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28/08/2018 | CEDH | N°001-185777

CEDH | CEDH, AFFAIRE VIZGIRDA c. SLOVÉNIE, 2018, 001-185777


QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE VIZGIRDA c. SLOVÉNIE

(Requête no 59868/08)

ARRÊT

Strasbourg

28 août 2018

DÉFINITIF

28/11/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Vizgirda c. Slovénie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Paulo Pinto de Albuquerque, président,
András Sajó,
Nona Tsotsoria,
Egidijus Kūris,
Iulia Anto

anella Motoc,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Marko Bošnjak, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du con...

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE VIZGIRDA c. SLOVÉNIE

(Requête no 59868/08)

ARRÊT

Strasbourg

28 août 2018

DÉFINITIF

28/11/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Vizgirda c. Slovénie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Paulo Pinto de Albuquerque, président,
András Sajó,
Nona Tsotsoria,
Egidijus Kūris,
Iulia Antoanella Motoc,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Marko Bošnjak, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 6 septembre 2016, 31 janvier 2017, 16 mai 2017 et 12 juin 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 59868/08) dirigée contre la République de Slovénie et dont un ressortissant lituanien, M. Danas Vizgirda (« le requérant »), a saisi la Cour le 2 décembre 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me R. Završek, avocat exerçant à Ljubljana. Le gouvernement slovène (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme T. Mihelič Žitko, procureure générale.

3. Le requérant se plaignait notamment d’une violation de son droit à un procès équitable garanti par l’article 6 de la Convention, alléguant qu’il n’avait pas compris la langue qui avait été utilisée dans la procédure dirigée contre lui ni l’interprétation qui lui en avait été fournie.

4. Le 16 juin 2014, la requête a été communiquée au Gouvernement. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations sur la recevabilité et le fond de l’affaire. Des observations ont également été reçues de l’organisation Fair Trials International, que le président avait autorisée à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement).

5. Le gouvernement de la République de Lituanie, informé par le greffier de son droit d’intervenir dans la procédure (articles 36 § 1 de la Convention et 44 § 1 du règlement), n’a pas manifesté l’intention de s’en prévaloir.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. Le requérant est né en 1980 et réside à Ljubljana (Slovénie).

7. Il quitta la Lituanie pour la Slovénie le 2 mars 2002.

8. Soupçonné d’avoir participé à une attaque menée contre l’agence de la banque Gorenjska à Radovljica, il fut arrêté le 13 mars 2002, à 10 h 43.

9. L’attaque avait eu lieu le même jour, à 9 h 30. Quatre hommes y avaient pris part et trois autres avaient participé à son organisation. Les quatre malfaiteurs étaient masqués. L’un d’eux s’était posté à l’entrée, tenant trois clients sous la menace d’un pistolet. Les trois autres attaquants étaient passés de l’autre côté du guichet et deux d’entre eux avaient immobilisé deux employés tandis que le troisième s’était emparé de l’argent dans les caisses. Les voleurs s’étaient enfuis en voiture en direction de la gare, emportant leur butin. Informée de l’attaque, la police avait lancé des recherches dans le secteur. Les policiers avaient découvert une voiture abandonnée dans un bois voisin. Quelques instants plus tard, ils avaient vu quatre hommes s’enfuir, parmi lesquels se trouvait le requérant. L’un d’eux, dont il fut établi plus tard qu’il s’agissait d’A.V., avait été aperçu portant un sac, qu’il avait lâché à l’approche des policiers. Le sac contenait une partie de l’argent volé à la banque, un pistolet et deux masques. Des traces biologiques appartenant au requérant et à un autre homme (E.B.) avaient été relevées sur l’un des masques.

10. Les quatre hommes furent arrêtés puis identifiés comme étant le requérant, A.V., M.K. et E.B., tous de nationalité lituanienne.

11. Le même jour, à 14 heures, le requérant fut placé en garde à vue. Il ressort de la décision qui avait autorisé cette mesure que le requérant, qui était encore « un individu non identifié » à ce moment-là, fut immédiatement informé, en langue russe, des raisons de son arrestation ainsi que de son droit de garder le silence, de son droit d’être assisté par un avocat et de son droit de faire prévenir des membres de sa famille de son arrestation. Il ressort également de la décision en question que le requérant bénéficia d’une interprétation depuis et vers le russe, fournie par un interprète assermenté, A.G., et qu’il ne sollicita pas l’assistance d’un avocat. La décision fut notifiée au requérant à 17 h 20. Celui-ci refusa d’en signer l’accusé de réception, sans donner d’explication.

12. Trois autres ressortissants lituaniens, L.K., N.U. et G.V., soupçonnés de complicité dans l’attaque de la banque, furent arrêtés le même jour.

13. Le 15 mars 2002, le juge d’instruction du tribunal de district de Kranj interrogea le requérant et six autres suspects. Il informa le requérant des accusations portées contre lui, de son droit de ne pas témoigner contre lui-même, de son droit de garder le silence et de son droit d’être assisté par un avocat de son choix. Le requérant n’ayant pas mandaté d’avocat, le tribunal désigna d’office un défenseur, D.V., pour le représenter. Pendant l’interrogatoire, A.G. fournit une interprétation entre le russe et le slovène. D’après le procès-verbal de l’interrogatoire, lorsqu’on lui demanda s’il comprenait ses droits et s’il acceptait qu’un avocat lui soit commis d’office, le requérant se mit à pleurer. La déclaration du requérant consignée dans le procès-verbal se lit ainsi :

« Je déclare que j’ai un enfant en bas âge. Cet enfant n’aura rien à manger car notre situation est très difficile. J’ai toujours travaillé. Je n’ai jamais fait ce genre de choses. Je suis venu en Slovénie parce que je voulais un travail.

Je veux voir mon enfant.

On me demande quand je suis entré en Slovénie, je déclare que je ne m’en souviens pas.

Lorsqu’on lui demande s’il peut décrire l’attaque [de la banque], l’accusé garde le silence et ne répond pas.

On me demande si je suis disposé à décliner mon identité, je déclare que je suis né en Lituanie et que je m’appelle Danas.

Je déclare que je ne donnerai pas mon nom de famille parce que j’ai honte.

On me demande pourquoi j’ai honte, je dis que j’ai peur. J’ai peur de ne plus jamais revoir mon enfant. Qu’ai-je fait ?

Lorsqu’on lui demande ce qui lui fait craindre de ne plus revoir son enfant, le suspect ne répond pas mais redouble de pleurs.

Le procureur me demande si je suis disposé à répondre à d’autres questions, je réponds « non ».

Lorsqu’on me demande si je suis prêt à répondre à des questions de mon avocat, je hoche la tête et je dis « oui ».

Lorsqu’on me demande mon âge et si j’ai des enfants, je réponds que j’ai vingt et un ans et que j’ai un enfant, qui est ce que j’ai de plus cher au monde.

Lorsqu’on me demande comment je vis, je réponds que c’est très dur en Lituanie. Je suis dans une situation difficile. Je n’ai ni travail ni argent.

On me demande depuis combien de temps je suis en Slovénie, je réponds que je ne sais pas exactement. Je pense que cela fait une semaine et demie environ.

Lorsqu’on lui demande avec qui il est venu en Slovénie, l’accusé se met à pleurer.

Il n’y a pas d’autres questions pour l’accusé.

On me demande si quelqu’un doit être informé de ma détention, je dis que je n’ai pas de famille et que je ne sais pas où ma femme et mon fils se trouvent actuellement.

Fin des déclarations de la défense. »

14. Interrogé par le juge d’instruction, un autre suspect, A.V., décrivit l’attaque de la banque et les événements qui l’avaient précédée. Il déclara qu’il était venu en Slovénie avec le requérant et que tous deux avaient rencontré L.K. dans un établissement de restauration rapide, où l’homme les aurait abordés lorsqu’il les avait entendus parler russe. Ils se seraient ensuite rendus avec L.K. à Bled, où ils auraient rencontré M.K., E.B., N.U. et G.V. quelques jours avant le braquage. Ils se seraient ensuite trouvés à court d’argent et auraient décidé de dévaliser la banque en question.

15. Lors de l’interrogatoire du requérant par le juge d’instruction, l’avocat commis à sa défense exposa les raisons qui s’opposaient, selon lui, au maintien du requérant en détention. Il ressort du procès-verbal que le requérant était d’accord avec les déclarations de son avocat.

16. À la suite de l’interrogatoire, le juge d’instruction ordonna le placement des sept suspects en détention. La décision fut traduite en russe et notifiée au requérant le 18 mars 2002. L’avocat recourut, en vain, contre cette décision et contre les prolongations subséquentes de la détention du requérant.

17. Le 15 mars 2002, jour de l’interrogatoire susmentionné, le juge d’instruction autorisa l’interprète A.G. à se rendre auprès du requérant et de certains autres suspects pour les assister dans leurs entretiens avec leur avocat.

18. Une décision portant ouverture d’une enquête judiciaire contre les sept suspects fut rendue le 26 mars 2002, mais elle fut annulée en appel par un collège de trois juges. Celui-ci jugea que, même si le détail des allégations formulées contre les suspects figurait dans les ordonnances de mise en détention, il aurait également dû être pleinement exposé dans la décision d’ouverture de l’enquête judiciaire.

19. L’interrogatoire des témoins eut lieu les 2, 3 et 4 avril 2002. Le requérant et les six autres suspects furent informés en langue russe de leur droit d’y assister. Le requérant ne fit pas usage de ce droit, mais son avocat fut présent à chaque interrogatoire. Les transcriptions des déclarations des témoins furent traduites en russe et communiquées au requérant le 19 avril 2002.

20. Une nouvelle décision portant ouverture d’une enquête judiciaire contre les sept suspects fut rendue le 8 avril 2002. Elle fit l’objet d’un recours, qui fut rejeté. La décision fut traduite en russe puis notifiée au requérant le 10 avril 2002. Le même jour, une audience sur la question de la détention provisoire eut lieu. Le requérant, assisté de l’interprète A.G., déclara qu’il n’avait pas de passeport et ne pouvait par conséquent quitter le pays, qu’il voulait attendre la fin de la procédure et qu’il était d’accord avec ce que son avocat avait dit à l’audience.

21. Le 11 avril 2002, A.G. informa le tribunal de district de Kranj que les sept suspects avaient demandé la traduction en russe de toutes les transcriptions des déclarations des témoins.

22. Le 12 avril 2002, le juge d’instruction décida d’exclure du dossier les déclarations que les suspects avaient faites à la police, estimant que le tribunal ne pouvait s’appuyer sur elles. La décision fut traduite en russe et communiquée au requérant le 16 avril 2002.

23. Le 17 avril 2002, une parade d’identification fut organisée et l’un des témoins identifia le requérant, déclarant que celui-ci était passé à la banque deux jours avant l’attaque.

24. Le 28 mai 2002, le procureur de district déposa un acte inculpant le requérant, A.V., M.K. et E.B. de vol aggravé, d’un chef de vol d’un véhicule à moteur et de deux chefs de tentative de vol d’un véhicule à moteur et L.K., N.U. et G.V. de complicité de vol aggravé. L’acte d’accusation fut traduit en russe et contesté sans succès par l’avocat du requérant.

25. Les 10 et 11 juillet 2002, le tribunal de district de Kranj tint une audience à laquelle deux interprètes russes furent présents. Le procès-verbal de l’audience indique que les accusés reçurent lecture des charges portées contre eux et qu’ils furent également informés de leur droit de ne pas s’incriminer eux-mêmes ainsi que de leur droit de garder le silence. Le procès-verbal contient notamment la déclaration suivante :

« Nous, accusés, déclarons que nous comprenons la teneur des accusations.

(...)

Nous, accusés, comprenons les droits qui nous ont été notifiés. »

26. Lors de l’audience, A.V. modifia sa déclaration. Il affirma qu’un homme leur avait proposé, à lui-même et au requérant, de leur trouver un travail. Après qu’ils lui eurent donné leurs passeports, l’homme leur aurait demandé de participer à l’attaque de la banque. Selon la dernière version fournie par A.V., le requérant, pris de frayeur, était resté dans le bois, où il devait attendre le retour du groupe qui était parti attaquer la banque. Le requérant livra une version similaire des événements, déclarant qu’il n’avait pas fait partie du groupe de personnes qui avaient attaqué la banque et qu’il avait attendu leur retour dans le bois. D’après le procès-verbal de l’audience, le requérant répondit aux questions qui lui furent posées par le procureur de district, le président, son avocat et celui de l’un de ses coaccusés.

27. Le tribunal interrogea aussi un certain nombre de témoins. Il ressort du procès-verbal de l’audience que le requérant eut du mal à saisir la déclaration d’un des témoins, telle qu’interprétée en russe, et qu’il ne parvint à la comprendre qu’en la lisant. Il posa des questions aux témoins et commenta certaines de leurs déclarations relatives à la taille des attaquants, ainsi que certaines déclarations de la police concernant les téléphones mobiles qu’elle avait saisis et le nombre de personnes qui s’étaient enfuies après l’attaque. Il fit également référence à l’acte d’accusation et formula des observations sur les allégations relatives à l’endroit où se trouvait l’argent volé.

28. Le 12 juillet 2002, la compagne du requérant obtint l’autorisation de lui rendre visite à la prison de Ljubljana.

29. Le 16 juillet 2002, une audience eut lieu, au cours de laquelle les accusés présentèrent leurs plaidoiries. La transcription contient les déclarations suivantes du requérant :

« Je suis d’accord avec ce qu’a dit mon avocat. Il n’y a aucune preuve que j’ai attaqué la banque. Le seul élément contre moi est le cheveu qui a été retrouvé dans la casquette, mais j’ai déjà fourni des explications à ce sujet et dit comment il se fait que cette casquette s’était trouvée sur ma tête. On ne pouvait être à deux dans la banque à porter en même temps la casquette en question. On ne peut pas forcer quelqu’un à faire ce genre de choses et je n’y ai pas été forcé. Je n’étais pas dans la banque.

(...)

Je suis triste que vous me considériez comme un malfaiteur ; vous ne pouvez me condamner que pour ce que j’ai réellement fait et non pour ce que je n’ai pas fait. Je demande que ma situation familiale soit prise en compte et que l’on me condamne en conséquence, mais pas à une peine d’emprisonnement ».

30. Le 16 juillet 2002, une formation de cinq juges du tribunal de district de Kranj reconnut le requérant, A.V., M.K. et E.B. coupables de vol aggravé et d’acquisition d’un bien obtenu illégalement (une voiture volée) et condamna le requérant et M.K. à une peine de huit ans et quatre mois d’emprisonnement, E.B. à une peine de huit ans et sept mois d’emprisonnement, et A.V. à une peine de cinq ans et quatre mois d’emprisonnement. Elle déclara en outre L.K., N.U. et G.V. coupables de complicité de vol aggravé et leur infligea une peine de cinq ans d’emprisonnement.

31. Dans le jugement, le tribunal répondait également, sur une vingtaine de pages, à certains arguments relatifs à l’utilisation du slovène et du croate pendant l’attaque. Le tribunal observait que peu de mots avaient été prononcés au cours de l’attaque, que les quatre accusés ayant à répondre du chef de vol aggravé parlaient le russe, raison pour laquelle ils bénéficiaient de l’assistance d’interprètes dans cette langue, qu’ils connaissaient également quelques mots de slovène, comme cela avait été démontré au cours de l’audience, et qu’ils avaient pu utiliser des termes à consonance slovène de manière intentionnelle.

32. La détention du requérant fut prolongée le même jour. La décision écrite et sa traduction en russe furent notifiées à l’intéressé le lendemain.

33. Le 2 août 2002, le requérant reçut également notification du jugement et de sa traduction en russe.

34. Le 6 août 2002, l’avocat du requérant fit appel du jugement rendu par le tribunal de district. Il se plaignit de défauts qui auraient entaché l’enquête policière, de l’appréciation des éléments de preuve et de la peine imposée à son client, mais il ne formula aucun grief au sujet de la compréhension que son client avait eue de l’interprétation en langue russe qui lui avait été fournie.

35. Le même jour, le requérant interjeta lui aussi appel. Son argumentation, qui comptait cinq pages, avait été rédigée à la main, en slovène, avec l’aide d’autres détenus. Le requérant se plaignit de la façon dont le tribunal de première instance avait apprécié les éléments de preuve et contesta la peine prononcée à son endroit, arguant qu’il avait eu connaissance de l’attaque prévue mais qu’il n’y avait pas participé.

36. Le 14 novembre 2002, la cour d’appel de Ljubljana débouta le requérant. Elle estima qu’A.V., qui était alors assisté par un avocat, avait donné des faits une description précise et incriminante, que le requérant avait bénéficié, lors de sa première comparution devant le juge d’instruction, de l’assistance d’un avocat qui lui avait été commis d’office et d’un interprète, et que rien n’indiquait que, lors de son interpellation, le requérant n’eût pas été informé, dans une langue qu’il comprenait, des raisons de son arrestation. Elle considéra que si le requérant n’avait pas compris les raisons de son arrestation, il l’aurait signalé lors de son interrogatoire par le juge d’instruction. Le requérant reçut une traduction en russe de l’arrêt, en vertu duquel sa condamnation acquit force de chose jugée.

37. Le 23 février 2003, le requérant adressa au tribunal de district de Kranj une requête intitulée « recours auprès de la Cour suprême ». La requête était rédigée en lituanien, à l’exception d’une note explicative, libellée en slovène, par laquelle le requérant informait le tribunal qu’il ne parlait ni le russe ni le slovène et que, s’il comprenait un peu le russe, il ne savait pas l’écrire. Dans le reste du document, le requérant se plaignait de l’appréciation des éléments de preuve faite par les juridictions inférieures et il alléguait une violation de son droit d’utiliser sa propre langue dans la procédure pénale. Il soutenait également qu’il n’avait été assisté ni d’un avocat ni d’un interprète lors de son premier interrogatoire et qu’en conséquence il n’avait pas compris les raisons de son arrestation. En outre, il affirmait avoir déclaré à l’audience qu’il ne comprenait pas très bien le russe et se plaignait que, malgré ces problèmes, le tribunal de district de Kranj ne lui avait pas fourni l’assistance d’un interprète en langue lituanienne.

38. Le 24 mars 2003, constatant que le requérant avait utilisé le russe tout au long de la procédure pénale ainsi que dans ses échanges avec son avocat, le tribunal de district de Kranj le pria de déposer son recours dans cette langue. Il considéra par ailleurs ce recours comme un pourvoi dans l’intérêt de la loi (un recours extraordinaire permettant de contester la légalité d’une décision définitive). Il ressort de la décision de la Cour constitutionnelle du 24 mars 2005 (paragraphe 41 ci-dessous) que le tribunal de district de Kranj avait ordonné que le recours fût rédigé en russe après avoir établi qu’aucun interprète assermenté de langue lituanienne n’exerçait en Slovénie et que, par conséquent, l’obtention d’une traduction dans cette langue aurait requis l’assistance de l’ambassade de Lituanie la plus proche. La lettre invitant le requérant à déposer son recours lui fut notifiée le 4 avril 2003, accompagnée d’une traduction en russe. Le requérant n’y ayant pas donné suite, le tribunal de district rejeta son recours comme étant incompréhensible le 29 avril 2003. Cette décision et une traduction en russe furent communiquées au requérant le 21 mai 2003.

39. Le 20 août 2004, le requérant forma un recours constitutionnel contre cette décision, alléguant que le tribunal de district de Kranj avait violé ses droits de la défense ainsi que son droit d’utiliser sa propre langue et sa propre écriture. Il y expliquait qu’il ne parlait ni ne comprenait très bien le russe et, en particulier, qu’il n’était pas capable de lire des décisions ou d’autres documents dans cette langue parce que les caractères étaient différents et qu’en conséquence il n’avait pas pu se défendre de manière effective. Le recours constitutionnel et les pièces qui l’accompagnaient étaient rédigés à la main, en slovène. Dans la procédure devant la Cour constitutionnelle, le tribunal de district de Kranj déclara, en réponse aux allégations du requérant, que celui-ci n’avait jamais fait état de difficultés pour comprendre le russe.

40. Le 30 novembre 2004, le requérant adressa au ministère de la Justice une lettre, rédigée en slovène, dans laquelle il s’enquérait des raisons pour lesquelles il n’avait pas bénéficié de l’assistance d’un interprète en langue lituanienne à son procès. La lettre fut transmise au tribunal de district de Kranj, qui y répondit le 28 décembre 2004, expliquant que le requérant avait utilisé le russe dans ses échanges avec le tribunal et avec son avocat à tous les stades de la procédure en première instance.

41. Le 24 mars 2005, la Cour constitutionnelle rendit sa décision. Elle observa que la situation du requérant était exceptionnelle en ce qu’on ne pouvait exiger de lui qu’il épuisât dûment les voies de recours disponibles pour contester la décision du tribunal de district de Kranj. Elle estima qu’on ne pouvait attendre du requérant, qui à cette époque était détenu, qu’il contestât la décision litigieuse au moyen d’un appel classique, dès lors qu’il avait déclaré ne pas comprendre la langue dans laquelle elle était rédigée. Elle se livra à un examen du recours au fond et se prononça en faveur du requérant. Elle releva que la loi accordait une protection particulière au droit d’un accusé détenu d’utiliser sa propre langue et sa propre écriture. Elle précisa que cette langue s’entendait en principe de la langue maternelle de l’intéressé, considérant toutefois que si celui-ci maîtrisait une autre langue, cette dernière pouvait suffire pour les besoins de la communication orale dans le cadre de la procédure. Elle écarta cependant la thèse du tribunal de district selon laquelle un accusé placé en détention et ayant utilisé une certaine langue dans la procédure orale devait présenter ses observations écrites dans cette même langue. Elle estima en effet que la communication écrite exigeait une meilleure connaissance de la langue que la communication orale. Elle releva que le requérant avait bénéficié de l’assistance d’un interprète russe dans la procédure en première instance, qui avait été principalement orale. Elle observa également que la procédure en appel était généralement écrite et que l’accusé ne bénéficiait plus de l’assistance d’un avocat commis d’office à ce stade. Elle estima par conséquent que, dès lors que dans ses observations devant la Cour suprême le requérant s’était déclaré incapable d’écrire en russe, il convenait de l’autoriser à présenter ces observations dans sa propre langue. Elle conclut donc que la juridiction inférieure avait violé le droit du requérant d’utiliser sa propre langue dans la procédure, tel qu’expressément prévu par l’article 8 de la loi sur la procédure pénale et garanti par l’article 62 de la Constitution. Elle annula la décision rendue par le tribunal de district de Kranj le 29 avril 2003 (paragraphe 38 ci-dessus) et ordonna le réexamen par la juridiction inférieure du pourvoi dans l’intérêt de la loi présenté par le requérant.

42. Dans la procédure de renvoi, le tribunal de district de Kranj fit traduire le pourvoi en slovène et le transmit à la Cour suprême.

43. Le 26 janvier 2006, la Cour suprême rejeta pour défaut de fondement le pourvoi dans l’intérêt de la loi. Elle établit sur la base du dossier qu’immédiatement après avoir placé le requérant en garde à vue la police avait informé celui-ci, avec l’assistance de l’interprète russe, des raisons de son arrestation et de son droit à bénéficier de l’assistance d’un avocat. Elle releva également que, lors de son interrogatoire par le juge d’instruction, le requérant avait été assisté par l’interprète russe et par l’avocat qui lui avait été commis d’office. Elle conclut que rien dans le dossier n’indiquait que le requérant eût été informé, fût-ce par le juge d’instruction ou par le tribunal de district de Kranj, de son droit d’utiliser sa propre langue dans la procédure, ni qu’il eût fait une quelconque déclaration au sujet de ce droit. Elle estima que l’absence d’une telle notification ne compromettait toutefois pas la légalité de la décision définitive, dès lors que le requérant avait bénéficié de l’assistance d’un interprète russe et d’un avocat. Elle releva que le procès-verbal de l’audience ne recelait aucun élément indiquant que l’intéressé ne comprenait pas le russe. Elle nota en outre que ni le requérant ni son conseil n’avaient soulevé de problème relatif à un manque de compréhension du russe. La minute de l’arrêt de la Cour suprême ainsi qu’une traduction en lituanien furent remises au requérant.

44. Le 10 juin 2006, le requérant forma un recours constitutionnel contre l’arrêt de la Cour suprême. Il y exposait que, s’il avait une compréhension sommaire du russe, il n’était pas capable de défendre sa cause oralement dans cette langue et encore moins par écrit. Il alléguait en particulier qu’il n’avait pas eu la possibilité de se défendre dans une langue qu’il maîtrisait suffisamment pour être en mesure d’apporter des éclaircissements sur les faits de la cause et de répondre efficacement aux accusations portées contre lui. Il soutenait qu’il avait attiré l’attention du tribunal sur ce fait mais que sa remarque n’avait pas été consignée dans le procès-verbal. Il se plaignait en outre de ce que certains documents produits comme éléments de preuve étaient rédigés en slovène et par conséquent incompréhensibles pour lui et estimait que cela avait nui à sa défense.

45. Le 1er septembre 2007, le requérant bénéficia d’une mesure de libération conditionnelle.

46. Le 3 juillet 2008, la Cour constitutionnelle rejeta (zavrne) le recours dont le requérant l’avait saisie. Elle observa notamment :

« L’ensemble des griefs concerne la procédure devant le tribunal de première instance. Dès l’interrogatoire par le juge d’instruction et jusqu’à la fin de la procédure, appel compris, le demandeur a été représenté par un avocat avec lequel il a réussi à communiquer en russe (le demandeur ne conteste pas ce fait dans son recours constitutionnel). Dans son appel contre le jugement de première instance, le demandeur n’a évoqué aucun des points soulevés dans son recours constitutionnel ; il s’est en revanche plaint de la procédure conduite par la police, laquelle ne fait l’objet d’aucun grief dans la procédure constitutionnelle. Ainsi le demandeur n’a soulevé que dans son pourvoi dans l’intérêt de la loi, déposé dans sa propre langue, et dans le recours constitutionnel le grief relatif à une violation de son droit garanti par l’article 62 de la Constitution à raison de la conduite du tribunal de district, qui aurait ignoré ses remarques lorsqu’il avait fait état de ses difficultés à comprendre le russe. (...)

Eu égard à ce qui précède et à la teneur du recours déposé devant elle, la Cour constitutionnelle a examiné si la position adoptée par la Cour suprême (...) a emporté violation du droit du demandeur d’utiliser sa propre langue, tel que prévu par l’article 62 de la Constitution, et s’il y a eu violation des droits de la défense garantis par le premier alinéa de l’article 29 de la Constitution.

(...)

Conformément à l’article 8 de la loi sur la procédure pénale, une juridiction doit informer un suspect ou un accusé de son droit d’utiliser sa propre langue. Cette notification ainsi que la déclaration du suspect ou de l’accusé doivent être consignées dans le procès-verbal d’audience dans leur intégralité. L’absence de pareille notification ou le défaut de consignation de cette notification ou de la déclaration peuvent constituer, en vertu du paragraphe 2 de l’article 371 de la loi sur la procédure pénale, une violation substantielle des règles de procédure pénale (pour autant qu’une telle violation ait eu une incidence sur la capacité du suspect ou de l’accusé de se défendre). Toutefois, si une juridiction méconnaît la demande explicite d’un suspect ou d’un accusé tendant à l’obtention de la possibilité pour lui d’utiliser sa propre langue et de suivre l’audience dans cette langue, elle commet une violation substantielle des règles de la procédure pénale dans un sens absolu en vertu du paragraphe 1 de l’article 371 de la loi sur la procédure pénale.

Dans la motivation de son arrêt, [la Cour suprême] relève que le procès-verbal d’audience ne mentionne nullement que le demandeur eût indiqué qu’il ne comprenait pas le russe ou que lui-même ou son avocat eussent demandé que sa langue maternelle fût utilisée à l’audience. Ce dernier point n’a pas davantage été soulevé dans le pourvoi dans l’intérêt de la loi (...) L’allégation selon laquelle le tribunal n’a pas consigné la déclaration du demandeur dans le procès-verbal d’audience a été formulée pour la première fois dans le recours constitutionnel. La Cour suprême a établi de manière convaincante par divers éléments que le demandeur comprenait suffisamment le russe pour bénéficier d’un procès équitable (...) Concernant le droit à un procès équitable, il importe de noter (c’est aussi l’avis de la Cour constitutionnelle) que dans son pourvoi dans l’intérêt de la loi, le demandeur ne s’est pas plaint de ne pas avoir été informé de son droit d’utiliser sa langue maternelle. Il n’a pas non plus formulé une telle plainte dans son recours constitutionnel.

(...) Les décisions judiciaires attaquées n’emportent donc pas violation du droit du demandeur garanti par l’article 62 de la Constitution (...) Eu égard aux conclusions qui précèdent et au fait que tout au long de la procédure le demandeur a été assisté par un avocat avec qui il a réussi à communiquer, le grief selon lequel ses droits de la défense découlant de l’article 29 [de la Constitution] ont été violés doit également être rejeté.

Le demandeur ne s’est pas plaint dans le cadre de la procédure devant les juridictions inférieures qu’une partie des éléments de preuve de la procédure était en slovène et qu’il n’a donc pas pu en prendre véritablement connaissance et se défendre. Il n’a donc pas épuisé les voies de recours à cet égard (...) ».

47. Les honoraires déclarés par l’interprète et l’avocat du requérant à la fin du procès, qui furent payés par l’État, attestent des divers services dont l’intéressé a bénéficié. A.G. fournit des services d’interprétation pendant l’instruction et lors des audiences judiciaires, assura la traduction de documents et participa à certains entretiens du requérant avec son avocat. Celui-ci se rendit à la maison d’arrêt pour s’entretenir avec son client le 8 avril (45 minutes), le 2 août (30 minutes) et le 13 septembre 2002 (20 minutes), avec l’assistance d’A.G., ainsi que le 9 juillet 2002 (25 minutes), mais on ne sait pas au juste si A.G. était présent à cette dernière date. L’avocat assista également le requérant lors de ses comparutions en justice. Il déposa également des recours au nom de son client en première et en deuxième instance.

II. TEXTES JURIDIQUES PERTINENTS

A. Droit interne

1. La Constitution de la République de Slovénie

48. Les dispositions pertinentes de la Constitution de la République de Slovénie sont ainsi libellées :

Article 29
(Garanties légales dans les procédures pénales)

« Toute personne accusée d’une infraction doit se voir garantir, outre l’égalité absolue, les droits suivants :

le droit de disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ;

le droit d’être présente à son procès et de se défendre elle-même ou d’avoir l’assistance d’un défenseur ;

le droit de présenter tout élément de preuve à décharge ;

le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination ou à celle de ses parents ou de ses proches et le droit de ne pas s’avouer coupable. »

Article 62
(Droit d’utiliser sa langue et son écriture)

« Toute personne a le droit, dans l’exercice de ses droits et obligations et dans le cadre de procédures devant des organes de l’État et d’autres organes remplissant une fonction publique, d’utiliser sa langue et son écriture dans les conditions prévues par la loi. »

2. La loi sur la procédure pénale

a) L’utilisation des langues dans la procédure pénale

49. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi sur la procédure pénale (Journal officiel no 63/94 et modifications pertinentes) régissant l’utilisation des langues dans la procédure pénale sont ainsi libellées :

Article 4

« 1) Toute personne arrêtée est immédiatement informée, dans sa langue maternelle ou dans une langue qu’elle comprend, des raisons de son arrestation, ainsi que de son droit de garder le silence, de son droit de se faire assister par un avocat de son choix et de l’obligation pour l’autorité compétente de prévenir sa famille proche de son arrestation si elle le demande.

(...)

Article 7

1) Les accusations, recours et autres observations doivent être déposés devant la juridiction compétente en langue slovène.

(...)

3) Un étranger privé de sa liberté peut déposer des observations dans sa propre langue devant la juridiction compétente. Dans les autres situations, les étrangers sont autorisés à présenter des observations dans leur propre langue sous condition de réciprocité. »

Article 8

« 1) Les parties, les témoins et toute autre personne participant à la procédure ont le droit d’utiliser leur propre langue à tous les stades de l’instruction et de l’instance et lors de l’audience principale. Si un stade de la procédure judiciaire ou l’audience principale est conduit dans une langue autre que la leur, une interprétation de leurs déclarations et de celles des autres personnes doit être fournie, ainsi qu’une traduction des documents et autres éléments de preuve écrits.

2) Les personnes visées au paragraphe précédent doivent être informées de leur droit de bénéficier d’une traduction des déclarations orales et des documents et éléments de preuve écrits. Elles peuvent renoncer à ce droit si elles connaissent la langue utilisée dans la procédure. La notification de ce droit ainsi que les déclarations des intéressés à cet égard doivent être consignées dans le dossier.

3) Les traductions sont effectuées par un interprète assermenté. »

b) Moyens d’appel

50. En ce qui concerne les moyens d’appel, la loi sur la procédure pénale énonce ce qui suit :

Article 371

1) Une violation substantielle des règles de procédure pénale est réputée avoir été commise :

(...)

3) (...) lorsque l’accusé, l’avocat, la partie lésée agissant en tant que procureur ou l’accusateur privé s’est vu refuser, malgré sa demande, de son droit d’utiliser sa propre langue au cours de l’enquête ou d’autres stades de l’instance ou lors de l’audience principale, et de son droit de suivre la procédure dans cette langue (article 8) (...) ;

(...)

2) Une violation substantielle des règles de procédure pénale est également réputée avoir été commise si, dans la préparation d’une audience ou au cours d’une audience, ou lors du prononcé d’une décision, la juridiction saisie n’a pas appliqué ou n’a pas convenablement appliqué une disposition de la présente loi, ou si, au cours de l’audience, elle a porté atteinte aux droits de la défense de telle sorte que l’acte ou l’omission en question a eu ou a pu avoir une incidence sur la légalité et la régularité de la décision rendue. »

B. Les instruments pertinents de l’Union européenne

51. La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (« la Charte ») garantit le droit à un procès équitable (article 47) et le respect des droits de la défense (article 48 § 2).

52. Le 30 novembre 2009, le Conseil de l’Union européenne adopta une feuille de route visant à renforcer les droits procéduraux des suspects ou des personnes poursuivies dans le cadre des procédures pénales (« la feuille de route »). Cette feuille de route fut à l’origine de la directive 2010/64/UE du Parlement européen et du Conseil du 20 octobre 2010 relative au droit à l’interprétation et à la traduction dans le cadre des procédures pénales (« la directive 2010/64/UE »). La directive 2010/64/UE établit des règles minimales applicables au sein de l’Union européenne dans les domaines de l’interprétation et de la traduction dans le cadre des procédures pénales et des procédures relatives à l’exécution d’un mandat d’arrêt européen. Elle est entrée en vigueur le 15 novembre 2010.

53. Les considérants suivants de la directive 2010/64/UE sont pertinents en l’espèce :

« (...)

(7) Renforcer la confiance mutuelle nécessite de mettre en œuvre de manière plus cohérente les droits et garanties visés à l’article 6 de la CEDH. Il convient également, au travers de la présente directive et d’autres mesures, de développer davantage, au sein de l’Union, les normes minimales consacrées par la CEDH et la charte.

(...)

(9) Des règles minimales communes devraient accroître la confiance dans les systèmes de justice pénale de tous les États membres, ce qui devrait ainsi conduire à une coopération judiciaire plus efficace dans un climat de confiance mutuelle. Il convient que ces règles minimales communes soient établies dans les domaines de l’interprétation et de la traduction dans le cadre des procédures pénales.

(...)

(14) Le droit à l’interprétation et à la traduction, accordé aux personnes qui ne parlent pas ou ne comprennent pas la langue de la procédure, est consacré à l’article 6 de la CEDH, tel qu’interprété par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. La présente directive facilite l’exercice de ce droit dans la pratique. À cet effet, elle entend garantir le droit des suspects ou des personnes poursuivies à bénéficier de services d’interprétation et de traduction dans le cadre des procédures pénales afin de garantir leur droit à un procès équitable.

(...)

(17) La présente directive devrait garantir une assistance linguistique gratuite et appropriée, afin de permettre aux suspects ou aux personnes poursuivies qui ne parlent pas ou ne comprennent pas la langue de la procédure pénale d’exercer pleinement leurs droits de défense et afin de garantir le caractère équitable de la procédure.

(...)

(19) Les communications entre les suspects ou les personnes poursuivies et leur conseil juridique devraient être interprétées conformément à la présente directive. Les suspects ou les personnes poursuivies devraient notamment être en mesure d’expliquer à leur conseil juridique leur version des faits, de signaler toute déclaration avec laquelle ils sont en désaccord et de porter à la connaissance de leur conseil juridique tout fait qui devrait être invoqué pour leur défense.

(...)

(21) Les États membres devraient veiller à la mise en place d’une procédure ou d’un mécanisme permettant de déterminer si les suspects ou les personnes poursuivies parlent et comprennent la langue de la procédure pénale et s’ils ont besoin de l’assistance d’un interprète. Cette procédure ou ce mécanisme suppose que les autorités compétentes vérifient par tout moyen approprié, y compris par la consultation des suspects ou des personnes poursuivies, si ceux-ci parlent et comprennent la langue de la procédure pénale et s’ils ont besoin de l’assistance d’un interprète.

(22) Les services d’interprétation et de traduction prévus par la présente directive devraient être fournis dans la langue maternelle des suspects ou des personnes poursuivies ou dans toute autre langue qu’ils parlent ou comprennent, afin de leur permettre d’exercer pleinement leurs droits de défense et afin de garantir le caractère équitable de la procédure.

(...)

(24) Les États membres devraient s’assurer que la valeur de l’interprétation et de la traduction peut être contrôlée lorsque les autorités compétentes ont été notifiées dans un cas donné.

(...)

(30) Afin de garantir le caractère équitable de la procédure, il est nécessaire que les documents essentiels, ou au moins leurs passages pertinents, soient traduits pour les suspects ou les personnes poursuivies conformément à la présente directive. Certains documents, comme toute décision privative de liberté, toutes charges ou tout acte d’accusation et tout jugement, devraient toujours être considérés comme des documents essentiels à cette fin et, par conséquent, être traduits. Les autorités compétentes des États membres devraient déterminer, de leur propre initiative ou sur demande des suspects ou des personnes poursuivies ou de leur conseil juridique, les autres documents qui sont essentiels pour garantir le caractère équitable de la procédure et qui devraient par conséquent être également traduits.

(...)

(32) La présente directive devrait établir des règles minimales. Les États membres devraient pouvoir étendre les droits prévus dans la présente directive afin d’assurer également un niveau de protection plus élevé dans des situations qui ne sont pas explicitement traitées dans la présente directive. Le niveau de protection ne devrait jamais être inférieur aux normes prévues par la CEDH ou la charte, telles qu’elles sont interprétées par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ou de la Cour de justice de l’Union européenne.

(33) Les dispositions de la présente directive, qui correspondent à des droits garantis par la CEDH ou par la charte, devraient être interprétées et mises en œuvre de manière cohérente avec ces droits, tels qu’ils sont interprétés par la jurisprudence pertinente de la Cour européenne des droits de l’homme et de la Cour de justice de l’Union européenne. »

54. Dans ses parties pertinentes en l’espèce, l’article 2 de la directive 2010/64/UE est ainsi libellé :

Droit à l’interprétation

« 1. Les États membres veillent à ce que les suspects ou les personnes poursuivies qui ne parlent ou ne comprennent pas la langue de la procédure pénale concernée se voient offrir sans délai l’assistance d’un interprète durant cette procédure pénale devant les services d’enquête et les autorités judiciaires, y compris durant les interrogatoires menés par la police, toutes les audiences et les éventuelles audiences intermédiaires requises.

2. Si cela est nécessaire pour garantir le caractère équitable de la procédure, les États membres veillent à la mise à disposition d’un interprète lors des communications entre les suspects ou les personnes poursuivies et leur conseil juridique ayant un lien direct avec tout interrogatoire ou toute audience pendant la procédure, ou en cas d’introduction d’un recours ou d’autres demandes dans le cadre de la procédure.

(...)

4. Les États membres veillent à la mise en place d’une procédure ou d’un mécanisme permettant de vérifier si les suspects ou les personnes poursuivies parlent et comprennent la langue de la procédure pénale et s’ils ont besoin de l’assistance d’un interprète.

5. Les États membres veillent à ce que, conformément aux procédures prévues par le droit national, les suspects ou les personnes poursuivies aient le droit de contester la décision concluant qu’une interprétation n’est pas nécessaire et, lorsque ce service a été offert, la possibilité de se plaindre de ce que la qualité de l’interprétation est insuffisante pour garantir le caractère équitable de la procédure.

(...)

8. L’interprétation prévue par le présent article est d’une qualité suffisante pour garantir le caractère équitable de la procédure, notamment en veillant à ce que les suspects ou les personnes poursuivies aient connaissance des faits qui leur sont reprochés et soient en mesure d’exercer leurs droits de défense. »

55. L’article 3 de la directive 2010/64/UE énonce dans ses parties pertinentes en l’espèce :

Droit à la traduction des documents essentiels

« 1. Les États membres veillent à ce que les suspects ou les personnes poursuivies qui ne comprennent pas la langue de la procédure pénale concernée bénéficient, dans un délai raisonnable, de la traduction écrite de tous les documents essentiels pour leur permettre d’exercer leurs droits de défense et pour garantir le caractère équitable de la procédure.

2. Parmi ces documents essentiels figurent toute décision privative de liberté, toutes charges ou tout acte d’accusation, et tout jugement.

(...)

5. Les États membres veillent à ce que, conformément aux procédures prévues par le droit national, les suspects ou les personnes poursuivies aient le droit de contester la décision concluant à l’inutilité de traduire des documents ou des passages de ces documents et que, lorsqu’une traduction est fournie, ils aient la possibilité de se plaindre de ce que la qualité de la traduction ne permet pas de garantir le caractère équitable de la procédure.

(...)

7. À titre d’exception aux règles générales fixées aux paragraphes 1, 2, 3 et 6, une traduction orale ou un résumé oral des documents essentiels peuvent être fournis à la place d’une traduction écrite, à condition que cette traduction orale ou ce résumé oral ne portent pas atteinte au caractère équitable de la procédure.

(...)

9. La traduction prévue par le présent article est d’une qualité suffisante pour garantir le caractère équitable de la procédure, notamment en veillant à ce que les suspects ou les personnes poursuivies aient connaissance des faits qui leur sont reprochés et soient en mesure d’exercer leurs droits de défense. »

56. L’article 5 § 1 de la directive 2010/64/UE, qui traite de la qualité de l’interprétation et de la traduction, dispose :

« 1. Les États membres prennent des mesures concrètes pour assurer que l’interprétation et la traduction fournies correspondent à la qualité exigée à l’article 2, paragraphe 8, et à l’article 3, paragraphe 9. »

57. En outre, l’article 7 de la directive 2010/64/UE énonce :

Procédure de constatation

« Les États membres veillent à ce que, lorsqu’un suspect ou une personne poursuivie a fait l’objet d’un interrogatoire ou d’audiences par les services d’enquête ou l’autorité judiciaire avec l’assistance d’un interprète conformément à l’article 2, lorsqu’une traduction orale ou un résumé oral de documents essentiels a été fourni en présence de ces services ou de cette autorité conformément à l’article 3, paragraphe 7, ou en cas de renonciation de la personne à son droit à la traduction en vertu de l’article 3, paragraphe 8, l’existence de ces faits soit consignée conformément à la procédure de constatation prévue par la législation de l’État membre concerné. »

58. Le 22 mai 2012, le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne adoptèrent une autre directive, en lien avec les mesures définies dans la feuille de route, la directive 2012/13/UE, relative au droit à l’information dans le cadre des procédures pénales (« la directive 2012/13/UE »). Celle-ci entra en vigueur le 21 juin 2012.

59. Les considérants suivants de cette directive sont pertinents en l’espèce :

« (25) Lorsqu’ils fournissent des informations conformément à la présente directive, les États membres devraient veiller à ce que les suspects ou les personnes poursuivies disposent, le cas échéant, d’une traduction ou d’une interprétation dans une langue qu’ils comprennent, conformément aux normes énoncées dans la directive 2010/64/UE.

(...)

(35) Lorsque des informations sont fournies conformément à la présente directive, les autorités compétentes devraient en prendre note conformément aux procédures d’enregistrement existantes dans le droit national et ne devraient être soumises à aucune obligation supplémentaire d’introduire de nouveaux mécanismes ou aucune charge administrative supplémentaire.

(36) Les suspects ou les personnes poursuivies, ou leur avocat, devraient avoir le droit de contester, conformément au droit national, le fait éventuel que les autorités compétentes ne fournissent pas ou refusent de fournir des informations ou de divulguer certaines pièces de l’affaire conformément à la présente directive. Ce droit n’oblige pas les États membres à prévoir une procédure d’appel spécifique, un mécanisme séparé ou une procédure de réclamation permettant cette contestation.

(...)

(38) Les États membres devraient prendre toutes les mesures nécessaires pour respecter la présente directive. La mise en œuvre concrète et effective de certaines de ses dispositions, telles que l’obligation de communiquer aux suspects ou aux personnes poursuivies des informations sur leurs droits dans un langage simple et accessible, pourrait être réalisée de diverses manières, y compris par des mesures non législatives, comme la formation appropriée des autorités compétentes ou une déclaration de droits rédigée dans un langage simple et non technique susceptible d’être facilement compris par un profane n’ayant aucune connaissance en droit de la procédure pénale. »

60. En leurs parties pertinentes en l’espèce, les articles 3, 4 et 8 de la directive 2012/13/UE sont ainsi libellés :

Article 3
Droit d’être informé de ses droits

« 1. Les États membres veillent à ce que les suspects ou les personnes poursuivies reçoivent rapidement des informations concernant, au minimum, les droits procéduraux qui figurent ci-après, tels qu’ils s’appliquent dans le cadre de leur droit national, de façon à permettre l’exercice effectif de ces droits :

a) le droit à l’assistance d’un avocat ;

b) le droit de bénéficier de conseils juridiques gratuits et les conditions d’obtention de tels conseils ;

c) le droit d’être informé de l’accusation portée contre soi, conformément à l’article 6 ;

d) le droit à l’interprétation et à la traduction ;

e) le droit de garder le silence.

2. Les États membres veillent à ce que les informations fournies au titre du paragraphe 1 soient données oralement ou par écrit, dans un langage simple et accessible, en tenant compte des éventuels besoins particuliers des suspects ou des personnes poursuivies vulnérables. »

Article 4
Déclaration de droits lors de l’arrestation

« 1. Les États membres veillent à ce que les suspects ou les personnes poursuivies qui sont arrêtés ou détenus reçoivent rapidement une déclaration de droits écrite. Ils sont mis en mesure de lire la déclaration de droits et sont autorisés à la garder en leur possession pendant toute la durée où ils sont privés de liberté.

(...)

5. Les États membres veillent à ce que les suspects ou les personnes poursuivies reçoivent la déclaration de droits par écrit dans une langue qu’ils comprennent. Lorsque la déclaration de droits n’est pas disponible dans la langue appropriée, les suspects ou les personnes poursuivies sont informés de leurs droits oralement dans une langue qu’ils comprennent. Une version de la déclaration de droits dans une langue qu’ils comprennent leur est alors transmise sans retard indu. »

Article 8
Vérification et voies de recours

« 1. Les États membres veillent à ce que les informations communiquées aux suspects ou aux personnes poursuivies, conformément aux articles 3 à 6, soient consignées conformément à la procédure d’enregistrement précisée dans le droit de l’État membre concerné.

2. Les États membres veillent à ce que les suspects ou les personnes poursuivies, ou leur avocat, aient le droit de contester, conformément aux procédures nationales, le fait éventuel que les autorités compétentes ne fournissent pas ou refusent de fournir des informations conformément à la présente directive. »

61. Les deux directives susmentionnées ont été transposées dans le système juridique slovène par la voie d’un amendement à la loi sur la procédure pénale (Journal officiel, no 87/2014), adopté le 21 novembre 2014 et entré en vigueur le 20 mars 2015.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 et 3 de la Convention à raison de la méconnaissance alléguée du droit POUR LE requérant d’utiliser une langue suffisamment maîtrisÉe PAR LUI

62. Le requérant se plaint de ne pas avoir compris la langue utilisée dans la procédure dirigée contre lui ou l’interprétation qui lui a été fournie dans ce cadre et y voit une atteinte à son droit à un procès équitable. Il invoque à cet égard l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention, dont les dispositions pertinentes sont ainsi libellées :

Article 6

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...)

(...)

3. Tout accusé a droit notamment à :

a) être informé, dans le plus court délai, dans une langue qu’il comprend et d’une manière détaillée, de la nature et de la cause de l’accusation portée contre lui ;

(...)

e) se faire assister gratuitement d’un interprète, s’il ne comprend pas ou ne parle pas la langue employée à l’audience. »

A. Sur la recevabilité

63. Le Gouvernement plaide le non-épuisement des voies de recours internes. Il avance que le requérant n’a pas soulevé en substance son grief devant les autorités nationales compétentes. Il soutient en particulier que le requérant et son avocat, dont le requérant ne s’est jamais plaint au cours de la procédure interne, auraient pu, lors de l’interrogatoire par le juge d’instruction, de même qu’à tout autre stade de la procédure ou dans leurs observations écrites, soulever la question du caractère inadéquat de l’interprétation russe ou demander qu’une autre langue fût utilisée, mais qu’ils s’en sont abstenus. Il ajoute que le grief selon lequel le requérant n’a pas pu lire les traductions écrites qui lui avaient été fournies au motif qu’il ne connaissait pas l’alphabet utilisé a été présenté tardivement.

64. Le requérant conteste la thèse du Gouvernement. Il plaide qu’on ne peut lui reprocher de n’avoir pas formulé ses griefs convenablement devant les autorités, expliquant qu’il l’a fait dans sa langue maternelle mais n’a pas été compris.

65. La Cour estime que l’exception préliminaire tirée par le Gouvernement du non-épuisement par le requérant des voies de recours internes est si étroitement liée à la substance du grief soulevé par celui-ci qu’il convient de la joindre au fond de la requête.

66. Constatant en outre que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Le requérant

67. Le requérant considère qu’il aurait dû avoir la possibilité d’utiliser sa langue maternelle, le lituanien, alléguant que c’était la seule façon pour lui de se défendre effectivement dans la procédure pénale. Il expose qu’il ne connaissait pas bien le russe et que, ne sachant pas le lire, il n’avait pu comprendre les documents traduits dans cette langue. Il affirme que la question de son niveau de maîtrise du russe n’a jamais été examinée au cours de la procédure, en violation de l’obligation qui découle pour l’État de la Convention. Il estime en outre que c’est au Gouvernement qu’il incombe de fournir une explication quant à l’absence de traduction et d’interprétation dans sa langue maternelle et, en particulier, de justifier la présomption qu’il comprenait le russe, qui, indique-t-il, est une langue assez éloignée du lituanien dans sa forme orale et totalement différente dans sa forme écrite. Il ajoute qu’il n’a jamais étudié le russe.

68. À l’argument du Gouvernement relatif à sa participation au procès, le requérant répond que ça n’était peut-être que des apparences. À cet égard, il invoque les arrêts Şaman c. Turquie (no 35292/05, 5 avril 2011) et Baytar c. Turquie (no 45440/04, 14 octobre 2014). En ce qui concerne l’apposition de sa signature sur les procès-verbaux d’audience, il affirme qu’il ne savait pas ce qu’il signait.

69. Dans sa requête à la Cour, le requérant avance qu’il s’est plaint à plusieurs reprises au cours du procès de difficultés pour comprendre la langue utilisée, mais que, s’étant exprimé en lituanien, il n’avait pas été compris. Répondant au Gouvernement, il conteste l’argument selon lequel les autorités auraient dû être formellement informées de ses difficultés. À cet égard, il explique qu’il se trouvait détenu dans un pays étranger, mis en cause dans une affaire pénale qui selon lui avait été jugée rapidement – cinq mois en première instance –, et qu’il n’avait donc pas été en mesure de se plaindre au niveau interne. Il argue que le fait qu’il n’ait pas formellement déposé plainte, tel qu’établi par la Cour constitutionnelle et la Cour suprême, devrait en soi être considéré comme une conséquence de la violation des articles 5 § 2 et 6 §§ 1 et 3 a) et e) de la Convention. Le requérant estime que la juridiction nationale devait agir en tant que garant ultime de l’équité de la procédure, ce d’autant que son avocat avait été commis d’office.

b) Le Gouvernement

70. Le Gouvernement soutient que ni le requérant ni son avocat n’ont formulé la moindre observation au sujet de la désignation de l’interprète russe, que ce soit au cours de l’enquête, lors des audiences ou au stade de l’appel. Il plaide que le requérant a soulevé pour la première fois la question de la langue dans son pourvoi dans l’intérêt de la loi, alors que sa condamnation était déjà devenue définitive. Il indique que c’est dans son recours auprès de la Cour constitutionnelle que le requérant a argué pour la première fois que la juridiction de jugement n’avait pas consigné dans le procès-verbal la plainte qu’il aurait formulée au sujet de la langue utilisée. En ce qui concerne la question de la compréhension que le requérant avait des documents écrits, il mentionne que l’intéressé et ses coaccusés avaient demandé que les pièces écrites fussent traduites en russe (paragraphe 21 ci‑dessus). Il ajoute que le requérant n’a soulevé de grief à ce sujet que dans le cadre de la procédure devant la Cour constitutionnelle.

71. En ce qui concerne la connaissance que le requérant avait du russe, le Gouvernement soutient qu’elle était satisfaisante et qu’il n’y a donc pas eu atteinte aux droits de la défense de l’intéressé. Il indique en particulier qu’avant que le pays ne déclare son indépendance, en 1990, le russe était une langue officielle en Lituanie, et que le requérant, qui était né en 1980, l’avait forcément appris à l’école. Il argue également que, quoi qu’il en soit, le russe était largement parlé en Lituanie, que le coaccusé A.V. avait déclaré lors de son interrogatoire par le juge d’instruction que lui-même et le requérant parlaient russe (paragraphe 14 ci-dessus), et qu’au cours de la procédure pénale le requérant avait démontré sa capacité à suivre les débats en russe. Il indique que le requérant a participé aux débats, interrogé des témoins et répondu à des questions, et qu’il ne s’est jamais plaint de ne pas comprendre le russe, langue dans laquelle il avait communiqué dans le cadre de la procédure. Il considère qu’il y a eu un incident isolé, lors de l’audience du 11 juillet 2002, au cours de laquelle le requérant demanda des éclaircissements sur le sens d’une traduction (paragraphe 27 ci-dessus). En conclusion, le Gouvernement soutient que le requérant a participé à la procédure avec l’assistance de son avocat et d’un interprète russe, et que s’il s’était heurté à de réelles difficultés pour communiquer à l’oral ou à l’écrit, il aurait trouvé le moyen d’en informer les juges ou son avocat.

c) Le tiers intervenant

72. Le tiers intervenant, Fair Trials International, estime que la Cour doit se montrer exigeante lorsqu’elle apprécie si les juridictions nationales se sont acquittées de l’obligation qui leur incombe de contrôler la qualité de l’interprétation assurée, dès lors qu’elles sont alertées d’un problème à cet égard. Il se réfère à la résolution du Conseil du 30 novembre 2009 relative à la feuille de route visant à renforcer les droits procéduraux des suspects ou des personnes poursuivies dans le cadre des procédures pénales et à la directive 2010/64/UE (paragraphes 52 à 57 ci-dessus). Il plaide en particulier que l’absence de plainte au niveau interne ne devrait en aucun cas être jugée déterminante. Il affirme que, lorsqu’elle apprécie si les autorités nationales ont été « alertées » de telle sorte qu’il en résultait pour elles une obligation de vérification, la Cour doit prendre en compte toute circonstance factuelle s’étant présentée dans le cadre de la procédure nationale et qui aurait été de nature à avertir les juridictions d’un éventuel problème concernant la qualité de l’interprétation. Le tiers intervenant considère que lorsque l’interprétation est fournie dans une langue qui n’est pas celle de l’accusé, cela devrait automatiquement alerter les autorités nationales et déclencher l’obligation pour elles d’en contrôler la qualité et, ensuite, d’établir que l’accusé maîtrise suffisamment la langue d’interprétation. Il estime qu’il est nécessaire, dans cette démarche, d’avoir égard aux éléments que la Cour prend en compte lorsqu’elle examine les conséquences que peut emporter l’absence d’interprétation pour des personnes qui ne maîtrisent pas parfaitement la langue de la procédure, à savoir leurs connaissances linguistiques, leur aptitude à lire et à écrire, leur situation personnelle et la complexité de l’affaire. Il ajoute qu’en cas d’emploi d’une langue tierce les autorités nationales doivent établir par des vérifications similaires si l’accusé maîtrise suffisamment cette langue.

73. Le tiers intervenant plaide que les procédures nationales devraient intégrer des mécanismes permettant d’identifier les besoins en matière d’interprétation. Il voit dans l’incapacité des autorités à réfuter par des preuves tangibles l’allégation d’un requérant à cet égard un moyen valable d’établir qu’il y a eu violation de la Convention. Il invite la Cour à se montrer prudente face à une présomption fondée sur la nationalité et à se garder de la retenir d’emblée comme un moyen satisfaisant d’apprécier si l’interprétation fournie était adéquate. Selon le tiers intervenant, l’attention doit davantage porter sur les mesures prises concrètement pour vérifier si l’interprétation était adéquate.

74. Enfin, Fair Trials International estime que des aspects tels que l’utilisation faite de preuves obtenues au moyen d’une interprétation inadéquate et l’effet de celle-ci sur l’exercice d’autres droits de la défense doivent être pris en compte pour l’appréciation du caractère équitable de la procédure dans son ensemble. Selon lui, si les autorités nationales n’ont pas procédé à une vérification effective de la qualité de l’interprétation, la Cour ne doit pas se livrer à des conjectures quant aux conséquences qu’une interprétation inadéquate aurait pu avoir sur les stratégies de la défense, mais elle doit être disposée à conclure que la défense aurait pu être conduite différemment si une interprétation adéquate avait été fournie et, par conséquent, constater une violation de l’article 6.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

i. Principes généraux relatifs à l’article 6 § 3 a) et e) de la Convention

75. Aux termes du paragraphe 3 a) de l’article 6 de la Convention, tout accusé a le droit à « être informé, dans le plus court délai, dans une langue qu’il comprend et d’une manière détaillée, de la nature et de la cause de l’accusation portée contre lui. Si elle ne spécifie pas qu’il échet de fournir ou traduire par écrit à un inculpé étranger les renseignements pertinents, cette disposition montre la nécessité de mettre un soin extrême à notifier l’« accusation » à l’intéressé. L’acte d’accusation joue un rôle déterminant dans les poursuites pénales : à compter de sa signification, l’inculpé est officiellement avisé par écrit de la base juridique et factuelle des reproches formulés contre lui. Un accusé à qui la langue employée par le tribunal n’est pas familière peut en pratique se trouver désavantagé si on ne lui délivre pas aussi une traduction de l’acte d’accusation, établie dans un idiome qu’il comprenne (Hermi c. Italie [GC], no 18114/02, § 68, CEDH 2006‑XII).

76. De plus, le paragraphe 3 e) de l’article 6 proclame le droit de l’accusé à l’assistance gratuite d’un interprète. Ce droit ne vaut pas uniquement pour les déclarations orales à l’audience, il vaut aussi pour les pièces écrites et pour l’instruction préparatoire (Hermi, précité, § 69). En ce qui concerne la phase précédant le procès, la Cour relève que l’assistance d’un interprète, comme celle d’un avocat, doit être fournie dès le stade de l’enquête, sauf à démontrer qu’il existe des raisons impérieuses de restreindre ce droit (Baytar, précité, § 50, et Diallo c. Suède (déc.), no 13205/07, § 25, 5 janvier 2010).

77. L’accusé ne comprenant ou ne parlant pas la langue employée dans le prétoire a droit aux services gratuits d’un interprète afin que lui soit traduit ou interprété tout acte de la procédure engagée contre lui dont il lui faut, pour bénéficier d’un procès équitable, saisir le sens ou le faire rendre dans la langue du tribunal (Hermi, précité, § 69).

78. Le paragraphe 3 e) ne va pourtant pas jusqu’à exiger une traduction écrite de toute preuve documentaire ou pièce officielle du dossier. À cet égard, il convient de noter que le texte de la disposition en question fait référence à un « interprète », et non à un « traducteur ». Cela donne à penser qu’une assistance linguistique orale peut satisfaire aux exigences de la Convention (Husain c. Italie (déc.), no 18913/03, 24 février 2005).

79. Il n’en demeure pas moins que l’assistance prêtée en matière d’interprétation doit permettre à l’accusé de savoir ce qu’on lui reproche et de se défendre, notamment en livrant au tribunal sa version des événements (Hermi, précité, § 70 et Güngör c. Allemagne (déc.), no 31540/96, 17 mai 2001). La Cour relève à cet égard que l’obligation des autorités compétentes ne se limite donc pas à désigner un interprète : il leur incombe en outre, une fois alertées dans un cas donné, d’exercer un certain contrôle ultérieur de la valeur de l’interprétation assurée (Kamasinski c. Autriche, 19 décembre 1989, § 74, série A no 168, et Diallo, précité, § 23).

ii. Évaluation des besoins en matière d’interprétation

80. Examinant sa jurisprudence antérieure, la Cour constate qu’elle pointait déjà dans l’arrêt Brozicek c. Italie (19 décembre 1989, § 41, série A no 167) la nécessité d’établir les besoins de l’accusé en matière d’assistance linguistique. Elle a dit, en particulier, que les autorités italiennes, auxquelles il avait été signalé de manière non équivoque que le requérant ne connaissait pas l’italien « auraient dû (...) donner suite [à sa demande de traduction] (...), sauf à établir qu’en réalité le requérant possédait assez l’italien pour saisir la portée de l’acte lui notifiant les accusations formulées contre lui ». N’ayant décelé dans le dossier aucun élément indiquant que le requérant connaissait suffisamment l’italien, la Cour a conclu à la violation de l’article 6. De même, dans l’arrêt Cuscani c. Royaume-Uni (no 32771/96, § 38, 24 septembre 2002), elle a estimé que dès lors que les autorités avaient été informées de l’incapacité du requérant à comprendre la procédure, il incombait au juge de vérifier les besoins de l’intéressé en matière d’interprétation et de s’assurer que l’absence d’interprète à l’audience ne nuisait pas à la pleine participation de l’accusé, qui avait plaidé coupable, à son procès. En outre, dans l’affaire Amer c. Turquie (no 25720/02, § 83, 13 janvier 2009), la Cour n’a rien relevé dans le dossier qui pût indiquer qu’un interprète était présent lorsque le requérant – qui avait signalé avoir une connaissance limitée du turc, la langue de la procédure – avait été interrogé par la police. Notant que des preuves cruciales avaient été recueillies au cours de cet interrogatoire et eu égard à la procédure ultérieure devant les juridictions internes, la Cour a conclu qu’il appartenait à celles-ci de se livrer à un examen approprié de « la question des besoins du requérant en matière d’interprétation au moment de son interrogatoire par la police, afin de s’assurer que l’absence d’interprète [lorsque l’intéressé se trouvait] en garde à vue n’avait pas porté atteinte à son droit à un procès équitable ».

81. Comme le montrent les exemples susmentionnés tirés de la jurisprudence de la Cour, il incombe aux autorités intervenant dans la procédure, notamment aux juridictions internes, de déterminer si l’équité du procès nécessite, ou aurait nécessité, la désignation d’un interprète pour assister l’accusé. De l’avis de la Cour, cette obligation ne se limite pas aux situations où l’accusé étranger demande expressément les services d’un interprète. Eu égard à la place éminente que le droit à un procès équitable occupe dans une société démocratique (Hermi, précité, § 76, et Artico c. Italie, 13 mai 1980, § 33, série A no 37), cette obligation naît dès qu’il y a des raisons de penser que l’accusé ne connaît pas suffisamment la langue de la procédure, par exemple lorsqu’il n’est ni ressortissant ni résident du pays où la procédure est conduite. Elle naît également lorsque l’interprétation dans une langue tierce est envisagée. En pareil cas, il convient de s’assurer que l’accusé connaît cette autre langue avant de décider de l’utiliser aux fins de l’interprétation.

82. Par ailleurs, la Cour note que l’importance qu’il y a à vérifier les besoins de l’accusé en matière d’interprétation afin de garantir son droit à un procès équitable a aussi été reconnue par l’adoption de la directive 2010/64/UE de l’Union européenne. Celle-ci exige des États membres qu’ils veillent à la mise en place d’une procédure ou d’un mécanisme permettant de déterminer si les suspects ou les personnes poursuivies parlent et comprennent la langue de la procédure pénale et s’ils ont besoin de l’assistance d’un interprète (paragraphes 52 à 54 ci-dessus).

83. La Cour a dit à plusieurs reprises que dans le cadre de l’établissement des besoins de l’accusé en matière d’interprétation, la question des connaissances linguistiques de l’intéressé est primordiale (voir, parmi beaucoup d’autres, Hermi, précité, § 71). Elle ajoute à cet égard que le fait qu’un accusé ait des connaissances de base de la langue de la procédure ou, éventuellement, d’une langue tierce vers laquelle une interprétation peut aisément être assurée, ne doit pas en soi l’empêcher de bénéficier d’une interprétation dans une langue qu’il comprend suffisamment pour exercer pleinement ses droits de la défense. Cela découle d’une double exigence : d’une part, l’accusé doit être informé dans une langue « qu’il comprend » de l’accusation portée contre lui et, d’autre part, l’assistance prêtée en matière d’interprétation doit lui permettre de savoir ce qu’on lui reproche et de se défendre (paragraphe 79 ci-dessus). Le considérant 22 du préambule de la directive 2010/64/UE énonce plus précisément que les services d’interprétation et de traduction devraient être fournis dans la langue maternelle des suspects ou des personnes poursuivies ou dans toute autre langue qu’ils parlent ou comprennent, afin de leur permettre d’exercer pleinement leurs droits de défense (paragraphe 53 ci-dessus).

84. La Convention laisse aux États contractants une grande liberté dans le choix des moyens propres à permettre à leurs systèmes judiciaires de répondre aux exigences de l’article 6 (Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 83, CEDH 2006‑II). Par conséquent, il n’appartient pas à la Cour d’exposer de manière détaillée les mesures précises que les autorités nationales devraient prendre pour vérifier les connaissances linguistiques d’un accusé qui ne maîtrise pas suffisamment la langue de la procédure. En fonction de différents éléments, tels que la nature de l’infraction et les communications adressées à l’accusé par les autorités internes (Hermi, précité, § 71), une série de questions ouvertes peut suffire pour établir les besoins d’assistance linguistique de l’accusé. À cet égard, la Cour observe que le considérant 21 de la directive 2010/64/UE laisse à la discrétion des autorités le choix des moyens de vérification les plus appropriés, notamment la consultation des suspects ou des personnes poursuivies (paragraphe 53 ci‑dessus).

85. Enfin, la Cour attire l’attention sur l’importance de consigner dans le dossier toute procédure mise en œuvre et toute décision prise aux fins de vérifier les besoins d’un accusé en matière d’interprétation, ainsi que toute notification à l’intéressé de son droit à un interprète (paragraphes 86 et 87 ci-dessous) et toute assistance qu’un interprète aura fournie, telle que la traduction ou le résumé oraux de documents, de manière à dissiper tout doute à cet égard qui pourrait surgir ultérieurement dans la procédure (voir, mutatis mutandis, Martin c. Estonie, no 35985/09, § 90, 30 mai 2013, et paragraphes 57 et 60 ci-dessus).

iii. Notification du droit à l’assistance d’un interprète

86. La Cour a déjà eu l’occasion de souligner, dans un contexte où le droit à un avocat, le droit de garder le silence et le droit de ne pas témoigner contre soi-même étaient en jeu, que pour que ces droits puissent être exercés de manière concrète et effective, il est crucial que les suspects en aient connaissance (Ibrahim et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 50541/08 et 3 autres, § 272, 13 septembre 2016). Elle estime pour cette même raison qu’il est important que le suspect sache qu’il bénéficie d’un droit à l’interprétation, ce qui implique que ce droit lui soit notifié lorsqu’il est « accusé » (voir, mutatis mutandis, ibidem, et l’article 3 de la directive 2012/13/UE cité au paragraphe 60 ci-dessus).

87. Pour avoir un sens, la notification du droit à un interprète ainsi que des autres droits fondamentaux de la défense mentionnés ci-dessus doit être faite dans une langue que le requérant comprend (ibid.). C’est aussi ce qui ressort implicitement de l’application par la Cour du critère dit de la « renonciation consciente et éclairée » dès lors qu’une renonciation au droit à un défenseur est alléguée (voir, mutatis mutandis, Dvorski c. Croatie [GC], no 25703/11, § 101, CEDH 2015, et Ibrahim et autres, précité, § 272).

b) Application de ces principes à la présente espèce

i. Sur les raisons qui ont présidé à la désignation d’un interprète russe

88. La Cour observe d’emblée que le tribunal de district de Kranj semble avoir recherché si des interprètes de la langue maternelle du requérant, le lituanien, étaient disponibles, et qu’il a constaté qu’aucun interprète assermenté de cette langue n’exerçait en Slovénie à l’époque des faits et que la traduction vers et depuis cette langue aurait requis l’assistance de l’ambassade de Lituanie la plus proche (paragraphe 38 ci-dessus). Toutefois, ces recherches n’ont été entreprises que dans la procédure qui a suivi la décision de la juridiction de deuxième instance et aucune mesure n’a été prise. Rien dans le dossier n’indique qu’au cours de l’enquête ou du procès les autorités aient envisagé la possibilité de s’assurer les services d’un interprète lituanien. Il apparaît néanmoins que des traductions entre le lituanien et le slovène ont été obtenues ultérieurement dans la procédure, par exemple devant la Cour suprême (paragraphes 42 et 43 ci-dessus).

89. En tout état de cause, le Gouvernement n’a pas soutenu que des raisons impérieuses (paragraphe 76 ci-dessus) avaient empêché les autorités de désigner un interprète lituanien pour assister le requérant. Il argue en fait que les autorités ont nommé un interprète russe pour assister le requérant parce qu’elles pensaient qu’il comprenait cette langue (paragraphe 71 ci‑dessus). De fait, les décisions prises par les juridictions internes relativement au grief soulevé en l’espèce (paragraphes 41, 43 et 46 ci‑dessus) étaient fondées sur la présomption que le requérant comprenait le russe et était à même de suivre la procédure dans cette langue.

90. Au vu de ce qui précède, la Cour ne peut se livrer à des conjectures sur le point de savoir si, ou à quel moment, les autorités auraient pu mettre un interprète de langue lituanienne à la disposition du requérant, en eussent-elles activement recherché un. Gardant à l’esprit que l’article 6 n’exige pas que l’accusé ait nécessairement la possibilité de suivre la procédure dans sa langue maternelle, la Cour examinera la question principale, à savoir si le requérant a bénéficié d’une interprétation dans une langue qu’il maîtrisait suffisamment aux fins de sa défense et, dans la négative, si l’équité de la procédure s’en est trouvée atteinte dans son ensemble.

ii. Sur l’appréciation des besoins du requérant en matière d’interprétation

91. En l’espèce, les autorités savaient manifestement que le requérant, qui était de nationalité lituanienne et n’était arrivé en Slovénie que peu de temps avant son arrestation, ne comprenait pas la langue de la procédure dirigée contre lui, à savoir le slovène. Après avoir placé le requérant en garde à vue, la police l’informa, avec l’aide d’un interprète russe, des raisons de son arrestation et de son droit à un avocat. Le requérant fut également assisté par le même interprète lors de son interrogatoire par le juge d’instruction. Il continua de bénéficier de l’assistance de cet interprète pendant toute la procédure ainsi que dans le cadre de ses communications avec l’avocat commis à sa défense et reçut des traductions russes des documents judiciaires pertinents. Toutefois, la Cour ne relève dans les procès-verbaux d’enquête et d’audience, pourtant assez détaillés, aucun élément indiquant que l’on ait consulté le requérant à quelque moment que ce fût afin d’établir s’il comprenait suffisamment l’interprétation et les traductions écrites en russe pour assurer efficacement sa défense dans cette langue.

92. À cet égard, la Cour ne saurait accepter la thèse du Gouvernement selon laquelle la nationalité lituanienne du requérant permettait de présumer que celui-ci avait des connaissances en russe et elle rejette les arguments du Gouvernement relatifs à l’utilisation du russe en Lituanie (paragraphe 71 ci-dessus), estimant que leur validité n’a aucunement été démontrée. Elle note en outre que le Gouvernement n’a donné aucune autre explication quant aux raisons qui avaient conduit les autorités à penser, lorsqu’elles avaient désigné un interprète russe pour assister le requérant, que celui-ci maîtrisait suffisamment cette langue (paragraphe 71 ci-dessus ; voir, a contrario, Hermi, précité, §§ 90 et 91, et Katritsch c. France, no 22575/08, § 45, 4 novembre 2010).

93. Aussi la Cour conclut-elle que les autorités n’ont pas expressément vérifié (paragraphe 81 ci-dessus) le niveau de maîtrise du russe par le requérant. Cette absence de vérification constitue un élément important pour l’appréciation de l’affaire par la Cour, dans la mesure où la protection effective des droits consacrés par l’article 6 § 3 a) et e) exige de fournir à l’accusé une interprétation dans une langue qu’il comprend suffisamment (paragraphes 81 à 83 ci-dessus).

iii. Sur l’existence d’autres éléments indiquant le niveau de compétence du requérant en russe

94. La Cour doit établir s’il existait d’autres éléments indiquant clairement que le requérant maîtrisait le russe. À cet égard, elle relève qu’il n’existe d’enregistrement audio ni de l’interrogatoire par le juge d’instruction ni des audiences, et que le Gouvernement n’a produit aucun autre élément de preuve (voir, par exemple, Katritsch, précité, § 45 et Hermi, précité, § 90) permettant d’établir le niveau de russe du requérant à l’oral. Sur le point de savoir s’il existe dans les procès-verbaux d’audience ou ailleurs des éléments montrant que le requérant comprenait la langue d’interprétation (paragraphe 71 ci-dessus), la Cour note premièrement que, en l’absence d’une quelconque vérification, le manque de coopération de l’intéressé dans le cadre de la procédure devant la police et lors de son interrogatoire par le juge d’instruction peut être interprété, au moins en partie, comme étant imputable à ses difficultés à s’exprimer et à suivre la procédure en russe (paragraphes 11 et 13 ci-dessus).

95. Deuxièmement, on ne peut considérer que les rares déclarations, assez sommaires, faites par le requérant à l’audience, probablement en russe (paragraphes 26, 27 et 29 ci-dessus), sont suffisantes pour démontrer qu’il était capable d’assurer efficacement sa défense dans cette langue.

96. Troisièmement, même si la Cour constitutionnelle a conclu que le requérant avait « réussi à communiquer » avec son avocat, elle ne l’a pas fait en prenant appui sur les faits. Son constat semble malheureusement fondé davantage sur une présomption que sur la preuve que le requérant maîtrisait la langue russe ou parvenait réellement à communiquer avec son avocat (paragraphe 46 ci-dessus).

97. En conclusion, même s’il apparaît que le requérant était capable de parler un peu le russe et d’en comprendre quelques mots, ce qu’il n’a pas contesté (paragraphe 67 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’a pas été établi que sa maîtrise de cette langue était suffisante pour garantir l’équité de la procédure.

iv. Sur l’absence de plainte ou de demande aux fins du remplacement de l’interprète pendant le procès

98. Il reste à la Cour à examiner l’argument du Gouvernement selon lequel ni le requérant ni son avocat n’ont formulé la moindre remarque au sujet de la désignation de l’interprète russe, que ce soit au cours de l’enquête et des audiences ou au stade de l’appel (paragraphes 70 et 71 ci-dessus).

99. En ce qui concerne le requérant, la Cour juge important de relever que le dossier ne contient aucun élément indiquant que les autorités l’aient informé de son droit à une interprétation dans sa langue maternelle ou de son droit fondamental à une interprétation dans une langue qu’il comprenait (paragraphes 43, 46, 48 et 49 ci-dessus). Le Gouvernement n’a fourni aucune justification à cet égard. Sur ce point, la Cour souligne que la notification du droit à une interprétation faisait partie intégrante de l’obligation des autorités de fournir au requérant une assistance linguistique appropriée afin de garantir son droit à un procès équitable – obligation qui était au cœur du pourvoi dans l’intérêt de la loi et du recours constitutionnel formés par le requérant (paragraphes 37, 44, 86 et 87 ci‑dessus). Qui plus est, selon le droit interne, le requérant avait droit à une interprétation dans sa langue maternelle et les autorités étaient tenues, en application des règles de procédure interne, de l’informer de ce droit et de consigner cette notification ainsi que la réaction de l’intéressé à cette information (paragraphes 46, 48 et 49 ci-dessus).

100. La Cour estime que l’absence de notification du droit à un interprète, associée au fait que le requérant se trouvait en situation de vulnérabilité en tant qu’étranger qui n’était arrivé en Slovénie que peu de temps avant son arrestation et qui avait été placé en détention provisoire pendant la procédure, ainsi qu’au fait que sa maîtrise du russe était limitée, pourrait bien expliquer qu’il n’ait pas demandé un autre interprète ou qu’il n’ait formulé de plainte à cet égard qu’à un stade ultérieur de la procédure, lorsqu’il a pu utiliser sa propre langue (paragraphes 37 à 46 ci-dessus). La Cour observe en outre que la Cour constitutionnelle a considéré que la situation du requérant revêtait un caractère exceptionnel, avec pour conséquence qu’il n’avait pas été tenu d’épuiser les voies de recours normales (paragraphes 41 et 46 ci-dessus).

101. Quant à l’absence de plainte de la part de l’avocat du requérant, la Cour rappelle que même si la conduite de la défense appartient pour l’essentiel à l’accusé et à son avocat, commis au titre de l’aide judiciaire ou rétribué par son client, les tribunaux internes sont les ultimes garants de l’équité de la procédure, y compris en ce qui concerne l’absence éventuelle de traduction ou d’interprétation en faveur d’un accusé étranger (Hermi, précité, § 72, et Cuscani, précité, § 39). Par conséquent, le fait que l’avocat du requérant n’ait pas soulevé de question au sujet de l’interprétation n’exonérait pas les tribunaux de la responsabilité qui leur incombait en vertu de l’article 6 de la Convention.

v. Conclusion

102. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère qu’il n’a pas été établi en l’espèce que le requérant a bénéficié d’une assistance linguistique apte à lui permettre de participer activement à son procès. De l’avis de la Cour, cela suffit pour rendre la procédure inéquitable dans son ensemble.

103. Partant, il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention. À la lumière de ce constat, l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement doit être rejetée.

II. AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION

104. Invoquant l’article 5 § 2 de la Convention, le requérant se plaint de ne pas avoir été promptement informé, dans une langue qu’il comprenait, des raisons de son arrestation. Il allègue également, sur le terrain de l’article 6 §§ 1 et 3 a) et e) de la Convention, qu’il n’y avait pas suffisamment d’interprètes russes. Il s’estime aussi victime d’une violation des articles 13 et 14, combinés avec l’article 6.

105. En ce qui concerne les griefs fondés sur l’article 5 § 2 et/ou l’article 6 §§ 1 et 3 a) et e) de la Convention, qui sont exposés au paragraphe précédent, le Gouvernement soulève une exception de non-épuisement des voies de recours internes. Il affirme que le requérant n’a pas présenté ces griefs dans la procédure interne et, en particulier, qu’il n’en a pas fait mention dans son recours constitutionnel.

106. Le requérant conteste les arguments du Gouvernement, arguant essentiellement que les autorités auraient dû agir de leur propre initiative et qu’en tant qu’étranger il n’était pas en mesure de se plaindre.

107. La Cour relève que, dans le recours constitutionnel qu’il avait été autorisé à présenter dans sa langue maternelle, le requérant ne s’est pas plaint de ne pas avoir été promptement informé, dans une langue qu’il comprenait, des raisons de son arrestation (paragraphe 44 ci-dessus). Il n’a pas non plus soulevé, au niveau interne, le grief selon lequel le nombre d’interprètes disponibles était insuffisant. Par conséquent, considérant que ces questions constituent des griefs distincts de ceux qui sont examinés plus haut et qui auraient dès lors dû, au moins en substance, être portés devant les juridictions internes, la Cour estime que l’exception de non-épuisement des voies de recours soulevée par le Gouvernement doit être retenue et que cette partie de la requête doit être déclarée irrecevable et rejetée en application de l’article 35 §§ 1 et 4 in fine de la Convention.

108. La Cour a également examiné les griefs présentés par le requérant sous l’angle des articles 13 et 14 combinés avec l’article 6.

109. Elle observe que ces griefs sont liés à ceux fondés sur l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention relativement au non-respect allégué du droit du requérant d’utiliser dans la procédure pénale dirigée contre lui une langue dont il avait une maîtrise suffisante. Il convient donc de les déclarer recevables (paragraphes 66 et 103 ci-dessus).

110. Eu égard au constat auquel elle est parvenue sous l’angle de l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention (paragraphes 102 et 103 ci-dessus), la Cour conclut qu’aucune question distincte ne se pose à cet égard.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

111. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

112. Le requérant demande 31 840 euros (EUR) pour manque à gagner. Il réclame également 15 000 EUR pour dommage moral.

113. Le Gouvernement conteste ces demandes, arguant que les perspectives d’emploi alléguées par le requérant sont purement spéculatives et qu’il n’existe aucun lien de causalité entre la violation alléguée et les dommages et intérêts sollicités. Il estime également que la somme réclamée pour dommage moral est excessive et injustifiée.

114. La Cour ne discerne aucun lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette donc cette demande (voir, mutatis mutandis, Ibrahim et autres, précité, § 315, et Ajdarić c. Croatie, no 20883/09, § 57, 13 décembre 2011). En revanche, elle estime que le requérant a dû subir un dommage moral du fait de sa condamnation en violation de l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention et que ce préjudice ne peut être suffisamment compensé par le constat d’une violation. Statuant en équité, elle alloue au requérant 6 400 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

B. Frais et dépens

115. Le requérant sollicite également 6 250 EUR pour les frais liés à sa représentation devant la Cour, tels que calculés sur la base de l’accord conclu avec son avocat (soit environ 25 heures de travail au taux horaire de 250 EUR).

116. Le Gouvernement considère que la demande du requérant est excessive, déraisonnable et infondée, et que les juridictions internes ne seraient pas liées par un accord s’écartant des taux officiels fixés pour la rémunération des avocats.

117. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. La Cour note que le requérant a conclu avec son avocat un accord concernant les honoraires de celui-ci. Cet accord, qui ne fait naître des obligations qu’entre l’avocat et son client, ne saurait engager la Cour, qui doit évaluer le niveau des frais et dépens à rembourser non seulement par rapport à la réalité des frais allégués, mais aussi par rapport à leur caractère raisonnable (voir, mutatis mutandis, East West Alliance Limited c. Ukraine, no 19336/04, § 269, 23 janvier 2014). En outre, la Cour rappelle qu’elle n’est pas liée par les barèmes et pratiques internes, même si elle peut s’en inspirer (voir, parmi beaucoup d’autres, Gaspari c. Slovénie, no 21055/03, § 83, 21 juillet 2009).

118. En l’espèce, au vu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’accorder 2 500 EUR pour les frais exposés dans le cadre de la procédure conduite devant elle.

C. Intérêts moratoires

119. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Décide, à l’unanimité, de joindre au fond l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement relativement à la méconnaissance alléguée du droit pour le requérant d’utiliser dans la procédure interne dirigée contre lui une langue suffisamment maîtrisée par lui ;

2. Déclare, à l’unanimité, recevable le grief fondé sur l’article 6 §§ 1 et 3, lu isolément et combiné avec les articles 13 et 14 de la Convention relativement à la méconnaissance alléguée du droit pour le requérant d’utiliser dans la procédure interne dirigée contre lui une langue suffisamment maîtrisée par lui, et irrecevable la requête pour le surplus ;

3. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention et rejette par conséquent l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement ;

4. Dit, à l’unanimité, qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle des articles 13 et 14 combinés avec l’article 6.

5. Dit, par cinq voix contre deux,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i. 6 400 EUR (six mille quatre cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;

ii. 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 28 août 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Marialena TsirliPaulo Pinto de Albuquerque
GreffièrePrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion dissidente commune aux juges Kucsko-Stadlmayer et Bošnjak.

P.P.A
M.T.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES KUCSKO‑STADLMAYER ET BOŠNJAK

1. À notre regret, nous ne pouvons souscrire au constat de violation de l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention auquel la majorité est parvenue. Nous reconnaissons pleinement que la compréhension de la langue de la procédure est une condition d’équité importante dans une procédure pénale et que l’absence d’une interprétation adéquate peut rendre l’ensemble d’un procès inéquitable. Nous pensons cependant que l’arrêt rendu en l’espèce impose aux autorités nationales de nouvelles exigences qui entrent en contradiction avec la jurisprudence existante de la Cour. Nous estimons en outre que l’appréciation faite par la majorité de certains éléments cruciaux en l’espèce, à savoir le niveau de maîtrise de la langue russe par le requérant et sa capacité, qui en découlait, de participer activement à la procédure pénale dirigée contre lui, n’est pas étayée par les documents produits par les parties. Ces considérations entrent en ligne de compte lorsqu’il s’agit d’établir si la procédure dans son ensemble était équitable.

2. La langue maternelle du requérant est le lituanien. Il n’est pas contesté qu’à l’époque des faits, le requérant ne parlait ni ne comprenait la langue de la procédure, qui était conduite en slovène. Le jour où il fut placé en garde à vue, il fut donc assisté par un interprète qualifié et assermenté, qui lui fournit une interprétation en langue russe. Lors de son interrogatoire par le juge d’instruction et tout au long de la procédure en première instance, au cours de laquelle il fut toujours représenté par un avocat, le requérant employa le russe sans jamais donner à penser qu’il n’en avait pas une compréhension suffisante. Même dans son acte d’appel et dans la procédure subséquente, le requérant ne souleva aucun grief se rapportant à sa compréhension de l’interprétation en langue russe. Le requérant n’a affirmé que très tardivement dans ses recours devant la Cour suprême puis devant la Cour constitutionnelle et devant notre Cour qu’il avait une compréhension limitée du russe, insuffisante aux fins d’une défense effective, et qu’il ne savait pas lire cette langue. Dans ce contexte, il fallait nécessairement examiner si l’interprétation fournie au requérant par les juridictions nationales était adéquate.

3. L’article 6 § 3 e) de la Convention garantit à tout accusé le droit de se faire assister gratuitement par un interprète, s’il ne comprend pas ou ne parle pas la langue employée à l’audience. La Cour a examiné sous l’angle de cette disposition plusieurs requêtes dans lesquelles les requérants alléguaient n’avoir pas compris la langue de la procédure ou n’avoir pas bénéficié d’une interprétation adéquate. Dans le cadre de l’examen de ces requêtes, elle a dit que les autorités nationales avaient une obligation positive non seulement de désigner un interprète, mais aussi de contrôler la valeur de l’interprétation assurée, une fois alertées dans un cas donné que l’accusé n’avait pas une connaissance suffisante de la langue concernée ou que l’assistance linguistique fournie était inadéquate pour toute autre raison (voir, parmi beaucoup d’autres, Kamasinski c. Autriche, 19 décembre 1989, § 74, série A no 168).

4. Lorsqu’elle a examiné si les autorités nationales avaient été alertées relativement à la nécessité d’une assistance linguistique ou à la valeur de celle qui était assurée, la Cour a régulièrement recherché si le requérant ou son avocat avaient allégué devant les autorités internes qu’il n’avait pas bénéficié d’une interprétation ou que celle-ci avait été inadéquate. Dès lors que ni l’un ni l’autre n’avaient formulé de telles allégations, cela a pesé d’un poids important dans la décision de la Cour de rejeter le grief du requérant. Dans plusieurs affaires où les plaintes portaient essentiellement sur la nécessité d’une interprétation ou sur la qualité de celle qui leur avait été fournie, la Cour a rejeté les griefs soulevés devant elle, aux motifs notamment que le ou les requérants n’avaient pas soulevé le problème lors du procès ou n’avaient pas contesté le contenu du dossier (voir, par exemple, Berisha et Haljiti c. l’ex-République yougoslave de Macédoine (déc.), no 18670/03, 10 avril 2007, Hacioglu c. Roumanie, no 2573/03, 11 janvier 2011, et Husain c. Italie (déc.), no 18913/03, CEDH 2005‑III). Dans l’affaire Horvath c. Belgique ((déc.), no 6224/07, 24 janvier 2012), relevant que les pièces du dossier ne comportaient nulle mention d’une quelconque demande de traduction, la Cour a conclu que le grief était manifestement mal fondé. Dans l’affaire Uçak c. Royaume-Uni ((déc.), no 44234/98, 24 janvier 2002), elle a déclaré la requête irrecevable, constatant qu’indépendamment de l’allégation d’un manque d’indépendance de l’interprète, les plaintes relatives à des insuffisances de l’interprétation et à un comportement inapproprié de l’interprète formulées devant elle n’avaient jamais été portées à l’attention des juridictions de première instance ou d’appel. En outre, dans l’arrêt Katritsch c. France (no 22575/08, 4 novembre 2010), la Cour a conclu à la non-violation de l’article 6 § 3 e) de la Convention, eu égard au fait que le requérant n’avait pas sollicité l’assistance d’un interprète dans la procédure d’appel. Il est vrai qu’en l’absence d’une requête ou d’une plainte expresse formulée par l’accusé ou son avocat auprès des autorités nationales, d’autres circonstances peuvent alerter une juridiction interne sur le fait que l’accusé a besoin d’une interprétation ou que l’assistance qui lui est fournie n’est pas adéquate. Toutefois, pour faire naître une obligation positive au regard de l’article 6 § 3 e) de la Convention, ces circonstances doivent être suffisamment manifestes pour la juridiction interne qui conduit la procédure.

5. D’après la jurisprudence de la Cour, ce n’est qu’une fois que la question de la compréhension de la langue a été portée à l’attention de la juridiction interne que les autorités sont tenues de prendre des mesures afin d’établir si une assistance linguistique est nécessaire et, dans l’affirmative, de quelle nature, ou de tirer les conclusions qui s’imposent. Dans l’arrêt Brozicek c. Italie (19 décembre 1989, série A no 167), la Cour a conclu que dès lors que le requérant, un ressortissant tchèque vivant en Allemagne, avait signalé aux autorités qu’il n’était pas en mesure de comprendre un acte judiciaire rédigé en italien, les autorités auraient dû donner suite à sa demande de traduction, sauf à établir que le requérant possédait suffisamment cette langue. Elle a ensuite examiné s’il ressortait des éléments en sa possession que l’intéressé comprenait l’italien. Dans l’arrêt Cuscani c. Royaume-Uni (no 32771/96, 24 septembre 2002), la Cour a jugé que la juridiction interne avait été clairement avisée que le requérant avait des problèmes de compréhension. L’avocat du requérant avait informé le tribunal des difficultés de son client à comprendre la langue anglaise et demandé la désignation d’un interprète. Dans Amer c. Turquie (no 25720/02, 13 janvier 2009), le requérant, de langue arabe, n’avait eu ni interprète ni avocat lorsqu’il avait été interrogé par la police et avait signé un document contenant une déclaration incriminante. La juridiction interne s’était appuyée sur la déclaration signée par le requérant, bien que celui-ci eût expliqué qu’il ne l’avait pas comprise. La Cour a jugé que le requérant et ses avocats avaient donné aux juridictions internes des « indications suffisantes » quant à l’incapacité de l’intéressé de lire des textes en langue turque.

6. L’arrêt rendu en l’espèce définit des normes différentes de celles que nous venons d’exposer. La majorité estime que les obligations positives découlant de l’article 6 § 3 e) ne se limitent pas aux situations où un accusé étranger indique que l’assistance linguistique fournie est inappropriée ou insuffisante, mais qu’elles naissent également dès qu’il y a des raisons de soupçonner que l’accusé ne connaît pas suffisamment la langue de la procédure ou la langue d’interprétation (paragraphe 81 de l’arrêt). Pour la majorité, cela signifie que lorsque l’interprétation dans une langue tierce est envisagée, « il convient de s’assurer que l’accusé connaît cette autre langue avant de décider de l’utiliser aux fins d’interprétation » (ibid.). La majorité estime non seulement que l’accusé doit être informé de son droit à bénéficier de l’assistance d’un interprète, mais aussi que ses compétences linguistiques doivent être « expressément vérifié[es] » (paragraphe 93 de l’arrêt) et que toute procédure mise en œuvre et toute décision prise aux fins de l’établissement des besoins d’un accusé en matière d’interprétation doit être consignée dans le dossier (paragraphe 85 de l’arrêt).

7. À notre avis, la majorité s’écarte ainsi du critère bien établi selon lequel les obligations positives en matière d’assistance linguistique naissent lorsqu’il existe un élément indiquant que l’accusé ne comprend pas ou ne parle pas la langue de la procédure et a donc besoin d’une interprétation. Qui plus est, la majorité introduit une obligation non seulement d’informer l’accusé de ses droits en matière d’interprétation, mais aussi de vérifier expressément ses compétences linguistiques et de consigner dans le dossier toute mesure procédurale prise à cet égard. Sans nous livrer à une analyse du point de savoir si, et dans quelle mesure, l’introduction de tels critères et obligations positives serait ou non souhaitable pour le développement de la jurisprudence de la Cour, nous pensons que, comme le prévoit l’article 30 de la Convention, seule la Grande Chambre peut prendre l’initiative de s’écarter ainsi de la jurisprudence existante.

8. Du point de vue de la méthodologie, nous ne pouvons souscrire à la façon dont le droit de l’Union européenne a été pris en compte par la majorité. Celle-ci a introduit de nouveaux critères et de nouvelles obligations positives sous l’angle de l’article 6 § 3 e) en se fondant en partie sur les développements du droit de l’Union européenne décrits aux paragraphes 52 à 61 de l’arrêt et que l’on retrouve sous le titre « Principes généraux » dans l’appréciation de la Cour, aux paragraphes 82, 83, 84 et 86, qui sont au cœur des normes nouvellement établies. Si le droit de l’Union européenne peut, dans un certain contexte, constituer une source d’inspiration pour la jurisprudence de la Cour, cette dernière n’a pas pour tâche d’établir si l’État défendeur s’y est conformé dans un cas précis (voir, mutatis mutandis, Ullens de Schooten et Rezabek c. Belgique, nos 3989/07 et 38353/07, 20 septembre 2011). Quoi qu’il en soit, il convient de garder à l’esprit que la Slovénie n’était pas encore membre de l’Union européenne à l’époque des faits. En outre, toutes les normes de l’Union européenne sur lesquelles la majorité s’appuie ont été adoptées bien après les événements considérés. Par conséquent, on ne peut guère reprocher aux juridictions internes de ne pas s’être conformées à ces normes adoptées ultérieurement.

9. Si les critères bien établis de la jurisprudence de la Cour avaient été appliqués en l’espèce et si la chambre avait vérifié si les juridictions internes avaient été alertées, comme il est allégué, du fait que le requérant ne comprenait pas le russe, que ce soit directement par le requérant lui-même, par l’intermédiaire de l’avocat qui le représentait à l’époque, par l’interprète ou par toute autre circonstance particulière, elle n’aurait eu d’autre choix que de rejeter la requête pour défaut de fondement. Les procès-verbaux de la procédure interne que l’arrêt considère à raison comme assez détaillés (paragraphe 99 de l’arrêt) ne contiennent nulle trace d’une plainte relative à l’interprétation ou d’une demande d’interprétation en langue lituanienne ou de traduction de documents en lituanien. Ni le requérant, ni l’avocat qui le représentait à l’époque, ni aucun participant à la procédure n’ont contesté la teneur de ces procès-verbaux. Au contraire, le requérant et son avocat les ont signés, confirmant ainsi qu’ils les considéraient comme exacts. Il est vrai qu’après le rejet de son appel le requérant a allégué qu’il avait vainement tenté de se plaindre aux autorités au sujet de la langue d’interprétation, mais les observations qu’il a présentées à cet égard devant la Cour suprême, la Cour constitutionnelle et notre Cour semblent à tel point dénuées de cohérence qu’on ne peut les juger plausibles. Cela est également implicitement admis par la majorité, qui analyse aux paragraphes 99 à 101 de l’arrêt les raisons pour lesquelles aucune plainte ni aucune demande de désignation d’un autre interprète au cours du procès n’ont été formulées. Dans la mesure où le requérant a participé activement à la procédure et été représenté par un avocat (voir ci-dessous, paragraphes 12 et 13 de la présente opinion), nous ne percevons aucun indice ou circonstance qui eût pu alerter les autorités internes quant à l’incapacité alléguée du requérant de comprendre la langue d’interprétation.

10. Outre le fait qu’il introduit de nouveaux critères pour l’appréciation d’un grief sous l’angle de l’article 6 § 3 e) de la Convention, le présent arrêt s’écarte des conclusions des juridictions internes sur le point de savoir si le requérant comprenait suffisamment la langue russe pour participer de façon effective à la procédure. En particulier, la Cour suprême, qui fut la première des juridictions nationales à examiner au fond la plainte du requérant, a estimé que les allégations de celui-ci selon lesquelles il ne comprenait pas le russe étaient infondées et elle s’est appuyée à cet égard sur des éléments précis du dossier. La Cour constitutionnelle a souscrit à son tour à ce constat, ajoutant que le requérant avait réussi à communiquer en russe avec son avocat. Il s’agit là de conclusions factuelles se rapportant au point crucial de l’espèce. La Cour a souligné maintes fois qu’elle n’est pas une juridiction de quatrième instance statuant sur des questions de fait et qu’elle n’apprécie pas la justesse des conclusions rendues par les juridictions nationales. Elle ne peut remettre ces conclusions en question que si elles peuvent passer pour arbitraires ou manifestement déraisonnables (voir, par exemple, Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, CEDH 2015).

11. En l’espèce, la majorité s’écarte de cette approche bien établie et se lance dans un examen visant à déterminer s’il existait « d’autres éléments indiquant clairement » que le requérant maîtrisait le russe (paragraphe 94 de l’arrêt). Elle voit dans le manque de coopération (présumé) du requérant lors de la procédure devant la police et de l’interrogatoire par le juge d’instruction un signe qu’il avait des difficultés à s’exprimer et à suivre la procédure en russe. Elle estime que les déclarations du requérant pendant la procédure étaient rares et assez sommaires et qu’elles ne peuvent être considérées comme suffisantes pour démontrer qu’il était en mesure d’assurer efficacement sa défense (paragraphes 94 et 95 de l’arrêt). De plus, elle considère le constat de la Cour constitutionnelle selon lequel le requérant avait réussi à communiquer avec son avocat comme une simple présomption non étayée par des preuves (paragraphe 96). Elle poursuit en concluant que « même si le requérant est apparu capable de parler et de comprendre quelques mots de russe », sa maîtrise de cette langue n’était pas « suffisante pour garantir l’équité de la procédure » (paragraphe 97).

12. Nous ne pouvons souscrire à ces constats. Nous estimons que la conclusion de la Cour suprême concernant la maîtrise de la langue russe par le requérant n’était ni déraisonnable ni arbitraire et nous ne voyons aucune raison de la rejeter. Nous pensons au contraire qu’elle est bien étayée par les pièces du dossier, lesquelles n’ont jamais été contestées par le requérant, même devant la chambre. La conduite du requérant ne permettait de concevoir aucun doute quant au caractère adéquat de l’interprétation fournie. Lors de l’audience principale, le requérant répondit par l’affirmative lorsqu’on lui demanda s’il comprenait les accusations portées contre lui ainsi que ses droits, dont on venait de lui donner lecture (paragraphe 25 de l’arrêt). Au cours de son interrogatoire par le juge d’instruction et pendant le procès, il fit des déclarations en russe et répondit à des questions dans cette langue (paragraphes 13 et 26 de l’arrêt). Le procès-verbal ne révèle aucun élément donnant à penser que le requérant avait des difficultés à participer activement à ces audiences. Qui plus est, le requérant posa des questions à certains témoins et l’on peut raisonnablement voir dans le fait qu’il commenta leurs déclarations (paragraphe 27) une indication qu’il comprenait l’interprétation qui lui en était donnée. Il se joignit en outre aux autres accusés pour demander (par l’intermédiaire de l’interprète) des traductions en russe des témoignages recueillis au stade de l’enquête (paragraphe 21). Enfin, lors du procès, il fit sa déclaration finale en russe (paragraphe 29).

13. En ce qui concerne la communication entre le requérant et son avocat à l’époque des faits, nous ne pouvons nous rallier au point de vue de la majorité lorsqu’elle qualifie la conclusion de la Cour constitutionnelle de simple présomption. Il ressort clairement des circonstances de l’espèce qu’au cours de sa détention provisoire le requérant reçut quatre visites de son avocat (dont trois au moins en présence de l’interprète), qui durèrent chacune entre vingt et quarante-cinq minutes (paragraphe 47 de l’arrêt). La fréquence et la durée de ces visites montrent que le requérant et son avocat étaient en mesure de communiquer effectivement, avec l’assistance de l’interprète russe, sur des questions intéressant la défense du requérant, qui ne conteste pas ce fait.

14. Enfin, on ne peut ignorer la déclaration de l’un des coaccusés du requérant selon laquelle lui-même et le requérant avaient été abordés par un troisième coaccusé, lorsque ce dernier les avait entendus converser en russe (paragraphe 14 de l’arrêt). Si, au cours de la procédure, le requérant a régulièrement contesté les déclarations avec lesquelles il était en désaccord, il n’a jamais contredit le récit qu’avait fait le coaccusé de cet événement particulier.

15. Pour toutes ces raisons, nous pensons que, dans le cas du requérant, non seulement les autorités nationales n’ont jamais été alertées d’un défaut allégué de maîtrise suffisante de la langue russe par l’intéressé ou de l’inadéquation alléguée de l’interprétation fournie, mais elles n’avaient aucune raison de supposer que le requérant avait des difficultés pour comprendre cette langue. Même dans son appel, le requérant, qui était représenté par un avocat, n’a pas soulevé un tel grief. À cet égard, nous jugeons raisonnable la conclusion rendue par la Cour suprême et confirmée par la Cour constitutionnelle selon laquelle le requérant avait une connaissance suffisante de la langue russe. Par conséquent, nous estimons que la procédure pénale dirigée contre le requérant était équitable dans son ensemble et qu’il n’y a donc pas eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention.


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