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25/09/2018 | CEDH | N°001-186697

CEDH | CEDH, AFFAIRE DENISOV c. UKRAINE, 2018, 001-186697


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE DENISOV c. UKRAINE

(Requête no 76639/11)

ARRÊT

STRASBOURG

25 septembre 2018

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Denisov c. Ukraine,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Angelika Nußberger,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Ganna Yudkivska,
Helena Jäderblom,
Robert Spano,
Vincent A. De Gaetano,
Erik Møse,
André Potocki,
Yonko G

rozev,
Carlo Ranzoni,
Mārtiņš Mits,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Alena Poláčková,
Georgios A. Serghides,
Marko Bošnjak,
Péter Paczolay, juge...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE DENISOV c. UKRAINE

(Requête no 76639/11)

ARRÊT

STRASBOURG

25 septembre 2018

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Denisov c. Ukraine,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Angelika Nußberger,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Ganna Yudkivska,
Helena Jäderblom,
Robert Spano,
Vincent A. De Gaetano,
Erik Møse,
André Potocki,
Yonko Grozev,
Carlo Ranzoni,
Mārtiņš Mits,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Alena Poláčková,
Georgios A. Serghides,
Marko Bošnjak,
Péter Paczolay, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 18 octobre 2017 et 13 juin 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 76639/11) dirigée contre l’Ukraine et dont un ressortissant de cet État, M. Anatoliy Oleksiyovych Denisov (« le requérant »), a saisi la Cour le 8 décembre 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Mes J. Gavron et A. Halban, avocats à Londres. Le gouvernement ukrainien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. I. Lishchyna.

3. Le requérant se plaignait en particulier d’avoir été révoqué de sa fonction de président de cour d’appel au mépris des exigences de l’article 6 § 1 de la Convention et voyait dans cette mesure une atteinte irrégulière et disproportionnée à sa vie privée protégée par l’article 8 de la Convention.

4. Le 15 janvier 2014, la requête a été communiquée au Gouvernement.

5. Le 25 avril 2017, après avoir consulté les parties, une chambre de la cinquième section de la Cour composée de Angelika Nußberger, présidente, de Erik Møse, Ganna Yudkivska, André Potocki, Yonko Grozev, Carlo Ranzoni, Mārtiņš Mits, juges, et de Milan Blaško, greffier adjoint de section, a décidé de se dessaisir en faveur de la Grande Chambre, aucune des parties ne s’y étant opposée (articles 30 de la Convention et 72 du règlement).

6. La composition de la Grande Chambre a été fixée conformément aux dispositions des articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.

7. Le requérant et le Gouvernement ont chacun produit des observations écrites sur la recevabilité et le fond de la requête. En outre, la Commission internationale de juristes, autorisée par le président à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement), a produit des observations en qualité de tiers.

8. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 18 octobre 2017.

Ont comparu :

– pour le Gouvernement
M.I. Lishchyna, agent,
MmesO. Davydchuk, bureau de l’agent du Gouvernement,
ministère de la Justice,
N. Rybachok, bureau de l’agent du Gouvernement,
ministère de la Justice, conseillers ;

– pour le requérant
MeJ. Gavron,
MeA. Halban,conseils.

La Cour a entendu M. Lishchyna et Mes Gavron et Halban en leurs déclarations et en leurs réponses aux questions posées par les juges.

9. Par une lettre du 24 novembre 2017, le requérant, à la demande de la Cour, a modifié ses prétentions au titre des frais et dépens de façon à tenir compte de la procédure devant la Grande Chambre. Le 11 décembre 2017, le Gouvernement a formulé ses observations sur ces prétentions modifiées.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

10. Le requérant est né le 6 juillet 1948 et réside à Kyiv.

11. Sa carrière judiciaire débuta en 1976, lorsqu’il fut tout d’abord élu à la fonction de juge de tribunal de district. Pendant sa carrière, il présida plusieurs juridictions.

12. Le 22 décembre 2005, il fut élu par le parlement ukrainien à la fonction de juge de la cour administrative d’appel de Kyiv.

13. Le 10 novembre 2006, il fut désigné par le président ukrainien à la fonction de président par intérim de la cour administrative d’appel de Kyiv. Le 6 février 2009, il fut désigné président de cette juridiction par le Conseil des juges d’Ukraine (un organe d’auto-administration judiciaire), pour une durée de cinq ans, sachant qu’il atteindrait l’âge de la retraite en juillet 2013, avant le terme de son mandat.

A. L’enquête préliminaire sur les résultats du requérant en tant que président de juridiction

14. En février 2011, le Conseil des juges administratifs (un autre organe d’auto-administration judiciaire) décida de se pencher, parmi d’autres questions, sur le fonctionnement de la cour administrative d’appel de Kyiv. Conduit en février et mars 2011, ce contrôle portait sur les années 2009 et 2010, ainsi que sur la période allant de janvier à février 2011.

15. Le 24 mai 2011, le Conseil des juges administratifs, présidé par le juge K., soumit au Conseil supérieur de la magistrature (« le CSM ») une proposition tendant à la révocation du requérant de sa fonction de président de la cour administrative d’appel de Kyiv au motif qu’il ne s’était pas correctement acquitté de ses tâches administratives. La proposition était fondée sur les résultats du contrôle susmentionné.

B. La procédure devant le CSM

16. Le CSM fixa des audiences pour les 30 et 31 mai 2011. Le requérant fut invité à y comparaître. Cependant, avisé le 27 mai 2011 par la cour administrative d’appel de Kyiv que le requérant était en congé annuel jusqu’au 8 juillet 2011, le CSM reporta l’examen de l’affaire. Il adressa au requérant une invitation à comparaître à l’audience suivante, prévue pour le 14 juin 2011. En réponse, la cour administrative d’appel de Kyiv l’informa de nouveau que le requérant était en vacances jusqu’au 8 juillet 2011.

17. Le 14 juin 2011, le CSM statua en l’absence du requérant et, se fondant sur l’article 20 de la loi relative au système judiciaire et au statut des juges et sur l’article 32-1 de la loi relative au Conseil supérieur de la magistrature, ordonna la révocation de l’intéressé de sa fonction de président de juridiction. Il releva que « des lacunes, omissions et erreurs notables, ainsi que des manquements graves aux principes essentiels de l’organisation et de l’administration judiciaires énoncés dans la loi [avaient] été constatés dans le fonctionnement de la cour administrative d’appel de Kyiv » et que « la désorganisation des travaux de la juridiction avait pour cause le non-respect par son président, M. A. Denisov, des dispositions des lois applicables régissant l’exercice de ses tâches administratives ». Elle ajouta que « des documents administratifs produits par M. A. Denisov sur la répartition des attributions entre les vice-présidents de la juridiction, sur la mise en place des chambres et formations juridictionnelles et sur l’attribution des affaires entre les magistrats, ainsi que des documents concernant le personnel ou d’autres questions dans certains cas [n’étaient pas conformes] aux dispositions de [la législation interne] ». Enfin, elle reprocha notamment au président de cette juridiction « un défaut de planification adéquate, de contrôle et d’exploitation efficace des ressources humaines ».

18. Lorsque le CSM adopta la décision, parmi les membres présents figuraient le juge K., le procureur général ainsi que d’autres membres judiciaires et non judiciaires. Sur les dix-huit membres présents, huit étaient des magistrats ; quatorze votèrent en faveur de la révocation du requérant.

19. Le requérant dit que lorsque le CSM a statué, celui-ci comprenait deux membres qui, à d’autres occasions antérieures, avaient ouvert des procédures tendant à sa révocation de la magistrature pour « rupture de serment ». Il ajoute que le président du CSM ainsi qu’un autre membre de cet organe avaient auparavant pris contact avec lui pour tenter de l’influencer – mais en vain – dans l’exercice de ses activités professionnelles.

20. Le 17 juin 2011, le président du CSM pria la cour administrative d’appel de Kyiv d’exécuter la décision du CSM portant révocation du requérant et d’en informer aussitôt le CSM. Le 23 juin 2011, le requérant fut révoqué de sa fonction administrative, conservant sa qualité de juge au sein de la même juridiction.

C. La procédure devant la Cour administrative supérieure

21. Le requérant attaqua la décision du CSM devant la Cour administrative supérieure (« la CAS »), estimant sa révocation illégale et infondée. Il soutenait que le CSM n’avait pas l’indépendance et l’impartialité exigées d’un tribunal. Il soulignait que ces exigences figuraient parmi les garanties procédurales énoncées à l’article 6 de la Convention, dont il plaidait l’applicabilité en l’espèce sous son volet civil parce que, selon lui, la décision en cause avait gravement nui à son droit de travailler et à son droit à la dignité professionnelle. Il estimait en outre que son droit de participer aux audiences n’avait pas été assuré. Il soutenait que la décision du CSM était rédigée en des termes généraux qui ne renvoyaient pas à des faits précis et n’indiquaient pas les dates exactes de tels faits. Il priait ensuite la CAS de retenir qu’il avait plus de trente-cinq années de carrière judiciaire, qu’il avait exercé la fonction de président de juridiction à plusieurs reprises depuis vingt-cinq ans, que des récompenses lui avaient été décernées pour sa carrière au sein de la magistrature et que, au début de son mandat de président de la cour administrative d’appel de Kyiv, celle-ci avait quitté les casernes militaires insalubres qu’elle occupait pour déménager au centre-ville, dans des locaux bien équipés, dotés d’un nombre suffisant de salles d’audience.

22. Le requérant sollicitait également, pour le dommage matériel résultant selon lui de la baisse consécutive de son traitement, une indemnité qui, à la date de cette demande, s’élevait à 4 034,33 hryvnias ukrainiennes (UAH)[1] pour la période allant de juillet à août 2011 qui venait de s’écouler.

23. Le 25 août 2011, la CAS tint audience en présence du requérant et repoussa sans autre forme d’examen la demande en réparation pour dommage matériel formulée par lui. Dans sa décision, elle indiquait qu’elle était incompétente pour trancher cette question.

24. Par une décision du 11 octobre 2011, la CAS rejeta pour défaut de fondement le recours formé par le requérant contre sa révocation de sa fonction administrative. Elle y précisait en particulier qu’elle avait compétence pour dire si cette mesure avait été prononcée de manière légale, raisonnable, proportionnée et, notamment, impartiale. Elle ajoutait que le requérant n’avait pas contesté les faits à la base de sa révocation et que ceux-ci étaient donc réputés établis. Elle rappelait ensuite les manquements imputés au requérant et concluait que la décision du CSM était légale et que le droit du requérant à comparaître en personne à l’audience n’avait pas été violé au motif que le CSM avait pris toutes les mesures nécessaires pour l’informer de la tenue des audiences et que le requérant n’avait pas pu justifier par une quelconque raison valable son absence aux audiences. Elle jugeait que le CSM avait agi conformément à la Constitution, à la loi relative au système judiciaire et au statut des juges et à la loi relative au Conseil supérieur de la magistrature, ainsi qu’au règlement du CSM, qui énumérait parmi les motifs de révocation d’un juge de ses fonctions administratives le « manquement aux devoirs de sa charge ». Elle concluait que le CSM n’avait violé ni la Constitution ni les lois ukrainiennes.

25. Après avoir été révoqué de sa fonction de président de la cour administrative d’appel de Kyiv, le requérant continua à siéger comme juge ordinaire au sein de cette même juridiction jusqu’au 20 juin 2013, date à laquelle le Parlement le révoqua de la magistrature consécutivement à la présentation par lui d’une lettre de démission.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. La Constitution du 28 juin 1996 dans sa rédaction à l’époque des faits

26. Les dispositions de la Constitution pertinentes en l’espèce étaient ainsi libellées à l’époque des faits :

Article 6

« L’exercice des prérogatives d’État en Ukraine est fondé sur la séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire (...) »

Article 126

« (...) Le juge est révoqué par l’organe qui l’a élu ou désigné dans les cas suivants :

(...)

2) lorsqu’il atteint l’âge de soixante-cinq ans (...) »

Article 131

« Le Conseil supérieur de la magistrature exerce sa compétence sur le territoire ukrainien. Ses fonctions sont les suivantes :

1) soumettre des propositions portant désignation ou révocation des juges ;

2) statuer dans les cas où il est allégué que des juges et procureurs ont méconnu leurs obligations en matière d’incompatibilités judiciaires ;

3) mener les procédures disciplinaires dirigées contre les juges de la Cour suprême et les juges des juridictions supérieures spécialisées et examiner les griefs formulés contre les décisions disciplinaires rendues à l’égard des juges des juridictions d’appel ou des juridictions locales et des procureurs.

Le Conseil supérieur de la magistrature se compose de vingt membres. Le Parlement de l’Ukraine, le Président de l’Ukraine, l’Assemblée des juges d’Ukraine, l’Assemblée des avocats d’Ukraine, l’Assemblée des représentants des établissements supérieurs d’enseignement du droit et des instituts de recherche désignent chacun trois de ces membres, et la Conférence panukrainienne des procureurs en désigne deux.

Le président de la Cour suprême, le ministre de la Justice et le Procureur général sont membres de droit du Conseil supérieur de la magistrature. »

B. Le code de la justice administrative du 6 juillet 2005 dans sa rédaction à l’époque des faits

27. Les dispositions de ce code pertinentes en l’espèce étaient ainsi libellées à l’époque des faits :

Article 161 – Questions à trancher par la juridiction saisie de l’affaire

« 1. Lorsqu’elle statue sur une affaire, la juridiction détermine :

1) si les circonstances mentionnées dans les mémoires des parties sont réelles et quels sont les éléments qui les corroborent ;

2) s’il existe d’autres points de fait pertinents pour l’affaire et des éléments permettant de les étayer ;

3) quelle disposition de loi doit être appliquée aux relations juridiques en cause (...) »

Article 171-1 – Procédure dans les affaires relatives à des décisions, actions ou omissions du Parlement de l’Ukraine, du Président de l’Ukraine, du Conseil supérieur de la magistrature et de la Haute Commission de qualification des juges

« 1. Les règles énoncées dans le présent article s’appliquent aux procédures menées dans les affaires administratives concernant :

(...)

2) les décisions du Conseil supérieur de la magistrature ; (...)

2. Les décisions, actions et omissions du Parlement de l’Ukraine, du Président de l’Ukraine, du Conseil supérieur de la magistrature et de la Haute Commission de qualification des juges peuvent être contestées devant la Cour administrative supérieure au sein de laquelle une chambre spéciale est créée à cette fin.

(...)

5. Après avoir examiné l’affaire, la Cour administrative supérieure peut :

1) déclarer illégale en tout ou en partie la décision du Parlement de l’Ukraine, du Président de l’Ukraine, du Conseil supérieur de la magistrature ou de la Haute Commission de qualification des juges ;

2) déclarer illégales les actions ou omissions du Parlement de l’Ukraine, du Président de l’Ukraine, du Conseil supérieur de la magistrature ou de la Haute Commission de qualification des juges et leur enjoindre de prendre certaines mesures (...) »

C. La loi du 7 juillet 2010 sur le système judiciaire et le statut des juges (telle qu’en vigueur l’époque des faits)

28. Les dispositions de cette loi pertinentes en l’espèce étaient ainsi libellées à l’époque considérée :

Article 20. Désignation des juges à des fonctions administratives

« 1. Les fonctions administratives au sein d’une juridiction sont celles de président et de vice-président(s) de juridiction.

2. Le président (...) de cour d’appel (...) [désigné pour une durée de cinq ans parmi les juges de la même juridiction] peut être démis de cette fonction par le Conseil supérieur de la magistrature à la demande du conseil de juges compétent (...)

6. La révocation d’un juge d’une fonction administrative ne met pas fin à ses fonctions judiciaires (...) »

Article 29. Président de cour d’appel

« 1. Le président de cour d’appel :

1) représente sa juridiction en tant qu’organe investi de prérogatives de puissance publique dans ses relations avec les autres organes de l’État ou les collectivités locales, ainsi qu’avec toute personne physique ou morale ;

2) définit les tâches administratives des vice-présidents de sa cour d’appel ;

3) surveille l’efficacité du personnel non judiciaire au sein de sa juridiction, soumet des propositions au chef de l’administration judiciaire de l’État sur la désignation du directeur et du directeur adjoint du personnel non judiciaire de la juridiction et sur leur révocation, ainsi que sur les mesures d’encouragement ou de discipline à prendre à leur égard, conformément à la loi ;

4) donne les suites qui s’imposent aux décisions portant désignation ou révocation d’un juge ;

5) avise dans les dix jours la Haute commission de qualification des juges ukrainiens des postes à pourvoir au sein de sa cour d’appel ;

6) assure la mise en œuvre des décisions rendues au cours des réunions des juges de la cour d’appel ;

7) contrôle la collecte et l’analyse des statistiques judiciaires, organise l’examen et la synthèse de la pratique judiciaire, fournit aux juges des éléments d’information et d’analyse de manière à améliorer la qualité de la justice ;

8) assure la formation continue nécessaire aux juges de la cour d’appel ; et

9) exerce les autres pouvoirs prévus par la loi ».

Article 113. Objectifs de l’autonomie de gestion judiciaire

« 1. L’autonomie de gestion judiciaire doit être mise en place en tant que mode de résolution collectif indépendant par les juges des questions se rapportant aux travaux internes des juridictions (...) »

Article 114. Formes institutionnelles de l’autonomie de gestion judiciaire

« 1. L’autonomie de gestion judiciaire s’exerce par le biais des réunions des juges, des conseils des juges, des conférences des juges et de l’Assemblée des juges d’Ukraine (...) »

Article 115. Réunions des juges

« (...) 2. Les réunions des juges [de la juridiction] sont convoquées par le président de juridiction d’office ou à la demande d’au moins un tiers des membres judiciaires de la juridiction (...) »

Article 122. Conseils des juges

« 1. Entre chaque conférence des juges, les fonctions relevant de l’autonomie de gestion judiciaire sont exécutées par les conseils des juges compétents (...)

3. Le conseil des juges se compose de onze juges (...)

6. Le conseil des juges :

1) contrôle le fonctionnement des juridictions en question, examine les rapports sur ces questions dressés par les présidents de juridiction (...) ;

(...)

3) soumet au Conseil supérieur de la magistrature des propositions sur la désignation des juges aux fonctions administratives des juridictions et sur leur révocation de ces fonctions ; (...) »

D. La loi du 15 janvier 1998 relative au Conseil supérieur de la magistrature (telle qu’en vigueur à l’époque des faits)

29. Les dispositions de cette loi pertinentes en l’espèce se lisaient ainsi à l’époque considérée :

Article 3. Attributions du Conseil supérieur de la magistrature

« Le Conseil supérieur de la magistrature :

(...) 1-1) sur la proposition du conseil des juges compétent, révoque les juges de leurs fonctions de président et de vice-président de juridiction (...) ; (...) »

Article 32-1. Révocation d’un juge de ses fonctions de président ou
de vice-président de juridiction

« (...) La question de la révocation d’un président ou d’un vice-président de juridiction est examinée en audience au sein du Conseil supérieur de la magistrature, sur proposition du conseil de juges spécialisé compétent. Le président ou vice‑président de juridiction en question est invité à l’audience. S’il ne peut y participer pour une raison valable, il peut présenter des observations écrites qui seront versées au dossier et dont il sera donné lecture à l’audience devant le Conseil supérieur de la magistrature. S’il ne peut à nouveau comparaître à l’audience, le dossier pourra être examiné en son absence.

Le Conseil supérieur de la magistrature statue à la majorité de sa composition fixée par la Constitution sur la révocation d’un juge de ses fonctions de président ou de vice-président ».

30. D’autres dispositions pertinentes de cette loi sont reproduites dans l’arrêt Oleksandr Volkov c. Ukraine (no 21722/11, §§ 65-71, CEDH 2013).

E. Règlement du Conseil supérieur de la magistrature du 4 octobre 2010 (tel qu’en vigueur à l’époque des faits)

31. Le paragraphe 3.2 (1) de ce règlement dispose qu’un juge peut être révoqué de sa fonction de président ou de vice-président de juridiction par le CSM sur proposition du conseil des juges compétent.

32. Le paragraphe 3.2 (2) de ce règlement prévoit les motifs suivants de révocation d’un juge de ses fonctions administratives : i) la révocation du juge de la magistrature ; ii) la présentation par lui d’une lettre de démission de sa fonction administrative ; iii) l’expiration de la période pour laquelle il a été désigné à la fonction administrative ; iv) sa mutation dans un autre tribunal ; v) le manquement aux devoirs de sa charge.

III. TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS

33. Les passages pertinents en l’espèce de la Charte européenne sur le statut des juges (Direction des affaires juridiques du Conseil de l’Europe, 8‑10 juillet 1998, DAJ/DOC (98)23) se lisent ainsi :

« 1. Principes généraux

(...)

1.3. Pour toute décision affectant la sélection, le recrutement, la désignation, le déroulement de la carrière ou la cessation de fonctions d’un juge ou d’une juge, le statut prévoit l’intervention d’une instance indépendante du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif au sein de laquelle siègent au moins pour moitié des juges élus par leurs pairs suivant des modalités garantissant la représentation la plus large de ceux‑ci.

(...)

5. Responsabilité

5.1. Le manquement par un juge ou une juge à l’un des devoirs expressément définis par le statut ne peut donner lieu à une sanction que sur la décision, suivant la proposition, la recommandation ou avec l’accord d’une juridiction ou d’une instance comprenant au moins pour moitié des juges élus, dans le cadre d’une procédure à caractère contradictoire où le ou la juge poursuivis peuvent se faire assister pour leur défense. L’échelle des sanctions susceptibles d’être infligées est précisée par le statut et son application est soumise au principe de proportionnalité. La décision d’une autorité exécutive, d’une juridiction ou d’une instance visée au présent point prononçant une sanction est susceptible d’un recours devant une instance supérieure à caractère juridictionnel. »

34. Dans les conclusions de son « Rapport sur l’indépendance du système judiciaire, partie I : L’indépendance des juges », adopté lors de sa 82e session plénière les 12 et 13 mars 2010 (CDL-AD(2010)004), la Commission de Venise a dit :

« 82. Les États devraient respecter les normes suivantes afin de garantir l’indépendance judiciaire interne et externe :

(...)

4. Il est approprié, pour garantir l’indépendance de la magistrature, qu’un conseil de la magistrature indépendant joue un rôle déterminant dans les décisions relatives à la nomination et à la carrière des juges. Tout en respectant la diversité des systèmes juridiques, la Commission de Venise recommande aux États qui ne l’ont pas encore fait d’envisager de créer un conseil de la magistrature indépendant. La composition de ce conseil devrait, dans tous les cas, présenter un caractère pluraliste, les juges représentant une partie importante, sinon la majorité, de ses membres. À l’exception des membres de droit, ces juges devraient être élus ou désignés par leurs pairs.

(...)

6. Les conseils de la magistrature, ou les juridictions disciplinaires, devraient jouer un rôle déterminant dans les procédures disciplinaires. Il devrait être possible de faire appel des décisions des instances disciplinaires.

(...) »

35. Les parties pertinentes en l’espèce de la Recommandation CM/Rec(2010)12 du Comité des Ministres aux États membres intitulée « Les juges : indépendance, efficacité et responsabilités » (adoptée par le Comité des Ministres le 17 novembre 2010 lors de la 1098e réunion des Délégués des Ministres) sont ainsi libellées :

« Chapitre IV – Conseils de la justice

26. Les conseils de la justice sont des instances indépendantes, établies par la loi ou la Constitution, qui visent à garantir l’indépendance de la justice et celle de chaque juge et ainsi promouvoir le fonctionnement efficace du système judiciaire.

27. Au moins la moitié des membres de ces conseils devraient être des juges choisis par leurs pairs issus de tous les niveaux du pouvoir judiciaire et dans le plein respect du pluralisme au sein du système judiciaire.

28. Les conseils de la justice devraient faire preuve du plus haut niveau de transparence envers les juges et la société, par le développement de procédures préétablies et la motivation de leurs décisions.

(...)

Chapitre VI – Statut du juge

Sélection et carrière

(...)

46. L’autorité compétente en matière de sélection et de carrière des juges devrait être indépendante des pouvoirs exécutif et législatif. Pour garantir son indépendance, au moins la moitié des membres de l’autorité devraient être des juges choisis par leurs pairs.

47. Toutefois, lorsque les dispositions constitutionnelles ou législatives prévoient que le chef de l’État, le gouvernement ou le pouvoir législatif prennent des décisions concernant la sélection et la carrière des juges, une autorité indépendante et compétente, composée d’une part substantielle de membres issus du pouvoir judiciaire (sous réserve des règles applicables aux conseils de la justice énoncées au chapitre IV) devrait être habilitée à faire des propositions ou à émettre des avis que l’autorité pertinente de nomination suit dans la pratique.

48. La composition des autorités indépendantes dont il est fait mention aux paragraphes 46 et 47 devrait garantir une représentation aussi variée que possible. Leurs procédures devraient être transparentes et l’accès aux motifs des décisions rendues devrait être possible pour les candidats qui en font la demande.

(...)

Chapitre VII – Devoirs et responsabilités

(...)

Responsabilité et procédures disciplinaires

(...)

69. Une procédure disciplinaire peut être exercée à l’encontre des juges qui ne s’acquittent pas de leurs obligations de manière efficace et adéquate. Cette procédure devrait être conduite par une autorité indépendante ou un tribunal avec toutes les garanties d’un procès équitable et accorder aux juges le droit d’exercer un recours contre la décision et la sanction. Les sanctions disciplinaires devraient être proportionnelles à la faute commise. »

36. Le Conseil consultatif des juges européens a adopté, lors de sa 11e réunion plénière (17-19 novembre 2010), une Magna Carta des juges (Principes fondamentaux) synthétisant et codifiant les principales conclusions des avis qu’il avait déjà adoptés. La partie intitulée « Instance chargée de garantir l’indépendance » se lit comme suit :

« 13. Pour assurer l’indépendance des juges, chaque État doit créer un Conseil de la Justice ou un autre organe spécifique, lui-même indépendant des pouvoirs exécutif et législatif, doté des prérogatives les plus étendues pour toute question relative à leur statut, ainsi qu’à l’organisation, au fonctionnement et à l’image des institutions judiciaires. Le Conseil doit être composé soit exclusivement de juges, soit au moins d’une majorité substantielle de juges élus par leurs pairs. Le Conseil de la Justice est tenu de rendre compte de ses activités et de ses décisions. »

37. D’autres textes internationaux pertinents sont reproduits dans l’arrêt Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, §§ 72-73 et 82-86, CEDH 2016).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION RELATIVEMENT AUX PRINCIPES D’INDÉPENDANCE ET D’IMPARTIALITÉ DES TRIBUNAUX

38. Sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention, le requérant soutient que les procédures devant le CSM et la CAS relatives à sa révocation de sa fonction de président de la cour administrative d’appel de Kyiv n’étaient pas compatibles avec les exigences d’indépendance et d’impartialité. Il estime en outre que la CAS n’a pas opéré un contrôle suffisant en l’espèce, en violation de son droit d’accès à un tribunal.

39. Dans ses parties pertinentes en l’espèce l’article 6 § 1 dispose :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »

A. Sur la recevabilité

1. Thèses des parties

40. S’appuyant sur les principes dégagés dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres c. Finlande ([GC], no 63235/00, § 62, CEDH 2007‑II), le requérant soutient que l’article 6 § 1 s’applique sous son volet civil en l’espèce. Il estime que le droit national n’excluait pas expressément l’accès à un tribunal, indiquant que son dossier a été examiné par le CSM, dans le cadre des attributions judiciaires de cet organe, puis par la CAS, juridiction ordinaire au sein du système judiciaire interne. Il en déduit que le droit interne n’excluait pas l’accès à un tribunal pour ce type de litige et que le critère tiré de l’arrêt Vilho Eskelinen et autres n’a pas été satisfait en sa première branche. Il ajoute que sa révocation de sa fonction administrative lui a causé un préjudice matériel, du fait de la baisse de son traitement, ainsi qu’un dommage moral, du fait de sa rétrogradation. Dans son formulaire de requête initial, il soutenait que l’article 6 était applicable aussi sous son volet « pénal ». Cependant, devant la Grande Chambre, il plaide que l’applicabilité de cette disposition se limite à son volet civil.

41. Le Gouvernement estime que l’article 6 est inapplicable sous son volet civil, aucun droit à caractère « civil » n’étant selon lui en jeu. Il soutient que le litige relève en son intégralité du droit public. Il ajoute que le montant réclamé par le requérant pour dommage matériel est faible (paragraphe 22 ci-dessus) et qu’aucun « préjudice important » ne peut donc être constaté. Il conclut à l’incompatibilité ratione materiae de la requête avec la Convention.

2. Tiers intervenant

42. La Commission internationale de juristes, tiers intervenant, considère que le principe de l’indépendance du pouvoir judiciaire implique l’inamovibilité d’un président de juridiction dans sa fonction. Elle estime que pour garantir tant l’inamovibilité et l’indépendance des présidents de juridiction individuellement que leur capacité à préserver l’indépendance des membres de leurs juridictions, la procédure de révocation de la fonction de président de juridiction doit offrir les mêmes garanties d’indépendance et d’équité que la procédure de révocation de la magistrature. Elle soutient que la question de l’applicabilité de l’article 6 en l’espèce doit être tranchée sur la base du critère de la jurisprudence Vilho Eskelinen et autres, retenu par la Cour dans des affaires concernant des juges, notamment l’affaire Baka précitée.

3. Appréciation de la Cour

43. Ni l’une ni l’autre des parties ne soutient que l’article 6 § 1 est applicable sous son volet pénal. Effectivement, la procédure en cause n’avait pas pour objet une décision sur une accusation en matière pénale et le volet pénal n’entre donc pas en jeu (voir, mutatis mutandis, Oleksandr Volkov, précité, §§ 93-95).

a) Conditions générales d’applicabilité de l’article 6 § 1 sous son volet civil

i. Principes pertinents

44. Pour que l’article 6 § 1 trouve à s’appliquer sous son volet « civil », il faut qu’il y ait « contestation » sur un « droit » que l’on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne, que ce droit soit ou non protégé par la Convention. Il doit s’agir d’une contestation réelle et sérieuse, qui peut concerner aussi bien l’existence même d’un droit que son étendue ou ses modalités d’exercice. Enfin, l’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question, un lien ténu ou des répercussions lointaines ne suffisant pas à faire entrer en jeu l’article 6 § 1 (voir, parmi de nombreux autres précédents, Boulois c. Luxembourg [GC], no 37575/04, § 90, CEDH 2012, Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 42, CEDH 2015, Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 71, CEDH 2016 (extraits), et Regner c. République tchèque GC, no 35289/11, § 99, CEDH 2017 (extraits)).

45. L’article 6 § 1 n’assure aux « droits et obligations » de caractère civil aucun contenu matériel déterminé dans l’ordre juridique des États contractants : la Cour ne saurait créer, par voie d’interprétation de l’article 6 § 1, un droit matériel n’ayant aucune base légale dans l’État concerné (voir, par exemple, Roche c. Royaume-Uni [GC], no 32555/96, § 117, CEDH 2005‑X). Il faut prendre pour point de départ les dispositions du droit national pertinent et l’interprétation qu’en donnent les juridictions internes (ibidem, § 120 ; voir aussi Károly Nagy c. Hongrie [GC], no 56665/09, § 62, CEDH 2017, et Regner, précité, § 100). La Cour doit avoir des motifs très sérieux pour prendre le contre-pied des juridictions nationales supérieures en jugeant, contrairement à elles, que la personne concernée pouvait prétendre de manière défendable qu’elle possédait un droit reconnu par la législation interne (Károly Nagy, précité, § 62).

46. Bien qu’en principe la Convention ne garantisse aucun droit à exercer telle ou telle fonction publique au sein de l’administration judiciaire (Dzhidzheva-Trendafilova c. Bulgarie (déc.), no 12628/09, § 38, 9 octobre 2012, et Harabin c. Slovaquie (déc.) no 62584/00, Recueil des arrêts et décisions 2004-VI), un tel droit peut exister au niveau interne. Dans l’arrêt Regner, précité, la Cour a rappelé qu’aucun doute ne saurait exister sur le fait qu’il y a droit au sens de l’article 6 § 1 lorsqu’un droit matériel reconnu en droit national est assorti du droit procédural permettant d’en faire sanctionner le respect en justice. La seule présence d’un élément discrétionnaire dans le libellé d’une disposition légale n’exclut pas, en soi, l’existence d’un droit et que, en effet, l’article 6 s’applique lorsque la procédure judiciaire porte sur une décision discrétionnaire heurtant les droits du requérant (ibidem, § 102). Sans pour autant nécessairement reconnaître un droit subjectif à tel ou tel individu, le droit national confère parfois à celui-ci le droit à une procédure d’examen de sa demande, appelant le juge compétent à statuer sur des moyens tels que l’arbitraire, le détournement de pouvoir ou encore les vices de forme. Tel est le cas de certaines décisions pour lesquelles l’administration dispose d’un pouvoir purement discrétionnaire d’octroyer ou refuser un avantage ou un privilège, la loi conférant à l’administré le droit de saisir la justice qui, au cas où celle-ci constaterait le caractère illégal de la décision, peut en prononcer l’annulation. En pareil cas, l’article 6 § 1 de la Convention est applicable, à condition que l’avantage ou le privilège, une fois accordé, crée un droit civil (ibidem, § 105). Si l’accès à un emploi et aux fonctions exercées peut constituer en principe un privilège qu’on ne saurait faire judiciairement sanctionner, tel n’est pas le cas du maintien ou des conditions d’exercice d’une telle relation professionnelle (ibidem, § 117). Par exemple, dans l’arrêt Baka précité, la Cour a reconnu que le requérant avait le droit, au regard du droit national, d’accomplir l’intégralité de son mandat de six ans à la présidence de la Cour suprême hongroise (Baka, précité, §§ 107-111).

ii. Application en l’espèce des principes susmentionnés

47. Faisant application de ces principes en l’espèce, la Cour constate tout d’abord qu’il existait une « contestation » concernant l’exercice du droit d’occuper la fonction de président de juridiction. Sur le point de savoir si l’on peut prétendre, au moins de manière défendable, que ce droit était reconnu en droit interne, il y a lieu de noter que le requérant a été désigné à la fonction de président de la cour administrative d’appel de Kyiv pour une durée de cinq ans (paragraphe 13 ci-dessus) et que cette désignation n’a pas été contestée au niveau interne. Le requérant a perçu le traitement attaché à cette fonction et sa révocation de celle-ci était soumise à certaines conditions de fond et de forme. Au vu de ce qui précède et de l’absence de controverse entre les parties sur l’existence du droit pour le requérant d’exercer cette fonction administrative, rien ne permet de dire que ce droit n’était pas reconnu dans l’ordre juridique interne. Si le requérant a été désigné pour une durée de cinq ans, son droit d’exercer la fonction de président de juridiction était limité dans sa durée par l’âge de son départ à la retraite prévu en 2013, avant le terme de son mandat (article 126 de la Constitution, cité au paragraphe 26 ci-dessus).

48. La Cour relève en outre que la contestation était « réelle », puisque les parties étaient en désaccord sur le point de savoir si le requérant pouvait continuer à exercer sa fonction administrative. De plus, la contestation était « sérieuse », compte tenu du rôle joué par un président de juridiction (article 29 de la loi sur le système judiciaire et le statut des juges, reproduit au paragraphe 28 ci‑dessus) et des conséquences pécuniaires directes qu’emportait pour le requérant sa révocation de cette fonction administrative. À cet égard, la Cour ne juge pas convaincant l’argument du Gouvernement selon lequel la baisse de salaire était insignifiante pour le requérant. Le calcul de l’indemnité pour préjudice matériel que le requérant a effectué devant les instances internes ne se limitait qu’au bref laps de temps (paragraphe 22 ci‑dessus) qui s’était écoulé à ce moment-là parce qu’il cherchait principalement à être réintégré dans sa fonction de président de juridiction. Pour autant, les conséquences pécuniaires n’étaient pas négligeables si l’on tient compte de toute la durée du mandat qu’il restait au requérant à accomplir en tant que président de juridiction.

49. Enfin, la contestation était « directement déterminante » pour le droit en question en ce qu’elle a eu pour résultat de mettre prématurément fin à l’exercice de celui-ci par le requérant.

b) Sur le caractère « civil » du droit en question

50. Le Gouvernement conteste l’applicabilité de l’article 6, arguant que le litige relevait du droit public et qu’aucun droit de caractère « civil » ne se trouvait donc en jeu.

i. Principes pertinents

51. Il faut noter à cet égard que la portée de la notion de « caractère civil » au sens de l’article 6 n’est pas limitée par l’objet immédiat du litige. En effet, la Cour a dégagé une approche plus large selon laquelle le volet « civil » englobe des affaires qui, si elles n’apparaissent pas a priori toucher un droit civil, n’en ont pas moins pu avoir des répercussions directes et notables sur un droit de nature pécuniaire ou non pécuniaire dont l’intéressé est titulaire. En vertu de cette jurisprudence, l’article 6 a été jugé applicable sous son volet civil dans divers litiges qui, en droit interne, pouvaient passer pour relever du droit public, par exemple des procédures disciplinaires relatives au droit à exercer une profession (Le Compte, Van Leuven et De Meyere c. Belgique, 23 juin 1981, §§ 47 et 48, série A no 43, et Philis c. Grèce (no 2), 27 juin 1997, § 45, Recueil 1997‑IV), des litiges relatifs au droit à un environnement sain (Taşkın et autres c. Turquie, no 46117/99, § 133, CEDH 2004‑X), des modalités de détention (Ganci c. Italie, no 41576/98, § 25, CEDH 2003‑XI, et Enea c. Italie [GC], no 74912/01, § 103, CEDH 2009), le droit d’accès à des pièces du dossier d’instruction (Savitskyy c. Ukraine, no 38773/05, §§ 143-145, 26 juillet 2012), des litiges relatifs à la non-inscription d’une condamnation dans le casier judiciaire (Alexandre c. Portugal, no 33197/09, §§ 54 et 55, 20 novembre 2012), des procédures concernant l’application de mesures préventives non carcérales (De Tommaso c. Italie [GC], no 43395/09, § 154, CEDH 2017 (extraits)), ou la révocation d’une attestation de sécurité d’un agent public délivrée par le ministère de la Défense (Regner, précité, §§ 113-127).

52. Outre les développements jurisprudentiels susmentionnés, la portée du volet « civil » a été nettement étendue dans le contentieux de la fonction publique, un domaine directement pertinent pour la présente affaire. Eu égard à la situation au sein des États contractants et à l’impératif de non‑discrimination entre agents publics et employés du secteur privé, la Cour, dans l’arrêt précité Vilho Eskelinen et autres, a établi une présomption que l’article 6 trouve à s’appliquer aux « conflits ordinaires du travail » entre les agents publics et l’État et a dit qu’il appartient à l’État défendeur de démontrer que d’après le droit national l’agent public en question n’avait pas le droit d’accéder à un tribunal et que l’exclusion des droits garantis par l’article 6 était fondée s’agissant de cet agent (ibidem, § 62). Sur la base des principes énoncés dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres précité, l’article 6 a été appliqué à des litiges relatifs à l’emploi de juges révoqués de la magistrature (voir, par exemple, Oleksandr Volkov, précité, §§ 91 et 96, Kulykov et autres c. Ukraine, nos 5114/09 et 17 autres, §§ 118 et 132, 19 janvier 2017, Sturua c. Géorgie, no 45729/05, § 27, 28 mars 2017, et Kamenos c. Chypre, no 147/07, § 88, 31 octobre 2017), démis de leurs fonctions administratives sans pour autant avoir été révoqués de la magistrature (Baka, précité, §§ 34 et 107-111) ou suspendus de leurs fonctions judiciaires (Paluda c. Slovaquie, no 33392/12, § 34, 23 mai 2017). Il a aussi été appliqué à des litiges professionnels concernant des agents publics qui avaient été privés d’une prime d’éloignement s’ajoutant à leur traitement (Vilho Eskelinen et autres, précité, §§ 40-41), qui avaient été mutés dans un autre bureau ou qui avaient été désignés à une autre fonction contre leur gré, ce qui avait entraîné une baisse de traitement (Zalli c. Albanie (déc.), no 52531/07, 8 février 2011, et Ohneberg c. Autriche, no 10781/08, 18 septembre 2012). De plus, dans l’affaire Bayer c. Allemagne (no 8453/04, 16 juillet 2009), qui concernait le licenciement à l’issue d’une procédure disciplinaire d’un huissier employé par l’État, la Cour a jugé que les litiges portant sur « un salaire, une indemnité ou d’autres droits de ce type » n’étaient que des exemples parmi d’autres de « conflits ordinaires du travail » auxquels l’article 6 devait en principe s’appliquer en vertu du critère tiré de la jurisprudence Vilho Eskelinen et autres (ibidem, § 38 ; voir aussi Regner, précité, § 108).

ii. Application en l’espèce des principes susmentionnés

53. À la lumière des principes qui viennent d’être exposés, la Cour ne juge pas convaincante la thèse du Gouvernement, selon laquelle l’article 6 § 1 est inapplicable dans son volet civil pour la seule raison que le litige en question relève du droit public et qu’aucun droit à caractère « civil » n’est en cause. Ainsi qu’il a été démontré ci-dessus, le volet civil de cette disposition peut trouver à s’appliquer à un litige relevant du droit public si les considérations de droit privé priment les considérations de droit public eu égard aux conséquences directes sur un droit civil de nature pécuniaire ou non pécuniaire. En outre, la Cour suit les critères de la jurisprudence Vilho Eskelinen et autres et présume de manière générale que les « conflits ordinaires du travail » des membres de la fonction publique, dont ceux des magistrats, produisent de telles conséquences directes sur les droits civils de ceux-ci (ibidem, § 62, et Baka, précité, § 104).

54. En effet, la présente affaire concerne un « conflit ordinaire du travail » car elle touche essentiellement i) l’étendue des tâches que le requérant était tenu d’accomplir en tant qu’employé et ii) sa rémunération dans le cadre de sa relation de travail (voir, en comparaison, Ohneberg, précité, § 25). Eu égard à ces deux constats, il n’y a aucune raison de conclure que le litige ne présentait aucun élément « civil » ou qu’un tel élément n’était pas suffisamment important pour faire entrer en jeu l’article 6 sous son volet « civil ».

55. Poursuivant l’application des critères dégagés dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres, la Cour relève qu’il n’est pas contesté que le droit interne ouvrait l’accès à un tribunal à un juge souhaitant contester sa révocation de sa fonction administrative. Dès lors, l’article 6 s’applique sous son volet civil.

56. Il y a donc lieu de rejeter l’exception préliminaire d’inapplicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention formulée par le Gouvernement.

57. La Cour estime par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il doit donc être déclaré recevable.

B. Sur le fond

I. Thèses des parties

58. Le requérant soutient que le CSM n’était pas un « tribunal indépendant et impartial » en raison de sa composition, de la subordination de ses membres à d’autres organes de l’État ainsi que de l’absence d’impartialité objective et de l’existence de partis pris personnels chez certains d’eux. Il estime en outre que la CAS ne satisfaisait pas non plus au critère de « tribunal indépendant et impartial ».

59. Le Gouvernement soutient que les exigences de l’article 6 § 1 ont été satisfaites et que rien n’indique l’existence d’un parti pris chez les autorités nationales. Il ajoute que l’arrêt de la CAS était fondé sur les conclusions des parties et était suffisamment motivé.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux relatifs aux exigences d’un « tribunal indépendant et impartial » aux stades de la décision et du contrôle de l’affaire

60. Lorsqu’elle a eu à déterminer, dans de précédentes affaires, si un organe pouvait passer pour « indépendant » – notamment à l’égard de l’exécutif et des parties –, la Cour a tenu compte de facteurs tels que le mode de désignation et la durée du mandat de ses membres, l’existence d’une protection contre les pressions extérieures et le point de savoir s’il y avait ou non une apparence d’indépendance (Maktouf et Damjanović c. Bosnie-Herzégovine [GC], nos 2312/08 et 34179/08, § 49, CEDH 2013 (extraits), avec d’autres références).

61. L’impartialité se définit en principe par l’absence de préjugé ou de parti pris. Selon la jurisprudence constante de la Cour, aux fins de l’article 6 § 1, l’impartialité doit s’apprécier i) selon une démarche subjective, en tenant compte de la conviction personnelle et du comportement de tel juge, c’est-à-dire du point de savoir si celui-ci a fait preuve de parti pris ou préjugé personnel dans tel cas, et aussi ii) selon une démarche objective consistant à déterminer si, abstraction faite du comportement de ses membres, le tribunal offrait, notamment à travers sa composition, des garanties suffisantes pour exclure tout doute légitime quant à son impartialité (voir, parmi d’autres précédents, Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 93, CEDH 2009, avec d’autres références).

62. La frontière entre l’impartialité subjective et l’impartialité objective n’est cependant pas hermétique car non seulement la conduite même d’un juge peut, du point de vue d’un observateur extérieur, entraîner des doutes objectivement justifiés quant à son impartialité (démarche objective), mais elle peut également toucher à la question de sa conviction personnelle (démarche subjective) (Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, § 119, CEDH 2005‑XIII). Ainsi, dans des cas où il peut être difficile de fournir des preuves permettant de réfuter la présomption d’impartialité subjective du juge, la condition d’impartialité objective fournit une garantie importante de plus (Pullar c. Royaume-Uni, 10 juin 1996, § 32, Recueil 1996‑III).

63. En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l’importance ou, comme le dit l’adage anglais, « justice must not only be done, it must also be seen to be done » (il faut non seulement que justice soit faite, mais aussi qu’elle le soit au vu et au su de tous). Il y va de la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer au justiciable (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 78, CEDH 2015).

64. Enfin, les notions d’indépendance et d’impartialité objective sont étroitement liées et, selon les circonstances, peuvent appeler un examen conjoint (Cooper c. Royaume-Uni [GC], no 48843/99, § 104, CEDH 2003‑XII).

65. D’après la jurisprudence de la Cour, même lorsqu’un organe juridictionnel chargé d’examiner des contestations portant sur des « droits et obligations de caractère civil » ne remplit pas toutes les exigences de l’article 6 § 1, il ne saurait y avoir violation de la Convention si la procédure devant cet organe a fait l’objet du « contrôle ultérieur d’un organe judiciaire de pleine juridiction présentant, lui, les garanties de cet article » (Albert et Le Compte c. Belgique, 10 février 1983, § 29, série A no 58, et Tsfayo c. Royaume-Uni, no 60860/00, § 42, 14 novembre 2006).

b) Application des principes susmentionnés au cas d’espèce

i. L’approche à retenir pour l’examen du grief

66. La question des résultats du requérant dans l’exécution de sa fonction de président de la cour administrative d’appel de Kyiv avait été initialement évoquée par le Conseil des juges administratifs qui, après avoir instruit le dossier, a proposé au CSM de démettre le requérant de cette fonction. Elle a ensuite été examinée par le CSM, qui n’était pas lié par la proposition initiale du Conseil des juges administratifs. Au contraire, le CSM était habilité à se livrer à sa propre appréciation des faits, à leur donner sa propre qualification juridique et à rendre une décision contraignante après avoir tenu audience et jugé l’affaire. En l’espèce, son analyse de la question s’est soldée par la décision portant révocation du requérant, laquelle a été exécutée peu après son adoption (paragraphe 20 ci-dessus). Ensuite, après son exécution, cette décision du CSM a été contrôlée par la CAS.

67. Il ressort des caractéristiques de la procédure interne évoquées ci‑dessus que le Conseil des juges administratifs a joué un rôle dans l’instruction préliminaire du dossier. Ce volet de l’affaire n’est pas contesté par le requérant, qui axe son grief sur le manque d’équité dont, selon lui, la procédure devant le CSM et la CAS était entachée, ainsi que sur l’absence de « contrôle suffisant » par cette dernière. Dans ces conditions, la Cour doit rechercher si le CSM et la CAS satisfaisaient aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention. Toutefois, au cas où le CSM ne les aurait pas remplies, une question ne peut se poser sur le terrain de l’article 6 que si la CAS n’a pas opéré un « contrôle suffisant » conforme à cette disposition (voir, en comparaison, Le Compte, Van Leuven et De Meyere, précité, §§ 51 et 54, et Oleksandr Volkov, précité, §§ 108, 123 et 130). Dès lors, en l’espèce, la Cour est appelée tout d’abord à rechercher si le CSM satisfaisait aux exigences d’un « tribunal indépendant et impartial », puis, au cas où il n’aurait pas rempli ces exigences à ce stade, à déterminer si le contrôle opéré par la CAS était « suffisant » pour remédier aux lacunes constatées, et enfin à vérifier si la CAS elle-même satisfaisait aux exigences d’indépendance et d’impartialité.

ii. La procédure devant le CSM

68. Dans l’arrêt Oleksandr Volkov, précité, la Cour a retenu un certain nombre de critères pour rechercher si le CSM, en tant qu’organe disciplinaire de la magistrature, satisfaisait aux exigences d’indépendance et d’impartialité. Elle s’est appuyée à cette fin sur sa jurisprudence antérieure et a tenu compte des textes internationaux pertinents, notamment les opinions et recommandations d’autres organes du Conseil de l’Europe. Premièrement, elle a souligné qu’il était nécessaire qu’un nombre important des membres d’un tel organe disciplinaire fussent eux-mêmes des magistrats et que la présence parmi les membres d’un tribunal de magistrats occupant au moins la moitié des sièges, dont celui de président avec voix prépondérante, donnait un gage certain d’impartialité (ibidem, § 109). Deuxièmement, elle a considéré que, compte tenu de l’importance qu’il y avait à réduire l’influence des organes politiques de l’État sur la composition du CSM et de la nécessité d’assurer le niveau requis d’indépendance judiciaire, la manière dont les juges étaient désignés dans cet organe disciplinaire était pertinente aussi, eu égard aux autorités qui procédaient aux désignations et au rôle du corps judiciaire dans ce cadre (ibidem, § 112). Troisièmement, elle a noté qu’il y avait lieu de rechercher si les membres de l’organe disciplinaire y travaillaient à plein temps ou continuaient de travailler et de recevoir un salaire hors de cet organe, ce qui impliquait inévitablement une dépendance matérielle, hiérarchique et administrative de leur part à l’égard de leurs employeurs principaux et mettait en péril leur indépendance et leur impartialité (ibidem, § 113). Quatrièmement, elle a indiqué qu’il fallait vérifier si des représentants du parquet entraient dans la composition de l’organe disciplinaire des juges et a ajouté que la présence de plein droit du procureur général et des autres membres désignés par le parquet jetait le doute sur l’impartialité de certains organes eu égard à la fonction des procureurs dans le système de justice interne (ibidem, § 114). Cinquièmement, elle a dit que lorsque les membres de l’organe disciplinaire avaient joué un rôle dans l’instruction préliminaire avant de participer ultérieurement à la résolution du même litige par cet organe, un tel cumul de fonctions pouvait faire peser un doute objectif sur leur impartialité (ibidem, § 115).

69. Dans l’arrêt Oleksandr Volkov, précité, la Cour a constaté que la composition du CSM, régie par la Constitution, faisait apparaître un certain nombre de lacunes structurelles qui en compromettaient l’indépendance et l’impartialité. En vertu de ces règles constitutionnelles, le CSM se composait en majorité de membres non judiciaires désignés directement par les autorités exécutives et législatives, le ministre de la Justice et le procureur général en étant membres de droit. La révocation du requérant dans l’affaire Oleksandr Volkov (précitée) avait été prononcée par seize membres du CSM, dont trois seulement étaient juges. De plus, seuls quatre des vingt membres du CSM y travaillaient à temps plein, alors que les autres continuaient de travailler et de recevoir un salaire hors de cet organe. La présence au sein du CSM du Procureur général et d’autres représentants du parquet posait également problème du point de vue de l’impartialité, compte tenu de la fonction des procureurs dans le système de justice interne. Par ailleurs, deux des membres du CSM avaient engagé des poursuites disciplinaires contre le requérant, sur la base de leurs propres investigations préliminaires, avant de statuer ultérieurement sur le fond du dossier (ibidem, §§ 110-115).

70. Ces constats sont tout aussi pertinents en l’espèce. Le CSM était constitué et fonctionnait en vertu des mêmes règles constitutionnelles que dans l’affaire Oleksandr Volkov (précitée). Les mêmes problèmes se posent donc quant au respect des critères d’indépendance et d’impartialité dans le cadre de la procédure devant cet organe. Le cas du requérant a été examiné et tranché par dix-huit membres du CSM, dont seulement huit juges. Les membres non judiciaires constituaient donc une majorité capable de juger de l’issue de la procédure. De plus, les modalités de désignation des membres judiciaires du CSM par les autorités exécutives et législatives demeurent problématiques puisque le nombre de juges élus au sein du CSM par leurs pairs était limité, que la majorité des membres de cet organe n’y travaillait pas à temps complet et que le procureur général en était membre.

71. Par ailleurs, s’agissant des allégations détaillées formulées par le requérant devant la Cour selon lesquelles certains membres du CSM avaient fait preuve d’un parti pris personnel à son égard, il ne faut pas oublier que le juge K., qui était membre de cet organe, avait initialement, en sa qualité de président du Conseil des juges administratifs, joué un rôle dans l’instruction préliminaire du dossier et dans la présentation de la proposition de révocation soumise au CSM (paragraphes 15 et 18 ci-dessus). Or cette participation préliminaire jette un doute objectif sur l’impartialité de ce juge lorsqu’il a été ultérieurement associé à la décision du CSM sur le fond (voir, en comparaison, Oleksandr Volkov, précité, § 115, Poposki et Duma c. l’ex‑République yougoslave de Macédoine, nos 69916/10 et 36531/11, § 48, 7 janvier 2016, et Sturua, précité, § 35).

72. Les éléments ci-dessus suffisent à la Cour pour conclure que la procédure devant le CSM n’était pas entourée des garanties d’indépendance et d’impartialité compte tenu des défaillances structurelles et de l’apparence de parti pris personnel.

iii. Le contrôle opéré par la CAS était-il suffisant ?

73. Pour déterminer tout d’abord si une juridiction de deuxième instance jouissait de la « plénitude de juridiction » ou si elle a procédé à un « contrôle suffisant » pour remédier à un défaut d’indépendance et d’impartialité en première instance, la Cour, dans sa jurisprudence, estime qu’il faut tenir compte d’éléments tels que l’objet de la décision attaquée, la méthode suivie pour parvenir à cette décision et la teneur du litige, y compris les moyens d’appel, tant souhaités que réels (Bryan c. Royaume‑Uni, 22 novembre 1995, §§ 44-47, série A no 335‑A, et Tsfayo, précité, § 43).

74. Dans l’arrêt Oleksandr Volkov, précité, la Cour a expressément conclu que la CAS n’avait pas opéré un contrôle suffisant du dossier, dont l’objet était la révocation d’un juge de la magistrature. Elle a tout d’abord noté que cette juridiction était compétente pour déclarer les décisions litigieuses illégales mais non pour les annuler et prendre les mesures qu’elle eût estimées nécessaires en pareil cas. Elle a ajouté que, même si le constat d’illégalité d’une décision n’entraînait généralement pas de conséquences juridiques, l’impossibilité pour la CAS d’annuler formellement ces décisions et l’absence de règles quant à la suite de la procédure disciplinaire (en particulier, quelles étaient les mesures que les autorités compétentes devaient prendre une fois adoptée la décision litigieuse qui avait été déclarée illégale et dans quels délais) faisaient naître un certain degré d’incertitude quant aux conséquences juridiques réelles de pareilles déclarations judiciaires. Elle a constaté en outre qu’il ressortait de la pratique judiciaire qu’aucune réintégration automatique n’était possible sur la seule base de la décision déclaratoire de la CAS parce que les juges concernés devaient engager une nouvelle procédure afin d’être réintégrés (ibidem, §§ 125 et 126). Analysant également les modalités et l’étendue réelle du contrôle opéré par la CAS, elle a conclu que celles-ci étaient inappropriées pour constituer un « contrôle suffisant » (ibidem, §§ 127 et 128).

75. Les considérations exposées ci-dessus sont tout aussi pertinentes en l’espèce. La CAS a contrôlé la décision du CSM, laquelle était d’effet immédiat, dans le même cadre légal et avec les mêmes pouvoirs limités et les mêmes incertitudes quant aux conséquences juridiques finales.

76. De plus, s’agissant de la teneur du litige en l’espèce, il y avait un grand décalage entre les moyens d’appel avancés et les moyens d’appel réels. Premièrement, dans sa décision, la CAS a jugé que le requérant n’avait pas contesté les faits à la base de sa révocation et que ceux-ci étaient donc réputés établis. Or cette conclusion ne correspond pas aux moyens avancés par lui dans la demande dont il avait saisi la CAS, où il dénonçait clairement ces faits. Le requérant estimait en particulier que les conclusions du CSM étaient trop générales et que cet organe aurait dû les étayer en se référant aux circonstances particulières de l’espèce et à la chronologie de celles-ci.

77. Deuxièmement, la CAS n’a pas réellement cherché à examiner l’autre moyen, pourtant important, tiré par le requérant d’un manque d’indépendance et d’impartialité de la procédure devant le CSM (paragraphe 21 ci-dessus). Après avoir rappelé qu’elle avait compétence pour examiner si la décision en cause avait été rendue conformément à certains critères, notamment l’exigence d’impartialité, elle est parvenue à la conclusion générale que le CSM n’avait pas violé la Constitution ou les lois ukrainiennes. Or, elle n’a pas recherché si la procédure conduite devant le CSM avait respecté les principes d’indépendance et d’impartialité. Elle n’a rien dit sur ce point dans ses motifs.

78. Il en résulte que le contrôle opéré en l’espèce par la CAS n’était pas suffisant et qu’il n’a donc pas permis de remédier au manque d’équité dont était entachée la procédure devant le CSM.

iv. La CAS satisfaisait-elle aux exigences d’indépendance et d’impartialité ?

79. Pour ce qui est des garanties d’indépendance et d’impartialité qu’en vertu de l’article 6 § 1 l’organe judiciaire de contrôle est censé offrir, la Cour note que ce contrôle a été opéré en l’espèce par des juges de la CAS qui étaient eux aussi soumis aux pouvoirs disciplinaires du CSM, ce qui signifie qu’ils pouvaient faire eux-mêmes l’objet d’une procédure disciplinaire devant cette instance. Le fait que des juges de la CAS étaient soumis à des mesures disciplinaires et liés par des règles de discipline et de déontologie judiciaires ne suffit pas à lui seul à jeter le doute sur leur indépendance et leur impartialité à l’égard de l’autorité chargée d’appliquer ce régime. On peut cependant se poser la question du respect des garanties fondamentales d’indépendance et d’impartialité si l’organisation et le fonctionnement de l’organe disciplinaire font apparaître de graves problèmes en la matière. Or, au vu du dossier, le CSM présentait effectivement des problèmes d’une telle gravité, en particulier des lacunes structurelles et l’apparence de parti pris personnels (paragraphes 70-72 ci‑dessus). De plus, il n’était pas simplement un organe disciplinaire : il s’agissait en réalité d’une instance dotée de larges pouvoirs relativement à la carrière des juges (désignation, sanction, révocation). Compte tenu de ces éléments et, en particulier, du contexte spécifique du système ukrainien de l’époque, la Cour, à la lumière de son arrêt Oleksandr Volkov (précité, § 130), conclut que les juges de la CAS saisis du litige concernant le requérant, auquel le CSM avait pris part, n’ont pas pu faire preuve de « l’indépendance » et de « l’impartialité » requises par l’article 6 de la Convention.

80. Il s’ensuit que le contrôle judiciaire effectué par la CAS n’a pas satisfait aux exigences d’indépendance et d’impartialité.

v. Conclusion

81. En conséquence, le CSM ne s’est pas livré à un examen indépendant et impartial du dossier et le contrôle ultérieurement opéré sur celui-ci par la CAS n’a pas remédié à ces défauts.

82. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

83. Le requérant voit dans sa révocation de sa fonction de président de la cour administrative d’appel de Kyiv une violation de son droit au respect de sa vie privée garanti par l’article 8 de la Convention.

84. L’article 8 de la Convention est ainsi libellé dans ses parties pertinentes en l’espèce :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée (...)

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A. Thèses des parties

1. Le requérant

85. Le requérant estime que sa carrière, sa réputation ainsi que ses relations sociales et professionnelles ont été irrémédiablement compromises et que son droit au respect de sa vie privée se trouve donc en jeu. Il ajoute que la réduction de ses émoluments et de ses perspectives de pension de retraite ont nui à son bien-être matériel. À l’appui de sa thèse, il invoque l’arrêt Erményi c. Hongrie, no 22254/14, §§ 30 et 31, 22 novembre 2016, dans lequel, indique-t-il, la Cour a jugé que la révocation d’un juge de sa fonction de vice-président de la Cour suprême avait violé le droit de celui-ci au respect de sa vie privée.

86. Concernant sa réputation, le requérant précise que l’exercice de sa fonction de président de juridiction était pour lui source de prestige et de pouvoir. Ayant présidé plusieurs juridictions pendant plus de vingt-cinq ans, la fonction dont il a été démis aurait représenté l’apogée de sa carrière juridique et l’aboutissement de décennies de dévouement personnel et d’engagement professionnel. Sa révocation aurait nui à l’idée que ses pairs avaient de son autorité et de sa compétence personnelles. De surcroît, le motif de cette mesure, à savoir la violation des lois relatives à l’organisation de la justice, aurait affecté sa situation professionnelle en général ainsi que ses perspectives de carrière et de promotion à l’avenir, d’autant plus que l’annonce de sa révocation aurait été largement diffusée. En ce qui concerne le grief qu’il tire d’une atteinte grave à sa réputation, le requérant affirme que les intérêts de ses enfants, juristes de formation, ont pâti de sa révocation, selon lui irrégulière.

87. De plus, sur le fond de ce grief, le requérant soutient que l’ingérence dans l’exercice de son droit au respect de sa vie privée n’était pas « prévue par la loi ». En effet, d’après lui, le droit applicable était trop vague et ne prévoyait pas de garanties procédurales permettant d’empêcher son application arbitraire. Le requérant ajoute que sa révocation était disproportionnée, la manière dont cette sanction a été prise ne lui ayant pas permis de remédier aux lacunes qui lui étaient reprochées en sa qualité d’administrateur.

2. Le Gouvernement

88. Le Gouvernement soutient que le droit d’exercer des fonctions administratives au sein d’un tribunal n’entre pas dans le champ d’application de l’article 8 de la Convention. Il indique que, contrairement aux affaires Oleksandr Volkov (précitée) et Özpınar c. Turquie (no 20999/04, 19 octobre 2010), le requérant en l’espèce n’a pas été révoqué de la magistrature. Il considère qu’en raison de cette distinction qu’il estime importante, le grief est incompatible ratione materiae avec la Convention.

89. Le Gouvernement ajoute que, quand bien même l’article 8 serait applicable, la révocation du requérant de sa fonction administrative n’a guère eu d’incidence sur la vie privée de celui-ci. D’après lui, le requérant a probablement changé de bureau dans le même bâtiment judiciaire et subi une légère baisse de traitement. Il n’aurait par conséquent pas éprouvé un « préjudice important » et le grief devrait donc être déclaré irrecevable en application de l’article 35 §§ 3 b) et 4 de la Convention.

90. Sur le fond, le Gouvernement soutient que, contrairement à l’affaire Oleksandr Volkov, précitée, le droit interne en vigueur était suffisamment clair et prévisible quant à son application, et que l’ingérence poursuivait les buts légitimes de la sûreté publique, du bien-être économique du pays, de la défense de l’ordre et de la prévention des infractions pénales ainsi que de la protection des droits d’autrui. Il dit que les carences du requérant dans sa gestion menaçaient la bonne administration de la cour administrative d’appel de Kyiv, dont le ressort, indique-t-il, englobe plusieurs régions du pays. Cette ingérence était selon lui nécessaire, au vu des circonstances, à l’accomplissement des buts légitimes susmentionnés.

B. Le tiers intervenant

91. Le tiers intervenant soutient que pour trancher la question de l’applicabilité de l’article 8 de la Convention, il y a lieu de tenir compte de ce que la fonction de président de juridiction confère toujours un rôle de chef de file au sein de la magistrature et que la révocation d’une telle fonction touche la vie privée de l’intéressé, en particulier ses relations professionnelles ainsi que sa réputation et son rang.

C. Analyse de la Cour

Sur la recevabilité

a) Observations liminaires

92. La Cour note que la présente affaire porte sur un litige professionnel opposant un individu à un État. La révocation du requérant a été prononcée par une autorité publique. Lorsque l’on recherche si une problématique touchant la vie privée se pose ou non en pareil cas sur le terrain de l’article 8 de la Convention, les questions de l’applicabilité et du fond sont étroitement liées. Dès lors qu’il est jugé qu’une mesure a eu des conséquences graves sur la vie privée du requérant, il en résulte que le grief de celui-ci est compatible ratione materiae avec la Convention et, par ailleurs, que cette mesure s’analyse en une « ingérence » dans l’exercice du « droit au respect de la vie privée » pour les besoins des trois branches du critère de fond découlant de l’article 8 (appréciation de la légalité, but légitime et « nécessité » d’une telle ingérence). Il s’ensuit que les questions de l’applicabilité et de l’existence d’une « ingérence » sont inextricablement liées lorsque des griefs de ce type sont formulés.

93. Dans de précédentes affaires, la Cour a examiné ces points soit au stade de la recevabilité (voir, par exemple, Bigaeva c. Grèce, no 26713/05, §§ 22-25, 28 mai 2009, Gillberg c. Suède [GC], no 41723/06, §§ 64-74, 3 avril 2012, et Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, §§ 109‑113, CEDH 2014 (extraits), soit au stade du fond (Sidabras et Džiautas c. Lituanie, nos 55480/00 et 59330/00, §§ 42-50, CEDH 2004‑VIII, Campagnano c. Italie, no 77955/01, §§ 53 et 54, CEDH 2006‑IV, Özpınar, précité, §§ 43-48, Sodan c. Turquie, no 18650/05, §§ 43-50, 2 février 2016, et Şahin Kuş c. Turquie, no 33160/04, §§ 34-37, 7 juin 2016). Cette divergence dans la pratique ne se justifie pas pour des raisons de cohérence. La question de l’applicabilité relevant de la compétence ratione materiae de la Cour, il y a lieu de suivre le principe général régissant le traitement des requêtes et d’analyser ces points comme il convient au stade de la recevabilité, sauf s’il y a une raison particulière de les joindre au fond. Aucune raison de ce type n’existant en l’espèce, la question de l’applicabilité de l’article 8 doit être examinée au stade de la recevabilité.

94. La Cour est donc appelée à rechercher si l’article 8 de la Convention est applicable en l’espèce et si, par voie de conséquence, elle a compétence ratione materiae pour examiner au fond le grief formulé sur ce terrain.

b) Principes généraux

i. La notion de « vie privée » entendue au sens large

95. La notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive, qui recouvre également l’intégrité physique et morale de la personne. Elle peut donc englober de multiples aspects de l’identité physique et sociale d’un individu. L’article 8 protège en outre un droit à l’épanouissement personnel et celui de nouer et de développer des relations avec autrui et avec le monde extérieur (S. et Marper c. RoyaumeUni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 66, CEDH 2008, Gillberg, précité, § 66, et Bărbulescu c. Roumanie [GC], no 61496/08, § 70, CEDH 2017 (extraits).

96. Il serait dès lors trop restrictif de limiter la notion de « vie privée » à un « cercle intime » où chacun peut mener sa vie personnelle à sa guise et d’écarter entièrement le monde extérieur à ce cercle (Fernández Martínez, précité, § 109).

ii. Droit au respect de la réputation

97. Parallèlement à l’évolution de cette jurisprudence, la Cour a été appelée à rechercher si le droit au respect de la réputation, non expressément mentionné à l’article 8, relevait ou non de la notion de « vie privée ». Dans son arrêt Pfeifer c. Autriche (no 12556/03, § 35, 15 novembre 2007), elle a dit, à la lumière de sa jurisprudence, que la réputation d’une personne, quand bien même celle-ci serait critiquée dans le cadre d’un débat public, était un attribut de son identité personnelle et de son intégrité psychologique et relevait donc aussi de sa « vie privée ».

98. Toutefois, il est important de souligner qu’une personne ne saurait invoquer l’article 8 pour se plaindre d’une atteinte à sa réputation qui résulterait de manière prévisible de ses propres actions, telle une infraction pénale (Sidabras et Džiautas, précité, § 49, et Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 83, 7 février 2012). Dans l’arrêt Gillberg précité, la Grande Chambre n’a pas limité cette règle à l’atteinte à la réputation et l’a élargie en un principe plus large selon lequel tout préjudice personnel, social, moral et économique peut être considéré comme une conséquence prévisible de la perpétration d’une infraction pénale et ne peut pas servir de fondement à un grief consistant à dire qu’une condamnation pénale constitue en soi une atteinte au droit au respect de la « vie privée » (ibidem, § 68). Ce principe plus large vaut non seulement pour les infractions pénales mais aussi pour les irrégularités d’une autre nature, qui engagent d’une certaine manière la responsabilité juridique d’une personne et emportent des conséquences négatives prévisibles sur la « vie privée ».

99. Se fondant sur cette jurisprudence, la Cour, dans un certain nombre d’affaires, a appliqué l’article 8 à l’exercice de fonctions professionnelles.

iii. La « vie privée » dans les contextes professionnels

100. Si aucun droit général à un emploi ni aucun droit à l’accès à la fonction publique ou au choix d’une profession particulière ne peut se dégager de l’article 8, la notion de « vie privée », au sens large, n’exclut pas en principe les activités de nature professionnelle ou commerciale. D’ailleurs, tout bien considéré, c’est dans leur travail que la majorité des gens ont beaucoup d’occasions de nouer des liens avec le monde extérieur (Niemietz c. Allemagne, 16 décembre 1992, § 29, série A no 251‑B, Oleksandr Volkov, précité, § 165, et Bărbulescu, précité, § 71). La vie professionnelle fait donc partie de cette zone d’interaction entre l’individu et autrui qui, même dans un contexte public, peut dans certaines circonstances relever de la « vie privée » (Fernández Martínez, précité, § 110).

101. La typologie des affaires dont la Cour a été saisie dans le cadre de litiges professionnels relevant de l’article 8 est variée. Il s’agit en particulier du retour à la vie civile de militaires (Smith et Grady c. Royaume-Uni, nos 33985/96 et 33986/96, CEDH 1999‑VI), de révocations de la magistrature (Özpınar, précité, Oleksandr Volkov, précité, Kulykov et autres, précité), de la révocation d’un juge de ses fonctions administratives (Erményi, précité), ou d’une mutation au sein de la fonction publique (Sodan, précité). D’autres affaires concernaient des restrictions à l’accès à l’emploi dans la fonction publique (Naidin c. Roumanie, no 38162/07, 21 octobre 2014), la perte d’un emploi hors du secteur public (Obst c. Allemagne, no 425/03, 23 septembre 2010, Schüth c. Allemagne, no 1620/03, CEDH 2010, Fernández Martínez, précité, Şahin Kuş, précité, et Bărbulescu, précité) ainsi que des restrictions à l’accès à certains métiers du secteur privé (Sidabras et Džiautas, précité, Campagnano, précité, et Bigaeva, précité).

102. Dans les affaires entrant dans la catégorie susmentionnée, la Cour applique la notion de « vie privée » en suivant deux approches différentes : α) le constat de l’existence d’une question relevant de la « vie privée » comme motif du litige (approche fondée sur les motifs) et β) la déduction de l’existence d’une question relevant de la « vie privée » au regard des conséquences de la mesure dénoncée (approche fondée sur les conséquences).

α) L’approche fondée sur les motifs

103. La Cour a jugé que des griefs relatifs à l’exercice de fonctions professionnelles relevaient de la notion de « vie privée » lorsque les éléments se rapportant à la vie privée étaient considérés comme des critères de qualification pour la fonction en question et que la mesure dénoncée était fondée sur des motifs heurtant la liberté de choix de l’individu dans la sphère de la vie privée.

104. Ainsi, s’agissant de mesures contestées prises par des autorités de l’État dans le secteur public, la Cour a par exemple considéré que des enquêtes conduites par la police militaire sur l’homosexualité des requérants et la révocation administrative qui en avait résulté, motivée uniquement par l’orientation sexuelle des intéressés, avaient directement porté atteinte au droit de ceux-ci au respect de leur vie privée (Smith et Grady, précité, § 71). Dans l’affaire Özpınar (précitée), la Cour a estimé que la procédure de révocation de la requérante de la magistrature tombait sous le coup de l’article 8 de la Convention parce qu’elle concernait non seulement ses résultats professionnels mais aussi certains aspects de sa vie privée, notamment ses relations étroites privées, ses vêtements et son maquillage, ainsi que le fait qu’elle vivait séparée de sa mère (ibidem, §§ 43 et 47). Dans une autre affaire, la mutation du requérant à un poste moins important au sein de la fonction publique avait soulevé une question sous l’angle de sa « vie privée » parce que cette mesure s’analysait en une sanction déguisée et qu’elle était motivée par les croyances du requérant et par les tenues vestimentaires de son épouse (Sodan, précité, §§ 47-49).

105. La Cour a appliqué une logique similaire sur le terrain des obligations positives des autorités de se livrer à une mise en balance des intérêts privés de l’employé et des intérêts de l’employeur non public dans les cas où les motifs du licenciement se rapportaient directement à la conduite du requérant dans sa vie privée, par exemple une relation adultérine (Obst, précité, § 43 et suiv.) ou une relation en concubinage après une séparation (Schüth, précité, § 57 et suiv.) Elle a estimé que le licenciement d’un employé par une société privée à la suite de la surveillance de la correspondance de celui-ci par son employeur sur le lieu de travail relevait du champ d’application de l’article 8 dans la mesure où il concernait sa « correspondance » et parce qu’il nuisait à la possibilité raisonnable pour l’intéressé de jouir de la « vie privée » sur le lieu de travail (Bărbulescu, précité, §§ 81 et 127).

106. Il ressort de ces exemples que les motifs à l’origine des mesures litigieuses touchant la vie professionnelle peuvent avoir un rapport avec la vie privée de la personne concernée et que, en eux-mêmes, ils peuvent faire entrer en jeu l’article 8.

β) L’approche fondée sur les conséquences

107. Lorsque les motifs à la base de l’adoption d’une mesure touchant la vie professionnelle d’une personne n’ont aucun rapport avec sa vie privée, une question peut néanmoins se poser sur le terrain de l’article 8 si cette mesure a eu ou peut avoir de graves conséquences négatives sur sa vie privée. À cet égard, la Cour a tenu compte des conséquences négatives i) sur le « cercle intime » de l’intéressé, notamment lorsqu’il y a de graves répercussions matérielles, ii) sur les possibilités pour lui « de nouer et de développer des relations avec autrui », et iii) sur sa réputation.

108. Sur la base de cette approche, la Cour a estimé que la révocation d’un juge pour manquement à ses obligations professionnelles, en l’occurrence une rupture de serment, avait eu une incidence sur une grande partie de ses relations, professionnelles ou autres. La mesure avait aussi affecté son « cercle intime », en raison d’une perte de revenus, ainsi que sa réputation (Oleksandr Volkov, précité, § 166). La Cour a aussi considéré que le refus de permettre à une requérante, une étrangère, de passer l’examen du barreau en Grèce relevait de l’article 8 parce qu’il avait eu une incidence sur la manière dont elle souhaitait poursuivre sa vie professionnelle et privée (Bigaeva, précité, §§ 24 et 25). En outre, elle a conclu que l’inscription d’une requérante sur le registre des faillis avait emporté plusieurs restrictions légales à l’exercice de ses activités professionnelles et de ses droits civils et que cette mesure avait donc nui aux possibilités pour l’intéressée de nouer des relations avec le monde extérieur, ce qui relevait de sa vie privée (Campagnano, précité, § 54). Enfin, elle a également jugé attentatoire à la « vie privée » une restriction étendue à l’accès à des emplois du secteur privé (Sidabras et Džiautas, précité, § 47).

109. Lorsque l’approche fondée sur les motifs ne permet pas de justifier l’applicabilité de l’article 8, il faut analyser les conséquences de la mesure dénoncée sur les éléments susmentionnés de la vie privée pour déterminer si le grief tombe sous le coup de la notion de « vie privée ». Néanmoins, cette division n’exclut pas que la Cour puisse juger bon de suivre les deux approches de manière combinée, en recherchant s’il existe une question touchant la vie privée dans les motifs à l’origine de la mesure dénoncée et, de surcroît, en analysant les conséquences de la mesure (Fernández Martínez, précité, §§ 110-112).

iv. Le niveau minimum de gravité de la violation alléguée

110. Dans les affaires où la Cour retient l’approche fondée sur les conséquences de la mesure en cause, l’analyse de la gravité de celles-ci occupe une place importante. La Cour a examiné dans plusieurs contextes la question du caractère grave ou sérieux de la violation alléguée, notamment sur le terrain de la notion de « préjudice important », prévue par l’article 35 § 3 b) de la Convention, en tant que condition de recevabilité expresse pour tout le système des droits de la Convention (voir, par exemple, Giusti c. Italie, no 13175/03, § 34, 18 octobre 2011, Gagliano Giorgi c. Italie, no 23563/07, § 56, CEDH 2012 (extraits), et El Kaada c. Allemagne, no 2130/10, § 41, 12 novembre 2015). Elle applique toujours un seuil de gravité dans les affaires relatives à l’article 3 de la Convention (voir, par exemple, Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 67, CEDH 2006‑IX, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 88, CEDH 2010, et Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 86, CEDH 2015).

111. La notion de seuil de gravité a été spécifiquement examinée sur le terrain de l’article 8. En particulier, dans les affaires en matière d’environnement, un grief défendable sur le terrain de l’article 8 peut naître si un risque écologique atteint un niveau de gravité diminuant notablement la capacité du requérant à jouir de son domicile ou de sa vie privée ou familiale. La Cour a jugé que l’appréciation de ce niveau minimum dans ce type d’affaires est relative et dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de l’intensité et de la durée des nuisances ainsi que de leurs conséquences physiques ou psychologiques sur la santé ou la qualité de vie de l’intéressé (Fadeïeva c. Russie, no 55723/00, §§ 68 et 69, CEDH 2005‑IV, Dubetska et autres c. Ukraine, no 30499/03, § 105, 10 février 2011, et Grimkovskaya c. Ukraine, no 38182/03, § 58, 21 juillet 2011). Ce raisonnement a aussi été suivi dans des affaires de nuisances relevant de l’article 8, qui sont très similaires aux affaires d’environnement susmentionnées (Borysiewicz c. Pologne, no 71146/01, § 51, 1er juillet 2008, et Udovičić c. Croatie, no 27310/09, § 137, 24 avril 2014).

112. La Cour a également jugé que l’atteinte à la réputation d’un individu doit présenter un certain niveau de gravité et avoir été portée de manière à causer un préjudice à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée (A. c. Norvège, no 28070/06, §§ 63-64, 9 avril 2009, Polanco Torres et Movilla Polanco c. Espagne, no 34147/06, §§ 40 et 44, 21 septembre 2010, Axel Springer AG, précité, § 83, Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 137, CEDH 2015, et Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 72, CEDH 2016). Cette condition vaut pour la réputation sociale en général et pour la réputation professionnelle en particulier (Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie-Herzégovine [GC], nos 17224/11, §§ 76 et 105-106, CEDH 2017).

113. Dans la récente affaire Erményi (précitée), la Cour a dit que la révocation du requérant de sa fonction administrative de vice-président de la Cour suprême s’analysait en une ingérence dans l’exercice de son droit au respect de sa vie privée (Erményi, précité, § 31). Bien qu’elle ne se soit pas étendue sur ce point – les parties ne s’étant pas exprimées à ce sujet –, elle a implicitement conclu que la mesure en cause avait porté une atteinte grave à la vie privée du requérant. On ne saurait tirer de cette conclusion une présomption selon laquelle la révocation du requérant avait « automatiquement » soulevé une question dans la sphère de la vie privée. À cet égard, la Cour rappelle que le seuil de gravité occupe une place importante dans les affaires où l’existence d’une question sur le terrain de la vie privée est examinée suivant l’approche fondée sur les conséquences.

114. L’obligation pour le requérant d’établir de manière convaincante que le seuil de gravité a été atteint est donc une caractéristique intrinsèque à l’approche fondée sur les conséquences sous l’angle de l’article 8. Comme la Grande Chambre l’a dit, le requérant est tenu de définir et expliciter les répercussions concrètes de la mesure dénoncée sur sa vie privée, ainsi que la nature et l’étendue du préjudice subi par lui, et étayer adéquatement ses allégations (Gillberg, précité, §§ 70-73). La condition d’épuisement des voies de recours internes veut que de telles allégations aient été suffisamment exposées au niveau interne.

v. Conclusions : la portée de l’article 8 dans les litiges professionnels

115. La Cour conclut de la jurisprudence ci-dessus que les litiges professionnels ne sont pas par nature exclus du champ d’application de la notion de « vie privée » au sens de l’article 8 de la Convention. Dans de tels litiges, un licenciement, une rétrogradation, un refus d’accès à une profession ou d’autres mesures tout aussi défavorables peuvent avoir des répercussions sur certains aspects typiques de la vie privée. Parmi ces aspects figurent i) le « cercle intime » du requérant, ii) la possibilité pour lui de nouer et de développer des relations avec autrui, et iii) sa réputation sociale et professionnelle. Un problème se pose généralement au regard de la vie privée de deux manières dans le cadre de litiges de ce type : soit du fait des motifs à l’origine de la mesure en cause (auquel cas la Cour retient l’approche fondée sur les motifs), soit – dans certains cas – du fait des conséquences sur la vie privée (auquel cas la Cour retient l’approche fondée sur les conséquences).

116. Si l’approche fondée sur les conséquences est suivie, le seuil de gravité à atteindre pour chacun des aspects susmentionnés revêt une importance cruciale. C’est au requérant qu’il incombe d’établir de manière convaincante que ce seuil a été atteint dans son cas. Il doit produire des éléments prouvant les conséquences de la mesure en cause. La Cour ne reconnaîtra l’applicabilité de l’article 8 que si ces conséquences sont très graves et touchent sa vie privée de manière particulièrement notable.

117. La Cour a énoncé des critères permettant d’apprécier le sérieux ou la gravité des violations alléguées dans le cadre de différents régimes. Le préjudice subi par le requérant s’apprécie par rapport à sa vie avant et après la mesure en question. La Cour estime en outre que, pour déterminer la gravité des conséquences dans un litige professionnel, il convient d’analyser au regard des circonstances objectives de l’espèce la perception subjective que le requérant dit être la sienne. Pareille analyse englobe les conséquences tant matérielles que non matérielles de la mesure en cause. Il reste toutefois que c’est au requérant de définir et préciser la nature et l’étendue de son préjudice, lequel doit avoir un lien de causalité avec la mesure en cause. La règle de l’épuisement des voies de recours internes veut que les éléments essentiels des allégations de ce type doivent avoir été suffisamment exposés devant les autorités internes saisies du litige.

c) Application des principes généraux au cas d’espèce

118. En l’espèce, la Cour est appelée à dire si la révocation du requérant de sa fonction de président de cour d’appel, sans qu’il ait été démis de sa fonction de juge, a eu sur sa vie privée des répercussions de nature à rendre l’article 8 applicable.

119. La Cour recherchera tout d’abord de quelle manière une question touchant la vie privée peut se poser dans le présent litige professionnel : du fait des motifs à l’origine de la révocation du requérant ou du fait des conséquences de celle-ci sur sa vie privée.

120. Les motifs expressément avancés pour justifier la révocation du requérant de sa fonction de président de la cour administrative d’appel de Kyiv se limitaient strictement à ses résultats professionnels dans la fonction publique, à savoir les carences dont il aurait fait preuve en tant qu’administrateur et qui auraient nui au bon fonctionnement de sa juridiction. Ils ne se rapportaient qu’aux tâches administratives du requérant sur le lieu de travail, et non à sa vie privée. Aucun élément relatif à la vie privée ne figurant dans les motifs de la révocation, il faut rechercher si, au vu du dossier et des allégations étayées formulées par le requérant, cette mesure a eu de graves conséquences négatives sur les aspects constitutifs de sa « vie privée », à savoir i) son « cercle intime », ii) la possibilité pour lui de nouer et de développer des relations avec autrui ou iii) sa réputation.

121. Pour ce qui est des conséquences de la révocation du requérant, le premier point à trancher est celui de savoir s’il y a matière à soulever une question sur le terrain de l’article 8 à la lumière du principe d’exclusion tiré de l’arrêt Gillberg (paragraphe 98 ci-dessus). Selon ce principe, si les répercussions négatives dénoncées se limitent aux conséquences du comportement illicite qui étaient prévisibles par le requérant, celui-ci ne peut invoquer l’article 8 pour alléguer que ces répercussions négatives ont porté atteinte à sa vie privée. Il y a lieu de noter que, dans l’arrêt Gillberg, la réalité du comportement illicite en cause était dans une large mesure incontestée (Gillberg, précité, § 71), tandis qu’en l’espèce le requérant conteste la matérialité même de toute irrégularité, ce qui veut dire que la mesure engageant sa responsabilité juridique – sa révocation – ne pouvait être une conséquence prévisible de son comportement en tant que président de cour d’appel. Dans ces conditions, la présente affaire n’est pas comparable à l’affaire Gillberg et la Cour ne peut en suivre le raisonnement.

122. Concernant les conséquences de la révocation en cause sur le « cercle intime » du requérant, celui-ci affirme que cette mesure a conduit à une réduction de ses émoluments et de ses perspectives de pension de retraite. Il faut y voir un argument tiré d’une détérioration du bien-être matériel du requérant et de sa famille. Si l’élément pécuniaire du litige a été jugé pertinent aux fins de l’applicabilité de l’article 6 sous son volet civil, l’article 8 de la Convention n’en devient pas automatiquement applicable pour autant. En l’espèce, le requérant n’a produit aucun élément permettant de dire que la baisse de sa rémunération mensuelle à la suite de sa révocation (paragraphe 22 ci-dessus) a eu de sérieuses incidences sur le « cercle intime » de sa vie privée. Pareils éléments faisant défaut, supposer le contraire relèverait de la conjecture. Rien n’indique que la mesure litigieuse aurait eu d’autres répercussions sur le « cercle intime » de la vie privée du requérant.

123. Pour ce qui est des possibilités de nouer et de maintenir des relations avec autrui, la révocation du requérant de sa fonction de président de la cour administrative d’appel de Kyiv n’a pas entraîné sa destitution de la magistrature. Il a continué à faire fonction de juge ordinaire, et ce au sein de la même juridiction, aux côtés de ses collègues. Il ne formule aucune autre allégation à ce propos. Dès lors, quand bien même il y aurait des répercussions sur ses possibilités de nouer et de maintenir des relations, y compris de nature professionnelle, aucun élément de fait ne permet de conclure à la gravité de ces répercussions. Tout bien considéré, il apparaît inapproprié d’apprécier l’étendue et la qualité de relations dans la vie privée par rapport aux fonctions et tâches administratives exercées.

124. Il reste à déterminer si la mesure litigieuse a porté atteinte ou non à la réputation du requérant au point de sérieusement écorner l’estime dont il jouissait, de sorte qu’elle a eu une incidence grave sur ses relations sociales. La Cour se penchera sur cette question sous l’angle de la réputation professionnelle et sociale.

125. S’agissant de la réputation professionnelle du requérant, la Cour relève que sa principale fonction professionnelle était celle de juge. L’exercice de cette profession exigeait de lui des connaissances, des diplômes, des compétences et une expérience spécifiques. Il percevait la majeure partie de son traitement en contrepartie du travail qu’il accomplissait en cette qualité. En revanche, le bon exercice de la fonction de président ou d’une fonction administrative au sein d’un tribunal n’est pas à proprement parler un attribut de la profession judiciaire. Objectivement, c’est donc avant tout en qualité de juge que le requérant jouait un rôle professionnel. Sa fonction de président de juridiction, aussi importante et prestigieuse fût‑elle dans le monde judiciaire et quelle que fût la manière dont il la concevait ou l’estimait subjectivement, ne se trouvait pas au cœur même de sa mission professionnelle.

126. Dans la procédure en cause, à aucun moment les autorités internes ne se sont penchées sur les résultats du requérant en tant que juge ni n’ont livré le moindre avis sur sa compétence en cette qualité ou sur son professionnalisme. Les décisions en l’espèce n’ont critiqué que ses compétences d’administrateur, et ses qualités professionnelles de juge n’ont en aucune manière été mises en cause. De par leur portée limitée, le contrôle effectué et les critiques émises ne peuvent être regardés comme ayant porté atteinte à ce qui constitue le cœur de la réputation professionnelle du requérant. À cet égard, le cas d’espèce diffère en substance de l’affaire précitée Oleksandr Volkov, dans laquelle le requérant avait été critiqué et sanctionné disciplinairement pour ses résultats en tant que juge.

127. Ensuite, la Cour note que le requérant soutient que, après avoir été président de juridiction pendant plus de vingt-cinq ans, la fonction de président de la cour administrative d’appel de Kyiv avait représenté l’apogée de sa carrière judiciaire et que sa révocation a terni l’image que ses pairs se faisaient de sa compétence. Le requérant ne précise toutefois pas en quoi cette dévalorisation alléguée, à supposer même qu’elle ait touché le cœur de sa réputation professionnelle, lui aurait causé un grave préjudice dans son milieu professionnel. En tout état de cause, la Cour ne dispose pas de suffisamment d’éléments pour conclure que cette dévalorisation alléguée a atteint le haut degré de gravité requis par l’article 8 de la Convention, évoqué aux paragraphes 116 et 117 ci-dessus.

128. En particulier, le requérant ne précise pas en quoi sa révocation de sa fonction a nui à la poursuite de sa carrière de juge. La Cour constate que cette mesure n’empêchait pas sa nouvelle désignation à cette fonction, même si cette hypothèse n’était peut-être que purement théorique en raison de son âge avancé. En tout état de cause, la mesure n’a pas eu d’incidence notable quant à sa durée puisqu’elle était limitée par la période de service qu’il restait au requérant à accomplir au sein de la magistrature avant qu’il n’atteignît l’âge de la retraite, c’est-à-dire environ deux ans plus tard (article 125 de la Constitution, cité au paragraphe 26 ci-dessus).

129. Pour ce qui est de la réputation sociale du requérant en général, les critiques formulées par les autorités n’ont pas visé sa personnalité et son intégrité dans une dimension éthique plus large. Si la révocation était fondée sur des constats de manquements par le requérant aux devoirs de sa charge dans l’administration judiciaire et sur des faits contestés par lui, elle ne renfermait aucune accusation de conduite intentionnelle ou de comportement délictueux. Les valeurs morales du requérant n’étaient pas en cause et aucun reproche de cette nature ne se dégage de la décision litigieuse (voir, a contrario, Lekavičienė c. Lituanie, no 48427/09, 27 juin 2017, et Jankauskas c. Lituanie (no 2), no 50446/09, 27 juin 2017).

130. L’assertion du requérant selon laquelle la décision prononçant sa révocation a été diffusée dans les médias et portée à la connaissance d’un nombre indéterminé de personnes ne permet pas à elle seule d’établir l’existence d’une atteinte grave à sa réputation professionnelle et sociale. De plus, le requérant n’a pas étayé cette allégation au moyen d’éléments précis concernant les responsables, l’ampleur ou les répercussions de la diffusion de cette information.

131. Enfin, rien dans le dossier ne vient à l’appui de l’allégation du requérant selon laquelle l’atteinte à sa réputation était sérieuse eu égard au préjudice causé aux intérêts de ses enfants, juristes de formation, lequel aurait nui à sa vie privée. Cette thèse n’a été ni exposée au niveau interne ni étayée devant la Cour.

132. Ni devant la Cour ni pendant la procédure interne le requérant n’a avancé une quelconque autre circonstance personnelle précise montrant que la mesure dénoncée a eu de graves conséquences sur sa vie privée.

133. En conséquence, si l’on analyse la perception subjective du requérant à l’aune des éléments objectifs et si l’on apprécie les conséquences matérielles et non matérielles de sa révocation sur la base des éléments produits devant la Cour, il y a lieu de conclure que cette mesure a eu des répercussions négatives limitées sur la vie privée de l’intéressé et n’a pas atteint le niveau de gravité nécessaire pour qu’une question se pose sur le terrain de l’article 8 de la Convention.

134. Étant donné que les motifs de la révocation étaient sans rapport avec les conséquences de cette mesure et que celles-ci n’ont pas porté atteinte à la « vie privée » du requérant au sens de l’article 8, la Cour estime que cette disposition n’est pas applicable. Aussi, l’exception soulevée par le Gouvernement à cet égard doit être retenue et le grief doit être rejeté pour incompatibilité ratione materiae avec la Convention en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4. À la lumière de cette conclusion, il n’est pas nécessaire de statuer sur la seconde exception du Gouvernement, fondée sur l’article 35 § 3 b) de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 18 ET DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

135. Le requérant affirme devant la Grande Chambre que sa révocation de sa fonction de président de la cour administrative d’appel de Kyiv poursuivait des buts politiques inavoués, en violation de l’article 18 de la Convention. Il se plaint aussi d’une violation de ses droits pécuniaires protégés par l’article 1 du Protocole no 1, alléguant qu’il n’a pas pu percevoir un traitement et une pension de retraite plus élevés. Ces articles disposent :

Article 18

« Les restrictions qui, aux termes de la présente Convention, sont apportées auxdits droits et libertés ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues. »

Article 1 du Protocole no 1

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

136. La Cour constate que le requérant a formulé son grief de violation de l’article 18 de la Convention pour la première fois en 2017, dans les observations qu’il a produites devant la Grande Chambre. Ce grief a donc été introduit hors du délai de six mois et doit être déclaré irrecevable en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

137. Quant au grief fondé sur l’article 1 du Protocole no 1, cette disposition ne vaut que pour les biens actuels et ne crée aucun droit d’en acquérir (Stummer c. Autriche [GC], no 37452/02, § 82, CEDH 2011). Un revenu futur ne peut ainsi être qualifié de « bien » que s’il a déjà été gagné ou s’il fait l’objet d’une créance certaine (Erkan c. Turquie (déc.), no 29840/03, 24 mars 2005, et Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 64, CEDH 2007‑I). La révocation du requérant de sa fonction de président de juridiction l’a empêché de percevoir le traitement plus élevé attaché à cette fonction et de solliciter de meilleures prestations de retraite à un stade ultérieur. Or, ces revenus supplémentaires n’ont pas été réellement gagnés. Il ne peut non plus être soutenu qu’ils faisaient l’objet d’une créance certaine. Dans ces conditions, ce grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention et de ses Protocoles et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4.

IV. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION

138. Sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention, le requérant allègue que les principes de l’égalité des armes, de la sécurité juridique et d’un tribunal « établi par la loi » ont été enfreints et que l’obligation de dûment motiver les décisions de justice n’a pas été respectée. Invoquant l’article 13 de la Convention, il se plaint de n’avoir pas disposé d’un recours effectif dans son litige.

139. Au vu des faits de la cause et de ses conclusions ci-dessus sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention relativement aux principes d’indépendance et d’impartialité des tribunaux, la Cour considère que les principales questions de droit qui se posent sur le terrain de la Convention ont été tranchées. Il n’y a donc pas lieu de statuer séparément sur la recevabilité et le fond des griefs restants (voir, parmi d’autres précédents, Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90 et 8 autres, §§ 210-211, CEDH 2009, et Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 156, CEDH 2014, avec d’autres références).

V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

140. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

141. Par une lettre du 24 novembre 2017, le requérant a retiré la demande pour dommage matériel qu’il avait initialement formulée. Par ailleurs, il réclame 10 000 euros (EUR) pour dommage moral.

142. Le Gouvernement estime infondée la demande présentée pour dommage moral.

143. La Cour estime que le requérant a dû subir un dommage moral que le constat de violation de la Convention dans le présent arrêt ne suffit pas à réparer. Statuant en équité, elle lui alloue 3 000 EUR pour dommage moral.

B. Frais et dépens

144. Devant la chambre, M. Denisov et onze autres requérants avaient réclamé conjointement 15 691,97 livres sterling (GBP) pour frais et dépens. Par la suite, la requête de M. Denisov a été traitée séparément, à la suite du dessaisissement en faveur de la Grande Chambre. Devant celle-ci, M. Denisov, représenté par deux avocats, réclame 33 600 GBP au titre de leurs honoraires, 1 418,98 EUR et 2 499,79 EUR pour frais administratifs, frais de traduction et autres dépenses, ainsi que 712 GBP, 630,20 EUR et 8 867 UAH pour frais de déplacement, y compris aux fins de sa présence personnelle à l’audience devant la Cour. Il demande que la somme pour frais et dépens soit versée sur le compte bancaire au Royaume-Uni indiqué par ses représentants.

145. Le Gouvernement juge ces demandes excessives et insuffisamment étayées. Il dit en particulier que le montant réclamé au titre des honoraires d’avocat est exagéré et que les frais de traduction n’étaient pas nécessaires. Il en conclut que l’indemnité accordée de ce chef doit être nettement revue à la baisse au cas où une violation de la Convention serait constatée.

146. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En outre, les frais de justice ne sont recouvrables que dans la mesure où ils se rapportent à la violation constatée (Murray c. Pays-Bas [GC], no 10511/10, § 134, CEDH 2016). À cet égard, la Cour note que les griefs du requérant n’ont abouti que partiellement et qu’une bonne partie des observations de celui-ci étaient consacrées à un volet de la requête déclaré irrecevable. En de telles circonstances, elle peut juger approprié de réduire le montant à octroyer au titre des frais et dépens (voir, par exemple, Bykov c. Russie [GC], no 4378/02, § 114, 10 mars 2009, et Bayatyan c. Arménie [GC], no 23459/03, § 135, CEDH 2011).

147. La Cour ajoute que la présence personnelle du requérant à l’audience de Grande Chambre ne s’imposait pas et qu’on peut douter de la nécessité des frais ainsi occasionnés (voir, en comparaison, Martinie c. France [GC], no 58675/00, § 62, CEDH 2006‑VI). Néanmoins, compte tenu de sa jurisprudence antérieure (voir, en particulier, Folgerø et autres c. Norvège [GC], no 15472/02, § 112, CEDH 2007‑III, Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, § 126, CEDH 2013, et Jeunesse c. Pays-Bas [GC], no 12738/10, § 135, 3 octobre 2014), elle reconnaît que ces frais peuvent être remboursés pour autant qu’ils soient raisonnables et dûment étayés.

148. Au vu de ce qui précède, et compte tenu des documents dont elle dispose et des critères ci-dessus, la Cour estime raisonnable d’accorder 3 000 EUR, tous chefs de dépens confondus. Ainsi qu’il a été demandé, le montant alloué devra être directement versé sur le compte bancaire indiqué par les représentants du requérant (voir, par exemple, Hristovi c. Bulgarie, no 42697/05, § 109, 11 octobre 2011, et Singartiyski et autres c. Bulgarie, no 48284/07, § 54, 18 octobre 2011).

C. Intérêts moratoires

149. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, recevable le grief de violation de l’article 6 § 1 de la Convention relativement aux principes d’indépendance et d’impartialité des tribunaux ;

2. Déclare, à la majorité, irrecevable le grief de violation de l’article 8 de la Convention ;

3. Déclare, à l’unanimité, irrecevable le grief de violation de l’article 18 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 ;

4. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention relativement aux principes d’indépendance et d’impartialité des tribunaux ;

5. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner la recevabilité et le fond les griefs restants ;

6. Dit, à l’unanimité,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i. 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant sur cette somme, pour dommage moral ;

ii. 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens, le montant alloué devra être versé sur le compte bancaire indiqué par les représentants du requérant ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

7. Rejette, par seize voix contre une, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme à Strasbourg, le 25 septembre 2018.

Françoise Elens-PassosGuido Raimondi
Greffière adjointePrésident

* * *

[1]. Soit environ 345 EUR courants.


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