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18/12/2018 | CEDH | N°001-188969

CEDH | CEDH, AFFAIRE MURTAZALIYEVA c. RUSSIE, 2018, 001-188969


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE MURTAZALIYEVA c. RUSSIE

(Requête no 36658/05)

ARRÊT

STRASBOURG

18 décembre 2018

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Murtazaliyeva c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Angelika Nußberger,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Ganna Yudkivska,
Robert Spano,
Paulo Pinto de Albuquerque,
André Potocki,
Valeriu Griţco,
Faris Vehab

ović,
Dmitry Dedov,
Iulia Antoanella Motoc,
Carlo Ranzoni,
Armen Harutyunyan,
Georges Ravarani,
Marko Bošnjak,
Tim Eicke,

Péter Paczola...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE MURTAZALIYEVA c. RUSSIE

(Requête no 36658/05)

ARRÊT

STRASBOURG

18 décembre 2018

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Murtazaliyeva c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Angelika Nußberger,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Ganna Yudkivska,
Robert Spano,
Paulo Pinto de Albuquerque,
André Potocki,
Valeriu Griţco,
Faris Vehabović,
Dmitry Dedov,
Iulia Antoanella Motoc,
Carlo Ranzoni,
Armen Harutyunyan,
Georges Ravarani,
Marko Bošnjak,
Tim Eicke,

Péter Paczolay, juges,
et de Lawrence Early, jurisconsulte,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 14 février et 4 octobre 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 36658/05) dirigée contre la Fédération de Russie et dont une ressortissante de cet État, Mme Zara Khasanovna Murtazaliyeva (« la requérante »), a saisi la Cour le 16 septembre 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante a été représentée par Me K.N. Koroteyev, avocat à Moscou. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par le représentant de la Fédération de Russie devant la Cour européenne des droits de l’homme, à savoir d’abord M. G. Matyushkin, puis M. M. Galperin, qui lui a succédé.

3. La requérante soutenait en particulier que les juridictions internes n’avaient pas assuré l’audition du témoin A. et des témoins instrumentaires B. et K. Elle estimait également n’avoir eu la possibilité ni de voir ni de bien visionner une vidéo de surveillance secrète projetée au prétoire.

4. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »). Le 10 novembre 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement.

5. Le 28 mars 2017, une chambre de cette section composée d’Helena Jäderblom, présidente, de Branko Lubarda, Luis López Guerra, Helen Keller, Dmitry Dedov, Alena Poláčková, et Georgios A. Serghides, juges, et de Fatoş Aracı, greffière adjointe de section, a rendu son arrêt dans lequel elle déclarait, à l’unanimité, les griefs de violation de l’article 6 § 1 de la Convention, tels qu’exposés ci-dessus, recevables et la requête irrecevable pour le surplus. Elle concluait, respectivement par quatre voix contre trois et par cinq voix contre deux, que l’absence du témoin A., d’une part, et des deux témoins instrumentaires B. et K., d’autre part, n’avait pas emporté violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention. Elle concluait également, à l’unanimité, à la non-violation de l’article 6 §§ 1 et 3 b) de la Convention s’agissant du grief tiré de ce que la requérante n’aurait eu la possibilité ni de voir ni de bien visionner une vidéo de surveillance projetée au prétoire. Trois opinions séparées étaient jointes à l’arrêt : a) l’opinion en partie concordante du juge Serghides ; b) l’opinion en partie dissidente commune aux juges López Guerra, Keller et Serghides ; et c) l’opinion dissidente commune aux juges López Guerra et Serghides.

6. Dans une lettre du 9 août 2017, la requérante a sollicité le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre en vertu de l’article 43 de la Convention. Le 18 septembre 2017, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.

7. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement. Lors des délibérations finales, Péter Paczolay, juge suppléant, a remplacé Erik Møse, empêché (article 24 § 3 du règlement).

8. Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).

9. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 14 février 2018.

Ont comparu :

– pour le Gouvernement
M.M. Galperin,
représentant de la Fédération de Russie auprès de
la Cour européenne des droits de l’homme,
MmesY. Borisova,
O. Ocheretyanaya, conseils,


– pour la requérante
MeK.N. Koroteyev,conseil.

La requérante était elle aussi présente à l’audience. La Cour a entendu Me Koroteyev et M. Galperin en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses aux questions posées par des juges.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

10. La requérante est née en 1983 et réside à Paris.

11. En septembre 2003, elle quitta la Tchétchénie pour s’installer à Moscou et commença à travailler dans une compagnie d’assurance. En octobre 2003, elle se rendit dans une mosquée où elle fit la connaissance de V. et Ku., deux jeunes femmes russes qui s’étaient converties à l’islam.

A. L’opération de surveillance secrète

12. En décembre 2003, la requérante fut interpellée dans la rue par deux policiers aux fins d’un contrôle d’identité. Elle fut ensuite conduite dans un poste de police afin que son identité puisse être vérifiée. Selon sa version, elle ne fut libérée que quelques jours plus tard, après l’intervention d’un certain A., un policier lui aussi d’origine tchétchène affecté au service de lutte contre la criminalité organisée de la police de Moscou. Dans l’intervalle, son employeur l’avait licenciée pour absence non autorisée.

13. En février 2004, A. aida la requérante à se faire réintégrer dans son emploi. Il lui trouva aussi un appartement, où il lui rendit visite à plusieurs reprises. Cet appartement, dans lequel elle avait emménagé avec V. et Ku., était situé dans un immeuble dortoir qui appartenait à la police. Il était doté de dispositifs cachés d’enregistrement vidéo et audio. La requérante avait été placée sous surveillance policière car elle était soupçonnée d’être affiliée à un groupe terroriste rattaché au mouvement d’insurrection tchétchène. Le tribunal de Moscou autorisa l’utilisation de dispositifs de surveillance secrets dans l’appartement du 5 février au 4 mars 2004.

B. L’arrestation, la fouille de la requérante et l’enquête préliminaire

14. Le soir du 4 mars 2004, la requérante fut interpellée dans la rue par une patrouille de police aux fins d’un contrôle d’identité, au motif que son apparence physique semblait correspondre au profil d’une suspecte figurant dans un avis de recherche. Elle téléphona immédiatement à A., qui s’entretint brièvement avec les policiers qui l’avaient interpellée. Elle fut ensuite conduite dans un poste de police au motif que son droit de séjour à Moscou avait expiré, ce qui en droit russe était constitutif d’une infraction administrative.

15. Au poste de police, la requérante fut informée de son arrestation (задержана). Une agente de police, I., fouilla son sac en présence de deux témoins instrumentaires, B. et K., et prit ses empreintes digitales. Selon le procès-verbal établi à cette occasion, la requérante fit l’objet d’une fouille de 20 h 35 à 21 h 3, au cours de laquelle I. trouva dans son sac deux paquets rectangulaires emballés dans du papier aluminium et contenant une substance inconnue. Cette substance ainsi que la doublure du sac de la requérante et des poches de sa veste furent examinées par la police scientifique, dont le rapport précisait que les empreintes digitales de la requérante avaient été prises à 21 h 30. La police ne rechercha ni la présence éventuelle de résidus de la substance en cause sur les mains de la requérante, ni ses empreintes digitales sur les paquets trouvés dans son sac. Plus tard au cours de la même journée, la requérante fut arrêtée parce qu’elle était soupçonnée d’actes de terrorisme, puis interrogée par la police. Une enquête pénale fut ouverte.

16. Le 12 mars 2004, la substance trouvée dans le sac de la requérante fut analysée. Selon le rapport d’expertise, elle comprenait 196 grammes de Plastit-4, un explosif industriel à base d’hexogène. Les explosifs furent détruits au cours de l’expertise. L’examen du sac de la requérante et de la doublure des poches de sa veste révéla la présence d’hexogène.

17. La police perquisitionna l’appartement que la requérante partageait avec V. et Ku. et saisit une note manuscrite de la requérante, dans laquelle celle‑ci condamnait la politique russe en Tchétchénie, critiquait vivement la Russie et les Russes, glorifiait les attentats suicides, prônait le djihad et justifiait les actes de terrorisme commis en Russie. La note renfermait le passage suivant : « (...) [rêve] de mourir comme une martyre, shahid sur le chemin d’Allah ». La police découvrit également plusieurs photographies d’un escalier roulant du centre commercial d’Okhotniy Ryad, au centre de Moscou.

18. La transcription des conversations enregistrées dans l’appartement au moyen des caméras de surveillance révéla que la requérante faisait du prosélytisme islamiste auprès de V. et Ku., en leur exprimant sa haine envers les Russes, en leur expliquant qu’il était nécessaire de mener contre eux une « guerre sainte », en faisant l’éloge des leaders de l’insurrection tchétchène et en leur parlant des camps d’insurgés dans le Caucase.

19. Au cours de l’enquête, la requérante, représentée par une avocate, fut confrontée préliminairement aux témoins V. et Ku., ainsi qu’aux policiers S. et I., qui avaient participé à son arrestation et à sa fouille. Elle put présenter sa version des faits et poser des questions pertinentes.

20. Le 12 octobre 2004, la requérante présenta la demande suivante aux autorités enquêtrices :

« Aujourd’hui, le 12 octobre 2004, j’ai été inculpée [de préparation d’un acte de terrorisme]. Je nie ces charges en bloc. J’estime qu’en ce qui me concerne des preuves de mon innocence et de mon absence de lien avec cette affaire n’ont pas été recueillies.

Je vous prie de me communiquer les relevés [de mes appels passés à partir de mon téléphone portable] les 3 et 4 mars 2004 car, ces jours-là, les policiers qui sont allés me chercher à mon travail et m’ont conduite [au poste de police], où du plastic a été placé sur moi, ont parlé avec A.

Je vous prie d’interroger [A.] et de lui poser les questions suivantes :

1. Quand et dans quelles circonstances m’a-t-il rencontrée ?

2. M’a-t-il fourni le logement dans lequel je résidais jusqu’à mon arrestation ?

3. Dans quel poste de police ai-je été illégalement détenue pendant trois jours, et lui ou d’autres policiers m’ont-ils interrogée ?

4. Au cours de l’arrestation, a-t-il parlé avec moi et avec les agents qui sont allés me chercher au travail avant de me conduire [au poste de police] ?

5. Quels sont ses liens avec V. et Ku. ? »

21. Le lendemain, un enquêteur fit partiellement droit à la demande tendant à interroger A., questionna celui-ci et avisa la requérante de sa décision concernant cette demande.

22. Lors de son interrogatoire, A. déclara que, à la fin du mois de décembre 2003, sur ordre de ses supérieurs, il avait noué une relation de confiance avec la requérante, qui lui avait également présenté V. et Ku. Il ajouta avoir aidé la requérante à trouver grâce aux services de police un logement dans lequel elle avait emménagé avec V. et Ku. Il indiqua que la requérante l’avait appelé le 4 mars 2004 parce qu’elle avait été interpellée par une patrouille de police et qu’il lui avait conseillé d’obtempérer aux ordres des policiers et de les suivre au poste de police.

23. La requérante et son avocate, qui avaient été dûment avisées de la teneur du procès-verbal de l’interrogatoire de A., ne cherchèrent pas à poser d’autres questions à ce dernier ni ne demandèrent à l’enquêteur d’organiser une confrontation préliminaire.

24. Le 2 décembre 2004, la requérante reçut copie du dossier de manière à pouvoir l’examiner. Le 7 décembre 2004, elle fut accusée d’avoir préparé un acte de terrorisme (à l’explosif) dans le centre commercial d’Okhotniy Ryad et d’avoir incité de V. et Ku. au terrorisme. L’acte d’accusation faisait figurer A. à la fois dans la liste des témoins à décharge et dans celle des témoins à charge pouvant être auditionnés au procès. Toutefois, la défense comme l’accusation n’y faisaient que mentionner la déposition de A. L’acte d’accusation ne renfermait aucun autre élément que les propos tenus lors de l’interrogatoire susmentionné, propos qui n’avaient pas été vérifiés à l’aune d’autres éléments ni n’avaient servi à étayer tel ou tel point de fait ou de droit.

C. Le procès

25. Le 17 décembre 2004, le tribunal de Moscou (« le tribunal ») tint une audience préliminaire. Il fit droit à la demande de la requérante tendant à ce qu’elle soit jugée par une formation de juge unique, programma les audiences et ordonna l’audition de témoins sur la base des listes produites par les parties et reprises dans l’acte d’accusation.

26. Le 22 décembre 2004, le tribunal de Moscou ouvrit le procès de la requérante, qui était représentée par deux avocats de son choix, Mes U. et S.

27. Le procès se déroula de la manière exposée ci-dessous.

1. Les dépositions de témoins concernant les circonstances de l’espèce

a) Les dépositions de V. et Ku.

28. Au procès, V. déclara qu’elle et Ku. avaient rencontré la requérante pour la première fois dans une mosquée en octobre 2003. Elle dit qu’elles étaient devenues amies et avaient commencé à se joindre à des espaces de discussion islamistes en ligne et à naviguer sur des sites en faveur de l’insurrection. Elle ajouta que, quelque temps après, elles avaient décidé de former une communauté religieuse (dzhamaat) pour étudier l’islam et vivre ensemble. Elle affirma qu’au cours de leurs conversations, la requérante glorifiait le terrorisme et cautionnait les attentats suicides, les méthodes ainsi que les cibles des insurgés tchétchènes, qu’elle leur avait parlé d’un camp en Azerbaïdjan, près de Bakou, où des musulmans étaient entraînés à devenir kamikazes et où elle connaissait quelqu’un, et qu’elle leur avait indiqué avoir elle-même participé à la guerre en Tchétchénie aux côtés des insurgés. V. dit qu’elles s’étaient souvent rendues ensemble dans un café Internet du centre commercial d’Okhotniy Ryad, où la requérante avait pris des photos d’un escalier roulant sous différents angles.

29. V. déclara que, le 3 mars 2004, la requérante leur avait dit, à elle et à Ku., que s’il lui arrivait quelque chose, elles devaient faire disparaître de l’appartement toute la littérature islamique ainsi que son journal intime, et appeler sa mère en Tchétchénie. La requérante aurait ajouté qu’elle venait de recevoir un appel d’un ami qui était arrivé à Moscou pour « se faire exploser » et qu’elle était « en danger » et « soupçonnée » (par les autorités). V. affirma que la requérante ne les avait ni menacées ni incitées à se livrer à des actes de terrorisme, mais qu’elle leur avait demandé si elles en seraient capables. Elle dit que la requérante ne cessait de prôner « la voie du djihad » et leur avait donné des cassettes audio et des livres islamistes, dont certains lui avaient été remis par A., l’une de ses connaissances.

30. V. nia avoir vu des explosifs dans l’appartement où elles habitaient.

31. À la demande de la procureure, la présidente du tribunal (« la présidente ») autorisa la lecture à l’audience de la déposition préliminaire de V. au motif que cette pièce contredisait en partie les déclarations faites par ce témoin à la barre. Pendant son interrogatoire au cours de l’enquête préliminaire, V. avait en particulier témoigné que la requérante avait elle‑même suivi un entraînement terroriste dans un camp près de Bakou et qu’elle les avait endoctrinées, elle et Ku., afin de les préparer à devenir kamikazes. Interrogée par la procureure sur ces déclarations contradictoires, elle répondit qu’elle n’était pas sûre que la requérante eût réellement participé à un camp d’entraînement terroriste mais confirma qu’elle les avait préparées, elle et Ku., à devenir kamikazes.

32. Pendant son contre-interrogatoire à l’audience, Ku. revint en partie sur sa déposition préliminaire, qui était similaire dans une large mesure à celle de V., et confirma qu’avec celle-ci et la requérante elles avaient pris des photographies au centre commercial d’Okhotniy Ryad, à l’initiative de cette dernière, qui « photographiait au hasard », en particulier l’escalier roulant et les personnes qui l’empruntaient. Elle déclara que la requérante désapprouvait la politique des forces fédérales russes dans le Caucase. Elle affirma toutefois que la requérante ne l’avait jamais incitée à devenir kamikaze. Selon elle, elles avaient simplement voulu habiter ensemble pour prier, lire et se libérer de l’emprise de leurs parents.

33. Ku. ajouta que A., l’une des connaissances de la requérante, était un policier, qu’il payait pour l’appartement qu’elles avaient partagé toutes les trois et qu’il leur avait occasionnellement donné de l’argent. Elle indiqua que la requérante lui avait dit un jour qu’elle aimait bien A.

34. Ku. dit enfin qu’au cours de son interrogatoire préliminaire, l’enquêteur avait mal interprété ses propos concernant un attentat suicide et qu’elle n’avait jamais envisagé d’en commettre un. Elle nia avoir témoigné sous la contrainte pendant cet interrogatoire. Parce qu’elle s’était rétractée, sa déposition préliminaire fut lue au procès.

b) Les dépositions des policiers

35. Plusieurs policiers qui avaient participé à l’interpellation et à la fouille de la requérante (P., S., B., I. et Ke.) furent entendus à l’audience. Ils témoignèrent que cette dernière avait été interpellée au cours d’une opération ordinaire de patrouille et qu’ils ignoraient que son sac contenait des explosifs.

36. P. déclara que, le jour de l’interpellation de la requérante, il avait décidé de vérifier les papiers de celle-ci car « elle marchait distraitement vers la station de métro de Prospekt Vernadskogo ». Elle leur aurait présenté son passeport et le tampon d’enregistrement qui aurait confirmé que son droit de séjour à Moscou avait expiré. Les policiers l’auraient alors conduite à un poste de police. P. affirma qu’au moment de son interpellation, la requérante s’était montrée nerveuse et agressive et qu’ils avaient décidé de fouiller son sac, « conformément à la loi » selon eux. Il expliqua ensuite qu’il l’avait interpellée « parce qu’on ne savait pas très bien où elle allait », qu’elle « ressemblait à une fille qui faisait l’objet d’un avis de recherche » et qu’elle était « d’origine caucasienne [c’est-à-dire du Caucase du Nord] ». Il ajouta que l’expiration de son droit de séjour était un motif suffisant pour l’arrêter et que la vérification de l’enregistrement des personnes était pour eux un contrôle de routine.

37. S. fit une déposition similaire. Il ajouta que la requérante marchait vite et qu’elle avait commencé à menacer les policiers de sanctions disciplinaires lorsqu’ils l’avaient interpellée.

38. B. déclara qu’ils avaient décidé d’interpeller la requérante parce qu’elle était vêtue de noir et était d’« origine caucasienne », et que son apparence correspondait à celle d’une personne faisant l’objet d’un avis de recherche. Il affirma que la requérante avait gardé son sac avec elle jusqu’à ce qu’elle soit fouillée au poste de police.

39. Le tribunal interrogea également les policiers en service au poste de police de Prospekt Vernadskogo le jour de l’arrestation de la requérante.

40. I. déclara avoir fouillé la requérante en présence de deux témoins instrumentaires et avoir trouvé dans son sac deux objets rectangulaires de couleur jaune enveloppés dans du papier aluminium, qui s’étaient par la suite révélés être des explosifs. Elle ajouta que les empreintes digitales de la requérante n’avaient été prises qu’une seule fois, après la découverte des objets dans son sac.

41. Ke. témoigna que la requérante avait gardé tous ses effets personnels avec elle jusqu’à sa fouille et qu’il avait fallu une vingtaine de minutes pour trouver des témoins instrumentaires chargés d’assister au déroulement de cette mesure.

42. L’accusation interrogea de manière approfondie tous les policiers sur les circonstances de la conduite de la fouille et de la prise des empreintes de la requérante. Ils déclarèrent tous unanimement qu’elle avait toujours gardé avec elle ses effets personnels – son sac à main – jusqu’à sa fouille et que ses empreintes n’avaient été prises qu’une seule fois, après la fouille. La défense se contenta de demander au policier B. si la requérante avait bien gardé avec elle son sac avant sa fouille et au policier Ke. de quelle manière les témoins instrumentaires avaient été choisis. Ces deux questions ne furent posées qu’une seule fois aux témoins susmentionnés et leurs réponses ne connurent aucune suite notable.

43. L’accusation en finit avec la présentation des éléments à charge le 12 janvier 2005, sans avoir cherché à auditionner A. au procès ni s’être référé à sa déposition préliminaire.

2. La déposition de la requérante au procès

44. Au procès, la requérante plaida non coupable des charges retenues contre elle. Elle déclara que le 4 mars 2004, après avoir été conduite au poste de police par une patrouille, elle avait tout d’abord été emmenée dans une pièce où un policier, S., remplissait des papiers. Ce dernier lui aurait signifié son arrestation et l’aurait informée que ses empreintes digitales allaient être prises. Elle aurait laissé sa veste et son sac dans cette pièce pour suivre un autre policier, B., dans une autre pièce où un autre policier, L., aurait pris ses empreintes digitales avec de l’encre. Elle serait ensuite allée se laver les mains aux toilettes pour y effacer l’encre, avant de revenir dans la première pièce, où elle aurait été informée qu’elle allait être fouillée en présence de deux témoins instrumentaires, B. et K. Le policier aurait alors fouillé son sac et trouvé deux paquets enveloppés dans du papier aluminium qui, selon elle, ne lui appartenaient pas. Les empreintes digitales de la requérante auraient été prises avant et après la fouille mais seule la seconde prise aurait été consignée.

45. La requérante dit également que les policiers l’avaient interrogée en l’absence d’un avocat, avant de décider de l’arrêter. Elle affirma qu’ils avaient menacé de lui faire subir des mauvais traitements si elle ne signait pas le procès-verbal de son interrogatoire. Elle ajouta que, les jours suivants, les policiers qui l’avaient interrogée l’avaient frappée, mais qu’elle avait continué à nier être impliquée dans des activités terroristes.

46. La requérante avança que les paquets trouvés dans son sac ne lui appartenaient pas, qu’ils y avaient été placés par la police et qu’elle n’avait jamais incité V. et Ku. à commettre un attentat terroriste. Lorsque la procureure lui demanda si elle avait constaté, avant la fouille, que son sac, plutôt petit, s’était alourdi, elle répondit n’avoir rien remarqué de flagrant.

47. La requérante confirma par ailleurs être l’auteur des six clichés de l’escalier roulant qui avaient été saisis dans son appartement. Elle expliqua toutefois qu’elle avait photographié non pas l’escalier roulant mais des personnes au hasard dans le centre commercial, et ce à titre récréatif.

48. La requérante reconnut avoir écrit la note saisie dans son appartement mais affirma qu’elle avait copié un texte trouvé sur Internet parce qu’il lui avait plu et qu’elle voulait simplement en avoir une copie. Son avocate argua que les propos de sa cliente avaient été mal interprétés et qu’ils ne démontraient en rien qu’elle était mêlée à une quelconque activité terroriste. Elle estima que l’amertume ressentie par la requérante quant à la situation en Tchétchénie était absolument normale pour quelqu’un qui avait vécu dans une zone en guerre depuis son enfance et que ses propos auraient dû être analysés avec plus d’attention.

49. À certains moments de sa déposition, la requérante mentionna incidemment A., indiquant qu’elle et lui n’avaient aucun lien personnel, qu’il l’avait aidée à trouver un logement gratuitement, qu’il lui téléphonait, qu’il lui avait donné deux livres de l’historien américain Paul Klebnikov, et qu’il lui avait dit d’obtempérer aux ordres des policiers au moment de son interpellation.

3. Demande tendant à la projection d’enregistrements

50. Le 13 janvier 2005, au dernier jour de l’examen des éléments de preuve par la juridiction de jugement, Me U., pour la défense, présenta une demande tendant à la projection d’enregistrements au prétoire. Voici la partie pertinente du procès-verbal d’audience :

« Me U. : Je demande que l’on commence à projeter la vidéocassette puisque l’accusée dit qu’il existe de nombreuses incohérences entre l’enregistrement et sa transcription. Je demande également que l’on convoque un interprète afin qu’il traduise les propos tenus en dialecte et que l’on projette la vidéocassette 5-489c.

L’accusée et l’autre avocat de la défense : Aucune objection.

La procureure : Je ne pense pas qu’un interprète soit nécessaire puisque les conversations enregistrées ont été transcrites. Je suis d’accord pour le reste.

Le tribunal décide de faire droit à la demande de la défense tendant à projeter la vidéocassette 5-489c et de rejeter la demande tendant à la convocation d’un interprète.

[La vidéocassette est projetée pendant 30 minutes]

Me U. demande à l’accusée : Ces conversations ont-elles eu lieu ?

L’accusée : Je n’y vois rien d’illégal. »

51. Selon le procès-verbal d’audience, la défense ne présenta aucune demande ou objection quant à la qualité de l’enregistrement vidéo ou aux modalités de visionnage de celui-ci.

4. Demandes tendant à l’audition du témoin A. et des témoins instrumentaires B. et K.

52. Aussitôt après la projection de la vidéocassette, Me S., l’un des avocats de la requérante, demanda verbalement l’audition des témoins instrumentaires B. et K. ainsi que du policier A. Voici la partie pertinente du procès-verbal d’audience :

« Me S. : Je demande la convocation des témoins instrumentaires qui ont assisté à la fouille de Murtazalieyva, à savoir B. et K., ce afin de faire la lumière sur les circonstances pertinentes [et de] déterminer si du plastic a été ou non placé sur elle.

Me U. : J’approuve [la demande].

L’accusée : Je ne nie pas que du plastic a été saisi en la présence de ces témoins instrumentaires, mais j’affirme qu’il avait été placé par des policiers avant la fouille. Je ne tiens pas absolument à l’audition de ces témoins instrumentaires, mais si [les avocats] l’estiment nécessaire, alors je suis d’accord avec eux.

La procureure : Je m’y oppose puisque l’accusée a été interrogée et a déclaré que le procès-verbal [de la fouille] avait été dressé sans violation de la loi (...)

Le tribunal rejette la demande de comparution des témoins instrumentaires.

Me S. : Je demande la convocation du témoin A.

[La présidente informe les parties que le témoin A. est en mission professionnelle hors de Moscou et ne peut comparaître]

La procureure : Je demande qu’il soit donné lecture de la déposition préliminaire du témoin A.

Me U. : Je ne m’oppose pas à la lecture de la déposition de A.

Me S. : Je consens à la lecture de la déposition de A.

L’accusée : Aucune objection.

Le tribunal décide, sur la base de l’article 281 du code de procédure pénale et avec l’accord des parties, de donner lecture de la déposition préliminaire du témoin A.

[Il est donné lecture de la déposition du témoin A.]

La procureure demande à l’accusée : Confirmez-vous les propos du témoin A. qui viennent d’être lus ?

L’accusée : Je confirme ces propos en partie mais je ne suis pas d’accord avec lui lorsqu’il dit qu’il n’a eu aucun contact avec les filles en mon absence et que nous ne sommes restés en contact qu’au téléphone. »

5. Fin de l’examen des éléments de preuve

53. Aussitôt après, la défense demanda l’audition de témoins attestant de la moralité de la requérante ainsi que la production des relevés téléphoniques de cette dernière et une expertise psychiatrique des témoins V. et Ku. Le tribunal rejeta ces deux demandes, à la suite de quoi la défense en resta là.

54. La présidente demanda aux parties si elles souhaitaient poursuivre l’examen des éléments de preuve. Usant de cette faculté, l’accusation demanda qu’il soit donné lecture d’extraits du journal intime de la requérante et la défense sollicita l’exclusion de cet élément.

55. Après avoir examiné les demandes ci-dessus, la présidente s’enquit une fois encore auprès des parties pour savoir si elles étaient prêtes à s’en tenir là en l’absence des témoins qui n’avaient pas comparu. Ni l’accusation ni la défense n’y firent objection. Elle mit fin à l’examen des éléments de preuve et, à la demande de la défense, ajourna le procès jusqu’aux plaidoiries en conclusion le 17 janvier 2005.

6. Les plaidoiries en conclusion des parties et la condamnation de la requérante

56. Dans ses dernières réquisitions, la procureure récapitula tous les éléments de preuve, mettant en avant des incohérences dans les allégations que la requérante avait formulées lorsqu’elle avait clamé son innocence et plaidé l’absence de fait constitutif d’une infraction (du point de vue tant de l’actus reus que de la mens rea). Elle pria la juridiction de jugement de déclarer la requérante coupable des faits qui lui étaient reprochés et de la condamner à douze ans d’emprisonnement.

57. Dans leurs plaidoiries en conclusion, la requérante ainsi que ses avocats Mes U. et S. maintinrent qu’elle était innocente et que l’accusation n’était pas parvenue à prouver sa culpabilité. Ils exposèrent leur propre version des faits, alléguant que pour l’essentiel le dossier de l’accusation était fondé sur une mauvaise interprétation des conversations et actions de la requérante, et que c’était la police qui avait placé les explosifs à son insu. Dans sa plaidoirie, Me U évoqua incidemment la religion et l’attitude de la requérante pendant le conflit militaire en Tchétchénie, disant notamment ceci : « je pense que, dans toute cette affaire, Murtazaliyeva a été piégée par les forces de l’ordre ». La requérante, quant à elle, tint notamment les propos notables suivants :

« (...) en ce qui concerne les conversations dans l’appartement, beaucoup de choses ne cadrent pas. Je l’ai dit à l’audience. J’ai demandé une confrontation avec A. [Il] n’a pas comparu. Je ne reconnais ma culpabilité pour aucune des charges (...) »

Dans ses plaidoiries en conclusion, la défense tint des propos isolés selon lesquels les explosifs avaient été placés par la police dans le sac à main de la requérante mais elle ne reprit pas la thèse de la double prise des empreintes digitales ni celle selon laquelle la requérante avait été dépossédée de ses effets personnels avant sa fouille, et n’évoqua même pas la question du choix et de la participation des deux témoins instrumentaires.

58. Le 17 janvier 2005, le tribunal reconnut la requérante coupable de préparation d’un acte terroriste (à l’explosif), d’incitation à perpétrer un acte de terrorisme et de port d’explosifs, et la condamna à neuf ans d’emprisonnement. Il retint les éléments suivants :

i. Les dépositions faites par V. et Ku. avant et pendant le procès, ainsi que les procès-verbaux de leurs confrontations préliminaires avec la requérante ;

ii. Les dépositions faites par les policiers S., I., P., B. et Ke. avant et pendant le procès, ainsi que les procès-verbaux des confrontations préliminaires de S. et I. avec la requérante ;

iii. Les procès-verbaux de la perquisition du domicile de la requérante et de sa fouille ;

iv. Le rapport d’expertise relatif aux explosifs ;

v. Six photographies de l’escalier roulant du centre commercial d’Okhotniy Ryad, saisies dans l’appartement où habitait la requérante, ainsi qu’un compte rendu de l’inspection des locaux du centre commercial ;

vi. Une note manuscrite de la requérante contenant des propos extrémistes, saisie dans l’appartement où celle-ci habitait, ainsi qu’une expertise graphologique de cette note ;

vii. Les transcriptions des vidéos enregistrées dans l’appartement où la requérante vivait ;

viii. La déposition préliminaire de A. ;

ix. Les dépositions d’autres témoins à charge entendus au procès ;

x. Les dépositions de témoins à décharge entendus au procès, ainsi que celles des témoins de moralité de la requérante venant de ses lieux de résidence, d’étude et de travail.

59. Le jugement n’évoquait que la partie suivante de la déposition du témoin A. :

« Le témoin A. [un policier] a déclaré qu’à la fin du mois de décembre 2003, sur les instructions de ses supérieurs, il avait noué des relations de confiance avec Murtazaliyeva ; [et qu’elle] lui avait présenté ses amies Ku. et V., qui s’étaient volontairement converties à l’islam. En raison de ses problèmes de logement, Murtazaliyeva obtint, avec le concours des [autorités policières], une chambre dans un dortoir, où elle emménagea avec ses amies au début du mois de février 2004 ; le soir du 4 mars 2004, Murtazaliyeva téléphona [à A.] et l’informa qu’elle avait été interpellée par une patrouille de police aux fins d’un contrôle d’identité et qu’elle avait été priée de les suivre au poste de police ; il lui recommanda d’obtempérer. »

Contrairement à ce qu’il avait fait avec les dépositions d’autres témoins, le tribunal ne vérifia pas les déclarations de A. à l’aune de celles des autres témoins et ne s’y référa pas à l’appui de ses conclusions.

60. Le jugement renfermait une analyse détaillée des dépositions faites avant et pendant le procès par V. et Ku., avec qui la requérante partageait son appartement, ainsi que du procès-verbal de leurs confrontations préliminaires avec celle-ci. Le tribunal estima que les dépositions préliminaires de V. et Ku. ainsi que la déposition de V. à l’audience étaient fondées et convaincantes puisqu’elles coïncidaient et qu’elles étaient compatibles avec le reste des éléments de preuve. Quant à la rétractation de Ku. à l’audience, il y vit une stratégie visant à aider la requérante et n’en tint pas compte. Il nota en particulier que Ku., assistée d’un avocat, avait été plusieurs fois interrogée au cours de l’enquête préliminaire et qu’elle ne s’était jamais plainte de pressions de la part des autorités enquêtrices. Interrogée à l’audience, Ku. n’avait pas contesté que ses déclarations antérieures avaient été livrées volontairement et en l’absence de toute pression psychologique ou physique. Elle n’avait pas expliqué pourquoi elle avait fait de fausses déclarations avant le procès. De plus, elle avait déclaré à l’audience qu’après s’être entretenue avec l’avocate de la requérante, elle s’était formellement plainte d’avoir fait l’objet de pressions psychologiques au cours de l’interrogatoire mais qu’elle était ultérieurement revenue sur cette plainte, déclarant que celle-ci était fausse.

61. Le tribunal examina et écarta la thèse de la requérante selon laquelle les explosifs avaient été placés dans son sac. Il s’appuya sur le témoignage des policiers en patrouille et au commissariat qui avaient nié ces allégations, ainsi que sur le procès-verbal officiel qui indiquait que la requérante avait été fouillée avant la prise de ses empreintes digitales, pour en conclure que rien ne prouvait que celles-ci eussent été prises deux fois, comme l’avait affirmé l’accusée.

62. Le tribunal jugea également que la requérante avait forcément rédigé elle-même le texte de la note manuscrite et qu’elle ne l’avait pas copié à partir de sites Internet islamistes, comme elle l’avait affirmé, puisque la note comportait des modifications et des corrections.

D. Procédures en appel et en supervision

63. La requérante et ses avocats firent appel de sa condamnation. Voici des extraits du mémoire en appel présenté par Me S., l’un des avocats de la défense :

« (...) à l’audience, quinze des seize vidéocassettes renfermant les enregistrements de la mise sous surveillance secrète n’ont pas été visionnées ; or, elles revêtent une importante valeur probante étant donné que leur comparaison avec (...) les dépositions de Murtazaliyeva et de V. et Ku., témoins à charge essentiels, aurait pu avoir une incidence considérable sur [la condamnation] (...)

Murtazaliyeva maintient en appel ce qu’elle soutenait auparavant, à savoir qu’il existe des incohérences entre ces enregistrements vidéo et leurs transcriptions. Au cours de la projection sélective d’une seule des vidéocassettes, elle n’a pas pu signaler ces incohérences pour des « raisons techniques » (...)

La présidente n’a pas examiné et n’a pas statué sur ma demande tendant à l’audition du policier A. en tant que témoin. Elle s’est contentée de dire que ce témoin [était] en mission professionnelle hors de Moscou et ne [pouvait] comparaître. À la date d’introduction du présent appel, aucune pièce [du dossier] ne permet de justifier cette absence.

Le refus par le tribunal de convoquer et d’interroger les témoins instrumentaires B. et K., qui avaient assisté à la fouille de Murtazaliyeva, apparaît déraisonnable. [Murtazaliyeva soutient que le plastic a été placé dans son sac par des policiers]. Personne ne parvient à se rappeler qui a convoqué les témoins instrumentaires, par quel moyen et à quel moment (...)

Dans sa déposition lue à l’audience et reprise par le tribunal dans son jugement, le témoin A. affirmait s’être entretenu au téléphone non seulement avec Murtazaliyeva, mais aussi avec les policiers qui avaient procédé à l’arrestation ; [il ne s’agissait pas des policiers interrogés à l’audience puisque ces derniers, dans leurs nombreuses dépositions faites avant et pendant le procès, n’ont jamais dit avoir parlé avec A.]. [Dès lors,] la déposition de A. contredit [celle de ces policiers] et confirme la thèse défendue par Murtazaliyeva, selon laquelle elle a été arrêtée par d’autres policiers alors qu’elle quittait son lieu de travail. »

64. Dans son mémoire en appel, Me U. disait en particulier que la défense avait demandé la convocation de A. en qualité de témoin tant à charge qu’à décharge mais que la juridiction de jugement avait rejeté cette demande en invoquant l’absence de A., qu’aucun justificatif ne confirmait.

65. Par un arrêt du 17 mars 2005, la Cour suprême de Russie confirma le jugement et réduisit à huit ans et six mois la peine d’emprisonnement infligée à la requérante.

66. La Cour suprême constata que la vidéocassette avait été projetée à la demande de la défense et qu’aucune objection ou plainte, tirée par exemple d’un défaut de projection de l’ensemble des vidéocassettes, n’avait été formulée devant le tribunal à l’issue de la projection.

67. La Cour suprême estima par ailleurs que l’audition de A. n’avait pas été possible du fait de son absence pour mission professionnelle et constata qu’il avait été donné lecture de sa déposition préliminaire avec le consentement de la défense conformément à l’article 281 du code de procédure pénale. Quant aux deux témoins instrumentaires B. et K., elle jugea que leur comparution personnelle n’était pas nécessaire puisque la requérante plaidait que les explosifs avaient été placés dans son sac avant leur arrivée. Elle releva que, en tout état de cause, la défense avait accepté d’en venir aux plaidoiries en conclusion et n’avait formulé aucune objection ni demande complémentaire concernant l’examen des preuves à décharge.

68. En juin 2005, Me S., l’un des avocats de la requérante, introduisit une requête en supervision, dans laquelle elle reprochait notamment à la juridiction de jugement de ne pas avoir convoqué et interrogé le témoin A. et les témoins instrumentaires B. et K. Dans la partie pertinente du grief exposé, A. était qualifié de « témoin essentiel » qui, sur les instructions de ses supérieurs, avait « couvert » la requérante pendant plus de deux mois, lui avait fourni un travail et un logement, et avait exercé une emprise sur ses actions et déplacements, y compris lors de son arrestation. Concernant les témoins instrumentaires, il était allégué que « [leur] audition (...) aurait pu élucider les importantes contradictions entre les dépositions [et] servir de base pour établir ou réfuter les circonstances immédiatement antérieures à la fouille. »

69. Le 13 septembre 2005, la Cour suprême rejeta cette requête.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. Le code pénal russe

70. Le code pénal de la Fédération de Russie, adopté le 13 juin 1996 et entré en vigueur le 1er janvier 1997, énumère limitativement les faits pénalement sanctionnables et régit tous les aspects matériels du droit pénal en Russie.

Article 30. Préparation et tentative d’infraction

« 1. La préparation d’une infraction consiste à réunir, fabriquer ou utiliser les moyens ou armes [servant à commettre] une infraction pénale, à solliciter des complices ou à conspirer en vue de commettre une infraction ou tout autre acte visant délibérément à [faciliter la commission d’] une infraction, [quand bien même] celle-ci ne serait pas perpétrée en raison de circonstances indépendantes de la volonté de son auteur (...) »

Article 205. Terrorisme

« 1. [Le terrorisme, c’est-à-dire] le fait de provoquer une explosion, un incendie volontaire ou un autre acte mettant en danger la vie des personnes, causant des dommages matériels considérables ou entraînant d’autres conséquences dangereuses pour la société, si ce fait a pour but de porter atteinte à la sûreté publique, de menacer la population ou d’influencer les décisions des autorités, ou la menace de commettre un tel acte en poursuivant les mêmes buts, est passible d’une peine privative de liberté d’une durée comprise entre huit ans et douze ans. (...) »

Article 205.1. Incitation au terrorisme ou autre forme de complicité d’un acte de terrorisme

« 1. L’incitation à commettre l’une des infractions prévues aux articles 205, 206, 208, 211, 277 et 360 du présent code ou la tentative de mêler une personne aux activités d’une organisation terroriste, la fourniture d’armes ou la formation d’une personne en vue de la commission d’une infraction définie, ainsi que le financement d’un acte de terrorisme ou d’une organisation terroriste, sont passibles d’une peine privative de liberté d’une durée comprise entre quatre ans et huit ans (...) »

Article 222. Acquisition, transfert, vente, conservation, transport et port illégaux d’armes à feu ou de leurs principales pièces, de munitions, d’explosifs et d’engins explosifs

« 1. L’acquisition, le transfert, la vente, la conservation, le transport et le port illégaux d’armes à feu [ou] de leurs principales pièces, de munitions (...) d’explosifs et d’engins explosifs sont passibles d’une peine restrictive de liberté d’une durée maximale de trois ans, d’une peine d’emprisonnement d’une durée maximale de six mois ou d’une peine privative de liberté d’une durée maximale de quatre ans pouvant être assortie d’une amende d’un montant maximal de 80 000 roubles ou d’un montant correspondant à trois mois du salaire (ou de tout autre revenu) de la personne condamnée. »

B. Le code de procédure pénale russe

71. Le code de procédure pénale de la Fédération de Russie, adopté le 18 décembre 2001 et entré en vigueur le 1er juillet 2002, régit tous les aspects procéduraux du procès pénal en Russie.

Article 53. Pouvoirs de l’avocat de la défense

« 1. Dès qu’il est saisi du dossier, l’avocat de la défense peut :

(...)

5) prendre part aux interrogatoires de l’accusé, ainsi qu’aux autres mesures d’instruction faisant intervenir l’accusé, que ce soit à la demande de l’accusé ou de sa propre initiative (...)

7) prendre connaissance des éléments du dossier à la clôture de l’instruction (...)

8) présenter des actes de procédure [demandes] et des requêtes en récusation (...)

2. Lorsqu’il est associé à une mesure d’instruction, l’avocat de la défense peut fournir à l’accusé des conseils juridiques en la présence d’un enquêteur, poser des questions aux personnes interrogées avec la permission de l’enquêteur, formuler des observations écrites sur l’exactitude et l’exhaustivité des actes d’instruction. L’enquêteur peut refuser [de poser à l’accusé les questions de l’avocat de la défense], mais il doit faire mention de ces questions [dans les actes d’instruction]. »

Article 56. Témoins

« 1. Un témoin est une personne qui peut avoir connaissance de faits pertinents aux fins de l’enquête ou de la résolution d’une affaire pénale et qui est citée à comparaître pour témoigner.

(...)

7. Un témoin qui ne comparaît pas en l’absence de motif valable peut faire l’objet d’une comparution forcée. »

Article 60. Témoins instrumentaires

« 1. Un témoin instrumentaire est une personne qui n’est aucunement intéressée par l’issue de la procédure pénale et qui est invitée par l’enquêteur à certifier qu’une mesure d’instruction a été exécutée et à en attester de la teneur, du déroulement et des résultats.

2. Ne peuvent être témoins instrumentaires :

1) les mineurs ;

2) les personnes impliquées dans une affaire pénale, ainsi que leurs proches et leurs parents ;

3) [les représentants de la loi investis de pouvoirs d’enquête] (...) »

Article 119. Personnes autorisées à formuler une demande procédurale

« 1. Le suspect, l’accusé ou son avocat, la victime, son représentant en justice ou son représentant, l’auteur de poursuites privées, l’expert, ainsi que la partie civile, le défendeur au civil et leurs représentants peuvent demander l’exécution d’un acte de procédure ou l’adoption d’une décision de nature procédurale, afin d’établir les circonstances pertinentes de l’affaire pénale et de garantir les droits et intérêts légitimes du demandeur (...) »

Article 120. Introduction d’une demande procédurale

« 1. Une demande procédurale peut être introduite à tout moment au cours de la procédure pénale. Toute demande écrite est versée au dossier et toute demande orale est mentionnée dans le procès-verbal de la mesure d’instruction ou de l’audience.

2. Le rejet d’une demande procédurale ne fait pas obstacle au droit pour son auteur de reformuler la même demande. »

Article 192. Confrontation

« 1. Si les dépositions de personnes précédemment interrogées comportent des contradictions notables, l’enquêteur peut conduire une confrontation (...)

2. L’enquêteur demande aux personnes confrontées si elles se connaissent et quelle est la nature de leur relation. Les personnes interrogées sont ensuite priées de témoigner sur les circonstances que leur confrontation est censée permettre d’établir. Une fois les déclarations faites, l’enquêteur peut poser des questions à chacune des personnes interrogées. Les personnes confrontées peuvent, avec la permission de l’enquêteur, se poser des questions mutuellement. »

Article 235. Demande d’exclusion d’éléments de preuve

« 1. Les parties à une procédure pénale peuvent demander au tribunal d’exclure tout élément de preuve présenté devant lui.

(...)

4. Si l’accusé demande l’exclusion d’éléments de preuve au motif qu’ils ont été obtenus en violation des dispositions du code de procédure pénale, il incombe au parquet de prouver l’absence de violation. Dans tous les autres cas, la charge de prouver la violation repose sur la partie qui a formulé la demande d’exclusion (...) »

Article 240. [Examen des éléments de preuve] direct et ouvert

« 1. Les preuves sont en principe toutes présentées à l’audience (...) Le tribunal entend l’accusé, la victime, les témoins (...) et examine les preuves matérielles (...)

2. La lecture des dépositions préliminaires n’est permise que sur la base [de l’article 281 du code] (...) »

Article 260. Objections concernant [la teneur du] procès-verbal d’audience

« 1. Les parties peuvent formuler leurs objections sur [la teneur du] procès-verbal d’audience dans un délai de trois jours à compter de la réception dudit procès-verbal.

2. Le président de la formation de jugement examine les objections dès qu’il en est saisi. S’il le juge nécessaire, il peut convoquer les auteurs des objections de manière à leur permettre d’en expliciter la teneur.

3. Après avoir examiné l’objection, le président rend une décision par laquelle il reconnaît le bien-fondé de celle-ci ou la rejette. Les objections et la décision du président sont jointes au procès-verbal d’audience. »

Article 271. Présentation d’une demande et décision

« 1. Le président de la formation de jugement vérifie si les parties ont demandé la citation de nouveaux témoins, experts ou spécialistes, l’admission de preuves ou de documents ou l’exclusion de preuves obtenues en violation des dispositions du code de procédure pénale. L’auteur d’une telle demande la motive.

(...)

3. L’auteur d’une demande rejetée peut la présenter à nouveau au cours de la procédure. »

Article 281. Lecture d’une déposition à l’audience

« 1. Lorsque la victime ou le témoin en question est absent (неявка) [à l’audience], la lecture de dépositions antérieures faites par elle ou lui avant ou pendant le procès (...) n’est permise qu’avec le consentement des parties, sauf dans les cas énumérés au paragraphe 2 du présent article.

2. En cas d’absence d’une victime ou d’un témoin à l’audience, le tribunal peut décider, à la demande de l’une des parties ou d’office, de donner lecture de la déposition antérieure de la victime ou du témoin si [la victime ou le témoin] :

(1) (...) est décédé ;

(2) n’est pas en mesure de comparaître à l’audience pour cause de maladie grave ;

(3) est un ressortissant étranger et refuse de comparaître devant le tribunal ; ou

(4) [ne peut] comparaître en raison d’une catastrophe naturelle ou (...) d’autres circonstances exceptionnelles (...) »

Article 291. Fin de l’examen judiciaire [des éléments de preuve]

« 1. Au terme de l’examen judiciaire des éléments de preuve présentés par les parties, le président de la formation de jugement demande si les parties souhaitent ajouter des observations dans le cadre de la procédure. Le tribunal examine toutes les demandes en ce sens et statue sur chacune d’entre elles (...) »

Article 294. Réouverture de l’examen judiciaire [des éléments de preuve]

« Lorsque de nouveaux éléments pertinents pour la procédure pénale sont produits [devant le tribunal] au moment des plaidoiries en conclusion ou lors de la déclaration finale de l’accusé ou qu’une demande d’examen de nouveaux éléments de preuve est déposée à ce moment-là, le tribunal peut reprendre l’examen des éléments de preuve. Au terme de cet examen, il ordonne la reprise des plaidoiries en conclusion et donne à l’accusé la possibilité de faire sa déclaration finale. »

III. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNATIONAUX PERTINENTS

A. Les tribunaux pénaux internationaux des Nations Unies

72. Le Tribunal pénal international pour le Rwanda (« le TPIR ») et le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (« le TPIY »), statuant en chambre de première instance ou en Chambre d’appel dans des affaires pénales individuelles, ont produit une importante jurisprudence et dégagé des principes généraux concernant l’audition de témoins, parmi différents aspects de la procédure pénale.

73. Dans l’affaire Le Procureur c. Krstić (arrêt relatif à la demande d’injonctions, affaire no IT-98-33-A, 1er juillet 2003), la Chambre d’appel du TPIY s’est prononcée sur une demande d’audition de témoins supplémentaires en appel. Concernant les principes généraux relatifs à la nécessité de recueillir des témoignages et à la délivrance d’injonctions de comparaître, elle a conclu ce qui suit :

« 10. L’article 54 [du Règlement de procédure et de preuve] autorise un juge ou une Chambre de première instance à délivrer les ordonnances et injonctions « nécessaires aux fins [...] de la préparation ou de la conduite du procès ». Cela lui donne de toute évidence la possibilité, lorsque la préparation ou la conduite du procès l’exigent, de délivrer une injonction (...). [Une] injonction de comparaître en application de l’article 54 deviendrait « nécessaire » au sens de cet article si la Défense présentait un motif judiciaire légitime de procéder à cet interrogatoire. Le demandeur d’une telle ordonnance ou injonction avant le procès ou durant celui-ci doit démontrer qu’il existe des motifs raisonnables de croire que le témoin éventuel sera en mesure de donner des renseignements qui apporteront une aide sensible à sa cause sur des questions précisément identifiées et qui seront débattues au procès.

11. La rôle joué par le témoin éventuel dans les événements considérés, les relations qu’il a ou a pu avoir avec l’accusé et qui pourraient être en rapport avec les accusations, le fait que l’on pense qu’il a eu la possibilité d’observer les événements (ou d’en apprendre l’existence) et toute déclaration qu’il a faite à l’Accusation ou à d’autres sur ces événements permettront, pour une large part, de déterminer si le témoin éventuel dispose d’éléments qui apporteront une aide sensible à la cause de la Défense. Il faudrait que ce critère soit appliqué avec suffisamment de souplesse. Cependant, comme c’est également le cas pour les demandes de consultation de documents confidentiels, la Défense ne sera pas autorisée à se lancer dans une campagne de pêche aux informations lorsqu’elle ne sait pas si la personne visée dispose d’informations pertinentes mais demande toutefois à l’interroger, dans l’unique but d’apprendre si cette personne dispose ou non d’informations qui pourraient lui être utiles. »

74. Dans l’affaire Le Procureur c. Halilović (décision relative à la délivrance d’injonctions, affaire no IT-01-48-AR73, 21 juin 2004), la Chambre d’appel du TPIY a dit que le demandeur d’une injonction doit démontrer qu’il existe des motifs raisonnables de croire que le témoin éventuel sera en mesure de donner des renseignements qui apporteront une aide sensible à sa cause sur des questions précisément identifiées et qui seront débattues au procès. Se référant à la jurisprudence antérieure, elle a également souligné ceci : « la Chambre de première instance jouit d’un pouvoir discrétionnaire pour déterminer si le demandeur a bien rapporté les preuves requises, ce pouvoir étant essentiel pour veiller à ce que la mesure coercitive qu’est l’injonction ne soit pas appliquée de façon inconsidérée » et ne soit pas délivrée « à la légère [car la] délivrance d’injonctions nécessite de recourir à des mesures de coercition et elle est susceptible d’entraîner l’application de sanctions pénales » (ibidem, § 6). Elle a donné les indications qui suivent pour guider le processus judiciaire de prise de décision en la matière :

« 7. Pour décider si le demandeur a atteint le niveau de preuve requis, la Chambre de première instance peut à bon escient se demander si les informations que le demandeur cherche à obtenir par le biais de l’injonction sont nécessaires à la préparation de sa cause et si elles peuvent être obtenues par d’autres moyens. Le principe de base sur lequel reposent ces deux considérations est la question de savoir, comme l’exige l’article 54 du Règlement, si la délivrance d’une injonction est nécessaire aux fins « de la préparation ou de la conduite du procès ». Dans ses considérations, la Chambre de première instance doit ainsi concentrer son attention non seulement sur l’utilité des informations pour le demandeur, mais aussi sur l’obligation générale de veiller à ce que le procès soit exhaustif et équitable.

(...)

10. (...) Mesure de contrainte judiciaire entraînant l’application de sanctions pénales en cas d’inobservation, l’injonction est une arme qu’il faut utiliser avec parcimonie. Bien qu’elle ne doive pas hésiter à recourir à cet instrument lorsqu’il est nécessaire pour obtenir des informations essentielles au procès et garantir que l’accusé dispose de moyens suffisants pour recueillir les informations nécessaires à la présentation d’une défense efficace, une Chambre de première instance devra se garder de tout recours systématique à l’injonction dans un but tactique au procès. (...) Une injonction implique le recours à un pouvoir judiciaire coercitif et, à ce titre, il convient d’en faire usage pour servir l’intérêt général de la procédure pénale, et non aux seules fins de faciliter la tâche d’une partie au procès. Si tel était le raisonnement de la Chambre de première instance, son rejet de la demande d’injonction serait justifié. »

75. Dans l’affaire Le Procureur c. Martić (décision relative à l’appel interjeté contre la décision de la chambre de première instance concernant le témoignage de Milan Babić, affaire no IT‑95-11-AR73.2, 14 septembre 2006), la Chambre d’appel du TPIY a longuement examiné les principes applicables à l’audition de témoins au procès. Se référant à sa propre jurisprudence ainsi qu’à celle de la Cour, elle a reconnu que la chambre de première instance statue souverainement sur l’admissibilité des éléments de preuve, ainsi que sur les modalités du contre‑interrogatoire et sur l’exercice par la défense du droit au contre-interrogatoire. Elle a rappelé que cette latitude se justifie parce que « la chambre de première instance a une connaissance intime du comportement quotidien des parties et des impératifs pratiques du procès ». Elle a souligné que le droit pour l’accusé de contre-interroger un témoin n’est pas absolu, que l’équité d’un procès ne peut s’apprécier à l’aune de la seule équité accordée à l’accusé et que si la procédure doit être conduite dans le respect intégral des droits procéduraux, les restrictions apportées au droit de contre-interroger un témoin n’emporteront pas nécessairement violation de ces droits et ne seront pas nécessairement inconciliables avec un procès équitable (ibidem, §§ 6, 12).

76. Concernant les principes élaborés par la Cour en matière de contre‑interrogatoires de témoins, la Chambre d’appel a dit ce qui suit [traduction du greffe] :

« 20. La Chambre d’appel observe en tout état de cause que les deux principes que la chambre de première instance a tirés de la jurisprudence de la CEDH – à savoir i) qu’on ne peut exclure automatiquement la déposition d’un témoin du seul fait que celui-ci n’a pas été contre-interrogé ou que son contre-interrogatoire était vicié, et 2) qu’une déposition qui n’a pas donné lieu à un contre-interrogatoire et qui porte sur les actes et le comportement de l’accusé ou qui revêt une importance capitale pour l’accusation doit être corroborée pour qu’elle puisse servir à fonder une condamnation – sont compatibles avec la jurisprudence du Tribunal international ainsi qu’avec celle des juridictions internes. »

77. Dans l’affaire Le Procureur c. Edouard Karemera et Matthieu Ngirumpatse (décision relative à la requête de Matthieu Ngirumpatse tendant à citer le témoin YLH à comparaître, affaire no ICTR-98-44-T, 29 décembre 2010), la chambre de première instance du TPIR, statuant sur la question de l’admissibilité des dépositions écrites d’un témoin comme éléments de preuve et sur la nécessité de le citer à comparaître, a rappelé les principes qui suivent [traduction du greffe] :

« 12. Pour que soit admise une déposition écrite (...), il faut vérifier si elle ne fait pas mention des actes et du comportement de l’accusé tels qu’exposés dans l’acte d’accusation et si elle satisfait aux critères de l’article 89 C) du Règlement, c’est‑à dire si elle est pertinente et a valeur probante (...) Même dans l’hypothèse où une telle déposition remplirait toutes ces conditions, la Chambre statue souverainement sur son admissibilité, en gardant à l’esprit l’impératif d’assurer un procès équitable (...) [Et même au cas où] elle jugerait la déposition admissible, elle doit déterminer aussi si elle l’admet en totalité ou en partie et si le contre‑interrogatoire du témoin s’impose. En sus des éléments relatifs à l’équité du procès, il faut rechercher aussi si la preuve se rapporte à une question qui revêt toujours une importance aux yeux des parties, par opposition à une question secondaire ou marginalement pertinente. »

78. Dans l’affaire Le procureur c. Orić (décision interlocutoire relative à la durée d’audition des témoins à décharge, affaire no IT-03-68-AR73.2, 20 juillet 2005), la Chambre d’appel du TPIY a déclaré ce qui suit concernant l’égalité des armes relativement à la convocation et à l’audition de témoins [traduction du greffe] :

« 7. (...) La Chambre d’appel reconnaît depuis longtemps que « le principe de l’égalité des armes entre l’accusation et la défense dans un procès pénal est au cœur de la garantie d’un procès équitable ». Au minimum, « l’égalité des armes oblige l’organe judiciaire à veiller à ce qu’aucune des parties ne soit désavantagée lors de la présentation de sa cause », notamment en termes d’équité procédurale. Cela ne veut toutefois pas dire que l’accusé a nécessairement droit à la même durée d’auditions ou au même nombre de témoins que l’Accusation. Il incombe à l’Accusation de raconter toute une histoire, de livrer un récit cohérent et de prouver chaque élément constitutif des crimes reprochés au-delà de tout doute raisonnable. La stratégie de la défense, en revanche, consiste souvent à se pencher sur certaines failles dans les arguments de l’Accusation, auquel cas il lui faudra peut-être moins de temps et moins de témoins. C’est ce qui suffit à expliquer pourquoi généralement un principe de proportionnalité de base, plutôt qu’un principe de stricte égalité mathématique, régit le rapport entre le temps et le nombre de témoins attribués à chacune des deux parties. »

La Chambre d’appel du TPIR en a jugé de même dans l’affaire Le Procureur c. Nyiramasuhuko et al. (Butare) (décision relative à la liste de témoins, affaire no ICTR-98-42-AR73, 21 août 2007, § 26).

B. La Cour interaméricaine des droits de l’homme

79. La Cour interaméricaine des droits de l’homme se prononce sur des plaintes individuelles soumises en vertu de la Convention américaine relative aux droits de l’homme de 1969. Concernant le droit d’interroger des témoins, la Convention américaine dispose ce qui suit :

Article 8. Garanties judiciaires

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue avec les garanties voulues, dans un délai raisonnable, par un juge ou un tribunal compétent, indépendant et impartial, établi antérieurement par la loi, qui décidera du bien-fondé de toute accusation dirigée contre elle en matière pénale (...)

2. (...) Pendant l’instance, elle a droit, en pleine égalité, au moins aux garanties suivantes :

(...)

f. droit pour la défense d’interroger les témoins comparaissant à l’audience et d’obtenir la comparution, comme témoins ou experts, d’autres personnes qui peuvent faire la lumière sur les faits de la cause (...) »

80. Dans l’affaire Canese c. Paraguay (arrêt du 31 août 2004, série C no 111, §§ 164-165), la Cour interaméricaine a conclu à la violation du droit du requérant à un procès équitable au motif que, « en raison d’une négligence judiciaire, aucune preuve testimoniale [n’avait] été produite [au procès], ce qui [avait] empêché M. Canese de produire des preuves à décharge susceptibles de « faire la lumière sur les faits de la cause » ». Elle est parvenue à cette conclusion en retenant que l’accusé n’avait pas été autorisé à faire auditionner d’autres personnes dont les dépositions, en tant que témoins ou experts, auraient été susceptibles de « faire la lumière sur les faits de la cause » et que, en première instance, après avoir fait citer à comparaître des témoins dont l’accusé avait demandé l’audition, le juge était revenu sur cette décision et avait ordonné la clôture de l’examen des éléments de preuve.

81. Dans l’affaire Norín Catrimán et al. c. Chili (arrêt du 29 mai 2014, série C no 279, § 249), saisie de plusieurs requêtes dénonçant le recours exclusif lors de procès à des dépositions de témoins anonymes non vérifiées, la Cour interaméricaine a dit, en se référant notamment à la jurisprudence de la Cour, que l’utilisation de dépositions de témoins anonymes doit être soumise à un contrôle judiciaire et contrebalancée en adoptant des mesures compensatoires, en appréciant ces témoignages avec prudence et en les corroborant à l’aide d’autres éléments de preuve. En ce qui concerne l’un des requérants, elle a constaté qu’il « n’avait pu produire aucun moyen de preuve » à l’appui de sa thèse, car sa demande motivée et précise tendant à faire auditionner deux témoins de la défense avait été initialement accueillie par le juge d’instruction mais qu’aucune suite n’avait pu y être donnée parce que les témoins avaient refusé de comparaître. Aucun témoin de la défense n’ayant déposé et le requérant ayant été condamné sur la base des dépositions de trois témoins anonymes absents à l’audience, elle a conclu à la violation du droit garanti par l’article 8 (2) (f) de la Convention américaine (§§ 258‑259).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 ET 3 b) DE LA CONVENTION RELATIVEMENT AU VISIONNAGE D’UN ENREGISTREMENT VIDÉO

82. La requérante soutient qu’elle n’a pas pu bien voir une vidéo de surveillance secrète lors de sa projection à l’audience et que l’équité globale de son procès pénal s’en est trouvée atteinte. Elle invoque l’article 6 §§ 1 et 3 b) de la Convention, libellé comme suit dans sa partie pertinente :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement (...), par un tribunal (...), qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...)

3. Tout accusé a droit notamment à :

(...)

b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ; (...) »

83. Le Gouvernement conteste cette thèse.

A. L’arrêt de la chambre

84. La chambre a relevé que rien dans le dossier ne permettait d’établir que la requérante, que ce soit au procès ou en appel, s’était plainte de ne pas avoir pu voir l’enregistrement lors de sa projection à l’audience. Elle a toutefois conclu qu’il n’y avait pas lieu de statuer sur cette question, la requérante ayant en tout état de cause pu suivre les débats (paragraphes 71‑72 de l’arrêt de la chambre). Elle a également jugé que la projection de l’enregistrement à l’audience n’était pas « absolument indispensable » puisque la requérante l’avait demandée afin de vérifier l’exactitude des transcriptions et qu’il lui suffisait pour cela d’en écouter la bande audio.

85. La chambre a conclu à l’unanimité à la non-violation de l’article 6 §§ 1 et 3 b) de la Convention faute pour la défense d’avoir avancé qu’elle avait eu du mal à entendre la bande audio ou contesté l’authenticité de l’enregistrement lui-même (paragraphes 73-74 de l’arrêt de la chambre).

B. Les observations des parties devant la Grande Chambre

1. La requérante

86. Dans sa demande de renvoi, la requérante n’a fait aucune mention du constat de non-violation concernant la possibilité pour elle de voir la vidéo de surveillance projetée à l’audience. Dans ses observations devant la Grande Chambre, elle invite toutefois la Cour à tirer les conséquences du défaut de production par le Gouvernement des schémas du prétoire et du système de projection vidéo. Elle observe qu’une seule cassette a été projetée et allègue qu’elle n’a pas pu effectivement assister à la projection parce que le système vidéo était inadéquat. Elle y voit une violation de l’article 6 §§ 1 et 3 b) de la Convention.

2. Le Gouvernement

87. Le Gouvernement dit que, faute d’avoir été contestées par la requérante dans la demande de renvoi, les conclusions de la chambre sur ce point doivent être confirmées. Il fait siennes ces conclusions et souligne que la requérante a pu prendre connaissance du contenu de l’enregistrement et qu’elle n’a formé aucune véritable objection ou plainte à ce sujet lors de son procès. Dans son mémoire en appel, la requérante n’aurait fait qu’évoquer des difficultés techniques lors de la projection de la vidéo. Elle n’aurait pas contesté la légalité ou l’authenticité de l’enregistrement ni critiqué la qualité de ce dernier. Selon le Gouvernement, puisqu’elle avait souhaité visionner la vidéo afin de vérifier l’authenticité de la transcription, la projection n’était pas nécessaire, si ce n’est pour entendre la bande audio.

C. L’objet du litige devant la Grande Chambre

88. La Cour rappelle d’emblée que le contenu et l’objet de l’affaire renvoyée devant la Grande Chambre sont délimités par la décision de la chambre sur la recevabilité. Ainsi, la Grande Chambre ne peut se pencher sur l’affaire que dans la mesure où celle-ci a été déclarée recevable ; elle ne peut pas examiner les parties de la requête qui ont été déclarées irrecevables (voir, par exemple, Al-Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse [GC], no 5809/08, § 78, 21 juin 2016). Le grief en question a été déclaré recevable même s’il ne figurait pas dans la demande de renvoi formée par la requérante.

89. La Grande Chambre a donc compétence pour déterminer si la requérante, comme elle l’affirme, n’a pas pu effectivement assister à la projection de la vidéocassette à l’audience et si, dans l’affirmative, l’équité globale de son procès pénal s’en est trouvée atteinte, en violation de l’article 6 §§ 1 et 3 b) de la Convention.

D. L’appréciation de la Cour

90. Les exigences de l’article 6 § 3 représentant des aspects particuliers du droit à un procès équitable garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour examinera le grief sous l’angle de ces deux dispositions combinées (Simeonovi c. Bulgarie [GC], no 21980/04, § 113, 12 mai 2017, voir aussi Lüdi c. Suisse, 15 juin 1992, § 43, série A no 238, et Vacher c. France, 17 décembre 1996, § 22, Recueil des arrêts et décisions 1996‑VI).

91. Elle rappelle que l’article 6, lu comme un tout, reconnaît à l’accusé le droit d’être effectivement associé à son procès, ce qui inclut, entre autres, le droit non seulement d’y assister, mais aussi d’entendre et suivre les débats (Stanford c. Royaume-Uni, 23 février 1994, § 26, série A no 282-A). Le droit à un procès pénal contradictoire implique, pour l’accusation comme pour la défense, la faculté de prendre connaissance des observations ou éléments de preuve produits par l’autre partie, ainsi que de les commenter. La législation nationale peut remplir cette exigence de diverses manières, mais la méthode adoptée par elle doit garantir que la partie adverse soit au courant du dépôt d’observations et jouisse d’une possibilité véritable de les commenter (Zahirović c. Croatie, no 58590/11, § 42, 25 avril 2013, et la jurisprudence y citée). Les facilités dont doit bénéficier tout accusé incluent la possibilité, afin de préparer sa défense, de prendre connaissance du résultat des investigations conduites tout au long de la procédure (C.G.P. c. Pays-Bas (déc.), no 29835/96, 15 janvier 1997, Galstyan c. Arménie, no 26986/03, § 84, 15 novembre 2007, Ibrahimov et autres c. Azerbaïdjan, nos 69234/11 et 2 autres, § 95, 11 février 2016, et la jurisprudence y citée).

92. Au vu des éléments du dossier, des arguments formulés par les parties et des principes exposés ci-dessus, la Cour ne voit aucune raison de s’écarter des conclusions de la chambre.

93. Elle observe qu’une seule vidéo de surveillance a été projetée à l’audience, à la demande de la défense qui souhaitait visionner cette cassette précise de manière à vérifier l’exactitude de la transcription (paragraphe 50 ci-dessus). À aucun moment la défense n’a demandé à visionner les autres vidéocassettes dont il est incontesté qu’elles auraient pu être projetées au prétoire si l’une des parties en avait fait la demande. En outre, les transcriptions des conversations tirées de ces enregistrements ont été versées au dossier pénal et pouvaient être examinées.

94. Quant aux difficultés techniques que, selon ce qui était allégué en appel, la projection de la vidéocassette avait connues (paragraphe 63 ci‑dessus), la requérante n’a précisé ni devant les tribunaux internes ni devant la Cour en quoi elles consistaient. Par ailleurs, ni le procès-verbal d’audience ni les autres pièces du dossier n’indiquent qu’elle se serait plainte de la qualité de la bande audio de l’enregistrement. Aucune « conséquence » quant à un manque d’équité de la procédure ne peut être tirée du seul défaut de production par le Gouvernement des schémas du prétoire et du système de projection vidéo, que dénonce la requérante.

95. La Cour est convaincue que la requérante a pu effectivement assister à la projection de la vidéo dans des conditions qui lui ont permis de satisfaire ses besoins contentieux, à savoir vérifier l’exactitude de la transcription en la comparant à la bande audio de l’enregistrement. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 b) de la Convention à cet égard.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 ET 3 d) DE LA CONVENTION RELATIVEMENT AU TÉMOIN A.

96. La requérante soutient qu’elle n’a pas pu faire comparaître et interroger le témoin A. à l’audience et que l’équité globale de son procès pénal s’en est trouvée atteinte. Elle invoque l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention, libellé comme suit dans sa partie pertinente :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement (...), par un tribunal (...), qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle.

(...)

3. Tout accusé a droit notamment à :

(...)

d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ; (...) »

97. Le Gouvernement conteste cette thèse.

A. L’arrêt de la chambre

98. Après avoir rappelé que c’est au premier chef aux juridictions internes qu’il revient d’apprécier la pertinence des éléments dont la défense souhaite la production et que c’est à la Cour qu’il incombe de déterminer si le procès, considéré dans son ensemble, a été équitable, la chambre a tranché la présente affaire en retenant le critère établi dans l’arrêt rendu en l’affaire Perna c. Italie ([GC], no 48898/99, § 29, CEDH 2003‑V) et dans la jurisprudence ultérieure (paragraphe 84 de l’arrêt de la chambre). Elle a examiné : a) si la demande de la requérante était suffisamment motivée et pertinente au regard de l’objet de l’accusation et si elle était objectivement de nature à renforcer la position de la défense, voire à conduire à l’acquittement, et b) si la juridiction de jugement, faute d’avoir assuré la comparution d’un certain témoin à décharge, avait porté atteinte aux droits de la requérante découlant de l’article 6 § 3 d) de la Convention.

99. La chambre a tout d’abord constaté que la requérante n’avait pas contesté la déposition préliminaire de A. Tout en reconnaissant que le témoignage de ce dernier aurait pu au moins avoir une certaine pertinence au regard des chefs d’accusation, elle a répondu par la négative à la question découlant de la première branche du critère. Elle a relevé que la défense n’avait pas indiqué, fût-ce sommairement, en quoi la comparution de A. était importante à ses yeux, si les actions de ce dernier s’analysaient en un guet-apens, s’il avait exercé une pression quelconque sur la requérante, ni enfin si son témoignage aurait pu permettre de la disculper ou, tout au moins, de renforcer sa position de quelque manière que ce fût (paragraphe 87 de l’arrêt de la chambre). Sur la thèse du guet-apens, la chambre a expressément constaté que la requérante ne l’avait défendue pour la première fois que dans ses observations devant la Cour. Aussi a-t-elle estimé que la requérante n’avait pas suffisamment motivé sa demande tendant à l’audition de A. (ibidem). Par ailleurs, elle a conclu de son examen de l’équité globale de la procédure que la condamnation de la requérante était fondée sur plusieurs éléments de preuve. Malgré l’absence de A. au procès, sa déposition préliminaire avait été lue à l’audience et la requérante avait pu présenter des observations à ce sujet ainsi que sur les autres éléments.

100. En conséquence, la chambre a conclu, à la majorité, à la non‑violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention à raison de l’absence de ce témoin (paragraphes 88-89 de l’arrêt de la chambre).

B. Les observations des parties devant la Grande Chambre

1. La requérante

101. La requérante soutient que A. était un « témoin essentiel », que c’est par l’action de celui-ci qu’ont pu être obtenues les pièces à conviction et que cette action est donc assimilable à celle d’un agent provocateur. Elle dit avoir constamment et explicitement évoqué la thèse du guet-apens dans ses conclusions devant les juridictions internes, en mettant en avant le rôle primordial joué par A. aux yeux des autorités enquêtrices et des tribunaux, et en insistant sur l’importance de son audition en personne.

102. Tout en admettant que Me S., son avocat, avait demandé l’audition de A. au procès sans le justifier par des raisons précises, la requérante estime que l’importance et la pertinence du témoignage de A. pouvaient se déduire de la mention de ce dernier par elle au cours de son propre interrogatoire ainsi que par les personnes avec qui elle cohabitait lorsqu’elles avaient été précédemment interrogées.

103. S’agissant du critère applicable sur le terrain de la Convention, la requérante invite la Grande Chambre à revenir sur l’approche retenue dans l’arrêt Perna, du moins dans les affaires où la défense demande l’audition d’un témoin qu’elle n’a pas pu faire comparaître, par exemple un agent des forces de l’ordre, et dont l’accusation ne sollicite pas l’audition. À ses yeux, cette approche est « mécanique », ne prévoit aucun élément matériel et fait peser une charge excessive sur la défense qui est censée justifier l’audition d’un témoin pouvant se trouver entre les mains de l’accusation.

104. À l’appui de sa thèse ci-dessus, la requérante cite l’évolution des critères applicables aux témoins à charge qui découle selon elle des arrêts Al‑Khawaja et Tahery c. Royaume-Uni [GC], nos 26766/05 et 22228/06, CEDH 2011, et Schatschaschwili c. Allemagne [GC], no 9154/10, CEDH 2015, ainsi que les tendances actuelles de la jurisprudence dans les affaires de guet-apens et de réunion pacifique (Bannikova c. Russie, no 18757/06, § 73, 4 novembre 2010, et Navalnyy et Yashin c. Russie, no 76204/11, § 83, 4 décembre 2014). Elle estime qu’il ressort de cette évolution jurisprudentielle que les juridictions internes doivent retenir un critère de contrôle plus strict en matière de vérification des preuves à charge. S’appuyant sur la pratique récente de la Cour interaméricaine (Canese c. Paraguay et Norín Catrimán et al. c. Chili, paragraphes 80-81 ci-dessus), de la Chambre d’appel du TPIY (Le Procureur c. Martić, Le Procureur c. Halilović, et Le Procureur c. Krstić, paragraphes 73-75 ci‑dessus) et de la Cour suprême des États-Unis d’Amérique (Cruz v. New York, 481 US 186 (1987), et Lilly v. Virginia 527 US 116 (1999)), elle soutient que les règles de droit international régissant l’audition des témoins vont au-delà du critère de l’arrêt Perna et qu’il faut pouvoir auditionner non pas seulement les témoins susceptibles de livrer une déposition propre à conduire à un acquittement, mais « généralement les témoins factuels ».

105. La requérante constate que les juridictions internes n’ont pas assuré la présence du témoin A. alors que, selon elle, il avait joué un rôle d’agent infiltré. Elle estime qu’il a été démontré de manière convaincante que A. était le témoin essentiel et relève que lesdites juridictions l’ont condamnée en se fondant sur la déposition de ce dernier. À ses yeux, A. était aussi bien un témoin à décharge qu’un témoin à charge et le juge aurait dû le faire comparaître.

2. Le Gouvernement

106. À titre liminaire, le Gouvernement se dit en désaccord avec la requérante sur deux points quant à la manière dont l’audition de A. a été demandée.

107. Premièrement, il considère que les procès-verbaux d’audience reflétaient exactement et adéquatement le déroulement de la procédure. Il explique que, du reste, la défense n’a pas contesté les passages de ces procès-verbaux se rapportant à la demande d’audition de A., alors qu’elle avait formé des objections détaillées et précises sur leur teneur concernant divers autres points. Il ajoute que l’un des avocats de la requérante a expressément approuvé la partie non contestée des procès-verbaux.

108. Deuxièmement, le Gouvernement estime que l’allégation de la requérante selon laquelle celle-ci avait constamment plaidé le guet-apens devant les juridictions internes contredit les pièces du dossier. Il dit que la requérante n’a défendu la thèse de l’agent provocateur que dans ses observations devant la Cour et qu’aucune thèse de la sorte n’avait été formulée par la défense lorsque celle-ci avait demandé l’audition de A. Il soutient que toute thèse tirée d’un guet-apens était en tout état de cause manifestement mal fondée, la requérante ayant nié toute implication dans l’infraction dont elle était inculpée. À l’appui, il invoque la décision rendue par la Cour en l’affaire Koromchakova c. Russie (déc.) (no 19185/05, § 19, 13 décembre 2016).

109. Sur le fond de ce grief, le Gouvernement dit que le caractère équitable ou non d’un procès en ce qui concerne l’audition des témoins à décharge s’apprécie en retenant les critères suivants :

. Le requérant a-t-il clairement et explicitement fait part aux autorités de sa volonté d’interroger certains témoins en en faisant la demande ?

. Cette demande était-elle suffisamment motivée, pertinente au regard des accusations et propre à renforcer la position de la défense ?

. Les juridictions internes ont-elles méconnu l’article 6 § 3 d) faute d’avoir assuré la comparution d’un témoin ?

110. Le Gouvernement conclut que la requérante n’a même pas satisfait à la première branche de ce critère. Il souligne que la défense n’a demandé qu’une seule fois l’audition de A., qu’elle ne s’est pas opposée à la lecture de la déposition préliminaire de ce témoin alors que les règles de procédure le lui permettaient, et qu’elle a même approuvé dans une large mesure la teneur de la déposition ainsi lue. Il constate que, les parties ayant consenti à la lecture de la déposition de A. et aucune demande d’ajournement n’ayant été formulée, la juridiction de jugement a poursuivi l’examen de l’affaire comme les parties l’avaient jugé bon. Dès lors, selon lui, la requérante n’a pas pris les mesures d’ordre procédural minimales nécessaires à l’exercice de son droit d’interroger A. : elle s’est contentée de la déposition préliminaire de A. et a clairement et explicitement renoncé à son droit de faire entendre ce dernier à l’audience.

111. Nonobstant sa conclusion sur la première branche du critère, le Gouvernement tient à en examiner la deuxième branche et conclut que la requérante n’a pas justifié par des raisons suffisantes l’audition de A. Du point de vue factuel, il souligne que la requérante a sollicité l’interrogatoire de A. pendant la phase antérieure au procès, sept mois après son arrestation et l’ouverture de l’instruction. Il dit qu’elle n’a posé à ce témoin que des questions factuelles, sans rapport avec les chefs d’accusation retenus contre elle, et que la défense ne lui a pas posé d’autres questions une fois reçues les réponses aux premières.

112. Le Gouvernement ajoute que, en tout état de cause, d’autres témoins entendus à l’audience auraient pu répondre aux questions de la requérante, que l’accusation ne s’est pas référée à la déposition de A., et que les tribunaux ne se sont pas fondés sur celle-ci pour prononcer la condamnation.

113. Le critère n’étant satisfait en aucune de ses deux premières branches, le Gouvernement conclut qu’il n’est pas nécessaire d’en examiner la troisième.

C. L’appréciation de la Cour

114. La Cour note que le Gouvernement plaide que la requérante a renoncé à son droit d’interroger le témoin A. à l’audience. Elle considère qu’il faut voir dans cette thèse une exception préliminaire d’irrecevabilité du grief tiré de l’absence de ce témoin (voir, à cet égard, Palchik c. Ukraine, no 16980/06, §§ 36-38, 2 mars 2017, et Giurgiu c. Roumanie (déc.), no 26239/09, § 99, 3 octobre 2017).

115. Elle rappelle qu’en vertu de l’article 35 § 4 in fine de la Convention, elle peut « rejet[er] toute requête qu’elle considère comme irrecevable (...) à tout stade de la procédure ». Dès lors, même au stade de l’examen au fond, sous réserve de ce que prévoit l’article 55 du règlement, la Grande Chambre peut revenir sur la décision par laquelle la requête a été déclarée recevable lorsqu’elle constate que celle-ci aurait dû être jugée irrecevable pour une des raisons énumérées aux alinéas 1 à 3 de l’article 35 de la Convention (Regner c. République tchèque [GC], no 35289/11, § 97, 19 septembre 2017, renvoyant à l’arrêt Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, § 56, 25 mars 2014, et la jurisprudence y citée).

116. La thèse avancée par le Gouvernement dans ses observations devant la chambre et la Grande Chambre est qu’en consentant à la lecture à l’audience de la déposition préliminaire de A., la requérante et ses avocats ont clairement et explicitement renoncé à leur droit de faire comparaître et interroger ce témoin.

117. Ni la lettre ni l’esprit de l’article 6 de la Convention n’empêchent une personne de renoncer de son plein gré, de manière expresse ou tacite, aux garanties d’un procès équitable. Toutefois, pour entrer en ligne de compte sous l’angle de la Convention, pareille renonciation doit se trouver établie de manière non équivoque et doit être entourée d’un minimum de garanties correspondant à sa gravité. Elle n’a pas besoin d’être explicite mais elle doit être volontaire, consciente et éclairée. Avant qu’un accusé puisse être réputé avoir implicitement renoncé, par son comportement, à un droit important énoncé à l’article 6, il doit être établi qu’il aurait pu raisonnablement prévoir les conséquences de son comportement. De plus, cette renonciation ne doit se heurter à aucun intérêt public important (Simeonovi, précité, § 115 et la jurisprudence y citée).

118. Il s’ensuit que la renonciation au droit d’interroger un témoin, qui figure parmi les droits fondamentaux énumérés à l’article 6 § 3 constitutifs de la notion de procès équitable, doit être strictement conforme aux exigences exposées ci-dessus.

119. En l’espèce, la Cour observe que, à l’audience du 13 janvier 2005, la requérante, assistée de ses avocats, a accepté qu’il soit donné lecture de la déposition préliminaire du témoin A. (paragraphe 52 ci-dessus). Il convient de relever que la requérante n’a ni contesté l’exactitude des procès-verbaux d’audience pertinents ni soutenu qu’elle n’avait pas bénéficié de conseils éclairés en la matière.

120. La Cour rappelle par ailleurs que dans plusieurs affaires antérieures portant sur des situations analogues, elle avait pris en considération divers éléments factuels et juridiques avant de conclure que les requérants avaient renoncé (voir, par exemple, Khametshin c. Russie, no 18487/03, § 41, 4 mars 2010, Poletan et Azirovik c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, nos 26711/07 et 2 autres, § 87, 12 mai 2016, et Palchik, précité, § 36) ou non à leur droit d’interroger un témoin (voir, par exemple, Bocos‑Cuesta c. Pays-Bas, no 54789/00, § 66, 10 novembre 2005, Makeïev c. Russie, no 13769/04, § 37, 5 février 2009, et Gabrielyan c. Arménie, no 8088/05, § 85, 10 avril 2012).

121. La Cour doit maintenant rechercher si, au vu des circonstances de l’espèce, la requérante a renoncé à son droit d’interroger le témoin A. Elle note d’emblée que rien dans le dossier n’indique que les actions de la requérante n’aient pas été volontaires ni qu’elles se soient heurtées à un intérêt public important.

122. Il ressort du procès-verbal d’audience que la défense a consenti de manière non équivoque à la lecture de la déposition préliminaire de A. Le dernier jour de l’examen des éléments de preuve, Me S. a prié le tribunal de convoquer le témoin A. La présidente ayant ensuite informé les parties que ce témoin ne pouvait comparaître, la procureure a demandé la lecture à l’audience de la déposition préliminaire de A. Me U. ne s’y est pas opposée et Me S. l’a explicitement accepté (paragraphe 52 ci-dessus).

123. Avant de clore l’examen des éléments de preuve, la présidente a demandé ensuite aux parties si elles étaient prêtes à s’en tenir là en l’absence des témoins qui n’avaient pas comparu. La requérante n’a fait aucune objection et, en particulier, elle n’a pas réitéré sa demande tendant à l’audition du témoin A. (paragraphes 52-55 ci-dessus).

124. Or, le code de procédure pénale russe permettait à la requérante de s’opposer à la lecture de cette déposition, même sans en donner la raison. Si elle s’y était opposée en insistant pour que A. soit convoqué, le tribunal n’aurait pu donner lecture de la déposition préliminaire de ce témoin que dans les conditions particulières énumérées à l’article 281 § 2 du code de procédure pénale (paragraphe 71 ci-dessus). Au cas où ces conditions n’auraient pas été remplies, il aurait alors été possible d’ajourner l’audience et de convoquer une nouvelle fois le témoin A.

125. Devant la juridiction de jugement, la requérante était représentée par deux avocats professionnels de son choix. Aucun élément n’indique qu’ils ignoraient les conséquences de leur consentement à la lecture de la déposition de A., à savoir qu’ils perdraient ainsi la possibilité de faire entendre le témoin à l’audience et que le tribunal prendrait cette déposition en considération lorsqu’il se prononcerait sur les charges retenues contre la requérante.

126. Par ailleurs, rien dans le droit applicable ou dans la pratique judiciaire n’interdisait à la défense de déposer d’autres demandes tendant à la comparution de A. au cours de la procédure d’appel. Or, la requérante, toujours assistée de deux avocats, n’a pas non plus choisi d’user de cette possibilité. Il convient également d’observer qu’à aucun moment de la procédure, devant les juridictions internes comme devant la Cour, elle n’a qualifié d’inadéquates les prestations de ses avocats.

127. Les éléments ci-dessus suffisent à la Cour pour conclure que, en acceptant la lecture de la déposition préliminaire du témoin A. à l’audience et en ne réitérant pas sa demande tendant à faire citer ce dernier, la requérante a renoncé à son droit de l’interroger (Palchik, précité, § 36). Cette renonciation était entourée d’un minimum de garanties correspondant à sa gravité. À cet égard, la Cour rappelle que la requérante était assistée de deux avocats et que la présidente lui a explicitement demandé si elle était prête à s’en tenir là en l’absence de ce témoin, ce à quoi la défense ne s’est pas opposée. Elle relève également que la requérante aurait pu commenter la déposition de A. mais qu’elle n’a formulé aucune objection matérielle au contenu de celle-ci (paragraphe 52 ci‑dessus). Par ailleurs, elle considère que l’affaire ne soulevait aucune question d’intérêt public s’opposant à la renonciation aux garanties de procédure susmentionnées (Hermi c. Italie [GC], no 18114/02, § 79, CEDH 2006‑XII). Rien ne permet de douter que la renonciation de la requérante à son droit était consciente et éclairée ni que celle-ci, assistée de ses deux avocats, aurait pu raisonnablement prévoir les conséquences de son comportement (Khametshin, précité, § 41, et Palchik, précité, § 36 ; a contrario, Sakhnovski c. Russie [GC], no 21272/03, §§ 91‑92, 2 novembre 2010).

128. En conséquence, la Cour accueille l’exception préliminaire du Gouvernement et rejette, pour défaut manifeste de fondement, le grief tiré par la requérante de l’absence du témoin A. à l’audience, en application de l’article 35 § 3 a) de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 ET 3 d) DE LA CONVENTION RELATIVEMENT AUX TÉMOINS B. ET K.

129. Invoquant l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention, la requérante soutient qu’elle n’a pas pu faire comparaître et entendre à l’audience les deux témoins instrumentaires B. et K. et que l’équité globale de son procès pénal s’en est trouvée atteinte.

130. Le Gouvernement conteste cette thèse.

A. L’arrêt de la chambre

131. La chambre a constaté qu’en droit russe, les témoins instrumentaires sont invités par l’enquêteur à assister en tant qu’observateurs neutres au déroulement d’une mesure d’enquête et que, contrairement aux témoins matériels, ils ne sont censés ni connaître l’affaire ni témoigner sur les circonstances de la cause ou sur la culpabilité ou l’innocence de l’accusé (Shumeyev et autres c. Russie (déc.), nos 29474/07 et 3 autres, § 31, 22 septembre 2015).

132. Ayant établi que la juridiction de jugement ne s’était appuyée sur aucune des déclarations faites par B. et K. au cours de la procédure, que ce soit en faveur de la requérante ou en sa défaveur, et que ces derniers n’auraient pu témoigner que de la manière dont la fouille avait été pratiquée et de ses résultats, la chambre a estimé que leur déposition n’aurait pas pu influer sur l’issue du procès de la requérante (paragraphes 96-97 de l’arrêt de la chambre).

133. La chambre a conclu, à la majorité, à la non-violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) (paragraphe 98 de l’arrêt de la chambre).

B. Les observations des parties devant la Grande Chambre

1. La requérante

134. La requérante soutient que, si elle n’a pas insisté sur l’audition des témoins instrumentaires, ses avocats l’ont bel et bien fait, puisque ceux-ci estimaient ces dépositions pertinentes afin de faire la lumière sur les circonstances de sa fouille au poste de police et sur la manière dont ces témoins avaient été choisis. Elle estime donc qu’il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention.

2. Le Gouvernement

135. Le Gouvernement fait siennes les conclusions de la chambre sur ce point. Il estime que l’audition des témoins instrumentaires n’était pas nécessaire étant donné que les juridictions internes ne se sont pas appuyées sur leurs dépositions. Il dit que ces deux personnes auraient été incapables de témoigner au sujet de la thèse selon laquelle les explosifs avaient été placés dans le sac de la requérante, le fait ainsi allégué étant antérieur à la fouille conduite en leur présence. Il fait valoir que l’audition de ces témoins n’a été demandée qu’une seule fois, que les juridictions internes l’ont refusée et que la défense n’a pas davantage insisté sur ce point. S’appuyant sur la décision rendue dans l’affaire Shumeyev et autres, précitée, il ajoute que rien n’indique que les témoins instrumentaires auraient pu fournir des éléments autres que ceux dont disposaient déjà les juridictions internes.

C. L’appréciation de la Cour

136. La Cour observe que la législation régissant la procédure pénale russe contient des dispositions distinctes concernant les témoins matériels (свидетели) et les témoins instrumentaires (понятые) et elle emploie des termes différents pour les distinguer. Les témoins instrumentaires sont invités par un enquêteur à assister au déroulement d’une mesure d’instruction en qualité d’observateurs neutres. Ils ne sont considérés ni comme des témoins à charge ni comme des témoins à décharge parce que, à l’inverse des témoins matériels, ils ne sont pas censés avoir une quelconque connaissance de l’affaire et qu’ils ne témoignent pas au sujet des circonstances de celle-ci, ou de la culpabilité ou de l’innocence de l’accusé. Leur absence au procès pénal n’est contraire aux garanties de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention que pour autant que la déposition qu’ils pourraient livrer se limite au déroulement des mesures d’enquête et constitue, pour l’essentiel, un élément de preuve redondant (Shumeyev et autres, précité, § 37).

137. Il convient toutefois d’observer que les principes exposés ci-dessus se sont dégagés s’agissant de dépositions de témoins instrumentaires produites par l’accusation.

138. En l’espèce, c’est la défense qui entendait utiliser les déclarations des témoins instrumentaires B. et K. à l’appui de sa thèse selon laquelle les explosifs avaient été placés dans le sac à main de la requérante avant sa fouille. De ce point de vue, B. et K. n’auraient pas simplement témoigné sur les modalités de la fouille et sur les informations ensuite consignées dans les procès-verbaux de la police. Ils doivent donc être considérés comme des « témoins à décharge » au sens de l’article 6 § 3 d) de la Convention.

1. Principes généraux établis dans la jurisprudence en matière d’audition des témoins à décharge

139. La Cour rappelle que, sur le terrain de l’article 6 de la Convention, les règles d’admissibilité des preuves relèvent en premier chef du droit interne et que sa mission consiste non pas à se prononcer sur le point de savoir si des dépositions de témoins ont été à bon droit admises comme preuves, mais à rechercher si la procédure considérée dans son ensemble, y compris le mode de présentation des moyens de preuve, a revêtu un caractère équitable (voir, parmi de nombreux autres précédents, Van Mechelen et autres c. Pays-Bas, 23 avril 1997, § 50, Recueil 1997-III, et Perna, précité, § 29). L’article 6 § 3 d) de la Convention n’impose pas la comparution et l’interrogation de tout témoin à décharge, le but essentiel de cette disposition, comme l’indique l’expression « dans les mêmes conditions », étant de garantir une pleine « égalité des armes » en la matière (Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, § 91, série A no 22, et Vidal c. Belgique, 22 avril 1992, § 33, série A no 235-B).

140. Dans l’arrêt rendu en l’affaire Perna (précité, § 29), abondamment cité par les parties et par la chambre, la Cour a exposé les principes applicables à la convocation et à l’interrogation des témoins à décharge. Premièrement, il revient en principe aux juridictions internes d’apprécier les éléments rassemblés par elles et la pertinence de ceux dont les accusés souhaitent la production. L’article 6 § 3 d) leur laisse, toujours en principe, le soin de juger de l’utilité de citer tel ou tel témoin à comparaître. Deuxièmement, il ne suffit pas à l’accusé de se plaindre de ne pas avoir pu interroger certains témoins ; encore faut-il qu’il étaye sa demande d’audition de témoins en en précisant l’importance et que cette audition soit nécessaire à la manifestation de la vérité.

141. Le critère de l’arrêt Perna consiste essentiellement à se poser deux questions : premièrement, le requérant a-t-il étayé sa demande d’audition de témoin en en précisant l’importance aux fins de la « manifestation de la vérité » ? Deuxièmement, le refus par les juridictions internes d’auditionner le témoin a-t-il nui à l’équité globale du procès ? (Perna, précité, §§ 29, 32).

142. Il est utile d’examiner l’évolution du critère retenu par l’arrêt Perna dans la jurisprudence ultérieure et les difficultés nées de son application concrète.

143. La Cour a précisé à plusieurs reprises que l’audition d’un témoin à décharge, lorsqu’elle permet raisonnablement de confirmer l’alibi de l’accusé, est a priori considérée comme pertinente (voir, par exemple, Polyakov c. Russie, no 77018/01, § 34, 29 janvier 2009). Au contraire, dans une affaire où cette mesure était sollicitée afin d’établir des éléments sans objet au regard de l’accusation et n’était pas à même de prouver l’innocence de l’accusé, elle a jugé que l’absence du témoin n’avait pas compromis l’équité du procès pénal (Tymchenko c. Ukraine, no 47351/06, § 92, 13 octobre 2016). La Cour a également souligné que le juge national n’est pas tenu de donner suite aux demandes manifestement abusives d’audition de témoins à décharge (Dorokhov c. Russie, no 66802/01, § 72, 14 février 2008).

144. Le requérant satisfait aux exigences de l’article 6 § 3 d) s’il présente une demande suffisamment motivée, pertinente au regard de l’objet de l’accusation et raisonnablement susceptible de renforcer la position de la défense ou de conduire à l’acquittement (Dorokhov, précité, §§ 67-72, et Polyakov, précité, § 34). Il doit expliquer de manière suffisamment claire au juge interne en quoi l’audition d’un témoin donné s’impose (Miminoshvili c. Russie, no 20197/03, § 122, 28 juin 2011).

145. La valeur de la déposition d’un témoin à décharge s’apprécie à l’aune de sa capacité à influer sur l’issue d’un procès. Par exemple, il ne sera peut-être pas nécessaire de citer un témoin dont la déposition pourrait permettre d’étayer la thèse de l’accusé selon laquelle ses aveux lui avaient été extorqués au moyen d’un mauvais traitement si ceux-ci n’ont pas joué un rôle crucial dans le verdict de culpabilité (Tarasov c. Ukraine, no 17416/03, § 105, 31 octobre 2013). Dès lors que les autorités nationales elles-mêmes reconnaissent la pertinence de la déposition d’un témoin à décharge, par exemple en la citant dans l’acte d’accusation ou en faisant droit à plusieurs reprises à la demande tendant à la comparution de ce témoin, et que ce dernier n’est finalement pas convoqué pendant la suite de l’instance, la défense n’aura alors peut-être pas, devant le juge interne, à justifier cette audition par d’autres raisons (Pello c. Estonie, no 11423/03, § 33, 12 avril 2007).

146. Les juridictions internes ne peuvent rejeter que pour des raisons pertinentes la demande de la défense tendant à l’audition d’un témoin dont la déposition permettrait objectivement de renforcer la position de l’accusé voire de conduire à son acquittement, (Topić c. Croatie, no 51355/10, § 42, 10 octobre 2013). Il pourrait en pareil cas leur suffire de se référer à d’autres éléments de l’affaire indiquant pourquoi le témoin ne serait pas à même de fournir des informations nouvelles ou importantes (Sergey Afanasyev c. Ukraine, no 48057/06, § 70, 15 novembre 2012, et Janyr c. République tchèque, no 42937/08, §§ 81-82, 31 octobre 2013).

147. Aux yeux de la Cour, que les autorités internes aient accepté de faire entendre un témoin à décharge à un certain moment de l’instruction ou du procès et ne l’aient pas auditionné ultérieurement est un élément certes pertinent, mais non décisif à lui seul (comparer avec Popov c. Russie, no 26853/04, § 188, 13 juillet 2006, où l’absence du témoin a conduit à une violation de l’article 6 de la Convention, et Andrey Zakharov c. Ukraine, no 26581/06, §§ 61-62, 7 janvier 2016, où tel n’a pas été le cas). Toutefois, dès lors qu’il a admis, au moins en principe, que l’audition d’un certain témoin à décharge serait pertinente, le juge interne est tenu de prendre des mesures « effectives » aux fins d’assurer la comparution de ce témoin au procès, en lui adressant à tout le moins une citation (Polufakin et Chernyshev c. Russie, no 30997/02, § 207, 25 septembre 2008) ou en ordonnant à la police de le faire comparaître de force (Pello, précité, § 34).

148. Seules des circonstances exceptionnelles pourront amener la Cour à conclure que le défaut d’audition d’un témoin était incompatible avec l’article 6 de la Convention (Bricmont c. Belgique, 7 juillet 1989, § 89, série A no 158). Le rejet non motivé d’une demande ou le « silence » du juge interne saisi d’une demande suffisamment motivée et pertinente tendant à la convocation d’un témoin à décharge ne conduira pas forcément à un constat de violation de l’article 6 (Dorokhov, précité, §§ 74‑75). L’équité globale du procès étant un principe primordial sur le terrain de l’article 6, le requérant doit démontrer non seulement que le témoin à décharge en question n’a pas été entendu, mais aussi que la convocation de celui-ci était nécessaire à la manifestation de la vérité et que le refus de l’interroger a nui aux droits de la défense (Guilloury c. France, no 62236/00, § 55, 22 juin 2006, et la jurisprudence y citée).

149. La Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 162, CEDH 2010). Lorsqu’elle statue sur l’équité d’un procès, la Cour n’agit pas comme une juridiction de quatrième instance se prononçant sur la conformité au droit interne de l’obtention des éléments de preuve, sur leur admissibilité ou sur la culpabilité d’un requérant (voir, mutatis mutandis, Gäfgen, précité, § 162, Tseber c. République tchèque, no 46203/08, § 42, 22 novembre 2012, et Nikolitsas c. Grèce, no 63117/09, § 30, 3 juillet 2014). Selon le principe de subsidiarité, ces questions relèvent de la compétence des juridictions internes. Il ne revient pas à la Cour de statuer sur le point de savoir si les preuves produites sont suffisantes pour fonder la condamnation d’un requérant et de substituer ainsi sa propre appréciation des faits et des preuves à celle des juridictions internes. La seule tâche de la Cour consiste à déterminer si la procédure a été équitable et si, dans un litige déterminé, elle a été compatible avec la Convention, eu égard également aux circonstances spécifiques de l’affaire, à sa nature et à sa complexité (Taxquet c. Belgique [GC], no 926/05, § 84, CEDH 2010, et Al-Khawaja et Tahery, précité, § 118).

2. Clarification des principes généraux

150. Dans ses observations devant la Grande Chambre, la requérante invite la Cour à revenir sur le critère établi dans l’arrêt Perna parce que, selon elle, les principes qui y sont formulés sont « mécaniques », ne prévoient aucun élément matériel et font peser une charge excessive sur la défense. Elle dit que les règles de droit international en matière d’audition de témoins ont évolué bien au-delà du critère établi dans l’arrêt Perna en ce qu’elles auraient allégé la charge pesant sur la défense de prouver la nécessité de l’audition d’un témoin et mettraient davantage l’accent sur l’examen, par la juridiction de jugement, des raisons de l’absence d’un témoin et des conséquences de celle-ci sur l’équité globale de la procédure. À l’appui de sa thèse, la requérante cite notamment la pratique de la Chambre d’appel du TPIY et celle de la Cour interaméricaine des droits de l’homme (paragraphe 104 ci-dessus).

151. Après avoir attentivement examiné la pratique susmentionnée des autres juridictions internationales, la Cour ne discerne aucun élément susceptible d’étayer la thèse de la requérante. Au contraire, la jurisprudence de la Chambre d’appel du TPIY et celle de la Cour interaméricaine des droits de l’homme montrent que les principes généraux retenus par ces juridictions internationales aux fins de l’appréciation de l’équité globale du procès pénal sont comparables, voire identiques, à ceux établis par la Cour. Elle relève également que ces juridictions ont formulé leurs propres principes en s’appuyant abondamment sur sa jurisprudence (paragraphes 75 et 81 ci-dessus).

152. Cela étant, la Cour juge utile en l’espèce de clarifier les principes généraux régissant l’audition des témoins à décharge tels qu’ils sont formulés dans sa jurisprudence relative à l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention.

153. Le critère de l’arrêt Perna consiste à se poser deux questions : premièrement, le requérant a-t-il étayé sa demande d’audition de témoin en en précisant l’importance aux fins de la « manifestation de la vérité » ? Deuxièmement, le refus par les juridictions internes d’auditionner le témoin a-t-il nui à l’équité globale du procès ? (paragraphe 141 ci‑dessus).

154. Un examen attentif de la jurisprudence permet de voir toutefois que si la Cour suit généralement l’approche exposée ci-dessus, elle analyse aussi systématiquement la manière dont les juridictions internes se sont prononcées sur la demande d’audition de témoin en question. Dans la grande majorité des affaires antérieures et postérieures à l’arrêt Perna, la conduite et le processus décisionnel des juridictions ont fait l’objet d’un contrôle distinct et étaient des éléments de poids dans l’appréciation de la Cour (voir, entre autres, Bricmont, précité, § 89, Destrehem c. France, no 56651/00, §§ 41-45, 18 mai 2004, Asci c. Autriche (déc.), no 4483/02, 19 octobre 2006, Popov, précité, § 188, Polyakov, précité, § 35, Tarău c. Roumanie, no 3584/02, §§ 74-76, 24 février 2009, et Topić, précité, § 42). La minutie et la retenue dont la Cour fait preuve quand elle examine le raisonnement des juridictions internes sont conformes aux principes établis suivants : premièrement, celles-ci sont les mieux placées pour apprécier la pertinence et l’admissibilité des éléments de preuve et, deuxièmement, seules des circonstances exceptionnelles peuvent amener la Cour à conclure que le défaut d’audition d’une personne en qualité de témoin était incompatible avec l’article 6 de la Convention.

155. La question de savoir si les juridictions internes ont examiné la pertinence du témoignage en question et ont suffisamment motivé leur décision de ne pas auditionner le témoin est donc un élément indépendant et essentiel du critère retenu sur le terrain de l’article 6 § 3 d) de la Convention.

156. Il apparaît que l’appréciation judiciaire de la pertinence d’un témoignage et la motivation des juridictions internes dans leur réponse à la demande d’audition d’un témoin formulée par la défense sont le lien logique entre les deux éléments du critère de l’arrêt Perna et ont servi d’élément matériel implicite. Dans un souci de clarté et de cohérence de sa pratique, la Cour juge souhaitable d’en faire un élément explicite (voir, dans le même sens, Perez c. France [GC], no 47287/99, § 54-56, CEDH 2004‑I).

157. Une telle évolution apparaît conforme à la jurisprudence récente sur le terrain de l’article 6 de la Convention soulignant l’importance capitale de l’obligation faite aux tribunaux de se livrer à un examen minutieux des questions pertinentes dès lors que la défense en fait la demande de manière suffisamment motivée. Par exemple, dans l’arrêt de Grande Chambre en l’affaire Dvorski c. Croatie ([GC], no 25703/11, § 109, CEDH 2015), la Cour a estimé que lorsque les autorités internes sont saisies d’une contestation sur un point de droit susceptible d’influer sur l’équité globale du procès, elles doivent se livrer à un examen minutieux des questions s’y rapportant, prendre des mesures afin de faire la lumière sur les circonstances pertinentes et dûment motiver leurs décisions. De manière similaire, dans des affaires impliquant un agent provocateur, elle a dit que, dès lors qu’ils sont « saisis d’une allégation plausible, voire défendable », de guet-apens, les tribunaux « doivent tenir compte du point de savoir si le produit des achats tests était admissible en tant que preuve, et vérifier en particulier s’ils n’étaient pas entachés d’incitation » (Lagutin et autres c. Russie, nos 6228/09 et 4 autres, § 118, 24 avril 2014).

158. Dès lors que la demande d’audition de témoin à décharge est formulée conformément au droit interne, la Cour, eu égard aux considérations ci-dessus, retient le critère en trois branches qui suit :

1. La demande d’audition de témoin était-elle suffisamment motivée et pertinente au regard de l’objet de l’accusation ?

2. Les juridictions internes ont-elles examiné la pertinence que pouvait avoir la déposition et motivé par des raisons suffisantes leur décision de ne pas auditionner le témoin au procès ?

3. La décision des juridictions internes de ne pas auditionner le témoin a-t-elle nui à l’équité globale du procès ?

159. Si elle estime que la jurisprudence existante offre déjà une base solide aux fins de l’application de toutes les trois branches de ce critère, la Cour n’en juge pas moins bon d’apporter les indications qui suivent dans l’optique de l’examen des futures affaires.

a) La demande d’audition de témoin était-elle suffisamment motivée et pertinente au regard de l’objet de l’accusation ?

160. Pour ce qui est de la première branche, la Cour note qu’à l’aune du critère de l’arrêt Perna, la réponse apportée à la question de savoir si l’accusé a étayé sa demande d’audition de témoin à décharge dépend de la pertinence du témoignage aux fins de la « manifestation de la vérité ». Dans certaines affaires postérieures à l’arrêt Perna, la Cour a examiné si la déposition était pertinente aux fins de la « manifestation de la vérité », mais elle a recherché dans d’autres si la déposition était à même d’influer sur l’issue du procès (voir, par exemple, Tarasov, précité, § 105), de confirmer raisonnablement l’alibi de l’accusé (voir, par exemple, Polyakov, précité, § 34), de conduire objectivement à l’acquittement (Dorokhov, précité, § 72) ou de renforcer objectivement la position de la défense voire de permettre l’acquittement du requérant (Topić, précité, § 42). L’élément qui apparaît unir toutes les approches ci-dessus est la pertinence de la déposition au regard de l’objet de l’accusation et sa capacité à influer sur l’issue du procès. Au vu de l’évolution de sa jurisprudence relative à l’article 6 de la Convention, la Cour juge nécessaire de clarifier ce critère en englobant dans son champ d’application les demandes de la défense tendant à l’audition non seulement de témoins susceptibles d’influer sur l’issue du procès, mais aussi d’autres témoins dont on peut raisonnablement attendre qu’ils renforcent la position de la défense.

161. La pertinence d’une déposition est donc elle aussi déterminante pour ce qui est de savoir si le requérant a justifié par des « raisons suffisantes » sa demande d’audition de témoin, la qualité « suffisante » d’une motivation étant tributaire du rôle joué par le témoignage en question dans les circonstances de l’espèce (Pello, précité, § 33, qui retient dans une large mesure cette approche). Il est impossible d’apprécier dans l’abstrait si certaines raisons invoquées pour justifier l’audition d’un témoin peuvent être jugées suffisantes et pertinentes au regard de l’objet de l’accusation. Cette appréciation suppose nécessairement la prise en compte des circonstances de l’espèce, ce qui inclut les dispositions de droit interne applicables, le stade et l’état d’avancement de la procédure, les arguments et stratégies adoptés par les parties et leur comportement au cours de l’instance. Il est vrai que dans certains cas, la pertinence de la déposition d’un témoin à décharge pourrait être évidente au point qu’il suffirait que la défense ait avancé des motifs lacunaires pour répondre par l’affirmative à la première question tirée du critère (comparer avec Pello, précité, § 33).

b) Les juridictions internes ont-elles examiné la pertinence que pouvait avoir la déposition et motivé par des raisons suffisantes leur décision de ne pas auditionner le témoin au procès ?

162. La deuxième branche du critère impose aux juridictions internes d’examiner la pertinence de l’audition sollicitée par la défense et de motiver suffisamment leurs décisions sur ce point. Ces exigences sont bien établies dans la jurisprudence de la Cour (voir, par exemple, Popov, précité, § 188, et Topić, précité, § 42).

163. La Cour rappelle, d’une part, que l’admissibilité des preuves sous l’angle de l’article 6 de la Convention relève au premier chef des règles du droit interne et que les juridictions internes sont les mieux placées pour statuer sur ce point et, d’autre part, que l’article 6 § 3 d) de la Convention n’impose pas la comparution et l’interrogation de tout témoin à décharge mais vise à garantir l’« égalité des armes » en la matière. Dans ce cadre, il appartient aux juridictions internes, toujours au premier chef, d’examiner attentivement les questions pertinentes dès lors que la défense formule une demande suffisamment motivée tendant à l’audition d’un témoin.

164. Toute analyse de ce type suppose nécessairement la prise en compte des circonstances de l’espèce. Le raisonnement des juridictions doit correspondre aux motifs avancés par la défense, c’est-à-dire qu’il doit être aussi étoffé et détaillé qu’eux.

165. Étant donné que la Convention n’exige pas la convocation ou l’interrogation de tout témoin à décharge, les juridictions internes ne sont pas censées donner une réponse détaillée à chaque demande formulée en ce sens par la défense ; elles doivent toutefois motiver adéquatement leur décision (pour une logique similaire s’agissant de l’obligation faite aux juridictions internes de répondre aux moyens d’appel, Van de Hurk c. Pays‑Bas, 19 avril 1994, § 61, série A no 288, et Boldea c. Roumanie, no 19997/02, § 30, 15 février 2007).

166. En général, c’est de la pertinence de la déposition en question et du caractère suffisant des raisons avancées par la défense au vu des circonstances de l’espèce que dépendront la portée et la minutie de l’analyse à laquelle le juge interne devra se livrer pour apprécier la nécessité d’assurer la présence et l’audition du témoin. Dès lors, plus les arguments formulés par la défense seront solides et fondés, plus le juge interne devra opérer un contrôle minutieux et exposer un raisonnement convaincant s’il entend rejeter la demande de la défense tendant à l’audition d’un témoin.

c) La décision des juridictions internes de ne pas auditionner un témoin a‑t‑elle nui à l’équité globale du procès ?

167. La Cour juge indispensable, dans tous les cas de figure, d’examiner l’incidence d’un refus d’audition au procès d’un témoin à décharge sur l’équité de la procédure dans son ensemble (voir, dans des contextes différents, Ibrahim et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 50541/08 et 3 autres, §§ 250-252, 13 septembre 2016, Dvorski, précité, § 82, et Schatschaschwili, précité, § 101). Le respect des exigences du procès équitable s’apprécie au cas par cas, à l’aune de la conduite de la procédure dans son ensemble et non en se fondant sur l’examen isolé de tel ou tel point ou incident (Ibrahim et autres, précité, § 251).

168. Selon la Cour, préserver l’équité globale comme point de référence définitif dans l’analyse d’un procès permet d’empêcher que le critère en trois branches proposé ne devienne excessivement rigide et mécanique dans son application. Si les conclusions tirées au terme des deux premières branches seront généralement très révélatrices quant à savoir si la procédure a été équitable, il ne peut être exclu que dans certains cas, certes exceptionnels, des considérations d’équité pourront justifier une conclusion contraire.

3. Application de ces principes au cas d’espèce

a) La demande d’audition des témoins B. et K. était-elle suffisamment motivée et pertinente au regard de l’objet de l’accusation ?

169. Ainsi qu’il ressort du procès-verbal d’audience, les avocats de la requérante ont demandé au tribunal de convoquer B. et K. afin de faire la lumière sur les circonstances exactes de la fouille et ainsi d’établir si les explosifs avaient été placés sur la requérante. Pour sa part, cette dernière a déclaré « ne [pas tenir] absolument » à leur audition car elle soutenait que les explosifs avaient été placés par les policiers avant sa fouille. Elle s’est toutefois ralliée à la demande de ses avocats, qui estimaient nécessaire la comparution de B. et K. (paragraphe 52 ci-dessus).

170. Il convient de noter qu’au cours du procès, c’est l’accusation qui a interrogé de manière approfondie les policiers qui avaient participé à l’arrestation, à la fouille et à la prise des empreintes de la requérante (paragraphe 42 ci‑dessus). Tous ont déclaré que celle-ci avait gardé avec elle son sac à main jusqu’à sa fouille et que ses empreintes n’avaient été prises qu’une seule fois, après la fouille. Pour sa part, la défense est généralement restée passive pendant le contre-interrogatoire de ces témoins et elle ne leur a posé que deux questions visant à revenir de façon plus détaillée sur les événements exposés ci-dessus.

171. La Cour observe que la défense n’a donné guère plus qu’une brève indication de la pertinence des dépositions qu’auraient pu faire B. et K. Elle n’a toutefois formulé aucun argument de fait ou de droit particulier ni précisé en des termes concrets en quoi on aurait raisonnablement pu attendre que ces témoignages renforcent la position de la défense. Elle ne s’est pas non plus étendue sur ce sujet dans son appel (paragraphe 63 ci‑dessus). La requérante ayant elle-même affirmé que les explosifs avaient été placés avant l’arrivée des témoins instrumentaires (paragraphe 52 ci‑dessus), une motivation plus détaillée de la demande tendant à l’audition de ces témoins aurait été nécessaire.

b) Les juridictions internes ont-elles examiné la pertinence que pouvaient avoir les dépositions de B. et K. et motivé par des raisons suffisantes leur décision de ne pas auditionner ces témoins au procès ?

172. La Cour relève que le procès-verbal d’audience ne mentionne pas les raisons du rejet par le tribunal de la demande d’audition des témoins instrumentaires formulée par la défense (paragraphe 52 ci-dessus). La Cour suprême, siégeant en instance d’appel à la fois juge du fait et du droit, a toutefois considéré que la comparution personnelle de B. et K. n’avait pas été nécessaire puisque la requérante elle-même affirmait que les explosifs avaient été placés dans son sac avant sa fouille. Elle a par ailleurs relevé que la défense avait accepté d’en venir aux plaidoiries en conclusion et n’avait formulé aucune objection ni demande complémentaire concernant l’examen des éléments de preuve (paragraphe 67 ci-dessus).

173. Si les juridictions internes n’ont pas rejeté la demande de la requérante pour défaut de fondement ou de motivation, il apparaît clairement que, vu la manière dont la défense a plaidé et aux yeux de la juridiction de jugement, les dépositions que les témoins instrumentaires auraient pu faire n’étaient guère pertinentes au regard de l’objet de l’accusation.

174. Au vu de la passivité dont la défense a généralement fait preuve pendant l’interrogatoire des policiers quant aux circonstances du placement allégué des explosifs et de l’absence de tout argument précis de fait ou de droit quant à la nécessité d’interroger les témoins instrumentaires, la Cour conclut que la Cour suprême a suffisamment motivé sa décision de ne pas auditionner ces témoins au procès. Les motifs avancés étaient appropriés au regard des circonstances de l’espèce et correspondaient à la demande formulée par la défense, c’est-à-dire qu’ils étaient aussi étoffés et détaillés qu’elle.

c) La décision des juridictions internes de ne pas auditionner B. et K. a-t-elle nui à l’équité globale du procès ?

175. La Cour souligne que la requérante, assistée de deux avocats professionnels, a pu conduire effectivement sa défense, confronter et interroger les personnes qui avaient témoigné contre elle, commenter librement les pièces à charge, produire toute preuve qu’elle jugeait pertinente et exposer sa version des faits devant les juridictions internes. Sa condamnation pour préparation d’un acte de terrorisme et incitation au terrorisme reposait sur d’abondantes pièces à conviction, notamment les dépositions de nombreux témoins à charge, des pièces saisies dans son appartement (une note à caractère extrémiste et des photographies), des expertises de la police scientifique ainsi que les transcriptions des vidéos de surveillance enregistrées par la police.

176. Eu égard à ces considérations, la Cour conclut que la décision des juridictions internes de ne pas auditionner B. et K. au procès n’a pas nui à l’équité globale du procès.

d) Conclusion

177. Dès lors, consciente de son rôle tel que rappelé ci-dessus (paragraphe 149 ci-dessus), la Cour conclut à la non‑violation des droits de la requérante garantis par l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention en ce qui concerne les témoins B. et K.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Accueille, à la majorité, l’exception préliminaire tirée par le Gouvernement d’une renonciation par la requérante à son droit d’interroger le témoin A. et déclare irrecevable le grief tiré de l’absence du témoin A. au procès de la requérante ;

2. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 b) de la Convention en ce qui concerne le visionnage de la vidéo de surveillance secrète ;

3. Dit, par quinze voix contre deux, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention en ce qui concerne les témoins B. et K.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme le 18 décembre 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Lawrence EarlyGuido Raimondi
JurisconsultePrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion en partie dissidente du juge Bošnjak ;

– opinion dissidente du juge Pinto de Albuquerque.

G.R.
T.L.E.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE BOŠNJAK

(Traduction)

1. Même si je souscris au critère en trois branches formulé par la majorité pour l’appréciation de situations où la juridiction de jugement a refusé d’entendre un témoin à décharge (paragraphe 158 du présent arrêt), je regrette de ne pouvoir me rallier au constat de non-violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention auquel elle est parvenue relativement au refus des juridictions internes d’entendre les témoins B. et K. (« les témoins instrumentaires »). Dans cette opinion séparée, je souhaite a) clarifier ma position quant aux éléments de ce critère en trois branches et b) expliquer en quoi l’application de ces éléments au présent cas d’espèce devrait aboutir à un constat de violation.

I. Le critère en trois branches

2. Le droit de faire citer des témoins à décharge est l’un des éléments essentiels des exigences d’un procès équitable telles qu’énoncées par l’article 6 dans son ensemble. Dans sa jurisprudence, la Cour a souligné que le droit à un procès équitable occupe une place si éminente dans une société démocratique qu’une interprétation restrictive de l’article 6 § 1 de la Convention ne se justifie pas[1]. C’est encore plus vrai pour les droits garantis par l’article 6 § 3 puisqu’ils sont expressément qualifiés de « droits minimaux ». En plus de ces droits, la Cour a dégagé de l’article 6 § 1 de nombreux autres droits considérés comme fondamentaux pour la notion de procès équitable, notamment le droit de présenter ses moyens de défense devant un tribunal et d’être effectivement associé à son procès[2], l’égalité des armes et le droit de ne pas témoigner contre soi-même[3]. Par conséquent, le droit énoncé par l’article 6 § 3 d) ne saurait être ni interprété de manière restrictive ni séparé des autres garanties d’un procès équitable.

a) La demande d’audition de témoin formulée par la défense

3. Le critère en trois branches tel qu’énoncé par la Cour dans la présente affaire pose tout d’abord la question de savoir si la demande d’audition de témoin formulée par la défense était suffisamment motivée et pertinente au regard de l’objet de l’accusation. Comme le précise le paragraphe 160 de l’arrêt, la notion de pertinence englobe dans son champ d’application les demandes de la défense tendant à l’audition non seulement de témoins susceptibles d’influer sur l’issue du procès, mais aussi d’autres témoins dont on peut raisonnablement attendre qu’ils renforcent la position de la défense. Je me réjouis de cette définition plus large de la pertinence. L’accusé peut en effet tirer avantage de certaines décisions qui affectent le déroulement de la procédure sans pour autant que leur influence potentielle sur l’issue du procès ou leur rapport avec la teneur du chef d’accusation ne soit décisif (par exemple une décision portant sur la capacité de l’accusé à subir un procès ou sur la recevabilité des éléments de preuve).

4. La juridiction de jugement ne peut être tenue d’entendre tous les témoins dont la défense demande la comparution. Lorsqu’elle se prononce sur une telle demande, elle doit toutefois tenir compte, entre autres, des exigences de l’égalité des armes, de la participation effective et du droit de garder le silence. La défense qui présente une demande d’audition de témoin devrait se trouver sur un pied d’égalité avec l’accusation. Cette exigence découle notamment de l’article 6 § 3 d) selon lequel la comparution des témoins à décharge doit être assurée dans les mêmes conditions que celle des témoins à charge. La législation nationale et la pratique des juridictions internes ne devraient certainement pas exiger de la défense qu’elle démontre la pertinence de sa demande et la motive d’une manière plus approfondie que ce qui est requis de l’accusation. Il convient d’observer que dans certains systèmes juridiques, voire dans un grand nombre d’entre eux, l’accusation n’est pas tenue d’étayer ses demandes d’audition de témoin (tout au moins pas avant le commencement de l’audience principale). En pareils cas, une approche similaire devrait être adoptée pour les demandes formulées par la défense.

5. S’il est compréhensible que la juridiction de jugement n’entende que des témoignages pertinents et que la défense soit tenue de motiver suffisamment ses demandes à cet égard, sous réserve du paragraphe 4 de la présente opinion dissidente, il ne faudrait pas limiter la notion de pertinence aux éléments de preuve qui, pris individuellement, pourraient renverser le cours ou l’issue de la procédure. À ce stade, je voudrais attirer l’attention du lecteur sur l’article 401 des règles fédérales de preuve en vigueur aux États‑Unis selon lequel une preuve est pertinente a) lorsqu’elle rend l’existence d’un fait plus ou moins probable qu’elle ne le serait sans cet élément, et b) si le fait a un impact sur la détermination du litige. Cette disposition pourrait servir de source comparative d’inspiration en la matière.

6. En principe, lorsqu’elle formule une demande d’audition de témoin, la défense devrait préciser le fait qu’elle entend prouver (par exemple, un alibi, l’absence d’un élément constitutif de l’infraction qui est reprochée à l’accusé, le manque de crédibilité d’un témoin à charge, l’existence d’un fait justificatif, l’irrecevabilité d’éléments de preuve à charge). Comme dans les exemples mentionnés ci-dessus, il apparaîtra souvent clairement que ce fait est susceptible d’avoir une influence sur la suite ou sur l’issue de la procédure. Dans certains cas, toutefois, le lien potentiel de causalité peut ne pas être suffisamment évident (par exemple, le fait que le témoin A. connaisse le témoin B.). En pareilles situations, la défense peut être tenue de faire un effort supplémentaire pour étayer ce lien.

7. S’il est vrai qu’une demande d’audition de témoin devrait également démontrer en quoi elle permettrait d’établir le fait avec plus ou moins de probabilité que si cet élément de preuve n’était pas retenu, il existe sur ce point différentes réserves qu’il convient de signaler :

a) Il convient tout d’abord de rappeler que, conformément au principe d’égalité des armes, la défense ne devrait pas être placée à cet égard dans une position plus défavorable que celle de l’accusation.

b) Ce qui doit être démontré en la matière, c’est une simple probabilité et non pas l’établissement définitif d’un fait. Pour prendre un exemple, un témoin sera suffisamment pertinent si son interrogation[4] peut accroître la probabilité que l’accusé ait agi en état de légitime défense et non pas seulement si on peut s’attendre à ce que cette interrogation permette de prouver que l’accusé a agi en état de légitime défense. Pour déterminer si la déposition d’un témoin donné peut accroître la probabilité d’une issue particulière ou tout au moins d’un tournant dans la procédure qui serait favorable à la défense, il convient de garder à l’esprit qu’il est souvent impossible de spéculer à l’avance sur la déposition que fera le témoin et sur l’influence qu’elle pourra avoir sur l’appréciation que le tribunal fera d’un fait pertinent. Tel est d’autant plus le cas lorsque le témoin en question n’a jamais été entendu auparavant (par exemple au stade de l’enquête) et n’a produit aucune déclaration écrite quant à la teneur de la déposition envisagée.

c) Le droit de l’accusé de faire citer des témoins à décharge est une expression de son droit de présenter ses moyens de défense devant le tribunal. Lorsqu’il se prononce sur une demande d’audition de témoin formulée par la défense, celui-ci devrait examiner si la défense a déjà pu présenter devant lui ses arguments sur le fait en question de manière suffisante[5] ou s’il existe d’autres modalités équivalentes, voire plus favorables, de le faire[6]. À cet égard, il est particulièrement important que le tribunal n’arrête pas de conclusions figées concernant les faits pertinents sur la seule base des éléments produits par l’accusation, c’est‑à-dire avant d’avoir entendu les témoins que la défense souhaite faire citer à comparaître dans un but déterminé. Il est déraisonnable de s’attendre à ce qu’un tribunal (qu’il s’agisse d’un juge ou d’un jury) garde un esprit vierge et dépourvu de toute conclusion quant aux faits pertinents au cours de l’audience principale. Néanmoins, même si les éléments produits par l’accusation sont particulièrement solides et convaincants, ces conclusions mentales devraient rester préliminaires et ne devraient pas empêcher la défense de présenter ses arguments sur les mêmes faits ou sur d’autres faits pertinents ni d’être en mesure de renverser le cours voire l’issue de la procédure.

d) Lorsqu’elle produit ses moyens devant le tribunal, la défense doit se voir accorder une large autonomie pour déterminer la stratégie qu’elle souhaite déployer[7], ce qui inclut le choix des faits sur lesquels elle veut produire des arguments et la manière dont elle entend argumenter. Si l’intention de la défense est, dans certaines situations, claire et évidente, tel n’est pas toujours nécessairement le cas. Dans cette dernière situation, il convient de souligner qu’on ne devrait pas exiger de la défense qu’elle dévoile l’intégralité des intentions qui fondent sa demande[8]. Par ailleurs, toute exigence de motivation d’une demande d’audition de témoin formulée par la défense doit être mise en balance avec le droit de l’accusé de garder le silence. S’il est exigé de ce dernier qu’il explique de manière approfondie en quoi la déposition en question pourrait accroître la probabilité de son acquittement, il pourrait dans certains cas être amené à renoncer à son droit de garder le silence. Tel peut notamment être le cas à un stade antérieur de la procédure, avant même que l’accusé lui-même ait été entendu. Toute exigence excessive à cet égard devrait donc être évitée.

L’arrêt rendu dans la présente affaire n’aborde pas ces questions spécifiques relevant de la procédure pénale. C’est compréhensible, au moins dans une certaine mesure, en ce que les règles de preuve relèvent au premier chef du droit interne. L’administration des preuves et l’audition de témoins touchent toutefois souvent aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales garantis par la Convention, raison pour laquelle il me semble bénéfique, à la fois pour les développements futurs de la jurisprudence de la Cour et pour les praticiens du droit amenés à appliquer les principes énoncés dans cet arrêt dans leurs systèmes juridiques nationaux, d’attirer leur attention sur ces considérations. En tout état de cause, celles-ci montrent que, dans l’ensemble, le premier élément du critère en trois branches devrait être appliqué d’une manière raisonnablement libérale[9].

b) L’examen et la motivation des juridictions internes

8. Le deuxième élément du critère en trois branches formulé dans le présent arrêt impose aux juridictions internes d’examiner la pertinence de l’audition sollicitée par la défense et de motiver suffisamment leurs décisions sur ce point. Il y a peu à ajouter aux précisions apportées à cet élément par la majorité dans les paragraphes 162 à 166 du présent arrêt. Je souhaite néanmoins souligner un point particulier : le droit énoncé à l’article 6 § 3 d) de la Convention constituant l’une des garanties minimales du procès équitable, la motivation des juridictions internes lorsqu’elles rejettent une demande formulée par la défense devrait correspondre à l’importance de celle-ci.

c) L’équité globale de la procédure

9. Le troisième élément de ce critère en trois branches porte sur l’examen de l’équité globale de la procédure dont le rôle est essentiel dans la jurisprudence récente de la Cour relativement aux griefs fondés sur l’article 6 § 3[10]. Même s’il s’agit là d’une évolution logique et bienvenue, étant donné que le principe clé qui régit l’interprétation de l’article 6 est la notion d’équité[11], la jurisprudence de la Cour demeure quelque peu incertaine quant à la question de savoir si l’équité doit être considérée du seul point de vue de la procédure ou également sur le fond. En d’autres termes, est-ce l’équité de la procédure qui importe ou l’équité de l’issue de la procédure, voire les deux ?

10. L’appréciation de l’équité globale a été développée dans des situations où il était raisonnable de ne pas tenir compte de violations mineures à condition que la procédure fût équitable dans son ensemble[12]. Lorsqu’elle procède à une telle appréciation, la Cour doit examiner dans quelle mesure une réduction des garanties offertes à un stade de la procédure peut avoir été compensée par d’autres garanties[13]. Dans sa jurisprudence, la Cour a dégagé différents éléments constitutifs de la notion de procès équitable, à savoir a) l’égalité des armes[14], b) le caractère contradictoire de la procédure[15], c) la participation effective à la procédure[16], d) l’exigence de motivation des décisions[17], e) le principe de l’immédiateté[18], f) l’apparence d’une administration de la justice équitable et efficace[19], g) le principe de la sécurité juridique[20]. Ces éléments s’ajoutent à la liste non-exhaustive des exigences qui sont expressément énoncées par les dispositions de l’article 6 de la Convention. J’ai inclus et examiné certains d’entre eux dans le cadre des deux premiers éléments du critère en trois branches dont il est ici question.

11. Certains arrêts de principe portant notamment sur des manquements allégués dans l’administration des preuves ont accordé un poids important à la valeur probante de ces éléments de preuve. Pareille interprétation se heurte à « l’approche procédurale » de l’appréciation de l’équité, rendant cet examen plus proche d’un examen au fond. Dans l’arrêt Ibrahim et autres[21], par exemple, la Cour a considéré que lorsque la procédure est examinée dans son ensemble de manière à mesurer les conséquences de lacunes procédurales survenues au stade de l’enquête sur l’équité globale du procès pénal, il y a lieu de prendre en compte notamment la qualité des preuves et l’existence ou non de doutes quant à leur fiabilité ou à leur exactitude compte tenu des circonstances dans lesquelles elles ont été obtenues ainsi que du degré et de la nature de toute contrainte qui aurait été exercée, mais aussi l’utilisation faite des preuves, et en particulier le point de savoir si elles sont une partie intégrante ou importante des pièces à charge sur lesquelles la condamnation s’est fondée, ainsi que la force des autres éléments du dossier. Ces éléments matériels de l’appréciation de l’équité globale sont néanmoins restés dans l’ombre d’un grand nombre d’éléments exclusivement procéduraux. On ne peut pas en dire autant de l’examen de griefs concernant l’utilisation de preuves obtenues au mépris des droits de la Convention. Dans l’arrêt Bykov[22], la Cour a souligné qu’il est nécessaire d’examiner la qualité de l’élément de preuve, y compris le point de savoir si les circonstances dans lesquelles il a été recueilli font douter de sa fiabilité ou de son exactitude, et si d’autres éléments peuvent fonder la condamnation de l’accusé. Cette approche a été critiquée avant et après l’arrêt susmentionné[23].

12. Il n’en demeure pas moins que la jurisprudence de la Cour sur ce point est incohérente et que la Grande Chambre n’a pas saisi l’occasion du présent arrêt pour clarifier sa position à cet égard. S’il est parfaitement compréhensible que la Cour ne puisse prendre parti pour une doctrine particulière de la justice et de l’équité, je souhaiterais arguer que l’interprétation devrait toujours rester procédurale et qu’elle devrait, dans la mesure du possible, éviter toute appréciation portant sur l’équité de l’issue de la procédure. Les raisons en sont multiples. Premièrement, l’élément essentiel à prendre en compte pour statuer sur des griefs fondés sur l’article 6 § 3 de la Convention est l’équité (globale) de la procédure et non pas de son issue. Deuxièmement, il s’agit d’une conséquence logique du fait que l’article 6 garantit des droits procéduraux fondamentaux. En revanche, aucun droit inscrit dans la Convention ou l’un de ses Protocoles ne garantit une issue particulière dans le cadre d’un procès pénal. Troisièmement, comme elle le rappelle constamment, la Cour n’est pas une juridiction de quatrième instance et il ne lui appartient pas, en principe, de connaître des erreurs de fait[24]. Par conséquent, elle ne peut et ne saurait apprécier si les éléments de preuve à charge dans une procédure pénale interne donnée étaient suffisants, fiables et exacts et si la condamnation de l’intéressé était équitable. Ce qu’elle peut faire, en revanche, c’est vérifier si la procédure pénale en elle‑même a été équitable. Les éléments constitutifs de la notion d’équité tels que décrits au paragraphe 10 de la présente opinion dissidente pourraient servir de source d’inspiration en ce sens.

II. L’application du critère en trois branches au cas d’espèce

a) Le contexte de la demande de la requérante

13. Pour en revenir aux circonstances de la présente affaire, il convient d’observer qu’au moins à partir de sa demande écrite déposée le 12 octobre 2004, au cours de l’enquête, la requérante a toujours soutenu que les explosifs trouvés dans son sac lors de la fouille menée au poste de police y avaient été placés par les policiers. Au procès, elle a plaidé non coupable des charges retenues contre elle et répété que les explosifs avaient été placés dans son sac. Elle a décrit de manière détaillée le déroulement des événements au poste de police. Sa version différait considérablement de celle fournie par les policiers, en particulier sur le point de savoir si, avant le début de la fouille, elle avait laissé son sac et sa veste sans surveillance dans une autre pièce.

14. Le 13 janvier 2005, quatre jours avant la conclusion de la procédure devant le tribunal de première instance, l’un des avocats de la requérante, appuyé par le second, a déposé une demande de convocation des témoins instrumentaires qui avaient assisté à la fouille du sac de la requérante afin de déterminer si les explosifs y avaient été placés par la police. La requérante, apparemment peu encline à rester en retrait dans la conduite de sa défense, a insisté sur le fait que, selon elle, les explosifs avaient été placés dans son sac par les policiers avant la fouille et elle a déclaré qu’elle ne tenait pas à la comparution des témoins instrumentaires mais qu’elle y consentait si ses avocats insistaient pour les interroger.

b) Le premier élément : la demande de la requérante

15. L’examen de cette situation procédurale sous l’angle du premier élément du critère en trois branches énoncé dans l’arrêt (la question de savoir si la demande de convocation des témoins instrumentaires formulée par la requérante était suffisamment motivée et pertinente au regard de l’objet de l’accusation) permet d’observer ab initio que l’allégation de l’intéressée selon laquelle les explosifs avaient été placés dans son sac était au cœur de sa défense dans la procédure pénale dirigée contre elle. Si elle avait réussi à faire naître un doute quant à la manière dont la fouille avait été menée, cela aurait probablement eu une influence sur la recevabilité de cet élément de preuve déterminant et ébranlé la crédibilité des charges retenues contre elle. La demande formulée par les avocats de la requérante précisait clairement l’élément factuel qu’ils souhaitaient établir (à savoir le placement des explosifs par les policiers dans le sac de la requérante), qui, s’ils y étaient parvenus, aurait pu avoir des répercussions sur la poursuite de la procédure voire sur son issue.

16. La version des faits fournie par la requérante ne peut être considérée comme manifestement invraisemblable. L’intéressée a été interpellée dans des circonstances et pour des raisons qui demeurent en grande partie obscures et controversées. Les dépositions des policiers sur ce point variaient considérablement et elles étaient difficilement compatibles avec les critères d’un régime d’« interpellation et de fouille » dans un État de droit. Selon les policiers, la requérante a été interpellée « car elle marchait distraitement » (policier P.) ou « vite » (policier S.). Certains policiers ont déclaré qu’elle avait été interpellée « parce qu’on ne savait pas très bien où elle allait », parce qu’elle était d’« origine caucasienne » et qu’elle était « vêtue de noir ». D’après moi, la seule explication acceptable aurait été qu’elle « ressemblait à une fille qui faisait l’objet d’un avis de recherche », comme l’a déclaré un seul des cinq policiers ayant pris part à l’interpellation et à la fouille. Il a toutefois été établi par la suite, par la police elle-même, que la requérante n’était pas cette personne recherchée. Même si, devant la Cour, la requérante ne conteste pas son interpellation, ces circonstances font quelque peu douter de la bonne foi de la police dans cette affaire. D’autant que la version de la police n’est pas suffisamment crédible pour lever le doute. Selon les policiers, ils auraient interpellé au hasard une femme dans les rues de Moscou sans aucune raison impérieuse, ils l’auraient conduite au poste de police et y auraient fouillé son sac (toujours sans aucune raison impérieuse relative à la situation en cause) dans lequel ils auraient trouvé deux paquets d’explosifs. Le déroulement des faits tel qu’il a été exposé est soit une extraordinaire coïncidence soit une indication qu’il y a lieu de suspecter que les policiers ont commis de graves abus.

17. Selon moi, la divergence entre la version de la requérante et celle donnée par les policiers devrait être examinée à la lumière de certains faits parallèles. Il est incontesté qu’après la fouille du sac de la requérante, la police n’a pas recherché la présence éventuelle de résidus d’explosifs sur l’intéressée, alors même qu’il s’agit d’un contrôle de routine. De même, aucune recherche n’a été effectuée sur le papier aluminium qui contenait les explosifs afin d’y relever éventuellement des empreintes digitales ou des traces d’ADN appartenant à la requérante ou à toute autre personne. Aucune explication n’a été fournie pour justifier ces omissions alors qu’on pourrait raisonnablement s’attendre à ce qu’une enquête menée de bonne foi procède à de tels contrôles afin d’élucider le rôle exact joué par la requérante (le cas échéant) et de rechercher d’éventuels complices, puisqu’il est hautement improbable qu’une jeune femme âgée de vingt-et-un ans puisse organiser seule un attentat terroriste. Au lieu de cela, les policiers ont cherché des résidus d’explosifs dans la veste et dans le sac de la requérante qui, selon la version de cette dernière, avaient été laissés pendant un certain temps sans surveillance. Les policiers ont certes nié que la requérante ait été conduite, avant la fouille de son sac, dans une autre pièce pour une prise de photographies et d’empreintes, et ils ont affirmé que l’intéressée avait toujours gardé avec elle sa veste et son sac. La version de la requérante sur ce point n’en est pas pour autant nécessairement invraisemblable : les policiers ayant soutenu qu’elle avait été conduite au poste de police pour un contrôle d’identité, la première étape aurait logiquement dû consister à prendre ses empreintes et à la photographier. Or, sur les photographies prises par la police, le suspect porte rarement une veste ou un sac.

18. Mon intention en décrivant ces circonstances n’est pas de démontrer que les explosifs ont réellement été placés par la police dans le sac de la requérante (cela ne serait en tout état de cause pas compatible avec le rôle de la Cour), mais de montrer que la version des faits avancée par la défense de la requérante était pertinente et qu’elle était suffisamment crédible pour justifier une enquête plus approfondie. Quant à la question de savoir si l’interrogation des témoins instrumentaires aurait pu rendre plus plausible l’allégation selon laquelle les éléments de preuve avaient été placés par la police dans le sac de la requérante, il convient d’observer que la défense n’a pas apporté suffisamment de précisions sur ce point, ni lors de l’audience principale ni dans le cadre de l’appel, ni même lors de la procédure en supervision ou devant la Cour. Par ailleurs, par son intervention, la requérante a elle-même fait naître des doutes quant à la pertinence de la demande. Il s’agit là sans aucun doute du point faible de la cause de la requérante devant la Cour. Il faut toutefois garder à l’esprit les particularités de la situation procédurale de l’intéressée[25]. La défense ne disposait d’aucun autre élément pour prouver la véracité de l’allégation de la requérante. S’il est vrai que la juridiction interne a entendu les policiers qui avaient pris part à l’interpellation et à la fouille de l’intéressée et que l’accusation les a interrogés lors de l’audience principale concernant les circonstances pertinentes, il s’agissait non seulement de témoins à charge au sens de l’article 6 § 3 d) de la Convention mais aussi, a priori, de témoins hostiles à la défense sur ce point particulier. En admettant que l’hypothèse soutenue par la requérante ait été vraie, quelle était la probabilité que les policiers reconnaissent qu’ils avaient placé les preuves dans son sac ? Il est déraisonnable de ne vérifier pareille allégation qu’en entendant ceux qui auraient pu être responsables d’un tel abus. Aucun tribunal n’acquitterait un accusé au seul motif que celui-ci aurait nié être coupable. Si l’égalité de traitement est le principe clé dans l’examen des demandes formulées par la défense, celles-ci ne sauraient être rejetées au seul motif que la police dément les allégations de la défense. Je trouve ainsi surprenant que la majorité mette l’accent sur l’interrogation des policiers comme élément significatif pour rejeter la pertinence de la demande de comparution des témoins instrumentaires formulée par la défense (paragraphe 170 de l’arrêt).

19. L’examen de la question de savoir si la défense a suffisamment motivé sa demande doit tenir compte du fait que les témoins instrumentaires n’ont pas été interrogés au cours de l’enquête et n’ont fait aucune déclaration écrite que la défense aurait pu produire ou sur laquelle elle aurait pu s’appuyer. Dans ces circonstances, il était impossible de spéculer sur la teneur exacte de la déposition qu’ils auraient pu faire. Il était toutefois raisonnable de penser qu’ils étaient au fait des circonstances de la fouille du sac de la requérante et du déroulement des événements qui avaient immédiatement précédé ladite fouille. Seule l’appréciation des faits aurait pu permettre de déterminer si l’une de ces circonstances aurait pu accroître la plausibilité de la version soutenue par la requérante, appréciation des faits qui ne pouvait intervenir qu’après l’audition des témoins instrumentaires.

c) Le deuxième élément : l’examen et la motivation des juridictions internes

20. Le tribunal de première instance a rejeté la demande de comparution des témoins instrumentaires. Selon le deuxième élément du critère en trois branches exposé dans l’arrêt, il était tenu de motiver sa décision par des raisons suffisantes. Il n’en a toutefois donné aucune, ni à l’audience, ni dans le jugement qu’il a ensuite rendu. S’il est vrai que la Cour suprême a quelque peu motivé sa décision sur ce point, je ne peux malheureusement souscrire à la conclusion de la majorité selon laquelle les raisons exposées par la juridiction interne étaient appropriées et adéquates.

21. Comme cela est exposé au paragraphe 67 du présent arrêt, la Cour suprême a jugé que la comparution personnelle des témoins instrumentaires n’était pas nécessaire puisque a) la requérante plaidait que les explosifs avaient été placés dans son sac avant leur arrivée, b) la défense n’avait formulé aucune objection après le rejet de sa demande de comparution des témoins instrumentaires, et c) elle n’avait formulé aucune demande complémentaire d’audition de témoins. Même si la réaction de la requérante à la demande formulée par ses avocats n’a été d’aucune aide pour sa cause, la version donnée par la Cour suprême de sa déclaration ne correspond pas à sa véritable teneur. En particulier, la requérante n’a pas allégué que les explosifs avaient été placés dans son sac avant l’arrivée des témoins instrumentaires mais avant le début de la fouille. Cette différence est importante. Par ailleurs, pour les raisons mentionnées aux paragraphes 18 et 19 ci-dessus, il existait différentes raisons de considérer la demande pertinente malgré l’intervention de la requérante.

22. Si la première raison avancée par la Cour suprême ne reflète pas le cours réel des événements dans le prétoire, les deux autres ne sont guère plus convaincantes. On peut s’attendre à ce que les parties à une procédure judiciaire formulent une objection contre une demande de la partie adverse ou contre une mesure envisagée par le tribunal, mais il est difficile d’imaginer qu’une objection puisse être formulée contre une décision procédurale prise par le tribunal au cours de la procédure elle‑même. Pareilles décisions font généralement l’objet d’« objections » formulées dans le cadre de l’exercice d’une voie de recours. La Cour n’a eu connaissance d’aucun recours de ce type en l’espèce. Enfin, étant donné que la requérante ne disposait d’aucun autre élément pour étayer son allégation selon laquelle les explosifs avaient été placés dans son sac, l’argument selon lequel la Cour suprême s’attendait à ce que la défense formulât d’autres demandes d’audition de témoin n’est pas très convaincant. En somme, je crois que la motivation de la Cour suprême était inappropriée et qu’en conséquence, les décisions prises par les juridictions internes en l’espèce ne satisfont pas au deuxième élément du critère en trois branches.

d) Le troisième élément : l’équité globale de la procédure

23. À mon avis, la majorité propose une appréciation de l’équité globale plutôt lapidaire. Elle porte par ailleurs son attention dans une large mesure sur la force et la quantité des éléments de preuve qui ont fondé la condamnation de la requérante. Pour les raisons que j’ai soulignées au paragraphe 12 de la présente opinion séparée, je crois que pareille interprétation aurait dû être évitée. Comme cela est à juste titre souligné au paragraphe 149 du présent arrêt, il ne revient pas à la Cour de statuer sur le point de savoir si les preuves produites sont suffisantes pour fonder la condamnation d’un requérant.

24. Dans son appréciation de l’équité, la majorité met également l’accent sur plusieurs éléments procéduraux qui, selon elle, ont garanti l’équité de la procédure dans son ensemble. Si je souscris à certains des arguments à cet égard, je reste convaincu, pour toutes les raisons exposées ci-dessus, que concernant le point crucial, la question de savoir si l’élément de preuve déterminant en l’espèce a été placé par la police dans le sac de la requérante, cette dernière a été empêchée de produire devant la juridiction interne tous les arguments et éléments de preuve pertinents et que, pour leur part, les juridictions internes ont examiné cette allégation d’une manière inadéquate. Compte tenu de l’importance des allégations de la requérante ainsi que des circonstances de son interpellation et de sa fouille, ce manquement n’a pu être ni corrigé ni contrebalancé par la bonne conduite de la procédure sur d’autres points. J’estime par conséquent qu’il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE PINTO DE ALBUQUERQUE

(Traduction)

1. L’affaire Murtazaliyeva était une occasion en or pour que le principe de l’immédiateté regagne du terrain dans la jurisprudence de la Cour. C’est malheureusement le contraire qui s’est produit. Je rejette l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement en ce qui concerne le grief du requérant tiré de l’absence du témoin A. Après avoir écarté cette exception préliminaire, la présente opinion se concentrera sur le sens initial du critère dit en deux branches énoncé dans l’arrêt Perna[26] et sur la nouvelle version en trois branches de l’arrêt Murtazaliyeva, en analysant séparément chacune de ces branches. Mes conclusions concernant l’absence des témoins à décharge dans cette affaire reposent sur une critique logique, philosophique et juridique de ce critère et surtout de l’appréciation de l’« équité globale » qu’il comporte. C’est sur ce fondement que je conclus à la violation de l’article 6 § 3 d) de la Convention relativement à l’absence des témoins A., B. et K.

L’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement

2. Le Gouvernement argue que la défense a renoncé à son droit de faire interroger le témoin A. au procès. Certes, la requérante et son avocate ont déclaré ne pas s’opposer à la lecture de la déposition de A. et son second avocat s’est rallié à elles, mais ils ne l’ont fait qu’une fois avisés par la présidente que le témoin A. était en mission professionnelle et ne pouvait donc pas comparaître. Aucune mention de la source de cette information produite au tribunal n’a été faite devant la Cour. Le jour où celui-ci décida de ne pas entendre le témoin A., il ajourna le procès pour permettre aux parties de préparer leurs plaidoiries en conclusion. La nécessité de veiller à la célérité de la procédure n’a donc pas servi de justification pour refuser d’entendre le témoin A. Dans ces conditions et en l’absence de toute mention expresse d’un renoncement au droit d’interroger le témoin A., la manière dont la défense a exprimé sa position ne saurait s’analyser en une renonciation non équivoque au droit garanti par l’article 6 § 3 d) de la Convention[27].

3. En effet, le moyen d’appel tiré par la requérante de ce que le juge n’aurait pas statué sur sa demande tendant à l’audition de A. ni ne se serait appuyé sur un quelconque élément prouvant que ce dernier était en mission professionnelle indique clairement que la défense n’avait pas renoncé à son droit d’interroger A.[28] De même, la Cour suprême, siégeant en appel, n’a pas explicitement conclu que la requérante avait renoncé à son droit. Dans son arrêt, elle a évoqué non seulement le consentement de la défense à la lecture de la déposition de A., mais aussi les raisons de l’absence de ce dernier à l’audience[29].

4. Par ailleurs, la majorité considère que l’affaire ne soulevait aucune question d’intérêt public qui se serait opposée à la renonciation aux garanties de procédure pertinentes[30]. J’observe que l’un des points de divergence majeurs entre les parties est celui de savoir si la requérante a plaidé le guet‑apens devant les juridictions internes. Ce point revêt une grande importance dans l’analyse par la Cour du grief tiré par la requérante du défaut de convocation et d’audition du témoin A. En effet, l’avocate de la requérante, Me U., a clairement déclaré, au cours des plaidoiries échangées en conclusion devant la juridiction interne, que « dans toute cette affaire, Murtazaliyeva a été piégée par les forces de l’ordre »[31]. Cette déclaration doit être interprétée comme un moyen de défense dûment tiré d’un guet-apens au vu de l’ensemble des pièces du dossier dont il ressort que la stratégie de défense de la requérante devant les juridictions internes a essentiellement consisté à clamer son innocence et à mettre particulièrement en avant la thèse selon laquelle la police avait placé des explosifs dans son sac à main. À cet égard, il convient de souligner que, contrairement à ce qu’affirme le Gouvernement[32], le fait que l’accusé nie sa culpabilité n’interdit pas automatiquement de croire en l’existence d’une provocation policière. Par ailleurs, en vertu du principe nemo tenetur, l’accusé ne doit pas être contraint de choisir entre plaider qu’il est innocent et invoquer un moyen de défense tiré d’un guet-apens policier. Il peut tout à fait arguer simultanément qu’il n’a pas commis l’infraction qui lui est reprochée (parce que l’infraction n’a jamais été consommée ou parce qu’elle a été commise par une autre personne) et qu’il a été poussé à la commettre[33].

5. Dans la mesure où la thèse du guet-apens avait été formulée et que certaines pièces du dossier la confortaient, les autorités judiciaires auraient dû examiner les faits qui s’y rapportaient et prendre les mesures nécessaires pour découvrir la vérité et déterminer s’il y avait eu provocation policière. Compte tenu des indices qui laissaient clairement penser à un guet-apens policier et compte tenu du rôle crucial joué par le témoin A. dans la stratégie de la police, le tribunal avait l’obligation d’interroger ledit témoin. Au vu de ce qui précède, je ne peux suivre la majorité dans sa décision d’accueillir l’exception soulevée par le Gouvernement.

Un traitement inégal des témoins à charge et à décharge

6. La majorité de la Grande Chambre s’appuie essentiellement sur un critère, selon elle en deux branches, tiré de l’arrêt Perna[34] qui exige, premièrement, que le requérant ait étayé sa demande d’audition de témoin en en précisant l’importance aux fins de la « manifestation de la vérité » et, deuxièmement, que le refus par les juridictions internes d’auditionner le témoin ait nui à l’équité globale de la procédure. Par conséquent, les critères établis par la Cour dans les arrêts Al-Khawaja et Tahery[35] et Schatschaschwili[36] en cas de défaut d’audition de témoins à charge au cours d’un procès ne sont pas applicables au cas d’espèce[37].

7. Même si l’article 6 § 3 d) énonce le droit pour tout accusé d’interroger les « témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge », le fait qu’une personne soit qualifiée de témoin à décharge ou à charge comporte, dans la pratique de la Cour, l’application de règles différentes. Ce traitement inégal est très problématique au regard de l’exigence clairement formulée par la Convention que ces deux types de témoins soient interrogés « dans les mêmes conditions »[38].

8. En outre, il y a lieu de se demander si ce traitement inégal peut être maintenu compte tenu des nombreuses circonstances dans lesquelles un témoin peut faire une déposition ou être cité à comparaître au cours d’un procès. Premièrement, lorsqu’un témoin cité à comparaître par l’accusation témoigne en faveur de l’accusé ou, au contraire, lorsqu’un témoin dont la comparution a été demandée par l’accusé fait une déposition contre ce dernier, il n’est pas simple de décider s’il doit être qualifié de témoin « à charge » ou « à décharge ». Deuxièmement, la comparution d’un témoin peut être demandée à la fois par la défense et par l’accusation, auquel cas ni le critère énoncé dans les arrêts Al-Khawaja et Tahery et Schatschaschwili ni celui formulé dans l’arrêt Perna ne seraient à proprement parler applicables. Troisièmement, un témoin cité à comparaître d’office par le tribunal lui‑même ne relèverait d’aucune de ces deux catégories. Quatrièmement, un témoin qui a été interrogé par l’accusation au cours de l’enquête préliminaire et dont la défense demande l’audition au procès pourrait refuser de comparaître ou ne pas être en mesure de le faire[39]. Cinquièmement, un expert est en principe un témoin indépendant appelé à faire une déposition qui n’est ni « à charge » ni « à décharge ».

9. Compte tenu de la variété des situations qui peuvent se présenter, la jurisprudence de la Cour a toujours considéré que le terme « témoin » a, dans le système de la Convention, un sens « autonome », indépendamment de sa qualification en droit interne[40], et qu’un témoin doit être considéré comme étant à charge dès lors que sa déposition est susceptible de fonder, « d’une manière substantielle », la condamnation du prévenu[41]. Dans chaque affaire, c’est la question de savoir si la comparution et l’interrogation d’un témoin donné ont été sollicitées par l’accusation ou par la défense qui constitue le point de départ de l’examen de la Cour. Cet élément n’est toutefois pas déterminant. L’appréciation de la Cour dépendra de la forte valeur probante (« d’une manière substantielle ») de la déposition d’un témoin en vue de l’établissement par les juridictions nationales de la culpabilité de l’accusé. Ce critère de qualification des témoins, qui prend en compte les conclusions sur le fond de l’affaire, soulève des problèmes significatifs pour les juridictions nationales en raison de sa nature imprécise et du fait qu’il ne peut être apprécié qu’a posteriori. Pour déterminer si un témoin devrait être cité à comparaître, entendu et contre-interrogé au procès, celles-ci ont besoin d’un critère précis, a priori, fixé au moment où la juridiction est appelée à se prononcer sur la demande de comparution du témoin[42].

10. Les circonstances de l’espèce sont éloquentes à cet égard. J’observe en effet que si dans l’acte d’accusation A. figurait initialement à la fois parmi les treize témoins à charge et parmi les témoins à décharge, il n’a pas été convoqué par l’accusation mais sa déposition a servi, avec d’autres éléments de preuve, à fonder la condamnation de la requérante. Sa déposition préliminaire, lue à l’audience et mentionnée dans les décisions des juridictions internes, renfermait des assertions factuelles, mais les tribunaux n’ont pas vérifié cette déposition à l’aune de celles des autres témoins. Malgré cela, A. a été considéré par les juridictions internes comme un témoin à décharge puisque c’est la défense qui avait demandé son audition avant et pendant le procès.

11. De surcroît, les dépositions de B. et K. ont été produites par l’accusation mais c’est la défense qui entendait les utiliser[43].

12. Pour résumer ce point introductif, le traitement inégal que la Cour applique aux témoins à charge et à décharge ainsi que la notion imprécise et a posteriori de témoin à charge sur laquelle ce traitement se fonde contredisent la lettre et l’esprit de la Convention, créent des difficultés pratiques inutiles pour les juridictions internes et causent une incertitude superflue dans un domaine du droit où la clarté et la précision sont de la plus haute importance.

Le critère Perna initial

13. L’approche retenue dans l’arrêt Perna reposait sur une distinction nette entre les témoins à charge et à décharge fondée sur la seule question de savoir quelle partie avait demandé l’audition des témoins, indépendamment de la teneur de la déposition de chacun d’entre eux.

14. Aux fins de l’appréciation d’une demande d’audition de témoin formulée par la défense, l’arrêt Perna établissait initialement un élément strictement matériel fondé sur l’exigence que le requérant eût étayé cette demande « en en précisant l’importance et que cette audition [fût] nécessaire à la manifestation de la vérité »[44]. Contrairement à ce qu’affirme la majorité[45], l’arrêt Perna n’exigeait pas une appréciation prépondérante de l’« équité globale » de la procédure puisque l’équité n’y a été appréciée que du point de vue de l’article 6 § 1 e) de la Convention et relativement au mode de présentation des preuves. Il est important de citer le passage pertinent de l’arrêt Perna :

« la Cour estime que les décisions des autorités nationales ayant rejeté les demandes du requérant ne sauraient prêter à critique sous l’angle de l’article 6, l’intéressé n’ayant nullement démontré que ses demandes de production de preuves écrites et d’audition du plaignant et de témoins étaient utiles pour prouver la réalité du comportement spécifique imputé à M. Caselli. De ce point de vue, on ne saurait donc considérer que le procès pour diffamation intenté par ce dernier contre le requérant a revêtu un caractère inéquitable en raison du mode de présentation des preuves »[46].

15. Au vu de la lettre et de l’esprit de l’arrêt Perna, l’équité globale de la procédure ne peut donc être considérée comme un critère prépondérant qui imposerait au requérant de démontrer que le refus d’audition d’un témoin a nui à l’équité globale du procès[47]. Le critère Perna était néanmoins trop étroit et il n’était donc pas équitable pour la défense. Il était nécessaire de le repenser dans une perspective plus respectueuse des droits de l’homme, une perspective que le rapprocherait des principes de la Convention en matière d’audition de témoins dans la procédure pénale, mais la majorité ne l’a pas fait. C’est ce que nous allons démontrer ci-dessous.

Le premier critère Murtazaliyeva

16. Le critère Perna initial était formulé en des termes stricts : l’audition de témoins à décharge était admissible à condition qu’elle fût « nécessaire » à la manifestation de la vérité. La pratique de la Cour a assoupli cette rigueur pour revenir au critère plus libéral de l’audition du témoin « a priori considérée comme pertinente », avec des formulations diverses adoptées au fil des ans[48]. Entre ces deux critères divergents, la majorité choisit maintenant celui des témoins « susceptibles d’influer sur l’issue du procès » ou « dont on peut raisonnablement attendre qu’ils renforcent la position de la défense »[49]. À première vue, il semble que la majorité ait choisi le critère le plus souple, le plus libéral. C’est également ce qu’indique la position qu’elle adopte ensuite lorsqu’elle affirme qu’il pourrait suffire que la défense ait avancé de faibles motifs pour répondre par l’affirmative à la première question tirée du critère[50]. Ce choix serait également conforme à la jurisprudence de la Chambre d’appel du TPIY selon laquelle un requérant doit démontrer qu’il existe des motifs raisonnables de croire que le témoin envisagé sera en mesure de donner des renseignements qui apporteront une aide sensible à sa cause sur des questions précisément identifiées et qui seront débattues au procès[51].

17. Le point de vue apparemment libéral de la majorité ne se limite pas au degré de pertinence ou de nécessité du témoignage, mais s’étend également à sa portée en ce qu’il doit être susceptible d’influer à la fois sur l’issue du procès et sur la « position de la défense » en général. Cela a une conséquence évidente. Toute déposition d’un témoin à décharge concernant la légalité, la fiabilité et la crédibilité des autres éléments de preuve ainsi que la légalité du comportement adopté dans l’affaire en question par les autorités publiques, notamment les juges, les procureurs et les membres des forces de police qui sont intervenus ou auraient dû intervenir, est susceptible de renforcer la position de la défense, quand bien même elle n’a en fin de compte aucune influence sur l’issue du procès. Il est par exemple obligatoire d’entendre un témoin dont il est affirmé que la déposition pourrait étayer la thèse de l’accusé selon laquelle ses aveux lui ont été arrachés au moyen d’un mauvais traitement, même si ceux-ci n’ont pas joué un rôle crucial dans le verdict de culpabilité[52]. Et ce pour deux raisons : premièrement parce que la preuve de la torture ou d’un mauvais traitement peut influer sur la position de la défense en ce qu’une question peut se poser sous l’angle de l’article 6 § 1 lorsqu’un élément de preuve a été obtenu en violation de l’article 3 de la Convention, même si l’admission de pareil élément n’a été ni déterminante ni cruciale dans le verdict de culpabilité[53] ; deuxièmement parce que le critère applicable à l’examen d’une demande de citation d’un témoin à décharge, tout comme lorsqu’il concerne une demande de citation d’un témoin à charge, devrait être un critère a priori indépendant des conclusions de la juridiction de jugement.

18. En réalité, la majorité applique le premier critère d’une manière très restrictive puisqu’elle reproche à la défense de n’avoir, dans sa demande d’audition des témoins B. et K., « formulé aucun argument de fait ou de droit particulier ni précisé en des termes concrets en quoi on aurait raisonnablement pu attendre que ces témoignages renforcent la position de la défense »[54]. Je reviendrai sur ce point plus tard.

Le deuxième critère Murtazaliyeva

19. La question de savoir si les juridictions internes ont examiné la pertinence d’un témoignage donné et suffisamment motivé leur décision de ne pas auditionner un témoin n’est pas nouvelle[55]. En effet, elle faisait déjà partie intégrante du critère initialement élaboré dans l’arrêt Perna puisque la Cour avait examiné dans cette affaire la motivation des juridictions internes et conclu que « les décisions des autorités nationales ayant rejeté les demandes du requérant ne sauraient prêter à critique sous l’angle de l’article 6 »[56]. Dans l’affaire Perna, le rejet de l’audition du témoin en cause avait été motivé par la conclusion à laquelle était parvenue la juridiction de jugement selon laquelle, même s’il avait été prouvé qu’ils étaient vrais, les faits étaient dépourvus de pertinence d’un point de vue juridique.

20. Dans le présent arrêt, la majorité ajoute que le raisonnement des juridictions internes doit « correspondre » aux motifs avancés par la défense, c’est-à-dire qu’il doit être aussi étoffé et détaillé qu’eux[57]. Cette idée trompeusement simple ne suffit pas dans une procédure pénale soumise au principe de légalité et dans un État de droit.

21. De manière générale, la juridiction de jugement ne peut refuser l’audition d’un témoin à décharge sans des motifs valables ou suffisants[58]. Tel est également le critère minimal pour refuser la convocation ou le contre‑interrogatoire de témoins à charge, comme cela a été énoncé dans les arrêts Al-Khawaja et Tahery et Schatschaschwili[59]. En vertu du principe essentiel de l’égalité des armes, les témoins à décharge ne peuvent se voir appliquer un traitement différent de celui des témoins à charge[60]. La non‑comparution d’un témoin à décharge doit donc être justifiée par un motif valable ou suffisant[61].

22. Par conséquent, le rejet d’une demande sans motivation ou le silence des juridictions internes quant à une demande pertinente et suffisamment motivée d’audition d’un témoin à décharge conduit nécessairement à un constat de violation de l’article 6[62]. Les motifs devraient porter sur les circonstances particulières de la situation de chaque témoin[63]. Le fait qu’un témoin à décharge ne soit pas susceptible de prouver l’innocence de l’accusé ne constitue pas un motif valable de refuser son audition[64], pour la simple et bonne raison que l’accusé n’a pas à prouver son innocence. Il suffit que celui-ci argue que le témoin est susceptible de faire naître des doutes quant aux faits présentés par l’accusation[65]. Lorsqu’elle demande la comparution d’un témoin à décharge, la défense peut avoir d’autres intérêts que l’acquittement, comme par exemple obtenir une condamnation pour une infraction moins grave que celle qui était initialement reprochée à l’accusé, établir l’existence de circonstances atténuantes, faire naître des doutes sur la crédibilité du dossier de l’accusation, etc.

23. Plus important encore, la juridiction de jugement ne doit pas seulement justifier sa décision de refuser la comparution d’un témoin à décharge par un motif valable ou suffisant, elle doit aussi s’abstenir d’anticiper sur le résultat de l’examen des éléments de preuve en question (Verbot der Beweisantizipation), sauf si elle le fait en faveur de l’accusé. Lorsqu’il se prononce sur une demande de comparution de témoin formulée par la défense, le tribunal doit présumer que l’examen de cette déposition sera en faveur de l’accusé. Dans cette perspective, le tribunal peut décider de ne pas citer à comparaître un témoin à décharge i) s’il estime que le fait qui serait prouvé par la déposition dudit témoin est déjà prouvé en faveur de l’accusé ou ii) s’il peut montrer que le fait dont le témoignage apporterait la preuve est sans importance pour la résolution de l’affaire[66].

24. Dans ce dernier cas, la juridiction de jugement est doublement limitée. Elle ne peut invoquer d’autres éléments pour démontrer que la comparution d’un témoin à décharge est sans importance pour la résolution de l’affaire. Citer un autre élément de preuve versé au dossier pour montrer qu’un témoin n’est pas susceptible de fournir des informations nouvelles, importantes ou significatives ne peut en aucun cas constituer un motif valable de ne pas citer ce témoin à comparaître[67]. Il s’agirait là d’une violation flagrante de l’interdiction d’anticiper sur le résultat de l’examen des éléments de preuve. Par ailleurs, après avoir refusé la comparution et l’interrogation d’un témoin à décharge au motif que sa déposition ne serait susceptible de prouver qu’un fait sans importance pour la résolution de l’affaire, la juridiction de jugement se trouverait liée par ce constat dans sa décision au fond et ne pourrait fonder aucun argument sur ce fait[68].

25. En somme, le deuxième critère Murtazaliyeva est encore bien loin d’être parfait et offre un degré de protection plus faible que celui accordé au droit de demander la comparution de témoins à charge. En effet, la majorité souligne à tort que seules des circonstances exceptionnelles pourront l’amener à conclure que le défaut d’audition d’un témoin à décharge est incompatible avec l’article 6 de la Convention[69]. Rien ne justifie une telle différence de traitement. L’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention interdit, dans un procès pénal, l’utilisation contre l’accusé de témoignages par ouï‑dire. Leur exclusion est également justifiée même lorsque ces preuves pourraient être considérées comme favorables à la défense[70]. En d’autres termes, l’article 6 §§ 1 et 3 d) ne consacre pas uniquement le droit de l’accusé de confronter les témoins à charge et d’interroger les témoins à décharge, mais il garantit également le principe de l’immédiateté[71] qui exige que la juridiction de jugement soit en mesure d’observer le comportement des témoins afin de se faire une opinion quant à leur fiabilité[72].

Le troisième critère Murtazaliyeva

26. Selon la majorité, la Cour doit examiner si la juridiction de jugement a mis en œuvre des garanties de manière à assurer l’équité globale de la procédure même en cas d’écart évident par rapport aux règles énoncées par l’article 6 § 3 de la Convention, estimant que pareille garantie permettrait d’empêcher que le critère Perna ne devienne mécanique[73]. Soyons clairs : c’est bien là que se situe la véritable nouveauté de la présente affaire, et non pas dans le prétendu deuxième critère, comme l’affirme la majorité[74].

27. Si l’équité globale de la procédure au sens de l’article 6 § 1 est admise comme correctif à apporter à l’appréciation du respect des dispositions de l’article 6 § 3, elle doit alors nécessairement être entendue comme une garantie s’ajoutant à celles énoncées par l’article 6 § 3. Celles-ci sont liées au principe de l’équité de l’article 6 § 1 et elles en découlent[75]. Le critère de l’équité globale ne devrait toutefois pas être entendu comme un substitut prépondérant des garanties énoncées par l’article 6 § 3, sans lien avec elles, susceptible de corriger les violations des droits énoncés dans cette disposition[76].

28. L’indécision qui accompagne l’interprétation ambiguë de la majorité dans le sens d’un critère de l’équité globale prépondérant prive l’article 6 § 3 d) de toute signification. Le critère Perna tel que revu par la majorité est volontairement construit de manière à permettre à la Cour de conclure à la non-violation de la disposition examinée, même si les réponses aux deux premières questions sont considérées comme donnant une indication forte en sens contraire. L’énumération claire de droits minimaux comme expression du principe d’équité est sacrifiée pour préserver une marge d’appréciation au profit des juridictions internes. Même si la majorité note qu’il est possible de parvenir à des conclusions qui diffèrent, dans quelque direction que ce soit, de l’indication donnée par les deux premières branches du critère, l’affaiblissement d’un droit minimal pour la défense conduira le plus souvent à une charge indue qui pèsera sur celle-ci.

29. Il est vrai que la Cour, tout comme la Commission européenne des droits de l’homme avant elle, a régulièrement examiné l’équité globale de la procédure ou l’équité de la procédure prise dans son ensemble pour se prononcer sur le respect de l’article 6 § 1 de la Convention. Jusqu’à l’arrêt Dvorski[77], toutefois, cet exercice servait à apprécier l’équité de procédures qui étaient par ailleurs conformes aux droits minimaux énumérés par l’article 6 § 3 c) de la Convention. Selon l’interprétation traditionnelle de la Cour, une procédure pouvait être globalement inéquitable même si elle était conforme à l’article 6 § 3. Déduire, a contrario sensu, qu’une procédure peut être globalement équitable même si elle n’est pas conforme à l’article 6 § 3 – autrement dit que l’équité globale de la procédure peut permettre de passer outre des violations de l’article 6 § 3 – ne constitue pas seulement une erreur logique, mais dénature également l’essence même de l’article 6 § 3. Un examen approfondi de la jurisprudence de la Cour permettra de clarifier ce point.

30. C’est dans l’affaire [Nielsen](http://hudoc.echr.coe.int/eng?i=001-73439) que ce critère a été employé pour la première fois dans l’histoire de la Cour de Strasbourg. En l’espèce, la Commission devait se prononcer sur des allégations concernant des données médicales qui avaient étaient admises, à tort selon le requérant, comme éléments de preuve dans un procès pénal. La Commission s’est exprimée comme suit :

« L’article 6 de la Convention ne définit pas la notion de « procès équitable » en matière pénale. Le paragraphe 3 de cette disposition énumère certains droits spécifiques qui constituent des éléments essentiels de cette notion générale (...). Le terme « notamment » indique toutefois clairement que les six droits énumérés au paragraphe 3 ne sont pas exhaustifs et qu’un procès pourrait ne pas être conforme à l’exigence d’un « procès équitable », même si les droits minimaux garantis par le paragraphe 3, et les droits énoncés au paragraphe 2, ont été respectés »[78].

31. Comme si cela n’était pas suffisamment clair, la Commission a jugé utile de préciser ce qui suit :

« [l]e rapport entre la disposition générale du paragraphe 1 et les dispositions particulières du paragraphe 3 semble être le suivant : en cas de constat de non‑violation du paragraphe 3, la question de savoir si le procès est conforme à la règle énoncée au paragraphe 1 doit être tranchée au regard du procès pris en considération dans son ensemble (...) »[79].

32. Cette asymétrie entre les articles 6 § 1 et 6 § 3 a été rappelée par la Cour dans l’arrêt Deweer, dans lequel elle a jugé que même si « les divers droits que le paragraphe 3 [article 6 § 3] énumère en des termes non exhaustifs (...) constituent des éléments, parmi d’autres, de la notion de procès équitable en matière pénale », le requérant dans cette affaire ayant « été entièrement privé d’un tel procès (...) la question du respect des paragraphes 2 et 3 [article 6 §§ 2 et 3] n’a pas de portée propre dans son cas ; elle se trouve absorbée par celle de l’observation du paragraphe 1 [article 6 § 1] »[80]. Répétons-le : un procès peut être inéquitable même s’il est parfaitement conforme à l’article 6 § 3, mais rien ne laisse penser qu’un procès peut être équitable si ces droits minimaux ne sont pas respectés.

33. Depuis lors, la Cour a appliqué l’équité globale de la procédure dans plusieurs buts mais le rapport entre les paragraphes 1 et 3 de l’article 6 tel qu’exposé dans l’affaire Nielsen semble avoir été au cœur de son raisonnement jusqu’à l’arrêt Dvorski. L’arrêt, souvent cité, Barberà, Messegué et Jabardo[81] constitue un jalon de cette jurisprudence. La Cour y a conclu qu’en raison d’une accumulation de vices de procédure (dont aucun n’emportait en lui-même violation de l’un des droits expressément énumérés dans les articles 6 § 2 et 6 § 3), « la procédure en cause, considérée dans son ensemble, n’a pas répondu aux exigences d’un procès équitable et public »[82].

34. Sous cet angle, l’analyse de l’équité globale est progressivement devenue omniprésente, même dans le cas de griefs fondés sur l’article 6 § 3. Dans certains cas, la Cour a ainsi examiné des affaires portant sur l’article 6 § 3 sous l’angle de l’appréciation globale de la procédure. Dans l’arrêt Goddi[83], par exemple, la Cour a affirmé que les garanties de l’article 6 § 3 « constituent autant d’aspects de la notion générale de procès équitable énoncée au paragraphe 1 » et qu’elle a donc « examiné séparément chacune des branches du grief avant de se livrer à une appréciation globale »[84]. Dans d’autres affaires, la Cour a souligné la nécessité d’interpréter le paragraphe 3 de l’article 6 à la lumière de la finalité globale de la disposition, à savoir garantir une procédure équitable. C’est ce que révèle une citation que la Cour a souvent employée :

« les divers droits [que le paragraphe 3 de l’article 6] énumère en des termes non exhaustifs représentent des aspects, parmi d’autres, de la notion de procès équitable en matière pénale. En veillant à son observation, il ne faut pas perdre de vue sa finalité profonde ni le couper du « tronc commun » auquel il se rattache »[85].

35. La lecture de l’arrêt dans lequel ces phrases ont été formulées pour la première fois révèle toutefois que la motivation qui y a été exposée reposait sur une intention contraire à celle affichée par la majorité dans le présent arrêt. Dans l’arrêt Artico[86], la Cour semble en effet vouloir dire exactement l’inverse. Dans cette affaire, il s’agissait de s’assurer que l’assistance judiciaire que le Gouvernement affirmait avoir fournie au requérant avait été réellement effective aux fins de l’article 6 et n’avait pas été seulement un droit « illusoire ». Dans ledit arrêt, la Cour est finalement parvenue à la conclusion que malgré la nomination d’un avocat, le requérant n’avait pas joui d’une assistance effective[87].

36. Traditionnellement, l’un des principaux domaines dans lesquels le critère de l’équité globale est employé est celui de l’assistance juridique. Sous prétexte d’apprécier l’équité globale de la procédure, la Cour s’est éloignée de ses normes antérieures en faveur de l’accusé pour adopter une position plus axée sur l’accusation. Jusqu’à l’arrêt Dvorski, la Cour a toujours examiné l’article 6 § 3 c) de la Convention dans le respect des principes décrits ci-dessus. Il est vrai que, dans certaines affaires, elle a procédé à une sorte de mise en balance des raisons qui justifiaient certaines restrictions au droit de choisir librement un avocat et de leurs implications pour l’équité globale de la procédure considérée dans son ensemble, mais elle ne l’a fait qu’après avoir admis que de telles raisons existaient. L’arrêt John Murray[88] constitue un jalon dans ce courant jurisprudentiel. La Cour y a exposé ce qui suit :

« [L]e droit [de bénéficier de l’assistance d’un avocat dès les premiers stades des interrogatoires de police], que la Convention n’énonce pas expressément, peut toutefois être soumis à des restrictions pour des raisons valables. Il s’agit de savoir dans chaque cas si, à la lumière de l’ensemble de la procédure, la restriction a privé l’accusé d’un procès équitable »[89].

37. Une différence essentielle vient immédiatement à l’esprit : le droit à un avocat ne pouvant être restreint que « pour des raisons valables », l’appréciation globale à laquelle se prête la Cour dans l’arrêt John Murray n’intervient qu’après que la présence de pareilles raisons eut été démontrée, puisqu’« un pouvoir de restriction même régulièrement exercé risque de priver un prévenu, dans certaines conditions, d’une procédure équitable »[90]. La Cour s’est par ailleurs montrée extrêmement prudente dans l’appréciation de l’équité globale dans cette affaire, où elle a finalement constaté une violation : « [l]a Cour n’a toutefois pas à spéculer sur la réaction du requérant ou sur le conseil que lui aurait donné son avocat dans l’hypothèse où l’accès n’aurait pas été refusé pendant cette période initiale »[91].

38. Dans l’arrêt Salduz[92], la Cour a affiné et développé sa position sur l’invalidité de restrictions apportées sans motivation au droit à un avocat. Dans cette affaire de Grande Chambre mémorable, le requérant s’était vu refuser toute assistance juridique pendant la garde à vue au cours de laquelle il avait été interrogé et fait des déclarations sur lesquelles il était ensuite revenu devant le juge d’instruction et le procureur. La Cour a repris la motivation de l’arrêt John Murray et dit ce qui suit :

« [L]e droit [de bénéficier de l’assistance d’un avocat dès les premiers stades des interrogatoires de police] peut toutefois être soumis à des restrictions pour des raisons valables. Il s’agit donc, dans chaque cas, de savoir si la restriction litigieuse est justifiée et, dans l’affirmative, si, considérée à la lumière de la procédure dans son ensemble, elle a ou non privé l’accusé d’un procès équitable »[93].

39. Il ressort indéniablement de la clause soulignée que l’appréciation de l’équité globale ne peut intervenir qu’après que la restriction a été jugée justifiée. La Cour elle-même a rappelé à maintes reprises que toute restriction au droit à un avocat doit être justifiée pour qu’elle puisse examiner son influence sur l’équité globale de la procédure :

« il faut, en règle générale, que l’accès à un avocat soit consenti dès le premier interrogatoire d’un suspect par la police, sauf à démontrer, à la lumière des circonstances particulières de l’espèce, qu’il existe des raisons impérieuses de restreindre ce droit. Même lorsque des raisons impérieuses peuvent exceptionnellement justifier le refus de l’accès à un avocat, pareille restriction – quelle que soit sa justification – ne doit pas indûment préjudicier aux droits découlant pour l’accusé de l’article 6 »[94].

40. Suivant ce raisonnement dans l’application des principes généraux dans l’affaire en cause, la Cour a d’ailleurs observé ce qui suit :

« Pour justifier le refus au requérant de l’accès à un avocat, le Gouvernement s’est borné à dire qu’il s’agissait de l’application sur une base systématique des dispositions légales pertinentes. En soi, cela suffit déjà à faire conclure à un manquement aux exigences de l’article 6 à cet égard »[95].

41. Les arrêts John Murray et Salduz énoncent donc clairement que les États ne peuvent restreindre légitimement l’accès à l’assistance juridique sans raisons valables. Comme le montrent les citations ci-dessus, il est en effet difficile de penser à une autre ratio decidendi dans ces affaires. En 2010 encore, la Cour a appliqué ce raisonnement en concluant que l’absence de raisons valables pour justifier les restrictions apportées à l’accès d’un requérant à un avocat suffisait pour conclure à la violation de l’article 6 :

« En tout état de cause, aucun autre constat n’est nécessaire sur ce point en l’espèce. Ayant constaté que la restriction au droit du requérant à un avocat apportée à l’intéressé dans la phase préliminaire de la procédure était dépourvue de justification, la Cour n’a pas à se prononcer sur les effets que cette restriction a eus sur l’équité globale de la procédure pénale dirigée contre le requérant »[96].

42. La Cour a fait une déclaration tout aussi directe dans l’arrêt Pishchalnikov, une affaire qui concernait des aveux faits par le requérant pendant la phase préliminaire de la procédure dirigée contre lui après que l’assistance d’un avocat lui eut été refusée[97]. Dans cette affaire, la Cour a tout d’abord examiné si « le requérant s’était vu restreindre l’accès à un avocat » et si cette « restriction des droits de la défense était justifiée ». Immédiatement après cette double appréciation, la Cour a observé ce qui suit :

« Ayant constaté que la restriction apportée au droit du requérant à un avocat était dépourvue de justification, la Cour n’a, en principe, pas à se prononcer sur les effets que cette restriction a eus sur l’équité globale de la procédure pénale (...) en ce que la notion même d’équité consacrée par l’article 6 exige que l’accusé ait le bénéfice de l’assistance d’un avocat dès les premiers stades de l’interrogatoire de police, à moins que la restriction apportée à son droit à un avocat ne soit exceptionnellement justifiée par des raisons valables »[98].

43. L’arrêt Dvorski concernait plus le « refus de choix » d’un avocat qu’un refus net d’accès à un avocat. Sans citer aucun précédent à l’appui de sa conclusion, la majorité a dit ce qui suit :

« la Cour considère qu’il lui faut commencer par déterminer s’il (...) existait des motifs pertinents et suffisants de passer outre ou de contrecarrer le souhait de l’accusé quant à sa représentation en justice. Dans la négative, il lui faudra ensuite rechercher si la procédure pénale a revêtu, dans son ensemble, un caractère équitable »[99].

44. C’était la première fois que la Cour revenait sur le raisonnement qu’elle avait suivi dans les arrêts John Murray et Salduz. Deux éléments sont toutefois entrés en ligne de compte. Tout d’abord, contrairement aux affaires précédentes qui concernaient le « refus d’accès » à un avocat, l’arrêt Dvorski portait sur le « refus de choix » d’un avocat, problème que la Cour a jugé « moins grave »[100]. Deuxièmement, et surtout, l’appréciation de l’équité globale de la procédure semble avoir été menée sur la base d’une présomption sérieuse que les aveux initiaux faits par le requérant en l’absence d’un avocat librement choisi avaient eu des « répercussions probablement significatives » sur la suite de la procédure pénale dirigée contre lui[101]. La nature de cette « probabilité » ne ressort pas clairement mais sans vouloir faire violence au texte, on pourrait le lire comme une reconnaissance de ce que tout refus de choix d’un avocat dans des phases cruciales de la procédure pénale pourrait avoir des répercussions qui compromettent l’équité de la procédure dans son ensemble[102]. Cette lecture de l’arrêt Dvorski présenterait une certaine cohérence, quoiqu’imparfaite, avec l’arrêt Salduz.

45. Ce n’est que dans l’arrêt Ibrahim et autres que, tout en affirmant « clarifier » l’arrêt Salduz[103], la Grande Chambre s’est écartée sans ménagements de sa jurisprudence antérieure sur l’article 6 § 3 c) de la Convention. La Cour y affirme que l’« absence de raisons impérieuses [pour restreindre le droit de l’accusé à un avocat] n’emporte (...) pas à elle seule violation de l’article 6 de la Convention »[104]. En effet, comme dans les arrêts John Murray et Salduz, elle considère que « [d]ès lors que l’existence de raisons impérieuses est jugée établie, un examen global de l’ensemble de la procédure doit être conduit de manière à déterminer si celle-ci a été « équitable » au sens de l’article 6 § 1 »[105]. Toutefois, « [e]n l’absence de raisons impérieuses de restreindre l’assistance juridique, la Cour doit évaluer l’équité du procès en opérant un contrôle très strict »[106]. Il est intéressant d’observer que pour la Cour, il ne s’agit pas d’une innovation mais de l’interprétation correcte de l’arrêt Salduz[107]. Comme l’opinion séparée des juges Sajó et Laffranque jointe à l’arrêt Ibrahim et autres[108] le démontre amplement, il est pourtant difficile de soutenir pareille position.

46. Contrairement à ce qu’affirme la Cour, les paragraphes précédents montrent que le raisonnement qu’elle a suivi dans l’arrêt Ibrahim et autres contredit une jurisprudence bien établie qui s’est conclue avec l’arrêt Dvorski. Même si elle déclare que l’arrêt Ibrahim et autres « clarifie » ou « développe » le critère énoncé dans l’arrêt Salduz, la Cour a en réalité abandonné cette jurisprudence et avec elle le raisonnement qu’elle a suivi pendant les cinq décennies qui séparent l’affaire Nielsen de l’arrêt Ibrahim et autres. Pire encore, ce revirement que la Cour a imposé à sa jurisprudence ne s’est pas limité à l’article 6 § 3 c) mais il s’est également étendu à l’alinéa d) de cette disposition.

47. Dans sa jurisprudence relative à l’admission d’éléments recueillis au mépris de l’article 3, la Cour a toujours appliqué une règle absolue, invalidant les procédures fondées sur pareils éléments[109]. La position de la Cour concernant l’admission d’éléments recueillis au mépris de l’article 8 de la Convention est moins claire[110]. Dans des affaires portant sur l’audition de témoins sous l’angle de l’article 6 § 3 d), la Cour a cependant parfois examiné l’équité globale de la procédure[111]. Afin de sauver la loi de 2003 sur la justice pénale et de répondre aux critiques « provocatrices » de la Cour suprême du Royaume-Uni dans l’affaire Horncastle[112], l’arrêt Al-Khawaja et Tahery s’est ainsi écarté de la règle de la « preuve unique ou déterminante » selon laquelle un procès n’était pas équitable si la condamnation de l’accusé reposait uniquement ou dans une mesure déterminante sur des dépositions de témoins qu’à aucun stade de la procédure il n’avait pu interroger. La Grande Chambre a de la sorte contredit une jurisprudence solide sur la nature absolue de la règle de la « preuve unique ou déterminante » établie depuis l’arrêt Doorson[113]. Selon la Cour, une interprétation aussi « inflexible » concernant la non-comparution de témoins à charge et l’admission consécutive de la déposition non vérifiée du témoin absent comme élément de preuve serait contraire à sa position traditionnelle quant à la nécessité d’apprécier l’équité de la procédure dans son ensemble[114]. Puisque tout est désormais négociable, la Cour n’établit pas un seuil clair en deçà duquel une condamnation fondée sur les dépositions faites par un témoin au stade préliminaire de la procédure sans contre-interrogatoire serait injustifiable. Même des moyens de preuve bannis au Moyen Âge, telle la déclaration d’un mourant, peuvent toujours être utilisés[115].

48. Moins de quatre ans après avoir rendu un arrêt dans l’affaire Al‑Khawaja et Tahery, la Grande Chambre a dû à nouveau intervenir dans l’affaire Schatschaschwili dès lors qu’il subsistait une incertitude sur le point de savoir si un procès devait être considéré comme inéquitable pour la seule raison que la non‑comparution d’un témoin à charge ne se justifiait par aucun motif sérieux, même si la preuve non vérifiée n’était ni unique ni déterminante. Le remède a été pire que le mal. Profondément divisée, la Grande Chambre a jugé que l’absence de motif sérieux justifiant la non-comparution d’un témoin à charge ne pouvait en soi rendre un procès inéquitable[116]. Comme les juges Spielmann, Karakas, Sajó et Keller l’ont dénoncé dans leur opinion séparée jointe audit arrêt, pareille application du critère en trois étapes impliquerait que les différentes étapes ne seraient pas nécessaires dès lors que l’équité globale est respectée, ce qui non seulement priverait les autorités nationales d’une orientation claire quant à l’application qu’il convient de faire des critères dégagés dans l’arrêt Al‑Khawaja et Tahery, mais leur laisserait également trop de latitude[117]. Pour compliquer les choses, la majorité de l’époque a ajouté que des éléments compensateurs suffisants devaient exister même lorsque les déclarations d’un témoin absent revêtaient un certain poids[118]. Le présent arrêt boucle la boucle en ce qu’il adopte une approche globale pour examiner l’équité de la procédure en cas de non‑comparution de témoins à décharge.

49. Même si on admettait avec la majorité, pour les besoins de la discussion, qu’une certaine flexibilité est nécessaire dans la jurisprudence de la Cour relative à l’article 6 de la Convention, l’entreprise risquerait l’incohérence sur le plan de la logique. L’équité de la procédure ne peut qu’être une appréciation procédurale : une procédure n’est pas équitable parce que le coupable a été condamné ou l’innocent acquitté, pour la simple et bonne raison qu’il est impossible d’établir juridiquement si le coupable était coupable hors de la procédure elle-même. La justice pénale n’est pas une justice ontologique et les juges des tribunaux pénaux ne sont pas des dieux. Une procédure est équitable lorsque les règles de procédure fondamentales sont respectées. En ce sens, il est difficile de savoir ce que veut dire en pratique examiner si une procédure est globalement équitable. Cela pourrait signifier que la Cour est supposée examiner si la restriction litigieuse a ou non entravé la manifestation de la vérité factuelle. Cela supposerait cependant que la Cour ait accès à une version extra-procédurale de la vérité factuelle, ce qui est juridiquement impossible.

50. Un examen plus modeste de l’équité globale échouerait de la même manière. On pourrait dire qu’il a été « remédié » à la violation lorsque celle‑ci n’a en aucune manière affecté le résultat final de la procédure, c’est‑à-dire lorsque le requérant aurait été reconnu coupable et condamné de la même manière si la procédure n’avait pas été viciée. Mais cela est logiquement impossible, même s’il faut admettre que pareille appréciation pourrait être faite sans avoir illégalement recours à une version extra‑procédurale de la vérité factuelle. Pour appliquer ce critère, la Cour devrait examiner l’équité d’une procédure qui n’aurait pas dû exister telle qu’elle a existé. Par exemple, si l’accusé avait pu choisir son avocat ou s’il s’était représenté lui-même, alors la procédure aurait probablement suivi un tout autre chemin, l’accusé aurait fait des dépositions différentes, des éléments de preuve différents auraient été admis, etc. Enfin, pour reprendre les termes de la Cour suprême des États-Unis, « [l]’analyse sur le terrain de l’erreur anodine [« l’équité globale » dans le jargon de la Cour] dans ces conditions serait une recherche conjecturale sur ce qui aurait pu se produire dans un univers alternatif »[119].

51. La Cour elle-même a d’ailleurs longtemps reconnu qu’il existait des obstacles logiques s’opposant à ce type d’examen. Dès 1980, la Cour s’est prononcée dans une affaire concernant une personne condamnée sans avoir bénéficié de l’assistance effective de l’avocat que l’État lui avait fourni. Dans cette affaire, le Gouvernement objectait que le défaut d’assistance judiciaire était dépourvu de pertinence en ce qu’il n’avait eu aucune influence sur le destin du requérant. Selon l’État défendeur, « pour qu’il y ait infraction à l’article 6 § 3 c) (...) le manque d’assistance doit avoir réellement lésé l’accusé »[120]. La Cour a exprimé son désaccord en termes de principe : « la nécessité de pareille preuve [que l’assistance effective d’un avocat aurait bénéficié au requérant] ne ressort nullement du texte de l’article 6 § 3 c) ; si on l’y introduisait par voie d’interprétation, elle le priverait d’une large part de sa substance. Plus généralement, l’existence d’une violation se conçoit même en l’absence de préjudice »[121]. Dans l’arrêt John Murray, la Cour a répondu de manière encore plus explicite à un argument similaire du Gouvernement, précisant que « [l]a Cour n’a toutefois pas à spéculer sur la réaction du requérant ou sur le conseil que lui aurait donné son avocat dans l’hypothèse où l’accès n’aurait pas été refusé pendant cette période initiale »[122]. La Grande Chambre a repris presque littéralement ce raisonnement dans l’arrêt Salduz[123].

52. Même en ignorant ces incohérences logiques qui entachent le raisonnement de la majorité dans le présent arrêt, le critère de l’équité globale est par nature subjectif et donc extrêmement malléable. Cette caractéristique le rend très difficile à appliquer par la Cour d’une manière un tant soit peu prévisible. Pour la même raison, ce critère est particulièrement peu adapté pour orienter les juridictions internes lorsqu’elles doivent apprécier le respect des exigences de la Convention. Dire à une juridiction interne que les procédures devraient être menées d’une manière « globalement équitable » ajoute peu à la bonne volonté des juges nationaux. Le sens à attribuer au terme « équitable » au cas par cas ou de manière générale pourrait raisonnablement diverger entre les juridictions internes, entre celles qui mènent la procédure et celles qui procèdent à son réexamen, mais aussi entre les juridictions internes et la Cour. Rejeter l’appréciation de l’« équité » faite au niveau national semble moins compatible avec le principe de subsidiarité que de simplement constater des violations de certains droits procéduraux tels qu’ils sont énoncés par la Convention que les États membres ont ratifiée. Permettre aux États de porter atteinte à des dispositions aussi strictes que celles de l’article 6 § 3 en faveur d’une notion aussi floue que l’équité invite aux violations de l’article 6 au lieu de les prévenir.

53. S’il faut une preuve de la malléabilité de la notion d’« équité globale », il suffit de lire l’arrêt Ibrahim et autres, dans lequel la Cour a énuméré des « facteurs non limitatifs »[124] pertinents pour l’examen de l’équité. Ces facteurs comprennent, outre « l’existence dans le droit et la pratique internes d’autres garanties procédurales », des considérations spécifiques (telles que l’âge et les capacités mentales de l’accusé) mais aussi d’autres « facteurs » aussi larges que l’appréciation de l’équité globale elle‑même. La Cour dit par exemple qu’elle tiendra compte du « dispositif légal encadrant la procédure antérieure à la phase de jugement » et de « la qualité des preuves (...) compte tenu (...) du degré et de la nature de toute contrainte qui aurait été exercée ». La carte est aussi grande que le territoire : elle est apparemment précise mais elle est en réalité inutile pour s’orienter. C’est ce que montre le fait qu’un an plus tard, lorsqu’elle appréciera l’équité de la procédure dans l’arrêt Simeonovi[125], la Cour elle‑même n’examinera pas tous ces éléments. Le défaut de sécurité juridique est aggravé en cas de refus de citer à comparaître des témoins à décharge car la liste des dix facteurs pertinents pour l’appréciation de l’équité globale de la procédure établie dans l’arrêt Ibrahim et autres[126] a été totalement ignorée dans la présente affaire et aucun effort n’a été fait pour la remplacer par une liste alternative.

54. Si le manque de clarté transforme à lui seul le critère de l’équité globale en un périlleux chèque en blanc remis aux juridictions internes, le facteur de « l’importance de l’intérêt public à enquêter sur l’infraction particulière en cause et à en sanctionner l’auteur »[127] mérite toutefois une attention spéciale en raison de sa dangerosité. Il n’est pas nécessaire de prendre une position extrêmement déontologique pour comprendre pourquoi ce type de raisonnement devrait être interdit dans un tribunal. La gravité et la nature des infractions peuvent inciter les États à adopter des dispositions procédurales particulières et, notamment, rien dans la Convention ne devrait être interprété comme empêchant les pays de lutter contre le terrorisme, la criminalité organisée ou d’autres formes graves d’infractions. Il est toutefois très troublant de citer ce facteur parmi ceux pertinents pour apprécier l’équité d’une procédure. J’observe que dans l’arrêt Ibrahim et autres, l’intérêt public à enquêter et à sanctionner ne porte pas sur le « type d’infraction en cause » mais sur « l’infraction particulière en cause ». Cela pourrait être interprété comme impliquant que les accusés ont droit à différents degrés d’équité dans les procédures dirigées contre eux non seulement en raison du type d’infraction qui leur est reprochée, mais aussi en fonction de « l’intérêt public » qui se trouve en jeu dans leur affaire. Ce serait le paradigme ultime d’une « justice de rue » plus encline à appliquer une sanction d’autodéfense qu’à garantir un procès régulier. Même si je pense que la Cour ne peut pas avoir envisagé un tel sens, il est parlant qu’on puisse trouver ce type d’ambiguïtés dans un paragraphe pensé pour être pédagogique. Et il est difficile de trouver une autre interprétation. La Cour pourrait avoir voulu dire que les États jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour imposer des règles procédurales plus restrictives dans le cas d’infractions qui relèvent de questions particulièrement sensibles. Si tel était le cas, cette question aurait toutefois dû être examinée à un stade antérieur, à savoir au moment de l’appréciation des motifs invoqués par le Gouvernement pour justifier la restriction. Prendre deux fois en compte l’intérêt public comporte une double comptabilisation qui revient à réduire de moitié l’importance de l’équité du procès.

55. De même, dans la logique de l’arrêt Ibrahim et autres, apprécier l’équité globale d’une procédure implique que la Cour devrait analyser les éléments du dossier de l’affaire pénale[128], notamment les éléments de preuve ayant servi à fonder la condamnation de l’accusé, et se livrer à une double appréciation pour déterminer, premièrement, si les éléments versés au dossier l’auraient été s’il n’avait pas été porté atteinte au droit du requérant à un avocat et, deuxièmement, si ces éléments auraient raisonnablement pu aboutir à la condamnation de l’accusé même si celui-ci avait pu se faire assister de l’avocat de son choix. Ces analyses hypothétiques ne peuvent être conduites sans une connaissance significative du droit procédural national, notamment des règles de preuve et de recevabilité des preuves. La Cour ne semble pas la mieux outillée pour accomplir cette tâche tout en respectant le pouvoir des États membres de concevoir leurs propres systèmes procéduraux.

56. Enfin, si les décisions de la Cour doivent permettre d’orienter les autorités nationales, il est inutile de demander aux juridictions internes de mener des procédures dans le respect de l’équité globale. En effet, non seulement cette notion est floue mais, plus fondamentalement, les juridictions ne peuvent pas savoir à un moment donné quelles seront les suites données à la procédure en raison notamment du nombre d’organes qui sont chargés de différentes missions à différents moments. Par exemple, un juge ou un procureur qui n’autorise pas l’accusé à avoir accès à un avocat de son choix au stade de l’enquête préliminaire ne peut pas savoir à l’avance si la suite de la procédure, qui sera menée par d’autres organes, le sera de manière « suffisamment équitable » pour compenser une violation supposée de la Convention. L’impossibilité d’apprécier l’équité globale de la procédure de l’intérieur de ladite procédure devrait indiquer de manière nette qu’il s’agit d’un critère trop faible pour être soutenu par la Cour.

Le principe de l’immédiateté découlant de la Convention

57. Les considérations qui précèdent s’appliquent toutes aux droits énoncés à l’article 6 § 3 d)[129] qui sont des manifestations du principe d’équité et non pas de simples recommandations. Ces droits sont également enracinés dans un consensus européen autour du principe de l’immédiateté des preuves (Unmittelbarkeitsgrundsatz) dont découle l’interdiction de la preuve par ouï‑dire. Selon ce principe, l’étroitesse du lien entre la preuve testimoniale et le tribunal est philosophiquement perçue comme la meilleure manière de s’approcher de la vérité. Ces principes sont acceptés en Europe et au-delà dans les différents types de système pénal, indépendamment de leur caractère plus ou moins accusatoire ou inquisitoire. Même si des différences peuvent exister dans la mise en œuvre du principe de l’immédiateté au niveau interne, aucun système national ne remet en cause son acceptation[130]. En vertu de ce consensus et de la jurisprudence de la Cour établie de longue date en la matière, le principe de l’immédiateté impose aux juridictions de jugement les lignes directrices suivantes, qui leur donnent non seulement un critère de contrôle judiciaire a posteriori mais aussi un critère de recevabilité au procès d’éléments de preuve futurs.

Ligne directrice 1 : Le principe de l’immédiateté impose que la preuve testimoniale soit présentée au cours de la procédure devant la juridiction de jugement compétente et, par conséquent, que toutes les mesures envisageables, et si nécessaire contraignantes, soient prises pour faire comparaître les témoins absents à l’audience[131].

Ligne directrice 2 : Le critère d’appréciation de toute demande de convocation ou de contre-interrogatoire de témoins, qui est identique pour la défense et l’accusation, repose sur la pertinence à première vue de chaque témoignage pour l’issue du procès et pour la position de la partie demanderesse. Il s’agit d’un critère exclusivement a priori. Partant, lorsqu’elle apprécie une demande de convocation ou de contre‑interrogatoire de témoins, la juridiction de jugement n’est pas autorisée à anticiper sur le résultat de l’examen des éléments de preuve, si ce n’est en faveur de la défense.

Ligne directrice 3 : Les preuves testimoniales recueillies au stade préliminaire d’une procédure pénale ne peuvent qu’exceptionnellement être lues à l’audience et utilisées pour fonder un jugement. Le principe de légalité dans la procédure pénale exige que le refus de convoquer ou de contre‑interroger un témoin au procès et l’autorisation de lire à l’audience la déposition d’un témoin absent soient justifiés par un catalogue juridique exhaustif de motifs valables. Ce catalogue de motifs contient deux catégories de témoins : le témoin qui ne peut pas être interrogé et le témoin qui doit être protégé. La première catégorie de témoins est composée des sous-catégories suivantes : 1) témoin décédé[132], 2) témoin incapable ou atteint d’une maladie physique ou mentale[133], 3) témoin disparu[134], 4) témoin résidant à l’étranger ou en déplacement hors du territoire national[135], 5) témoin se prévalant du droit de garder le silence prévu par la loi en faveur du coaccusé[136], 6) témoin se prévalant du droit de ne pas témoigner contre lui-même[137], et 7) témoin dispensé par la loi de l’obligation de témoigner contre les membres de sa famille[138]. La deuxième catégorie de témoins est composée de deux sous-catégories selon qu’il est nécessaire de protéger 1) la vie ou l’intégrité physique du témoin[139] ou 2) la santé d’un témoin vulnérable[140]. Le catalogue des motifs doit établir une distinction selon que la preuve testimoniale est produite devant un juge, devant un procureur ou devant la police. Une déposition faite devant la police ou un procureur au stade préliminaire de la procédure ne peut être assimilée, quant à sa fiabilité et à son exactitude, à une déposition faite devant le juge avant le procès. Quant à la justification de la lecture à l’audience de la déposition d’un témoin absent, le catalogue des motifs valables est plus étendu lorsque la déposition a été recueillie avant le procès par un juge, mais il doit être plus restreint lorsqu’elle a été recueillie par un procureur ou la police.

Ligne directrice 4 : Lorsqu’il existe un motif valable de ne pas convoquer ou contre-interroger un témoin et de lire à l’audience la déposition dudit témoin recueillie avant le procès, la juridiction de jugement doit s’assurer que des mesures compensatrices suffisantes ont été prises ou sont prises pour contrebalancer les difficultés causées à la défense, telle une audience spéciale avant le procès au cours de laquelle le témoin est entendu dans le respect du contradictoire[141]. Ni une recommandation adressée aux jurés de donner moins d’importance à une déposition non vérifiée[142] ni la possibilité pour l’accusé de contester ou réfuter la déposition d’un témoin absent en témoignant lui-même ou en interrogeant un autre témoin ne suffisent[143].

Ligne directrice 5 : Même lorsque des mesures compensatrices suffisantes ont été prises pour contrebalancer les difficultés causées à l’accusé, la juridiction de jugement ne peut fonder sa décision, uniquement ou dans une mesure déterminante, sur la déposition faite avant le procès par un témoin absent à l’audience[144]. Pareille motivation reviendrait à priver le principe de l’immédiateté de son essence.

Ligne directrice 6 : Lorsque la juridiction de jugement est confrontée à une contradiction entre les dépositions d’un témoin faites avant le procès et au procès, le principe de l’immédiateté exige qu’un poids prépondérant soit accordé aux dépositions faites à l’audience.

Ligne directrice 7 : Les lignes rouges ci-dessus ne peuvent pas être franchies par une juridiction de jugement, sous peine de violation du principe de l’immédiateté et par conséquent de défaut d’équité du procès. Aucune déposition ne peut être prise en compte par la juridiction de jugement en violation des lignes directrices exposées ci-dessus, à moins que le droit national ne prévoie la possibilité d’un accord entre l’accusation et la défense concernant la lecture à l’audience de dépositions faites avant le procès et que les deux parties acceptent cette lecture.

L’application des normes de la Convention au témoin A.

58. Le témoin A était policier au sein du service de lutte contre la criminalité organisée et il agissait toujours sur instruction de ses supérieurs. Le Gouvernement lui-même décrit son rôle comme suit : « Le seul rôle joué par M. A. dans les événements en cause a donc consisté à faciliter techniquement la mise en œuvre de mesures opérationnelles d’investigation visant la requérante »[145]. En effet, la requérante faisait l’objet d’une opération de surveillance secrète dans laquelle le témoin A. était un agent infiltré dont les activités ont permis de recueillir la totalité des éléments de preuve à charge, essentiellement grâce à des enregistrements vidéos réalisés dans le logement que l’intéressée partageait avec V. et Ku.

59. Qualifier le témoin A. de témoin à décharge est problématique. Même si c’est à la demande de la requérante que A. a été interrogé en qualité de témoin au stade de l’enquête préliminaire, c’est le procureur qui a demandé la lecture à l’audience de sa déposition sur laquelle la juridiction de jugement s’est fondée pour condamner la requérante. L’absence d’examen par les juridictions internes de la valeur probante de la déposition de A. n’exclut en rien ce problème de qualification. En l’espèce, la particularité de la situation repose sur le fait que la condamnation de la requérante a été fondée sur la thèse selon laquelle il n’y avait eu ni guet‑apens policier ni aucune autre sorte de provocation policière qui aurait pu justifier l’acquittement de l’accusée ou l’exonération de sa responsabilité.

60. La requérante elle-même a rappelé au cours du procès qu’elle avait insisté pour être confrontée au témoin A., mais sans succès[146]. Aucune mesure n’a été prise pour localiser le témoin A., qui avait pris part à l’opération de surveillance secrète dont la requérante avait fait l’objet, ni pour le faire comparaître au procès[147]. La juridiction de première instance s’est bornée à conclure à la recevabilité de l’ensemble des preuves à charge et en instance d’appel, la Cour suprême de Russie a confirmé cette conclusion, sans s’en expliquer davantage. Elle a écarté les griefs tirés par la requérante de l’existence d’un guet-apens en se bornant à déclarer qu’elle « n’était pas d’accord » avec l’intéressée, sans autre motivation[148]. Ni la requérante ni ses avocats n’étaient présents lors de l’interrogatoire du témoin A. au cours de l’enquête préliminaire. La défense n’a eu la possibilité de l’interroger ni au stade de l’enquête préliminaire ni au cours du procès. Faute de renonciation à l’interrogation du témoin A. ou de consentement valablement donné à la lecture à l’audience de la déposition du témoin absent au sens de l’article 281 § 1 du code de procédure pénale russe, le deuxième paragraphe de cette même disposition s’appliquait. Il incombait à la juridiction de jugement de vérifier si la non-comparution du témoin A était justifiée par des motifs valables et, si tel n’était pas le cas, de s’assurer de la comparution dudit témoin devant elle, par exemple en usant de ses pouvoirs de contrainte pour le faire comparaître.

61. Il apparaît clairement qu’aucun motif valable au sens de l’article 281 § 2 ne peut être invoqué pour justifier l’absence de convocation du témoin A. à l’audience. Le code de procédure pénale russe propose expressément des exemples de motifs valables et prévoit une clause générale qui se réfère à « d’autres circonstances exceptionnelles ». Ceux-ci sont proches des critères établis par la Cour dans l’arrêt Al-Khawaja et Tahery. En outre, comme de nombreux autres codes de procédure pénale en Europe, la disposition du code russe ne distingue pas entre les témoins à décharge et les témoins à charge.

62. Dans ce contexte, la Cour a estimé que « lorsqu’un accusé plaide qu’il a été incité à commettre une infraction, les juridictions pénales doivent se livrer à un examen attentif du dossier, étant donné que, pour qu’un procès soit équitable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, toute preuve obtenue par le biais d’une provocation policière doit être écartée »[149]. En appliquant ces principes au présent cas d’espèce, il en ressort pour la juridiction nationale une obligation spécifique d’examiner attentivement les éléments de preuve concernant l’existence ou non d’une provocation policière afin de pouvoir ensuite écarter les preuves correspondantes. Cette obligation ne découlait pas seulement de la défense de la requérante concernant sa perception d’une « provocation » par les forces de police, mais également de la forte implication de A. dans l’affaire qui ressortait clairement de sa propre déposition préliminaire ainsi que des enregistrements vidéos obtenus grâce aux caméras de surveillance cachées dans l’appartement de la requérante. Un autre élément important qui aurait dû clarifier l’obligation d’enquêter sur l’éventuelle implication du témoin A. dans les infractions reprochées à la requérante était la déposition du témoin V. selon laquelle certains des livres que la requérante possédait sur « la voie du djihad » lui avaient été donnés par A., l’une de ses connaissances[150].

63. Enfin, le témoin V. a fait des dépositions contradictoires au cours de la phase préliminaire de la procédure puis à l’audience[151] et le témoin Ku. est en partie revenu à l’audience sur sa déposition préliminaire pour affirmer que la requérante ne l’avait jamais incitée à devenir kamikaze[152]. En somme, alors que le témoin V. a affirmé au procès que la requérante les avait préparées, elle et Ku. à devenir kamikazes, le témoin Ku. a rejeté cette déclaration et assuré que la requérante ne l’avait pas incitée à devenir kamikaze. Compte tenu de ces contradictions, les dépositions préliminaires des deux témoins ont été lues à l’audience. La juridiction de jugement a finalement tenu compte des dépositions préliminaires des témoins V. et Ku. et de la déposition faite par V. à l’audience[153].

64. La majorité conclut que la requérante a pu prendre d’autres mesures procédurales, sans évoquer la question importante de savoir en quoi le contre-interrogatoire du témoin A. aurait pu bénéficier à la défense. Contrairement à ce qu’affirme la majorité[154], commenter la déposition préliminaire du témoin A. ou interroger d’autres témoins sur des événements dans lesquels celui-ci avait été impliqué n’aurait pas permis à la défense d’atteindre l’objectif procédural auquel elle entendait parvenir par le biais d’une confrontation avec ledit témoin. Le fait que d’autres droits procéduraux de l’accusée ont été respectés par le tribunal devrait être considéré comme une évidence et non pas comme un argument pour abaisser le seuil permettant d’apprécier si le tribunal a porté atteinte à d’autres droits de l’accusée. Ces droits ne doivent pas être confondus avec les garanties procédurales relatives aux éléments de preuve que l’accusée ne pouvait pas contester. Par cet argument, la majorité – malgré sa conviction que la juridiction nationale est mieux placée que la Cour pour se prononcer sur la nécessité d’un élément de preuve – méconnaît l’interdiction d’anticiper sur le résultat de l’examen des éléments de preuve (Verbot der Beweisantizipation). En invoquant l’argument selon lequel la requérante aurait pu avoir recours à d’autres types de preuve, elle anticipe sur le résultat du contre-interrogatoire du témoin A en estimant que celui-ci n’aurait en rien modifié la teneur de sa déposition préliminaire.

L’application des normes de la Convention aux témoins B. et K.

65. B. et K. étaient des témoins instrumentaires. De manière générale, le statut de témoin instrumentaire est problématique au regard de la Convention. En vertu de l’article 60 du code de procédure pénale de la Fédération de Russie, un témoin instrumentaire est « une personne qui n’est aucunement intéressée par l’issue de la procédure pénale » ; elle a le droit de prendre part à un acte d’enquête et de faire à son sujet des commentaires qui doivent être consignés au procès-verbal. Un témoin instrumentaire a également le droit de prendre connaissance du procès-verbal relatif à l’acte d’enquête exécuté en sa présence[155]. Aucune connaissance en droit n’étant requise pour être témoin instrumentaire, celui-ci peut ne pas être en mesure de commenter la légalité de la procédure suivie par l’enquêteur, et encore moins de la vérifier. Cela prive évidemment le rôle de témoin instrumentaire de la majeure partie de son intérêt. Même s’il a des connaissances en droit, le témoin instrumentaire ne peut en aucun cas remplacer la garantie de l’assistance juridique accordée à l’accusé ou au suspect qui n’a pas encore été inculpé, pour la simple et bonne raison qu’il est choisi par l’enquêteur. Par ailleurs, l’accusation pourrait abuser de la possibilité de recourir à ce type de témoin puisqu’il est aisé d’envisager que l’enquêteur choisira des personnes en qui il a confiance et qui ne lui poseront pas de problèmes. En outre, lorsqu’il comparaît devant le tribunal pour y être entendu, le témoin instrumentaire peut être amené à répéter les déclarations des témoins matériels, de l’accusé ou du suspect qu’il a pu entendre pendant l’acte d’enquête auquel il a assisté. S’il était interrogé dans ce but, il serait alors abusivement employé comme témoin indirect au procès. Pour respecter l’interdiction du ouï-dire, l’interrogation des témoins instrumentaires devrait se limiter aux circonstances ayant entouré l’acte d’enquête et son déroulement. Enfin, la Cour elle-même a déjà dit que l’absence de témoins instrumentaires au procès pénal n’est pas contraire à l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention lorsque leur « contribution à la procédure s’est limitée à des dépositions concernant le déroulement des mesures d’enquête » et que « leurs dépositions n’ont pas servi de manière déterminante à fonder la condamnation des requérants »[156].

66. Dans le cas d’espèce, les témoins instrumentaires B. et K. ont été invités à assister à la fouille du sac de la requérante. Les critères qui ont été retenus pour inviter précisément ces deux personnes ne sont pas connus, de même que les qualifications qu’elles possédaient à cette fin ou le serment qu’elles ont ou non dû prêter. B. et K. n’ont pas été interrogés au cours de l’enquête préliminaire et aucune confrontation n’a eu lieu avec la requérante. Les avocats de la défense ont demandé en temps utile leur comparution au procès afin de déterminer les circonstances exactes de la fouille du sac de la requérante. Cette dernière n’a pas insisté pour que ces deux témoins soient interrogés mais elle s’est ralliée à la demande formulée par ses avocats qui arguaient que cette interrogation était nécessaire[157]. Le tribunal a rejeté la demande de la défense sans aucune motivation. Dans sa décision, il n’a pas mentionné les témoins B. et K. mais s’est seulement référé aux dépositions des policiers de la patrouille et du poste de police qui rejetaient l’allégation selon laquelle les explosifs avaient été placés dans le sac de la requérante, et au procès-verbal officiel selon lequel la fouille avait précédé la prise d’empreintes[158]. La Cour suprême n’a pas rejeté la demande de la défense pour défaut de fondement ou de motivation mais elle a jugé que la comparution des deux témoins B. et K. n’était pas nécessaire puisque la requérante plaidait que les explosifs avaient été placés dans son sac avant leur arrivée[159]. Tout comme l’a fait le Gouvernement[160], les juridictions russes ont donc préjugé des dépositions des témoins dont la défense demandait l’audition, affirmant que ceux-ci n’auraient en aucun cas pu fournir des éléments autres que ceux dont les juridictions internes disposaient déjà[161].

67. Contrairement à ce qu’affirme la majorité[162], il n’est pas vrai que la défense n’a formulé « aucun argument de fait ou de droit particulier » à l’appui de sa demande de convocation des témoins B. et K. au procès. Cette demande contenait l’objet factuel de l’interrogation (les circonstances exactes de la fouille) et le but qu’elle poursuivait sur le plan juridique (établir si les explosifs avaient été placés dans le sac de la requérante)[163]. Par ailleurs, lorsqu’elle demande la comparution de témoins à décharge, la défense n’a pas à « précis[er] en des termes concrets » en quoi leurs dépositions pourraient renforcer la position de la défense[164]. Une telle précision reviendrait à demander à la défense de dévoiler sa stratégie, et en particulier la stratégie qu’elle entend mettre en œuvre au cours de l’interrogation des témoins. Plus troublant encore, pareille précision n’est pas exigée de l’accusation[165]. Il est patent que la majorité exige de la défense bien plus que ce qu’elle demande à l’accusation. Enfin, la majorité se contredit elle-même puisqu’elle admet, sur la seule base de la demande formulée par la défense, que les témoins instrumentaires « n’auraient pas simplement témoigné sur les modalités de la fouille et sur les informations ensuite consignées dans les documents de la police »[166] et reconnaît ainsi leur pertinence en tant que témoins à décharge. Dans le même temps, elle affirme toutefois que « la requérante aurait dû davantage motiver sa demande tendant à l’audition de ces témoins »[167].

68. L’interprétation variable de la majorité devient encore plus discutable lorsque, pour justifier la non-comparution des témoins B. et K., elle se lance dans une critique ouverte de la stratégie de la défense en soulignant à deux reprises « la passivité dont la défense a généralement fait preuve »[168] au cours de l’interrogation des policiers. Une critique si virulente, qui va bien au-delà du critère de la pertinence a priori, est inacceptable. Lors de l’examen d’une demande de convocation de témoins à décharge, il est absolument injustifié de tirer des conclusions défavorables à la défense de la stratégie que celle-ci a suivie lors du contre-interrogatoire des témoins à charge. La majorité mélange ici les choux et les carottes. Ce faisant, elle estime qu’« aux yeux de la juridiction de jugement, les dépositions que les témoins instrumentaires auraient pu faire n’étaient guère pertinentes au regard de l’objet de l’accusation »[169]. En d’autres termes, elle méconnaît l’interdiction d’anticiper sur le résultat de l’examen des éléments de preuve. Pire même, ce faisant, elle n’examine l’allégation de preuves placées dans le sac de la requérante qu’en ajoutant foi aux policiers mêmes qui auraient pu être responsables de les y avoir placées. Ce n’est absolument pas équitable. Un traitement si manifestement inéquitable envers la défense n’est pas contrebalancé par l’appréciation promise de l’« équité globale ».

69. En effet, aux yeux de la majorité, le critère de l’équité globale est finalement appliqué non pas à la procédure mais au bien-fondé du jugement rendu par le tribunal. Pour admettre la décision de ne pas citer à comparaître les témoins B. et K., la majorité invoque le fait que la condamnation de la requérante « reposait sur d’abondantes pièces à conviction »[170]. La prétendue équité de l’issue de la procédure justifie les lacunes de celle-ci. La fin justifie les moyens. La Cour revient cent ans en arrière, ignorant que tout gain à court terme associé à des condamnations plus facilement prononçables dans certaines affaires très médiatisées, comme le cas d’espèce, doit être apprécié en fonction des pertes systémiques à long terme.

70. Dans ce contexte, l’allégation selon laquelle la requérante, « assistée de deux avocats professionnels, a pu conduire effectivement sa défense, confronter et interroger les personnes qui avaient témoigné contre elle, commenter librement les pièces à charge, produire toute preuve qu’elle jugeait pertinente et exposer sa version des faits devant les juridictions internes » a peu de sens, mais le peu de sens qu’elle a est dangereux. Il est dangereux que le respect de certaines autres règles procédurales puisse être utilisé comme excuse pour justifier l’inobservation de l’article 6 § 1 d). C’est dangereux car cela laisse entendre que le respect de l’article 6 § 1 d) n’aurait rien changé à l’issue de la procédure. Comme si la majorité avait le pouvoir divinatoire de percevoir la vérité factuelle derrière les limites de la procédure et de déterminer, dans son pouvoir discrétionnaire inexplicable et transcendantal, quelle règle de procédure devrait s’appliquer à chaque cas. La justice humaine qui joue à la justice divine est la pire justice qui soit.

Conclusion

71. Cet arrêt devrait faire retentir la sonnette d’alarme chez les avocats. Il est particulièrement frappant que la majorité affirme que la requérante a pu « produire toute preuve qu’elle jugeait pertinente »[171] comme si ce procès avait été absolument irréprochable. La véritable nouveauté de cet arrêt est double : l’obligation renforcée pesant sur la défense de préciser « en des termes concrets » en quoi la déposition du témoin à décharge pourrait renforcer la défense et l’expansion corrosive du critère de l’équité globale dans l’appréciation de violations alléguées du droit d’interroger des témoins à décharge. Ce critère n’est autre qu’un chèque en blanc permettant aux juridictions internes de faire ce qu’elles veulent des droits découlant de l’article 6 § 3 et à la Cour de confirmer l’issue de la procédure. Après les arrêts Al-Khawaja et Tahery et Schatschaschwili qui avaient affaibli le droit de confrontation avec des témoins à charge et l’arrêt Ibrahim et autres qui avait érodé le droit à être représenté par un avocat, le présent arrêt sur la non‑comparution de témoins à décharge boucle la boucle en révisant le critère Perna sur la base du critère de l’équité globale. Avec ce malheureux triangle Schatschaschwili/Ibrahim et autres/Murtazaliyeva, la Cour continue à se fourvoyer dans la double voie de l’affaiblissement des droits de la défense et de la « retenue »[172] par laquelle elle abandonne ses pouvoirs de contrôle aux juridictions nationales. Les coups silencieux portés aux droits de la défense en matière de procédure pénale se sont indiscutablement intensifiés au point qu’on peut se demander où ils s’arrêteront.

* * *

[1]. Perez c. France [GC], no 47287/99, CEDH 2004‑I.

[2]. Voir, par exemple, Stanford c. Royaume-Uni, 23 février 1994, série A no 282‑A.

[3]. Voir, par exemple, Saunders c. Royaume-Uni, 17 décembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996‑VI, arrêt dans lequel la Cour a affirmé que le droit de garder le silence est au cœur de la notion de procès équitable consacrée par l’article 6.

[4]. Cette note présente dans la version anglaise n’est pas pertinente en français.

[5]. Par exemple, si la défense affirme que dix personnes étaient présentes et peuvent confirmer l’alibi de l’accusé et qu’à sa demande, trois d’entre elles ont déjà été entendues, il ne sera pas nécessaire d’entendre les sept autres.

[6]. Par exemple, entendre une personne dont il est allégué qu’elle était présente lors d’un événement sera plus favorable pour établir le déroulement dudit événement qu’entendre une personne dont il est allégué qu’elle n’a connaissance que de certaines de ses conséquences indirectes.

[7]. En ce qui concerne les arguments en faveur de l’autonomie de la défense, je renvoie à mon opinion dissidente jointe à l’arrêt Correia de Matos c. Portugal [GC], no 56402/12, 4 avril 2018.

[8]. Toute attente que la demande d’audition de témoins à décharge formulée par la défense soit motivée de manière approfondie est étroitement liée à la question de la divulgation de la défense, à savoir l’obligation faite à la défense de révéler toute intention ou information dont elle pourrait avoir connaissance quant aux témoins qui doivent être entendus par le tribunal. Une telle obligation est extrêmement controversée et elle est considérée comme problématique, tant en théorie que dans la pratique des tribunaux pénaux internationaux, au regard des principes de base du droit pénal, notamment au regard du droit de garder le silence et de la présomption d’innocence. Voir, par exemple, A. L.-T. Choo, « « Give Us What You Have »—Information, Compulsion and the Privilege against Self-incrimination as a Human Right » in P. Roberts and J. Hunter, Criminal Evidence and Human Rights: Reimagining Common Law Procedural Traditions (Hart: Oxford, 2012) ; Masha Fedorova, « Disclosure of Information as an Instrument Ensuring Equality of Arms in International Criminal Proceedings » in Mayeul Hiéramente, Patricia Schneider (ed.) The Defense in International Criminal Trials: Observations on the Role of the Defense at the ICTY, ICTR and ICC (1st edition 2016). Pour la jurisprudence internationale, voir, par exemple, la décision rendue par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie dans l’affaire Le Procureur c. Tadić, (Décision relative à la requête de l’accusation aux fins de production de dépositions de témoins à décharge, affaire no IT-94-I-T, 27 novembre 1996).

[9]. Comparer avec l’arrêt de la Chambre d’appel du Tribunal pénal international pour l’ex‑Yougoslavie rendu dans l’affaire Le Procureur c. Krstić (Arrêt relatif à la demande d’injonctions, affaire no IT-98-33-A, 1er juillet 2003, § 11).

[10]. Voir, entre autres, Ibrahim et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 50541/08 et 3 autres, 13 septembre 2016, Schatschaschwili c. Allemagne [GC], no 9154/10, CEDH 2015, Simeonovi c. Bulgarie [GC], no 21980/04, 12 mai 2017

[11]. Voir, par exemple, Kamasinski c. Autriche, 19 décembre 1989, série A no 168, Hadjianastassiou c. Grèce, 16 décembre 1992, série A no 252, et Vacher c. France, 17 décembre 1996, Recueil 1996‑VI.

[12]. Voir, par exemple, Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne, 6 décembre 1988, série A no 146.

[13]. Voir, par exemple, Pullicino c. Malte (déc.), no 45441/99, CEDH 2000-II.

[14]. Voir, par exemple, Bulut c. Autriche, 22 février 1996, Recueil 1996‑II, Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, CEDH 2005‑IV, ainsi que Omkar Sidhu, The Concept of Equality of Arms in Criminal Proceedings under Article 6 of the European Convention on Human Rights, Intersentia, 2017.

[15]. Ce principe est étroitement lié à celui de l’égalité des armes. Il implique que chaque partie à un procès doit en principe avoir la faculté de prendre connaissance et de discuter toute pièce ou observation présentée au juge en vue d’influencer sa décision. Meftah et autres c. France [GC], nos 32911/96 et 2 autres, CEDH 2002‑VII.

[16]. Voir, par exemple, Stanford, précité.

[17]. Voir, par exemple, Ruiz Torija c. Espagne, 9 décembre 1994, série A no 303‑A.

[18]. Voir, par exemple, Cerovšek et Božičnik c. Slovénie, nos 68939/12 et 68949/12, 7 mars 2017.

[19]. Voir, par exemple, Borgers c. Belgique, 30 octobre 1991, série A no 214‑B.

[20]. Voir, par exemple, Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], no 13279/05, 20 octobre 2011.

[21]. Ibrahim et autres, précité.

[22]. Bykov c. Russie [GC], no 4378/02, 10 mars 2009.

[23]. Pour un aperçu, voir mon opinion concordante commune avec le juge Pinto de Albuquerque jointe à l’arrêt Dragoş Ioan Rusu c. Roumanie, no 22767/08, 31 octobre 2017.

[24]. Voir, par exemple, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, CEDH 2010.

[25]. Sur la question de l’examen d’allégations d’abus policiers, voir, par exemple, David N. Dorfman, Proving the Lie: Litigating Police Credibility, 26 Am.J.Crim.L. 455 (1999), [http://digitalcommons.pace.edu/lawfaculty/533/](http://digitalcommons.pace.edu/lawfaculty/533/).

[26]. Perna c. Italie [GC], no 48898/99, CEDH 2003‑V.

[27]. Comparer avec Makeïev c. Russie, no 13769/04, § 37, 5 février 2009, et Khametshin c. Russie, no 18487/03, § 41, 4 mars 2010.

[28]. Paragraphe 63 de l’arrêt.

[29]. Paragraphe 67 de l’arrêt et comparer avec Bocos-Cuesta c. Pays-Bas, no 54789/00, § 66, 10 novembre 2005.

[30]. Hermi c. Italie [GC], no 18114/02, § 79, CEDH 2006‑XII.

[31]. Paragraphe 57 de l’arrêt.

[32]. Paragraphe 108 de l’arrêt.

[33]. Voir, cependant, Bagaryan et autres c. Russie (déc.), no 3343/06, § 5, 12 novembre 2013, et Koromchakova c. Russie (déc.), no 19185/05, 13 décembre 2016, §§ 17-20.

[34]. Perna, précité.

[35]. Al-Khawaja et Tahery c. Royaume-Uni [GC], nos 26766/05 et 22228/06, CEDH 2011.

[36]. Schatschaschwili c. Allemagne [GC], no 9154/10, CEDH 2015.

[37]. La Cour n’applique pas toujours cette distinction de manière cohérente. Dans l’arrêt Pello c. Estonie (no 11423/03, §§ 26 et 30, 12 avril 2007), elle a appliqué le critère Perna à des témoins à charge.

[38]. Il n’est pas non plus conforme au droit pénal international. Voir Le procureur c. Orić, affaire no IT-03-68-AR73.2, [Interlocutory Decision on Length of Defence Case](http://www.icty.org/x/cases/oric/acdec/en/050720.htm) (Chambre d’appel), §§ 7-8, 20 juillet 2005, Le Procureur c. Karemera et al., affaire no ICTR‑98‑44‑AR15bis.3, [Decision on Appeals Pursuant to Rule 15bis (D)](http://jrad.unmict.org/webdrawer/webdrawer.dll/webdrawer/rec/224025/view/) (Chambre d’appel), § 27, 20 avril 2007, Le Procureur c. Nyiramasuhuko et al., affaire no ICTR‑98‑42-AR73, [Decision on Joseph Kanyabashi’s Appeal Against the Decision of Trial Chamber II of 21 March 2007 Concerning the Dismissal of Motions to Vary His Witness List](http://jrad.unmict.org/webdrawer/webdrawer.dll/webdrawer/rec/224664/view/) (Chambre d’appel), § 26, 21 août 2007, Le Procureur c. Karemera et al., affaire no ICTR-98-44-AR73.14, [Decision on Mathieu Ngirumpatse’s Appeal from the Trial Chamber Decision of 17 September 2008](http://jrad.unmict.org/webdrawer/webdrawer.dll/webdrawer/rec/227395/view/) (Chambre d’appel), § 29, 30 janvier 2009, Le Procureur c. Ngirabatware, affaire no ICTR-99-54-T, [Decision on the Defence Motion for Reconsideration or Certification to Appeal the Oral Decision of 13 July 2011, and on the Reduction of the Defence Witness List](http://jrad.unmict.org/webdrawer/webdrawer.dll/webdrawer/rec/230860/view/) (deuxième Chambre de première instance), § 56, 26 août 2011.

[39]. Tel était le cas dans l’affaire Cardot c. France, 19 mars 1991, série A no 200.

[40]. Kostovski c. Pays-Bas, 20 novembre 1989, § 40, série A no 166, et Damir Sibgatullin c. Russie, no 1413/05, § 45, 24 avril 2012.

[41]. Lucà c. Italie, no 33354/96, § 41, CEDH 2001‑II, et Kaste et Mathisen c. Norvège, nos 18885/04 et 21166/04, § 53, CEDH 2006‑XIII. La requérante a ignoré cette jurisprudence lorsqu’elle a invité la Grande Chambre à adopter « une approche plus souple qui aurait égard au contenu de la déposition de tel ou tel témoin » (voir les observations de la requérante du 20 novembre 2017, paragraphe 24).

[42]. Telle est également la règle appliquée par les juridictions pénales internationales. Voir Le Procureur c. Ngirabatware, affaire no ICTR-99-54-T, [Decision on the Defence Motion for Reconsideration or Certification to Appeal the Oral Decision of 13 July 2011, and on the Reduction of the Defence Witness List](http://jrad.unmict.org/webdrawer/webdrawer.dll/webdrawer/rec/230860/view/) (deuxième Chambre de première instance), § 47, 26 août 2011.

[43]. Paragraphes 137-138 de l’arrêt.

[44]. Perna, précité, § 29.

[45]. Paragraphe 141 de l’arrêt.

[46]. Perna, précité, § 32.

[47]. Voir, cependant, Guilloury c. France, no 62236/00, § 55, 22 juin 2006, et Erich Priebke c. Italie (déc.), no 48799/99, 5 avril 2001.

[48]. Paragraphe 143 de l’arrêt. Cela n’a toutefois pas empêché la Cour d’employer parfois l’ancienne formulation avec le terme « nécessaire » (Miminoshvili c. Russie, no 20197/03, § 122, 28 juin 2011).

[49]. Paragraphe 160 de l’arrêt.

[50]. Paragraphe 161 de l’arrêt.

[51]. Paragraphes 73 et 74 de l’arrêt.

[52]. Je trouve par conséquent que le passage du paragraphe 105 dans l’arrêt Tarasov c. Ukraine, n° 17416/03, 31 octobre 2013, est problématique.

[53]. Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, §§ 99 et 108, CEDH 2006‑IX.

[54]. Paragraphe 171 de l’arrêt. Au paragraphe 174, la majorité parle d’« argument précis de fait ou de droit ». Il n’est pas certain que les termes « particulier » du paragraphe 171 et « précis » du paragraphe 174 soient supposés avoir le même sens.

[55]. Topić c. Croatie, no 51355/10, § 42, 10 octobre 2013.

[56]. Perna, précité, § 32.

[57]. Paragraphe 164 de l’arrêt.

[58]. Vidal c. Belgique, 22 avril 1992, §§ 34 et 35, série A no 235‑B.

[59]. Al-Khawaja et Tahery, précité, §§ 120-125, et Schatschaschwili, précité, §§ 119-122.

[60]. Sur ce principe sous l’angle de la Convention, voir Omkar Sidhu, The Concept of Equality of Arms in Criminal Proceedings under Article 6 of the European Convention on Human Rights, Cambridge, Intersentia, 2017 ; Summers, Fair Trials: The European Criminal Procedure Tradition and the European Court of Human Rights, Oxford, Hart, 2007 ; Trechsel, Human Rights in Criminal Procedure, Oxford, Oxford University Press, 2005 ; et Wasek-Wiaderek, The Principle of “Equality of Arms” in Criminal Procedure under Article 6 of the European Convention on Human rights and its Functions in Criminal Justice of Selected European Countries: A Comparative View, Leuven, Leuven University Press, 2000.

[61]. Telle est également la jurisprudence des tribunaux pénaux internationaux. Le Procureur c. Nyiramasuhuko et al., affaire no ICTR-98-42-AR73, [Decision on Joseph Kanyabashi’s Appeal Against the Decision of Trial Chamber II of 21 March 2007 Concerning the Dismissal of Motions to Vary His Witness List](http://jrad.unmict.org/webdrawer/webdrawer.dll/webdrawer/rec/224664/view/) (Chambre d’appel), §§ 18‑19, 21 août 2007, Le Procureur c. Karemera et al., affaire no ICTR-98-44-AR73.14, [Decision on Mathieu Ngirumpatse’s Appeal from the Trial Chamber Decision of 17 September 2008](http://jrad.unmict.org/webdrawer/webdrawer.dll/webdrawer/rec/227395/view/) (Chambre d’appel), §§ 19-21, 30 janvier 2009.

[62]. Vidal, précité, §§ 34 et 35, Popov c. Russie, no 26853/04, § 188, 13 juillet 2006, et Pello, précité, § 35. Le passage des paragraphes 74-75 dans l’arrêt Dorokhov c. Russie, no 66802/01, 14 février 2008, me semble par conséquent inacceptable. Il est incompréhensible que la Cour juge « regrettable » que la juridiction de jugement n’ait pas dûment examiné la demande formulée par la défense d’entendre deux témoins qui étaient « clairement pertinents » sans toutefois constater de violation. À tort, la Cour a examiné la valeur probante des dépositions des témoins non entendus au regard de l’ensemble des preuves retenues contre le requérant et elle a conclu que les dépositions des témoins absents n’auraient pas conduit à l’acquittement de l’intéressé.

[63]. Nechto c. Russie, no 24893/05, § 127, 24 janvier 2012.

[64]. Le passage du paragraphe 92 dans l’arrêt Tymchenko c. Ukraine, n° 47351/06, 13 octobre 2016, me paraît par conséquent erroné.

[65]. Le Procureur c. Nzabonimana, affaire no ICTR-98-44D-T, [Decision on Nzabonimana’s Extremely Urgent Motion for Reconsideration and/or Certification to Appeal the “Consolidated Decision on Prosecutor’s Second and Third Motions to Compel the Defence to Comply with the Trial Chamber Decision of 3 February 2010” rendered on 26 March 2010](http://jrad.unmict.org/webdrawer/webdrawer.dll/webdrawer/rec/229213/view/) (troisième Chambre de première instance), § 32, 7 mai 2010.

[66]. Jorgic c. Allemagne, no 74613/01, §§ 86 et 88, CEDH 2007‑III.

[67]. À cet égard, je trouve que les passages du paragraphe 70 dans l’arrêt Sergey Afanasyev c. Ukraine, no 48057/06, 15 novembre 2012, et des paragraphes 81-82 dans l’arrêt Janyr c. République tchèque, no 42937/08, 31 octobre 2013, sont tout simplement erronés.

[68]. Les tribunaux pénaux internationaux peuvent juger qu’entendre la déposition d’un témoin cité à comparaître par la défense est « excessif » ou « non pertinent » au vu de l’examen du sommaire écrit des dépositions qui est en principe joint au mémoire que la défense dépose après la présentation par le procureur de ses moyens de preuve et avant qu’elle ne présente les siens. Voir Le Procureur c. Nyiramasuhuko et al., affaire no ICTR‑98‑42‑T, [Decision on Joseph Kanyabashi’s Motions for Modification of his Witness List, the Defence Responses to the Scheduling Order of 13 December 2006 and Ndayambaje’s Request for Extension of Time within which to Respond to the Scheduling Order of 13 December 2006](http://jrad.unmict.org/webdrawer/webdrawer.dll/webdrawer/rec/223898/view/) (deuxième Chambre de première instance), § 35, 21 mars 2007, Le Procureur c. Nyiramasuhuko et al., affaire no ICTR‑98‑42-AR73, [Decision on Joseph Kanyabashi’s Appeal Against the Decision of Trial Chamber II of 21 March 2007 Concerning the Dismissal of Motions to Vary His Witness List](http://jrad.unmict.org/webdrawer/webdrawer.dll/webdrawer/rec/224664/view/) (Chambre d’appel), § 16, 21 août 2007, Le Procureur c. Ngirabatware, affaire no ICTR-99-54-T, [Decision on the Defence Motion for Reconsideration or Certification to Appeal the Oral Decision of 13 July 2011, and on the Reduction of the Defence Witness List](http://jrad.unmict.org/webdrawer/webdrawer.dll/webdrawer/rec/230860/view/) (deuxième Chambre de première instance), § 47, 26 août 2011.

[69]. Paragraphe 148 de l’arrêt.

[70]. Thomas c. Royaume-Uni (déc.), no 19354/02, 10 mai 2005, et Blastland c. Royaume‑Uni, no 12045/86, décision de la Commission du 7 mai 1987.

[71]. Škaro c. Croatie, no 6962/13, § 24, 6 décembre 2016, Tolmachev c. Estonie, no 73748/13, § 52, 9 juillet 2015, Matytsina c. Russie, no 58428/10, § 153, 27 mars 2014, Beraru c. Roumanie, no 40107/04, § 64, 18 mars 2014, Cutean c. Roumanie, no 53150/12, § 60, 2 décembre 2014, Pichugin c. Russie, no 38623/03, § 199, 23 octobre 2012, Graviano c. Italie, no 10075/02, § 39, 10 février 2005 et P.K. c. Finlande (déc.), no 37442/97, 9 juillet 2002.

[72]. Damir Sibgatullin c. Russie, no 1413/05, § 57, 24 avril 2012.

[73]. Paragraphe 168 de l’arrêt.

[74]. Paragraphe 141 de l’arrêt.

[75]. Les tribunaux pénaux internationaux ne font une appréciation globale du traitement de la procédure par la juridiction de jugement que pour déterminer si celle-ci a accordé le temps et la facilités nécessaires à la défense pour sa préparation (Le Procureur c. Šainović et al., affaire no IT-05-87-A, arrêt (Chambre d’appel), 23 janvier 2014, §§ 122, 135-137).

[76]. On peut retracer un bref historique de cette tendance de la jurisprudence de la Cour dans l’opinion dissidente des juges Sajó et Karakaş jointe à l’arrêt Al-Khawaja et Tahery, précité, dans l’opinion concordante commune des juges Spielmann, Karakaş, Sajó et Keller jointe à l’arrêt Schatschaschwili, précité, dans l’opinion en partie dissidente, en partie concordante des juges Sajó et Laffranque jointe à l’arrêt Ibrahim et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 50541/08 et 3 autres, 13 septembre 2016, ainsi que dans l’opinion en partie dissidente des juges Sajó, Lazarova-Trajkovska et Vučinić à laquelle s’est ralliée la juge Turković et dans l’opinion en partie dissidente du juge Serghides, jointes à l’arrêt Simeonovi c. Bulgarie [GC], no 21980/04, 12 mai 2017.

[77]. Dvorski c. Croatie [GC], no 25703/11, CEDH 2015.

[78]. [Nielsen c. Danemark](http://hudoc.echr.coe.int/eng?i=001-73439), no 343/57, rapport de la Commission, 1960, § 52.

[79]. Ibidem.

[80]. Deweer c. Belgique, 27 février 1980, § 56, série A no 35.

[81]. Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne, 6 décembre 1988, série A no 146.

[82]. Ibidem, § 89.

[83]. Goddi c. Italie, 9 avril 1984, § 28, série A no 76

[84]. Ibidem, § 28.

[85]. Correia de Matos c. Portugal [GC], no 56402/12, § 119, 4 avril 2018.

[86]. Artico c. Italie, 13 mai 1980, § 32, série A no 37.

[87]. Ibidem, § 33.

[88]. John Murray c. Royaume-Uni, 8 février 1996, § 63, Recueil des arrêts et décisions 1996‑I.

[89]. Ibidem, § 63.

[90]. Ibidem, § 65.

[91]. Ibidem, § 68.

[92]. Salduz c. Turquie [GC], no 36391/02, §§ 12-17, CEDH 2008.

[93]. Ibidem, § 52.

[94]. Ibidem, § 55.

[95]. Ibidem, § 56.

[96]. Pavlenko c. Russie, no 42371/02, § 118, 1er avril 2010.

[97]. Pishchalnikov c. Russie, no 7025/04, 24 septembre 2009.

[98]. Ibidem, § 81.

[99]. Dvorski, précité, § 82.

[100]. Ibidem, § 81.

[101]. Ibidem, § 111.

[102]. Pour une interprétation en ce sens, voir le paragraphe 19 de l’opinion concordante des juges Kalaydjieva, Pinto de Albuquerque et Turković jointe à l’arrêt Dvorski, précité.

[103]. Ibrahim et autres, précité, § 257.

[104]. Ibidem, § 262.

[105]. Ibidem, § 264.

[106]. Ibidem, § 265.

[107]. Ibidem, §§ 260 et 262.

[108]. Ibidem, opinion en partie dissidente, en partie concordante des juges Sajó et Laffranque.

[109]. Jalloh, précité, § 99.

[110]. Dans mon opinion en partie concordante jointe à l’arrêt Dragoş Ioan Rusu c. Roumanie, no 22767/08, 31 octobre 2017, je me suis déjà prononcé, avec le juge Bošnjak, pour une interprétation plus stricte de la recevabilité d’éléments recueillis au mépris de l’article 8 de la Convention.

[111]. Al-Khawaja et Tahery, précité, § 143, se référant à Salduz, précité, § 50.

[112]. Mike Redmayne, « Hearsay and Human Rights: Al-Khawaja in the Grand Chamber » (2012) 75(5) Modern Law Review 865, 869.

[113]. Doorson c. Pays-Bas, 26 mars 1996, § 76, Recueil 1996‑II, suivi notamment par Van Mechelen et autres c. Pays-Bas, 23 avril 1997, § 55, Recueil 1997‑III, A.M. c. Italie, no 37019/97, CEDH 1999‑IX, Lucà, précité, § 40, P.S. c. Allemagne, no 33900/96, § 24, 20 décembre 2001, et Vladimir Romanov c. Russie, no 41461/02, § 100, 24 juillet 2008.

[114]. Al-Khawaja et Tahery, précité, § 146, et Schatschaschwili, précité, §§ 106 et 112.

[115]. Comme le souligne Ulrich Sommer dans son article « Das Konfrontationsrecht des Art. 6 Abs. 3 lit. d MRK – « to examine the witness » » (2016) Confront p. 28, se référant à l’arrêt Al-Khawaja et Tahery, précité, § 160.

[116]. Schatschaschwili, précité, § 113.

[117]. Voir les paragraphes 17-18 de l’opinion concordante commune aux juges Spielmann, Karakaş, Sajó et Keller jointe à l’arrêt Schatschaschwili, précité.

[118]. Schatschaschwili, précité, § 116. Dans son opinion dissidente jointe à l’arrêt Schatschaschwili, précité, le juge Kjølbro critique l’introduction par la majorité d’une troisième catégorie (celle des preuves revêtant un poids certain) en plus des catégories déjà existantes (les preuves uniques et les preuves déterminantes).

[119]. Cour suprême des États-Unis, United States v. Gonzalez-Lopez, 548 U.S. 140, 149 (2006).

[120]. Artico, précité, § 35.

[121]. Ibidem.

[122]. John Murray, précité, § 68.

[123]. Salduz, précité, § 58 (« Il n’appartient toutefois pas à la Cour de spéculer sur l’impact qu’aurait eu sur l’aboutissement de la procédure la possibilité pour le requérant de se faire assister par un avocat pendant sa garde à vue »).

[124]. Ibrahim et autres, précité, § 274.

[125]. Simeonovi, précité, §§ 132-144.

[126]. Ibrahim et autres, précité, § 274.

[127]. Ibidem, § 274.

[128]. Ibidem, § 274. Voir aussi Al-Khawaja et Tahery, précité, § 143.

[129]. Ulrich Sommer, « Das Konfrontationsrecht des Art. 6 Abs. 3 lit. d MRK – « to examine the witness » », précité, pp. 4-32 ; Ian Dennis, « The right to confront witnesses: meanings, myths and human rights » (2010) Criminal Law Review 255-274 ; Kweku Vanderpuye, « Traditions in Conflict: The Internationalization of Confrontation » (2010) 43 Cornell International Law Journal 513-583 ; John Spence, « The European Right to Confrontation in Criminal Proceedings - Absent, Anonymous and Vulnerable Witnesses » (2007) 32 European Law Review 275-278 ; Maffei, The European Right to Confrontation in Criminal proceedings: Absent, Anonymous and Vulnerable Witnesses, Groningen, Europa Law, 2006.

[130]. Voir Sebastian Bürger, « Unmittelbarkeitsgrundsatz und kontradiktorische Beweisaufnahme » (2016) 128 (2) Zeitschfrift für die gesamte Strafrechtswissenschaft 518‑546 ; et Daniela Dembo, Menschenrecht auf Verteidigng und Fairness des Strafverfahrens auf nationaler, europäischer und internationaler Ebene, Berlin, Duncker Humboldt, 2014.

[131]. Concernant les témoins à charge, Delta c. France, 19 décembre 1990, § 37, série A no 191‑A, et Pello c. Estonie, no 11423/03, §§ 34 et 35, 12 avril 2007, et concernant les témoins à décharge, Poloufakine et Tchernychev c. Russie, no 30997/02, § 207, 25 septembre 2008.

[132]. Ferrantelli et Santangelo c. Italie, 7 août 1996, Recueil 1996‑III.

[133]. Bricmont c. Belgique, 7 juillet 1989, série A no 158.

[134]. Artner c. Autriche, 28 août 1992, série A no 242‑A.

[135]. Schatschaschwili, précité, § 155, et Nechto, précité.

[136]. Lucà, précité.

[137]. Vidgen c. Pays-Bas, no 29353/06, 10 juillet 2012.

[138]. Telle était la situation dans les arrêts Unterpertinger c. Autriche, 24 novembre 1986, série A no 110, et Asch c. Autriche, 26 avril 1991, série A no 203. La Cour a tranché ces deux affaires de manière contradictoire, comme l’ont souligné les juges Evans et Bernhardt dans leur opinion dissidente jointe au deuxième arrêt cité.

[139]. Kostovski c. Pays-Bas, 20 novembre 1989, série A no 166.

[140]. P.S. c. Allemagne, précité,

[141]. Schatschaschwili, précité, § 162, et Melnikov c. Russie, no 23610/03, § 80, 14 janvier 2010.

[142]. Al-Khawaja et Tahery, précité, § 164, mais aussi §§ 156 et 157. L’examen attentif des éléments de preuve ne suffit pas (Hulki Güneş c. Turquie, no 28490/95, § 95, CEDH 2003‑VII (extraits)).

[143]. Paić c. Croatie, no 47082/12, § 51, 29 mars 2016.

[144]. Voir la note de bas de page 88 ci-dessus.

[145]. Voir les observations du Gouvernement du 28 novembre 2017, p. 21. Même s’il qualifie le témoin A. de témoin à décharge (paragraphe 8 des observations), le Gouvernement le considère en réalité comme un témoin à charge (paragraphes 115 et 116 des observations).

[146]. Paragraphe 57 de l’arrêt.

[147]. Voir, cependant, Bykov c. Russie [GC], no 4378/02, § 97, 10 mars 2009.

[148]. Voir les observations de la requérante devant la Grande Chambre, paragraphe 58.

[149]. Ramanauskas c. Lituanie [GC], no 74420/01, § 60, CEDH 2008.

[150]. Paragraphe 29 de l’arrêt.

[151]. Paragraphe 31 de l’arrêt.

[152]. Paragraphe 32 de l’arrêt.

[153]. Paragraphes 58 et 60 de l’arrêt.

[154]. Paragraphe 99 de l’arrêt.

[155]. Voir les observations du Gouvernement du 28 novembre 2017, paragraphe 108.

[156]. Shumeyev et autres c. Russie (déc.), nos 29474/07, 8669/09 et 55413/10, § 37, 22 septembre 2015.

[157]. Paragraphe 52 de l’arrêt.

[158]. Paragraphe 61 de l’arrêt.

[159]. Paragraphe 67 de l’arrêt.

[160]. Voir les observations du Gouvernement devant la Grande Chambre, paragraphe 107.

[161]. Paragraphe 42 de l’arrêt de la chambre. Cette conclusion a été reprise par la chambre (paragraphe 98 de l’arrêt de la chambre). Étrangement, cet élément a disparu de la partie En fait de l’arrêt de la Grande Chambre. Le Gouvernement a pourtant invoqué à nouveau cet argument devant la Grande Chambre (paragraphe 135 de l’arrêt).

[162]. Paragraphe 171 de l’arrêt.

[163]. Paragraphe 169 de l’arrêt.

[164]. Paragraphe 171 de l’arrêt.

[165]. Voir, a contrario, Schatschaschwili, précité, §§ 119-121.

[166]. Paragraphe 138 de l’arrêt.

[167]. Paragraphe 171 de l’arrêt.

[168]. Paragraphes 171 et 174 de l’arrêt.

[169]. Paragraphe 173 de l’arrêt. La majorité contredit ici de manière flagrante le critère libéral qu’elle a exposé au paragraphe 160 de l’arrêt.

[170]. Paragraphe 175 de l’arrêt. Cette fâcheuse méthode n’est pas nouvelle dans la jurisprudence de la Cour (voir, par exemple, Sievert c. Allemagne, no 29881/07, § 67, 19 juillet 2012, et Poletan et Azirovik c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, nos 26711/07 et 2 autres, § 82, 12 mai 2016).

[171]. Paragraphe 175 de l’arrêt.

[172]. Paragraphe 154 de l’arrêt.


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