement a été constaté dans le rapport d’audit (...) de l’Agence de l’inspection des finances publiques. Le fonctionnaire coupable, selon ce rapport, est la ministre du Travail et de la Politique sociale – Emilia Radkova Maslarova, qui a été sanctionnée d’une amende de 5 000 levs. (...)

III. Circonstances relatives à la faute intentionnelle d’Emilia Radkova Maslarova en sa qualité de ministre

Au cours de l’enquête, le témoin T.P.P., ex-employé de l’entreprise K., a été interrogé, y compris devant un juge. Dans sa déposition, il a affirmé que, en 2008, en suivant les instructions de son chef, V.E.D., il a apporté de l’argent en espèces à la ministre Maslarova. (...). D’après [lui], il a fait cela quatre fois en 2008. (...)

Les manquements de la ministre Maslarova ne peuvent pas s’expliquer par des faits fortuits [ni causés] par inadvertance ou par l’absence de connaissances spécifiques de la loi sur les marchés publics. Les manquements qu’elle a commis visaient directement à attribuer le marché public en cause à la société contrôlée par son ami V.D.

(...)

V. Qualification juridique des faits commis par Emilia Radkova Maslarova en sa qualité de ministre

Cet exposé a pour but de démontrer l’existence de preuves suffisantes du comportement fautif concret d’Emilia Radkova Maslarova en sa qualité de ministre, en relation avec les faits susmentionnés datant de la période 2006-2009. Ce qu’elle a commis est répréhensible en vertu de l’article 282, alinéa 3, combiné avec les alinéas 2 et 1 du code pénal.

Pendant la période comprise entre 2007 et 2009, Emilia Radkova Maslarova, en sa qualité de fonctionnaire occupant un poste de responsabilité – ministre du Travail et de la Politique sociale, a manqué à ses obligations de fonctionnaire, réglementées par la loi sur les marchés publics et par les actes internes du ministère sur l’attribution des marchés publics, visant ainsi à assurer, à elle-même et à V.D., des profits matériels, causant un préjudice important d’au moins 9 806 601 levs, les faits étant particulièrement graves. (...) »

9. Le 6 novembre 2009, la requérante donna elle-même son accord pour l’ouverture d’une procédure pénale à son encontre.

10. Ces événements furent suivis de près par les médias qui publièrent plusieurs articles et réalisèrent plusieurs reportages sur ce sujet.

11. Le 6 novembre 2009, la porte-parole du parquet général, S.K., donna une conférence de presse sur la procédure pénale menée contre la requérante. Ses propos furent repris par plusieurs médias électroniques et par la presse écrite. Le même jour, dans son bulletin d’information de 18 heures, la radio nationale diffusa un reportage sur l’affaire pénale en cause. La transcription des parties pertinentes en l’espèce de ce reportage se lit ainsi :

« Quelques jours à peine après que l’ex-Premier ministre S.S. avait renoncé à son immunité pénale (...), la ministre des Affaires sociales de son cabinet, Emilia Maslarova, a également renoncé à son immunité. Elle fera l’objet d’une enquête pour une rénovation beaucoup trop coûteuse d’un bâtiment destiné aux services du ministère social à Stara Zagora.

L’enquête, qui aurait débuté au mois d’août de l’année dernière, suivra deux pistes. La première est encore hypothétique – Maslarova s’est-elle appropriée des fonds publics ? – la deuxième est, quant à elle, presque une certitude.

S.K. : Dans le but de procurer à elle-même et à V.D. des profits matériels ayant causé un préjudice important de l’ordre de 9 806 601 levs au minimum.

La porte-parole du parquet général a expliqué quel était le lien entre Maslarova et [V.D.].

S.K. : À cette étape [de l’enquête], le lien entre [V.D.] et Maslarova a été établi de manière catégorique, ce qui démontre l’intention de Maslarova de s’approprier des fonds publics.

Qui est exactement [V.D.] dans la vie et dans le milieu des affaires ?

S.K. : [V.D. et Maslarova] ont des relations de proximité, amicales et de longue date. La société qui a remporté le marché public regroupe d’autres sociétés commerciales, dont le propriétaire et le gérant réel est [V.D.].

Quel était, selon le parquet, le procédé permettant de siphonner l’argent public ?

S.K. : Il existe un projet de reconstruction, de réaménagement et d’extension de l’ancien centre médical. Un concours a été gagné et de l’argent public a été versé. Pour le réaménagement et l’extension du même centre médical, il existe un autre projet dans le cadre du programme « Belle Bulgarie » et de l’argent est versé encore une fois. Autrement dit, les mêmes travaux, effectués sur le même chantier, ont été payés deux fois (...) »

12. Le 23 février 2010, la requérante fut mise en examen pour appropriation frauduleuse de fonds publics. On lui reprochait d’avoir détourné, à son profit et au profit de deux autres complices présumés, la somme de 11 038 405,55 levs bulgares, soit 5 643 847,13 euros (EUR).

13. Le 24 février 2010, le journal 24 Heures publia un article sur l’enquête pénale menée contre la requérante, sa récente mise en examen et son lien supposé avec l’homme d’affaires V.D. L’article se terminait par la phrase suivante :

« Le Premier ministre, B.B., a déclaré hier à Gabrovo qu’il était persuadé que les deux accusations contre Maslarova tiendraient, parce que les choses étaient évidentes, et qu’aucun commentaire n’était nécessaire. »

14. Le 26 mars 2010, le journal Politika publia une interview du député à l’Assemblée nationale P.N., qui était président adjoint du comité parlementaire ad hoc chargé d’enquêter sur les dépenses du gouvernement précédent. Les parties pertinentes en l’espèce de l’article se lisent comme suit :

« Question : Monsieur N., le comité (...) a achevé ses travaux et a rédigé un rapport. Qu’est-ce qu’il contient ?

Réponse : Le comité ad hoc (...) a accompli un travail remarquable. (...) Notre rapport présente des données provenant de l’analyse des cas de figure les plus frappants (...) [d’] abus et [de] manquements concernant les dépenses, les marchés publics et les recrutements. (...)

Q. : Parlez-nous des cas de figure les plus frappants.

R. : (...) La deuxième partie du rapport présente les marchés publics entachés d’irrégularités les plus importants. Ils sont onze au total. Nous avons reçu un rapport très sérieux du ministère du Travail et de la Politique sociale et un rapport de la Cour des comptes qui concernent des manquements liés au programme « Belle Bulgarie ». Nous avons également constaté les manquements de l’ex-ministre Emilia Maslarova. Il est bien connu qu’il existe une enquête pénale pour appropriation d’argent public estimé à environ onze millions de levs. On peut en tirer la conclusion qu’il s’agit d’un exemple typique de corruption et de manquement à la loi sur les marchés publics par un haut responsable du pouvoir exécutif, la ministre. Il s’agit d’un manquement grave aux dispositions législatives, étant donné que l’offre qui a été retenue prévoyait pour les travaux des prix de trois à quatre fois supérieurs aux prix moyens du marché. Certaines entreprises ont pu en profiter. (...) »

15. À la date de la réception de la dernière information par les parties, à savoir le 23 mars 2018, la procédure pénale menée contre la requérante était toujours pendante.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

16. En droit bulgare, la loi de 1951 sur les obligations et les contrats (Закон за задълженията и договорите) est la source principale du droit des obligations qui est une des branches du droit privé. Les articles 45 à 54 de cette loi régissent les hypothèses et les modalités principales de la responsabilité civile délictuelle. L’article 45 de la loi sur les obligations et les contrats est libellé comme suit :

Article 45

« Chacun est obligé de réparer le dommage qu’il a causé à autrui par sa faute. Dans tous les cas de délit civil, la faute est présumée jusqu’à la preuve du contraire. »

17. En vertu de l’article 123 du règlement de l’Assemblée nationale dans sa rédaction en vigueur à l’époque des faits, l’ouverture d’une procédure pénale contre un député était possible uniquement après l’autorisation du Parlement (alinéa 1) ou après l’obtention de l’accord du député concerné (alinéa 2). La demande d’autorisation devait être introduite par le procureur général, elle devait être motivée, reposer sur l’existence de suffisamment de données démontrant que le député avait commis une infraction pénale et accompagnée des documents pertinents à cet effet (alinéa 3).

18. Le droit et la pratique internes pertinents en l’espèce concernant la loi sur la responsabilité de l’État pour dommage, l’immunité pénale et civile des magistrats et des membres du Gouvernement et le délit de diffamation sont résumés dans l’arrêt Gutsanovi c. Bulgarie, no 34529/10, §§ 67-74, CEDH 2013 (extraits).

EN DROIT

I. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 6 § 2 DE LA CONVENTION

19. La requérante allègue que le procureur général, la porte-parole du parquet général, le Premier ministre et le député P.N. ont porté atteinte à sa présomption d’innocence. Elle invoque l’article 6 § 2 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »

A. Sur la recevabilité

1. Arguments des parties

a) Le Gouvernement

20. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. En premier lieu, il soutient que la requérante a la possibilité de se défendre contre les accusations dans le cadre de la procédure pénale menée à son encontre. En deuxième lieu, il estime que l’intéressée aurait pu intenter une action en dommages et intérêts en vertu de l’article 45 de la loi sur les obligations et les contrats afin d’engager la responsabilité civile des personnes dont les propos avaient selon elle porté atteinte à sa présomption d’innocence. En troisième lieu, il allègue que la requérante aurait pu invoquer directement devant les tribunaux bulgares la disposition de l’article 48 § 1 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ou l’article 6 § 2 de la Convention, qui garantissent la présomption d’innocence.

21. Pour étayer sa thèse selon laquelle l’action en vertu de l’article 45 de la loi sur les obligations et les contrats était une voie de recours disponible et effective, le Gouvernement a cité sept jugements, rendus par différents tribunaux de première instance entre 2011 et 2017, dans lesquels les tribunaux avaient alloué des dédommagements pour des propos diffamatoires ou injurieux proférés par des particuliers à l’encontre d’autres particuliers ou d’agents de l’État.

22. À l’appui de sa thèse relative à l’applicabilité directe de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et de la Convention devant les tribunaux bulgares, la Gouvernement a cité un jugement sur le fond d’une affaire administrative rendu en 2011 par un tribunal de première instance, qui était susceptible d’appel, et une décision sur des questions procédurales rendue en 2013 par un tribunal de deuxième instance, par lequel celui-ci avait renvoyé une affaire de dédommagement devant le tribunal de première instance pour réexamen.

b) La requérante

23. La requérante allègue en premier lieu qu’une action en dommages et intérêts en vertu de l’article 45 de la loi sur les obligations et les contrats ne serait pas suffisamment effective dans son cas : les taxes de saisine proportionnelles perçues dans ce cas de figure rendraient cette possibilité illusoire ; cette action permettrait d’engager la responsabilité des personnes concernées uniquement pour des propos diffamatoires et ne résulterait pas en la reconnaissance de la violation de la présomption d’innocence ; la possibilité d’obtenir un dédommagement en vertu de cette jurisprudence interne se matérialiserait uniquement en cas d’acquittement définitif et ne serait dès lors pas disponible au cours de la procédure pénale menée contre elle ; les personnes concernées bénéficieraient de l’immunité contre les poursuites judiciaires ; aucun des jugements présentés par le Gouvernement (paragraphe 21 ci-dessus) ne concernerait une situation similaire à la sienne – il s’agirait de jugements engageant la responsabilité civile de certaines personnes en cas de propos diffamatoires prononcés en dehors des procédures pénales et après condamnation pénale préalable de celles-ci à la suite d’une plainte des personnes diffamées et, enfin, il n’existerait aucune information sur le point de savoir si les jugements cités par le Gouvernement étaient entrés en vigueur.

24. La requérante observe également que, selon l’article 51 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, les dispositions de celle-ci s’adressent aux institutions et organes de l’Union et aux États membres uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union. Par conséquent, ces dispositions seraient inapplicables dans son cas et une action fondée sur celles-ci ne constituerait pas une voie de recours interne effective.

2. Appréciation de la Cour

25. La Cour rappelle d’emblée que les principes relatifs au respect de l’article 6 § 2 de la Convention dégagés dans sa jurisprudence ont été résumés dans les arrêts Allen c. Royaume-Uni [GC] (no 25424/09, §§ 92 et 93, CEDH 2013), Gutsanovi (précité, §§ 191-193) et Slavov et autres c. Bulgarie (no 58500/10, §§ 116-118, 10 novembre 2015).

26. La Cour observe que la requérante a dénoncé sous l’angle de l’article 6 § 2 de la Convention le texte de la demande du procureur général adressée le 5 novembre 2009 au Parlement, les déclarations de la porte‑parole du parquet général lors de la conférence de presse du 6 novembre 2009, les propos attribués au Premier ministre dans un article de presse du 24 février 2010 et les propos du député P.N. publiés le 26 mars 2010. Elle estime qu’il y a lieu de se prononcer d’abord sur la recevabilité des griefs relatifs à la demande du procureur général et aux propos attribués au Premier ministre et ensuite sur la recevabilité des griefs relatifs aux déclarations de la porte-parole du parquet général et du député P.N.

a) Sur la recevabilité des griefs relatifs à la demande du procureur général et aux propos du Premier ministre

27. La Cour considère qu’il n’y a pas lieu de se prononcer sur l’objection du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes dans le cas de ces deux griefs, car, en tout état de cause, ceux-ci sont manifestement mal fondés pour les raisons exposées ci-dessous.

28. Elle observe que la demande du procureur général du 5 novembre 2009 avait pour finalité d’obtenir la levée de l’immunité de la requérante par décision du Parlement, afin de permettre l’ouverture d’une procédure pénale à son encontre (paragraphes 8 et 17 ci-dessus). Cette demande avait été adressée à l’Assemblée nationale par voie officielle et non au grand public par le biais des médias.

29. La Cour note que, conformément aux dispositions de la législation interne, la demande devait être motivée et devait permettre aux députés d’établir s’il existait des éléments suffisamment concordants et concrets pour soupçonner la requérante de la commission d’une infraction pénale (paragraphe 17 ci-dessus). Elle constate que la demande en question était rédigée de manière à présenter toutes les informations nécessaires à la prise de la décision par les membres du Parlement de lever ou non l’immunité de la requérante : elle contenait une partie présentant le développement de l’enquête pénale et les constatations factuelles des enquêteurs, une partie concernant les constats de manquements à la législation nationale régissant les marchés publics, une partie consacrée à l’élément moral des infractions reprochées à la requérante et une partie relative à la qualification pénale des faits reprochés (paragraphe 8 ci-dessus).

30. Même si certaines expressions employées dans ladite demande pouvaient, hors contexte, prêter à confusion, la Cour estime que, compte tenu de toutes les circonstances spécifiques de l’espèce, la demande du procureur général reflétait un état de suspicion vis-à-vis de la requérante et qu’elle n’a pas porté atteinte à la présomption d’innocence de l’intéressée.

31. La Cour note que la requérante a également dénoncé les propos du Premier ministre publiés le 24 février 2010 (paragraphe 13 ci-dessus). Elle relève à cet égard que la requérante se réfère à un article publié à la date précitée dans le quotidien 24 Heures et consacré à l’enquête pénale menée contre elle. Force est de constater que la phrase dont se plaint la requérante, figurant à la fin dudit article, était rédigée sous forme de discours rapporté et reflétait de ce fait l’interprétation de l’auteur de l’article des propos attribués au Premier ministre. La Cour estime par conséquent qu’il n’est pas établi que les propos ainsi attribués par l’auteur de l’article au premier ministre ont été prononcés par celui-ci.

32. Compte tenu des éléments exposés ci-dessus, la Cour estime que ces deux griefs sont manifestement mal fondés et qu’ils doivent être rejetés, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

b) Sur la recevabilité des griefs relatifs aux déclarations de la porte-parole du parquet général, S.K., et du député P.N.

33. La Cour note que le Gouvernement a invoqué plusieurs voies que la requérante aurait omis d’utiliser : la défense de son innocence dans le cadre de la procédure pénale ; l’introduction d’une action en dommages et intérêts fondée sur l’article 45 de la loi sur les obligations et les contrats ; l’introduction d’une action fondée directement sur les dispositions de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ou sur l’article 6 § 2 de la Convention. Elle constate que, à la différence d’autres affaires similaires contre la Bulgarie (voir, par exemple, Petrov et Ivanova c. Bulgarie, no 45773/10, § 38, 31 mars 2016 et Popovi c. Bulgarie, no 39651/11, § 78, 9 juin 2016) le Gouvernement n’a pas invoqué le défaut d’introduction d’une action fondée sur la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommages.

34. La Cour rappelle que l’épuisement des voies de recours internes s’apprécie, en règle générale, à la date d’introduction de la requête devant elle (Baumann c. France, no 33592/96, § 47, CEDH 2001‑V (extraits)) et qu’il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de la convaincre que le recours qu’il suggère était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 68, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV).

35. Dans la présente affaire, elle note que le Gouvernement a cité, en premier lieu, sept jugements des tribunaux internes de première instance en application de l’article 45 de la loi sur les obligations et les contrats. Force est de constater que ces jugements ont été rendus après les événements dont se plaint la requérante (paragraphes 11, 14 et 21 ci-dessus), qu’ils concernaient des cas de figure différents de celui de l’espèce, les propos diffamatoires ou injurieux ayant été proférés par des particuliers à l’encontre d’autres particuliers ou d’agents de l’État et non par des représentants du parquet ou un responsable politique, et qu’il n’a pas été précisé si ces jugements étaient entrés en vigueur (paragraphe 21 ci-dessus).

36. La Cour note également que le Gouvernement a ensuite cité deux actes judiciaires à l’appui de sa thèse selon laquelle une action fondée directement sur la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ou sur la Convention serait une voie de recours disponible et effective. Force est de constater cependant qu’il s’agissait d’un jugement d’un tribunal de première instance, qui n’était pas définitif, et d’une décision de renvoi d’une affaire de dédommagement devant un tribunal de première instance. De surcroît, ces deux actes judiciaires ont été rendus en 2011 et en 2013, c’est-à-dire après les événements dont se plaint la requérante et après l’introduction de sa requête (paragraphes 11, 14 et 22 ci-dessus).

37. Pour ce qui est de l’argument du Gouvernement selon lequel la requérante aurait pu prouver son innocence dans le cadre de la procédure pénale, la Cour rappelle avoir déjà examiné et rejeté cette objection d’irrecevabilité à l’occasion d’une autre affaire similaire contre la Bulgarie. Dans son arrêt Gutsanovi (précité, § 176) elle a rejeté cette exception, au motif que tout recours interne effectif visant à redresser une violation alléguée de la présomption d’innocence intervenue au cours de poursuites pénales pendantes doit être immédiatement ouvert au justiciable et ne doit pas être assujetti à l’issue de son procès. Elle estime que les mêmes considérations trouvent à s’appliquer dans le cas d’espèce.

38. Ces éléments suffisent à la Cour pour constater que le Gouvernement n’a pas étayé sa thèse selon laquelle les recours internes qu’il suggérait étaient effectifs et disponibles. Il convient donc de rejeter son exception de non-épuisement des voies de recours internes.

39. Constatant que ces deux griefs tirés de l’article 6 § 2 de la Convention ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

B. Sur le fond

40. La requérante soutient que les propos de la porte-parole du parquet général, S.K., et du député P.N. ont violé le principe de la présomption d’innocence. Elle indique que la porte-parole avait prononcé les propos litigieux lors d’une conférence de presse consacrée spécialement à la procédure pénale engagée contre elle et que les expressions employées donnaient l’impression qu’elle était coupable des faits qui lui étaient reprochés. Elle déclare que les propos du député P.N. étaient tout aussi catégoriques et qu’ils reflétaient le sentiment qu’elle était coupable avant même que les tribunaux ne se soient prononcés sur les charges pesant à son encontre.

41. Le Gouvernement conteste les arguments de la requérante. Il considère que les propos de la porte-parole du parquet général avaient pour but d’informer le grand public sur le cours de la procédure pénale en cause, qui avait suscité l’intérêt des médias. Quant aux propos du député P.N., il estime que ceux-ci avaient pour but d’informer le public sur le travail du comité parlementaire présidé par l’intéressé et qu’ils ne remettaient aucunement en cause la présomption d’innocence de la requérante.

42. La Cour constate que les propos de la porte-parole du parquet général dénoncés par la requérante ont été prononcés lors d’une conférence de presse spéciale consacrée à la procédure pénale menée contre la requérante, qui a eu lieu le lendemain de la demande du procureur général de levée de l’immunité de l’intéressée et le jour même où celle-ci avait donné son accord pour être poursuivie pénalement, à un moment où le public manifestait un vif intérêt à l’égard de l’affaire (paragraphes 8-11 ci‑dessus). Elle considère que, dans ces circonstances et compte tenu de sa position de porte-parole du parquet général, S.K. était tenue de prendre les précautions qui s’imposaient pour éviter toute confusion quant à la portée de ses propos sur la conduite de l’enquête pénale.

43. La Cour estime que les propos contestés sont allés au-delà de la simple communication d’informations. À ses yeux, ils indiquaient sans équivoque que la requérante était à l’origine du détournement de fonds publics ayant consisté en l’attribution de marchés publics à l’entreprise de l’un de ses amis.

44. La Cour observe ensuite que P.N., dont les propos sont également dénoncés par la requérante, était membre de l’Assemblée nationale et président adjoint du comité parlementaire ad hoc chargé d’enquêter sur les dépenses du gouvernement précédent (paragraphe 14 ci-dessus), au sein duquel la requérante avait été ministre du Travail et de la Politique sociale (paragraphe 5 ci-dessus). Elle note que, dans son interview publiée le 26 mars 2010 et consacrée au travail du comité ad hoc, P.N. s’est référé à la procédure pénale pendante contre la requérante en mentionnant le nom et la qualité de ministre de celle-ci et en qualifiant les faits d’exemple particulièrement frappant de violation de la législation sur les marchés publics et de corruption (paragraphe 14 ci-dessus). La Cour reconnaît que P.N. donnait l’entretien litigieux en tant que président adjoint du comité susmentionné et qu’il cherchait, comme le soutient le Gouvernement, à clarifier la mission de son comité et à mettre en exergue les marchés publics que celui-ci avait trouvé entachés d’irrégularités importantes.

45. Toutefois, elle estime que les propos de P.N. sont également allés au-delà de la simple communication d’informations. Ils pouvaient être interprétés par le grand public comme une affirmation catégorique par un haut responsable de l’État sur la culpabilité de la requérante dans le cadre de la procédure pénale pour détournement de fonds publics.

46. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que les propos de la porte-parole du parquet général, S.K., et ceux du député P.N. ont porté atteinte à la présomption d’innocence de la requérante. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention de ce chef.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

47. La requérante estime qu’elle ne disposait pas de voies de recours internes effectives pour remédier aux violations alléguées de son droit garanti par l’article 6 § 2 de la Convention. Elle invoque l’article 13 de la Convention, libellé comme suit :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

48. En exposant essentiellement les mêmes arguments que ceux relatifs à la recevabilité des griefs tirés de l’article 6 § 2 de la Convention (paragraphes 20-22 ci-dessus), le Gouvernement soutient que la requérante disposait de recours suffisamment effectifs pour faire valoir son droit au respect de la présomption d’innocence.

A. Sur la recevabilité

49. La Cour rappelle avoir rejeté les griefs de la requérante tirés de l’article 6 § 2 de la Convention relatifs à la demande du procureur général et aux propos du Premier ministre pour défaut manifeste de fondement (paragraphes 27-32 ci-dessus). Il s’ensuit que le grief tiré de l’article 13 de la Convention combiné avec ces deux griefs tirés de l’article 6 § 2 est également manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

50. Constatant que le grief formulé par la requérante sous l’angle de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 6 § 2 et relatif aux propos de la porte-parole du parquet général, S.K., et du député P.N. n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

51. La Cour constate que les arguments du Gouvernement sous l’angle de l’article 13 de la Convention sont essentiellement les mêmes que ceux déjà soulevés par lui quant à la recevabilité des griefs tirés de l’article 6 § 2 (paragraphes 20-22 et 48 ci-dessus). Elle rappelle que, à l’issue de son examen de la recevabilité des griefs formulés sous l’angle des articles 6 § 2 de la Convention, elle a constaté qu’aucun des recours suggérés par le Gouvernement n’aurait pu constituer une voie de recours interne suffisamment effective dans la présente espèce (paragraphes 33-38 ci‑dessus).

52. La Cour estime que ces mêmes motifs peuvent être retenus dans le cadre de l’examen du grief défendable soulevé sur le terrain de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 6 § 2. Elle conclut que le gouvernement défendeur n’a pas réussi à contester les arguments de la requérante selon lesquels elle ne disposait d’aucune voie de recours interne qui lui aurait permis de faire valoir son droit au respect de la présomption d’innocence.

53. Il y a donc eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 6 § 2 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

54. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

55. La requérante réclame 20 000 EUR au titre du préjudice moral qu’elle estime avoir subi.

56. Le Gouvernement conteste cette prétention et considère que la somme demandée est exorbitante. Il estime que le constat de violation des articles de la Convention constituerait une satisfaction équitable suffisante dans le cas d’espèce.

57. La Cour estime que la requérante a subi un certain dommage moral du fait des violations constatées de ses droits garantis par les articles 6 § 2 et 13 de la Convention. Elle considère qu’il y a lieu de lui octroyer 5 000 EUR à ce titre.

B. Frais et dépens

58. La requérante demande également 5 249,97 EUR pour les frais et dépens qu’elle dit avoir engagés devant la Cour, dont 1 800 EUR à transférer directement sur le compte de la requérante et le reste sur le compte du cabinet d’avocats « Ekimdzhiev et partenaires ».

59. Le Gouvernement estime que la somme demandée est exorbitante et non étayée.

60. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime qu’il y a lieu d’octroyer la somme de 3 000 EUR à ce titre, dont 1 800 EUR à transférer directement sur le compte de la requérante et 1 200 EUR à transférer sur le compte du cabinet d’avocats « Ekimdzhiev et partenaires ».

C. Intérêts moratoires

61. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 6 § 2 et 13 de la Convention relatifs aux propos de la porte-parole du parquet général et du député P.N. et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en levs bulgares, au taux applicable à la date du règlement :

i. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

ii. 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens, dont 1 800 EUR (mille huit cents euros) à verser directement sur le compte de la requérante et 1 200 EUR (mille deux cents euros) à verser sur le compte du cabinet d’avocats « Ekimdzhiev et Partenaires » ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 31 janvier 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Claudia WesterdiekAngelika Nußberger
GreffièrePrésidente


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