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22/10/2018 | CEDH | N°001-187364

CEDH | CEDH, AFFAIRE S., V. ET A. c. DANEMARK, 2018, 001-187364


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE S., V. ET A. c. DANEMARK

(Requêtes nos 35553/12, 36678/12 et 36711/12)

ARRÊT

STRASBOURG

22 octobre 2018

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire S., V. et A. c. Danemark,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Angelika Nußberger,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Ganna Yudkivska,
Helena Jäderblom,
Robert Spano,
Ledi Bianku,
Nebojša Vučinić,


Vincent A. De Gaetano,
Erik Møse,
Paul Lemmens,
Krzysztof Wojtyczek,
Dmitry Dedov,
Jon Fridrik Kjølbro,
Carlo Ranzoni,
Stéphanie Mour...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE S., V. ET A. c. DANEMARK

(Requêtes nos 35553/12, 36678/12 et 36711/12)

ARRÊT

STRASBOURG

22 octobre 2018

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire S., V. et A. c. Danemark,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Angelika Nußberger,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Ganna Yudkivska,
Helena Jäderblom,
Robert Spano,
Ledi Bianku,
Nebojša Vučinić,
Vincent A. De Gaetano,
Erik Møse,
Paul Lemmens,
Krzysztof Wojtyczek,
Dmitry Dedov,
Jon Fridrik Kjølbro,
Carlo Ranzoni,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Lәtif Hüseynov, juges,
et de Søren Prebensen, adjoint au greffier,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 17 janvier et 11 juillet 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent trois requêtes (nos 35553/12, 36678/12 et 36711/12) dirigées contre le Royaume du Danemark et dont trois ressortissants de cet État, MM. S., V. et A. (« les requérants ») ont saisi la Cour le 8 juin 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Le Président de la Grande Chambre a accédé à la demande formulée par les requérants aux fins de la non-divulgation de leur identité (article 47 § 4 du règlement de la Cour (« le règlement »)).

2. Les requérants ont été représentés par Me C. Bonnez, avocat à Aarhus, et par Mes T. Stadarfeld Jensen et H. Ziebe, conseillers. Le gouvernement danois (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. T. Elling Rehfeld, conseil, et par Mme N. Holst-Christensen et MM. C. Wegener et J. van Deurs, conseillers.

3. Les requérants alléguaient en particulier que la privation de liberté dont ils avaient fait l’objet à titre préventif avait emporté violation de l’article 5 § 1 de la Convention.

4. Le 7 janvier 2014, le grief de violation de l’article 5 de la Convention a été communiqué au Gouvernement et les griefs de violation des articles 7 et 11 ont été déclarés irrecevables, en application de l’article 54 § 3 du règlement.

5. Le 11 juillet 2017, une chambre de la deuxième section composée de Robert Spano, président, Julia Laffranque, Ledi Bianku, Nebojša Vučinić, Paul Lemmens, Jon Fridrik Kjølbro, Stéphanie Mourou-Vikström, juges, et de Stanley Naismith, greffier de section, s’est dessaisie en faveur de la Grande Chambre, aucune des parties ne s’y étant opposée (articles 30 de la Convention et 72 du règlement).

6. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.

7. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations sur la recevabilité et sur le fond des requêtes.

8. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme à Strasbourg le 17 janvier 2018.

Ont comparu :

– pour le Gouvernement
M.T. Elling Rehfeld, du ministère des Affaires étrangères,agent,
MmeN. Holst-Christensen, du ministère de la Justice, co-agente,
MM. C. Wegener, chef de secrétariat au ministère
des Affaires étrangères,
J. van Deurs, chef de service au ministère de la
Justice,conseillers ;

– pour les requérants
MesC. Bonnez, avocat, cabinet Bonnez & Ziebe,conseil,
T. Stadarfeld Jensen, avocat,
H. Ziebe, avocate,conseillers.

La Cour a entendu M. Elling Rehfeld et Me Bonnez en leurs déclarations et en leurs réponses aux questions posées par les juges.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

9. Le premier requérant, M. S., est né en 1989. Le deuxième requérant, M. V., et le troisième requérant, M. A., sont tous deux nés en 1982.

10. Le samedi 10 octobre 2009 de 20 heures à 22 heures, un match de football opposait le Danemark à la Suède à Copenhague. Le stade avait une capacité de 38 000 spectateurs. La police de Copenhague ayant reçu des services de renseignement des rapports l’avertissant que plusieurs groupes de supporters danois et suédois avaient l’intention de déclencher des rixes de hooligans, elle s’était assurée le renfort de 186 policiers supplémentaires. Ceux-ci connaissaient les membres des groupes locaux et, pour la plupart, ils restèrent en uniforme toute la journée.

11. Les trois requérants se rendirent à Copenhague pour assister au match. Ils furent arrêtés dans la journée en vertu de l’article 5 § 3 de la loi sur la police (Politiloven – paragraphe 29 ci-dessous).

12. Au total, la police arrêta 138 personnes (des spectateurs soupçonnés d’être des hooligans). Environ la moitié des arrestations furent opérées dans le cadre d’une procédure pénale, sur le fondement de l’article 755 de la loi sur l’administration de la justice (Retsplejeloven – paragraphe 35 ci‑dessous). Les autres arrestations furent opérées hors du cadre d’une procédure pénale, sur le fondement de l’article 5 § 3 de la loi sur la police.

13. Le premier requérant fut retenu de 16 h 45 à 00 h 6, soit pendant sept heures et vingt et une minutes.

14. Le deuxième requérant fut retenu de 15 h 50 à 23 h 27, soit pendant sept heures et trente-sept minutes.

15. Le troisième requérant fut retenu de 15 h 50 à 23 h 34, soit pendant sept heures et quarante-quatre minutes.

16. Les derniers troubles ayant donné lieu à des arrestations dans le centre-ville de Copenhague eurent lieu à 22 h 51 et 23 h 21. Selon les rapports, à 23 h 21, trente-cinq personnes (celles arrêtées à 22 h 51) étaient retenues dans un fourgon de police.

17. Le 15 octobre 2009, la représentante des requérants demanda au nom de ceux-ci que la police transmît leur dossier à un juge afin de faire examiner en vertu du chapitre 43a de la loi sur l’administration de la justice la régularité de la privation de liberté dont ils avaient fait l’objet. Elle sollicita également une indemnité pour ses clients en vertu de l’article 469 § 6 de cette même loi.

18. Le 4 novembre 2009, les parties s’étant entendues sur le lieu du procès, les affaires furent portées devant le tribunal de première instance d’Aarhus (Retten i Aarhus). Les requérants, trois témoins cités par eux, le chef de l’opération de police et quatre autres représentants de la police furent entendus. L’affaire fut examinée au cours de trois audiences, tenues le 11 mars, le 6 septembre et le 28 octobre 2010.

19. Les requérants expliquèrent qu’ils faisaient partie d’un groupe d’environ vingt-cinq personnes d’Aarhus, arrivées à Copenhague bien avant le début prévu du match, qu’ils avaient retrouvé quelques amis de Copenhague (entre cinq et dix personnes) et qu’ils étaient allés dans un bar. Après cela, selon eux, une quarantaine ou une cinquantaine de personnes avaient quitté le bar pour un autre, plus grand, situé dans Strøget, une rue commerçante piétonne, mais la police les avait détournées vers une rue transversale et avait arrêté le deuxième et le troisième requérant ainsi que quatre autres personnes. Toujours selon la version des requérants, le premier requérant s’était rendu avec des amis dans un autre bar. Plus tard, il était allé retrouver un ami d’Aarhus sur une place située en face des jardins de Tivoli. Il avait été arrêté alors qu’il était dehors avec cet ami et qu’il téléphonait à un autre ami de Copenhague. Les requérants soutenaient qu’ils n’avaient été impliqués dans aucune altercation et qu’ils n’en avaient jamais eu l’intention. Ils confirmaient qu’en quelques occasions, ils avaient déjà été arrêtés en marge d’autres matches de football.

20. Un « mémorandum sur les arrestations effectuées en marge du match international qui opposait le Danemark à la Suède le 10 octobre 2009 » fut remis au tribunal de première instance. Ce document établi par l’inspecteur‑chef B.O., qui avait assuré le commandement stratégique de l’opération, indiquait que la police avait reçu des rapports des services de renseignement selon lesquels des groupes de hooligans des deux pays avaient prévu de s’affronter le jour du match. Selon le mémorandum, le risque de bagarres était accru par le fait que le match ne devait commencer qu’à 20 heures, ce qui laissait à chaque groupe amplement le temps de s’alcooliser auparavant. Afin de prévenir de tels affrontements, la police avait prévu de commencer par engager le dialogue avec les supporters/les spectateurs à partir de midi, lorsque les premiers d’entre eux arriveraient, et, en cas de heurts, d’en arrêter d’abord les instigateurs en vertu de l’article 755 de la loi sur l’administration de la justice et de les inculper ou, lorsque cela ne serait pas possible, de les retenir en vertu de l’article 5 § 3 de la loi sur la police. Étant donné qu’en vertu de cette disposition, la durée de la rétention ne devait pas dépasser six heures dans la mesure du possible, le mémorandum indiquait expressément qu’il valait mieux éviter de procéder à des arrestations trop tôt dans la journée, car la personne concernée devrait alors être relâchée pendant le match ou juste après, et risquerait ainsi de retourner au centre‑ville pour recommencer à y participer à des rixes. D’après le mémorandum, l’après-midi du match s’était déroulé de la manière suivante. Aux alentours de 15 h 41, la première grosse bagarre entre supporters danois et supporters suédois avait éclaté dans le centre de Copenhague (place Amagertorv, à Strøget). Cinq ou six personnes avaient été arrêtées, dont le deuxième et le troisième requérant. Par la suite, d’autres supporters, parmi lesquels le premier requérant, avaient été arrêtés ailleurs. Jusqu’au début du match, plusieurs individus qui étaient à l’origine ou à la tête des bagarres avaient été arrêtés, mais la stratégie était restée celle du dialogue, le but étant de faire en sorte que le plus grand nombre de supporters se comportent bien et entrent dans le stade pour assister au match. Après le match, une autre rixe de grande ampleur avait éclaté dans le centre‑ville. De nombreux supporters ou hooligans suédois et danois avaient alors été arrêtés.

21. Dans sa déposition devant le tribunal de première instance, l’inspecteur-chef B.O. déclara notamment ceci :

« (...) j’ai assuré le commandement stratégique de l’opération menée dans le cadre du match international de football qui opposait le Danemark à la Suède le 10 octobre 2009. Je me trouvais dans la salle de contrôle. La police avait reçu des rapports des services de renseignement selon lesquels des groupes de hooligans des deux pays avaient prévu de s’affronter le jour du match. Elle prévoyait donc que le public attendu ce jour-là ne serait pas un public ordinaire de supporters danois et suédois venant assister au match dans une ambiance festive. Selon les informations reçues d’informateurs de la police infiltrés dans différents réseaux de supporters, les groupes danois et suédois avaient l’intention de collaborer (...) Les préparatifs de la police concernaient différents lieux de Copenhague. Les policiers avaient l’intention de localiser les différents groupes et de leur parler afin de les calmer et d’apaiser les esprits avant que ces groupes n’arrivent au stade. Ils s’étaient déjà déployés et se sont séparés en plusieurs patrouilles aux environs de 14 heures sur la base de renseignements selon lesquels les spectateurs arriveraient tôt pour faire la fête. Ils sont parvenus à repérer les groupes de supporters grâce à leurs informateurs, et il s’est avéré qu’il s’agissait d’un groupe de Suédois et d’un groupe de Danois. Les policiers ont constaté la première grosse bagarre entre hooligans danois et hooligans suédois aux environs de 15 h 40. Cette bagarre a eu lieu à mi-hauteur de la rue commerçante piétonne Strøget, devant le bar D, où le groupe suédois s’était installé. Avant cela, les policiers avaient repéré les groupes danois dans la cour centrale de Boltens Gård. Selon les renseignements dont ils disposaient, les Danois participant à la bagarre étaient des supporters des clubs de football de Brøndby, Lyngby [Copenhague] et AGF [Aarhus]. Ces renseignements avaient été recueillis par des policiers dans les villes de ces clubs. Les policiers en question étaient venus à Copenhague en renfort, et avaient reconnu les supporters.

Les policiers ont été quelque peu surpris par la bagarre, mais ils sont parvenus à séparer les supporters : ils ont regroupé les Suédois au bar D et emmené les Danois jusqu’à Valkendorffsgade, une petite rue transversale à l’écart de la rue commerçante piétonne. Les supporters danois constituaient un groupe de cinquante à soixante personnes. Je ne sais pas combien d’individus ont directement participé à la bagarre, mais j’ai compris d’après les informations communiquées par les agents sur le terrain qu’il y avait entre cinquante et soixante personnes dans chaque camp. Dans ce type d’affrontements, il est difficile d’être sûr de quoi que ce soit.

Je me trouvais dans la salle de contrôle, mais je suis resté en contact régulier avec les personnes qui étaient sur les lieux des incidents. C’est moi qui ai décidé d’arrêter en vertu de la loi sur la police certaines personnes qui n’étaient pas susceptibles d’être accusées d’une infraction. Il était prévu de n’arrêter que les instigateurs des bagarres. Dans la mesure du possible, les policiers souhaitaient éviter d’arrêter trop de monde trop tôt dans la journée, car il aurait alors fallu relâcher les personnes arrêtées soit pendant le match soit juste après, ce qui leur aurait permis de retourner au centre-ville pour recommencer à se battre. Je me suis appuyé sur les renseignements fournis par des informateurs [de la police] présents sur place pour repérer six meneurs, qui ont été arrêtés. Ces individus étaient déjà connus des services de police et les policiers ont observé le jour du match qu’ils avaient un comportement suspect. C’est naturellement ce comportement qui a été l’élément déterminant. Les suspects n’auraient pas été arrêtés s’ils n’avaient pas déclenché des troubles ce jour-là (...)

Les individus arrêtés ont été remis en liberté après que les policiers eurent évalué la situation dans le centre de Copenhague. Après minuit, une fois le calme revenu dans le centre-ville et la police ayant estimé qu’il ne restait plus aucune personne susceptible d’être entraînée dans une bagarre avec les individus relâchés, elle a commencé à remettre en liberté les personnes arrêtées. Je suis bien sûr au courant de la règle des six heures fixée par la loi sur la police, mais il est parfois nécessaire de dépasser cette durée et, le soir du match, les policiers ont délibérément retenu pendant plus de six heures les personnes arrêtées. Si les violences avaient cessé avant l’expiration du délai de six heures, alors rien n’aurait justifié de retenir les personnes arrêtées. Le but de l’opération était d’éviter les affrontements et les bagarres ainsi que les situations d’instabilité, et la police n’a cessé de réévaluer la situation pendant tout le temps de la rétention des intéressés.

D’habitude, lorsque les matches ont lieu plus tôt dans la journée ou en semaine et que les gens n’arrivent pas aussi tôt, il n’y a pas de problème d’application de la règle des six heures. L’équipe de la salle de contrôle comprenait un enquêteur qui est resté en contact régulier avec le commissariat de Bellahøj pour évaluer la nécessité des privations de liberté. Les personnes qui ont été arrêtées et accusées d’une infraction ont été relâchées après le match. Celles qui ont été arrêtées en vertu de la loi sur la police ont été relâchées une par une lorsque les policiers ont estimé, sur la base d’une évaluation complète et générale, que le danger avait été écarté. J’ai participé à l’appréciation globale de la durée des privations de liberté, mais non à l’évaluation de chaque cas pris individuellement. La salle de contrôle a fermé peu après minuit, lorsque les observateurs postés en divers endroits de la ville ont indiqué que le calme était revenu et que les gens rentraient chez eux ou à leur hôtel. Comme je l’ai déjà dit, la décision de relâcher les personnes arrêtées reposait sur une évaluation générale faite dans la salle de contrôle ; les remises en liberté ont été opérées concrètement au commissariat de Bellahøj. Les policiers estimaient que les individus arrêtés risquaient de se réunir à nouveau et d’engager de nouvelles bagarres s’ils étaient remis en liberté avant que le calme ne soit revenu dans le centre-ville (...) »

22. Dans sa déposition, l’agent de police P.W. indiqua ceci :

« (...) j’ai participé en tant que membre d’une patrouille spéciale à l’opération de police menée à Copenhague le 10 octobre 2009 dans le cadre du match international. La police avait reçu des renseignements selon lesquels des hooligans d’Aarhus prévoyaient de se regrouper avec d’autres hooligans danois pour se battre avec les supporters suédois. La police de Copenhague avait sollicité le concours de services de police d’autres régions du Danemark qui connaissaient les membres des groupes locaux. Mes collègues et moi-même nous sommes réunis vers 11 heures pour préparer l’opération. Avec un de mes collègues de la police du Jutland oriental nous avons patrouillé en ville à la recherche de hooligans d’Aarhus que nous reconnaîtrions. Ayant été informés que des gens de Brøndby s’étaient regroupés dans un bar, nous nous y sommes rendus. Nous y avons vu notamment [le premier et le deuxième requérant]. [Le deuxième requérant] était assis avec A, le leader de South Side United (SSU), un groupe local de Brøndby. L’ambiance était bonne et il n’y avait aucun signe de violence. Je suis resté dehors quelque temps et j’ai parlé aux gens d’Aarhus. Il devait être environ 13 heures. Mon collègue et moi, ainsi que d’autres agents, nous sommes postés en face du bar pour surveiller ce qui s’y passait. Nous avions été informés que des Suédois et des Danois devaient se retrouver pour se battre. À un moment donné, les hooligans danois ont commencé à quitter le bar. Ils ont emprunté la rue commerçante piétonne en direction de la place Amagertorv [située à environ 700 mètres du bar].

Je travaille dans la patrouille spéciale depuis quatre ans et j’avais rencontré [le premier et le deuxième requérant] plusieurs fois lors de rixes survenues en marge d’autres matches de football. Je les avais vus participer à ces rixes et je les avais entendus crier « White Pride Hooligan ». [Le 10 octobre,] mes collègues et moi-même avons suivi le groupe et nous avons informé de ses faits et gestes les policiers de la salle de contrôle. Lorsque le groupe est arrivé près de la place Amagertorv, il a trouvé des véhicules de police blindés stationnés en travers de la route pour l’empêcher d’affronter les supporters suédois. Les hooligans danois ont été contraints de faire demi-tour et ils ont été regroupés dans une rue transversale, où on a relevé leur identité et on les a fouillés.

Ma patrouille a reçu pour instruction des policiers de la salle de contrôle d’isoler les deux principaux hooligans d’Aarhus. Mon collègue et moi-même sommes tombés d’accord pour arrêter [le deuxième et le troisième requérant]. Cela s’est déroulé dans le calme. [Le deuxième requérant] a été emmené au poste de police parce que les policiers l’avaient vu parler à A et qu’ils connaissaient ses antécédents. [Le troisième requérant] a aussi été emmené au poste parce qu’il était connu des services de police. J’ai rédigé un rapport sur ces arrestations quelques heures plus tard.

Pour ce qui est du bas de la pièce à conviction 46 et de sa suite en haut de la pièce 47 [des pages du rapport de police que j’ai établi], où il est indiqué que [le deuxième et le troisième requérant] avaient tous deux donné des ordres aux autres hooligans d’Aarhus, je ne me rappelle plus les détails aujourd’hui mais que si c’est ce que j’ai écrit, c’est ce qui s’est passé. Le but visé par l’arrestation des deux individus en question était selon moi d’assurer le calme et d’empêcher les affrontements. Ce but a été atteint puisque, présent pendant le match international, j’ai constaté qu’à l’évidence, les hooligans d’Aarhus étaient privés de leur leader. Lorsque le groupe qui venait du bar a été guidé vers la rue transversale, quelques personnes ont peut-être essayé de se fondre dans la foule, mais le groupe a suivi les instructions données par la police.

Les supporters « White Pride » ont pour caractéristique d’être un groupe extrêmement structuré. Il est clair que quelqu’un le dirige. Les leaders du groupe donnent des ordres, qui sont exécutés. Les trois groupe présents dans le bar [le 10 octobre] venaient d’Aarhus, Brøndby et Lyngby, et leurs membres ne sont pas amis normalement. Ces groupes sont sortis du bar ensemble et ils se sont rendus ensemble vers la place Amagertorv, où les hooligans suédois devaient se trouver. »

23. Dans sa déposition, l’agent de police M.W. indiqua ceci :

« (...) j’ai participé en tant que maître-chien à l’opération de police menée à Copenhague le 10 octobre 2009. J’ai pris part à la rétention administrative d’une personne [le premier requérant] place Axeltorv. Je ne me rappelle pas le nom de l’individu en question mais c’est le seul que j’aie contribué à arrêter. Avec l’un de mes collègues nous surveillions les environs depuis un véhicule stationné place Axeltorv lorsqu’un homme âgé de 40 à 45 ans tenant par la main son fils de cinq ans environ est venu nous dire que trois personnes, qui se trouvaient non loin de là et qu’il désigna du doigt, préparaient apparemment une bagarre car ils appelaient leurs camarades et leur donnaient rendez-vous à l’entrée des jardins de Tivoli pour tenter d’engager une bagarre avec des supporters suédois. Dès qu’il avait entendu les trois individus appeler leurs camarades, le passant était venu avertir les policiers, et il leur montra du doigt l’un des trois en particulier. Celui-ci était encore au téléphone à ce moment-là. Avec mon collègue nous avons estimé que l’homme qui leur faisait ce signalement était tout à fait crédible : il n’avait pas l’apparence d’un supporter de football ordinaire.

J’ai continué de surveiller l’individu qui téléphonait. Lorsque les trois suspects ont remarqué que mon collègue et moi-même les avions vus, ils se sont séparés. J’ai alors arrêté l’homme que j’avais vu téléphoner. Certains de mes collègues qui conduisaient un camion de police blindé sont arrivés entre-temps et ont arrêté les deux autres individus (...) »

24. Dans sa déposition, l’inspecteur-chef P.J. déclara ceci :

« (...) j’ai participé à la mise en cellule des individus arrêtés, à la validation des arrestations et à la remise en liberté des intéressés. Lorsque la police de Copenhague prévoit des opérations d’envergure dans le cadre desquelles elle s’attend à procéder à de nombreuses arrestations, je suis généralement chargé de vérifier que les procédures standard sont respectées lorsque les personnes arrêtées sont mises en cellule au poste de police de Bellahøj.

Le soir du match, j’étais assisté de deux inspecteurs principaux, et chacun d’eux était lui-même assisté de deux collègues chargés de fouiller les personnes arrêtées et de les photographier. En outre, l’équipe était assistée de dix autres policiers. L’une de mes tâches consistait à vérifier que la règle des six heures était respectée. Constatant que les six heures expireraient à 21 h 50 pour deux des individus arrêtés en vertu de la loi sur la police, j’ai appelé le superviseur de la salle de contrôle avant l’expiration du délai. Au même moment, des affrontements ont éclaté dans les rues, et le superviseur de la salle de contrôle a décidé de ne pas laisser sortir les deux individus concernés. Il s’agissait de ne pas jeter de l’huile sur le feu. Cette décision a été prise par les superviseurs car je n’avais pas moi‑même le pouvoir de la prendre. J’ai communiqué avec mes collègues de la salle de contrôle plusieurs fois ce soir-là à partir de 21 h 30. Un grand nombre d’individus (136 au total) ont été amenés au poste de police jusqu’à 23 heures environ. La moitié d’entre eux avaient été arrêtés en vertu de la loi sur la police. J’ai régulièrement demandé quand mes collègues et moi-même pourrions commencer à relâcher les personnes arrêtées. Je n’ai pas posé cette question à titre individuel pour telle ou telle personne, mais de manière générale et en permanence pour toutes les personnes arrêtées dès que le délai légal de six heures était sur le point d’expirer. Grâce au contact radio, j’ai pu rester informé de la situation dans la rue et du moment du retour au calme après les arrestations effectuées à Boltens Gård, et on m’a finalement dit que je pouvais commencer à relâcher les personnes arrêtées en vertu de la loi sur la police. Je n’ai pas tenu un journal de tous les appels téléphoniques que j’ai passés et ne peux donc pas donner d’horaires précis. Pour autant que je me rappelle, il y avait probablement un individu de moins de 18 ans que ses parents sont venus chercher avant l’expiration du délai de six heures, mais à part cela, personne d’autre n’a pu sortir avant les deux premiers individus arrêtés. Il se pourrait parfaitement que certains de mes collègues aient commencé à laisser sortir des gens de cellule avant l’expiration du délai de six heures lorsqu’ils ont reçu les informations de la salle de contrôle, car tout le monde était parfaitement au courant de la règle des six heures. Si les individus en question ont ensuite été renvoyés en cellule, c’était en raison d’un ordre de la salle de contrôle selon lequel ils ne devaient pas être libérés. »

25. Par un jugement du 25 novembre 2010, le tribunal de première instance débouta les requérants, pour les motifs suivants :

« La police de Copenhague aurait dû saisir le tribunal dans un délai de cinq jours, conformément à l’article 469 § 2 de la loi sur l’administration de la justice. Le tribunal estime toutefois que le fait qu’elle soit restée en défaut de le faire n’est pas constitutif d’une faute au titre de laquelle les demandeurs pourraient être indemnisés.

Sur la base des éléments en sa possession, le tribunal estime établi que la police de Copenhague avait été informée avant le match international de football opposant le Danemark à la Suède qui devait se tenir le 10 octobre 2009 que des groupes de hooligans danois et suédois avaient prévu de se retrouver en marge du match et qu’elle a constaté que la première grosse rixe entre supporters danois et suédois avait eu lieu place Amagertorv à 15 h 41. Cette situation était porteuse d’un risque concret et imminent de trouble à l’ordre public, et la police avait le devoir de s’efforcer d’empêcher la survenue de pareil trouble (voir l’article 5 § 1 de la loi sur la police).

Compte tenu de la déposition de l’agent de police P.W. et du rapport établi par celui-ci le 11 octobre 2009 (pièces à conviction 47 et 48), le tribunal estime établi que [le deuxième et le troisième requérant] ont été arrêtés parce que, d’une part, l’agent de police P.W. les avait clairement vus, le 10 octobre 2009, parler avec un membre du groupe local de Brøndby du mouvement South Side United et donner des ordres à d’autres personnes, et, d’autre part, ils étaient connus des services de police pour avoir été arrêtés plusieurs fois auparavant en marge de rencontres de football similaires.

Le tribunal estime également établi, sur la base des dépositions de l’agent de police M.W. et de l’inspecteur-chef B.O., que [le premier requérant], qui avait lui aussi été arrêté plusieurs fois en marge de rencontres du même type, a été interpellé parce qu’un homme que M.W. et son collègue ont estimé tout à fait crédible s’est adressé à eux spontanément pour leur dire qu’il venait d’entendre quelqu’un, qu’il leur a désigné du doigt comme étant [le premier requérant], appeler d’autres personnes au téléphone pour les inciter à le rejoindre pour aller se battre avec des supporters suédois aux jardins de Tivoli.

Des mesures moins radicales ne pouvaient être considérées comme suffisantes pour écarter le risque de troubles supplémentaires dans ces conditions, et le tribunal estime que la police de Copenhague n’a pas outrepassé ses pouvoirs en privant [les requérants] de liberté en vertu de l’article 5 § 3 de la loi sur la police sur cette base.

Compte tenu des éléments en sa possession, le tribunal estime établi qu’au cours de l’après-midi et de la soirée, quelque 138 personnes ont été arrêtées, dont la moitié en vertu de la loi sur la police, que les troubles se sont poursuivis pendant le reste de l’après-midi et pendant toute la soirée, et que la mesure privative de liberté dont les demandeurs ont fait l’objet a été levée dès que le calme est revenu dans le centre‑ville, selon l’appréciation de la police, après qu’un groupe de trente-cinq Danois eut été arrêté vers minuit. Le tribunal considère, dans les circonstances de l’espèce, que rien ne permet de remettre en cause l’appréciation faite par la police, selon laquelle une remise en liberté des personnes arrêtées avant que le calme ne fût revenu dans le centre-ville aurait emporté un risque concret et imminent d’aggravation des troubles, et notamment d’affrontements avec les spectateurs qui venaient de sortir du stade national à l’issue du match et qui se trouvaient toujours dans les rues en grand nombre.

La seconde phrase de l’article 5 § 3 de la loi sur la police dispose que la rétention doit être aussi brève que possible et ne pas durer plus de six heures dans la mesure du possible. Il ressort des notes préparatoires à cette disposition, reproduites en seconde colonne de la page 32 du projet de loi no 159 du 2 avril 2004, que l’objectif de la rétention doit être pris en compte dans ce cadre et que toute personne retenue en vertu de cette disposition doit être remise en liberté dès que les circonstances ayant donné lieu à la rétention cessent d’exister. Ces mêmes notes indiquent aussi qu’en principe, la durée de six heures ne peut être dépassée que dans le cas d’opérations impliquant l’arrestation d’un grand nombre de personnes, situations dans lesquelles le temps passé à transférer les intéressés au poste de police et à relever et consigner leur identité rendrait matériellement impossible de respecter la règle des six heures.

Même si l’esprit de cette disposition est que la rétention ne puisse être prolongée au‑delà de six heures que dans des cas exceptionnels, lorsque le dépassement de durée n’est pas justifié par des considérations matérielles relatives à l’arrestation d’un grand nombre d’individus rendant impossible le respect de la durée maximale, le tribunal considère, pour les motifs exposés ci-dessus et eu égard au but des mesures privatives de liberté combiné avec le caractère organisé, l’ampleur et la durée des troubles ainsi que la durée du dépassement du délai pour chacun des intéressés en l’espèce, que les conditions justifiant leur rétention pendant plus de six heures en vertu de l’article 5 § 3 de la loi sur la police étaient réunies. En conséquence, il n’y a pas lieu de les indemniser. »

26. En appel, le 6 septembre 2011, la cour régionale du Danemark occidental (Vestre Landsret) confirma le jugement du tribunal de première instance, pour les mêmes motifs.

27. Le 12 décembre 2011, la commission d’appel (Procesbevillingsnævnet), estimant que l’affaire ne posait aucune question de principe, refusa aux requérants l’autorisation de se pourvoir devant la Cour suprême (Højesteret).

28. Il apparaît que le jour du match, quarante-neuf personnes (dont les requérants ne faisaient pas partie) furent inculpées d’infractions pénales, notamment d’infraction au décret sur les mesures de police visant à maintenir l’ordre public et à protéger la sécurité des personnes et du public, etc., et sur le droit de la police de prendre des mesures temporaires (bekendtgørelse om politiets sikring af den offentlige orden og beskyttelse af enkeltpersoners og den offentlige sikkerhed mv., samt politiets adgang til at iværksætte midlertidige foranstaltninger – paragraphe 33 ci-dessous). Cependant, ces charges furent ultérieurement abandonnées car on jugea impossible de recueillir des éléments suffisants pour prouver que chacun des accusés avait commis une ou plusieurs infractions pénales. Une personne fut reconnue coupable d’une infraction visée à l’article 119 du code pénal pour avoir jeté un objet en verre à la tête d’un policier, et une autre d’infraction à l’article 121 pour avoir injurié un policier dans l’exercice de ses fonctions.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

29. Les dispositions pertinentes de la loi sur la police (loi no 444 du 9 septembre 2004, Politiloven) concernant l’ordre et la sécurité se lisent ainsi :

Article 4

« 1. La police a pour mission de prévenir tout danger de trouble à l’ordre public et tout danger pour la sécurité des personnes et la sûreté publique.

2. Dans la mesure où cela est jugé nécessaire pour prévenir le danger visé au paragraphe 1 ci-dessus, la police peut évacuer ou fermer une zone ou en contrôler l’accès. »

Article 5

« 1. La police doit écarter tout risque de trouble à l’ordre public et tout danger pour la sécurité des personnes et la sûreté publique.

2. Afin d’écarter le risque ou le danger visés au paragraphe 1 ci-dessus, la police peut prendre des mesures à l’égard de tout individu causant un tel danger. À cette fin, elle peut :

i. donner des ordres,

ii. procéder à des palpations de sécurité et examiner les vêtements des individus et les objets dont ceux-ci sont en possession, y compris leur véhicule, lorsqu’il est présumé qu’ils détiennent des objets destinés à troubler l’ordre public ou à mettre en danger la sécurité des personnes ou la sûreté publique ; et

iii. confisquer des objets aux intéressés.

3. Lorsque les mesures moins intrusives visées au paragraphe 2 ci-dessus sont jugées insuffisantes pour éviter un risque ou un danger, la police peut, si nécessaire, retenir la ou les personnes causant le risque ou le danger. La privation de liberté doit être aussi brève et modérée (skånsom) que possible et, si possible, ne pas durer plus de six heures.

4. La police peut pénétrer dans des lieux normalement inaccessibles en l’absence de mandat d’un juge si cela est nécessaire pour écarter un danger visé au paragraphe 1 ci‑dessus. »

30. Les privations de liberté fondées sur l’article 5 § 3 de la loi sur la police sont imposées hors du cadre d’une procédure pénale (contrairement à celles opérées en vertu de l’article 755 de la loi sur l’administration de la justice – paragraphe 35 ci-dessous). Ces rétentions n’ont pas pour but de traduire la personne arrêtée devant un juge ni d’envisager une prolongation de la privation de liberté dont la régularité devrait être contrôlée par un juge. Leur régularité peut toutefois faire l’objet d’un contrôle juridictionnel a posteriori. Selon les notes préparatoires à la loi sur la police, ces rétentions ne peuvent avoir pour but des investigations ou la prise de mesures pénales. La condition que l’individu doive causer un « risque » ou un « danger » signifie qu’il faut avoir déterminé la présence d’un risque concret et imminent de trouble à l’ordre public ou de danger pour la sécurité des personnes ou la sûreté publique. L’élément crucial est la probabilité que le risque ou le danger se matérialise si la police n’intervient pas. Le fait qu’un individu soit un fauteur de trouble connu ne justifie pas en lui-même pareilles mesures. On peut cependant, en fonction des circonstances, tenir compte du fait que certaines personnes ou certains groupes ont des antécédents. La question de savoir si le risque ou le danger est suffisant pour justifier une mesure donnée dépend de l’appréciation faite par la police du cas d’espèce. En ce qui concerne la formule « si possible, ne pas durer plus de six heures », les notes préparatoires exposent que la durée doit être calculée à partir du moment où l’individu est privé de liberté. Le temps du transfert jusqu’au poste de police doit donc compter dans le calcul de la durée de la privation de liberté. Les six heures ne peuvent normalement être dépassées qu’en cas d’arrestation d’un grand nombre de personnes, le temps passé à transférer les intéressés au poste de police et à relever et consigner leur identité rendant alors impossible en pratique le respect de la règle des six heures.

31. L’article 469 de la loi sur l’administration de la justice concerne le contrôle juridictionnel des privations de liberté intervenant hors de la matière pénale. La demande de contrôle juridictionnel est soumise à l’autorité qui a rendu la décision relative à la privation de liberté. Cette autorité transmet la demande au tribunal de district dans un délai de cinq jours.

32. Le droit danois renferme plusieurs dispositions qui peuvent être pertinentes en ce qui concerne les rixes de hooligans et les troubles à l’ordre public, et dont la violation est passible d’une amende et/ou d’une peine d’emprisonnement. Ces dispositions se trouvent d’une part dans le décret « sur les mesures de police visant à maintenir l’ordre public et à protéger la sécurité des personnes et du public, etc., et sur le droit de la police de prendre des mesures temporaires » (ci-après « le décret sur les mesures de police visant à maintenir l’ordre public »), et d’autre part dans le code pénal (Straffeloven).

33. Les articles pertinents du décret sur les mesures de police visant à maintenir l’ordre public sont les suivants :

Article 3

« 1. Aucune bagarre, aucun hurlement, aucun cri ni aucun autre comportement bruyant, violent, insultant ou autre comportement analogue susceptible de troubler l’ordre public n’est autorisé.

(...) »

Article 18

« 1. La peine encourue pour violation des articles 3 et (...) est une amende. Lors de la fixation de la peine, un poids important est accordé au maintien de l’ordre public et à la protection de la sécurité des individus et de la sûreté publique. Lors de la fixation de la peine infligée pour violation des articles 3 § 1 et (...), le fait que l’acte ait été commis pendant ou immédiatement après une atteinte grave à la paix publique survenue dans un lieu public situé à proximité doit en outre être considéré comme une circonstance aggravante. Toutefois, la troisième phrase du présent paragraphe ne s’applique que si l’intention de l’intéressé était qu’il fût porté gravement atteinte à la paix publique.

(...) »

34. Les articles pertinents du code pénal sont ainsi libellés :

Article 134a

« Quiconque prend part à une rixe ou à une autre atteinte grave à la paix publique dans un lieu public est passible d’une peine d’emprisonnement d’un an et six mois au maximum s’il s’est entendu ou a agi de concert avec d’autres. »

Article 244

« Quiconque commet un acte de violence contre la personne d’un tiers ou l’agresse est condamné à une amende ou à une peine d’emprisonnement de trois ans au maximum. »

Article 245

« 1. Quiconque commet une agression sur la personne d’un tiers de manière particulièrement belliqueuse, brutale ou dangereuse, ou se rend coupable de mauvais traitements, est condamné à une peine d’emprisonnement de six ans au maximum. Le fait que l’agression ait causé un préjudice corporel grave à un tiers doit être considéré comme une circonstance particulièrement aggravante.

2. Quiconque cause un préjudice corporel à un tiers dans les cas autres que ceux visés au paragraphe 1 ci-dessus est condamné à une peine d’emprisonnement de six ans au maximum. »

Article 291

« 1. Quiconque détruit, endommage ou soustrait un bien appartenant à un tiers est condamné à une amende ou à une peine d’emprisonnement d’un an et six mois au maximum.

2. Lorsqu’un préjudice résulte d’un comportement criminel grave ou systématique et organisé, ou que l’auteur de l’infraction a déjà été condamné en vertu du présent article (...), la peine d’emprisonnement peut être portée à six ans.

3. (...)

4. Lors de la fixation de la peine en vertu du paragraphe 1 ou du paragraphe 2 ci‑dessus, le fait que l’acte ait été commis pendant ou immédiatement après une atteinte grave à la paix publique dans un lieu public situé à proximité constitue une circonstance aggravante. »

35. Les arrestations effectuées dans le cadre d’une procédure pénale sont régies par les articles suivants de la loi sur l’administration de la justice :

Article 755

« 1. Lorsqu’il existe des raisons plausibles de soupçonner une personne d’avoir commis une infraction pénale passible de poursuites publiques, la police peut arrêter cette personne si elle le juge nécessaire pour prévenir la commission d’autres infractions pénales, pour assurer la présence de l’intéressé dans l’immédiat ou pour l’empêcher de s’associer avec d’autres.

(...)

4. Aucune personne ne peut être arrêtée si, compte tenu de la nature de l’affaire ou des circonstances en général, il serait disproportionné de la priver de liberté.

(...) »

Article 760

« 1. Toute personne arrêtée doit être libérée dès que le motif de l’arrestation a cessé d’exister. L’heure de la remise en liberté est consignée dans le rapport.

2. Si la personne arrêtée n’est pas libérée, elle doit être traduite devant un juge dans les vingt-quatre heures suivant son arrestation. L’heure de l’arrestation et l’heure de la présentation au juge sont consignées dans le procès-verbal du tribunal.

(...) »

III. DOCUMENTS DU CONSEIL DE L’EUROPE

A. Les travaux préparatoires sur l’article 5 § 1 de la Convention

36. Le projet de Convention et de rapport préparé par l’Assemblée consultative et les documents de travail du Secrétariat du Conseil de l’Europe ont été soumis au Comité d’experts, composé de juristes des gouvernements, de législateurs, de juges et de professeurs de droit des douze États alors membres du Conseil de l’Europe. Ce comité s’est réuni du 2 février au 10 mars 1950, et son rapport a été soumis à la Conférence des Hauts Fonctionnaires aux fins de la préparation de la décision qui devait être prise en dernier lieu par le Comité des Ministres quant au texte définitif à soumettre à l’Assemblée consultative.

37. La première version de l’article 5 § 1 c) (qui s’inspirait de l’article 9 du projet de Pacte international relatif aux droits de l’homme) était ainsi libellée (voir les travaux préparatoires sur l’article 5 de la Convention, version bilingue, CDH (67) 10, p. 14) :

« 1. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf, selon les voies légales, dans les cas suivants :

(...)

c) s’il a été arrêté en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis un délit, ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;

(...) »

38. Lors de la seconde session du comité d’experts, le texte (article 7 § 1 de « l’avant-projet » de Convention, ibidem, pp. 22‑23) fut amendé comme suit :

« c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis un délit, ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ; »

39. Le texte de l’article 7 § 3 de cet avant-projet (qui correspond à l’actuel article 5 § 3) fut amendé comme suit :

« 3. Toute personne arrêtée ou détenue sur l’accusation d’une infraction ou à titre de mesure préventive sera immédiatement traduite devant un juge ou (...) »

40. Le « premier projet » de Convention de la Conférence de Hauts fonctionnaires (ibidem, p. 29) reprenait la version amendée des dispositions ci‑dessus, qui devenaient respectivement l’article 5 § 2 c) et l’article 5 § 4 (ibidem, p. 30).

41. Dans le « second » projet (ibidem, pp. 30-31), les paragraphes 1 et 2 de l’article 5 étaient fusionnés, et le paragraphe 4, modifié comme suit, devenait le paragraphe 3 :

« 3. Toute personne arrêtée ou détenue [supprimé : sur l’accusation d’une infraction, ou à titre de mesure préventive], dans les conditions prévues au paragraphe 1 c), doit être immédiatement traduite devant un juge ou (...) »

42. Le rapport de la Conférence de Hauts Fonctionnaires au Comité des Ministres indiquait, au sujet de l’article 5 §§ 1 c) et 3 du second projet (ibidem, p. 32) :

« La Conférence a jugé utile de faire observer que l’arrestation ou la détention autorisées lorsqu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité d’empêcher un individu de commettre une infraction ne devraient pas ouvrir la porte à l’introduction d’un régime de police. Il peut cependant, dans certaines circonstances, être nécessaire d’arrêter un individu en vue de l’empêcher de commettre un crime, même si les faits par lesquels son intention de le commettre s’est manifestée ne constituent pas en eux-mêmes une infraction pénale. Afin d’éviter des abus possibles du droit conféré ainsi aux autorités publiques, il y a lieu d’appliquer strictement la règle de l’article 13, par. 2 (2) [la disposition qui préfigurait l’article 18]. »

La délégation du Royaume-Uni fit sur la version anglaise de ce rapport le commentaire suivant (ibidem, p. 33) :

« (...) le membre de phrase « reasonable suspicion of preventing the commission of a crime » n’a aucun sens. Il faudrait suivre le libellé de l’article 5 § 1 c) de la Convention, à savoir « on grounds which are reasonably considered to be necessary to prevent ». »

43. À l’issue de la cinquième session du Comité des Ministres, tenue du 3 au 9 août 1950, le texte de l’article 5 § 3 fut modifié comme suit (ibidem, p. 35) :

« 3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article, doit être immédiatement traduite devant un juge ou (...) »

44. Le 3 novembre 1950, veille de la signature de la Convention (ibidem, pp. 36-37), le Comité d’experts apporta, à l’occasion du dernier examen du texte, d’ultimes retouches à la version française de l’article 5. Ainsi, au paragraphe 3, il remplaça « immédiatement traduite » par « aussitôt traduite ». Dans la version anglaise du texte, il remplaça « or which is reasonably considered to be necessary » par « or when it is reasonably considered necessary ». Aucune raison n’ayant été avancée pour expliquer cette modification, on estime qu’elle était motivée par des considérations purement linguistiques. Rien n’indique que le Comité d’experts ait eu l’intention de modifier la teneur de cette disposition quant au fond ou d’en limiter la portée.

B. La Convention du Conseil de l’Europe sur une approche intégrée de la sécurité, de la sûreté et des services lors des matches de football et autres manifestations sportives

45. S’appuyant sur la teneur de la Convention européenne sur la violence et les débordements de spectateurs lors de manifestations sportives et notamment de matches de football (STE no 120) d’août 1985, élaborée à la suite du drame du Heysel survenu la même année, le Conseil de l’Europe a élaboré la Convention sur une approche intégrée de la sécurité, de la sûreté et des services lors des matches de football et autres manifestations sportives, qui a été ouverte à la signature le 3 juillet 2016 et est entrée en vigueur le 1er novembre 2017 (STCE no 218). Les dispositions de cette nouvelle convention pertinentes en ce qui concerne la présente affaire sont les suivantes :

Article 2 – But

« La présente Convention a pour but d’assurer un environnement sécurisé, sûr et accueillant lors des matches de football et autres manifestations sportives. À cette fin, les Parties :

a) adoptent une approche pluri-institutionnelle intégrée et équilibrée de la sécurité, de la sûreté et des services, fondée sur un esprit de partenariat et de coopération efficaces aux niveaux local, national et international ;

b) veillent à ce que tous les organismes publics et privés, et autres parties prenantes, soient conscients que la sécurité, la sûreté et la prestation de services ne peuvent être considérées isolément et qu’elles peuvent avoir une incidence directe sur la mise en œuvre des deux autres composantes ;

c) tiennent compte des bonnes pratiques pour concevoir une approche intégrée de la sécurité, de la sûreté et des services. »

Article 3 – Définitions

« Aux fins de la présente Convention :

(...)

b) « mesure de sûreté » désigne toute mesure conçue et mise en œuvre avec pour objectif principal de prévenir, de réduire le risque et/ou de faire face à tout acte de violence ou autre débordement ou activité criminelle à l’occasion d’un match de football ou d’une autre manifestation sportive, dans l’enceinte ou à l’extérieur du stade ;

(...) »

Article 5 – Sécurité, sûreté et services dans les stades

« 1. Les Parties veillent à ce que les cadres juridiques, réglementaires ou administratifs nationaux fassent obligation aux organisateurs de manifestations, en concertation avec tous les organismes partenaires, d’offrir un environnement sécurisé et sûr à l’ensemble des participants et des spectateurs.

(...) »

Article 6 – Sécurité, sûreté et services dans les lieux publics

« 1. Les Parties encouragent la collaboration entre tous les organismes et parties prenantes associés à l’organisation d’événements liés au football et à d’autres sports dans des espaces publics, notamment les collectivités locales, la police, la population et les entreprises locales, les représentants des supporters, les clubs de football et les associations nationales, pour ce qui est notamment :

a) d’évaluer les risques et de préparer des mesures préventives appropriées afin de limiter les perturbations et de rassurer la population et les entreprises locales, en particulier celles à proximité du lieu où se déroule la manifestation ou des lieux de retransmission publique ;

b) de créer un environnement sécurisé, sûr et accueillant dans les espaces publics prévus pour le rassemblement des supporters avant et après la manifestation, ou dans les lieux où il est à prévoir que les supporters se rendront de leur propre initiative, et le long des voies d’accès à destination et en provenance de la ville et/ou du stade.

2. Les Parties veillent à ce que les mesures d’évaluation des risques, de sécurité et de sûreté tiennent compte du trajet à destination et au retour du stade. »

Article 9 – Stratégies et opérations policières

« 1. Les Parties veillent à ce que des stratégies policières soient élaborées, régulièrement évaluées et perfectionnées en fonction de l’expérience et des bonnes pratiques nationales et internationales, et à ce qu’elles soient conformes à l’approche intégrée globale de la sécurité, de la sûreté et des services.

2. Les Parties veillent à ce que les stratégies policières tiennent compte des bonnes pratiques, et notamment des suivantes : collecte de renseignements, évaluation continue des risques, déploiement en fonction des risques ; intervention proportionnée pour éviter une escalade des risques ou des troubles ; dialogue effectif avec les supporters et la population au sens large ; collecte de preuves des activités pénalement répréhensibles et communication de ces preuves aux autorités compétentes responsables des poursuites.

3. Les Parties veillent à ce que la police œuvre en partenariat avec les organisateurs, les supporters, la population locale et les autres parties prenantes afin d’assurer la sécurité, la sûreté et l’hospitalité lors des matches de football et autres manifestations sportives pour tous les intéressés. »

Article 10 – Prévention et sanction des comportements répréhensibles

« 1. Les Parties mettent tout en œuvre pour réduire le risque que des individus ou des groupes participent à des actes de violence ou à des débordements, ou organisent de tels actes.

(...) »

IV. JURISPRUDENCE NATIONALE COMPARÉE

46. Aux fins de l’examen de la présente affaire, la Cour estime utile de s’appuyer sur l’arrêt rendu le 15 février 2017 par la Cour suprême du Royaume-Uni dans l’affaire R v The Commissioner of Police for the Metropolis, dans laquelle la juridiction suprême britannique a estimé que la jurisprudence de la Cour relative à l’alinéa b) de l’article 5 § 1 n’était pas concluante. Dans cette affaire, la police avait privé de leur liberté les quatre auteurs du recours pendant différentes durées dont la plus longue était de cinq heures et demie, afin d’écarter un risque imminent d’atteinte à la paix publique pendant le mariage du Duc et de la Duchesse de Cambridge le 29 avril 2011. La police soutenait que cette privation de liberté était justifiée au regard tant de l’alinéa b) que de l’alinéa c) de l’article 5 § 1.

La Cour administrative avait jugé que la privation de liberté était conforme à l’article 5 § 1 c).

La Cour d’Appel avait confirmé la conclusion de la Cour administrative, mais à l’issue d’un raisonnement différent. Elle avait considéré que le but de la rétention avait été de traduire les intéressés devant l’autorité compétente dans l’hypothèse où cela serait devenu nécessaire, afin de prolonger la privation de liberté sur une base régulière. Elle n’avait pas souscrit au raisonnement développé par la majorité de la Cour européenne dans l’arrêt Ostendorf c. Allemagne (no 15598/08, 7 mars 2013), qui consistait à dire que, même s’il existait de bonnes raisons de penser qu’une infraction allait être commise de manière imminente, l’article 5 § 1 c) ne pouvait autoriser une privation de liberté purement préventive, et qu’il fallait que la personne concernée fût soupçonnée d’avoir déjà commis une infraction pénale.

La Cour suprême a conclu, après avoir analysé la jurisprudence de la Cour européenne, et notamment les avis divergents exprimés dans l’opinion concordante jointe à l’arrêt Ostendorf (précité), que la privation de liberté en cause avait été régulière au regard de l’article 5 § 1 c). Lord Toulson (rejoint par Lord Mance, Lord Dyson, Lord Reed et Lord Carnwath) déclara notamment ceci :

« 31. Dans cette affaire, les décisions d’arrêter, de retenir et de libérer les auteurs du recours ne présentaient aucun caractère arbitraire. Elles ont été prises de bonne foi et elles étaient proportionnées à la situation. La capacité des policiers à mener à bien leur difficile tâche de maintien de l’ordre et de la sécurité publics lors de manifestations publiques de masse se trouverait considérablement entravée en pratique s’ils ne pouvaient, sans que cela ne constituât une privation de liberté irrégulière, arrêter et retenir un individu pendant une durée relativement brève (trop brève pour qu’il pût être conduit devant un juge) en présence de motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre des violences de manière imminente. Cela irait à l’encontre des principes fondamentaux définis précédemment.

32. Il se pose toutefois une délicate question de droit, celle de savoir comment un tel pouvoir préventif peut se concilier avec l’article 5. La jurisprudence de la Cour de Strasbourg à cet égard n’est ni claire ni établie, comme le montre à l’évidence la divergence de vues entre les juges de la cinquième section dans l’affaire Ostendorf. Par ailleurs, la Cour suprême doit certes tenir compte de la jurisprudence de Strasbourg, mais en définitive, il lui appartient de statuer sur l’affaire dont elle est saisie.

33. [La Cour suprême] estime que c’est à juste titre que les juges minoritaires considéraient dans leur opinion jointe à l’affaire Ostendorf que l’article 5 § 1 c) peut s’appliquer à une privation de liberté préventive suivie d’une libération intervenant rapidement (c’est‑à‑dire avant qu’il ne soit matériellement possible de conduire la personne arrêtée devant un tribunal), et ce pour plusieurs raisons.

34. En premier lieu, [la Cour suprême] souscri[t] à la conclusion de la Cour administrative selon laquelle la situation correspond plutôt ici aux termes de l’alinéa c) de l’article 5 § 1 qu’à ceux de l’alinéa b). Le libellé de l’alinéa c) recouvre trois cas de figure, le deuxième étant la privation de liberté imposée à un individu « [lors]qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ».

35. Il y a une certaine force dans l’argument selon lequel l’interprétation adoptée par la majorité dans l’arrêt Ostendorf a pour effet de fusionner le deuxième cas de figure avec le premier (« raisons plausibles de soupçonner [la personne d’avoir] commis une infraction ») et n’est pas compatible avec la jurisprudence Lawless [Lawless c. Irlande (no 3), 1er juillet 1961, série A no 3].

36. La police admet que les tribunaux anglais devraient considérer que l’arrêt Lawless fait autorité, mais cette affaire ne portait pas sur une situation où la police avait toutes les raisons de penser que le risque qui avait motivé l’arrestation disparaîtrait relativement vite, et très probablement avant qu’il ne soit matériellement possible de conduire la personne devant un juge. Il serait pervers que la loi exige qu’en pareilles circonstances, pour pouvoir régulièrement retenir un individu afin de l’empêcher de commettre une infraction de manière imminente, la police doive avoir pour but de prolonger la rétention après la cessation du risque, jusqu’à ce que l’intéressé puisse être conduit devant un juge pour y être sommé de ne pas troubler l’ordre public à l’avenir. Cela allongerait la durée de la privation de liberté et ferait peser une charge inutile sur les tribunaux et sur les ressources de la police.

37. La situation est comparable à celle de l’affaire Brogan et autres, dans laquelle la Cour a rejeté l’argument selon lequel, au moment de l’arrestation, la police devait avoir l’intention de conduire la personne arrêtée devant un tribunal bon gré mal gré, même si l’enquête ne révélait pas de motifs de le faire.

38. Pour interpréter l’article 5 de manière cohérente et respectueuse du but fondamental qui le sous-tend, il faut considérer que la restriction au pouvoir d’arrestation et de détention posée en son paragraphe 1 c) par les termes « en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente » est implicitement subordonnée à la condition que la cause de la détention se prolonge assez longtemps pour que la personne puisse être conduite devant un juge. [La Cour suprême] considère donc, comme les juges Lemmens et Jäderblom au paragraphe 5 de leur opinion jointe à l’arrêt Ostendorf (paragraphe 25 ci-dessus), que lorsqu’une privation de liberté préventive prend fin rapidement, il suffit pour satisfaire aux exigences de l’article 5 que la régularité de la mesure puisse être contestée ultérieurement devant un tribunal qui statuera sur ce point.

39. [La Cour suprême] estime, quoique le résultat soit exactement le même, qu’il est préférable de poser le problème de cette façon plutôt que de déduire, comme l’a fait la Cour d’Appel, qu’il existait dès le départ un but conditionnel consistant à conduire les intéressés devant un tribunal. Pas plus que la Cour d’Appel [elle] ne doute que les auteurs du recours auraient été conduits devant un tribunal afin qu’il statue sur la régularité de leur privation de liberté s’il avait été jugé nécessaire de les retenir pendant suffisamment longtemps pour que cela fût possible. La situation aurait alors été analogue à celle de l’affaire Nicol et Selvanayagam, où les requérantes avaient été d’abord retenues à titre préventif puis gardées à vue et conduites devant un tribunal pour y faire l’objet d’une sommation. Il serait contraire à l’esprit et au but sous-jacent de l’article 5 que la libération rapide des auteurs du recours les place dans une position plus solide pour en dénoncer une violation que celle où ils se seraient trouvés s’il avait été décidé de les retenir plus longtemps afin de les conduire devant un juge pour que celui-ci leur adressât une sommation.

40. En ce qui concerne l’alinéa b) de l’article 5 § 1, [la Cour suprême] souscrirai[t] plutôt à l’avis exprimé par la minorité dans l’affaire Ostendorf, à savoir que l’obligation doit être bien plus spécifique qu’une obligation générale de ne pas commettre une infraction pénale (ou, en l’occurrence, une atteinte à la paix publique), et qu’une telle obligation générale ne présente pas le degré de spécificité requis, degré qui n’est atteint que lorsque l’obligation porte sur des faits précis étroitement déterminés ou qu’elle a été rappelée à la personne concernée dans des circonstances spécifiques. Il y a aussi des considérations pratiques. La police peut estimer nécessaire de prendre des mesures pour empêcher la commission imminente d’une atteinte à la paix publique lorsqu’il n’y a pas suffisamment de temps pour avertir les intéressés. Ce pourrait être le cas par exemple lorsque, en marge d’un match de football, deux groupes susceptibles d’être à l’origine de débordements se rencontrent et que les policiers ne voient pas d’autre solution que de priver de liberté soit tous les membres de ces groupes soit leurs leaders respectifs, immédiatement et pour une durée qui peut être très brève. En résumé, [la] crainte [de la Cour suprême] est qu’en étendant le champ d’application de l’article 5 § 1 b) au‑delà de la sphère qu’on lui attribuait précédemment, la majorité n’estime nécessaire d’imposer des limites qui dans un autre cas risqueraient de laisser la police démunie en pratique lorsqu’il lui faudrait prendre des mesures de protection du public. »

EN DROIT

I. JONCTION DES REQUÊTES

47. La Cour estime qu’il y a lieu de joindre les trois requêtes, conformément à l’article 42 § 1 de son règlement, eu égard à leur cadre factuel et juridique commun. Elle les examinera donc ensemble dans un arrêt unique.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 DE LA CONVENTION

48. Les requérants allèguent que la privation de liberté dont ils ont fait l’objet a emporté violation de l’article 5 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

a) s’il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ;

b) s’il a fait l’objet d’une arrestation ou d’une détention régulières pour insoumission à une ordonnance rendue, conformément à la loi, par un tribunal ou en vue de garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi ;

c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;

d) s’il s’agit de la détention régulière d’un mineur, décidée pour son éducation surveillée ou de sa détention régulière, afin de le traduire devant l’autorité compétente ;

e) s’il s’agit de la détention régulière d’une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond ;

f) s’il s’agit de l’arrestation ou de la détention régulières d’une personne pour l’empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours.

2. Toute personne arrêtée doit être informée, dans le plus court délai et dans une langue qu’elle comprend, des raisons de son arrestation et de toute accusation portée contre elle.

3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience.

4. Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale.

5. Toute personne victime d’une arrestation ou d’une détention dans des conditions contraires aux dispositions de cet article a droit à réparation. »

49. Le Gouvernement récuse cette thèse.

A. Sur la recevabilité des requêtes

50. La Cour estime que les requêtes soulèvent des questions complexes du point de vue des faits et du droit de la Convention, de sorte qu’elle ne saurait les rejeter pour défaut manifeste de fondement au sens de l’article 35 § 3 a). Constatant par ailleurs qu’elles ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle les déclare recevables.

B. Sur le fond des griefs

1. Thèses des parties

a) Le Gouvernement

51. Le Gouvernement ne conteste pas que la rétention litigieuse s’analyse en une privation de liberté, mais il considère qu’elle était justifiée au regard des alinéas b) et c) de l’article 5 § 1 de la Convention et qu’elle a respecté les voies légales au sens de cet article.

i. Sur l’article 5 § 1 b)

52. Le Gouvernement soutient qu’en l’espèce, comme dans l’affaire Ostendorf (arrêt précité), la privation de liberté en cause relevait de l’article 5 § 1 b) de la Convention. Il argue qu’elle avait pour but d’empêcher les requérants d’organiser des rixes entre hooligans ou d’y participer. Selon lui, les requérants avaient l’obligation de ne pas commettre d’infractions pénales, y compris l’obligation de ne pas participer à des bagarres ni commettre de violences susceptibles de troubler l’ordre public. Cette obligation aurait découlé de plusieurs dispositions relatives aux actes répréhensibles, notamment de l’article 3 du décret sur les mesures de police visant à maintenir l’ordre public (dont le non-respect serait constitutif d’une infraction pénale) et des articles 134a, 244, 245 et 291 du code pénal. Elle aurait été concrète et déterminée, et le moment et le lieu de la commission imminente d’une infraction ainsi que les victimes potentielles de cette infraction auraient été indiqués de manière suffisamment précise. Les requérants auraient su que des effectifs de police importants étaient déployés dans la ville et il aurait dû être clair pour eux que les policiers étaient là pour empêcher les actes de violence et les troubles susceptibles de survenir en marge du match de football, d’autant que tous trois auraient déjà été arrêtés précédemment dans le cadre de manifestations analogues. Le Gouvernement estime qu’il aurait été vain pour les policiers d’ordonner aux requérants de se disperser et de ne pas organiser de rixes ni y participer. Il explique que les intéressés auraient pu simplement s’éloigner et aller se battre entre hooligans ailleurs. Il ajoute que bon nombre de ces individus, dont le troisième requérant, n’avaient même pas de billet pour le match et qu’il n’aurait donc pas non plus été pertinent d’escorter les requérants jusqu’au stade en les avertissant qu’ils seraient arrêtés s’ils quittaient le groupe de hooligans, comme dans l’affaire Ostendorf (arrêt précité).

53. Selon le Gouvernement, les requérants ont de plus agi d’une manière indiquant clairement qu’ils ne respecteraient pas cette obligation. Ainsi, le premier requérant aurait été arrêté parce qu’un citoyen que les policiers auraient estimé tout à fait crédible avait spontanément averti les forces de l’ordre qu’il venait d’entendre un individu, qu’il leur désigna du doigt comme étant le premier requérant, appeler d’autres personnes au téléphone et les inciter à venir le rejoindre pour engager une rixe avec des supporters suédois. Quant au deuxième et au troisième requérant, ils auraient été arrêtés après que les policiers les eurent clairement vus parler à un membre du groupe local de « South Side United » et donner des ordres à leurs camarades.

54. Les requérants auraient été remis en liberté dès la fin des violences générées par les hooligans en ville. Les derniers troubles ayant donné lieu à des arrestations auraient eu lieu à 22 h 51 et 23 h 21. Selon les rapports, à 23 h 21, trente-cinq personnes (celles arrêtées à 22 h 51) auraient été retenues dans un fourgon de police. Les requérants auraient été relâchés respectivement à 23 h 27, 23 h 34 et 00 h 6, c’est-à-dire aussitôt que possible concrètement.

ii. Sur l’article 5 § 1 c)

55. Le Gouvernement considère également que la privation de liberté des requérants pouvait se justifier au regard de l’article 5 § 1 c).

56. Il répète que les requérants ont été arrêtés parce qu’il y avait des motifs « raisonnables de croire à la nécessité de les empêcher de commettre une infraction », ou, plus concrètement, qu’ils ont été privés de liberté en vertu de l’article 5 § 3 de la loi sur la police afin d’écarter tout risque de trouble à l’ordre public et tout danger pour la sécurité des personnes et la sûreté publique. Il indique que les forces de l’ordre disposaient d’éléments factuels et d’informations suffisants pour convaincre un observateur objectif que les requérants prévoyaient d’organiser des rixes de hooligans et d’y prendre part, rixes pendant lesquelles des infractions pénales concrètes et déterminées seraient commises. À cet égard, le Gouvernement renvoie à l’article 3 du décret sur les mesures de police visant à maintenir l’ordre public et aux articles 134a, 244, 245 et 291 du code pénal.

57. Le Gouvernement reconnaît que l’arrestation des requérants n’avait pas pour but l’ouverture d’une procédure pénale à leur encontre mais, s’appuyant notamment sur l’arrêt Lawless (précité, § 14) et sur l’opinion concordante jointe à l’arrêt Ostendorf (précité), il soutient que le fait qu’une personne arrêtée ou détenue ne soit pas ensuite inculpée ou traduite devant un juge n’est pas en lui-même constitutif d’une violation du premier volet de l’article 5 § 3. Selon lui, il n’y a pas violation de cette disposition si la personne arrêtée est libérée « aussitôt », avant même que tout contrôle juridictionnel de la privation de liberté ait été matériellement possible. En pareil cas, il n’y aurait pas de risque de détention arbitraire de durée indéfinie.

58. Le Gouvernement affirme qu’en l’espèce les requérants ont été libérés aussitôt que le risque avait été écarté, au bout de sept heures. Il estime qu’il serait malheureux que la loi impose en pareil cas à la police de continuer de priver l’intéressé de liberté afin de le traduire devant un juge pour que la rétention administrative à des fins préventives soit régulière, et qu’il serait contraire à l’esprit de l’article 5 de la Convention et à l’objectif qui sous-tend cette disposition qu’un requérant puisse plus facilement se plaindre d’une violation de cet article en ayant été libéré plus tôt que s’il avait été privé de liberté pendant une durée plus longue afin de pouvoir être traduit devant un juge.

59. De plus, l’article 469 de la loi sur l’administration de la justice aurait permis aux requérants, et ceux-ci auraient fait usage de cette possibilité, d’engager une action en justice pour faire constater le cas échéant le caractère irrégulier de la décision prise par la police de les soumettre à une rétention administrative. Ainsi, la loi aurait garanti le droit d’obtenir l’examen de la régularité de la privation de liberté et éliminé le risque de détention arbitraire.

iii. Selon les voies légales

60. Enfin, le Gouvernement soutient que la privation de liberté des requérants s’est faite selon les voies légales. S’appuyant sur le libellé de l’article 5 § 3 de la loi sur la police et sur les notes préparatoires relatives à cette disposition, il argue que cette loi fournissait une base suffisante pour retenir un individu pendant une durée supérieure à six heures en cas de circonstances particulières. Il explique qu’en l’espèce, la rétention aurait été vaine si les requérants avaient été relâchés dans le délai de six heures. Il ajoute que, eu égard au but de la privation de liberté combiné avec le caractère organisé, l’ampleur et la durée des troubles ainsi que la durée de dépassement du délai maximal de rétention, les juges nationaux ont conclu que les conditions justifiant que les trois requérants fussent retenus pendant plus de six heures en vertu de l’article 5 § 3 de la loi sur la police avaient été réunies.

b) Les requérants

61. Les requérants soutiennent que la privation de liberté dont ils ont fait l’objet ne relevait ni des alinéas b) ou c) de l’article 5 § 1 ni d’aucun autre alinéa de cette disposition, et qu’elle ne s’est pas faite selon les voies légales.

i. Sur l’article 5 § 1 b)

62. Les requérants considèrent que si l’on pouvait dire qu’il y avait en l’espèce un devoir ou une obligation spécifiques, ce devraient être les mêmes que dans l’affaire Ostendorf (arrêt précité), c’est-à-dire qu’il se serait agi de les empêcher d’organiser des rixes ou d’y participer. Ils arguent à cet égard que dans l’arrêt Ostendorf, la Cour a dit que, pour que l’on puisse conclure qu’un individu a manqué à une obligation, il fallait qu’il ait eu connaissance de l’acte dont il devait s’abstenir et qu’il ait montré qu’il refusait de s’en abstenir (ibidem, § 94), et qu’elle a en outre souligné que l’intéressé devait avoir agi matériellement d’une manière indiquant qu’il ne respecterait pas l’obligation en question. Dans l’affaire Ostendorf, le requérant aurait été qualifié de « chef de bande » et la police lui aurait donné l’ordre spécifique et concret de rester avec le groupe de supporters avec lequel il était venu assister au match de football, groupe qui aurait été informé des conséquences qu’emporterait la désobéissance à cet ordre. L’ordre aurait été donné après que la police eut consigné l’identité de tous les individus des différents groupes, qu’elle les eut fouillés et qu’elle eut saisi les objets utilisés dans les rixes de hooligans dont ils étaient en possession.

63. Les faits de la présente affaire seraient tout à fait différents de ceux de l’affaire Ostendorf. En l’espèce, les trois requérants auraient toujours respecté les instructions de la police ; ils n’auraient jamais été avertis qu’ils devaient s’abstenir d’un acte précis ; ils n’auraient été en possession d’aucun objet susceptible d’indiquer qu’ils avaient l’intention de participer à une rixe ; et ils n’auraient été mêlés à aucune bagarre, ni en tant qu’instigateurs ni en tant que participants.

64. Les requérants soutiennent que le déploiement d’un grand nombre de policiers en ville ne peut être considéré de manière générale comme source d’obligations spéciales pour les citoyens. Ils considèrent qu’il est normal que les manifestations importantes requièrent la présence des forces de l’ordre pour différentes raisons. De plus, ils estiment que le déploiement d’un grand nombre de policiers permet de penser que ceux-ci auraient pu écarter le risque allégué en recourant à des moyens bien moins radicaux, par exemple ceux énumérés à l’article 5 § 2 de la loi sur la police, plutôt qu’à la mesure la plus extrême dont ils disposaient, à savoir la privation de liberté, mais qu’à l’évidence, la police avait déjà décidé avant la manifestation qu’elle appliquerait directement les mesures les plus radicales.

65. S’appuyant sur les notes préparatoires à la loi sur la police, les requérants ajoutent que le fait qu’ils aient éventuellement été connus des forces de l’ordre ne pouvait justifier l’application des mesures prévues par l’article 5 de cette loi ni dispenser les autorités d’informer chaque individu de l’obligation concrète et déterminée de ne pas faire qui lui incombe.

66. Compte tenu de ce qui précède, le premier requérant soutient que même si la Cour devait juger établi, sur la base du témoignage d’un inconnu, que l’on peut raisonnablement considérer qu’il a manqué à un devoir ou à une obligation spécifiques, il n’en resterait pas moins qu’il n’a à aucun moment été informé de pareille obligation avant d’être arrêté. Il estime par ailleurs que la privation de liberté dont il a fait l’objet visait plutôt un but répressif, non couvert par l’alinéa b) de l’article 5 § 1 de la Convention. Selon lui, il y a donc lieu de conclure que sa rétention ne relevait pas de cet alinéa.

67. Le deuxième et le troisième requérant soutiennent pour leur part que même si l’on peut dire qu’il y avait une obligation concrète et déterminée, rien ne permet d’affirmer qu’ils en aient été informés ni qu’ils aient matériellement agi d’une manière indiquant qu’ils ne la respecteraient pas.

ii. Sur l’article 5 § 1 c)

68. Les requérants arguent qu’il est de jurisprudence constante que l’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention ne s’applique qu’à la détention provisoire ordonnée dans le cadre d’une procédure pénale.

69. Ils affirment qu’en l’espèce, la police les a arrêtés en vertu de l’article 5 § 3 de la loi sur la police pour les empêcher de commettre une infraction, et non en vertu de l’article 755 de la loi sur l’administration de la justice parce qu’ils auraient été soupçonnés d’avoir commis une infraction. Ils estiment que même si la Cour jugeait qu’il y a lieu d’abandonner la jurisprudence qu’ils invoquent, elle devrait néanmoins tenir compte de ce que, en l’espèce, les autorités danoises ont fondé la mesure litigieuse exclusivement sur la loi sur la police.

70. Ils ajoutent qu’il ne faut pas oublier qu’en vertu de l’article 5 § 3 de la Convention, toute personne arrêtée ou détenue doit être aussitôt traduite devant un juge et a droit à être jugée dans un délai raisonnable ou libérée pendant la procédure. Ils affirment qu’en l’espèce ils n’ont pas été aussitôt traduits devant un juge et qu’on ne leur a pas proposé d’en voir un, mais qu’ils ont dû engager eux-mêmes une action en justice.

71. Enfin, les requérants estiment que l’actuelle jurisprudence relative à l’alinéa b) de l’article 5 § 1 laisse aux autorités nationales des possibilités suffisantes de priver un individu de liberté dans les cas où, pour des motifs d’ordre public ou de sûreté publique, la police ordonne à une personne de faire ou de ne pas faire certaines choses et que la personne ne respecte pas cet ordre. Ils considèrent qu’il serait donc disproportionné de permettre aussi aux autorités d’invoquer l’article 5 § 1 c) en pareil cas.

iii. Selon les voies légales

72. Les requérants ajoutent que la privation de liberté dont ils ont fait l’objet n’a pas respecté les voies légales et n’était dès lors pas « régulière » au sens de l’article 5 de la Convention. Plus concrètement, ils s’appuient sur les notes préparatoires à la loi sur la police pour dire que l’article 5 § 3 de cette loi ne permettait pas une rétention administrative d’une durée supérieure à six heures, à moins que ce ne fût parce que, dans le cadre d’une opération, la police a arrêté un grand nombre d’individus, de sorte qu’il est matériellement impossible de respecter ce délai du fait du temps passé à emmener les personnes arrêtées au poste de police et à relever et consigner leur identité. Ils indiquent qu’en l’espèce, le premier requérant a été le seul à être arrêté en même temps que de nombreuses autres personnes ; le second et le troisième requérant auraient été arrêtés avec trois ou quatre autres personnes qui se trouvaient au sein d’un large groupe : ils n’auraient donc pas été arrêtés en même temps qu’un nombre important d’autres personnes. Enfin, ils soutiennent qu’il aurait été possible en pratique de les relâcher avant l’expiration du délai de six heures, ce que confirme selon eux le témoignage de l’inspecteur-chef P.J. (paragraphe 24 ci-dessus).

2. Appréciation de la Cour

a) Les principes généraux relatifs à l’article 5 § 1

73. Avec les articles 2, 3 et 4, l’article 5 de la Convention figure parmi les principales dispositions garantissant les droits fondamentaux qui protègent la sécurité physique des personnes, et en tant que tel, il revêt une importance primordiale. Il a essentiellement pour but de protéger l’individu contre une privation de liberté arbitraire ou injustifiée. Trois grands principes en particulier ressortent de la jurisprudence de la Cour : la règle selon laquelle les exceptions, dont la liste est exhaustive, appellent une interprétation étroite et ne se prêtent pas à l’importante série de justifications prévues par d’autres dispositions (les articles 8 à 11 de la Convention en particulier) ; la régularité de la privation de liberté, sur laquelle l’accent est mis de façon répétée du point de vue tant de la procédure que du fond, et qui implique une adhésion scrupuleuse à la prééminence du droit ; et l’importance de la promptitude ou de la célérité des contrôles juridictionnels requis (Buzadji c. République de Moldova [GC], no 23755/07, § 84, CEDH 2016 (extraits), avec les références qui s’y trouvent citées).

i. Sur la régularité de la privation de liberté

74. En matière de « régularité » d’une détention, y compris l’observation des « voies légales », la Convention renvoie pour l’essentiel à la législation nationale et consacre l’obligation d’en observer les normes de fond comme de procédure. Toutefois, le respect du droit national n’est pas suffisant : l’article 5 § 1 exige de surcroît la conformité de toute privation de liberté avec le but consistant à protéger l’individu contre l’arbitraire (voir, parmi bien d’autres précédents, Winterwerp c. Pays-Bas, 24 octobre 1979, § 37, série A no 33, Amuur c. France, 25 juin 1996, § 50, Recueil des arrêts et décisions 1996‑III, Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 118, Recueil 1996‑V, Witold Litwa c. Pologne, no 26629/95, §§ 72‑73, CEDH 2000‑III, et Vasileva c. Danemark, no 52792/99, § 32, 25 septembre 2003).

ii. Sur l’absence d’arbitraire

75. Si la Cour n’a pas à ce jour défini de manière générale les attitudes des autorités qui seraient susceptibles de relever de l’« arbitraire » aux fins de l’article 5 § 1, elle a, au cas par cas, dégagé des principes clés. De plus, il ressort clairement de la jurisprudence que la notion d’« arbitraire » dans le contexte de l’article 5 varie dans une certaine mesure suivant le type de détention en cause (voir, par exemple, Saadi c. Royaume-Uni [GC], no 13329/03, § 68, CEDH 2008).

76. D’après l’un des principes généraux consacrés par la jurisprudence, une détention est « arbitraire » lorsque, même si elle est parfaitement conforme à la législation nationale, il y a eu un élément de mauvaise foi ou de tromperie de la part des autorités (voir, par exemple, Bozano c. France, 18 décembre 1986, § 59, série A no 111, Saadi, précité, § 69, et Mooren c. Allemagne [GC], no 11364/03, §§ 77-79, 9 juillet 2009) ou lorsque les autorités internes ne se sont pas employées à appliquer correctement la législation pertinente (Benham c. Royaume-Uni, 10 juin 1996, § 47, Recueil 1996‑III, Liou c. Russie, no 42086/05, § 82, 6 décembre 2007, et Marturana c. Italie, no 63154/00, § 80, 4 mars 2008).

iii. Sur la nécessité de la mesure

77. Dans le contexte de l’application du premier volet de l’alinéa c) de l’article 5 § 1 (raisons plausibles de soupçonner l’individu d’avoir commis une infraction), la Cour a souligné que pour que la privation de liberté ne soit pas arbitraire, il ne suffit pas qu’elle soit conforme au droit national, il faut aussi qu’elle soit nécessaire dans les circonstances de l’espèce (voir, par exemple, Ladent c. Pologne, no 11036/03, § 55, 18 mars 2008, Khayredinov c. Ukraine, no 38717/04, § 27, 14 octobre 2010, Korneykova c. Ukraine, no 39884/05, §§ 34 et 43, 19 janvier 2012, et Strogan c. Ukraine, no 30198/11, § 86, 6 octobre 2016). En ce qui concerne l’obligation, au regard de l’article 5 § 3, de justifier une détention provisoire en pareil cas, elle a jugé que des motifs pertinents et suffisants doivent avoir été invoqués et que les autorités nationales doivent avoir apporté une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure. Elle a dit aussi que les autorités doivent démontrer de manière convaincante que chaque période de détention, aussi courte fût-elle, était justifiée, que lorsqu’elles décident si une personne doit être libérée ou détenue, elles doivent rechercher s’il n’y a pas d’autres moyens d’assurer sa comparution au procès (ibidem), et qu’il faut que la mesure privative de liberté soit nécessaire (Buzadji, précité, §§ 87, 102, 122 et 123).

De même, la Cour a dit que la notion d’arbitraire dans les contextes respectifs des alinéas b), d) et e) de l’article 5 § 1 implique également que l’on recherche si la détention était nécessaire pour atteindre le but déclaré. La privation de liberté est une mesure si grave qu’elle ne se justifie qu’en dernier recours, lorsque d’autres mesures, moins sévères, ont été considérées et jugées insuffisantes pour sauvegarder l’intérêt personnel ou public exigeant la détention (Saadi, précité, § 70, avec d’autres références ; on trouvera aux paragraphes 71 et 72 du même arrêt une approche différente relativement aux alinéas a) et f)).

b) Les questions à trancher en l’espèce

78. Il n’est pas contesté en l’espèce que les requérants ont été privés de liberté au sens de l’article 5 § 1 de la Convention. La question qui se pose est celle de savoir si cette privation de liberté était ou non justifiée au regard de l’alinéa b) ou c) de l’article 5 § 1, ou de ces deux alinéas comme le soutient le Gouvernement.

c) La privation de liberté imposée aux requérants relevait-elle de l’alinéa b) de l’article 5 § 1 ?

i. Les principes relatifs à l’alinéa b)

79. Le second volet de l’article 5 § 1 b) autorise la privation de liberté en vue de « garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi ».

80. Cette disposition concerne les cas où la loi autorise à détenir quelqu’un pour le forcer à exécuter une obligation concrète et déterminée qui lui incombe déjà et qu’il a jusque-là négligé de remplir. Pour relever du champ d’application de l’article 5 § 1 b), l’arrestation et la détention doivent en outre viser à assurer l’exécution de l’obligation en question ou y contribuer directement, et ne doivent pas revêtir un caractère punitif (Johansen c. Norvège, no 10600/83, décision de la Commission du 14 octobre 1985, Décisions et rapports (DR) 44, p. 162, Vasileva, précité, § 363, Gatt c. Malte, no 28221/08, § 46, CEDH 2010, Osypenko c. Ukraine, no 4634/04, § 57, 9 novembre 2010, Soare et autres c. Roumanie, no 24329/02, § 236, 22 février 2011, et Göthlin c. Suède, no 8307/11, § 57, 16 octobre 2014). Si l’on pouvait englober dans l’alinéa b) de véritables peines, celles-ci se trouveraient soustraites aux garanties fondamentales de l’alinéa a) (Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, § 69, série A no 22, et Johansen, décision précitée, p. 162).

81. Par ailleurs, la nature de l’obligation, au sens de l’article 5 § 1 b), dont on s’efforce d’assurer l’exécution doit elle-même être compatible avec les dispositions de la Convention (McVeigh et autres c. Royaume-Uni, nos 8022/77, 8025/77 et 8027/77, rapport de la Commission du 18 mars 1981, DR 25, § 176, et Johansen, décision précitée, p. 162). Dès que l’obligation a été exécutée, la détention devient infondée au regard de cette disposition (Vasileva, précité, § 36, Epple c. Allemagne, no 77909/01, § 37, 24 mars 2005, Osypenko, précité, § 57, Sarigiannis c. Italie, no 14569/05, § 43, 5 avril 2011, et Lolova-Karadzhova c. Bulgarie, no 17835/07, § 29, 27 mars 2012).

82. Enfin, il faut ménager un équilibre entre l’importance qu’il y a dans une société démocratique à assurer l’exécution immédiate de l’obligation dont il s’agit et l’importance du droit à la liberté (Vasileva, précité, § 37, Epple, précité, § 37, et Gatt, précité, § 46). À cette fin, il faut prendre en compte la nature de l’obligation découlant de la législation pertinente, y compris son objet et son but, le profil de la personne détenue, les circonstances particulières qui ont abouti à la détention et la durée de la privation de liberté (Vasileva, précité, §§ 37-38, avec les références qui s’y trouvent citées, Iliya Stefanov c. Bulgarie, no 65755/01, § 72, 22 mai 2008, Gatt, précité, § 46, et Soare et autres, précité, § 236).

83. Une interprétation extensive de l’alinéa b) de l’article 5 § 1 entraînerait des résultats incompatibles avec l’idée de prééminence du droit dont s’inspire la Convention tout entière (Engel et autres, précité, § 69, Iliya Stefanov, précité, § 72, et Schwabe et M.G. c. Allemagne, nos 8080/08 et 8577/08, § 82, CEDH 2011 (extraits)), et ouvrirait la voie à des privations de liberté arbitraires (voir, par exemple, Shimovolos c. Russie, no 30194/09, § 51, 21 juin 2011). Ainsi, l’article 5 § 1 b) ne justifie pas, par exemple, un internement administratif tendant à contraindre un citoyen à s’acquitter de son devoir général d’obéissance à la loi (ibidem). L’obligation de ne pas commettre d’infraction ne peut passer pour suffisamment « concrète et déterminée » aux fins de l’alinéa b) de l’article 5 § 1 que si le lieu ainsi que le moment de la commission imminente de l’infraction et les victimes potentielles de celle-ci sont suffisamment déterminés, si la personne concernée a connaissance de l’acte dont elle doit s’abstenir, et si elle refuse de s’en abstenir (Schwabe et M.G., précité, §§ 73 et 82, et Ostendorf, précité, §§ 69-73, 93-94, 97, 99 et 101). L’obligation de ne pas commettre une infraction pénale dans un futur imminent ne peut être considérée comme suffisamment concrète et déterminée pour relever des cas de détention autorisés par l’article 5 § 1 b), tout au moins tant qu’il n’a pas été ordonné de mesures précises qui n’ont pas été respectées (Schwabe et M.G., précité, § 82).

À cet égard, il faut rappeler que dans l’affaire Schwabe et M.G. (arrêt précité, § 81), la conclusion de la Cour selon laquelle la privation de liberté en cause ne relevait pas du champ d’application du paragraphe 1 b) était due en grande partie au fait que les policiers n’avaient pas donné aux requérants un ordre précis, et que le fait qu’ils avaient au contraire donné un tel ordre a été déterminant dans sa conclusion inverse en l’affaire Ostendorf (arrêt précité, § 95). Dans cette affaire, avant d’arrêter le requérant, la police lui avait expressément ordonné de rester avec un groupe de supporters de football et elle l’avait clairement averti des conséquences qu’emporterait la désobéissance à cet ordre. De plus, les membres du groupe dont le requérant faisait partie avaient été fouillés et on avait trouvé sur eux du matériel habituellement utilisé dans les rixes de hooligans.

ii. Application de ces principes en l’espèce

84. En l’espèce, il n’est pas contesté qu’avant d’être arrêtés, les requérants n’avaient pas reçu un ordre précis, par exemple celui de rester avec un groupe ou un autre ou de quitter un endroit donné, et qu’ils n’avaient pas été clairement avertis des conséquences qu’emporterait la désobéissance à un tel ordre. La police ne leur avait pas non plus dit quel acte concret ils devaient s’abstenir de commettre, et il n’apparaît pas que qui que ce fût dans leur groupe ait été trouvé en possession de matériel habituellement utilisé dans les rixes de hooligans.

85. Le Gouvernement argue que le fait que les requérants aient pu constater la présence d’effectifs policiers importants juste avant, pendant ou après le match de football suffit pour conclure qu’implicitement ils avaient connaissance de l’acte dont ils devaient s’abstenir, à savoir le déclenchement de bagarres de hooligans au moment et à proximité du match.

86. La Cour n’est pas convaincue par ce raisonnement. En particulier, elle estime que la présence d’effectifs policiers importants, circonstance normale dans le cadre de toute manifestation d’ampleur, ne peut être comparée aux mesures très précises qui avaient été prises dans l’affaire Ostendorf (arrêt précité, § 95) pour faire en sorte que la personne concernée ait connaissance de l’acte précis qu’elle devait s’abstenir de commettre. Une interprétation aussi extensive de l’alinéa b) de l’article 5 § 1 entraînerait des résultats incompatibles avec l’idée de prééminence du droit dont s’inspire la Convention tout entière (paragraphe 83 ci-dessus).

87. En conséquence, dans les circonstances de l’espèce, la privation de liberté dont les requérants ont fait l’objet ne relevait pas de l’alinéa b) de l’article 5 § 1.

d) L’alinéa c) de l’article 5 § 1 est-il applicable à une privation de liberté imposée préventivement hors du cadre d’une procédure pénale ?

88. L’article 5 § 1 c) permet de priver un individu de liberté :

« s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ».

i. Les principes relatifs à l’alinéa c)

89. Dans le contexte de l’application de l’alinéa c) de l’article 5 § 1, l’interprétation stricte du terme « infraction » constitue une importante garantie contre l’arbitraire. Selon la jurisprudence constante de la Cour, le motif de détention prévu par cette disposition ne se prête pas à une politique de prévention générale dirigée contre une personne ou catégorie de personnes que les autorités estiment – à tort ou à raison – dangereuses par leur propension à la délinquance. Il offre seulement aux États contractants un moyen d’empêcher la commission d’une infraction concrète et déterminée (voir, par exemple, Guzzardi c. Italie, 6 novembre 1980, § 102, série A no 39, Ciulla c. Italie, 22 février 1989, § 40, série A no 148, et Shimovolos, précité, § 54) pour ce qui est en particulier du lieu et du moment de sa commission et des victimes potentielles (M. c. Allemagne, no 19359/04, §§ 89 et 102, CEDH 2009). Cela ressort à la fois de l’emploi du singulier (« une infraction ») et du but de l’article 5 : assurer que nul ne soit arbitrairement dépouillé de sa liberté (Guzzardi, précité, § 102, et M. c. Allemagne, précité, § 89).

90. Toutefois, selon la jurisprudence de la Cour, le terme « infraction » ne désigne pas simplement un comportement qualifié d’infraction par le droit national. Dans l’arrêt Steel et autres c. Royaume-Uni (23 septembre 1998, §§ 46-49 et 55, Recueil 1998-VII), la Cour a dit, et les parties ne le contestaient d’ailleurs pas, que l’atteinte à la paix publique ou à l’ordre public (breach of the peace) devait être tenue pour une « infraction » au sens de l’article 5 § 1 c), bien que ce comportement ne fût pas qualifié d’infraction en droit anglais. Elle a tenu compte de la nature de la procédure en cause et de la peine encourue (ibidem, § 49), et elle a dit (ibidem, § 55) :

« (...) au cours des deux dernières décennies, les juridictions britanniques ont clarifié la notion d’atteinte à l’ordre public de sorte qu’il est désormais suffisamment établi qu’il y a pareille atteinte seulement lorsqu’un individu cause un dommage, ou semble susceptible d’en causer un, à des personnes ou à des biens ou agit d’une manière dont la conséquence naturelle est d’inciter autrui à la violence (...). Il est également clair qu’une personne peut être arrêtée pour atteinte à l’ordre public ou lorsque l’on a des raisons de redouter qu’elle n’en cause une (...).

La Cour estime donc que les dispositions légales pertinentes fournissaient des indications suffisantes et étaient formulées avec le degré de précision voulu par la Convention (voir, par exemple, l’arrêt Larissis et autres c. Grèce du 24 février 1998, Recueil 1998-I, p. 377, § 34). »

91. La condition d’absence d’arbitraire exige par ailleurs que non seulement l’ordre de placement en détention mais aussi l’exécution de cette décision cadrent véritablement avec le but des restrictions autorisées par l’alinéa pertinent de l’article 5 § 1 (Saadi, précité, § 69). Lorsque, par exemple, les autorités entendent justifier la privation de liberté par référence au premier volet de l’article 5 § 1 c), c’est-à-dire par l’intention de conduire l’individu devant l’autorité judiciaire compétente au motif qu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction, la Cour considère que la présence de telles raisons présuppose l’existence de faits ou renseignements propres à persuader un observateur objectif que l’intéressé peut avoir accompli l’infraction (James, Wells et Lee c. Royaume-Uni, nos 25119/09 et 2 autres, § 193, 18 septembre 2012, et O’Hara c. Royaume‑Uni, no 37555/97, §§ 34-35, CEDH 2001‑X). Elle estime de même que pour qu’une privation de liberté soit justifiée au regard du second volet de l’article 5 § 1 c), il faut que les autorités démontrent de manière convaincante que, selon toute probabilité, l’intéressé aurait participé à la commission d’une infraction concrète et déterminée s’il n’en avait pas été empêché par une arrestation.

92. Enfin, dans le contexte de l’alinéa c) de l’article 5 § 1, la motivation de la décision ordonnant le placement en détention constitue un élément pertinent lorsqu’il s’agit de déterminer si la détention subie par une personne doit être ou non considérée comme arbitraire. Dans le cadre du premier volet de cette disposition, la Cour a jugé incompatible avec le principe de protection contre l’arbitraire consacré par l’article 5 § 1 l’absence totale de motivation de décisions judiciaires autorisant une détention pendant une période prolongée (Urtāns c. Lettonie, no 16858/11, § 28, 28 octobre 2014). À l’inverse, elle a jugé que la détention provisoire subie par un requérant ne peut passer pour avoir revêtu un caractère arbitraire si la juridiction interne a indiqué certains motifs justifiant le maintien en détention de l’intéressé, à moins que les motifs indiqués ne soient extrêmement laconiques et dépourvus de toute référence à des dispositions juridiques censées fonder la détention litigieuse (ibidem ; voir aussi Mooren, précité, § 79, et les références qui s’y trouvent citées).

ii. La question à trancher en l’espèce

93. La Cour a déjà été appelée dans l’affaire Ostendorf (arrêt précité, § 83) à déterminer si une privation de liberté « qui ne visait que le but (préventif) d’empêcher [le requérant] de commettre une infraction dans le cadre d’une altercation imminente entre hooligans » pouvait relever du second volet de l’article 5 § 1 c), c’est-à-dire être considérée comme justifiée par la présence de « motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ». Elle a alors jugé que tel n’était pas le cas (ibidem, §§ 77-89), tout en soulignant qu’elle avait conscience de l’importance dans le système juridique allemand de la garde à vue préventive appliquée afin d’écarter les dangers pour la vie ou l’intégrité physique des personnes et les risques de destruction importante de biens, en particulier lorsqu’il s’agissait de faire régner l’ordre quand de nombreuses personnes se regroupaient à l’occasion de manifestations de masse (ibidem, § 88).

94. Compte tenu des nombreux cas où des rencontres de football ou d’autres manifestations de masse, sportives ou non, ont donné lieu à des violences au cours des dernières décennies en Europe, la Cour estime que l’on peut dire que la plupart des États membres doivent faire face aux mêmes difficultés.

95. Soucieuse d’interpréter et d’appliquer la Convention d’une manière qui tienne dûment compte des difficultés constatées tout en assurant une protection effective des droits de l’homme, elle saisit cette occasion pour rechercher s’il est nécessaire qu’elle précise sa jurisprudence relative à l’alinéa c) de l’article 5 § 1.

96. La question cruciale qui se pose à cet égard est celle de savoir s’il faut considérer que le membre de phrase « motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction », c’est-à-dire le second volet de l’article 5 § 1 c), pose un motif de privation de liberté à part entière, indépendant de la présence de « raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction » (premier volet de cette disposition).

97. La Cour examinera d’abord la manière dont le second volet a été interprété et appliqué au regard du premier volet jusqu’à présent.

Ensuite, elle recherchera si l’exigence posée à l’article 5 § 1 c) quant au but de la privation de liberté (« en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente ») fait obstacle d’une manière ou d’une autre à l’application du second volet de cet alinéa à la privation de liberté préventive.

Enfin, si tant est que la privation de liberté imposée à titre préventif puisse relever du second volet du paragraphe 1 c), la Cour déterminera la manière dont les garanties supplémentaires que renferment les paragraphes 3 et 5 doivent s’appliquer afin que pareille mesure ne soit ni arbitraire ni disproportionnée.

iii. Dans quelle mesure la Cour a-t-elle considéré jusqu’à présent que le second volet de l’article 5 § 1 c) posait un motif de privation de liberté à part entière, distinct de celui posé au premier volet ?

98. Il y a lieu de noter avant tout que l’article 5 § 1 c) permet d’arrêter et de détenir régulièrement un individu dans trois types distincts de circonstances : premièrement, « lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction », deuxièmement, « [lors]qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction », et troisièmement, [lors]qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher (...) de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ».

99. Il ressort du Rapport de la Conférence de Hauts Fonctionnaires sur les droits de l’homme au Comité des Ministres au sujet de l’article 5 §§ 1 c) et 3 du second projet de Convention (voir les travaux préparatoires sur l’article 5 de la Convention, précités, p. 32) que le second volet de l’article 5 §§ 1 c) a été conçu comme un motif distinct de privation de liberté. Le rapport de la conférence indiquait ceci (voir le paragraphe 42 ci-dessus, caractères gras ci-dessous ajoutés) :

« La Conférence a jugé utile de faire observer que l’arrestation ou la détention autorisées lorsqu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité d’empêcher un individu de commettre une infraction ne devraient pas ouvrir la porte à l’introduction d’un régime de police. Il peut cependant, dans certaines circonstances, être nécessaire d’arrêter un individu en vue de l’empêcher de commettre un crime, même si les faits par lesquels son intention de le commettre s’est manifestée ne constituent pas en eux-mêmes une infraction pénale. »

La jurisprudence, en revanche, est moins claire sur ce point.

α) L’arrêt Ostendorf

100. L’affaire la plus récente concernant cette question (Ostendorf, arrêt précité), était aussi au centre de l’argumentation des parties en l’espèce sur le point de savoir si la privation de liberté subie par les requérants relevait de l’article 5 § 1 c) (paragraphe 93 ci-dessus).

101. Il ressort de l’arrêt Ostendorf que l’une des raisons qui ont conduit les juges à considérer que l’alinéa c) n’était pas applicable à la privation de liberté en cause est qu’ils ont estimé que cette disposition ne permettait de priver un individu de liberté que dans le cadre d’une procédure pénale, et qu’elle concernait la détention provisoire (ibidem, §§ 66-68). Cette interprétation a été formulée de différentes manières dans l’arrêt, par exemple au paragraphe 82 : « le second volet de l’article 5 § 1 c) (...) régit seulement la détention provisoire, et non la garde à vue appliquée à des fins préventives sans que l’intéressé ne soit soupçonné d’avoir déjà commis une infraction pénale ». Au paragraphe 86, la Cour a dit ceci : « l’alinéa c) de l’article 5 § 1 permet, par exemple, de priver de liberté un individu qui a commis des actes répréhensibles préparatoires à la commission d’une infraction afin de l’empêcher de commettre l’infraction en question ». Cette interprétation faisait référence d’une part aux conditions posées aux paragraphes 1 c) et 3 (ibidem, §§ 68, 82, 85 et 86), et d’autre part à la jurisprudence antérieure (ibidem, §§ 67-69). En vertu des paragraphes 1 c) et 3, la privation de liberté doit viser à ce que l’intéressé soit « conduit devant l’autorité judiciaire compétente », la personne privée de liberté doit être « aussitôt traduite devant un juge » et elle doit être « jugée dans un délai raisonnable ». Selon la jurisprudence antérieure à l’arrêt Ostendorf, qui remonte à l’arrêt Ciulla (précité) et qui a été réaffirmée dans les arrêts Jėčius c. Lituanie (no 34578/97, CEDH 2000‑IX), Epple (précité, § 35) et Schwabe et M.G. (précité, § 72), l’alinéa c) ne permet la privation de liberté que dans le cadre d’une procédure pénale. On trouve également une déclaration en ce sens dans l’arrêt Hassan c. Royaume-Uni [GC] (no 29750/09, § 97, CEDH 2014).

102. La Cour prend note par ailleurs de l’opinion concordante exprimée par les juges Lemmens et Jäderblom dans l’affaire Ostendorf. Dans cette opinion, les deux juges exprimaient leur désaccord avec l’interprétation rappelée ci-dessus, en s’appuyant sur celle qui avait été donnée dans l’arrêt Lawless (précité) au début du développement de la jurisprudence des organes de la Convention. Par la suite, cette opinion séparée a reçu l’appui de la Cour suprême du Royaume-Uni : dans l’arrêt qu’elle a rendu le 15 février 2017 en l’affaire R v The Commissioner of Police for the Metropolis (paragraphe 46 ci-dessus), la haute juridiction britannique a exprimé une nette préférence pour la jurisprudence Lawless.

103. La présente affaire fait apparaître la nécessité pour la Cour de réexaminer et de préciser sa jurisprudence afin, d’une part, d’en renforcer l’uniformité et la cohérence et, d’autre part, de mieux répondre aux problèmes des sociétés modernes tels que ceux en cause en l’espèce.

β) La jurisprudence Lawless

104. Dans l’affaire Lawless, qui était la première affaire concernant l’interprétation des dispositions ici en cause dont la Cour a été saisie, les autorités irlandaises avaient privé de liberté des membres de l’IRA en l’absence de procès. Le requérant avait fait l’objet d’une rétention de cinq mois, sans être traduit devant un juge, en vertu d’un texte de loi qui conférait aux ministres des pouvoirs spéciaux de détention sans procès lorsque le gouvernement publiait une proclamation selon laquelle pareils pouvoirs étaient nécessaires au maintien de la paix et de l’ordre publics. Le Gouvernement arguait que la privation de liberté imposée au requérant était justifiée par la « nécessité de l’empêcher de commettre une infraction » et que, dès lors, il n’était pas nécessaire qu’elle ait été opérée « en vue de le conduire devant l’autorité judiciaire compétente ». La Cour a rejeté cet argument. Elle a tenu le raisonnement suivant (caractères gras ajoutés) :

« 13. Considérant, à ce sujet, que la question soumise à la décision de la Cour est de savoir si les dispositions des paragraphes 1er litt. (c) et 3 de l’article 5 (art. 5-1-c, art. 5-3) prescrivent ou non qu’une personne arrêtée ou détenue "lorsqu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction" doit être conduite devant le juge, en d’autres termes, si, au paragraphe 1er litt. (c) de l’article (art. 5-1-c), le membre de phrase "en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente" se réfère uniquement aux mots "lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction" ou également aux mots "qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction" ;

14. Considérant que le libellé de l’article 5, paragraphe 1er litt. (c) (art. 5-1-c) est suffisamment clair pour répondre à la question ainsi posée ; qu’il est évident que le membre de phrase "en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente" se réfère à toutes les catégories de cas d’arrestation ou de détention visées à ce paragraphe ; que par conséquent, ladite disposition ne permet de prendre une mesure privative de liberté qu’en vue de conduire la personne arrêtée ou détenue devant l’autorité judiciaire compétente, qu’il s’agisse d’une personne au sujet de laquelle il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis une infraction, d’une personne au sujet de laquelle il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou encore d’une personne au sujet de laquelle il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de s’enfuir après l’accomplissement d’une infraction ;

Qu’en outre on ne saurait interpréter le paragraphe 1er litt. (c) de l’article 5 (art.5‑1‑c) sans le rapprocher du paragraphe 3 du même article (art. 5-3) avec lequel il forme un tout ; que ledit paragraphe 3 (art. 5-3) stipule formellement que "toute personne arrêtée ou détenue dans les conditions prévues au paragraphe 1er litt. (c) du présent article (art. 5-1-c), doit être aussitôt traduite devant un juge ..." et "a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable" ; qu’il en résulte clairement l’obligation de traduire devant un juge – soit en vue de l’examen du problème de la privation de liberté soit en vue d’un jugement sur le fond – toute personne arrêtée ou détenue dans les conditions visées au paragraphe 1er litt. (c) (art. 5-1-c) dans toutes ses hypothèses ; que tel est le sens clair et naturel tant du libellé du paragraphe 1er litt. (c) (art. 5-1-c) que de celui du paragraphe 3 de l’article 5 (art. 5-3) ;

Que le sens du texte ainsi dégagé de l’analyse grammaticale est en parfaite harmonie avec le but de la Convention qui est de protéger la liberté et la sûreté de la personne contre des arrestations et détentions arbitraires ; qu’il y a lieu, à cet égard, de faire observer que si la signification attribuée par la Cour aux dispositions susmentionnées n’était pas exacte, toute personne soupçonnée d’avoir l’intention de commettre une infraction pourrait être arrêtée et détenue sur la base d’une seule décision administrative pour une période illimitée sans qu’une telle arrestation ou détention puisse être considérée comme une violation de la Convention ; qu’une telle hypothèse, avec tout l’arbitraire qu’elle implique, conduirait à des résultats contraires aux principes fondamentaux de la Convention ;

(...) »

105. Il ressort donc de ce qui précède que la Cour s’est appuyée sur ce qu’elle estimait être une interprétation fondée sur la lettre du texte (« le libellé (...) est suffisamment clair », « analyse grammaticale », « le sens clair et naturel (...) du libellé ») pour considérer que chacun des trois volets du paragraphe 1 c) visait des motifs de privation de liberté distincts. Elle a également jugé que l’exigence selon laquelle la privation de liberté doit avoir pour but de conduire l’intéressé « devant l’autorité judiciaire compétente » s’appliquait à chacun de ces différents motifs, de même que l’obligation de traduire l’individu devant un juge soit en vue de l’examen de la question de la privation de liberté soit en vue d’un jugement sur le fond lorsque l’intéressé fait l’objet d’une accusation pénale, en vertu des paragraphes 1 c) et 3 de l’article 5.

106. Il peut aussi être utile de rappeler l’interprétation que l’ancienne Commission européenne des droits de l’homme a donnée de l’article 5 §§ 1 c) et 3 à la lumière des travaux préparatoires sur le sujet (voir le résumé que la Cour en a fait dans l’arrêt Lawless précité, § 11) :

« (...) si le texte anglais, notamment l’article 5, paragraphe 1er litt. (c) (art. 5-1-c), a subi, au cours des travaux préparatoires menés au sein du Conseil de l’Europe, plusieurs modifications, celles-ci ont été faites, selon toute évidence, dans le souci de l’adapter à la version française, qui, à part quelques amendements rédactionnels insignifiants pour les besoins de la cause, est essentiellement la même que celle retenue définitivement à l’article 5 (art. 5) de la Convention ; (...) ceci est surtout vrai pour la virgule qui se trouve après les mots « autorité judiciaire compétente » et qui confirme formellement l’interprétation donnée par la Commission à l’article 5, paragraphe 1er litt. (c) (art. 5-1-c) ; (...) les travaux préparatoires de l’article 5, paragraphe 3 (art. 5-3) excluent toute équivoque quant à l’intention des rédacteurs de la Convention d’exiger que toute personne arrêtée ou détenue dans les conditions visées par l’une ou l’autre hypothèse du paragraphe 1er litt. (c) du même article (art. 5-1-c) soit aussitôt conduite devant un juge (...) »

107. Par ailleurs, la jurisprudence Lawless, selon laquelle une privation de liberté préventive peut être autorisée au titre de l’alinéa c) même si elle est imposée hors du cadre d’une procédure pénale, paraît admise implicitement dans plusieurs arrêts et décisions ultérieurs. Ainsi, on peut considérer que la Cour renvoyait aux deux hypothèses de cet alinéa lorsque, dans l’arrêt Irlande c. Royaume‑Uni (18 janvier 1978, § 196, série A no 25), elle a dit ceci (caractères gras ajoutés) :

« Indépendamment du point de savoir si la majorité des privations « extrajudiciaires » de liberté se fondaient sur des soupçons de nature à justifier une détention provisoire sous l’angle de la Convention, l’article 5 par. 1 c) ne tolère pareille détention que si on l’inflige à quelqu’un « en vue » de le conduire « devant l’autorité judiciaire compétente ». »

Plus tard, dans l’arrêt Guzzardi (précité, § 102), où les décisions ayant ordonné la privation de liberté du requérant « étaient juridiquement étrangères à l’instruction en instance contre [l’intéressé] » au sujet des infractions dont celui-ci était soupçonné et s’appliquaient « indépendamment d’une inculpation », la Cour a procédé à un examen distinct sur le terrain de la seconde hypothèse.

108. Cependant, malgré la clarté et la fermeté des interprétations qu’elle a livrées dans l’arrêt Lawless, elle n’a donné aucune explication ni même reconnu un revirement de jurisprudence lorsque, vingt-sept ans plus tard, elle s’est écartée de cette approche dans l’arrêt Ciulla (précité, § 38), où elle a simplement dit que « l’alinéa (...) c) permet exclusivement des privations de liberté ordonnées dans le cadre d’une procédure pénale », se contentant d’ajouter que cela « ressort[ait] de son libellé ». Elle n’a alors pas expliqué la contradiction qu’il y avait entre cette interprétation et la jurisprudence Lawless. Elle n’a pas non plus relevé ni rectifié cette divergence d’interprétation dans les arrêts et décisions qu’elle a rendus par la suite. Au contraire, elle a répété qu’une personne ne peut être privée de liberté aux fins de l’article 5 § 1 c) « que dans le cadre d’une procédure pénale » – par exemple dans l’arrêt Jėčius (précité, § 50), où elle a cité notamment l’arrêt Lawless, alors qu’il ne s’y trouve aucune affirmation de cette sorte, même implicite.

γ) La jurisprudence Steel et autres

109. Il n’est pas sans intérêt non plus de constater que, en partie de manière parallèle avec la jurisprudence Ciulla, la Cour a examiné plusieurs affaires concernant des griefs tirés, sur le terrain de l’article 5 § 1 c), de mesures prises contre les atteintes à la paix publique ou à l’ordre public en droit anglais.

110. Dans la première de ces affaires (Steel et autres, arrêt précité), la Cour a examiné la question sous l’angle des deux premiers volets de l’article 5 § 1 c) pris ensemble. Elle a alors estimé, sans préciser quelles mesures relevaient de quel volet de l’alinéa c), que chaque requérant avait été arrêté et détenu en vue d’être traduit devant l’autorité judiciaire compétente parce qu’on le soupçonnait d’avoir commis une « infraction » ou parce que l’on jugeait devoir procéder ainsi pour empêcher la commission d’une « infraction ». Elle a ensuite noté que les juridictions nationales ayant statué sur le cas des deux premières requérantes avaient eu la conviction que l’une et l’autre avaient porté ou risqué de porter atteinte à l’ordre public. Ainsi, elle a reconnu que les mesures litigieuses avaient été au moins en partie autorisées par le second volet de l’alinéa c).

111. Trois ans après cet arrêt, la Cour a rendu la décision Nicol et Selvanayagam c. Royaume-Uni ((déc.), no 32213/96, 11 janvier 2001), qui s’inscrit dans la même ligne de jurisprudence et qui est tout aussi instructive. Dans cette affaire, les deux requérantes avaient jeté des bâtons sur les lignes de pêcheurs alors qu’elles participaient à une manifestation contre la pêche, de sorte qu’elles avaient occasionné un risque d’atteinte aux biens. Il est particulièrement intéressant de constater que dans cette décision, la Cour est parvenue à des conclusions partielles distinctes sur le terrain du premier et du second volet de l’article 5 § 1 c) après avoir examiné l’affaire sous l’angle de ces deux volets pris ensemble en s’appuyant fortement sur l’approche adoptée dans l’arrêt Steel et autres précité (caractères gras ci‑dessous ajoutés) :

« La privation de liberté visait au départ à empêcher les requérantes de commettre une infraction ; ensuite, après le concours de pêche du lendemain – ou après le premier concours de pêche s’il n’y a pas eu de concours le deuxième jour – elle avait manifestement pour but de les conduire devant l’autorité judiciaire compétente parce qu’elles étaient soupçonnées d’avoir commis une « infraction ».

Il s’ensuit que l’arrestation et la rétention des requérantes étaient compatibles avec l’article 5 § 1 c) de la Convention, que cette partie de la requête est manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il y a lieu de la rejeter en application de l’article 35 § 4. »

112. Dans une autre décision rendue la même année sur le même sujet (McBride c. Royaume-Uni (déc.), no 27786/95, 5 juillet 2001), la Cour a de nouveau suivi l’approche adoptée dans l’arrêt Steel et autres (précité) et examiné ensemble les deux premiers volets de l’article 5 § 1 c). Elle a conclu que le grief était manifestement mal fondé.

113. Il ressort de ce qui précède que l’approche adoptée dans l’arrêt Steel et autres (précité) en 1998 puis dans les deux décisions de 2001 (Nicol et Selvanayagam et McBride, toutes deux précitées) ne semble compatible ni avec ce que la Cour a dit pour la première fois dans l’arrêt Ciulla en 1989 puis répété dans plusieurs affaires, de Jėčius en 2000 à Ostendorf en 2013, à savoir que l’article 5 § 1 c) ne s’applique qu’aux privations de liberté ordonnées dans le cadre d’une procédure pénale, ni avec ce qu’elle a ajouté dans l’arrêt Ostendorf (précité, § 82), où elle a dit que « le second volet de l’article 5 § 1 c) (...) ne s’applique qu’à la détention provisoire et non à la garde à vue à but préventif ordonnée sans que la personne concernée ne soit soupçonnée d’avoir déjà commis une infraction pénale ». Dans l’arrêt Steel et dans la décision McBride, la Cour n’a pas dit quelle partie des mesures litigieuses relevait de l’un ou de l’autre des motifs de privation de liberté et, dans la décision Nicol et Selvanayagam, elle a clairement établi une distinction entre ces motifs, précisant qu’au départ, la privation de liberté relevait du motif préventif. De ce point de vue, l’approche adoptée dans ces trois affaires britanniques n’est pas sans rappeler celle suivie dans les affaires Irlande c. Royaume-Uni et Guzzardi (toutes deux précitées) : dans la première, la Cour n’a pas tranché la question de savoir dans quelle mesure chaque volet de l’alinéa s’appliquait, dans la seconde, elle a procédé plus clairement à un examen sur le terrain du second volet (paragraphe 107 ci‑dessus), d’une manière qui découle de la distinction nette tracée entre l’un et l’autre dans l’affaire Lawless, conformément au Rapport de la Conférence de Hauts Fonctionnaires sur les droits de l’homme au Comité des Ministres au sujet de l’article 5 §§ 1 c) et 3 du second projet de Convention (paragraphe 42 ci‑dessus).

δ) Conclusion partielle

114. Dans ce contexte, la Cour considère que des arguments de poids militent dans le sens de l’adoption de l’interprétation retenue dans l’arrêt Lawless et appliquée à plusieurs reprises après cet arrêt, à savoir que l’article 5 § 1 c) permet d’arrêter ou de détenir une personne dans différents types de circonstances, dont, en vertu de son second volet, les cas où « il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ». Tant le libellé sans ambigüité de ce second volet que les travaux préparatoires correspondants indiquent clairement qu’il doit être considéré comme posant un motif de privation de liberté à part entière, distinct notamment de celui visé par le premier volet. Dans l’arrêt Lawless (précité, § 14), la Cour a aussi estimé que la garantie exigeant que toute personne arrêtée ou détenue soit conduite devant un juge était « en parfaite harmonie avec le but de la Convention qui est de protéger la liberté et la sûreté de la personne contre des arrestations et détentions arbitraires ».

115. Elle s’est ensuite écartée de cette interprétation dans plusieurs arrêts, de Ciulla à Ostendorf, où elle a exclu la possibilité d’utiliser le second motif de privation de liberté hors du cadre d’une procédure pénale. Cependant, comme on l’a vu, non seulement cette approche s’écarte nettement et sans le reconnaître de la jurisprudence Lawless, mais encore elle est difficile à concilier avec l’interprétation fondée sur la lettre du texte, que corroborent les travaux préparatoires, ni avec plusieurs arrêts et décisions rendus tant avant qu’après l’arrêt Ciulla (Irlande c. Royaume-Uni, Guzzardi, Steel et autres, ainsi que les décisions faisant suite à l’arrêt Steel et autres, tous précités).

116. La Cour estime donc de manière générale que, pour que les policiers ne se trouvent pas dans l’impossibilité pratique d’accomplir leur devoir de maintien de l’ordre et de protection du public, il faut en principe qu’ils puissent en vertu du paragraphe 1 c) de cet article procéder à des privations de liberté hors du cadre d’une procédure pénale, sous réserve qu’ils respectent le principe de protection de l’individu contre l’arbitraire qui sous‑tend l’article 5 (Austin et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 39692/09 et 2 autres, § 56, CEDH 2012). Quant à savoir dans quelles circonstances pareille privation de liberté est justifiée, il s’agit d’une question concernant le respect de l’article 5 § 1 c), qui sera examinée aux paragraphes 143 à 174 ci‑après.

117. Il faut toutefois déterminer si l’exigence de but posée à l’article 5 § 1 c), à savoir que lorsqu’un individu est privé de liberté, ce doit être « en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente », est susceptible de faire obstacle à une privation de liberté préventive relevant du second volet telle que celle en cause en l’espèce.

iv. L’exigence de but posée à l’article 5 § 1 c) peut-elle faire obstacle à une privation de liberté préventive relevant du second volet ?

118. La Cour a dit dans l’arrêt Lawless (paragraphe 104 ci-dessus) que l’exigence de but posée à l’article 5 § 1 c) s’appliquait à toute les catégories de cas visées à cet alinéa. Toutefois, il y a lieu de noter qu’elle a dit aussi dans d’autres affaires que cette exigence devait s’interpréter et s’appliquer avec une certaine souplesse lorsque l’intention de conduire le requérant « devant l’autorité judiciaire compétente », qui avait existé à un moment donné, ne s’était pas concrétisée pour une raison ou pour une autre. Le fait qu’une personne arrêtée ne soit ni inculpée ni traduite devant un juge ne signifie pas nécessairement que le but de sa détention n’était pas conforme à l’article 5 § 1 c). Ainsi, dans l’arrêt Brogan et autres c. Royaume-Uni (29 novembre 1988, série A no 145‑B), les quatre requérants avaient été arrêtés et privés de liberté en vertu d’une loi sur la prévention du terrorisme au motif qu’ils étaient soupçonnés d’implication dans la perpétration, la préparation ou l’instigation d’actes de terrorisme. Ils avaient été libérés au bout de quatre à six jours (quatre jours et six heures pour celui dont la privation de liberté avait duré le moins longtemps) sans avoir été inculpés ni conduits devant un magistrat. La Cour a conclu dans le chef de chacun d’eux à la violation de l’article 5 § 3 à raison du non‑respect de l’exigence de célérité, mais à la non-violation de l’article 5 § 1 (dont seul le premier volet de l’alinéa c) était en cause). Elle a dit ceci (ibidem, § 53) :

« L’absence d’inculpation et de renvoi en jugement n’implique pas nécessairement que la privation de liberté des requérants ne poursuivît pas un objectif conforme à l’article 5 par. 1 c). Comme le relèvent Gouvernement et Commission, l’existence d’un tel but doit s’envisager indépendamment de sa réalisation et l’alinéa c) de l’article 5 par. 1 ne présuppose pas que la police ait rassemblé des preuves suffisantes pour porter des accusations, soit au moment de l’arrestation, soit pendant la garde à vue.

Peut-être ne pouvait-on en réunir ou, eu égard à la nature des infractions présumées, les produire en justice sans danger pour la vie de tiers. Rien ne donne à penser que la bonne foi n’ait pas présidé aux investigations de la police, ni que la détention incriminée n’ait pas eu pour finalité de les compléter en confirmant ou dissipant les soupçons concrets qui, la Cour l’a constaté, justifiaient l’arrestation des intéressés (...). On est en droit d’admettre que la police, si elle l’avait pu, aurait dénoncé ceux-ci et qu’ils auraient alors comparu devant l’autorité judiciaire compétente. »

119. Dans l’application du premier volet de l’article 5 § 1 c), la Cour est par la suite parvenue à des conclusions similaires dans les arrêts Erdagöz c. Turquie (22 octobre 1997, § 51, Recueil 1997‑VI) et Petkov et Profirov c. Bulgarie (nos 50027/08 et 50781/09, § 52, 24 juin 2014).

120. Elle ne voit pas de raison de ne pas appliquer la même souplesse à la privation de liberté préventive relevant du second volet de l’article 5 § 1 c). Au contraire, plusieurs arguments militent en ce sens.

121. Considérer qu’aux fins du respect de l’exigence de but une intention subjective doit avoir existé dès le début de la privation de liberté aurait pour conséquence malheureuse d’exclure toute sorte de privation de liberté préventive de courte durée, du type de celle décrite dans l’arrêt Ostendorf ou de celle appliquée en l’espèce, lorsque le but ne serait pas de traduire les personnes arrêtées devant un juge mais plutôt de les relâcher rapidement, dès que le risque aurait été écarté.

122. Une interprétation trop stricte de l’exigence de but posée à l’article 5 § 1 c) risquerait en outre d’emporter des conséquences contraires à l’esprit de l’article 5, par exemple dans un cas tel que celui évoqué par la Cour suprême du Royaume-Uni dans l’affaire R v The Commissioner of Police for the Metropolis (arrêt cité au paragraphe 46 ci‑dessus, § 36), où la police avait de bonnes raisons de prévoir que le risque nécessitant l’arrestation de la personne serait écarté relativement rapidement et, en toute probabilité, avant qu’il ne fût matériellement possible de traduire cette personne devant un juge. Dans ce type de situation, une interprétation stricte risquerait d’avoir pour effet une prolongation inutile de la privation de liberté après que le risque aurait cessé d’exister et qu’il serait devenu possible de la remettre en liberté, pour la seule raison que les autorités auraient besoin d’un minimum de temps pour pouvoir la traduire devant un juge qui examinerait la question de sa privation de liberté.

123. Comme la Cour l’a déjà dit, l’article 5 ne saurait s’interpréter de manière à empêcher la police de remplir ses devoirs de maintien de l’ordre et de protection du public, sous réserve qu’elle respecte le principe qui sous‑tend cette disposition, à savoir la protection de l’individu contre l’arbitraire (Ostendorf, précité, § 88). La police doit jouir d’une certaine marge d’appréciation dans l’adoption de décisions opérationnelles. Pareilles décisions sont presque toujours compliquées et la police, qui a accès à des informations et renseignements non accessibles au grand public, est généralement la mieux placée pour les prendre (Austin et autres, précité, § 56).

124. La Cour tient compte également du fait qu’elle a progressivement étendu sa jurisprudence concernant l’obligation de protéger le public contre les infractions qui incombe aux États en vertu des articles 2 et 3 de la Convention. Ainsi par exemple, dans d’autres contextes, les États sont tenus en vertu de l’article 3 de prendre des mesures propres à empêcher que les personnes relevant de leur juridiction ne soient soumises à des mauvais traitements, même administrés par des particuliers (voir, par exemple, A. c. Royaume-Uni, 23 septembre 1998, § 22, Recueil 1998‑VI, M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, §§ 149-150, CEDH 2003‑XII, et Opuz c. Turquie, no 33401/02, § 159, CEDH 2009). Ces dispositions doivent permettre une protection efficace et inclure des mesures raisonnables visant à empêcher des mauvais traitements dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance (voir, notamment, Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 73, CEDH 2001‑V, et D.P. et J.C. c. Royaume-Uni, no 38719/97, § 109, 10 octobre 2002 ; voir aussi, dans le contexte de l’article 2, Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 115, Recueil 1998‑VIII, et Mastromatteo c. Italie [GC], no 37703/97, §§ 67-68, CEDH 2002‑VIII).

125. On peut donc dire, à l’instar de la Cour suprême du Royaume-Uni (arrêt cité au paragraphe 46 ci-dessus, § 38), qu’en ce qui concerne la privation de liberté préventive de courte durée, l’exigence selon laquelle cette mesure doit viser à « condui[re la personne] devant l’autorité judiciaire compétente » est implicitement subordonnée à la condition que la cause de la rétention se prolonge assez longtemps pour que la personne puisse être conduite devant un juge. À cet égard, la Cour considère que la réponse à la question de savoir si l’exigence de but a été respectée devrait dépendre d’un examen objectif de la conduite des autorités, en particulier du point de savoir si elles ont, conformément à l’article 5 § 3, conduit aussitôt l’intéressé devant un juge afin que celui-ci examine la régularité de la privation de liberté ou si elles l’ont libéré avant cela. De plus, en cas de non‑respect de cette obligation, la personne concernée devrait avoir un droit à réparation conformément au paragraphe 5 de l’article 5.

126. Dans ce contexte, et sous réserve que le droit national fournisse les garanties supplémentaires visées aux paragraphes 3 et 5 de l’article 5 – point qui sera développé plus en détail ci-dessous –, lorsqu’un individu est libéré après avoir fait l’objet d’une courte privation de liberté préventive, soit parce que le risque a disparu soit, par exemple, parce qu’un délai légal court a expiré, l’exigence selon laquelle les autorités doivent avoir pour but lorsqu’elles privent la personne de liberté de la conduire devant l’autorité judiciaire compétente ne devrait pas en elle‑même faire obstacle à une privation de liberté préventive relevant du second volet de l’article 5 § 1 c). Comme l’illustre l’approche souple adoptée dans l’affaire Brogan et autres (paragraphe 118 ci-dessus), lorsqu’elle interprète et applique la Convention, la Cour doit avoir égard à la nécessité de répondre spécifiquement aux problématiques telles que celles en cause en l’espèce (paragraphe 94 ci‑dessus).

127. Cependant, il faut souligner que toute souplesse dans ce domaine est limitée par les garanties importantes posées à l’article 5 § 1, notamment par l’exigence que la privation de liberté soit régulière (paragraphe 74 ci‑dessus), conformément au but de protection de l’individu contre l’arbitraire (paragraphes 74-76 ci-dessus), que l’infraction soit concrète et déterminée, notamment en ce qui concerne le lieu et le moment où elle serait commise ainsi que ses victimes potentielles (paragraphe 89 ci-dessus), et que les autorités soient en mesure de produire des faits ou renseignements propres à persuader un observateur objectif que l’intéressé aurait selon toute probabilité participé à la commission de cette infraction concrète et déterminée s’il n’en avait pas été empêché par la privation de liberté dont il a fait l’objet (paragraphe 91 ci-dessus). La souplesse est en outre limitée par l’exigence selon laquelle il doit y avoir « des motifs raisonnables de croire à la nécessité » de l’arrestation et de la privation de liberté (voir le paragraphe 77 ci-dessus et le développement de ce critère au paragraphe 161 ci‑dessous). Pour déterminer la portée de cette exigence, on peut tenir compte du degré auquel les mesures concernées portent atteinte à des intérêts protégés par d’autres droits garantis par la Convention.

v. Les garanties supplémentaires prévues par l’article 5 §§ 3 et 5

128. Comme indiqué ci-dessus, la garantie posée au premier volet de l’article 5 § 3, selon lequel toute personne arrêtée ou détenue dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) doit être aussitôt traduite devant un juge, s’applique également à la privation de liberté préventive opérée en vertu du second volet de l’article 5 § 1 c) (Lawless, précité, § 14). De l’article 5 § 3 découle pour « le juge ou (...) autre magistrat habilité par la loi » l’obligation procédurale d’entendre personnellement l’individu traduit devant lui, et l’obligation matérielle d’examiner les circonstances qui militent pour ou contre la détention – c’est-à-dire de se prononcer sur l’existence de motifs la justifiant – et, en leur absence, d’ordonner l’élargissement (voir, par exemple, Buzadji, précité, § 98, avec les références qui s’y trouvent citées). Le contrôle automatique initial portant sur l’arrestation et la détention doit permettre d’examiner les questions de régularité et celle de savoir si des raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction persistent, c’est-à-dire si la détention se trouve englobée par les exceptions autorisées énumérées à l’article 5 § 1 c) (ibidem, § 99).

129. Il découle directement du libellé de l’article 5 § 3 que si la personne n’est plus « arrêtée ou détenue » mais a été libérée, il n’y a pas d’obligation de la traduire aussitôt devant un juge. Cette interprétation est corroborée par la référence faite dans l’arrêt Lawless (précité, § 14, cité au paragraphe 104 ci-dessus) aux deux buts pour lesquels la personne est conduite devant un juge : soit pour que celui-ci examine la question de la privation de liberté soit pour qu’il statue sur le bien-fondé d’une accusation en matière pénale. De plus, comme la Cour l’a souligné dans l’arrêt Brogan et autres (précité, § 58) :

« Qu’un détenu ne soit pas accusé ou traduit devant un tribunal ne méconnaît pas en soi la première partie de l’article 5 par. 3 (art. 5-3). Il ne saurait y avoir de telle violation si l’intéressé recouvre sa liberté "aussitôt" avant qu’un contrôle judiciaire de la détention ait pu se réaliser (arrêt de Jong, Baljet et van den Brink du 22 mai 1984, série A no 77, p. 25, par. 52). Si l’élargissement n’a pas lieu « aussitôt », la personne arrêtée a le droit de comparaître rapidement devant un juge ou « autre magistrat » judiciaire. »

130. Pour déterminer si la remise en liberté a eu lieu avant qu’il n’ait été possible de traduire aussitôt la personne devant un juge, il faut partir de la manière dont l’exigence de célérité posée à l’article 5 § 3 a été appliquée dans la jurisprudence de la Cour. Même si la célérité doit s’apprécier dans chaque cas suivant les circonstances de la cause (voir, par exemple, Aquilina c. Malte, [GC], no 25642/94, § 48, CEDH 1999‑III), la stricte limite de temps imposée par cette exigence ne laisse guère de souplesse dans l’interprétation, sinon on mutilerait, au détriment de l’individu, une garantie procédurale offerte par cet article, et l’on aboutirait à des conséquences contraires à la substance même du droit qu’il protège (voir, par exemple, McKay c. Royaume-Uni [GC], no 543/03, § 33, CEDH 2006‑X).

131. Si toute durée supérieure à quatre jours est a priori trop longue, dans certaines circonstances une durée plus brève peut elle aussi être contraire à l’exigence de célérité (voir notamment Magee et autres c. Royaume-Uni, nos 26289/12 et 2 autres, § 78, CEDH 2015 (extraits)). Ainsi par exemple, dans les arrêts İpek et autres c. Turquie (nos 17019/02 et 30070/02, §§ 36-37, 3 février 2009) et Kandjov c. Bulgarie (no 68294/01, §§ 66-67, 6 novembre 2008), la Cour a conclu qu’une durée de trois jours et neuf heures et une durée de trois jours et vingt-trois heures, respectivement, ne pouvaient être considérées comme « brèves ».

132. Pour apprécier sous l’angle du premier volet de l’article 5 § 1 c) la célérité avec laquelle la personne privée de liberté est traduite devant le juge, il faut aussi se rappeler que la Cour a déjà dit que l’objet d’un interrogatoire pendant une détention reposant sur cet alinéa est de compléter l’enquête pénale en confirmant ou en écartant les soupçons concrets fondant l’arrestation (voir, par exemple, John Murray c. Royaume-Uni, 8 février 1996, § 55, Recueil 1996‑I). Cela implique qu’il peut être nécessaire qu’un certain laps de temps s’écoule entre l’arrestation et la comparution rapide devant le juge, afin que les autorités d’enquête puissent réunir les éléments confirmant l’existence de raisons justifiant la privation de liberté.

133. Ces considérations n’entrent pas en jeu lorsque la personne est privée de liberté sur le fondement du second volet de l’article 5 § 1 c) en l’absence d’enquête pénale et de soupçons à confirmer ou écarter. Les faits constitutifs du risque que cette personne commette une infraction doivent avoir été déjà établis lorsqu’on l’arrête pour l’en empêcher. Il apparaît donc que la durée nécessaire entre l’arrestation de la personne à titre préventif et sa comparution à bref délai devant un juge ou un autre magistrat doit être plus courte que dans le cas d’une détention provisoire en matière pénale. Si dans le cas d’un individu privé de liberté parce qu’« il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction » au sens du premier volet de l’article 5 § 1 c), toute durée supérieure à quatre jours est a priori trop longue (paragraphe 131 ci-dessus), la durée maximale admissible est beaucoup plus brève dans le cas d’une personne privée de liberté hors du cadre d’une procédure pénale lorsqu’« il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ».

134. Eu égard à ces considérations, et notamment à la nécessité d’apprécier la célérité selon les circonstances propres à chaque affaire, la Cour estime que de manière générale, dans le cas d’une privation de liberté préventive, une libération intervenant « plus tôt qu’un contrôle juridictionnel à bref délai » doit intervenir au bout de quelques heures et non au bout de quelques jours.

135. En ce qui concerne le droit à « être jugé dans un délai raisonnable ou libéré pendant la procédure » que garantit le second volet de l’article 5 § 3 à toute personne arrêtée ou détenue dans les conditions prévues à l’article 5 § 1 c), il est à noter que la privation de liberté préventive se caractérise par l’absence d’accusation pénale. Le recours à cette mesure n’implique pas que les autorités aient l’intention d’inculper la personne concernée ni de mener une enquête à son sujet pour vérifier s’il y a lieu de le faire. Lorsqu’il n’est pas engagé de procédure pénale et qu’il n’y aura pas de procès, l’exigence posée au second volet de l’article 5 § 3 ne peut s’appliquer à la privation de liberté préventive.

136. La privation de liberté préventive relevant du second volet de l’article 5 § 1 c) est en revanche soumise à la garantie posée à l’article 5 § 5, selon lequel « [t]oute personne victime d’une arrestation ou d’une détention dans des conditions contraires aux dispositions de cet article a droit à réparation ». La Cour rappelle que, pour qu’elle conclue à la violation de l’article 5 § 5, il doit être établi que le constat de violation d’un des autres paragraphes de l’article 5 ne pouvait donner lieu à une demande d’indemnité devant les juridictions nationales (Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 184, CEDH 2012). Dans un certain nombre d’affaires, elle a conclu à la violation de cette disposition parce qu’une personne victime d’une privation de liberté opérée dans des conditions contraires aux paragraphes 1, 2, 3 ou 4 de l’article 5 n’avait pas eu droit à réparation devant les juridictions internes (voir, parmi beaucoup d’autres exemples, Brogan et autres, précité, § 67, Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni, 30 août 1990, § 46, série A no 182, et Stanev, précité, §§ 184-191). Il découle de l’exigence de régularité posée au paragraphe 1 de l’article 5 (paragraphe 74 ci-dessus) que le contrôle juridictionnel de la régularité de la privation de liberté est inhérent à l’examen d’une telle demande.

vi. Résumé des principes pertinents en matière de privation de liberté préventive dans le contexte de l’article 5 § 1 c) de la Convention

137. Compte tenu de ce qui précède, la Grande Chambre estime nécessaire de clarifier et d’adapter la jurisprudence de la Cour relative à l’alinéa c) de l’article 5 § 1, et en particulier d’admettre que le second volet de cette disposition peut être considéré comme un motif distinct de privation de liberté, indépendant du premier volet. Par ailleurs, même si l’exigence de but posée à l’article 5 § 1 c) s’applique aussi à la privation de liberté opérée au titre du second volet de cette disposition, elle devrait être mise en œuvre avec une certaine souplesse de façon à ce que la question du respect de cet article dépende du point de savoir si, conformément à l’article 5 § 3, les autorités avaient l’intention soit de traduire aussitôt la personne privée de liberté devant un juge pour que celui-ci contrôle la régularité de sa détention, soit de la remettre en liberté avant cela. De plus, en cas de manquement à cette exigence, il faut que la personne concernée ait droit à réparation conformément à l’article 5 § 5. En d’autres termes, sous réserve que soient offertes en droit national les garanties consacrées par les paragraphes 3 et 5 de l’article 5, l’exigence de but ne devrait pas faire obstacle à une privation de liberté de courte durée dans des circonstances telles que celles en cause en l’espèce.

e) Application de ces principes dans le contexte de l’alinéa c)

i. La privation de liberté préventive imposée aux requérants relevait-elle du second volet de l’alinéa c) de l’article 5 § 1 ?

138. Les requérants ont été privés de liberté en vertu de l’article 5 § 3 de la loi sur la police, qui permettait aux policiers de retenir des individus pour écarter un risque de trouble à l’ordre public ou un danger pour la sécurité des personnes ou la sûreté publique. Ils n’ont jamais été inculpés, ils n’ont fait l’objet d’aucune enquête ou procédure pénale, et ils n’ont pas été privés de liberté en vue d’être conduits devant un juge. Au contraire, cette mesure avait une fin purement préventive. En droit interne, pareille privation de liberté ne pouvait en principe durer plus de six heures, et elle n’était justifiée que tant qu’elle était nécessaire pour écarter le risque ou le danger en question.

139. Le premier requérant a été remis en liberté au bout de sept heures et vingt et une minutes, le deuxième au bout de sept heures et trente-sept minutes et le troisième au bout de sept heures et quarante-quatre minutes. Dans les circonstances de la présente affaire, et notamment compte tenu du fait que 138 personnes avaient été arrêtées ce jour-là, la Cour peut admettre que les requérants ont été libérés avant qu’il ne soit devenu nécessaire de les traduire devant un juge en vertu de l’obligation de célérité posée à l’article 5 § 3 de la Convention et explicitée ci-dessus (paragraphes 133-134).

140. Les requérants ont été relâchés avant que la garantie posée au paragraphe 3 n’entre en jeu, et ils ont eu – et saisi – la possibilité de porter la question de la régularité de leur privation de liberté devant un tribunal en vertu de l’article 469 de la loi sur l’administration de la justice (paragraphe 17 ci-dessus). De plus, ils auraient pu obtenir une indemnité si une réparation avait été justifiée du point de vue de l’article 5 de la Convention. La procédure suivie au niveau interne a donc été conforme à l’article 5 § 5.

141. Ayant établi que les conditions d’application d’une interprétation souple de l’exigence de but sont réunies en l’espèce, la Cour considère que l’on peut dire que la privation de liberté dont les requérants ont fait l’objet en vertu de l’article 5 § 3 de la loi danoise sur la police relève du second volet de l’article 5 § 1 c).

142. Il reste à déterminer si cette mesure était justifiée au regard de cette disposition.

ii. La privation de liberté imposée aux requérants était-elle régulière au regard du droit interne ?

143. La Cour examinera d’abord la question de savoir si la privation de liberté des requérants était « régulière » au sens où elle devait respecter les règles de fond et de forme prévues par le droit national (voir, par exemple, Amuur, précité, § 50). L’article 5 § 1 de la loi sur la police oblige celle-ci à écarter tout risque de trouble à l’ordre public et tout danger pour la sécurité des personnes et la sûreté publique. Le paragraphe 3 du même article l’autorise, si nécessaire, à retenir les personnes causant un tel risque. Il y est précisé que « [l]a privation de liberté doit être aussi brève et modérée que possible et, si possible, ne pas durer plus de six heures ».

144. Les notes préparatoires correspondantes indiquent que la durée de la privation de liberté doit être calculée à partir du moment où celle-ci commence : elle comprend le temps de transfert de la personne au poste de police. De plus, la durée de six heures ne peut normalement être dépassée que dans le cadre d’opérations où un grand nombre de personnes sont arrêtées et où le temps passé à transférer ces personnes au poste de police et à relever et consigner leur identité rendrait le respect du délai de six heures matériellement impossible (paragraphe 30 ci-dessus).

145. Les requérants soutiennent que la privation de liberté dont ils ont fait l’objet était irrégulière au regard du droit interne puisqu’elle a duré plus de six heures et qu’elle ne s’inscrivait pas dans le cadre d’une opération où un grand nombre de personnes auraient été arrêtées. Seul le premier requérant aurait été arrêté avec de nombreuses autres personnes ; le deuxième et le troisième requérant auraient été arrêtés avec trois ou quatre autres personnes qui se trouvaient dans un grand groupe.

146. Il ressort de la procédure interne que la police avait tenu dûment compte du délai de six heures lorsqu’elle avait établi sa stratégie. Ainsi, dans le mémorandum qu’il avait préparé, l’inspecteur-chef B.O., qui assurait le commandement stratégique des opérations, indiquait que le risque de bagarres était accru par le fait que le match ne devait commencer qu’à 20 heures, ce qui laissait à chaque groupe amplement le temps de s’alcooliser auparavant. Afin de prévenir les affrontements entre hooligans, la police avait prévu de commencer par engager le dialogue avec les spectateurs à partir de midi, lorsque les premiers d’entre eux arriveraient, et, en cas de heurts, d’en arrêter les instigateurs en vertu de l’article 755 de la loi sur l’administration de la justice et de les inculper ou, lorsque cela ne serait pas possible, de les retenir en vertu de l’article 5 § 3 de la loi sur la police. Compte tenu du délai maximal de rétention prévu par la loi, les policiers avaient cherché à éviter de procéder à des arrestations trop tôt dans la journée, car la personne arrêtée aurait alors dû être relâchée pendant le match ou juste après, et aurait ainsi risqué de retourner au centre‑ville pour recommencer à y participer à des rixes (paragraphe 20 ci‑dessus). De plus, il ressort de la déposition faite par l’inspecteur-chef B.O. devant le tribunal de première instance que dans le cadre de la mise en œuvre de ce plan, les policiers n’ont cessé de réévaluer la situation, et qu’ils ont dû dépasser le délai de six heures parce que les violences se poursuivaient. Après minuit, ils ont commencé à relâcher les personnes arrêtées, estimant que le calme était revenu dans le centre de Copenhague et que la reprise des affrontements était peu probable (paragraphe 21 ci‑dessus).

147. Les juridictions internes ont tenu compte de ces éléments et conclu que la privation de liberté des requérants avait été régulière au regard de l’article 5 § 3 de la loi sur la police. Dans son jugement du 25 novembre 2010, le tribunal de première instance a estimé que même si l’esprit de cette disposition était que la rétention ne puisse être prolongée au-delà de six heures que dans des cas exceptionnels, le dépassement du délai en l’espèce était justifié eu égard au but de l’arrestation combiné avec le caractère organisé, l’ampleur et la durée des troubles, ainsi que la faible durée de dépassement du délai pour chacun des requérants.

148. À cet égard, il y a lieu de rappeler que c’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne, en l’espèce l’article 5 § 3 de la loi sur la police. Sauf si l’interprétation retenue est manifestement arbitraire, la Cour n’est pas compétente pour mettre en cause l’interprétation de la législation interne livrée par ces juridictions (voir, notamment, Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 149, 20 mars 2018). En l’espèce, elle ne décèle dans les conclusions des juridictions internes rien qui paraisse arbitraire ou manifestement déraisonnable. Elle admet donc que la privation de liberté imposée aux requérants était « régulière », c’est-à-dire conforme aux règles de fond et de forme du droit national.

iii. La privation de liberté imposée aux requérants était-elle exempte d’arbitraire ?

149. Lors de l’examen de la régularité de leur privation de liberté par le tribunal de première instance et la cour régionale, les trois requérants ont été entendus, représentés par un avocat, et ils ont pu citer à comparaître trois témoins. L’inspecteur-chef B.O. et quatre autres policiers ont aussi été entendus.

150. Il ressort des témoignages de l’inspecteur-chef B.O. (paragraphe 21 ci-dessus) et de l’agent de police P.W. (paragraphe 22 ci-dessus), et dans une certaine mesure de ceux des intéressés eux-mêmes (paragraphe 19 ci‑dessus), que les faits se sont déroulés de la manière suivante. Les trois requérants se trouvaient d’abord avec un groupe d’une cinquantaine de supporters danois (quarante-cinq selon les requérants, peut‑être soixante selon l’inspecteur-chef B.O.) dans un bar situé à 700 mètres environ de la place Amagertorv (paragraphe 22 ci-dessus), dans la rue commerçante piétonne Strøget, au centre de Copenhague, là où la première grosse bagarre a éclaté à 15 h 41. Ils ont ensuite quitté le bar avec le groupe, et tous se sont dirigés vers la place Amagertorv, en passant par Strøget. La police a suivi le groupe. Près de la place Amagertorv, des véhicules de police blindés avaient été stationnés en travers de la route pour empêcher les supporters danois d’affronter les supporters suédois. Tous les membres du groupe ont été emmenés dans une rue transversale (Valkendorffsgade).

151. Là, le deuxième et le troisième requérant ont été arrêtés, à 15 h 50, l’agent de police P.W. les ayant vus parler à un membre d’un groupe local et donner des ordres à d’autres hooligans d’Aarhus. L’agent P.W. a ajouté dans son témoignage que, travaillant dans la patrouille spéciale depuis quatre ans, il avait rencontré les requérants plusieurs fois lors de rixes survenues en marge d’autres matches de football, il les avait vus participer à ces rixes et il les avait entendus crier « White Pride Hooligan » (paragraphe 22 ci-dessus). Par ailleurs, le tribunal de première instance a observé que les requérants étaient connus des services de police pour avoir été arrêtés plusieurs fois auparavant en marge de matches similaires (paragraphe 25 ci‑dessus).

152. Il ressort du témoignage de l’agent de police M.W. (paragraphe 23 ci-dessus) que le premier requérant a été arrêté à 16 h 45 place Axeltorv, près des jardins de Tivoli, après qu’un homme fut venu trouver M.W. et son collègue pour leur dire que trois personnes (dont le premier requérant), qui se trouvaient non loin de là et qu’il désignait du doigt, appelaient leurs camarades et leur donnaient rendez-vous à l’entrée des jardins de Tivoli pour affronter des supporters suédois. L’agent M.W. et son collègue avaient estimé que l’homme qui leur faisait ce signalement était tout à fait crédible. Par ailleurs, le tribunal de première instance a noté que le premier requérant avait été arrêté plusieurs fois en marge de rencontres du même type (paragraphe 25 ci-dessus).

153. Sur la base de ces dépositions et des autres éléments en leur possession, le tribunal de première instance et la cour régionale ont estimé établi que la première grosse bagarre entre supporters danois et supporters suédois avait commencé place Amagertorv à 15 h 41, que cette bagarre représentait un risque concret et imminent de trouble à l’ordre public, que l’article 5 § 1 de la loi sur la police faisait obligation à celle-ci de s’efforcer de prévenir un tel trouble, et que les policiers n’avaient pas outrepassé leurs pouvoirs en arrêtant les requérants en vertu de l’article 5 § 3 de cette même loi.

154. Comme la Cour n’a cessé de le souligner au fil de sa jurisprudence, les autorités nationales se trouvent mieux placées que le juge international pour apprécier les preuves produites devant elles (voir, parmi d’autres, Winterwerp, précité, § 40, Weeks c. Royaume-Uni, 2 mars 1987, § 50, série A no 114, Sabeva c. Bulgarie, no 44290/07, § 58, 10 juin 2010, Witek c. Pologne, no 13453/07, § 46, 21 décembre 2010, et Reiner c. Allemagne, no 28527/08, § 78, 19 janvier 2012). En vertu du principe de subsidiarité, la Cour doit aussi éviter d’assumer le rôle d’un juge du fond compétent pour apprécier les faits, sauf si cela est rendu inévitable par les circonstances d’une affaire particulière. Si elle n’est pas liée par les constatations des juridictions internes mais demeure libre de se livrer à sa propre évaluation à la lumière de l’ensemble des éléments dont elle dispose, elle ne s’écartera normalement des constatations de fait des juges nationaux que si elle est en possession de données convaincantes à cet effet (voir, par exemple, Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 180, CEDH 2011 (extraits), et Austin et autres, précité, § 61).

155. La Cour ne voit aucune raison de remettre en cause les conclusions susmentionnées relatives aux faits auxquelles les juridictions internes sont parvenues, à savoir que les requérants ont été arrêtés parce que la police avait des raisons suffisantes de penser qu’ils avaient incité d’autres personnes à engager une rixe avec des supporters suédois dans le centre de Copenhague, et qu’ils posaient donc un risque concret et imminent pour l’ordre public et un danger pour la sécurité des personnes et la sûreté publique. Elle ne décèle aucun signe de mauvaise foi ou de négligence de la part des autorités nationales dans l’application de la législation pertinente. Au contraire, comme l’inspecteur-chef B.O. l’a expliqué devant les juridictions internes, l’intention des policiers était de commencer par engager le dialogue avec les différents groupes afin d’essayer de les calmer. Après les premières bagarres, ils avaient prévu de n’en arrêter que les instigateurs, en se fondant sur le comportement concret des intéressés, et la règle de base était que quelqu’un qui ne se comportait pas comme un fauteur de trouble ne devait pas être arrêté (paragraphe 21 ci-dessus). Or les trois requérants ont tous été considérés comme des instigateurs de bagarres (voir, en particulier, les dépositions des policiers P.W. et M.W., aux paragraphes 22 et 23 ci-dessus). Les juridictions internes ont admis la version des faits livrée par les policiers. Leurs conclusions n’étaient ni arbitraires ni manifestement déraisonnables, et la Cour ne voit aucune raison objective et ne dispose d’aucun élément concluant qui lui permettraient de remettre en question l’appréciation qu’elles ont faite.

156. En ce qui concerne l’exigence selon laquelle l’infraction visée à l’article 5 § 1 c) de la Convention doit être concrète et déterminée, en particulier quant au lieu et au moment de sa commission et quant à ses victimes potentielles, la Cour note que l’article 5 §§ 1 et 3 de la loi sur la police ne précisait pas quelles infractions les requérants devaient s’abstenir de commettre.

157. Toutefois, comme le Gouvernement l’a souligné, s’agissant des rixes de hooligans et du risque connexe de troubles à l’ordre public et d’atteinte à la sécurité des personnes et à la sûreté publique, plusieurs autres dispositions relatives à des actes répréhensibles précisaient quelles infractions les requérants devaient s’abstenir de commettre. Par exemple, l’article 3 du décret sur les mesures de police visant à maintenir l’ordre public, dont le non-respect était constitutif d’une infraction pénale passible d’une amende (voir l’article 18 du décret), leur imposait l’obligation de ne pas déclencher de bagarres ni commettre de violences susceptibles de troubler l’ordre public. L’article 134a du code pénal posait l’obligation de ne pas participer à des bagarres ni à d’autres atteintes graves à la paix dans un lieu public dans le cadre d’une entente entre plusieurs personnes agissant ensemble ou par consentement mutuel, et le non-respect de cette disposition était passible d’une peine d’emprisonnement d’un an et six mois au maximum. Enfin, les articles 244 et 245 du code pénal réprimaient, respectivement, la violence et la violence aggravée, tandis que l’article 291 énonçait l’obligation de s’abstenir de porter préjudice à autrui par une infraction.

158. La Cour considère que les conclusions relatives aux faits auxquelles les juridictions internes sont parvenues en l’espèce (paragraphes 150-153 ci‑dessus) sont de nature à convaincre un observateur objectif que, lorsque les requérants ont été arrêtés, la police avait toutes les raisons de croire qu’ils étaient en train d’organiser une rixe entre hooligans qui devait avoir lieu dans le centre de Copenhague au cours des heures qui précéderaient ou qui suivraient le match de football du 10 octobre 2009 ou pendant celui-ci, ce qui présentait un danger considérable pour la sécurité de nombreuses personnes, qu’il s’agît des supporters de football paisibles ou des tiers qui se trouvaient sur les lieux à ce moment-là et qui n’avaient rien à voir avec le match. Étant donné que l’on a considéré que le deuxième et le troisième requérant d’une part et le premier requérant d’autre part avaient été empêchés de déclencher ou de continuer d’organiser une rixe entre hooligans place Amagertorv à 15 h 50 et devant les jardins de Tivoli à 16 h 45 ce jour-là, le lieu et le moment précis des infractions étaient aisément déterminables. De même, les victimes potentielles étaient les personnes présentes sur les lieux et aux moments susmentionnés.

159. La Cour estime donc que les faits établis par les juridictions nationales indiquaient de manière suffisante que l’« infraction » qu’il fallait empêcher pouvait être considérée comme « concrète et déterminée » » aux fins de l’article 5 § 1 c).

160. Elle considère également que les autorités ont produit des éléments démontrant que les requérants auraient selon toute probabilité participé à la commission de cette infraction si leur rétention ne les en avait pas empêchés.

iv. La privation de liberté imposée aux requérants était-elle « nécessaire » ?

161. Le critère de nécessité qui s’applique relativement à certaines dispositions de l’article 5 § 1, dont le premier volet de l’alinéa c), a été rappelé au paragraphe 77 ci-dessus. Il comprend notamment l’obligation pour les autorités de rechercher « d’autres moyens » de parvenir au but visé. Aux fins de son examen de la privation de liberté imposée à titre préventif en l’espèce, la Cour estime utile de développer ce critère en ce qui concerne le second volet. Selon elle, il faut que des mesures moins sévères aient été envisagées et jugées insuffisantes pour sauvegarder l’intérêt privé ou public exigeant la détention. Une privation de liberté préventive ne peut raisonnablement passer pour nécessaire que s’il est ménagé un juste équilibre entre l’importance dans une société démocratique de prévenir un risque imminent de commission d’une infraction et celle du droit à la liberté. Ainsi, pour être proportionnée à une mesure aussi grave que la privation de liberté, l’« infraction » concrète et déterminée visée au second volet de l’article 5 § 1 c) doit être grave, c’est-à-dire comporter un risque d’atteinte à la vie ou à l’intégrité physique des personnes ou un risque d’atteinte importante aux biens. Il s’ensuit également que la privation de liberté doit cesser dès que le risque est passé, ce qui impose de contrôler la situation, la durée de la privation de liberté étant aussi un facteur pertinent (sur ce dernier point, voir, par exemple, Schwabe et M.G., précité, § 78).

162. La Cour admet que, en l’espèce, l’infraction concrète et déterminée décrite ci-dessus (paragraphe 158), à savoir le déclenchement d’une rixe de hooligans au centre de Copenhague, place Amagertorv à 15 h 50 et devant les jardins de Tivoli à 16 h 45, représentait un risque considérable pour la sécurité de tous les supporters paisibles et de tous les tiers présents sur place mais n’ayant aucun rapport avec le match. Elle considère donc que l’infraction que les autorités s’efforçaient d’éviter était indéniablement une infraction grave.

163. La Cour observe également que selon la déposition faite devant le tribunal de première instance par l’inspecteur-chef B.O., qui avait assuré le commandement stratégique de l’opération de police (paragraphe 21 ci‑dessus), la stratégie qui devait être mise en œuvre pour éviter de tels affrontements était d’engager le dialogue en amont avec les supporters/les spectateurs à partir de midi, heure à laquelle ceux-ci devaient commencer à arriver, et, en cas d’affrontements, de n’en arrêter que les instigateurs. De plus, alors même qu’il y a eu plusieurs bagarres jusqu’au début du match, la police a continué d’appliquer une stratégie de dialogue visant à faire en sorte que le plus grand nombre des spectateurs se comportent bien et parviennent jusqu’au stade pour voir le match. Dans sa déposition (paragraphe 22 ci-dessus), l’agent de police P.W. a confirmé qu’au début, l’ambiance était bonne et il n’y avait pas de violences. Son collègue et lui se contentaient de « garder un œil » sur les supporters danois dans le bar. Lorsqu’ils ont été avertis que les supporters suédois et danois devaient se retrouver pour se battre et que le groupe avait commencé à quitter le bar et emprunté la rue commerçante piétonne en direction de la place Amagertorv, qui se trouvait à 700 mètres de là environ et où la première bagarre avait éclaté à 15 h 41, les policiers ont suivi le groupe danois et en ont informé la salle de contrôle. L’inspecteur-chef B.O. a déclaré qu’il ne savait pas combien de personnes avaient participé directement à la bagarre, mais qu’il a déduit des informations que lui avaient communiquées les agents sur le terrain qu’il y avait entre cinquante et soixante personnes dans chaque camp.

164. Il apparaît donc à la Cour que, avant que la première bagarre n’éclate à 15 h 41 place Amagertorv, la police a appliqué une stratégie très prudente et des mesures très douces pour empêcher les affrontements entre hooligans.

165. De plus, même lorsqu’un groupe d’une cinquantaine de supporters danois a quitté le bar et s’est dirigé tout droit vers la bagarre de la place Amagertorv, les policiers ont commencé par essayer d’éviter l’affrontement en appliquant des mesures moins sévères. Ils ont garé leurs véhicules blindés en travers de la route pour empêcher le groupe de supporters danois de rencontrer le groupe suédois. Ensuite, ils ont dévié le groupe de supporters danois vers une rue transversale pour relever l’identité des supporters et les fouiller.

166. Comme les juridictions nationales l’ont établi, c’est à ce moment d’action intense, à proximité immédiate d’une bagarre en cours place Amagertorv, que les policiers ont estimé que le deuxième et le troisième requérant étaient en train d’inciter d’autres individus à prendre part à la bagarre. En conséquence, ces deux requérants ont été arrêtés à 15 h 50, en pleine conformité avec la stratégie consistant à n’arrêter que les instigateurs des bagarres (paragraphe 163 ci-dessus). Selon l’agent de police P.W., le but de cette arrestation était d’assurer le calme et d’empêcher les affrontements, but qui a manifestement été atteint puisqu’il est apparu que les hooligans d’Aarhus n’avaient plus de leader (paragraphe 22 ci‑dessus).

167. La Cour note aussi que quatre autres individus, originaires de Copenhague et soupçonnés eux aussi d’être des hooligans, ont été arrêtés en même temps que les deux premiers requérants, ce qui fait qu’environ quarante-quatre personnes du groupe danois, y compris le premier requérant, sont restées libres dans la rue transversale. Elle considère que cela démontre que les policiers n’ont pas procédé à des arrestations excessives mais ont pris soin au contraire de n’arrêter que les individus qui, selon eux, représentaient un risque de trouble à l’ordre public et de danger pour la sécurité des personnes et la sûreté publique.

168. Le premier requérant a quitté la rue transversale et s’est apparemment rendu dans un autre bar. Il n’a été arrêté qu’à 16 h 45, c’est‑à‑dire, comme l’ont établi les juges nationaux, après qu’on l’eut entendu inciter d’autres personnes à participer à une bagarre, cette fois-ci devant les jardins de Tivoli.

169. Dans ces conditions, la Cour ne voit pas de raison de mettre en doute la conclusion à laquelle est parvenu le tribunal de première instance dans son jugement du 25 novembre 2010, selon laquelle « [d]es mesures moins radicales ne pouvaient être considérées comme suffisantes pour écarter le risque de troubles supplémentaires dans ces conditions » et « la police de Copenhague n’a pas outrepassé ses pouvoirs en privant [les requérants] de liberté en vertu de l’article 5 § 3 de la loi sur la police sur cette base ». La cour régionale du Danemark occidental a confirmé cette conclusion le 6 septembre 2011 et les requérants se sont vu refuser l’autorisation de se pourvoir devant la Cour suprême.

La Cour ne voit pas de motifs convaincants qui justifieraient qu’elle s’écarte des conclusions des juridictions nationales. Elle estime donc établi que la privation de liberté des requérants pouvait raisonnablement être considérée comme « nécessaire » pour les empêcher de déclencher ou de continuer de déclencher des actes de hooliganisme, puisque des mesures moins sévères n’auraient pas suffi.

170. En ce qui concerne la durée de la privation de liberté, la Cour ne voit pas de raison de ne pas souscrire à l’appréciation du tribunal de première instance, qui a tenu le raisonnement suivant :

« (...) la mesure privative de liberté [qui a duré près de huit heures] dont les demandeurs ont fait l’objet a été levée dès que le calme est revenu dans le centre‑ville, selon l’appréciation de la police, après qu’un groupe de trente-cinq Danois eurent été arrêtés vers minuit. Le tribunal considère, dans les circonstances de l’espèce, que rien ne permet de remettre en cause l’appréciation faite par la police, selon laquelle une remise en liberté des personnes arrêtées avant que le calme ne soit revenu dans le centre-ville aurait emporté un risque concret et imminent d’aggravation des troubles, et notamment d’affrontements avec les spectateurs qui venaient de sortir du stade national à l’issue du match et qui se trouvaient toujours dans les rues en grand nombre. »

171. La Cour observe en outre que les policiers ont soigneusement vérifié si le risque était passé. En particulier, elle prend note du témoignage livré par l’inspecteur-chef P.J. (paragraphe 24 ci-dessus), qui était chargé d’assurer la rétention et la libération des personnes arrêtées et de vérifier que les procédures standard, et notamment la règle des six heures, étaient respectées. Il ressort de la déposition de l’inspecteur-chef que celui-ci n’a cessé de dialoguer avec le superviseur de la salle de contrôle et les policiers sur le terrain, ce qui lui a permis de déterminer quand il pourrait commencer à libérer les personnes arrêtées.

172. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime également établi que les requérants ont été remis en liberté dès que le risque imminent avait été écarté, que leur rétention n’a pas été plus longue que nécessaire pour les empêcher de continuer à agir de manière à déclencher une rixe de hooligans dans le centre de Copenhague le 10 octobre 2009, et que cette appréciation du risque a été suffisamment réévaluée au fil des heures.

173. En conséquence, la Cour considère que les juridictions internes ont ménagé un juste équilibre entre l’importance du droit à la liberté et celle qui résidait dans le fait d’empêcher les requérants d’ organiser une rixe de hooligans ou d’y participer.

v. Conclusion

174. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que la privation de liberté préventive dont les requérants ont fait l’objet était conforme à l’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention, et que, dès lors, il n’y a pas eu violation de cet article.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Décide, à l’unanimité, de joindre les requêtes ;

2. Déclare, à l’unanimité, les requêtes recevables ;

3. Dit, par quinze voix contre deux, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme à Strasbourg, le 22 octobre 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Søren PrebensenGuido Raimondi
Adjoint au greffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges De Gaetano and Wojtyczek.

G.R.
S.C.P.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES DE GAETANO ET WOJTYCZEK

(Traduction)

1. Malgré tout le respect que nous avons pour nos collègues, nous ne pouvons souscrire à l’opinion de la majorité selon laquelle il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 1 en l’espèce (point 3 du dispositif de l’arrêt).

2. La présente affaire soulève des questions fondamentales d’interprétation des traités. Nous notons que dans sa jurisprudence récente, la Cour a souvent opté pour une interprétation évolutive et téléologique de la Convention, n’hésitant pas à s’écarter de la jurisprudence existante pour élargir la portée des droits protégés. En l’espèce cependant, la majorité a suivi une voie différente : elle s’est concentrée sur la lettre du texte et sur les travaux préparatoires (voir, par exemple, les paragraphes 114 et 115 de l’arrêt, ainsi que le paragraphe 99). Pour autant, elle n’a pas hésité à limiter la portée des droits protégés en invoquant la lettre du texte et en adaptant à celle-ci son interprétation. De plus, et c’est là une démarche tout à fait inhabituelle, elle a reproché aux précédentes formations de la Cour de ne pas avoir suffisamment motivé les arrêts rendus sur la base d’une interprétation évolutive de la Convention (voir le paragraphe 108 de l’arrêt).

Nous souscrivons dans l’ensemble à la philosophie générale de l’interprétation des traités adoptée par la majorité, et nous espérons que cette approche sera reprise et consolidée dans les futures affaires de Grande Chambre. En particulier, nous partageons l’avis selon lequel l’interprétation de la Convention doit accorder la priorité aux directives de l’interprétation linguistique (sur le sens de cette expression, voir J. Wróblewski, The Judicial Application of Law, Springer-Science-Business-Media B.V., Dordrecht, 1992, pp. 97-100). Nous considérons aussi, comme la majorité, que la lettre du texte peut justifier que la Cour revienne sur une interprétation par trop extensive de telle ou telle disposition. Toutefois, nous sommes en fort désaccord avec elle sur deux points. Premièrement, nous considérons qu’elle n’a pas appliqué correctement cette méthodologie en l’espèce, de sorte que nous ne pouvons souscrire à sa conclusion selon laquelle la privation de liberté subie par les requérants relevait de l’article 5 § 1 c).

Deuxièmement, et il y a là un aspect plus fondamental, nous observons que la philosophie générale de l’interprétation des traités mise en œuvre dans l’arrêt rendu en l’espèce a fréquemment été rejetée dans d’autres arrêts de chambre ou de Grande Chambre, en particulier dans des affaires concernant l’article 8. Rien ne permet de comprendre pourquoi dans certaines affaires la Cour adopte une interprétation évolutive du texte s’écartant de l’intention originale des parties et de la lettre du traité et pourquoi dans d’autres affaires, telles que celle-ci, elle suit l’approche inverse. Le résultat est qu’elle ne livre pas de théorie cohérente de l’interprétation des traités propre à servir de base à ses arrêts et qu’elle n’explique pas non plus ses propres choix quant aux règles d’interprétation qu’elle applique.

3. Dans l’exercice de son mandat tel que défini et délimité par l’article 19 de la Convention, la Cour a un rôle spécial à jouer dans le développement de la culture juridique européenne. Or un élément important de la culture juridique est la culture de l’interprétation, qui présuppose l’existence de règles d’interprétation claires et précises. Dans un certain nombre de systèmes juridiques, il existe un ensemble cohérent de règles d’interprétation, qui est généralement non écrit mais clairement expliqué et appliqué dans les décisions de justice, par des arrêts contenant des considérations détaillées et précises quant aux règles d’interprétation qui en sous-tendent la motivation. Le droit européen des droits de l’homme n’a pas encore atteint le niveau de développement et de raffinement qui est celui de certains systèmes juridiques nationaux sur ce point ; et non seulement la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas développé une méthode d’interprétation suffisamment cohérente dans le cadre de la latitude que lui laissent les règles générales d’interprétation des traités, mais encore elle a souvent ignoré ou renoncé à suivre les règles coutumières applicables en matière d’interprétation des traités, codifiées dans la Convention de Vienne sur le droit des traités. Si l’on se place du point de vue national, on ne peut que constater que le rôle joué par la Cour en matière de création d’une culture d’interprétation est loin d’être satisfaisant.

4. Nous sommes tout à fait d’accord avec la majorité pour dire que lorsqu’elle tranche des questions d’interprétation, la Cour doit tenir dûment compte des travaux préparatoires et s’efforcer de déterminer dans la mesure du possible quelle était l’intention d’origine des Hautes Parties contractantes. Nous voudrions néanmoins souligner que l’article 32 de la Convention de Vienne sur le droit des traités (qui codifie les règles d’interprétation des traités) formule sur ce point la règle suivante :

« Il peut être fait appel à des moyens complémentaires d’interprétation, et notamment aux travaux préparatoires et aux circonstances dans lesquelles le traité a été conclu, en vue soit de confirmer le sens résultant de l’application de l’article 31, soit de déterminer le sens lorsque l’interprétation donnée conformément à l’article 31 :

a) Laisse le sens ambigu ou obscur ; ou

b) Conduit à un résultat qui est manifestement absurde ou déraisonnable. »

Ainsi, les travaux préparatoires sont un moyen subsidiaire d’interprétation des traités, qui prend son importance lorsque le libellé du texte n’est pas clair, mais qui ne saurait être déterminant lorsque l’interprétation linguistique conduit inéluctablement à un et un seul résultat clair, qui n’est pas manifestement absurde ou déraisonnable.

Par ailleurs, nous n’ignorons pas que l’arrêt Lawless c. Irlande (no 3) (1er juillet 1961, série A no 3) a été rendu à une époque où la pleine judiciarisation de la Convention dépendait des États qui l’avaient ratifiée et qui avaient accepté ce qui n’était jusque-là qu’un ensemble de dispositions facultatives. Il a été démontré de manière convaincante que la nature facultative de pans importants de la Convention de 1950 avait influencé l’autorité et les pratiques tant de la Commission que de la Cour jusqu’au milieu des années 1970, l’une et l’autre se montrant à l’époque très prudentes dans leur interprétation de la Convention (voir Mikael Rask Madsen, « « Legal Diplomacy » – Law, Politics and the Genesis of Postwar European Human Rights », in Human Rights in the Twentieth Century: A Critical History, Stefan-Ludwig Hoffmann (éd.), Cambridge University Press, Cambridge, 2011, pp. 62, 75-79).

5. La majorité affirme avec insistance qu’il faut interpréter avec souplesse l’article 5 § 1 c) (voir les paragraphes 118, 120, 126 in fine, 127, 137 et 141 de l’arrêt). Nous trouvons cela sidérant. Il y a dans la culture juridique européenne un principe communément admis selon lequel les dispositions qui garantissent la liberté personnelle sont d’interprétation stricte et littérale. Il est difficile de concilier l’approche adoptée par la majorité avec les canons établis de l’interprétation juridique : in dubio pro libertate ; in dubio interpretatio pro regula contra limitationem facienda ; exceptio est strictissimae interpretationis ; odiosa sunt restringenda ; poenalia sunt restringenda ; mala restringenda sunt, non amplianda et multiplicanda, etc.

Le sens commun de tous ces canons est que seule une interprétation stricte des exceptions à une disposition qui protège la liberté individuelle permet d’atteindre les buts de cette disposition : ainsi, la méthode téléologique et la méthode linguistique d’interprétation des traités convergent dans les affaires telles que celle de l’espèce.

6. Nous considérons comme la majorité que dans le cas présent, le point de départ est le libellé de l’article 5 de la Convention. Cependant, nous estimons que l’article 5 § 1 c) ne peut s’interpréter dans le vide mais doit être lu à la lumière des autres dispositions de la Convention, et en particulier de l’article 5 § 3, qui est ainsi libellé :

« Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »

Cette formulation ne laisse pas de place au doute quant au but de l’arrestation effectuée en vertu de l’article 5 § 1 c) : il s’agit de traduire l’individu devant la justice pénale pour la commission d’une infraction.

7. Nous notons également que le risque visé à l’article 5 § 1 c), « s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci », est toujours une circonstance particulière qui se rattache au cas plus général visé par le membre de phrase « des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction » : le risque qu’un individu prenne la fuite après avoir commis une infraction implique toujours la présence de raisons plausibles de penser que l’infraction a déjà été commise. Préciser dans le dernier motif ce qui a déjà été dit de manière plus générale dans le premier paraît à première vue superflu : l’énonciation du troisième motif ne peut s’expliquer que par le fait qu’il s’agit d’un exemple de cas où il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’un individu ait commis une infraction. À notre avis, le même raisonnement vaut pour l’expression « des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction » : il faut comprendre ce membre de phrase comme une illustration du cas plus général où il y a « des raisons plausibles de soupçonner [que l’intéressé] a commis une infraction ».

8. Selon la majorité, « [i]l découle directement du libellé de l’article 5 § 3 que si la personne n’est plus « arrêtée ou détenue » mais a été libérée, il n’y a pas d’obligation de la traduire aussitôt devant un juge » (paragraphe 129 de l’arrêt).

Nous dirions plutôt qu’un individu arrêté ou détenu « en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente » au sens de l’article 5 § 1 c) doit être soit traduit aussitôt devant un juge soit libéré, et que si la personne arrêtée en vue d’être traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires est libérée aussitôt, alors il n’est pas nécessaire de la traduire devant un juge. Dans ce cas, la possibilité de contester a posteriori devant un juge la régularité de l’arrestation est suffisante.

9. Nous notons également que sur les trois motifs de privation de liberté, le premier (« raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ») et le troisième (risque de fuite) concernent clairement la procédure pénale. Dès lors, il est difficile de croire, et encore plus de soutenir, que le second (« des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ») ne concerne pas une procédure pénale portant sur une infraction qui a déjà fait l’objet d’un commencement d’exécution, au moins sous la forme d’une tentative d’infraction ou d’une entente en vue de commettre une infraction.

10. Nous observons que dans bon nombre d’ordres juridiques, la loi ne prévoit pas de privation de liberté préventive des supporters de football. Au lieu de cela, les États peuvent choisir de pénaliser les actes commis « en amont » (“Vorfeld”) de l’infraction pénale principale, en particulier la préparation de l’infraction ou le fait de transporter certains objets dangereux dans certaines circonstances précises. Dans ces conditions, la privation de liberté préventive n’apparaît pas nécessaire pour lutter contre la violence dans le football ou contre le hooliganisme. En toute hypothèse, si les Hautes parties contractantes considèrent que la Convention les empêche d’appliquer certains moyens de coercition légitimes, elles peuvent la modifier comme n’importe quel autre traité.

Nous constatons également qu’en l’espèce, les juridictions internes ont établi que les trois requérants avaient organisé des rixes entre fans de football (paragraphe 25 de l’arrêt). On ne voit pas bien pourquoi ils n’ont pas été poursuivis pour ces actes.

11. En ce qui concerne la teneur et l’application du droit interne, nous voudrions souligner ce qui suit.

Premièrement, les dispositions pertinentes (article 5 de la loi sur la police (loi no 444 du 9 septembre 2004), voir le paragraphe 29 de l’arrêt) sont libellées en ces termes :

« 1. La police doit écarter tout risque de trouble à l’ordre public et tout danger pour la sécurité des personnes et la sûreté publique.

(...)

3. Lorsque les mesures moins intrusives visées au paragraphe 2 ci-dessus sont jugées insuffisantes pour éviter un risque ou un danger, la police peut, si nécessaire, retenir la ou les personnes causant le risque ou le danger. La privation de liberté doit être aussi brève et modérée que possible et, si possible, ne pas durer plus de six heures.

(...) »

Cette formulation paraît très large et très vague. En particulier, elle permet de recourir à la privation de liberté préventive face à tout risque de trouble à l’ordre public et à tout danger pour la sécurité des personnes et la sûreté publique, et cette possibilité n’est pas restreinte au cas d’un risque imminent de commission d’une infraction pénale précise. Une telle base de privation de liberté préventive est problématique du point de vue de l’exigence de précision et de clarté du droit interne, c’est-à-dire de « qualité de la loi ».

Deuxièmement, les juridictions internes ont établi ainsi l’intention du législateur (voir le paragraphe 25 de l’arrêt) :

« Il ressort des notes préparatoires à cette disposition (...) qu’en principe, la durée de six heures ne peut être dépassée que dans le cas d’opérations impliquant l’arrestation d’un grand nombre de personnes, situations dans lesquelles le temps passé à transférer les intéressés au poste de police et à relever et consigner leur identité rendrait matériellement impossible de respecter la règle des six heures. »

Or, comme cela a été souligné par les requérants et confirmé par les témoignages des policiers (voir les paragraphes 21 et 24), le nombre total de personnes arrêtées en marge du match de football ne rendait pas impossible, en pratique, de respecter la règle des six heures. Les policiers ont décidé de dépasser le délai de six heures pour empêcher les requérants de retourner au centre-ville et de risquer de participer à des affrontements. Il est clair que la police ne considérait pas que la loi lui conférait des pouvoirs suffisants.

12. Pour ces raisons, nous considérons que la privation de liberté des trois requérants a emporté violation de l’article 5 § 1 de la Convention.


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 001-187364
Date de la décision : 22/10/2018
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 5 - Droit à la liberté et à la sûreté (Article 5-1 - Privation de liberté;Arrestation ou détention régulières;Article 5-1-c - Nécessité raisonnable d'empêcher une infraction)

Parties
Demandeurs : S., V. ET A.
Défendeurs : DANEMARK

Composition du Tribunal
Avocat(s) : BONNEZ C. ; STADARFELD JENSEN T. ; ZIEBE H.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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