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23/10/2018 | CEDH | N°001-187190

CEDH | CEDH, AFFAIRE MUSA TARHAN c. TURQUIE, 2018, 001-187190


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE MUSA TARHAN c. TURQUIE

(Requête no 12055/17)

ARRÊT

STRASBOURG

23 octobre 2018

DÉFINITIF

18/03/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Musa Tarhan c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Paul Lemmens,
Valeriu Griţco,
Jon

Fridrik Kjølbro,
Ivana Jelić, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 septembre 2018,...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE MUSA TARHAN c. TURQUIE

(Requête no 12055/17)

ARRÊT

STRASBOURG

23 octobre 2018

DÉFINITIF

18/03/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Musa Tarhan c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Paul Lemmens,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro,
Ivana Jelić, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 septembre 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 12055/17) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Musa Tarhan (« le requérant »), a saisi la Cour le 26 janvier 2017 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Mes A. Aktay et U. Aktay, avocats exerçant à Mersin. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant allègue une violation de son droit au respect de ses biens.

4. Le 15 juin 2017, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1955 et réside à Konya.

6. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

7. Le requérant était propriétaire d’un bien immobilier d’une superficie d’environ 107 m², situé à Hadim et correspondant à la parcelle 48 de l’îlot 161.

8. Le 19 décembre 2008, la Direction générale des eaux (Devlet Şu İşleri Genel Müdürlüğü) décida d’exproprier ce terrain.

9. Le 20 juillet 2008, les services de l’administration, en l’espèce la commission de fixation de l’indemnité (kıymet takdir komisyonu), estima la valeur du bien à 843,58 livres turques (TRY).

10. Le 12 août 2009, décidant de recourir à l’expropriation d’urgence, l’administration saisit le tribunal de grande instance de Hadim (« le TGI ») afin d’être autorisée à prendre possession du terrain avant le transfert de propriété.

11. Le 28 septembre 2009, le TGI autorisa la prise de possession et ordonna à l’administration de verser au requérant une provision de 866,09 TRY.

12. Le 9 février 2012, conformément à la règlementation en vigueur, le requérant fut invité à négocier avec l’administration en vue de parvenir à un accord amiable sur le montant de l’indemnité.

13. Le requérant déclare avoir rejeté la proposition de l’administration.

14. Le Gouvernement affirme que l’intéressé aurait refusé de participer à cette négociation.

15. Quoi qu’il en soit, faute d’accord entre les parties, le 24 décembre 2013, l’administration saisit le TGI d’une action en fixation de l’indemnité et en transfert de propriété.

16. Le requérant, qui était représenté par un avocat, allégua que la valeur réelle de son bien était supérieure à la somme de 843,58 TRY fixée par l’administration.

17. Le 22 septembre 2014, à l’issue de la procédure, le TGI ordonna le transfert de la propriété du bien à l’administration et fixa le montant de l’indemnité à 2 515,38 TRY.

18. En ce qui concerne les frais de représentation par avocat (avukatlık vekalet ücreti), il condamna chacune des parties au paiement de la somme forfaitaire de 1 500 TRY à l’autre partie.

19. Le 7 juin 2016, la Cour de cassation rejeta les pourvois formés contre ce jugement.

20. Le 25 juillet 2016, le requérant introduisit un recours devant la Cour constitutionnelle alléguant que sa condamnation au paiement de 1 500 TRY à l’administration au titre des frais de représentation de celle-ci par avocat méconnaissait ses droits, et notamment celui au respect de ses biens.

21. Il fit valoir qu’il ne pouvait être tenu responsable de l’ouverture d’une procédure judiciaire. En effet, c’était à bon droit qu’il avait rejeté la somme offerte par l’administration étant donné que le TGI avait finalement fixé l’indemnité à un montant près de trois fois supérieur à celle-ci.

22. A l’appui de ses arguments, il présenta deux arrêts de la 18ème chambre civile de la Cour de cassation en date du 20 novembre 2012 qui censuraient des jugements ayant condamné l’exproprié au remboursement des frais de représentation par avocat de l’administration expropriante.

23. Il avança en outre qu’en application de l’article 29 de la loi relative à l’expropriation, les frais afférant à une expropriation devaient être supportés par l’administration expropriante. Or, les honoraires d’avocat entreraient selon lui dans la notion de frais afférent à une expropriation.

24. Par ailleurs, se référant à l’arrêt Perdigão c. Portugal [GC] (no 24768/06, 16 novembre 2010), il souligna qu’une partie non négligeable de son indemnité d’expropriation avait été absorbée par le remboursement forfaitaire des frais de représentation par avocat de l’administration.

25. Enfin, il précisa que la circonstance que l’administration ait été condamnée elle aussi à verser la même somme n’était pas de nature à rétablir un quelconque équilibre. À cet égard, il indiqua qu’en vertu de la loi relative à la profession d’avocat (article 164), les sommes, au paiement desquels une partie était condamnée au titre des frais de représentation par avocat de l’autre partie, revenaient de plein droit, non à la partie adverse, mais à son avocat.

26. Ce recours fut rejeté par une commission de deux juges, le 29 novembre 2016.

27. La Cour constitutionnelle, qui décida d’examiner le grief sur le terrain du droit à un procès équitable et en particulier sous l’angle du droit d’accès à un tribunal, rappela que le fait de faire supporter les frais de représentation par avocat à la partie ayant perdu la procédure visait le but légitime de prévenir un encombrement inutile des prétoires et de permettre aux tribunaux de statuer sur les affaires dont ils sont saisis dans des délais raisonnables.

28. Dans le cadre de l’expropriation, le législateur avait entendu privilégier le transfert de propriété amiable. Dès lors qu’un accord amiable entre les parties n’avait pas été conclu, l’administré s’exposait au risque d’une action judiciaire. C’est la raison pour laquelle à l’issue de ce type de procédure, chacune des parties était condamnée à supporter les frais d’avocat de la partie adverse. Cette pratique faisait l’objet d’une jurisprudence établie de la Cour de cassation ainsi que l’attestait par exemple un arrêt de la 5ème chambre civile du 4 mai 2009 (E.2009/4315 K.2009/6884) et était donc prévisible.

29. Si le montant forfaitaire des frais de représentation était important au regard du montant de l’indemnité d’expropriation, il convenait de ne pas perdre de vue que l’administration expropriante avait elle aussi été condamnée au paiement de la même somme. Dès lors, il ne pouvait être question d’une quelconque diminution dans le montant de l’indemnité d’expropriation octroyée au requérant.

30. Dans ces circonstances, le recours était manifestement mal fondé et devait être déclaré irrecevable.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. L’expropriation

31. L’article 8 de la loi no 2942 relative à l’expropriation prévoit que lorsqu’une administration entend procéder à l’expropriation d’un bien, elle doit privilégier la procédure d’achat.

32. Dans cette procédure, décrite au même article 8, une commission d’experts désignée par l’administration expropriante (dite « commission de fixation de l’indemnité ») procède à une estimation de la valeur du bien. Le propriétaire est ensuite invité à négocier le montant de l’indemnité avec l’administration, sans que le montant de l’estimation lui soit notifié. En cas d’accord entre parties, l’indemnité n’est payée au propriétaire que s’il consent au transfert de propriété sur le registre foncier.

33. En vertu du 5ème alinéa de la disposition précitée, le montant de l’accord ne pourra pas dépasser l’estimation faite par la « commission de fixation de l’indemnité ».

34. L’article 10 de la loi dispose:

« Lorsque l’expropriation n’a pas pu être effectuée par la procédure d’achat, l’administration (...) saisit le tribunal de grande instance du lieu où est sis le bien immeuble [à exproprier] et lui demande de déterminer l’indemnité d’expropriation du bien et d’ordonner son inscription [dans le registre foncier] au nom de l’administration en contrepartie du paiement au comptant (...) de ce montant. »

35. L’article 27 de la loi prévoit, dans les situations d’urgence, la possibilité pour l’administration d’utiliser légalement une propriété privée avant d’avoir accompli les formalités prévues pour la procédure d’expropriation normale. Dans le cadre de cette procédure dite « d’expropriation d’urgence », l’administration doit saisir le tribunal afin d’être autorisée à prendre possession du bien. Cette autorisation n’entraînant pas le transfert de la propriété du terrain à l’administration expropriante, celle-ci doit négocier la cession avec le propriétaire et à défaut d’accord suivre la procédure prévue à l’article 10.

36. L’article 29 de la même loi indique que les indemnités journalières dues en raison du déplacement des juges, les frais d’expertises, les frais d’enregistrement au livre foncier « et les autres frais rendus nécessaires par la présente loi doivent être pris en charge par l’administration expropriante ».

B. Les frais et dépens

37. L’article 326 du code de procédure civile prévoit que les frais et dépens sont mis à la charge de la partie succombante. Lorsqu’aucune des parties n’obtient entièrement gain de cause, les frais sont répartis selon le sort de la cause.

38. L’article 330 du même texte précise que dans les affaires où il a été recouru au ministère d’un avocat, le juge condamnera la partie succombante au remboursement de la rémunération de l’avocat de la partie adverse. Le montant sera déterminé en fonction de la réglementation en vigueur.

39. En vertu de l’article 164 in fine de la loi no 1136 sur l’exercice de la profession d’avocat, les sommes au paiement desquelles une partie au procès a été condamnée au titre des frais de représentation reviennent à l’avocat de la partie adverse. Aucune déduction ou compensation et aucune saisie ne peut être faite sur ces sommes revenant à l’avocat en raison des dettes du client.

40. Dans un arrêt de l’Assemblée générale des chambres civiles en date du 25 février 2004, la Cour de cassation a estimé qu’aussi bien l’exproprié, qui avait obtenu une indemnisation, que l’administration, qui avait obtenu le transfert de propriété, devaient bénéficier du remboursement de leur frais de représentation par avocat. Selon la haute juridiction, l’administration ne pouvait être qualifiée ni de partie succombante ni de partie victorieuse.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

41. Le requérant se plaint de ne pas avoir obtenu une indemnité reflétant la valeur de son bien en raison des frais de représentation par avocat dont il a été obligé de s’acquitter au bénéfice de l’administration. Il invoque l’article 6 de la Convention ainsi que l’article 1 du Protocole no 1.

42. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la qualification du grief

43. Le Gouvernement observe que le grief du requérant concerne les frais de procédure. Selon lui, une telle question relève du droit à un procès équitable et plus particulièrement du droit d’accès à un tribunal.

44. Il souligne d’ailleurs que c’est précisément sur ce terrain que la Cour constitutionnelle a examiné ce grief et invite la Cour à en faire de même.

45. Il indique que par le passé la Cour a elle-même examiné sous l’angle du droit d’accès les questions relatives aux frais de justice. Il cite à cet égard l’affaire Stankiewicz c. Pologne (no 46917/99, CEDH 2006‑VI).

46. Le requérant rétorque que son grief ne concerne pas le droit d’accès à un tribunal mais le droit au respect de ses biens. Selon lui, sa doléance est directement liée à la jurisprudence de la Cour selon laquelle une indemnité d’expropriation doit être en rapport avec la valeur réelle du bien.

47. Le requérant cite l’affaire Perdigão c. Portugal ([GC], no 24768/06, 16 novembre 2010) qui serait similaire à la sienne et dont les conclusions contrediraient explicitement les arguments du Gouvernement relatifs à la qualification juridique du grief.

48. La Cour observe que, tant devant la Cour constitutionnelle que dans sa requête devant elle, le requérant a présenté son grief conjointement sous le droit à un procès équitable et sous le droit au respect des biens. Elle note toutefois que, dans ses dernières observations, l’intéressé se place uniquement sur le terrain du droit de propriété et qu’il indique explicitement que son grief ne concerne pas le droit d’accès à un tribunal.

49. Elle rappelle qu’il est de jurisprudence constante que la Cour est maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, et qu’elle ne se considère pas comme liée par celle que leur attribuent les parties. Ainsi, elle a déjà examiné d’office plus d’un grief sous l’angle d’un article ou paragraphe que n’avaient pas invoqué le requérant ou le Gouvernement. En effet, un grief se caractérise par les faits qu’il dénonce et non par les simples moyens ou arguments de droit invoqués (voir, parmi beaucoup d’autres, Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, §§ 113-115, CEDH 2018).

50. En outre, il ressort de la jurisprudence de la Cour qu’un seul et même fait peut se heurter à plus d’une disposition en même temps (voir, par exemple, Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, §§ 30-33, série A no 32, ou, pour l’article 1 du Protocole no 1, Zehentner c. Autriche, no 20082/02, 16 juillet 2009, et Société Anonyme Thaleia Karydi Axte c. Grèce, no 44769/07, 5 novembre 2009).

51. Ainsi les questions relatives aux frais judicaires peuvent être examinées aussi bien sous l’article 6 de la Convention que sous l’article 1 du Protocole no 1.

52. Dans l’affaire Stankiewicz citée par le Gouvernement, la Cour a examiné le grief sous l’angle de l’article 6 et estimé qu’il n’était pas nécessaire de l’examiner séparément sur le terrain du droit au respect des biens. Dans les affaires Klauz c. Croatie (no 28963/10, 18 juillet 2013) et Cindrić et Bešlić c. Croatie (no 72152/13, 6 septembre 2016), ce grief a été examiné successivement sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 et sur celui du droit à un procès équitable. Dans l’affaire Perdigão précitée, où l’indemnité d’expropriation du requérant avait été totalement absorbée par les frais de justice, elle a examiné le grief exclusivement sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1, seule disposition invoquée par le requérant.

53. En l’espèce, la Cour observe que le requérant se plaint essentiellement d’avoir perçu une indemnité qui ne correspond pas à la valeur réelle du bien exproprié, dans la mesure où celle-ci a été amputée d’une part considérable en raison du versement qu’il a dû faire à l’administration au titre des frais de représentation par avocat de celle-ci, et que son patrimoine s’en est trouvé amoindri. Elle relève en outre que celui-ci a invoqué l’arrêt Perdigão, aussi bien au cours de la procédure nationale que devant la Cour.

54. Dans ces circonstances, la Cour estime plus approprié d’examiner la doléance du requérant uniquement sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1.

55. Quant à la circonstance que la Cour constitutionnelle a décidé d’examiner le grief du requérant sur le terrain du droit d’accès à un tribunal plutôt que sur celui du droit au respect des biens, celle-ci ne saurait lier la Cour.

56. L’article 1 du Protocole no 1, dispose :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

B. Sur la recevabilité

57. Le Gouvernement soutient que le requérant n’est pas victime d’une atteinte à son droit au respect de ses biens. Le requérant aurait en définitive obtenu la somme de 2 515 TRY qui lui avait été octroyée par les tribunaux comme indemnité d’expropriation.

58. L’intéressé avait certes été condamné à verser 1 500 TRY à l’administration au titre des frais de représentation par avocat de cette dernière, mais celle-ci avait, à son tour, été condamnée à lui verser la même somme.

59. Dès lors, son grief relèverait de l’actio popularis, étant donné que le requérant se plaindrait d’une pratique interne simplement parce qu’elle lui semble, sans qu’il en ait directement subi les effets, qu’elle enfreint la Convention.

60. Le requérant ne souscrit pas aux arguments du Gouvernement.

61. La Cour estime que l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement est étroitement liée à la substance du grief et qu’il y a lieu de la joindre au fond de la requête.

62. Constatant par ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

C. Sur le fond

1. Sur les arguments des parties

63. Le requérant soutient que sa condamnation au paiement de 1 500 TRY à l’administration au titre des frais de représentation de celle-ci par avocat a violé son droit au respect de ses biens en cela que cette somme a amoindri l’indemnité de 2 515 TRY qui lui avait été octroyée en contrepartie de l’expropriation de son bien. Il invoque à l’appui de son grief l’arrêt Perdigão (précité).

64. Il estime qu’il ne peut être tenu responsable de l’ouverture d’une procédure judiciaire dans le cadre de l’expropriation. Cette responsabilité incomberait selon lui à l’administration expropriante qui aurait sous-évalué son bien. Sur ce point, il précise que l’évaluation de l’administration est près de trois fois moins élevée que celle qui a été retenue par les tribunaux.

65. Enfin, il estime que la circonstance que l’administration ait été condamnée elle aussi à lui verser 1 500 TRY au titre des frais de représentation n’est pas de nature à rétablir un quelconque équilibre. À cet égard, il indique qu’en vertu de la loi relative à la profession d’avocat, les sommes payées par une partie au titre des frais de représentation par avocat reviennent de plein droit à l’avocat de la partie adverse.

66. Le Gouvernement précise qu’en matière d’expropriation le droit turc privilégie l’accord amiable entre les parties plutôt que la fixation du montant de l’indemnité par le juge. Il y voit un intérêt public légitime.

67. Selon lui, le propriétaire qui ne parvient pas à un accord amiable avec l’administration s’expose au risque d’une action judiciaire et ne peut ignorer, qu’en vertu d’une jurisprudence prévisible il sera condamné, tout comme l’administration expropriante, au paiement des frais de représentation de la partie adverse.

68. En refusant de parvenir à un accord amiable, l’exproprié contraindrait l’administration à saisir le juge pour déterminer le montant de l’indemnité, ce qui retarderait le transfert de propriété et par conséquent le service public.

69. En somme, c’est le requérant qui, en ne participant pas à la négociation en vue d’un accord amiable, aurait été à l’origine de la procédure judiciaire.

70. En outre, le Gouvernement fait remarquer que si le requérant a été condamné au paiement de 1 500 TRY à l’administration, cette dernière a elle aussi été condamné à verser la même somme au requérant. Dès lors, la condamnation du requérant au paiement de ladite somme n’aurait pas eu d’incidence sur le montant de son indemnité d’expropriation.

2. Sur l’appréciation de la Cour

71. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. Il ne s’agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d’atteinte au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, entre autres, James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 37, série A no 98, et Depalle c. France [GC], no 34044/02, § 77, 29 mars 2010).

72. Dans les circonstances de l’espèce, la question qui se pose est de savoir si et dans quelle mesure la condamnation du requérant à la prise en charge partielle des frais de représentation par avocat de la partie adverse peut s’analyser en une ingérence dans le droit de ce dernier au respect de ses biens. En effet, la somme d’argent que l’intéressé a dû verser au titre des frais a partiellement absorbé son indemnité d’expropriation, laquelle s’analyse en un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1.

73. La Cour estime indiqué d’examiner cette question sur le terrain de la norme générale contenue dans la première phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 (Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 106, CEDH 2000-I).

74. La Cour rappelle que, pour être compatible avec l’article 1 du Protocole no 1, une atteinte au droit d’une personne au respect de ses biens doit d’abord respecter le principe de la légalité et ne pas revêtir un caractère arbitraire (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 58, CEDH 1999-II). Elle doit également ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 69, série A no 52).

75. La recherche de cet équilibre se reflète dans la structure de l’article 1 du Protocole no 1 tout entier, indépendamment des alinéas en jeu dans chaque affaire ; il doit toujours exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. En contrôlant le respect de cette exigence, la Cour reconnaît à l’Etat une large marge d’appréciation tant pour choisir les modalités de mise en œuvre des mesures en cause que pour juger si leurs conséquences se trouvent légitimées, dans l’intérêt général, par le souci d’atteindre l’objectif de l’ingérence dénoncée. Cet équilibre est rompu si la personne concernée a eu à subir une charge spéciale et exorbitante (Depalle, précité, § 83).

76. La vérification de l’existence d’un tel équilibre exige un examen global des différents intérêts en cause. La Cour estime qu’il convient de procéder à un tel examen en ayant égard à deux éléments importants. D’abord, à l’origine de la situation litigieuse se trouve la privation de propriété du requérant. Dans de telles situations, le « juste équilibre » exige le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, sans quoi il y aurait une atteinte excessive aux droits de l’individu. Ensuite, la Cour rappelle que la Convention vise à protéger des droits non pas théoriques et illusoires mais « concrets et effectifs ». Par ailleurs, la Cour doit également examiner le comportement des parties au litige, y compris les moyens employés par l’Etat et leur mise en œuvre (Perdigão, précité, § 68).

77. En l’espèce, le requérant s’est vu allouer une indemnité d’expropriation, d’un montant de 2 515 TRY. Toutefois, à l’issue de la procédure, il a été condamné à verser à l’administration expropriante une somme forfaitaire de 1 500 TRY pour les frais de représentation par avocat exposés par celle-ci. En conséquence, le montant qu’il a finalement perçu ne correspondait plus qu’à 40 % de l’indemnité qui lui avait été octroyée.

78. La Cour note qu’il existe une différence de nature juridique entre l’obligation pour l’Etat de verser une indemnité d’expropriation et l’obligation pour le justiciable d’acquitter des frais de justice et que les finalités juridiques poursuivies par chacune de ces obligations ne sont pas identiques. Elle constate cependant qu’en l’espèce, le requérant était partie à un litige judiciaire qui l’opposait à l’Etat et qui concernait la détermination du montant d’une indemnité d’expropriation, à la suite d’un acte accompli par l’Etat dans l’exercice de ses pouvoirs de puissance publique. Aux yeux de la Cour, ce cas est à distinguer, aux fins d’un examen de proportionnalité, de celui dans lequel des frais de justice sont imposés dans le cadre d’un litige de droit privé. Dans les circonstances particulières de l’espèce, il peut en effet sembler paradoxal que l’Etat reprenne d’une main – au moyen des frais de justice – une partie de que ce qu’il a accordé de l’autre. Aussi, dans une telle situation la différence de nature juridique entre l’obligation pour l’État de verser une indemnité d’expropriation et l’obligation pour le justiciable d’acquitter des frais de justice ne fait-elle pas obstacle à un examen global de la proportionnalité de l’ingérence dénoncée (Perdigão, précité, § 72).

79. Le Gouvernement justifie sa condamnation au paiement de frais en arguant que le requérant est à l’origine de l’ouverture de la phase judiciaire du processus d’expropriation en cela qu’il n’est pas parvenu à un accord amiable avec l’administration sur le montant de l’indemnité.

80. La Cour ne saurait souscrire à cet argument. Si le fait de condamner la partie succombante aux frais et dépens et notamment aux frais de représentation par avocat de la partie adverse poursuit effectivement un but légitime et n’est pas en soi contraire à la Convention (Cindrić et Bešlić, précité, § 96; Klauz, précité, § 84), il semble toutefois difficile en l’espèce de qualifier le requérant de partie succombante. À cet égard, la Cour observe que le montant estimé par les experts de l’administration était de 843 TRY alors que le tribunal a finalement estimé l’indemnité à 2 515 TRY, un niveau trois fois plus élevé. C’est donc à bon droit que le requérant a contraint l’administration à saisir le juge pour fixer le montant de l’indemnité. En outre, la Cour observe qu’il n’y a rien dans le dossier ou dans le raisonnement des juridictions nationales qui indique que, dans le cadre de la procédure nationale, le requérant ait formulé des demandes excessives ou qu’il a par son comportement conduit la partie adverse à exposer des dépenses inutiles.

81. On pourrait objecter à cela, comme semble le suggérer le Gouvernement, qu’en négociant avec l’administration le requérant serait peut-être parvenu à obtenir un montant équivalent à celui finalement fixé par le tribunal et qu’en refusant de le faire il a contribué à la saisine du juge. Toutefois, une telle objection ne serait pas fondée. En vertu de l’article 8 alinéa 5 de la loi sur l’expropriation, le montant d’un éventuel accord ne pouvait dépasser l’estimation faite par les experts de l’administration (voir paragraphe 33 ci-dessus). Une éventuelle négociation ne pouvait donc permettre au requérant d’obtenir une somme supérieure à 843 TRY, laquelle était déjà très en-dessous de la valeur de son bien.

82. En d’autres termes, on ne saurait attribuer au requérant une quelconque responsabilité dans l’ouverture de la procédure judiciaire. Partant, l’argument consistant à justifier l’ingérence par le comportement de l’intéressé est mal fondé.

83. En ce qui concerne cette fois l’argument selon lequel le requérant n’aurait pas à déplorer de diminution de son indemnité d’expropriation étant donné que l’administration a elle aussi été condamnée à lui verser la même somme, la Cour observe que le requérant y répond, tant devant elle que devant la Cour constitutionnelle, en arguant que cette dernière circonstance n’a aucune incidence sur la somme qu’il a finalement perçue.

84. Citant à cet effet l’article 164 in fine de la loi no 1136 sur l’exercice de la profession d’avocat, le requérant affirme, sans être contredit par le Gouvernement, que les 1 500 TRY au paiement desquelles l’administration a été condamnée sont revenus à son avocat et n’ont donc pas compensé les 1 500 TRY qu’il a dû verser à l’administration.

85. La Cour souscrit à l’approche du requérant. En effet, les obligations financières mises à la charge de chacune des deux parties au titre des frais et dépens ne s’annulent pas puisque le requérant n’était pas le bénéficiaire du paiement effectué dans ce cadre par l’administration. À cet égard, force est de constater que la disposition citée par le requérant interdit toute déduction ou compensation sur les sommes revenant à l’avocat en raison des éventuelles dettes de son client (voir paragraphe 34 ci-dessus).

86. Il est vrai que le requérant aurait de toute façon dû rémunérer son avocat, et qu’en condamnant chacune des deux parties au remboursement forfaitaire d’un montant identique, le TGI a implicitement laissé à la charge des parties leurs propres frais de représentation. Or, une telle situation ne se concilie pas avec le droit au respect des biens, lequel nécessite en l’espèce le remboursement des frais d’avocat exposés par l’exproprié. Cela se justifie par deux circonstances. La première, déjà évoquée par la Cour, est qu’à l’origine du contentieux se trouve une expropriation, c’est-à-dire acte relevant des prérogatives de puissance publique et que le requérant ne porte pas la responsabilité de l’ouverture de la procédure. La seconde est que les frais en question s’élèvent à 40 % de l’indemnité d’expropriation et que leur non-remboursement reviendrait à priver le requérant d’une part considérable de son indemnité.

87. La Cour n’exclut pas qu’il puisse en aller autrement dans certaines circonstances.

88. En conclusion, compte tenu de la diminution substantielle du montant de l’indemnité d’expropriation à laquelle elle a abouti et eu égard à la circonstance que rien dans le comportement du requérant ne la justifiait, la Cour estime que la condamnation du requérant au remboursement des frais de représentation par avocat de l’administration expropriante a constitué pour l’intéressé une charge exorbitante qui a rompu le juste équilibre devant régner entre l’intérêt général de la communauté et les droits fondamentaux de l’individu.

89. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

90. Le requérant réclame 2 508 TRY au titre du préjudice matériel. Cette somme est le résultat de l’actualisation du montant de 1 500 TRY au paiement duquel il a été condamné.

91. Il sollicite en outre 5 000 TRY au titre du préjudice moral qu’il considère avoir subi.

92. En ce qui concerne les frais et dépens, il réclame 2 000 euros (EUR) pour les frais d’avocat, ainsi que 440,70 TRY pour les frais de pourvoi et le recours individuel devant la Cour constitutionnelle. A l’appui de ces prétentions, il présente les quittances des frais de procédure ainsi qu’une quittance relative au frais d’avocat d’un montant de 1 500 TRY daté du 9 janvier 2015.

93. Le Gouvernement conteste ces prétentions

94. La Cour observe que le préjudice matériel subi par le requérant était de 1 500 TRY au 22 septembre 2014. Elle note qu’après actualisation, ce montant correspond à environ 400 EUR et l’accorde au requérant au titre du dommage matériel.

95. En ce qui concerne le préjudice moral, elle estime que le constat de violation est suffisant.

96. Quant aux frais et dépens, elle rappelle qu’un requérant ne peut en obtenir le remboursement que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose, la Cour estime raisonnable la somme de 500 EUR, tous frais confondus, et l’accorde au requérant.

97. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Joint au fond l’exception du Gouvernement tirée de la qualité de victime et la rejette;

2. Déclare la requête recevable;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 de la Convention;

4. Dit que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant;

5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement:

i. 400 EUR (quatre cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel;

ii. 500 EUR (cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 23 octobre 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Hasan BakırcıRobert Spano
Greffier adjointPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Lemmens.

R.S.
H.B.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE LEMMENS

J’ai voté avec mes collègues pour constater une violation de l’article 1 du Protocole no 1. J’aurais toutefois préféré un raisonnement légèrement différent quant au rejet de l’argument du Gouvernement selon lequel « le requérant est à l’origine de l’ouverture de la phase judiciaire du processus d’expropriation en cela qu’il n’est pas parvenu à un accord amiable avec l’administration sur le montant de l’indemnité » (voir le paragraphe 73 de l’arrêt).

La majorité développe tout un raisonnement pour démontrer que rien dans le comportement du requérant ne justifiait de mettre à sa charge les frais de représentation par avocat de la partie adverse (voir les paragraphes 74-76 de l’arrêt).

À mon avis, il aurait suffi de constater que le requérant n’a pas été condamné à payer ces frais en guise de sanction pour un quelconque comportement abusif ou excessif. La seule base légale pour condamner le requérant à ces frais était l’article 330 du code de procédure civile, qui prévoit que la « partie succombante » est condamnée au remboursement, à concurrence d’un montant forfaitaire, des frais de représentation par avocat de la partie adverse (voir le paragraphe 38 de l’arrêt). Il s’agit d’une règle mécanique, qui n’a rien à voir avec le comportement des parties. Le transfert de propriété ayant été accordé à l’administration, le requérant pouvait en l’espèce être considéré partie (partiellement) succombante (comparer avec le paragraphe 74 de l’arrêt, où la majorité considère qu’il est « difficile en l’espèce de qualifier le requérant de partie succombante »).

Par ailleurs, ni le fait que le requérant a obtenu par la voie judiciaire un montant plus élevé que celui fixé par l’administration avant l’ouverture de la phase de négociation (voir le paragraphe 74 de l’arrêt) ni le fait qu’il n’aurait pas pu obtenir à l’amiable un montant plus élevé que ce dernier montant (voir le paragraphe 75 de l’arrêt) ne sont à mon avis des éléments pertinents dans la présente espèce.

La seule chose qui compte, c’est que, par le jeu des règles relatives aux frais et dépens, le requérant a en fait été privé de 60 % de l’indemnité d’expropriation. Cela me suffit pour conclure qu’il a subi une charge exorbitante, qui a rompu l’équilibre devant régner entre les droits individuels et l’intérêt général (voir le paragraphe 82 de l’arrêt).


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