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16/10/2018 | CEDH | N°001-186763

CEDH | CEDH, AFFAIRE ZHIDOV ET AUTRES c. RUSSIE, 2018, 001-186763


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE ZHIDOV ET AUTRES c. RUSSIE

(Requêtes nos 54490/10 et 3 autres – voir liste en annexe)

ARRÊT

(Fond)

STRASBOURG

16 octobre 2018

DÉFINITIF

18/03/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Zhidov et autres c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Vincent A. De Gaetano, président,
Branko Lubard

a,
Dmitry Dedov,
Pere Pastor Vilanova,
Alena Poláčková,
Georgios A. Serghides,
Jolien Schukking, juges,
et de Fatoş Aracı, greffière adjoin...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE ZHIDOV ET AUTRES c. RUSSIE

(Requêtes nos 54490/10 et 3 autres – voir liste en annexe)

ARRÊT

(Fond)

STRASBOURG

16 octobre 2018

DÉFINITIF

18/03/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Zhidov et autres c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Vincent A. De Gaetano, président,
Branko Lubarda,
Dmitry Dedov,
Pere Pastor Vilanova,
Alena Poláčková,
Georgios A. Serghides,
Jolien Schukking, juges,
et de Fatoş Aracı, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 25 septembre 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent quatre requêtes (nos 54490/10, 1153/14, 2680/14 et 31636/14) dirigées contre la Fédération de Russie et dont six ressortissants de cet État (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Les noms des requérants ainsi que d’autres informations les concernant figurent en annexe.

2. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté initialement par M. G. Matiouchkine, ancien représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, puis par M. M. Galperine, son représentant actuel.

3. Les requérants alléguaient en particulier que leur droit au respect de leurs biens avait été méconnu.

4. Le 17 janvier 2011 et le 23 novembre 2016, ces griefs ont été communiqués au Gouvernement et les requêtes nos 1153/14 et 2680/14 ont été déclarées irrecevables pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Tous les requérants étaient propriétaires d’immeubles situés à proximité de gazoducs ou d’oléoducs. Les juridictions internes, statuant sur les demandes des sociétés exploitantes de ces installations, qualifièrent les immeubles en cause de « constructions illégales » et ordonnèrent leur démolition aux frais des requérants.

A. Les faits se rapportant à la requête no 54490/10 introduite par M. Zhidov

1. Les informations relatives au gazoduc

6. Depuis 1977, un gazoduc est en service à proximité de la ville de Penza, où habite le requérant. Depuis 1993, la présence du gazoduc est signalée par des panneaux. En 2006, la société Gazprom Transgaz Nijni Novgorod, l’exploitante du gazoduc, enregistra au cadastre de l’État les zones protégées (охранные зоны) le long de cette installation.

2. La genèse de l’affaire

7. Le 7 juin 1990, l’administration locale donna au requérant une parcelle pour faire construire une maison individuelle dans un délai de deux ans. Elle lui enjoignit d’obtenir préalablement les autorisations nécessaires, à savoir un projet de construction (строительный паспорт на проектирование) et un dossier de faisabilité (проектно-сметная документация), et de faire agréer celles-ci par l’architecte local.

8. Sans avoir demandé ces autorisations et sans avoir procédé à l’arpentage de la parcelle, le requérant commença la construction d’une maison. Cependant, il s’avéra que la parcelle où la construction était commencée n’était pas celle qui lui avait été attribuée mais une autre, se situant près de 200 mètres plus loin, à proximité immédiate du gazoduc.

9. Ayant découvert que plusieurs personnes, y compris le requérant, avaient commencé à construire des maisons à proximité du gazoduc, le 25 mai 1993, le chef de l’administration régionale adopta un arrêté interdisant toute construction dans cette zone. Le 18 octobre 1993, l’inspection auprès du Comité d’architecture et de construction (инспекция Госархстройконтроля) informa l’administration du district Oktiabrski de Penza de la poursuite illicite des travaux de construction à proximité du gazoduc.

10. Le 15 novembre 1993, le chef de l’administration du district adopta un arrêté relatif aux constructions illégales. Selon cet arrêté, la maison du requérant, qui était en cours de construction, avait été érigée illégalement (самовольно построенной) et devait être déplacée sur la parcelle qui avait été attribué à l’intéressé à l’origine.

11. À une date non précisée en 1993, un représentant de l’administration du district informa personnellement le requérant que sa maison se situait dans la zone protégée du gazoduc et le pria d’arrêter la construction. Le requérant poursuivit néanmoins la construction. En 1994, il termina les travaux et emménagea dans sa nouvelle maison.

12. Respectivement les 27 et 30 mars 2009, le requérant enregistra son droit de propriété sur le terrain et sur la maison dans le registre unifié des droits immobiliers selon la procédure simplifiée - sur présentation du passeport cadastral de l’immeuble (кадастровый паспорт здания) et de la décision du 7 juin 1990 relative à l’attribution de la parcelle (voir la partie « Le droit et la pratique internes pertinents »).

3. La procédure de déclaration de la maison comme construction illégale

13. À une date non précisée en 2009, la société exploitante du gazoduc assigna le requérant en justice. Elle demandait la démolition de sa maison au motif qu’il s’agissait d’une construction illégale (самовольная постройка).

14. Dans le cadre du procès, le tribunal du district Oktiabrski de Penza ordonna une expertise technique. Selon le rapport d’expertise du 15 décembre 2009, ainsi que selon les dépositions orales de l’expert à l’audience, la maison du requérant se situait à la fois dans la zone protégée à moins de 25 mètres de l’axe du gazoduc et dans la zone de la distance minimale entre le gazoduc et les habitations (в зоне минимально допустимых расстояний), c’est-à-dire à moins de 125 mètres du gazoduc (paragraphes 59-60 ci-dessous).

15. Le 19 mars 2010, le tribunal du district Oktiabrski fit droit à l’action de la société exploitante du gazoduc en se référant aux dispositions régissant la sécurité des installations dangereuses (voir la partie « Le droit et la pratique internes pertinentes »). Il se prononça en particulier comme suit :

« (...) l’immeuble a été érigé par le défendeur sur une parcelle qui ne lui avait pas été attribuée à cette fin selon les modalités légales, sans l’obtention des autorisations nécessaires, avec de graves violations des normes et dispositions d’urbanisme et de construction ; en outre, le maintien de [ladite] construction viole les droits et intérêts légitimes d’autrui et crée une menace à [l’encontre de] la vie et [de] la santé publique (...) »

Le tribunal, se référant aux dispositions du code civil pertinentes en l’espèce, rejeta le moyen du requérant selon lequel l’action aurait été éteinte en raison de la prescription extinctive. Il annula le droit de propriété de l’intéressé et lui ordonna de démolir la maison à ses frais.

Le 27 avril 2010, la cour régionale de Penza confirma ce jugement en appel.

4. Autres faits survenus après la communication de la requête

16. Il apparaît que les huissiers chargés de l’exécution du jugement du 19 mars 2010 se heurtèrent à l’absence d’injonction judiciaire d’expulsion du requérant et de son épouse de la maison en cause.

17. À une date non précisée dans le dossier, la société exploitante du gazoduc, Gazprom Transgaz Nijni Novgorod, rencontrant des difficultés pour exécuter le jugement, assigna le requérant et son épouse devant le tribunal du district Oktiabrski en demandant leur expulsion de la maison. La procédure d’exécution du jugement fut suspendue jusqu’à ce qu’il fût statué sur la demande d’expulsion.

18. Lors de l’une des audiences, l’épouse du requérant déclara que, en 1993-1994, pour des raisons de sécurité, les autorités avaient refusé de raccorder leur maison aux réseaux d’électricité, de gaz et d’eau, mais que le requérant s’était procuré un groupe électrogène, avait creusé un puits et avait installé un four à bois pour le chauffage. Elle indiqua également que, afin de continuer les travaux de construction, son époux et elle avaient revendu un appartement qu’ils possédaient à Penza et avaient investi l’argent de cette vente.

19. Le 15 novembre 2011, le tribunal du district Oktiabrski rejeta l’action au motif que l’expulsion ne pouvait être effectuée que depuis un « logement » et que la maison du requérant, étant une construction illégale, ne pouvait pas être qualifiée de « logement ».

Le 17 janvier 2012, la cour régionale de Penza rejeta l’appel interjeté par Gazprom Transgaz Nijni Novgorod contre le jugement susmentionné.

20. Au cours de l’année 2012, l’huissier chargé de l’exécution du jugement du 19 mars 2010 saisit le tribunal du district Oktiabrski d’une demande d’explicitation des modalités d’exécution du jugement en l’absence d’injonction judiciaire d’expulsion du requérant et de son épouse. Le 10 octobre 2012, le tribunal du district rejeta cette demande. Le 20 novembre 2012, la cour régionale de Penza confirma cette décision en appel au motif que le dispositif du jugement du 19 mars 2010 était clair et que le tribunal n’avait pas statué sur la question relative à la licéité de l’installation du requérant et de son épouse et à l’enregistrement de leur domicile dans la maison litigieuse.

21. Il ressort des documents fournis par le requérant que, à la date du 17 juin 2017, il habitait toujours la maison en cause.

B. Les faits se rapportant aux requêtes nos 1153/14 et 2680/14 introduites par Mmes Kastornova et Vdovina et M. Vdovin

1. Les informations relatives au gazoduc

22. Depuis 1963, un gazoduc est en service à proximité de la ville de Tchekhov (région de Moscou). En 2002, l’existence de ce gazoduc fut matérialisée sur le plan cadastral du district de Tchekhov.

2. La genèse de l’affaire

23. Mme Kastornova (requête no 1153/14) et Mme Vdovina (requête no 2680/14) sont propriétaires de maisons individuelles situées dans la ville de Tchekhov. M. Vdovin (requête no 2680/14) est l’ex-mari de Mme Vdovina (ci-après, M. et Mme Vdoviny).

a) En ce qui concerne Mme Kastornova

24. En 1999, l’administration de la ville de Tchekhov donna à M. K., un parent de Mme Kastornova, une parcelle aux fins de construction d’une maison individuelle. En 2003, M. K. fit effectuer un arpentage de sa parcelle (акт привязки в натуре границ земельного участка) par l’architecte local et obtint un permis de construire pour un sauna avec une mansarde.

25. En 2007, M. K. fit don de sa parcelle par un acte notarié à Mme Kastornova qui, la même année, inscrivit son droit de propriété au registre unifié des droits immobiliers.

26. En 2009, une maison individuelle fut édifiée sur ladite parcelle, et, en 2012, Mme Kastornova inscrivit son droit de propriété sur cette maison selon la procédure simplifiée – sur présentation du passeport cadastral de l’immeuble.

b) En ce qui concerne M. et Mme Vdoviny

27. En 1994, l’administration de la ville de Tchekhov donna à Mme Z. une parcelle aux fins de construction d’une maison individuelle. En 2003, l’intéressée fit effectuer un arpentage de sa parcelle et obtint un permis de construire.

28. En 2004, elle fit construire une maison sur sa parcelle. L’achèvement des travaux fut approuvé par un procès-verbal de réception (акт о приемке в эксплуатацию) dressé par une commission auprès de l’administration du district de Tchekhov.

29. Toujours en 2004, Mme Z. vendit par un acte notarié sa parcelle et sa maison à Mme Vdovina, qui s’y installa avec M. Vdovin. La même année, Mme Vdovina inscrivit son droit de propriété au registre unifié des droits immobiliers selon la procédure simplifiée - sur présentation de l’acte de vente. En 2005, elle fit construire une autre maison sur cette parcelle et, en septembre 2012, elle inscrivit également son droit de propriété sur présentation du passeport cadastral de l’immeuble. Les deux maisons avaient la même adresse postale : « rue Gazoprovodnaya, no 2 ».

3. La procédure de déclaration des maisons comme constructions illégales

30. En février et en avril 2012, la société Gazprom Transgaz Moskva assigna les requérants en justice. Elle demandait la démolition de leurs maisons en tant que constructions illégales érigées à proximité du gazoduc. M. et Mme Vdoviny firent une demande reconventionnelle de déplacement du gazoduc.

31. Dans le cadre du procès, les requérants et l’administration municipale, qui intervenait comme tierce partie, soutenaient que les zones protégées le long du gazoduc et les zones de distances minimales entre les gazoducs et les immeubles n’avaient jamais été identifiées, balisées ni enregistrées dans le cadastre, et qu’aucune restriction de leurs droits de propriété sur leurs parcelles n’avait été enregistrée dans le registre unifié des droits immobiliers. L’administration soutenait de surcroît que, au moment de la délivrance des permis de construire, elle ignorait l’existence du gazoduc.

32. Le 19 mars 2013, le tribunal de la ville de Tchekhov accueillit l’action de Gazprom Transgaz Moskva. Il qualifia les immeubles de constructions illégales car érigés sans les autorisations requises en violation des dispositions régissant l’exploitation et la sécurité des gazoducs et sans respecter les distances minimales de 200 mètres entre les gazoducs et les immeubles. Le tribunal estima également que la demanderesse avait à plusieurs reprises averti « toutes les instances concernées » de l’existence du gazoduc et que l’administration locale ne pouvait pas l’ignorer au moment où elle avait délivré les permis de construire. Le tribunal ordonna aux requérants de démolir les maisons à leurs frais. Plus particulièrement, concernant M. et Mme Vdoviny, le tribunal leur ordonna de démolir « la maison d’habitation située dans la zone de distance minimale (...) sise (...) rue Gazoprovodnaya, no 2 ».

33. Le tribunal rejeta la demande reconventionnelle formée par M. et Mme Vdoviny. Il estima que le déplacement du gazoduc, régulièrement installé et servant une mission de service public, entraînerait un arrêt prolongé de l’alimentation en gaz de la région de Moscou et causerait un préjudice à un grand nombre de consommateurs de gaz.

34. Les requérants firent appel de cette décision. Ils reprochaient en particulier à l’administration locale et à Gazprom Transgaz Moskva de ne pas les avoir informés de l’existence du gazoduc à proximité de leurs parcelles.

Le 3 juillet 2013, la cour régionale de Moscou rejeta l’appel des requérants en faisant siennes les conclusions du tribunal de Tchekhov.

4. Autres informations pertinentes

35. Dans ses observations du 17 mars 2017, le Gouvernement fournit à la Cour les informations suivantes.

36. À une date non précisée, M. et Mme Vdoviny (requête no 2680/14) formèrent une action en justice contre les autorités municipales tendant à déclarer leur maison inhabitable, à obtenir un autre logement et le paiement d’une indemnité pour le préjudice moral qu’ils estimaient avoir subi du fait de l’injonction de démolir leurs maisons.

37. Le 9 avril 2014, le tribunal de Tchekhov rejeta l’action au motif que les requérants n’avaient pas de rapports contractuels avec les autorités et qu’ils n’avaient pas dénoncé le contrat de vente du terrain et de la maison conclu avec Mme Z. Il fit également référence au jugement du 19 mars 2013 (paragraphes 32-33 ci-dessus) ayant l’autorité de chose jugée.

Le 11 août 2014, la cour régionale de Moscou confirma ce jugement en appel.

C. Les faits se rapportant à la requête no 31636/14 introduite par Mmes Kosenko et Tikhonova

1. Les informations relatives aux deux oléoducs

38. Depuis les années 1950, deux oléoducs sont en service à proximité de la ville de Tcheliabinsk, où habitent les requérantes. Il apparaît que, depuis les années 1990, les oléoducs sont protégés par une digue en terre (обваловка продуктопроводов) surmontée d’une clôture.

39. En 1993, les oléoducs et les zones protégées le long de ces installations furent matérialisés sur le plan général de Tcheliabinsk. En 2012, les zones protégées furent balisées.

40. En 2012, la société Uraltransnefteprodukt, propriétaire et exploitante des oléoducs, enregistra les zones protégées dans le cadastre. En 2013, elle fit inscrire au registre unifié des droits immobiliers la mention relative aux zones protégées impliquant des restrictions des droits immobiliers (ограничения/ обременения прав) sur les terrains situés autour des oléoducs.

2. La genèse de l’affaire

41. Le 6 août 1993, l’administration de la ville de Tcheliabinsk adopta au profit d’une association coopérative de jardinage un arrêté relatif à l’attribution d’un terrain et à la délivrance d’un document justificatif de droit sur le terrain (государственный акт). À cet arrêté fut annexé un extrait du plan général de Tcheliabinsk, sur lequel les oléoducs et les zones protégées le long de ceux-ci étaient indiqués.

Il apparaît que l’une des frontières du terrain avait été désignée par la clôture surmontant la digue en terre (paragraphe 38 ci-dessus).

42. En 2006 et en 2010 respectivement, les requérantes achetèrent auprès des membres de l’association coopérative susmentionnée deux parcelles et deux cabanons (садовые дома) avec des dépendances, construits dans les années 2000. Ces parcelles étant destinées au jardinage, la construction des cabanons était permise. Il apparaît que ces parcelles se situaient à proximité immédiate de la digue en terre protégeant les oléoducs.

43. Les requérantes privatisèrent les parcelles et, en 2010 et 2011 respectivement, inscrivirent leurs droits de propriété au registre unifié des droits immobiliers. En 2011, elles inscrivirent également leurs droits de propriété sur les cabanons selon les procédures simplifiées : Mme Kosenko le fit sur présentation d’une déclaration relative à l’immeuble (декларация об объекте недвижимого имущества) et du document justificatif de droit sur le terrain (государственный акт), et Mme Tikhonova sur présentation du contrat de vente immobilière.

44. En 2013, à l’issue de travaux de géomètre effectués à la demande de l’architecte local, il s’avéra que les parcelles en question se situaient à l’extérieur des limites du terrain attribué à la coopérative de jardinage.

3. La procédure de déclaration des cabanons comme constructions illégales

45. Estimant que les parcelles des requérantes se situaient dans les zones protégées longeant les oléoducs, à une date non précisée dans le dossier, la société Uraltransnefteprodukt assigna les requérantes en justice et demanda la démolition des cabanons et de leurs dépendances en tant que constructions illégales. L’administration municipale participa au procès comme tierce partie.

46. Le 28 mai 2013, le tribunal du district Sovetski de Tcheliabinsk fit droit à cette demande. Le tribunal estima que les parcelles des requérantes se situaient en partie dans les zones protégées le long des oléoducs et que ces parcelles n’avaient jamais été attribuées à l’association coopérative de jardinage (paragraphes 41 et 44 ci-dessus). Il considéra que les cabanons et dépendances avaient été érigés sans respecter les distances minimales et sans l’accord de l’exploitant des oléoducs, en violation des dispositions impératives relatives aux oléoducs. Il jugea enfin que, bien que les zones protégées aient été enregistrées dans le cadastre seulement en 2012, les autorités municipales avaient été informées de leur existence dès 1992. À cet égard, le tribunal indiqua que « le fait que les défendeurs ignoraient les restrictions à l’usage des parcelles ne signifi[ait] pas que ces restrictions étaient absentes ». Le tribunal ordonna la démolition des cabanons, dépendances et clôtures au motif qu’il s’agissait de constructions illégales aux frais des requérantes.

Le 22 octobre 2013, la cour régionale de Tcheliabinsk confirma le jugement en appel.

4. Autres informations pertinentes

47. Dans ses observations du 17 mars 2017, le Gouvernement a informé la Cour que, le 20 décembre 2016, le tribunal du district Sovetski, statuant sur la demande de Mme Tikhonova, résolut le contrat de vente du terrain et du cabanon et ordonna à la venderesse de lui rembourser le prix de l’achat. Le Gouvernement n’a pas fourni de texte de jugement ni d’informations quant au caractère définitif de celui-ci.

48. Par une lettre recommandée du 16 juin 2017, la Cour rappela à Mme Tikhonova que le délai imparti pour la présentation d’observations en réponse était échu depuis le 25 mai 2017 et attira son attention sur l’article 37 § 1 a) de la Convention. La requérante ne récupéra pas cette lettre.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Les dispositions générales relatives à la propriété immobilière et à la construction immobilière

1. Les dispositions relatives à l’enregistrement des droits immobiliers

49. Selon l’article 2 de la loi fédérale no 122-FZ du 3 juillet 1997 relative à l’enregistrement des droits immobiliers et des transactions immobilières, en vigueur entre le 28 janvier 1998 et le 1er janvier 2017, l’enregistrement des droits immobiliers ainsi que des restrictions aux droits immobiliers dans le registre unifié des droits immobiliers était un acte juridique valant reconnaissance par l’État de ces droits. D’après cet article, un droit enregistré ne pouvait être contesté qu’en justice.

50. Selon l’article 9 § 3 de la même loi, l’autorité compétente en matière d’enregistrement était chargée de vérifier l’authenticité et la validité des documents présentés à l’appui de la demande d’enregistrement, ainsi que l’existence de droits immobiliers enregistrés antérieurement sur le même immeuble ou de demandes antérieures. Selon l’article 13 de la loi, après réception de la demande d’enregistrement du droit et des documents présentés à l’appui de celle-ci, ladite autorité procédait à des vérifications (правовая экспертиза) concernant ces documents, y compris s’agissant de la licéité des transactions, à l’exception des transactions notariées.

51. Le 1er septembre 2006, un nouvel article 25.3 fut introduit dans la loi fédérale susmentionnée. Cet article prévoyait une procédure simplifiée d’enregistrement de droit de propriété sur certains immeubles. En particulier, selon les paragraphes 1, 3 et 4 de cet article, l’enregistrement du droit de propriété sur une maison individuelle d’habitation et sur un immeuble érigé sur une parcelle destinée au jardinage s’effectuait sur présentation des titres constitutifs du droit sur la parcelle, ainsi que sur présentation, dans le premier cas, de documents justificatifs de la construction de l’immeuble (comme, par exemple, le passeport cadastral de l’immeuble) et, dans le deuxième cas, d’une déclaration relative à l’immeuble.

52. Le 1er janvier 2017, la nouvelle loi fédérale relative à l’enregistrement des biens immobiliers (о государственной регистрации недвижимости) no 218-FZ est entrée en vigueur. Cette loi prévoit un système unique d’enregistrement des biens immobiliers dans un registre d’État, en fusionnant les services, séparés jusque-là, d’enregistrement des droits immobiliers et du cadastre.

53. Selon l’article 56 du code foncier, il peut y avoir des restrictions aux droits immobiliers sur les terrains, notamment lorsqu’il s’agit de terrains où sont établies des zones protégées. Ces restrictions aux droits immobiliers faisaient l’objet d’un enregistrement « selon les modalités prévues par la loi fédérale relative à l’enregistrement des droits immobiliers et des transactions immobilières » jusqu’au 25 octobre 2011 et, après cette date, « dans les cas et selon les modalités prévus par les lois fédérales » (étant entendu qu’il s’agissait de la loi fédérale relative au cadastre).

2. Les dispositions relatives à la construction immobilière

54. L’article 222 du code civil, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, qualifiait de construction illégale tout immeuble érigé : a) sur un terrain non attribué selon les modalités prévues par la loi ou non constructible, b) sans les autorisations nécessaires, ou c) en violation des normes d’urbanisme et de construction. Il précisait que la personne ayant érigé la construction illégale n’en devenait pas propriétaire, qu’une telle construction ne pouvait pas faire l’objet de transactions et qu’elle devait être démolie aux frais de la personne qui l’avait érigée (article 222 §§ 1 et 2). L’article 222 § 3 permettait une régularisation des constructions illégales par la justice sous certaines conditions. Il précisait qu’aucune régularisation n’était possible si, entre autres, la construction violait les droits et intérêts légitimes d’autrui ou menaçait la vie et la santé des personnes.

55. Selon l’article 196 du code civil, le délai de la prescription extinctive de droit commun est de trois ans. Le 29 avril 2010, le plénum de la Cour suprême et celui de la Cour supérieure de commerce, dans une directive conjointe, ont confirmé la pratique des juridictions internes consistant à ne pas appliquer la prescription extinctive aux demandes en justice tendant à faire démolir des constructions illégales représentant une menace à la vie et à la santé. Dans la même directive, ils ont précisé que l’enregistrement dans le registre unifié des droits immobiliers du droit de propriété sur un immeuble présentant des caractéristiques de construction illégale n’excluait pas la possibilité d’introduire en justice une action tendant la démolition dudit immeuble.

56. Selon l’article 30 § 11 du code foncier, dans le cas où les autorités donnent à un particulier une parcelle aux fins de construction individuelle, la personne concernée n’a pas à demander, avant le début des travaux de construction, une autorisation relative à l’emplacement précis de l’immeuble à construire sur la parcelle en cause (предварительное согласование места размещения объекта).

B. Les dispositions particulières relatives aux gazoducs et oléoducs

57. Selon la loi fédérale relative à la sécurité industrielle des installations dangereuses (опасные производственные объекты) no 116-FZ, entrée en vigueur en 1997, les gazoducs et oléoducs sont des installations dangereuses. Selon l’article 11 de cette loi, l’exploitant d’une installation dangereuse doit assurer le respect des normes de sécurité industrielle.

58. Selon l’article 32 de la loi fédérale relative à l’alimentation en gaz no 69-FZ, entrée en vigueur en 1999, les ouvrages ne respectant pas le régime des zones protégées et des distances minimales par rapport aux gazoducs doivent être démolis aux frais des personnes ayant commis ces irrégularités.

59. Aux termes du règlement de construction des gazoducs et oléoducs no 2.05.06-85 (СНиП 2.05.06-85 «Магистральные трубопроводы»), les distances minimales entre, d’un côté, l’axe du gazoduc ou oléoduc et, d’un autre côté, les habitations ou autres immeubles, sont établies en fonction du type, du diamètre de l’installation et de la nécessité de sa protection. Ces distances sont définies à l’annexe 4 du règlement précité.

60. Les règles de protection des gazoducs et oléoducs (Правила охраны магистральных трубопроводов), entrées en vigueur en 1992, instaurent les zones protégées le long de l’axe de l’installation d’une largeur de 25 mètres de chaque côté (article 4.1 des règles). Ces zones sont destinées à assurer l’exploitation sécurisée des installations et à exclure tout risque d’endommagement aux installations. Toute activité est interdite dans ces zones, sauf celles, limitativement énumérées, permises avec l’accord écrit de l’entité exploitante (article 4.4 des règles).

61. Les règles de protection imposent aux entités exploitantes l’obligation de transmettre aux autorités locales compétentes les données relatives à l’emplacement exact (исполнительная съемка) de ces installations et aux zones protégées autour de celles-ci, aux fins de les matérialiser sur les plans, ainsi que l’obligation de diffuser les informations relatives à l’emplacement des conduits à la radio et dans la presse locales, au moins une fois par trimestre. Ces règles imposent également un balisage du tracé des conduits tous les 500 mètres (article 3 des règles) et des zones protégées le long des installations.

62. Selon l’article 90 § 6 du code foncier, en vigueur depuis le 21 juillet 2011, des parcelles de terrains peuvent être mises à disposition des entités exploitantes des installations dangereuses aux fins de l’exploitation des gazoducs et oléoducs et aux fins de l’établissement des zones protégées le long de ces installations. Les zones protégées sont établies selon les modalités exposées dans les règles de protection des gazoducs et oléoducs (paragraphe 60 ci-dessus), des règlements de construction (paragraphe 59 ci-dessus) et d’autres dispositions légales. Toute construction sur ces parcelles ne respectant pas les distances minimales entre les installations et les habitations est interdite.

EN DROIT

I. QUESTIONS PRÉLIMINAIRES

A. Sur la jonction des requêtes

63. Les présentes requêtes étant similaires en fait et en droit, la Cour décide de les joindre, conformément à l’article 42 § 1 de son règlement.

B. Sur la radiation du rôle de la requête no 31636/14 dans sa partie concernant Mme Tikhonova

64. La Cour constate que Mme Tikhonova n’a pas récupéré la lettre recommandée du greffe lui rappelant que le délai qui lui était imparti pour la présentation d’observations en réponse était échu, et qu’elle n’a pas sollicité la prolongation de ce délai (paragraphe 48 ci-dessus).

65. La Cour conclut que Mme Tikhonova n’entend plus maintenir sa requête (article 37 § 1 a) de la Convention). En l’absence de circonstances particulières touchant au respect des droits garantis par la Convention ou ses Protocoles, la Cour considère qu’il ne se justifie plus de poursuivre l’examen de cette partie de la requête, au sens de l’article 37 § 1 in fine de la Convention. Il y a donc lieu de la rayer du rôle.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

66. Les requérants se disent victimes d’une privation de propriété. Ils allèguent plus précisément que la qualification par la justice de leurs immeubles de constructions illégales et les injonctions de démolition de ceux-ci s’analysent en une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

A. Sur la recevabilité

1. Applicabilité ratione personae de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention

a) Les arguments des parties

67. Concernant la requête no 54490/10, introduite par M. Zhidov, le Gouvernement considère que l’article 1 du Protocole no 1 est inapplicable ratione personae car il s’agirait d’un litige entre personnes privées : le requérant et une société commerciale à responsabilité limitée, Gazprom Transgaz Nijni Novgorod. Le Gouvernement fournit à l’appui de ses dires un extrait du registre unifié des sociétés mentionnant que l’unique associé de Gazprom Transgaz Nijni Novgorod est la société par actions Gazprom et non l’État, et que le but statutaire de Gazprom Transgaz Nijni Novgorod ne se limite pas à l’exploitation du gazoduc et à l’alimentation en gaz, mais lui permet aussi l’exercice d’autres activités commerciales non liées aux missions de service public.

68. Le requérant combat cette thèse. Il argue que l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention trouve bien à s’appliquer en l’espèce car, selon lui, ce sont les autorités qui lui avaient attribué la parcelle en cause et qui lui avaient indiqué son emplacement de façon erronée. D’après lui, c’était la faute des autorités s’il avait construit sur une autre parcelle que celle qui lui aurait été attribuée. Il indique en outre que l’élément public était prédominant dans la présente affaire car l’injonction de démolition aurait été émise aux fins de protection de la vie et de la santé des personnes. Enfin, le requérant soutient que l’État russe détient plus de 50 % des actions de la société Gazprom et que, par conséquent, sa filiale Gazprom Transgaz Nijni Novgorod ne serait pas une véritable société privée.

69. S’agissant des trois autres requêtes, le Gouvernement ne soulève pas de telle objection mais admet qu’il y a eu une ingérence de l’État dans le droit des requérants au respect de leurs biens. Plus particulièrement, dans les observations concernant les requêtes nos 1153/14 et 2680/14, introduites respectivement par Mme Kastornova et par M. et Mme Vdoviny, il souligne l’importance sociale de l’alimentation en gaz d’un grand nombre de personnes physiques et morales et rappelle le considérant des juridictions internes selon laquelle le déplacement du gazoduc affecterait les intérêts des habitants (paragraphe 33 ci-dessus).

b) L’appréciation de la Cour

70. Rappelant que l’exception ratione personae tient à sa compétence, la Cour analysera cette question pour les quatre requêtes.

71. Elle rappelle qu’elle n’est pas appelée, en principe, à régler des différends purement privés et que le fait pour l’État, par le biais de son système judiciaire, de fournir un cadre pour l’appréciation des droits et obligations du requérant n’engage pas automatiquement sa responsabilité au regard de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (voir, parmi d’autres, Vulakh et autres c. Russie, no 33468/03, § 44, 10 janvier 2012, Anheuser Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, §§ 83-87, CEDH 2007‑I, et Kotov c. Russie [GC], no 54522/00, § 92, 3 avril 2012). Cependant, la Cour a déjà eu l’occasion de juger implicitement que l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention s’appliquait au contentieux civil relatif aux constructions illégales intenté par une société des chemins de fer (Mkhchyan c. Russie, no 54700/12, §§ 69-70, 7 février 2017) ou engagé dans l’intérêt des tiers (Allard c. Suède, no 35179/97, §§ 50 et 52, CEDH 2003‑VII).

72. La Cour considère que, en l’espèce, l’applicabilité de la disposition susmentionnée est intrinsèquement liée à l’existence d’une ingérence dans le droit des requérants au respect de leurs biens et d’un but d’utilité publique poursuivi par les injonctions de démolition, et donc au fond du grief. Dès lors, elle décide de joindre cette exception au fond.

2. Applicabilité ratione materiae de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention

a) Les arguments des parties

73. S’agissant de la requête no 54490/10, introduite par M. Zhidov, le Gouvernement allègue que la maison du requérant n’était pas son « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Selon lui, l’enregistrement du droit de propriété de l’intéressé dans le registre unifié a été illicite et effectué par le requérant de mauvaise foi et avec l’intention d’induire les autorités en erreur.

74. Le requérant combat cette thèse et soutient que les autorités ont toléré pendant de nombreuses années l’existence de sa maison, ce qui lui conférerait un intérêt substantiel protégé par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. En outre, il allègue avoir enregistré son droit de propriété en toute bonne foi, sans que le service d’enregistrement compétent, qui avait vérifié les documents présentés, n’ait décelé d’irrégularités.

75. Dans ses observations concernant les trois autres requêtes, le Gouvernement ne soulève pas de telle objection, admettant implicitement que les immeubles des requérants étaient leurs « biens ».

b) L’appréciation de la Cour

76. Rappelant que la compatibilité ratione materiae d’un grief touche aussi à sa compétence, la Cour analysera cette question pour les quatre requêtes.

77. Elle rappelle que la notion de « bien » a une portée autonome qui est indépendante des qualifications formelles du droit interne. Ce qui importe, c’est de rechercher si les circonstances d’une affaire donnée, considérées dans leur ensemble, peuvent passer pour avoir rendu le requérant titulaire d’un intérêt substantiel protégé par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (voir, par exemple, Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 124, CEDH 2004‑XII).

78. En l’espèce, la Cour constate que, indépendamment de la question de savoir si le temps écoulé a fait naître chez les requérants un intérêt patrimonial suffisamment important et reconnu, au sens de la jurisprudence Hamer c. Belgique (no 21861/03, § 76, CEDH 2007‑V (extraits)) et Brosset‑Triboulet et autres c. France [GC] (no 34078/02, § 71, 29 mars 2010), les autorités ont inscrit dans le registre unifié des droits immobiliers les droits de propriété des intéressés sur les immeubles litigieux et ont ainsi formellement reconnu leur qualité de propriétaire. Ceux‑ci étaient donc titulaires de « biens » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (Sociedad Anónima del Ucieza c. Espagne, no 38963/08, §§ 78‑79, 4 novembre 2014, et Bidzhiyeva c. Russie, no 30106/10, § 60, 5 décembre 2017). Partant, la Cour rejette cette exception du Gouvernement.

3. Conclusion

79. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Les arguments des parties

a) En ce qui concerne M. Zhidov (requête no 54490/10)

80. Le Gouvernement souligne que le requérant a construit sa maison sur une autre parcelle que celle qu’il avait reçue des autorités et que, dès 1993, l’intéressé était informé de la proximité immédiate du gazoduc impliquant l’interdiction de toute construction.

81. Par ailleurs, le Gouvernement assimile la présente affaire à l’affaire Saliba c. Malte (no 4251/02, 8 novembre 2005) où la Cour n’a pas trouvé de violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention concernant l’injonction de démolir un hangar illégalement érigé.

82. Enfin, le Gouvernement indique que le requérant n’a jamais demandé en justice la régularisation de sa construction, comme le permettait, selon lui, l’article 222 du code civil (paragraphe 54 ci-dessus).

83. Le requérant conteste ces arguments. Sans nier avoir été informé de la proximité du gazoduc et de l’interdiction de construire dans la zone autour de celui-ci, il reproche toutefois aux autorités de ne pas lui avoir « officiellement notifié » l’interdiction de construire, d’avoir toléré sa maison pendant plusieurs années sans réagir, d’avoir perçu les impôts afférents et de ne pas avoir décelé d’erreur lors de la procédure d’enregistrement de son droit de propriété dans le registre unifié, procédure lors de laquelle il soutient avoir été de bonne foi.

84. Il estime aussi que son affaire diffère de l’affaire Saliba précitée en ce que le droit russe ne prévoit pas de responsabilité pénale pour les constructions illégales, mais que, au contraire, le code civil permet de les régulariser dans certaines circonstances.

b) En ce qui concerne Mme Kastornova, M. et Mme Vdoviny et Mme Kosenko (requêtes nos 1153/14, 2680/14 et 31636/14)

85. Le Gouvernement estime que l’ingérence dans le droit des requérants au respect de leurs biens était prévue par la loi, qu’elle poursuivait un but légitime et qu’elle était proportionnée à ce but.

86. Il fait siennes les conclusions des juridictions internes quant à la nécessité de démolir les immeubles des requérants en tant que constructions illégales. En particulier, il considère que, s’agissant des requêtes nos 1153/14 et 2680/14, introduites respectivement par Mme Kastornova et par M. et Mme Vdoviny, un déplacement du gazoduc serait trop coûteux et constituerait une mesure disproportionnée impliquant un arrêt prolongé de l’alimentation en gaz de la région de Moscou et des régions voisines. S’agissant de la requête no 31636/14, introduite par Mme Kosenko, le Gouvernement soutient que l’association coopérative de jardinage était informée de la proximité des oléoducs et des zones protégées et devait à son tour en informer chacun de ses membres.

87. Analysant différentes dispositions internes, le Gouvernement conclut que les propriétaires et exploitants des gazoducs et oléoducs ne sont pas légalement tenus d’enregistrer de restrictions aux droits immobiliers sur les terrains traversés par ces installations.

88. Le Gouvernement assimile les présentes affaires aux affaires Saliba, Hamer et Brosset-Triboulet et autres, précitées, où la Cour n’a pas trouvé de violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention du fait de l’obligation de démolir, aux frais des propriétaires et sans indemnisation, des immeubles érigés sans autorisations nécessaires dans les zones interdites à la construction dans les deux premiers cas, et situés sur le domaine public maritime dans le dernier cas.

89. Enfin, le Gouvernement déclare que, à la date du 17 mars 2017, les jugements ordonnant la démolition n’ont toujours pas été exécutés et que, par ailleurs, les requérants n’ont pas demandé en justice des dommages-intérêts pour l’annulation de leur droit de propriété.

90. Les requérants contestent ces arguments. Ils arguent que les autorités ont bien enregistré leur droit de propriété sur les parcelles et les immeubles sans la moindre objection liée à la proximité des gazoducs et oléoducs et sans avoir décelé les zones protégées le long de ces installations ou les zones de distances minimales.

91. Plus particulièrement, Mme Kastornova et M. et Mme Vdoviny (requêtes nos 1153/14 et 2680/14) soutiennent que, lors de la distribution des parcelles constructibles, les autorités auraient dû coopérer avec la société exploitante du gazoduc. Ils arguent que, quand les précédents propriétaires ont reçu les parcelles en cause puis les permis de construire, et quand ils ont inscrit leurs droits dans le registre unifié, ils ignoraient qu’un gazoduc se trouvait à proximité et ne pouvaient absolument pas prévoir que leurs immeubles seraient qualifiés de constructions illégales. Ils ajoutent que les zones protégées le long du gazoduc n’ont jamais été balisées et que, par conséquent, la société exploitante a manqué à ses obligations imposées par la loi fédérale relative à la sécurité industrielle.

92. Les requérants estiment également que les juridictions internes ont arbitrairement interprété et appliqué l’article 222 du code civil et soutiennent que l’ingérence dans leur droit au respect de leurs biens n’a pas été effectuée selon les voies légales. En outre, alléguant avoir totalement perdu leurs immeubles, en l’absence de toute indemnisation, les requérants estiment que cette ingérence n’a pas été proportionnée.

93. Mme Kosenko (requête no 31636/14) soutient que, pendant des années, les autorités ont toléré l’existence du cabanon sur la parcelle à proximité des oléoducs, et qu’elle payait les impôts et taxes afférents. Elle argue que sa parcelle se situe bien à l’intérieur du terrain de l’association coopérative de jardinage et qu’elle avait été donnée à la précédente propriétaire conformément à la loi.

2. L’appréciation de la Cour

a) Sur l’existence d’une ingérence, son but et sa légalité

94. La Cour constate que les juridictions internes ont ordonné la démolition des immeubles des requérants au motif qu’il s’agissait de constructions illégales. Pour ce faire, elles se sont référées aux dispositions régissant la sécurité des installations dangereuses, aux normes d’urbanisme et de construction (paragraphes 15, 32 et 46 ci-dessus) et, dans les requêtes nos 1153/14 et 2680/14, elles ont également pris en considération les intérêts des consommateurs de gaz (paragraphe 33 ci-dessus).

95. La Cour considère ainsi que, indépendamment de la question relative au contrôle par l’État russe des sociétés exploitantes des gazoducs et oléoducs, les injonctions judiciaires de démolition poursuivaient une finalité d’intérêt général, notamment la protection de la vie des personnes et de la santé publique, la sécurité de l’exploitation d’installations dangereuses et une alimentation en gaz ininterrompue des habitants. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que les injonctions de démolition s’analysent en une ingérence des autorités dans le droit des requérants au respect de leurs biens, ingérence poursuivant plusieurs buts légitimes (voir aussi paragraphes 57‑61 ci-dessus sur la sécurité de l’exploitation des installations dangereuses) (comparer et contraster avec l’affaire Anheuser-Buch, précitée, où la Cour a trouvé qu’il n’y avait pas d’ingérence des autorités publiques s’agissant d’un litige purement privé dépourvu d’un élément public, ainsi qu’avec l’affaire Kotov, précitée, où la Cour a estimé que l’État ne pouvait pas être tenu pour directement responsable des irrégularités commises par le liquidateur privé d’une banque).

La Cour rejette ainsi l’exception du Gouvernement tirée de l’irrecevabilité ratione personae du grief du fait de la nature privée du contentieux dénoncé par les requérants.

96. Quant au type d’ingérence et à la norme applicable, la Cour considère qu’il s’agissait d’une mesure de règlementation de l’usage des biens au sens du second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 (Saliba, précité, §§ 27-28, 8 novembre 2005, Hamer, précité, § 60, Ivanova et Cherkezov c. Bulgarie, no 46577/15, § 69, 21 avril 2016, et Mkhchyan, précité, § 70).

97. Enfin, s’agissant de la légalité de l’ingérence, la Cour rappelle que, sauf dans les cas d’arbitraire évident, elle n’est pas compétente pour remettre en cause l’interprétation de la législation interne par les juridictions nationales. En l’espèce, elle ne décèle aucun élément qui lui permette de conclure que, en qualifiant les maisons des requérants de constructions illégales au sens de l’article 222 du code civil, les juridictions internes ont fait une interprétation ou une application arbitraire de cette disposition. Elle considère donc que l’ingérence a été opérée « dans les conditions prévues par la loi » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

Il reste à déterminer si l’ingérence a été proportionnée aux buts légitimes poursuivis.

b) Sur la proportionnalité de l’ingérence

i. En ce qui concerne l’ensemble des présentes requêtes

98. La Cour rappelle que la proportionnalité de l’ingérence implique l’existence d’un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la collectivité et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux des individus. Cet équilibre est rompu si la personne concernée a eu à subir « une charge spéciale et exorbitante ». Elle rappelle également que la vérification de l’existence d’un juste équilibre exige un examen global des différents intérêts en cause et peut appeler une analyse du comportement des parties, des moyens employés par l’État et leur mise en œuvre, en particulier, l’obligation des autorités d’agir en temps utile, de façon correcte et cohérente (Bidzhiyeva, précité, § 64, avec les références citées). En matière de droit de propriété, la Cour accorde une importance particulière au principe de bonne gouvernance, et souhaite que les autorités publiques agissent avec les plus grandes précautions (Moskal c. Pologne, no 10373/05, § 72, 15 septembre 2009).

99. En l’espèce, dans son analyse de la proportionnalité de l’ingérence, la Cour prend note de l’argument des requérants selon lequel les autorités ont inscrit dans le registre unifié des droits immobiliers leurs droits de propriété sur les immeubles situés à proximité d’installations dangereuses, manquant ainsi à leur obligation d’agir avec diligence. Ils ajoutent que ce manquement ne devrait pas être préjudiciable aux requérants de bonne foi. La Cour analysera donc si l’autorité d’enregistrement aurait dû refuser d’inscrire les droits immobiliers des requérants du fait des installations dangereuses à proximité de leurs immeubles, ou pour d’autres motifs.

100. La Cour relève que l’autorité d’enregistrement était compétente pour vérifier l’authenticité et la validité des documents ainsi que l’existence des droits immobiliers déjà enregistrés à l’égard du même bien (paragraphe 50 ci-dessus), mais qu’elle ne pouvait pas mener de vérifications sur place.

101. En l’espèce, les requérants ont inscrit leurs droits selon la procédure simplifiée : sur simple présentation des passeports cadastraux des biens (M. Zhidov et Mme Kastornova, M. et Mme Vdoviny pour la maison qu’ils ont construite), de la déclaration relative à l’immeuble (Mme Kosenko) et de l’acte de vente immobilière (M. et Mme Vdoviny). Dans le cadre de cette procédure simplifiée, l’autorité d’enregistrement ne pouvait pas vérifier si la construction des immeubles nécessitait l’obtention des permis de construire ou d’autres autorisations et si les intéressés les avaient effectivement obtenus (comparer avec l’affaire Gladysheva c. Russie (no 7097/10, §§ 78-79, 16 décembre 2011) où les autorités n’ont pas effectué de démarches basiques pour déceler des falsifications des documents, ainsi qu’avec l’affaire Anna Popova c. Russie (no 59391/12, §§ 10-12 et 35, 4 octobre 2016) où un appartement visé par une enquête pénale a été revendu plusieurs fois et le droit de propriété enregistré à chaque fois alors qu’un procureur avait expressément demandé à l’autorité de l’enregistrement de refuser les demandes d’enregistrement).

102. S’agissant de l’obligation de ladite autorité de vérifier si des restrictions du fait de l’existence de zones protégées ou de zones de distances minimales frappaient les parcelles des requérants, la Cour constate que les zones protégées devaient effectivement faire l’objet d’un enregistrement dans le registre unifié et ultérieurement dans le cadastre (paragraphe 53 ci-dessus), en dépit de ce que soutient le Gouvernement (paragraphe 87 ci-dessus). En l’espèce, les biens immobiliers de M. Zhidov et de Mme Kosenko (requêtes nos 54490/10 et 31636/14) étaient en partie situés dans ces zones protégées, mais les sociétés exploitantes n’ont pas enregistré de restrictions frappant la parcelle de M. Zhidov du fait de l’existence de ces zones protégées. Par ailleurs, elles ont enregistré ces dernières seulement après l’enregistrement du droit de propriété de Mme Kosenko (comparer paragraphes 40 et 43 ci-dessus). Quant aux distances minimales entre le gazoduc et les habitations, distances dans lesquelles se situaient les immeubles de Mme Kastornova et M. et Mme Vdoviny (requêtes nos 1153/14 et 2680/14), celles-ci ne faisaient l’objet d’aucun enregistrement officiel.

103. Dans ces circonstances, la Cour estime que l’autorité d’enregistrement ne pouvait pas vérifier si les parcelles des requérants ou leurs immeubles se situaient dans les zones protégées ou dans les distances minimales entre les gazoducs et les habitations et refuser, par conséquent, l’inscription du droit de propriété des intéressés. Ainsi, de l’avis de la Cour, l’enregistrement du droit de propriété des requérants ne constitue pas en soi un manquement des autorités à leur devoir de réagir en temps utile et de façon cohérente. La Cour examinera ainsi d’autres circonstances pertinentes pour l’appréciation de la proportionnalité de l’ingérence.

ii. En ce qui concerne M. Zhidov (requête no 54490/10)

104. La Cour observe que le requérant a commencé la construction de sa maison sans avoir demandé les autorisations requises (voir, a contrario, N.A. et autres c. Turquie, no 37451/97, CEDH 2005‑X) et sans avoir procédé à un arpentage de sa parcelle et que, en 1993, avant l’achèvement des travaux, il a appris qu’il construisait sur une parcelle autre que celle qui lui avait été attribuée et que sa maison inachevée se trouvait à proximité immédiate du gazoduc, dont la présence était déjà balisée à cette époque. La Cour observe que le requérant, ayant été prié par les autorités d’arrêter la construction et s’étant heurté au refus de celles-ci de raccorder la maison aux réseaux d’eau, électricité et gaz, a néanmoins, à ses risques et périls, poursuivi les travaux et emménagé dans la maison en 1994.

105. De l’avis de la Cour, cette maison comportait tous les éléments constitutifs d’une construction illégale au sens de l’article 222 du code civil, à savoir une construction sur un terrain non attribué à cette fin, sans les autorisations nécessaires et en violation flagrante des normes d’urbanisme et de construction (paragraphes 8 et 15 ci-dessus) (Saliba, précité, § 46, et Ivanova et Cherkezov, précité, § 75).

106. Certes, un grand laps de temps s’est écoulé sans que les autorités ne réagissent, et avant que la société exploitante du gazoduc ne forme l’action en justice contre le requérant. La Cour admet ainsi que les autorités, qui ont été au courant de la situation, ont contribué à pérenniser une situation préjudiciable à la sécurité et à la santé publique. Cependant, elle considère que cette tolérance des autorités ne pouvait pas créer chez le requérant le sentiment d’être à l’abri des poursuites. En effet, d’un côté, sa construction n’était pas régularisable au sens du paragraphe 3 de l’article 222 du code civil (paragraphe 54 ci-dessus) et, à supposer que le requérant alléguait le contraire, il n’a jamais demandé en justice une telle régularisation. D’un autre côté, il n’y avait pas de délai de prescription extinctive pour agir en justice contre ce type d’ouvrages (paragraphe 55 ci-dessus) (voir aussi Hamer, précité, § 85).

107. Tous ces éléments conduisent la Cour à conclure que le requérant n’a pas subi une atteinte disproportionnée à son droit de propriété.

Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

iii. En ce qui concerne Mme Kastornova et M. et Mme Vdoviny (requêtes nos 1153/14 et 2680/14)

108. La Cour observe que les autorités ont délivré aux précédents propriétaires les parcelles constructibles en 1994 et 1999, que, en 2002, la présence du gazoduc a été matérialisée sur le plan cadastral du district, mais que, en 2003, les autorités ont néanmoins délivré aux précédents propriétaires des permis de construire.

109. Par ailleurs, elle note que, dans le cas de Mme Z. (ancienne propriétaire), en 2004, les autorités ont en plus dressé un procès-verbal de réception après l’achèvement des travaux de construction de sa maison. Elle relève aussi que, plus tard, en 2005, M. et Mme Vdoviny ont édifié une autre maison sur cette même parcelle destinée à la construction.

110. Compte tenu de ces permis et agréments, la Cour estime que, à la différence des affaires invoquées par le Gouvernement, les requérants pouvaient légitimement se croire en situation de sécurité juridique quant à la licéité de la construction de leurs immeubles (voir, dans le même sens, N.A. et autres c. Turquie, précité, § 36). Les requérants ont été obligés de démolir leurs maisons à cause de la négligence des autorités (voir, mutatis mutandis, Moskal, précité, §§ 73 in fine et 74), et sans que leur propre bonne foi et leur absence de responsabilité n’aient pu jouer le moindre rôle dans les procédures internes (voir, mutatis mutandis, Sud Fondi srl et autres c. Italie, no 75909/01, § 121, 20 janvier 2009).

111. Quant à l’observation du Gouvernement selon laquelle les requérants n’ont pas demandé en justice une indemnisation pour la perte de leurs biens, la Cour relève que Mme Kastornova n’a effectivement pas intenté d’action en dommages-intérêts et que la demande de relogement et d’indemnisation de M. et Mme Vdoviny a été rejetée au motif, en particulier, qu’ils n’avaient pas dénoncé le contrat de vente conclu avec Mme Z. (paragraphes 38 ci-dessus). Elle note que les requérants n’ont pas tenté de se retourner contre leurs cocontractants.

112. La Cour considère que c’étaient les autorités qui étaient à l’origine de l’ingérence dans le droit au respect des biens des requérants et non les précédents propriétaires, et que ces derniers avaient obtenu tous les agréments nécessaires à la construction, et cela sans que leur bonne foi n’ait jamais été remise en question par les instances internes. Enfin, elle n’exclut pas que les actions en justice éventuellement engagées par les requérants soient irrecevables en raison de la prescription extinctive de trois ans.

113. Dans ces circonstances, la Cour estime qu’il serait excessif d’exiger des requérants d’entamer contre leurs cocontractants de nouvelles procédures judiciaires marquées par une totale incertitude quant à une chance raisonnable de succès et dont l’effectivité pratique n’a pas été démontrée par le Gouvernement (B.K.M. Lojistik Tasimacilik Ticaret Limited Sirketi c. Slovénie, no 42079/12, § 50, 17 janvier 2017, et S.C. Service Benz Com S.R.L. c. Roumanie, no 58045/11, §§ 37-42, 4 juillet 2017, avec les références qui y sont citées).

114. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que les autorités n’ont pas ménagé un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt public et la nécessité de protéger le droit de propriété des requérants.

Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

iv. En ce qui concerne Mme Kosenko (requête no 31636/14)

115. La Cour observe que, dès 1993, la présence des oléoducs et des zones protégées a été matérialisée sur le plan général de Tcheliabinsk et qu’un extrait pertinent de ce plan a été annexé à l’arrêté de l’administration locale attribuant le terrain à l’association coopérative de jardinage. Cette dernière ne pouvait donc pas les ignorer. La requérante a enregistré son droit de propriété sur présentation du document justificatif de son droit sur le terrain délivré en vertu de l’arrêté susmentionné. La Cour estime que, au moment de l’achat et au moment du dépôt de son dossier d’enregistrement de son droit de propriété, la requérante aurait pu consulter ce plan général de Tcheliabinsk, qui était à sa disposition, et qu’elle aurait dû se rendre compte que la parcelle litigieuse se situait près des oléoducs (comparer avec les requêtes nos 1153/14 et 2680/14, où le plan du district n’était pas annexé aux documents justificatifs de droit de propriété et n’était pas à la disposition des requérants). La Cour note qu’à aucun moment la requérante n’a soutenu qu’elle n’était pas en mesure de consulter l’extrait du plan général de Tcheliabinsk.

La Cour considère de surcroît que la requérante ne pouvait pas ignorer la présence physique de la digue en terre protégeant les oléoducs et se situant à proximité immédiate de la parcelle qu’elle était en train d’acheter, et qu’elle aurait dû au moins s’interroger sur la destination de cette digue et demander des renseignements auprès du président de l’association coopérative ou auprès des autorités locales.

116. De l’avis de la Cour, l’injonction de démolir le cabanon et ses dépendances au motif qu’il s’agissait de constructions illégales n’a pas fait peser sur la requérante de charge disproportionnée.

Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION DANS LA REQUÊTE No 54490/10 (M. ZHIDOV)

117. Le requérant dénonce une violation de l’article 8 de la Convention du fait de son expulsion forcée de sa maison. L’article précité est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A. Les arguments des parties

118. Le requérant indique qu’il vit dans sa maison depuis 18 ans et qu’il ne dispose pas d’autre logement. Il assimile son affaire à l’affaire Ćosić c. Croatie (no 28261/06, 15 janvier 2009) où la Cour a constaté la violation de l’article 8 de la Convention du fait du manquement des juridictions internes d’analyser la situation personnelle de la requérante et la proportionnalité de son expulsion au but poursuivi. Le requérant considère que son expulsion lui a fait supporter une charge excessive, en violation de l’article 8 de la Convention.

119. Le Gouvernement réitère les arguments des juridictions internes quant à l’absence de statut de « logement » de la construction illégale, et il estime que les décisions judiciaires rendues dans le litige relatif à l’expulsion du requérant ne constituent pas une ingérence dans le droit de celui-ci au respect de son domicile. Il considère que, même à supposer qu’il y ait eu une ingérence, celle-ci a été légale, nécessaire et proportionnée, car le requérant aurait en pleine connaissance de cause poursuivi la construction de la maison dans la zone protégée à proximité du gazoduc.

B. L’appréciation de la Cour

120. La Cour considère que, le requérant habitant en permanence la maison litigieuse depuis 1994, celle-ci constituait son domicile au sens de l’article 8 de la Convention (Ivanova et Cherkezov, précité, § 33, avec les références citées).

121. Elle estime cependant qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer sur l’ensemble des arguments des parties car le grief du requérant est manifestement mal fondé pour les raisons suivantes.

122. La Cour rappelle que, dans les affaires antérieures concernant les expulsions des habitations où elle a conclu à une violation de l’article 8 de la Convention, il s’agissait toujours d’une seule procédure se terminant soit par un ordre d’expulsion contraignant à l’encontre des requérants (Ćosić, précité, Orlić c. Croatie, no 48833/07, 21 juin 2011, Gladysheva, précité, Stolyarova c. Russie, no 15711/13, 29 janvier 2015), soit par une injonction de démolir une habitation emportant implicitement un ordre d’expulsion (Ivanova et Cherkezov, précité, Bagdonavicius et autres c. Russie, no 19841/06, 11 octobre 2016).

123. Or la présente affaire diffère considérablement des affaires susmentionnées en ce qu’un contentieux séparé relatif à l’expulsion du requérant de sa maison a été entamé et s’est terminé par un rejet de la demande d’expulsion (paragraphes 19 ci-dessus). Ainsi, le refus des juridictions d’ordonner l’expulsion du requérant, quelle qu’en soit la motivation, était en contradiction avec le jugement ordonnant la démolition de la maison du requérant et a constitué de facto un obstacle à la démolition. La Cour considère que cette situation a été profitable au requérant qui, de son côté, n’a pas fait appel du jugement du 15 novembre 2011 (paragraphe 19 ci-dessus) et semble toujours habiter la maison litigieuse.

124. Dans ces circonstances, le grief du requérant tiré d’une violation de son droit au respect de son domicile est manifestement mal fondé et il doit être rejeté, en application de l’article 34 § 3 a) de la Convention.

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION DANS LA REQUÊTE No 54490/10 (M. ZHIDOV)

125. Le requérant se plaint enfin que son procès relatif à la qualification de sa maison de construction illégale n’a pas été équitable, en violation de l’article 6 § 1 de la Convention ainsi libellé dans ses parties pertinentes en l’espèce :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

A. Les arguments des parties

126. De manière générale, le requérant se plaint d’une violation par les juridictions internes du principe du contradictoire et de l’égalité des armes. Il reproche en particulier au tribunal du district Oktiabrski de ne pas avoir obtenu des renseignements relatifs à un projet de déplacement du gazoduc et à la pression réelle de gaz dans le conduit. Il critique le rapport d’expertise judiciaire et se plaint que le tribunal a rejeté sa demande de contre-expertise. En outre, il reproche au tribunal de ne pas avoir rejeté l’action de Gazprom Transgaz Kazan en raison de la prescription extinctive de trois ans.

127. Le Gouvernement conteste ces griefs et soutient que les renseignements demandés par le requérant n’avaient aucune pertinence pour l’issue du litige, que les conclusions de l’expertise judiciaire ont été pertinentes et suffisantes de sorte qu’une contre-expertise aurait été superflue, et que le refus du tribunal d’appliquer la prescription extinctive était fondé sur les dispositions du code civil.

B. L’appréciation de la Cour

128. La Cour rappelle que, sauf pour les cas d’arbitraire manifeste, elle n’est pas compétente pour connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, ni pour remettre en cause la recevabilité, la pertinence et l’appréciation des preuves (García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999‑I).

129. La Cour note que, en l’espèce, le requérant a été représenté par un avocat tout au long de la procédure, qu’il a pu, aux différents stades de celle-ci, présenter les arguments et les preuves qu’il jugeait pertinents pour la défense de sa cause ; qu’il a pu effectivement contester les arguments et les preuves produits par la partie adverse ; que tous ses arguments objectivement pertinents pour la solution du litige ont été dûment entendus et examinés par le tribunal ; que la décision litigieuse est suffisamment motivée, y compris en sa partie concernant le refus d’appliquer la prescription extinctive. La Cour conclut que le requérant a bénéficié d’une procédure contradictoire, globalement équitable et sans aucune apparence d’arbitraire.

Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention.

V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

130. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage moral et matériel

131. Mme Kastornova (requête no 1153/14) et M. et Mme Vdoviny (requête no 2680/14) réclament chacun 30 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’ils estiment avoir subi. Le Gouvernement estime ces sommes excessives et sans rapport avec la jurisprudence de la Cour.

132. Mme Kastornova (requête no 1153/14) demande 11 943 000 roubles russes (RUB) pour le préjudice matériel qu’elle estime avoir subi. Cette somme correspond à la valeur de la parcelle (2 737 500 RUB), de la maison et des dépendances (9 205 000 RUB). Elle fournit à l’appui de sa demande un extrait d’un rapport d’estimation dressé le 17 décembre 2012.

133. M. et Mme Vdoviny (requête no 2680/14) demandent 3 528 825 RUB pour le préjudice matériel qu’ils disent avoir subi. À l’appui de leur demande, ils fournissent un extrait du registre unifié des biens immobiliers daté du 21 février 2017. Ce document fait référence au numéro cadastral de la parcelle des requérants, la ligne correspondant à la désignation du bien immobilier étant vide.

134. Le Gouvernement estime que ces demandes sont infondées en l’absence de violation des droits des requérants et eu égard au fait que, en tout état de cause, le jugement ordonnant les démolitions n’a pas été exécuté.

135. La Cour indique ne pas pouvoir s’appuyer sur les documents fournis par les requérants car ils ne permettent pas de déterminer la valeur des biens à démolir. En plus, les intéressés conservent toujours la propriété de leurs parcelles et des dépendances. Dans les circonstances de la cause, elle considère que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état concernant le dommage moral et matériel. Partant, il y a lieu de réserver cette question et de fixer la procédure ultérieure en tenant compte d’un éventuel accord entre l’État défendeur et les requérants (article 75 § 1 du règlement).

B. Frais et dépens

136. Mme Kastornova (requête no 1153/14) demande 16 000 EUR, et M. et Mme Vdoviny (requête no 2680/14) réclament 16 200 EUR pour les honoraires de leur avocat pour représentation et assistance devant la Cour. Le Gouvernement conteste cette demande en indiquant que les requérants n’ont présenté aucun document confirmant que les frais ont été réellement payés.

137. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. La réalité des honoraires d’un représentant est établie si le requérant les a payés ou doit les payer (Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, § 371, CEDH 2017 (extraits), avec les références qui y sont citées). En l’espèce, la Cour constate que les requérants n’ont pas produit de documents montrant qu’ils avaient payé ou avaient l’obligation juridique de payer les honoraires de l’avocat (comme, par exemple, des conventions d’honoraires, des factures ou des reçus). Dans ces circonstances, la Cour ne voit rien qui puisse l’amener à admettre la réalité des frais dont le remboursement est demandé. Il s’ensuit que la demande pour frais et dépens doit être rejetée.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;

2. Décide de rayer du rôle la requête en ce qu’elle est introduite par Mme Tikhonova ;

3. Déclare les requêtes recevables quant au grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et irrecevables pour le surplus ;

4. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention en ce qui concerne M. Zhidov et Mme Kosenko ;

5. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention en ce qui concerne Mmes Kastornova et Vdovina et M. Vdovin ;

6. Dit que la question de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état pour le dommage matériel et moral, en conséquence,

a) réserve cette question ;

b) invite le Gouvernement et les requérants à lui donner connaissance, dans les six mois, à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;

c) réserve la procédure et délègue au président le soin de la fixer au besoin ;

7. Rejette la demande de frais et dépens.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 octobre 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Fatoş AracıVincent A. De Gaetano
Greffière AdjointePrésident

ANNEXE

No

|

Requête No

|

Introduite le

|

Requérant

Date de naissance

Lieu de résidence

|

Représenté par

---|---|---|---|---

1.
|

54490/10

|

30/07/2010

|

Viktor Aleksandrovich ZHIDOV

20/10/1944

Penza

|

Olga Valentinovna VYKHRISTYUK

2.
|

1153/14

|

12/12/2013

|

Valentina Alekseyevna KASTORNOVA

12/06/1947

Orel

|

Sergey Aleksandrovich KNYAZKIN

3.
|

2680/14

|

28/12/2013

|

Yevdokiya Mikhaylovna VDOVINA

11/03/1960

Tchekhov

Vladimir Viktorovich VDOVIN

05/08/1959

Tchekhov

|

Sergey Aleksandrovich KNYAZKIN

4.
|

31636/14

|

14/04/2014

|

Lyudmila Viktorovna KOSENKO

25/03/1961

Tcheliabinsk

Yuliya Anatolyevna TIKHONOVA

22/09/1984

Tcheliabinsk

|

Aleksandr Petrovich TSELYKH


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