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18/09/2018 | CEDH | N°001-186138

CEDH | CEDH, AFFAIRE L.G. c. BELGIQUE, 2018, 001-186138


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE L.G. c. BELGIQUE

(Requête no 38759/14)

ARRÊT

STRASBOURG

18 septembre 2018

DÉFINITIF

04/02/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire L.G. c. Belgique,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Julia Laffranque,
Işıl Karakaş,
Paul Lemmens,
Jon Fridrik Kjølbro,
Sté

phanie Mourou-Vikström,
Ivana Jelić, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 août 2018,

Re...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE L.G. c. BELGIQUE

(Requête no 38759/14)

ARRÊT

STRASBOURG

18 septembre 2018

DÉFINITIF

04/02/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire L.G. c. Belgique,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Julia Laffranque,
Işıl Karakaş,
Paul Lemmens,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Ivana Jelić, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 août 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 38759/14) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont une ressortissante italienne, Mme L.G. (« la requérante »), a saisi la Cour le 19 mai 2014 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Le président de la section a accédé à la demande de non-divulgation de son identité formulée par la requérante (article 47 § 4 du règlement).

2. La requérante a été représentée par Me O. Stein, avocat à Bruxelles. Le gouvernement belge (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme I. Niedlispacher, du service public fédéral de la Justice.

3. La requérante allègue principalement avoir subi un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3 de la Convention du fait des agissements de quatre agents de police et n’avoir pas bénéficié d’une enquête effective quant à ces faits.

4. Le 14 décembre 2016, la requête a été communiquée au Gouvernement. La requérante ainsi que le Gouvernement défendeur ont déposé des observations écrites (article 54 § 2 du règlement). Le Gouvernement italien n’a pas souhaité se prévaloir de son droit d’intervenir dans la procédure (article 36 § 1 de la Convention).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. La requérante est née en 1964 et réside à Bruxelles.

A. Les événements du 8 mars 2008

6. Le 8 mars 2008, la requérante se présenta au commissariat de Saint‑Gilles pour porter plainte contre son ex‑compagnon du chef de menaces et coups et blessures. L’agent O.O. acta la plainte de la requérante. Cette dernière était munie d’un dictaphone sur lequel elle enregistra plusieurs séquences des événements qui suivirent.

7. À sa demande, deux policiers, H.M. et C.M., accompagnèrent la requérante au magasin de son ex-compagnon afin de la rassurer.

8. Au retour au commissariat, le ton monta entre la requérante et quatre policiers – A.A., S.V., H.M. et C.M. –, celle-ci n’étant pas satisfaite de la façon dont sa plainte avait été accueillie et des suites qui y avaient été réservées.

9. La suite des événements fait l’objet de controverse entre les parties.

10. Dans sa requête devant la Cour, la requérante explique que C.M. et H.M. lui auraient demandé de quitter le commissariat ce qu’elle refusa car elle voulait s’assurer que son ex-compagnon serait mis en garde par la police. Ces deux agents se seraient énervés contre elle sans raison en la frappant et en lui disant de sortir du commissariat. Selon elle, ces deux agents et A.A. l’auraient alors poussée vers la sortie. Elle indique qu’elle a sans doute griffé un agent à la main à ce moment-là pour se défendre. C.M. l’aurait d’abord menottée, battue, puis, une fois qu’elle était maîtrisée au sol, il lui aurait écrasé l’oreille pendant que H.M. lui bloquait les membres inférieurs. Tout ceci en proférant des insultes à son encontre et à l’encontre de sa famille. Suite à ces événements, la requérante aurait dû être emmenée à l’hôpital en raison d’une crise aigüe d’hyperventilation (paragraphe 12, ci-dessous).

11. Le Gouvernement fait sienne la version donnée par les policiers et qui fut considérée établie par les juridictions d’instruction (paragraphe 33, ci‑dessous). Il fait ainsi valoir que les policiers présents, et notamment l’inspecteur principal P., tentèrent de calmer et de raisonner la requérante pendant une dizaine de minutes, mais que celle-ci hurlait en continu et tenait des propos outrageants à l’égard des policiers et de la Belgique en général. Après lui avoir demandé aimablement à plusieurs reprises de quitter le commissariat, A.A. et S.V. voulurent l’accompagner vers l’extérieur, ce à quoi elle s’opposa et commença à vouloir taper sauvagement en direction de A.A., suite à quoi les deux policiers effectuèrent une clé de bras pour l’amener au sol et la menotter.

12. Après avoir été maîtrisée et menottée, la requérante fit l’objet, à l’initiative des policiers, d’un examen médical à l’hôpital Molière par le Dr X. Ce médecin de garde estima que l’examen physique de la patiente était difficile compte tenu de son état. Il constata un « état d’agitation et d’agressivité », une crise d’hyperventilation lors de son examen clinique, la présence d’un hématome à la face dorsale de la main gauche avec des douleurs à la palpation (avec l’indication que c’était probablement suite au menottage) ainsi qu’une contusion à l’épaule gauche avec douleur à la palpation. La requérante fut mise sous ventilation et reçut 0,5 grammes de tranquillisant.

13. Placée en cellule vers 15h par H.M. et C.M. dans le commissariat de Forest pour des faits de rébellion, la requérante fut libérée aux alentours de 19h après que l’inspecteur principal H. ait pris sa déposition. Dans sa déposition, la requérante indiqua que les policiers s’étaient énervés contre elle sans raison en la frappant et en lui disant de sortir du commissariat. Elle se plaignit d’avoir été insultée par les policiers, même à l’hôpital, et d’avoir reçu des coups de pied et de poing de leur part. Elle dit avoir ensuite été agressée, écrasée au sol avec une chaussure sur le visage. D’après la requérante, H. lui aurait communiqué l’identité des quatre policiers impliqués et l’aurait incitée à porter plainte contre eux.

14. La requérante consulta un médecin de garde le jour‑même vers 21h30. Celui-ci émit les constatations suivantes :

« Elle est dans un état émotionnel important, en quelque sorte choquée psychologiquement, et par moments en pleurs. Elle présente des zones érythémateuses et sensibles à la palpation au niveau épigastrique (plusieurs plaques) dans la partie supérieure du dos à gauche (région sus-épineuse), au niveau du poignet gauche et sous l’omoplate droite. Le dos de la main gauche est tuméfié et légèrement bleuté. La palpation des apophyses épineuses de la région dorsale moyenne éveille la douleur. La mobilisation de l’épaule gauche est douloureuse et il y a une certaine impotence fonctionnelle à la mobilisation volontaire du bras [gauche]. La palpation de l’angle de la mâchoire avec la mastoïde est douloureuse. La palpation de l’articulation de la mâchoire à droite est également douloureuse. L’ouverture de la bouche éveille une douleur temporale bilatérale et est un peu limitée. L’ensemble des lésions est compatible avec des coups reçus. Les lésions du poignet droit sont compatibles avec le port des menottes. »

Ce médecin déclara la requérante inapte au travail pendant quatre jours. Ensuite, son médecin traitant lui prescrivit quatre jours supplémentaires d’incapacité de travail jusqu’au 17 mars 2008 inclus.

B. L’enquête et l’instruction

15. Le 8 mars 2008, jour des faits, et le lendemain, les policiers présents sur les lieux furent entendus par leurs collègues : S.V. fut auditionné par H.M., C.M. et H.M. furent auditionnés par S.V., et P. et O.O. furent auditionnés par A.A.

16. À l’issue de ces auditions, A.A. établit un procès-verbal de synthèse relatif aux faits s’étant déroulés au commissariat ce jour-là. Dans ce procès-verbal, la requérante était indiquée comme « suspect » d’outrage, de rébellion et de coups et blessures envers S.V. et A.A. D’après le dossier, aucune suite ne fut donnée à cela.

17. Le 11 mars 2008, la requérante se constitua partie civile devant un juge d’instruction du tribunal de première instance de Bruxelles. Dans sa plainte, elle déclara avoir réitéré au commissariat sa demande d’être rassurée quant aux mesures qui seraient mises en place suite à sa plainte contre son ex‑compagnon, puis avoir été menottée et bousculée si violemment qu’elle chuta au sol et qu’elle fut maîtrisée par quatre agents de police dont un lui écrasa l’oreille avec sa chaussure et lui assena des coups de pied dans l’aine pour qu’elle se relève après qu’elle soit tombée au sol.

18. À une date non précisée, le juge d’instruction inculpa les policiers C.M., H.M., S.V. et A.A. du chef de coups et blessures volontaires par des agents de la force publique ayant entraîné une incapacité de travail, et du chef d’arrestation arbitraire.

19. Le 20 mai 2008, à la demande du procureur du Roi, A.A. retranscrivit les messages du dictaphone de la requérante dans un procès‑verbal. Le contenu du dictaphone fit également l’objet d’une exploitation et d’une retranscription complémentaire le 19 juin 2008 par un enquêteur de l’Inspection générale de la police fédérale et de la police locale (ci-après « AIG », voir paragraphes 37 et suivants). Le dictaphone fut rendu à la requérante à sa demande le 15 septembre 2008.

20. Le 13 juin 2008, l’enquêteur de l’AIG auditionna les trois témoins civils présents au commissariat le jour des faits. Un quatrième témoin qui avait été identifié ne fut pas convoqué au motif qu’il résidait en France. Il ressort des procès-verbaux de ces auditions qu’aucun des témoins n’a vu que des coups auraient été portés par les policiers à la requérante. Ils font tous état d’une situation très tendue avec beaucoup de cris et de l’usage de la force pour maîtriser la requérante.

21. Le 7 juillet 2008, l’enquêteur de l’AIG auditionna la requérante.

22. Le 19 septembre 2008, un rapport administratif interne fut établi par l’enquêteur de l’AIG relatif à une enquête de voisinage réalisée la veille concernant la requérante.

23. Le 14 novembre 2008, les quatre policiers inculpés et ceux présents sur les lieux le jour des faits furent auditionnés par l’enquêteur de l’AIG qui dressa procès-verbal. Tous les policiers entendus s’accordèrent à dire qu’aucun coup n’avait été porté à la requérante.

24. Une confrontation entre la requérante et les quatre policiers inculpés fut organisée par l’enquêteur de l’AIG le 15 décembre 2008.

25. Le 17 décembre 2008, l’enquêteur de l’AIG vérifia les antécédents des quatre policiers inculpés et dressa un procès-verbal à ce sujet.

C. Le non-lieu

26. Le 8 avril 2009, le procureur du Roi estima que l’instruction était complète. Il requit un non-lieu.

27. Le 14 octobre 2009, la requérante sollicita plusieurs devoirs complémentaires. Il fut partiellement fait droit à sa requête par une ordonnance du juge d’instruction du 22 octobre 2009. Celui-ci ordonna de procéder à la vérification de l’existence d’un enregistrement vidéo par les caméras de surveillance des commissariats ainsi qu’à l’identification des policiers ayant procédé à la mise en cellule de la requérante. En revanche, le juge d’instruction n’estima pas nécessaire à la manifestation de la vérité de procéder à l’audition de l’inspecteur principal H. et celle du médecin de l’hôpital Molière qui avait examiné la requérante le jour des faits. L’appel interjeté par cette dernière contre l’ordonnance fut déclaré irrecevable pour tardiveté par un arrêt de la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Bruxelles du 31 mars 2010.

28. Pour donner suite à l’ordonnance du 22 octobre 2009, l’enquêteur de l’AIG dressa un procès-verbal le 16 décembre 2009 relatif à la vérification de l’existence d’un enregistrement vidéo des commissariats. Il constata toutefois que les caméras de surveillance du commissariat de Saint‑Gilles (lieu de l’arrestation) n’avaient été installées qu’en septembre 2008 et que celles du commissariat de Forest (lieu de la mise en cellule) filmaient en circuit interne et que les images n’étaient donc pas enregistrées.

29. Le même jour, l’enquêteur de l’AIG procéda également à l’audition de C.M. et H.M. qui étaient les deux policiers ayant procédé à la mise en cellule de la requérante.

30. Par une ordonnance du 7 octobre 2010, la chambre du conseil du tribunal de première instance de Bruxelles jugea que l’instruction n’avait pas révélé de charges suffisantes à l’égard des policiers inculpés et qu’elle n’avait fourni aucun indice justifiant l’accomplissement de devoirs complémentaires. Elle rendit une ordonnance de non-lieu.

31. La requérante interjeta appel le même jour. Elle ne déposa pas de conclusions.

32. Le 15 novembre 2012, le procureur général près la cour d’appel déposa des réquisitions écrites de vingt-et-une pages par lesquelles il sollicita le renvoi devant le tribunal correctionnel d’A.A. et S.V. du chef de coups et blessures ayant causé une incapacité de travail. Le procureur général considéra que les éléments du dossier posaient manifestement question. Il souligna les constatations contenues dans les certificats médicaux établis le jour des faits, les contradictions entres les déclarations de la requérante, des policiers et des différents témoins entendus. Il dénonça également les défaillances de l’enquête, en particulier le fait que les policiers avaient eux‑mêmes dressé les procès-verbaux de leur propre audition suite aux faits dénoncés, le manque de fiabilité de certaines déclarations et procès‑verbaux et le laps de temps s’étant écoulé avant que les témoins présents au commissariat fussent entendus. Le procureur général estima que les éléments objectifs du dossier permettaient de douter sérieusement que « tout se serait passé dans les règles ». Sans se prononcer sur la réalité des faits établis, il considéra qu’il existait des charges suffisantes de culpabilité justifiant le renvoi devant le tribunal correctionnel des deux policiers.

33. Par un arrêt du 31 janvier 2013, la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Bruxelles confirma l’ordonnance de non-lieu de la chambre du conseil avec la motivation suivante :

« L’instruction est complète, tous les devoirs utiles à la manifestation de la vérité ayant été exécutés ; au demeurant, il serait illusoire de croire que des actes d’instruction complémentaires exécutés cinq ans après les faits et plus de deux ans après l’appel, pourraient encore contribuer utilement à la manifestation de la vérité ;

Il ressort des pièces auxquelles la cour peut avoir égard que la partie civile a fait l’objet d’un procès-verbal du chef de coups et blessures volontaires envers un agent ou un officier de police judiciaire, de rébellion non armée et d’outrages ; il ressort de la lecture de ce procès-verbal que, suite au comportement hystérique et agressif de la partie civile, les agents ont décidé d’appliquer une technique de balayage afin de ramener l’intéressée au sol afin de lui placer les menottes ; après l’avoir maîtrisée, les agents ont conduit la partie civile vers l’hôpital Molière afin d’y subir un examen clinique avant sa mise en cellule ;

Il s’ensuit qu’il n’existe à l’évidence aucune charge contre les inculpés quant aux faits repris à l’inculpation B [arrestation arbitraire] ; en effet, la privation de liberté dont a fait l’objet la partie civile était parfaitement justifiée par son attitude violente et hystérique à l’égard des agents de police ;

Quant aux faits repris à l’inculpation A [coups et blessures], les inculpés ne contestent pas avoir eu recours à la contrainte pour pouvoir maîtriser la partie civile, mais soutiennent que l’usage de la force n’a pas excédé la mesure strictement nécessaire pour accomplir l’acte commandé ; certes le comportement agressif et hystérique de la partie civile ne peut pas justifier des représailles gratuites de la part des forces de l’ordre, mais dans le cas d’espèce, il ne ressort pas du dossier que ceux-ci auraient fait usage d’une force autre que celle strictement nécessaire pour pouvoir maîtriser la partie civile ; de la seule circonstance que la partie civile a présenté, suite à son arrestation mouvementée mais justifiée, un « état de stress posttraumatique aigu », il ne se déduit pas que les inculpés auraient fait usage d’une force excédant la mesure strictement nécessaire pour maîtriser la partie civile ;

À l’instar du procureur du Roi et de la chambre du conseil, la cour estime pour ces motifs qu’il n’existe contre les quatre inculpés pas de charges qui pourraient justifier leur renvoi devant le tribunal correctionnel. »

34. La requérante se pourvut en cassation. Invoquant l’article 6 de la Convention, elle se plaignait que la chambre des mises en accusation ait basé son appréciation sur un procès-verbal rédigé par A.A. alors qu’il y était lui‑même ainsi que les trois autres inculpés mentionné comme victime, sur une retranscription des messages enregistrés sur le dictaphone de la requérante, effectuée par ce même A.A., ainsi que sur le rapport administratif interne du 19 septembre 2008 rédigé dans un autre dossier judiciaire, déposé par C.M. au dossier dans le but manifeste de la discréditer. Invoquant encore l’article 6 de la Convention, la requérante se plaignait aussi de ce que l’arrêt ne répondait pas aux arguments développés par le procureur général dans son réquisitoire notamment à propos de l’enregistrement du dictaphone, des contradictions entre les auditions et les différences entre les deux certificats médicaux, alors qu’elle s’y était spécifiquement référée en plaidoiries. La motivation générale de l’arrêt ne permettait pas à la requérante de comprendre les raisons pour lesquelles la chambre des mises en accusation avait conclu au mal-fondé de sa plainte et à l’inutilité de son instruction.

35. Par un arrêt du 20 novembre 2013, la Cour de cassation rejeta le pourvoi. Elle jugea que le juge n’était pas tenu d’écarter un procès-verbal au seul motif qu’après l’avoir établi, son auteur était poursuivi par la personne qui en avait fait l’objet, le juge du fond appréciant librement la crédibilité des accusations. Par ailleurs, la Cour de cassation considéra que le réquisitoire du procureur général ne constituant pas des conclusions, la chambre des mises en accusation n’était pas tenue d’y répondre. Pour le surplus, la motivation de l’arrêt permettait à l’intéressée de comprendre les raisons ayant amené la chambre des mises en accusation à conclure au caractère mal fondé de sa plainte.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. L’usage de la force par la police

36. L’article 37 de la loi du 5 août 1992 sur la fonction de police est ainsi rédigé :

« Dans l’exercice de ses missions de police administrative ou judiciaire tout fonctionnaire de police peut, en tenant compte des risques que cela comporte, recourir à la force pour poursuivre un objectif légitime qui ne peut être atteint autrement.

Tout recours à la force doit être raisonnable et proportionné à l’objectif poursuivi.

Tout usage de la force est précédé d’un avertissement, à moins que cela ne rende cet usage inopérant. »

B. L’inspection générale de la police fédérale et de la police locale

37. La loi du 15 mai 2007 sur l’Inspection générale et portant des dispositions diverses relatives au statut de certains membres des services de police prévoit que l’inspection générale de la police fédérale et de la police locale (« algemene inspectie . inspection générale », ou AIG) est placée sous l’autorité du ministre de l’Intérieur et du ministre de la Justice qui fixent conjointement les principes généraux de son organisation, de son fonctionnement et de son administration générale et qui décident de la politique à mener. La gestion quotidienne de l’AIG est confiée au ministre de l’Intérieur. Toutefois, lorsque le traitement de ces dossiers influence directement la direction générale de la police judiciaire ou les services judiciaires, il y associe le ministre de la Justice (article 3).

38. L’AIG enquête sur le fonctionnement, les activités et les méthodes des services de police (article 5). Elle agit, soit d’initiative, soit sur ordre du ministre de la Justice ou du ministre de l’Intérieur, soit à la demande des autorités judiciaires et administratives (article 6). Pour l’accomplissement de leurs missions, les membres de l’AIG possèdent un droit d’inspection général et permanent. S’il s’avère que les documents, pièces et/ou objets concernent une information ou une instruction en cours, ils peuvent seulement se les faire procurer ou saisir avec l’accord du magistrat compétent. Aussi, en ce qui concerne ses devoirs judiciaires, l’AIG ne remet pas les résultats de ses missions au ministre concerné (article 8).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

39. Invoquant les articles 3 et 6 de la Convention, la requérante allègue avoir subi un traitement inhumain et dégradant de la part de quatre agents de police qui l’auraient violemment frappée. Elle estime également que l’enquête menée à cet égard n’a pas été effective. La Cour rappelle qu’elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions autres que ceux invoqués par la requérante (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018). En l’espèce, elle estime qu’il convient d’examiner les griefs de la requérante sous l’angle du seul article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

40. Le Gouvernement s’oppose au grief.

A. Sur la recevabilité

1. Thèses des parties

41. Le Gouvernement estime que la requérante n’a pas épuisé les voies de recours internes tel que le requiert l’article 35 § 1 de la Convention. D’une part, il rappelle que la requérante n’a pas déposé de conclusions devant la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Bruxelles. D’autre part, il fait valoir – tout en admettant que la Cour de cassation ne peut se voir soumettre des questions de fond – que la requérante n’a pas soulevé, même en substance, les griefs qu’elle tire du volet matériel et du volet procédural de l’article 3 de la Convention devant la Cour de cassation.

42. La requérante rétorque qu’elle n’a pas déposé de conclusions devant la chambre des mises en accusation mais que lors de l’audience elle s’est expressément référée au réquisitoire du parquet (paragraphe 32, ci‑dessus) qui était particulièrement circonstancié et qui contenait déjà en détails l’ensemble des arguments qu’elle souhaitait avancer. Elle fait valoir que dans les deux moyens développés à l’appui de son pourvoi en cassation et tirés de la violation de l’article 6 de la Convention, elle invoquait en substance une violation du volet procédural de l’article 3. S’agissant du volet matériel de l’article 3 de la Convention, la requérante estime que par son réquisitoire le procureur général avait expliqué devant la chambre des mises en accusation pourquoi la requérante avait été la victime d’un usage disproportionné de la force. La Cour de cassation ne pouvant pas se voir soumettre des questions de fond, le seul moyen que la requérante pouvait faire valoir à cet égard était celui tiré de l’insuffisance de la réponse donnée par la chambre des mises en accusation au moyen du procureur général.

2. Appréciation de la Cour

43. La Cour rappelle qu’elle a jugé qu’un individu qui, avant de saisir la Cour d’un grief tiré d’une violation de cette disposition résultant de faits imputables à une autorité participant à la force publique et susceptibles d’être qualifiés de torture ou de peines ou traitements inhumains ou dégradants, dépose une plainte avec constitution de partie civile devant le juge d’instruction, déclenchant ainsi l’ouverture d’une instruction pénale, utilise les voies de recours internes comme l’exige l’article 35 § 1 de la Convention (voir, par exemple, Slimani c. France, no 57671/00, §§ 38‑41, CEDH 2004‑IX (extraits), et De Donder et De Clippel c. Belgique, no 8595/06, § 57, 6 décembre 2011).

44. De surcroît, la Cour constate que la Cour de cassation n’a pas déclaré les moyens de la requérante irrecevables en raison du fait que la requérante n’avait pas déposé des conclusions devant la chambre des mises en accusation (a contrario, De Smedt c. Belgique (déc.), no 76578/11, §§ 16 et 18, 12 novembre 2013). Au contraire, la Cour de cassation s’est prononcée sur le fond des moyens tirés de l’article 6 de la Convention tels que soulevés par la requérante. Dans ces circonstances, la Cour estime qu’il ne peut être conclu qu’elle n’a pas épuisé les voies de recours internes à cet égard.

45. Quant aux moyens invoqués devant la Cour de cassation, la Cour estime que dans ses deux moyens tirés d’une violation de l’article 6 de la Convention, la requérante s’est plainte du déroulement de l’enquête pénale. La Cour accepte qu’ainsi elle a soulevé en substance une violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention.

46. Il est vrai que devant la Cour de cassation, la requérante n’a pas invoqué une violation du volet matériel de l’article 3 de la Convention. Dans son deuxième moyen tiré d’une violation de l’article 6 de la Convention, elle s’est toutefois référée à l’insuffisance des motifs donnés par la chambre des mises en accusation pour conclure notamment au mal-fondé de sa plainte. Même si ce moyen de cassation visait la motivation de l’arrêt de la chambre des mises en accusation, la Cour estime que, eu égard aux limites du contrôle que pouvait exercer la Cour de cassation, il s’agissait d’un moyen qui doit, en l’espèce, être considéré comme étant directement lié au grief concernant le volet matériel de l’article 3.

47. La Cour rejette donc l’exception soulevée par le Gouvernement.

48. Constatant que les griefs tirés de la violation de l’article 3 de la Convention ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

B. Sur le fond

49. Sensible à la nature subsidiaire de sa mission, la Cour reconnaît qu’elle ne peut sans de bonnes raisons assumer le rôle de juge du fait de première instance lorsque cela n’est pas rendu inévitable par les circonstances de l’affaire dont elle se trouve saisie. Par conséquent, elle se penchera tout d’abord sur le grief de la requérante relatif à la non-réalisation d’une enquête effective au sujet de ses allégations de mauvais traitements (McKerr c. Royaume-Uni (déc.), no [28883/95](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2228883/95%22%5D%7D), 4 avril 2000, Chinez c. Roumanie, no [2040/12](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%222040/12%22%5D%7D), § 57, 17 mars 2015, Sadkov c. Ukraine, no [21987/05](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2221987/05%22%5D%7D), § 90, 6 juillet 2017, et Chatzistavrou c. Grèce, no 49582/14, § 45, 1er mars 2018).

1. Sur le volet procédural de l’article 3

a) Thèses des parties

i. La requérante

50. La requérante fait valoir que, dès lors qu’il était clair qu’elle estimait avoir été victime de violences policières, les quatre policiers impliqués ont entrepris de réaliser un dossier répressif à sa charge, en l’accusant notamment de rébellion et d’outrage. Elle se plaint que les premiers mois de l’enquête et les premiers actes furent réalisés par les policiers directement mis en cause. Or la requérante souligne l’importance des premiers moments de l’enquête et la nécessité pour les autorités d’agir rapidement. S’agissant de la retranscription de l’enregistrement du dictaphone par A.A., il s’agissait de retranscrire des échanges avec des bruits et de nombreux cris. Aussi, le choix de considérer certains passages comme inaudibles et le choix de mentionner certains bruits ou cris est forcément subjectif et aurait dès lors dû être effectué par une personne qui n’avait pas été impliquée dans les faits dénoncés. La requérante met également en doute l’indépendance de l’AIG, rappelant qu’il s’agit d’une sous-division des services de police ayant pour mission de contrôler ces mêmes services et que cet organe relève du pouvoir exécutif.

51. Afin de démontrer que l’enquête n’a, en l’espèce, pas été effective, la requérante fait également valoir que la date du procès-verbal de synthèse est fausse, que le dossier n’a été communiqué au procureur du Roi que dix jours après les faits, que ce dernier n’a pas réagi avec diligence pour trouver les témoins oculaires, que l’inspecteur de l’AIG n’est intervenu que trois mois après les faits, que certains messages enregistrés sur le dictaphone ont été manipulés et supprimés, qu’un document relatif à un litige de voisinage avait été glissé dans le dossier de plainte de la requérante afin de la discréditer et en violation du secret professionnel, que l’inspecteur principal H. aurait dû être entendu, que les images des caméras de surveillance du commissariat auraient dû être sauvegardées, et que les juridictions d’instruction auraient dû se questionner sur la crédibilité des témoignages et de l’enquête de voisinage. Elle se plaint encore de l’absence de visite des enquêteurs de la cellule dans laquelle elle a été détenue, du refus de traduction du procès-verbal d’audition de deux agents impliqués qui avait été rédigé en néerlandais, et de la durée excessive de l’instruction et de la procédure.

ii. Le Gouvernement

52. Le Gouvernement considère que l’instruction menée par le juge d’instruction indépendant et impartial a été diligentée de manière scrupuleuse et complète. Tous les protagonistes et les témoins ont été entendus, une confrontation avec la requérante a été organisée et le contenu du dictaphone a été retranscrit. Les investigations ont permis de déterminer avec certitude que les agents responsables de l’arrestation furent S.V. et A.A. et qu’aucun message du dictaphone ne semblait avoir été effacé. Les éventuelles images vidéo du commissariat ont été recherchées et la compatibilité des blessures avec chaque version des faits a été examinée. Ainsi, le Gouvernement estime qu’il est démontré à suffisance que les autorités chargées de l’enquête ont pris la cause au sérieux et que le juge d’instruction a été actif pour rechercher tous les éléments utiles à la manifestation de la vérité. La conclusion à laquelle sont parvenues les juridictions d’instruction se justifie raisonnablement au vu des éléments mis en lumière par l’enquête. Enfin, s’agissant de l’impartialité de l’enquête, le Gouvernement fait valoir que si le bon sens commande qu’un policier s’abstienne de dresser un procès-verbal s’il risque d’y avoir le moindre soupçon qu’il soit partie prenante, le non-respect de la règle n’entraîne pas forcément la nullité de l’action posée. C’est au juge qu’il revient d’apprécier si oui ou non l’implication de l’agent constatant porte atteinte à l’objectivité du procès-verbal.

b) Appréciation de la Cour

i. Principes généraux applicables

53. La Cour renvoie aux principes généraux pertinents tels que dégagés notamment dans les arrêts Mocanu et autres c. Roumanie ([GC], nos 10865/09 et 2 autres, §§ 316-326, CEDH 2014 (extraits)), et Bouyid c. Belgique ([GC], no 23380/09, §§ 114-123, CEDH 2015).

54. D’une manière générale, pour qu’une enquête puisse passer pour effective, il faut que les institutions et les personnes qui en sont chargées soient indépendantes des personnes qu’elle vise. Cela suppose non seulement l’absence de lien hiérarchique ou institutionnel, mais aussi une indépendance concrète (Mocanu, précité, § 320, et Bouyid, précité, § 118).

55. En outre, l’enquête doit être approfondie, ce qui signifie que les autorités doivent toujours s’efforcer sérieusement de découvrir ce qui s’est passé et qu’elles ne doivent pas s’appuyer sur des conclusions hâtives ou mal fondées pour clore l’enquête (Mocanu, précité, § 325, et Bouyid, précité, § 123). Les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question (El-Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, § 183, CEDH 2012 ; voir également, au sujet de l’article 2 de la Convention, Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, § 173, 14 avril 2015, et Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, § 233, CEDH 2016), y compris, entre autres, la déclaration détaillée de la victime présumée au sujet de ces allégations, les dépositions des témoins oculaires, les expertises et, le cas échéant, les certificats médicaux complémentaires propres à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations médicales, notamment de la cause des blessures (Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 134, CEDH 2004‑IV (extraits)). Toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les circonstances de l’affaire ou l’identité des responsables risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à la norme d’effectivité requise (Mocanu, précité, § 322, et Bouyid, précité, § 120).

ii. Application au cas d’espèce

56. En l’espèce, eu égard aux allégations de la requérante telles que soulevées lors de sa plainte avec constitution de partie civile du 11 mars 2008 et aux certificats médicaux fournis par elle, la Cour considère que les allégations de mauvais traitement subi par celle‑ci étaient « défendables ». Cette disposition obligeait donc lesdites autorités à mener une enquête.

57. La Cour constate que, immédiatement après les faits dénoncés, la requérante fit l’objet, à l’initiative des policiers, d’un examen médical à l’hôpital Molière avant sa mise en cellule. Un rapport fut établi par les policiers impliqués relatant les faits s’étant déroulés au commissariat ce jour-là. Puis, suite à sa constitution de partie civile, une instruction fut ouverte et les policiers mis en cause furent inculpés du chef de coups et blessures volontaires par des agents de la force publique ayant entraîné une incapacité de travail, et du chef d’arrestation arbitraire. Dans les mois qui suivirent, de nombreux actes d’enquête furent effectués, pour la plupart par l’inspecteur de l’AIG : les témoins présents au commissariat le jour des faits, la requérante ainsi que les policiers témoins et impliqués furent auditionnés, le contenu des enregistrements du dictaphone fut retranscrit, une confrontation fut organisée entre les policiers inculpés et la requérante (paragraphes 15 et suivants, ci-dessus).

58. De l’avis de la Cour, l’instruction diligentée sous la supervision du juge d’instruction a été approfondie au sens de sa jurisprudence telle que rappelée ci-dessus (paragraphe 55).

59. La requérante estime qu’un certain nombre de devoirs complémentaires auraient encore dû être effectués, et elle se plaint de certains manquements au cours de la procédure (paragraphe 51, ci-dessus). La Cour relève que, si la requérante a sollicité certains devoirs complémentaires (paragraphe 27, ci-dessus), les éléments précis qu’elle invoque devant la Cour ne semblent pas avoir fait l’objet de requêtes devant le juge d’instruction ou de conclusions prises devant les juridictions d’instruction. Or, en application du droit de la procédure pénale belge, la requérante avait la possibilité, en tant que partie civile, de faire valoir ces éléments devant ces instances en demandant l’exécution de devoirs complémentaires.

60. La Cour souligne une fois encore la subsidiarité de son rôle. Dans la mesure où la procédure pénale belge offrait à la requérante la possibilité de soulever ces éléments particuliers devant les juridictions internes concernées, la Cour estime que, dans son examen de la conformité de l’enquête effectuée avec les obligations positives découlant de l’article 3 de la Convention, elle doit limiter son examen à un contrôle de la procédure dans son ensemble sans rechercher si tel ou tel devoir complémentaire particulier aurait pu être utile à la manifestation de la vérité dans les circonstances de l’espèce. Agir autrement reviendrait pour la Cour à s’ériger en juge de « quatrième instance » en méconnaissant les limites de sa fonction (dans le même sens, Chatzistavrou, précité, § 55).

61. Enfin, la requérante allègue un manque d’impartialité et d’indépendance au cours de l’enquête. Elle se plaint que ce sont les policiers impliqués dans les faits qui ont eux-mêmes effectué les premiers actes de l’enquête en procédant à leur propre audition et en effectuant la retranscription du dictaphone.

62. La Cour note que les policiers impliqués se sont effectivement auditionnés entre eux, le jour même de l’incident (paragraphe 15, ci‑dessus), et que la retranscription du dictaphone a été effectuée par un de ces policiers, A.A. (paragraphe 19, ci-dessus). Toutefois, la Cour n’y voit pas un manquement à l’effectivité de l’enquête en l’espèce. Elle relève en effet que lorsque les policiers ont dressé des procès-verbaux, il n’y avait pas encore de plainte contre eux. Ensuite, dès le dépôt de la plainte avec constitution de partie civile, un juge d’instruction fut désigné et un inspecteur de l’AIG procéda à la plupart des actes d’enquête. Il réentendit également les quatre policiers (paragraphe 23, ci-dessus). Le contenu du dictaphone qui avait été retranscrit sur ordre du procureur du Roi fit l’objet d’une nouvelle exploitation et d’une transcription complémentaire par l’inspecteur de l’AIG (paragraphe 19, ci-dessus). Ainsi, dans la mesure où l’instruction s’est déroulée en conformité avec les prescriptions légales, sous l’autorité d’un juge d’instruction, la Cour est d’avis qu’elle était entre les mains d’une autorité indépendante (dans le même sens, Bouyid, précité, § 127). Du reste, contrairement à ce qu’allègue la requérante, rien ne laisse à penser que l’AIG ne serait pas un organe indépendant des services de police concernés (paragraphe 37, ci-dessus).

63. En conclusion, prenant en compte la procédure dans son ensemble, la Cour estime que les autorités nationales ont mené une enquête propre à permettre de répondre à la question de savoir si la requérante avait ou non subi un traitement contraire à l’article 3 de la Convention.

64. Il n’y a donc pas eu violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention.

2. Sur le volet matériel de l’article 3

a) Thèses des parties

i. La requérante

65. La requérante estime avoir été victime d’une violence excessive de la part des quatre policiers, ce qui aurait constitué un traitement inhumain, dégradant et profondément humiliant tant physiquement que moralement. Elle renvoie pour cela aux photos, au rapport médical établi le soir des faits ainsi qu’aux rapports de deux psychothérapeutes attestant d’un stress post-traumatique aigu. Les lésions constatées par le certificat médical seraient bien plus graves et plus nombreuses que ce qu’affirme le Gouvernement.

66. La requérante fait valoir que conformément à l’arrêt Bouyid (précité, §§ 66 et 83-84), l’acte posé par les policiers est présumé grave et attentatoire à sa dignité ; il appartenait dès lors au Gouvernement de renverser cette présomption par la preuve de la stricte nécessité de l’usage de la force au vu de son comportement. Or la requérante est d’avis que le Gouvernement ne démontre pas la stricte nécessité de l’usage de la force dans le cas d’espèce. En effet, eu égard au nombre et à la localisation des lésions constatées, au fait qu’il n’était pas nécessaire de la plaquer au sol alors que de nombreux policiers étaient présents et au fait que les policiers aient eu recours à la violence sans avertissement ou tentative moins violente de parvenir à leur objectif, la violation du volet matériel de l’article 3 de la Convention serait établie. Elle considère que la version des faits présentée par les policiers n’est corroborée ni par les témoins neutres, ni par l’exploitation du dictaphone qui démontreraient au contraire la violence de l’intervention des policiers.

ii. Le Gouvernement

67. Le Gouvernement fait valoir que les lésions subies par la requérante au cours des événements litigieux ne viennent pas jeter un doute suffisant sur les conclusions auxquelles sont parvenues les juridictions d’instruction, les lésions étant compatibles avec le processus d’immobilisation rendu nécessaire par son comportement. En particulier, le Gouvernement souligne qu’aucun des certificats médicaux n’établit de lésion à l’oreille ou à l’aine qui conforterait la version de la requérante (paragraphe 14, ci‑dessus). Les photos jointes au constat établi par le médecin traitant de la requérante montrent des zones d’éraflures mais celles-ci seraient, selon le Gouvernement, tout autant compatibles avec la version des faits des policiers selon laquelle l’immobilisation au sol et le passage de menottes furent très difficiles en raison du fait que la requérante se débattait, ce qui aurait rendu nécessaire des pressions dans son dos et sur ses jambes pour l’empêcher de donner des coups.

68. Aussi, la version des faits donnée par les policiers aurait été pour l’essentiel confirmée par l’enquête, et notamment par les témoins civils. L’enregistrement effectué par la requérante démontre lui aussi que le ton est monté progressivement entre la requérante et les policiers qui tentaient de lui faire comprendre qu’ils avaient pris sa plainte et qu’ils ne pouvaient pas en faire davantage. Selon le Gouvernement, tous les éléments de l’enquête et, en particulier, l’enregistrement sur le dictaphone, concordent sur le fait que la requérante était dans un état de tension extrême et qu’elle était impossible à raisonner de sorte qu’après l’avoir invitée maintes fois à sortir, les policiers ont dû se résoudre à la conduire vers l’extérieur. Il fait valoir que la requérante a elle-même reconnu à plusieurs reprises qu’il n’y avait pas d’autre alternative que de la diriger physiquement vers la sortie pour clore la discussion avec elle.

b) Appréciation de la Cour

i. Principes généraux applicables

69. La Cour renvoie aux principes généraux tels que rappelés notamment dans l’arrêt Bouyid (précité, §§ 81-90).

70. En particulier, la Cour rappelle que, pour l’établissement des faits allégués, elle se sert du critère de la preuve « au‑delà de tout doute raisonnable », une telle preuve pouvant néanmoins résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Bouyid, précité, § 82). Sur ce point, la Cour a précisé que lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, comme dans le cas des personnes soumises à leur contrôle en garde à vue, toute blessure survenue pendant cette période donne lieu à de fortes présomptions de fait. La charge de la preuve pèse alors sur le Gouvernement : il lui incombe de fournir une explication satisfaisante et convaincante en produisant des preuves établissant des faits qui font peser un doute sur le récit de la victime. En l’absence d’une telle explication, la Cour est en droit de tirer des conclusions pouvant être défavorables au Gouvernement. Cela est justifié par le fait que les personnes placées en garde à vue sont en situation de vulnérabilité et que les autorités ont le devoir de les protéger (Bouyid, précité, § 83). Ce principe vaut dans tous les cas où une personne se trouve entre les mains de la police ou d’une autorité comparable, que ce soit dans le cadre d’une vérification d’identité dans un commissariat ou d’un simple interrogatoire dans un tel lieu (Bouyid, précité, § 84).

71. Si la Cour ne peut sans de bonnes raisons assumer le rôle de juge du fait de première instance lorsque cela n’est pas rendu inévitable par les circonstances de l’affaire dont elle se trouve saisie, elle doit se livrer à un « examen particulièrement attentif » lorsque des allégations sont formulées sur le terrain de l’article 3 de la Convention, quand bien même certaines procédures et investigations auraient déjà été menées au plan interne. En d’autres termes, la Cour est disposée, dans un tel contexte, à examiner d’une manière approfondie les conclusions des juridictions nationales. Pour ce faire, elle peut prendre en compte la qualité de la procédure interne et toute déficience propre à vicier le processus décisionnel (Bouyid, précité, § 85).

ii. Application au cas d’espèce

72. En l’espèce, la Cour relève que, après la plainte avec constitution de partie civile de la requérante, les quatre policiers impliqués dans les faits ont été inculpés par le juge d’instruction qui avait été désigné pour instruire la plainte. À l’issue de l’instruction, la chambre du conseil puis la chambre des mises en accusation ont considéré qu’il n’y avait pas lieu à poursuivre. En particulier, la chambre des mises en accusation a considéré qu’il ne ressortait pas du dossier que les policiers aient fait usage d’une force autre que celle strictement nécessaire pour pouvoir maîtriser la requérante au vu de son comportement (paragraphe 33, ci-dessus).

73. La Cour observe que les certificats médicaux établis le jour des faits font état de multiples contusions et de zones douloureuses à la palpation (paragraphes 12 et 14, ci-dessus). Un des certificats affirme sans plus de précision que l’ensemble des lésions est compatible avec des coups reçus.

74. Se référant aux éléments mis en lumière au cours de l’enquête et aux conclusions des juridictions d’instruction, le Gouvernement fait valoir que ces lésions sont compatibles avec la maîtrise de la requérante en vue de l’immobiliser, qui nécessita de l’amener au sol et de la menotter. Selon lui, l’enquête a démontré qu’aucun coup n’a été porté par les policiers à la requérante.

75. Eu égard à tous les éléments en sa possession et notamment à ses conclusions sous le volet procédural de l’article 3 de la Convention, la Cour estime que la version des faits telle que présentée par le Gouvernement fournit une explication plausible sur l’origine des blessures présentées par la requérante. Elle est suffisamment convaincue que les lésions constatées par les certificats médicaux sont compatibles avec l’immobilisation de cette dernière. La nature vague et évolutive des allégations de la requérante quant aux coups qu’elle aurait reçus ne permet pas de rendre ses déclarations plus convaincantes. En particulier, la Cour relève que les allégations de coups de pied dans le flanc, de coups portés sur l’aine et de pied écrasant l’oreille ne sont appuyées par aucune constatation du certificat médical fourni par l’intéressée. La Cour observe de surcroît qu’aucun des trois témoins civils auditionnés n’a fait état de coups portés à la requérante (paragraphe 20, ci-dessus).

76. Ainsi, la Cour considère qu’il n’existe pas en l’espèce d’éléments suffisants permettant de conclure au-delà de tout doute raisonnable que la requérante a fait l’objet des coups allégués.

77. Du reste, la Cour estime que rien n’indique que la force utilisée pour immobiliser la requérante dans le but initial de la faire sortir du commissariat puis de l’arrêter n’était pas strictement nécessaire ou proportionné dans les circonstances particulières de l’espèce.

78. Il n’y a donc pas eu violation du volet matériel de l’article 3 de la Convention.

II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

79. La requérante se plaint d’une violation de l’article 2 de la Convention, compte tenu du fait que le médecin des urgences de l’hôpital Molière où elle fut amenée par les agents de police ne lui aurait pas porté assistance alors qu’elle était en danger. Sous l’angle de l’article 5 de la Convention, elle se plaint également du refus des agents de police de l’aider face aux menaces de son ex-compagnon ainsi que d’une arrestation arbitraire.

80. Il suffit à la Cour de constater que, outre le fait qu’ils ne sont pas étayés, ces griefs n’ont pas été soulevés, même en substance, devant les juridictions internes. La requérante n’a dès lors pas épuisé les voies de recours internes et ces griefs doivent être rejetés en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 3 de la Convention, et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention ni dans son volet procédural, ni dans son volet matériel.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 18 septembre 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-186138
Date de la décision : 18/09/2018
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Enquête effective) (Volet procédural);Non-violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Traitement dégradant) (Volet matériel)

Parties
Demandeurs : L.G.
Défendeurs : BELGIQUE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : STEIN O.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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