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04/09/2018 | CEDH | N°001-185331

CEDH | CEDH, AFFAIRE YİRDEM ET AUTRES c. TURQUIE, 2018, 001-185331


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE YİRDEM ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 72781/12)

ARRÊT

STRASBOURG

4 septembre 2018

DÉFINITIF

04/12/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Yirdem et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vuči

nić,
Valeriu Griţco,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil ...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE YİRDEM ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 72781/12)

ARRÊT

STRASBOURG

4 septembre 2018

DÉFINITIF

04/12/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Yirdem et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Valeriu Griţco,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 juillet 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 72781/12) dirigée contre la République de Turquie et dont trois ressortissantes de cet État, Mmes Münüre Yirdem, Derya Şahin Yirdem et Gülay İlter Yirdem (« les requérantes »), ont saisi la Cour le 18 septembre 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérantes ont été représentées par Me A. Erdoğan, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Les requérantes alléguaient en particulier une violation du droit à la vie de leur proche.

4. Le 3 janvier 2017, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

5. Les requérantes sont nées respectivement en 1958, en 1973 et en 1979. Elles résident à Istanbul.

6. La première requérante, Mme Münüre Yirdem, est la veuve de M. Nayim Yirdem. Les deux autres requérantes sont ses enfants.

7. Le 13 août 2003, Nayim Yirdem fut admis à l’hôpital Bezmi Alem Valide Sultan (« l’hôpital ») pour altération de l’état de conscience et faiblesse du côté gauche du corps.

8. Les médecins diagnostiquèrent un accident vasculaire cérébral ischémique.

9. Le 16 août 2003, vers minuit, Nayim Yirdem fit un arrêt cardiaque et décéda malgré les tentatives de réanimation des médecins.

10. La première requérante porta plainte auprès du procureur de Fatih contre les médecins et infirmières de l’hôpital. Elle soutint que la bouteille d’oxygène avait eu une panne et que le personnel médical ne s’était pas occupé de son époux correctement.

11. Une enquête pénale fut déclenchée par le parquet de Fatih, qui fit procéder à une autopsie et recueillit de nombreux témoignages, dont ceux des requérantes.

12. Le 5 février 2004, l’institut médicolégal estima que le décès avait eu pour causes un infarctus du myocarde et un infarctus cérébral résultant d’une intoxication corrosive déclenchée par de l’heptane et du toluène, deux éléments entrant dans la composition de solvants organiques.

13. Les médecins et infirmières dont les témoignages furent recueillis déclarèrent que l’heptane et le toluène étaient des composants qui ne se trouvaient pas à l’hôpital et que la bouteille d’oxygène n’avait pas eu de panne. Ils ajoutèrent notamment que le taux d’oxygène dans le sang du patient était normal, ce qui démontrait à leurs yeux qu’il n’y avait pas eu de problème d’oxygénation.

14. Les techniciens médicaux de l’hôpital déclarèrent eux aussi qu’il n’y avait pas eu de panne de la bouteille d’oxygène et que celle-ci avait fonctionné normalement.

15. Le 3 décembre 2004, le procureur de la République de Fatih transmit le dossier au conseil d’experts de l’institut médicolégal et lui demanda d’établir les responsabilités éventuelles des médecins, infirmières et techniciens mis en cause.

16. Le 15 août 2005, le conseil d’experts no 5 de l’institut médicolégal rendit son rapport, qui concluait comme suit :

« À l’autopsie, il a été relevé que l’estomac du défunt contenait 200 cc d’une substance qui était de couleur noire et qui sentait fortement le pétrole. L’analyse effectuée a permis de constater que c’était de l’heptane et du toluène, qui ne provenaient ni des médicaments donnés au patient ni d’autres substances utilisées dans le milieu hospitalier. »

17. Dans son rapport du 29 mars 2006, le conseil d’experts no 3 de l’institut médicolégal indiquait que Nayim Yirdem avait fait un infarctus du myocarde et que cet infarctus avait provoqué une thrombose veineuse cérébrale, que les médecins n’avaient pas décelé l’infarctus du myocarde à l’arrivée du patient à l’hôpital, et qu’ils avaient diagnostiqué seulement la thrombose veineuse cérébrale et mis en place un traitement médicamenteux. Le conseil d’experts no 3 précisait cependant que, même si l’infarctus du myocarde était passé inaperçu, l’infarctus cérébral était à lui seul un accident vasculaire mortel. Il ajoutait que le patient avait effectivement ingéré une substance contenant de l’heptane et du toluène, mais qu’il n’était pas possible d’en connaître avec exactitude l’effet sur l’organisme dans la mesure où il n’aurait été possible de déterminer avec précision ni sa quantité ni son origine.

18. Par un acte d’accusation du 24 avril 2006, le procureur de la République de Fatih inculpa le personnel médical du service de neurologie de l’hôpital de négligence dans l’exercice de leur profession.

19. À l’issue de l’audience du 17 novembre 2008, le tribunal correctionnel de Fatih ordonna au Conseil supérieur de la santé la réalisation d’une expertise médicale.

20. Le Conseil supérieur de la santé se réunit les 10 et 11 décembre 2009 et conclut que les prévenus n’avaient commis aucune faute dans l’exercice de leur profession. Il exposa que le décès était dû à un infarctus du myocarde et un infarctus cérébral, ainsi qu’à une intoxication par une substance contenant de l’heptane et du toluène ayant causé une nécrose dans la paroi de l’estomac. Selon les experts, cette substance n’avait pas été injectée à l’hôpital, mais elle avait certainement été ingérée par le patient avant son hospitalisation. En outre, selon eux, le tableau clinique relatif aux infarctus avait masqué les autres problèmes et empêché de poser le diagnostic d’intoxication, et ce d’autant qu’il n’y aurait eu aucune doléance dans ce sens.

21. Le 3 mai 2010, le tribunal correctionnel, se fondant sur le rapport du Conseil supérieur de la santé, acquitta les prévenus conformément aux réquisitions du procureur.

22. Le 20 mars 2012, la Cour de cassation confirma ce jugement.

23. Entre-temps, le 13 juillet 2004, les requérantes avaient introduit devant le tribunal de grande instance d’Istanbul une action en dommages et intérêts contre l’hôpital et le personnel médical mis en cause lors de l’enquête pénale.

24. Après avoir entendu les parties, le tribunal de grande instance décida de surseoir à statuer dans l’attente de l’issue de la procédure pénale.

25. Le 13 novembre 2013, faisant référence à l’issue de la procédure pénale et aux rapports d’expertise recueillis lors de cette procédure, le tribunal de grande instance débouta les requérantes de leur demande en indemnisation dirigée contre le personnel médical. Il précisa que, s’agissant de leur demande en indemnisation dirigée contre l’hôpital, les requérantes auraient dû introduire leur requête devant le tribunal administratif.

26. Les requérantes se pourvurent en cassation de ce jugement.

27. Cette procédure est toujours pendante devant la Cour de cassation.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

28. Invoquant l’article 2 de la Convention, les requérantes se plaignent des circonstances du décès de leur proche. Elles estiment aussi que leur cause n’a pas été entendue équitablement et dans un délai raisonnable au sens de l’article 6 de la Convention par les tribunaux internes, de sorte qu’elles n’auraient pas pu bénéficier d’un recours effectif.

29. Le Gouvernement récuse ces griefs.

30. La Cour estime que l’ensemble des griefs des requérantes appelle un examen sur le seul terrain de l’article 2 de la Convention, ainsi libellé dans sa partie pertinente en l’espèce :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. »

A. Sur la recevabilité

31. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il indique à cet égard que la procédure est pendante devant la Cour de cassation et que les requérantes ont désormais la possibilité d’introduire un recours individuel devant la Cour constitutionnelle.

32. La Cour considère que, dans les circonstances de la cause, l’exception de non-épuisement des voies de recours internes est étroitement liée à la substance des griefs des requérantes tirés de l’article 2 de la Convention et qu’elle doit donc être jointe au fond.

Elle relève en outre que ces griefs ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

33. Les requérantes tiennent les autorités hospitalières pour responsables du décès de leur proche. Selon elles, le décès est le résultat de négligences médicales commises par le personnel hospitalier dans la pratique de sa profession. Les requérantes ajoutent que la bouteille d’oxygène utilisée lors de la prise en charge de leur proche n’a pas fait l’objet d’un examen de la part des experts. Elles allèguent en outre ne pas avoir disposé d’une voie de recours qui eût permis de déterminer les éventuelles responsabilités. Elles soutiennent en particulier que la procédure pénale a été ineffective en raison notamment de sa durée.

34. Le Gouvernement conteste cette thèse. Il indique que l’enquête pénale a permis de déterminer la cause du décès de Nayim Yirdem, qu’aucune des expertises médicales n’a confirmé les allégations des requérantes et que toute faute ou négligence médicale dans la survenance du décès a été exclue. Il estime que les circonstances de l’espèce ne révèlent aucun manquement de la part des autorités à l’obligation procédurale que fait peser sur elles l’article 2 de la Convention. De plus, selon le Gouvernement, que la bouteille d’oxygène utilisée ait été ou non examinée par les experts ne change pas le constat selon lequel l’enquête menée en droit interne a été effective et toutes les mesures nécessaires et appropriées de nature à contribuer à l’établissement des faits et à la détermination des responsabilités éventuelles ont été prises. Il indique enfin que les requérantes ont également eu l’opportunité de saisir les juridictions civiles d’une demande en indemnisation et que cette procédure était la voie de recours appropriée pour faire valoir leurs droits.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

35. Pour les principes généraux en la matière, la Cour se référé à son arrêt Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal [GC], no 56080/13, §§ 185‑196 et 214‑221, CEDH 2017).

36. À cet égard, la Cour rappelle que la première phrase de l’article 2 de la Convention astreint l’État non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction. Ces principes s’appliquent également dans le domaine de la santé publique (Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 48, CEDH 2002‑I, et Vo c. France [GC], no 53924/00, § 88, CEDH 2004‑VIII).

37. Toutefois, dès lors qu’un État contractant a fait ce qu’il fallait pour assurer un haut niveau de compétence chez les professionnels de la santé et pour garantir la protection de la vie des patients, on ne peut admettre que des questions telles qu’une erreur de jugement de la part d’un professionnel de la santé ou une mauvaise coordination entre des professionnels de la santé dans le cadre du traitement d’un patient en particulier suffisent en elles-mêmes à obliger un État contractant à rendre des comptes en vertu de l’obligation positive de protéger le droit à la vie qui lui incombait aux termes de l’article 2 de la Convention (Powell c. Royaume-Uni (déc.), no 45305/99, CEDH 2000‑V, et Sevim Güngör c. Turquie (déc.), no 75173/01, 14 avril 2009).

38. Les obligations positives que l’article 2 de la Convention fait peser sur l’État impliquent la mise en place par lui d’un cadre législatif et réglementaire imposant aux hôpitaux, qu’ils soient privés ou publics, l’adoption de mesures propres à assurer la protection de la vie des malades (Oyal c. Turquie, no 4864/05, § 54, 23 mars 2010, et Lambert et autres c. France [GC], no 46043/14, § 140, CEDH 2015 (extraits)).

39. L’article 2 implique également l’obligation d’instaurer un système judiciaire effectif et indépendant apte, en cas de décès d’un individu se trouvant sous la responsabilité de professionnels de la santé, qu’ils relèvent du secteur public ou du secteur privé, à établir la cause du décès et à obliger les responsables éventuels à répondre de leurs actes (Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 192, 9 avril 2009, et les affaires qui y sont citées).

40. À cet égard, même si la Convention ne garantit pas en soi le droit à l’ouverture de poursuites pénales contre des tiers, la Cour a maintes fois affirmé que le système judiciaire efficace exigé par l’article 2 peut comporter, et dans certaines circonstances doit comporter, un mécanisme de répression pénale (Calvelli et Ciglio, précité, § 51, Mehmet Şentürk et Bekir Şentürk c. Turquie, no 13423/09, §§ 104-105, CEDH 2013, et Asiye Genç c. Turquie, no 24109/07, § 73, 27 janvier 2015). Toutefois, si l’atteinte au droit à la vie ou à l’intégrité physique n’est pas volontaire, l’obligation positive découlant de l’article 2 de mettre en place un système judiciaire efficace n’exige pas nécessairement dans tous les cas un recours de nature pénale (Cevrioğlu c. Turquie, no 69546/12, § 54, 4 octobre 2016). Dans le contexte spécifique des négligences médicales, pareille obligation peut être remplie aussi, par exemple, si le système juridique en cause offre aux intéressés un recours devant les juridictions civiles, seul ou conjointement avec un recours devant les juridictions pénales, aux fins d’établir la responsabilité des médecins en cause et, le cas échéant, d’obtenir l’application de toute sanction civile appropriée, tels le versement de dommages-intérêts et la publication de l’arrêt. Des mesures disciplinaires peuvent également être envisagées (Calvelli et Ciglio, § 51, et Vo, § 90, tous deux précités, et Gray c. Allemagne, no 49278/09, §§ 80 à 82, 22 mai 2014).

41. Dans tous les cas, l’obligation de l’État au regard de l’article 2 de la Convention ne peut être réputée satisfaite si les mécanismes de protection prévus en droit interne n’existent qu’en théorie : il faut surtout qu’ils fonctionnent effectivement en pratique (Byrzykowski c. Pologne, no 11562/05, § 105, 27 juin 2006, et Spyra et Kranczkowski c. Pologne, no 19764/07, § 88, 25 septembre 2012).

42. L’obligation procédurale imposée par l’article 2 en matière de soins impose notamment que la procédure soit menée à terme dans un délai raisonnable (Šilih, précité, § 196). À cet égard, la Cour souligne que, outre la question du respect des droits découlant de l’article 2 dans une affaire donnée, des considérations plus générales appellent également un prompt examen des affaires concernant une négligence médicale survenue en milieu hospitalier. La connaissance des faits et des erreurs éventuellement commises dans l’administration de soins médicaux est essentielle pour permettre aux établissements concernés et au personnel médical de remédier aux défaillances potentielles et de prévenir des erreurs similaires. Le prompt examen de telles affaires est donc important pour la sécurité des usagers de l’ensemble des services de santé (Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 218 et Oyal, précité, § 76).

43. Enfin, la Cour rappelle que cette obligation procédurale est une obligation non de résultat mais de moyens. Ainsi, le simple fait qu’une procédure relative à une négligence médicale n’a pas eu une issue favorable pour la personne concernée ne signifie pas en lui-même que l’État défendeur a failli à l’obligation positive qui lui incombe au titre de l’article 2 de la Convention (Besen c. Turquie (déc.), no 48915/09, § 38 in fine, 19 juin 2012, et E.M. et autres c. Roumanie (déc.), no 20192/07, § 50, 3 juin 2014).

b) Application des principes à la présente espèce

44. La Cour constate que les requérantes n’allèguent ni explicitement ni implicitement que la mort de leur proche a été provoquée intentionnellement. Elles soutiennent qu’il est décédé des suites d’une panne de la bouteille d’oxygène et de diverses négligences médicales qui auraient été commises tout au long de sa prise en charge, et que le personnel médical affecté à ses soins n’a pas pris les mesures adéquates pour le sauver. Elles estiment que les juridictions nationales n’ont pas répondu à cette situation avec la promptitude, la réactivité et la diligence nécessaires, et que le mécanisme judiciaire n’a pas fonctionné d’une manière appropriée pour permettre de déterminer la cause du décès, de faire en sorte, le cas échéant, que les responsables aient à répondre de leurs actes et de remédier aux éventuels dysfonctionnements dans le service hospitalier.

45. La Cour souligne d’emblée qu’il ne lui appartient pas de revenir sur l’appréciation qu’ont faite des professionnels de la santé de l’état d’un patient désormais décédé, ni sur leurs décisions quant au traitement qui aurait dû lui être administré (Glass c. Royaume‑Uni (déc.), no 61827/00, 18 mars 2003). Ces évaluations et décisions cliniques ont été respectivement effectuées et prises en fonction de l’état de santé du patient sur le moment et des conclusions du personnel médical quant aux mesures à prendre dans le cadre du traitement. À cet égard, la Cour observe que le traitement médical dispensé à M. Nayim Yirdem a fait l’objet d’un contrôle au niveau interne et qu’aucune des instances judiciaires saisies des allégations formulées par les requérantes n’a conclu en définitive à une quelconque faute dans le traitement médical qui lui a été prodigué.

46. À cet égard, la Cour rappelle que, sauf en cas d’arbitraire ou d’erreur manifeste, elle n’a pas pour tâche de remettre en question les constats de fait opérés par les autorités internes. Cela vaut particulièrement pour les expertises scientifiques, lesquelles par définition nécessitent une connaissance spéciale et approfondie du sujet (Počkajevs c. Lettonie, (déc.), no 76774/01, 21 octobre 2004). Il s’ensuit qu’il faut examiner les circonstances qui ont abouti au décès du proche des requérantes et la responsabilité alléguée des professionnels de la santé qui l’ont pris en charge en recherchant si les mécanismes existants permettaient de faire la lumière sur le cours des événements.

47. En l’espèce, les requérantes n’allèguent pas que l’on ait privé leur proche de l’accès à un traitement médical en général ou à des soins d’urgence en particulier – et rien dans le dossier n’indique non plus que tel ait pu être le cas – mais qu’il a été soumis à un traitement défaillant parce que les médecins qui l’ont traité ont été négligents.

48. De plus, la Cour considère qu’il n’a pas été produit en l’espèce d’éléments suffisants pour démontrer qu’il existait à l’époque des faits un quelconque dysfonctionnement systémique ou structurel touchant les hôpitaux où le proche des requérantes avait été traité, dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance et à l’égard duquel elle n’ont pas pris les mesures préventives nécessaires, et que cette défaillance a contribué de manière déterminante au décès du proche des requérantes (comparer avec Asiye Genç, précité, § 80, et Aydoğdu c. Turquie, no 40448/06, § 87, 30 août 2016).

49. Il n’a pas non plus été démontré que la faute prétendument commise par les professionnels de la santé soit allée au-delà d’une simple erreur ou négligence médicale ni que les personnes ayant participé à la prise en charge du proche des requérantes ne lui aient pas prodigué un traitement médical d’urgence, au mépris de leurs obligations professionnelles, alors qu’elles savaient pertinemment qu’une telle absence de traitement mettrait sa vie en danger.

50. Au vu de ce qui précède, la Cour considère que la présente affaire a pour objet des allégations de négligence médicale. Dans ces conditions, les obligations positives matérielles pesant sur la Turquie se limitent à la mise en place d’un cadre réglementaire adéquat imposant aux hôpitaux, qu’ils soient privés ou publics, d’adopter des mesures appropriées pour protéger la vie des patients (Lopes de Sousa Fernandes, précité, §§ 186 et 189).

51. La Cour estime que le cadre réglementaire en vigueur ne révèle aucun manquement de la part de l’État à l’obligation qui lui incombait de protéger le droit à la vie du proche des requérantes. Celles-ci ne dénoncent d’ailleurs pas un manquement de ce type.

52. Partant, la Cour dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel.

53. La présente affaire ayant pour objet des allégations de négligence médicale, la Cour aura également pour tâche de contrôler l’effectivité des recours dont les requérantes ont disposé et de déterminer ainsi si le système judiciaire a assuré la mise en œuvre adéquate du cadre législatif et réglementaire conçu pour protéger le droit à la vie des patients ; cela implique de vérifier si les procédures entamées ont permis aux requérantes de faire réellement examiner leurs allégations et de faire sanctionner toute méconnaissance éventuellement constatée de la réglementation par le personnel médical.

54. La Cour relève que les requérantes ont eu recours à deux procédures, l’une pénale et l’autre civile, pour faire valoir leurs droits. La première s’est soldée par l’acquittement des prévenus à l’issue d’une procédure qui a duré plus de neuf ans. Quant à la seconde, elle est pendante devant les juridictions nationales depuis 2004.

55. S’agissant du caractère effectif de la procédure pénale, il est vrai que les requérantes ne soutiennent pas que le décès de Nayim Yirdem a été causé intentionnellement. En conséquence, il n’était pas forcément nécessaire aux fins de l’article 2 de la Convention qu’une voie de recours pénale fût ouverte (Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 232). Néanmoins, à la suite de la plainte de la requérante Münüre Yirdem pour dysfonctionnements au sein du service hospitalier (paragraphe 11 ci‑dessus), une autopsie a été pratiquée sur le corps du défunt, dont les résultats (paragraphes 12 ci-dessus) étaient, selon le parquet, de nature à faire naître un soupçon nécessitant de mener une instruction pénale de manière approfondie. La Cour rappelle que, si la voie de recours pénale ouverte était jugée effective, elle suffirait à satisfaire à l’obligation procédurale découlant de cette disposition (Šilih, précité, § 202).

56. Revenant à la présente espèce, la Cour note que les expertises médicales ordonnées lors de la procédure pénale ont permis d’établir que le proche des requérantes était décédé des suites d’un infarctus du myocarde et d’un infarctus cérébral, ainsi que d’une intoxication à une substance contenant de l’heptane et du toluène ayant causé une nécrose dans la paroi de l’estomac. Il a été établi que la bouteille d’oxygène utilisée lors de la prise en charge du patient n’avait pas eu de panne, que les substances toxiques retrouvées dans l’organisme du défunt n’étaient pas d’origine hospitalière et que le patient avait pu être intoxiqué avant son hospitalisation. D’une manière générale, la Cour n’aperçoit aucun manquement susceptible de remettre en cause le caractère globalement adéquat de l’enquête pénale menée par les instances nationales. Notamment, l’éventuelle absence d’examen par les experts de la bouteille d’oxygène ne change pas ce constat dans la mesure où il a été établi que le taux d’oxygène dans le sang du patient ne présentait pas d’anomalie et que dès lors, d’après le dossier médical de l’intéressé, il n’y avait pas eu de problème d’oxygénation. Par ailleurs, la Cour estime que les requérantes ont bénéficié d’un accès aux informations produites par l’enquête à un degré suffisant pour leur permettre de participer de manière effective à la procédure.

57. En revanche, la Cour observe que la procédure pénale n’a pas été menée promptement et que sa durée totale – plus de neuf ans – n’a pas été raisonnable. Elle ne saurait admettre qu’une procédure engagée pour faire la lumière sur des accusations de négligence médicale puisse durer aussi longtemps devant les juridictions nationales. Il en est de même de la procédure en indemnisation engagée par les requérantes devant les juridictions civiles, qui est pendante devant les tribunaux internes depuis plus de treize ans. Il n’apparaît pas, au vu des éléments du dossier, qu’une telle durée soit justifiée par les circonstances de la cause. Il est surtout frappant de constater que le tribunal de grande instance d’Istanbul a mis plus de neuf ans pour conclure que l’action en indemnisation dirigée contre l’hôpital aurait dû être introduite devant les juridictions administratives et qu’il n’était pas compétent pour statuer sur l’affaire.

58. La Cour estime que pareilles lenteurs sont de nature à prolonger une incertitude éprouvante non seulement pour la partie demanderesse mais aussi pour les professionnels de la santé concernés (Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 236). À cet égard, elle rappelle qu’il appartient à l’État d’agencer son système judiciaire de manière à permettre à ses tribunaux de répondre aux exigences de la Convention, notamment celles consacrées par les obligations découlant de son article 2 (Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 236, et Süleyman Ege c. Turquie, no 45721/09, § 59, 25 juin 2013).

59. Ces éléments suffisent en eux-mêmes pour permettre à la Cour de conclure que les procédures menées en droit interne ont été défaillantes. Les autorités nationales n’ont pas traité la cause des requérantes liée au décès de leur proche avec le niveau de diligence requis par l’article 2 de la Convention (voir également dans ce sens, Lopes de Sousa Fernandes, § 238). En conséquence, la Cour rejette l’exception préliminaire du Gouvernement relative au non-épuisement des voies de recours internes (Šilih, précité, § 211) et conclut à la violation de cette disposition sous son volet procédural.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

60. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

61. Mmes Münüre Yirdem et Derya Şahin Yirdem réclament chacune 50 000 euros (EUR) pour préjudice matériel. Les requérantes demandent à elles trois 150 000 EUR pour préjudice moral. Quant aux frais et dépens, elles réclament 11 620 EUR pour les honoraires d’avocat et 1 000 EUR pour les frais de poste, de téléphone et de traduction. Elles soumettent, à titre de justificatifs, le tableau de référence des honoraires d’avocat du barreau d’Istanbul et un décompte de frais de traduction d’un montant de 407 livres turques (soit environ 100 EUR).

62. Le Gouvernement conteste les prétentions relatives au préjudice matériel et aux frais et dépens, et il s’en remet à l’appréciation de la Cour pour la fixation du montant du préjudice moral en cas de constat de violation.

63. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué, lequel n’est du reste nullement étayé par des justificatifs, et elle rejette cette demande. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer conjointement aux requérantes 10 000 EUR pour dommage moral. S’agissant des frais et dépens, elle rappelle qu’un requérant ne peut en obtenir le remboursement que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 1 000 EUR pour les frais et dépens, et elle l’accorde conjointement aux requérantes.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Joint au fond l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement, et la rejette ;

2. Déclare la requête recevable ;

3. Dit qu’il n’y a pas eu violation du volet matériel de l’article 2 de la Convention ;

4. Dit qu’il y a eu violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention ;

5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser conjointement aux requérantes, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

i. 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

ii. 1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû par les requérantes à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 septembre 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Hasan BakırcıRobert Spano
Greffier adjointPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Lemmens.

R.S.
H.B.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE LEMMENS

1. J’ai voté avec la majorité en faveur du constat de violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention. À mon avis, toutefois, il aurait été préférable de conclure à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

2. C’est en effet sur le terrain de cette dernière disposition que les requérantes se sont plaintes du caractère inéquitable de la procédure et du dépassement du délai raisonnable (paragraphe 28 de l’arrêt). La majorité a estimé que ces griefs – ainsi que ceux concernant la responsabilité de l’État défendeur pour le décès de leur proche – appelaient un examen sur le terrain de l’article 2 de la Convention (paragraphe 30 de l’arrêt).

Si une telle approche se justifie généralement quand un requérant se plaint de l’ineffectivité de l’enquête menée sur les circonstances d’un décès, il n’en va pas ainsi, à mon avis, dans la présente espèce.

Dans l’affaire Mustafa Tunç et Fecire Tunç, la Cour a souligné que le respect de l’exigence procédurale de l’article 2 s’appréciait sur la base de plusieurs paramètres essentiels : l’adéquation des mesures d’investigation, la promptitude de l’enquête, la participation des proches du défunt à celle-ci et l’indépendance de l’enquête. Elle a précisé que ces paramètres étaient liés entre eux et qu’ils ne constituaient pas, pris isolément, une finalité en soi, comme c’est le cas, par exemple, pour l’exigence d’indépendance de l’article 6. Elle a ajouté qu’ils étaient autant de critères qui, pris conjointement, permettaient d’apprécier le degré d’effectivité de l’enquête, et que c’est à l’aune de cet objectif d’effectivité de l’enquête que toute question devait être appréciée (Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, § 225, 14 avril 2015).

Or, en l’espèce, la majorité a explicitement constaté qu’il n’y avait pas eu de « manquement susceptible de remettre en cause le caractère globalement adéquat de l’enquête pénale menée par les instances nationales » et que les requérantes avaient pu participer de manière effective à la procédure pénale (paragraphe 56 de l’arrêt). La seule défaillance que la majorité ait constatée réside dans le caractère excessif de la durée tant de la procédure pénale que de la procédure civile (paragraphe 57 de l’arrêt).

Dès lors que l’enquête a été globalement adéquate, que les requérantes ont pu y participer et qu’elle a été menée par des enquêteurs indépendants, il était à mon avis préférable d’examiner la question de la durée des procédures sous l’angle du droit à une décision dans un délai raisonnable, et donc sous l’angle de l’article 6 § 1.

3. Certes, la majorité s’est référée à des considérations générales appelant un examen prompt des affaires relatives à une négligence médicale en milieu hospitalier (paragraphe 42 de l’arrêt, avec la référence notamment à Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal [GC], no 56080/13, § 218, 19 décembre 2017) et à la nécessité d’éviter une incertitude éprouvante dans ce domaine (paragraphe 58 de l’arrêt, avec la référence à Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 236).

Je ne vois toutefois pas en quoi ces considérations devraient conduire à écarter l’approche holistique que l’arrêt Mustafa Tunç et Fecire Tunç (précité) préconise en matière d’enquête. Elles permettent peut-être d’adopter une approche relativement stricte quand il s’agit d’apprécier le caractère raisonnable de la durée d’une enquête, mais pareille approche serait aussi parfaitement adéquate lorsqu’il s’agit d’apprécier la durée d’une procédure sous l’angle de l’article 6 § 1.

4. En somme, j’estime que la majorité a appliqué le volet procédural de l’article 2 d’une manière qui l’éloigne trop de la raison d’être de l’obligation procédurale que cette disposition renferme, à savoir assurer le caractère effectif de la protection matérielle fournie par le cadre réglementaire en vigueur. Cette obligation procédurale s’ajoute aux obligations spécifiques de l’article 6 § 1 lorsqu’il y a un litige sur les « droits civils » de la victime. Mais l’article 2 ne saurait rendre les garanties de l’article 6 § 1 superflues.


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