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28/08/2018 | CEDH | N°001-185498

CEDH | CEDH, AFFAIRE KHODYUKEVICH c. RUSSIE, 2018, 001-185498


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE KHODYUKEVICH c. RUSSIE

(Requête no 74282/11)

ARRÊT

STRASBOURG

28 août 2018

DÉFINITIF

28/11/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Khodyukevich c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Helena Jäderblom, présidente,
Branko Lubarda,
Helen Keller,
Dmitry Dedov,
Pere Pastor Vilanova

,
Alena Poláčková,
Georgios A. Serghides, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2 ma...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE KHODYUKEVICH c. RUSSIE

(Requête no 74282/11)

ARRÊT

STRASBOURG

28 août 2018

DÉFINITIF

28/11/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Khodyukevich c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Helena Jäderblom, présidente,
Branko Lubarda,
Helen Keller,
Dmitry Dedov,
Pere Pastor Vilanova,
Alena Poláčková,
Georgios A. Serghides, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2 mai 2017 et le 10 juillet 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 74282/11) dirigée contre la Fédération de Russie et dont une ressortissante de cet État, Mme Galina Nikolayevna Khodyukevich (« la requérante »), a saisi la Cour le 15 novembre 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Devant la Cour, la requérante a été représentée par Me Gladkikh, avocat à Orenbourg. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté initialement par M. G. Matiouchkine, ancien représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, puis par M. M. Galperine, son représentant actuel.

3. La requérante alléguait que son fils avait été arrêté et retenu illégalement dans un bureau de police, qu’il y avait subi des mauvais traitements de la part des policiers et que ces traitements étaient à l’origine de son décès. Elle se plaignait en outre de l’absence d’enquête effective à ce sujet.

4. Le 25 août 2014, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. La requérante est née en 1955 et réside à Orenbourg (région d’Orenbourg).

A. L’interpellation, l’allégation de mauvais traitements et le décès du fils de la requérante

6. Le 16 septembre 2008, entre 1 heure et 2 heures du matin, le fils de la requérante, M. Alekseï Alchine, fut interpellé au domicile de ses amis par des policiers appelés à cause d’une altercation. À 2 h 10, il fut emmené au bureau de police du district Promychlenni de la ville d’Orenbourg (« le bureau de police »). Les policiers dressèrent un rapport certifiant que M. Alchine avait été entendu au bureau de police dans un état d’ébriété se traduisant par un manque de coordination de ses mouvements et par une élocution confuse. Ils signalèrent n’avoir fait usage ni de la force ni de moyens de contrainte spéciaux.

7. Selon la requérante, au bureau de police, alors qu’il aurait insisté pour être relâché, M. Alchine avait eu une altercation avec des policiers qui l’auraient frappé à la tête. Il aurait alors perdu connaissance et son corps aurait été traîné à l’extérieur, sur le trottoir, à cinq mètres du bureau de police.

8. Le Gouvernement indique que M. Alchine a été relâché à 2 h 40 après avoir été verbalisé pour une infraction administrative (état d’ébriété dans les lieux publics, infraction prévue à l’article 20.21 du code des infractions administratives). Il déclare que l’intéressé, en dépit d’un état d’ébriété moyen, avait été capable de lire les documents procéduraux et de les signer. Il ajoute que les policiers impliqués dans l’arrestation n’avaient remarqué aucune lésion corporelle sur les parties visibles du corps de M. Alchine.

9. Le même jour, à 7 h 20, ce dernier fut découvert inanimé par des passants et transporté à l’hôpital (ММУЗ МГКБ им. Пирогова), où il succomba à ses blessures le 27 septembre 2008.

B. L’enquête pénale ouverte pour violences volontaires ayant entraîné la mort d’Alekseï Alchine

10. Le 17 septembre 2008, l’enquêtrice Ch., du même bureau de police, ordonna l’ouverture d’une instruction pénale pour violences volontaires ayant entraîné un dommage grave à la santé (article 111 § 1 du code pénal). Selon le rapport d’expertise du 25 septembre 2008, diligenté par l’enquêtrice, M. Alchine présentait une commotion de l’hémisphère cérébral droit avec un hématome intracrânien. Eu égard à l’insuffisance du descriptif détaillé des lésions, le médecin légiste refusa de se prononcer sur l’origine de ces blessures.

11. Le même jour, Mme Alchine fut entendue au bureau de police où elle avoua avoir causé des lésions corporelles à son mari. Interrogée à nouveau le 20 octobre 2008, cette fois en présence de son défenseur, Mme Alchine rétracta ses aveux.

12. Après le décès de M. Alchine, l’enquête pénale fut attribuée, le 8 octobre 2008, au département régional d’Orenbourg du Comité d’instruction, compétent, conformément au code de procédure pénale, pour enquêter sur le délit de violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner (article 111 § 4 du code pénal).

13. Le 16 octobre 2008, une autopsie fut pratiquée. L’expert confirma que le décès était dû à des complications survenues à la suite d’un traumatisme crânien. Il précisa que ce traumatisme avait été causé par un coup porté avec un objet dur. Selon lui, M. Alchine avait été en mesure, immédiatement après l’incident, de se déplacer de manière autonome.

14. Le 20 octobre 2008, l’enquêteur T. demanda au bureau de police de lui fournir l’enregistrement des caméras de vidéosurveillance en place autour du bâtiment et, en particulier, l’enregistrement vidéo effectué le 16 septembre 2008, entre 6 heures et 8 h 30. À une date non précisée, le chef du bureau de police indiqua ne pouvoir accéder à cette demande au motif que les vidéos n’étaient conservées que pendant sept jours.

15. Le 21 octobre 2008, l’enquêteur interrogea le témoin S. Celui-ci déclara que, le 16 septembre 2008, il se trouvait au bureau de police, et que, vers 1 heure du matin, il avait vu les policiers y amener un homme et le placer dans une cellule malgré les protestations de l’intéressé. S. ajouta qu’il avait quitté le bureau de police vingt minutes plus tard, mais qu’il avait vu cet homme répéter sans cesse aux policiers la même question, à savoir : « Comment [voulez-vous] que [je] rentre chez [moi à cette heure-ci] ? » L’enquêteur montra la photographie de M. Alchine à S., qui reconnut l’homme qu’il avait vu au bureau de police.

16. Le 3 décembre 2008, l’enquêteur mit Mme Alchine hors de cause.

17. Par une décision du 17 décembre 2008, il établit que, le 16 septembre 2008, à 2 h 15, M. Alchine avait été amené au bureau de police et qu’il avait été relâché dès 2 h 35 après avoir été verbalisé pour une infraction administrative. Il suspendit l’enquête pénale, en application de l’article 208 § 1-1 du code de procédure pénale, au motif que le délai imparti pour cette enquête était expiré et qu’aucun suspect n’avait été identifié. Il ordonna en outre au bureau de police de prendre les mesures nécessaires pour retrouver l’auteur de l’infraction.

18. La requérante introduisit une plainte contre la décision de l’enquêteur, qui fut annulée. Ce dernier rendit ensuite plusieurs décisions ayant un contenu similaire le 23 septembre 2009, le 19 janvier, le 9 mars, le 21 avril, le 16 septembre et le 5 novembre 2010, et le 13 avril 2011. Ces décisions furent annulées respectivement le 23 octobre 2009, le 19 février, le 9 avril, le 21 mai, le 5 octobre 2010 et le 13 avril 2011 par des fonctionnaires hiérarchiquement supérieurs au motif que les circonstances du décès n’avaient pas été élucidées. Ces fonctionnaires enjoignirent à l’autorité compétente de continuer l’enquête afin d’identifier l’auteur des violences ayant entraîné la mort de M. Alchine.

19. Le 31 mars 2014, Mme Alchine se présenta spontanément au Comité d’instruction et avoua avoir brutalisé son mari. Le même jour, elle fut mise en examen pour une infraction prévue à l’article 111 § 4 du code pénal.

1. La décision du 25 août 2014 concernant Mme Alchine

20. Le 25 août 2014, l’enquêteur du Comité d’instruction de la ville d’Orenbourg rendit une décision mettant fin aux poursuites engagées à l’encontre de Mme Alchine.

21. Pour ce faire, l’enquêteur recueillit les déclarations de M. et Mme P., deux membres de la famille de la victime, qui déclarèrent que, après une soirée très arrosée, M. et Mme Alchine avaient eu une altercation, lors de laquelle Mme Alchine aurait frappé son mari avec un rouleau à pâtisserie. Il constata cependant que, un mois après le premier interrogatoire, les témoins avaient modifié leur relation des faits et indiquaient ne pas avoir assisté à la bagarre entre les époux. Il releva en outre que les deux témoins avaient confirmé l’absence de lésions corporelles apparentes chez M. Alchine au moment où celui-ci avait été emmené par les policiers.

22. L’enquêteur procéda à l’audition d’un certain M., voisin de M. et Mme P., qui disait avoir observé, à travers le judas de sa porte, les allées et venues des policiers qui avaient emmené M. Alchine. M. expliqua que, dans la nuit du 15 au 16 septembre 2008, il avait vu un homme, qui marchait de manière autonome, s’agenouiller pour resserrer ses lacets. Il ajouta que la coordination des mouvements de cet homme n’était pas fluide, ce qui l’avait amené à la conclusion que ce dernier était ivre.

23. L’enquêteur entendit également les policiers Ye. et T., qui avaient interpellé M. Alchine. Ceux-ci expliquèrent que Mme P., la propriétaire de l’appartement où se trouvait l’intéressé, avait appelé la police en raison d’une bagarre. Ils précisèrent avoir interpellé M. Alchine qui, bien qu’en état d’ébriété, était toutefois capable de marcher et n’avait pas de blessures apparentes. Ils ajoutèrent que ce dernier les avait questionnés sur les raisons de son arrestation et qu’il leur avait expliqué qu’il avait eu une altercation avec sa femme et que celle-ci l’avait frappé avec un rouleau à pâtisserie. Ils précisaient enfin que, à l’arrivée au bureau de police, ils avaient laissé M. Alchine à la permanence en vue de l’établissement d’un procès-verbal.

24. L’enquêteur recueillit en outre la déclaration du policier de garde G., selon laquelle M. Alchine avait été arrêté par une patrouille de police à la suite d’un appel de Mme P. Le policier G. indiqua que M. Alchine avait été entendu au commissariat de police à 2 h 15, où il serait resté jusqu’à 2 h 35, le temps de l’établissement d’un procès-verbal relatif à l’infraction administrative commise par l’intéressé. Il dit encore avoir dressé ce procès‑verbal et l’avoir fait signer par M. Alchine, qui lui aurait expliqué qu’il se trouvait dans la famille de sa femme et que cette dernière l’avait frappé avec un rouleau à pâtisserie. Il précisa que M. Alchine ne présentait aucune lésion corporelle apparente et qu’il était calme, et il ajouta qu’aucun moyen de contrainte n’avait été utilisé à son encontre.

25. L’enquêteur entendit aussi les passants qui avaient découvert M. Alchine gisant inconscient et un aide-médecin de l’ambulance médicale qui avait pris en charge l’intéressé. Il conclut que M. Alchine avait été w retrouvé à 7 heures, dépourvu de pièce d’identité et en état d’ébriété. Le passant E. expliqua que, en allant à son travail, il s’était approché, avec deux autres personnes en civil, de l’individu. Il déclara que celui-ci, dont le corps n’aurait présenté aucune lésion corporelle ni trace de sang apparentes, semblait sans vie. Il précisa que, à ce moment-là, un policier s’était approché puis était entré au bureau de police pour signaler qu’une personne était malade.

26. L’aide-médecin indiqua que l’individu ne présentait pas de lésions corporelles apparentes, à l’exception d’une égratignure sur la tempe droite. Il précisa en outre que, pendant son transfert à l’hôpital, l’intéressé n’avait pas repris conscience.

27. L’enquêteur reprit des passages des rapports d’expertise médicolégale du 25 septembre 2008 (paragraphe 10 ci-dessus) et du 16 octobre 2008[1] (paragraphe 13 ci-dessus) pour étayer sa conclusion selon laquelle, après avoir subi les lésions, M. Alchine avait pu, dans les premières heures, accomplir des gestes de façon autonome – se déplacer, parler, etc. – avant que l’hémorragie intracrânienne n’atteignît un niveau critique et qu’il ne perdît connaissance.

28. L’enquêteur reprit aussi le passage d’un des rapports d’expertise selon lequel aucune trace de sang n’avait été constatée sur le rouleau à pâtisserie.

29. Il prit note des explications du témoin S. (paragraphe 15 ci‑dessus).

30. Il prit note également des explications de l’enquêtrice Ch., qui avait mené en 2008 l’enquête pour violences volontaires à l’encontre de M. Alchine (paragraphe 10 ci-dessus). Ch. indiqua que les membres de la famille de M. Alchine interrogés immédiatement après l’incident avaient déclaré qu’il y avait eu une bagarre entre l’intéressé et sa femme et que cette dernière avait frappé son mari à la tête. Elle précisa que Mme Alchine avait avoué avoir frappé son mari. Elle dit aussi s’être rendue, le lendemain des faits, dans l’appartement où la bagarre avait eu lieu, y avoir interrogé les témoins et saisi l’objet de l’infraction, le rouleau à pâtisserie. Elle ajouta que, après le décès de M. Alchine à l’hôpital, elle avait envoyé le dossier au département régional du Comité d’instruction, selon les règles de compétence, pour la suite de l’instruction.

31. L’enquêteur entendit également Mme Alchine. Celle-ci déclara que, le 16 septembre 2008, après avoir consommé de l’alcool, son mari et elle, alors seuls, avaient eu une altercation au cours de laquelle ils s’étaient mutuellement frappés. Elle indiqua qu’elle avait donné à son mari au moins trois coups sur la tête avec un rouleau à pâtisserie, mais qu’elle n’avait pas vu de lésions ni de saignements causées par les coups qu’elle lui avait portés. Elle indiqua encore que, le lendemain de l’hospitalisation de son mari, les policiers étaient venus la chercher à son domicile et qu’elle avait d’abord reconnu avoir commis des violences volontaires contre son époux, avant de revenir sur ses aveux quelques jours plus tard. Elle ajouta avoir appris le décès de son mari par sa belle-mère. Elle déclara enfin que, en 2014, prise de remords, elle s’était volontairement rendue à la police pour avouer à nouveau les faits.

32. L’enquêteur releva que, selon les rapports d’expertise des 2 avril et 22 août 2014, Mme Alchine présentait au moins onze lésions corporelles. Ces rapports faisaient état de deux ecchymoses et éraflures sur l’épaule et la hanche gauches, dont l’apparition datait, selon l’expert, de un à deux jours pour la hanche et de trois à quatre jours pour l’épaule. Ces lésions auraient été causées par un objet dur et contondant.

33. Enfin, l’enquêteur interrogea la requérante. Celle-ci expliqua avoir appris la nouvelle de l’interpellation et de l’hospitalisation de son fils par une connaissance. Mettant en doute la version de la culpabilité de Mme Alchine, elle se dit convaincue que les blessures ayant causé le décès de son fils avaient été portées à ce dernier par les policiers au bureau de police.

34. Fort des preuves recueillies, l’enquêteur qualifia les agissements de Mme Alchine d’excès de légitime défense, infraction prévue à l’article 114 § 1 du code pénal. Relevant que Mme Alchine avait donné son consentement, il mit fin aux poursuites pour prescription le 25 août 2014.

2. La décision du 25 août 2014 concernant les policiers

35. Le même jour, l’enquêteur rendit une décision de non-lieu à poursuivre les policiers pour les infractions prévues aux articles 285 et 286 du code pénal (abus de pouvoir). Il conclut que l’infraction avait été commise par Mme Alchine, ce qui, selon lui, était confirmé par les aveux de celle-ci et par les rapports d’expertise, les témoignages et les autres preuves recueillies. L’enquêteur rejeta la version de la requérante selon laquelle le fils de cette dernière avait été tué par des policiers, estimant que cette version était fondée uniquement sur les soupçons nourris par la requérante et qu’elle n’était corroborée par aucune preuve.

3. Les décisions des 6 mars et 6 avril 2015 concernant Mme Alchine

36. Le 6 mars 2015, l’enquêteur du département régional d’Orenbourg du Comité d’instruction rendit une décision mettant fin aux poursuites engagées à l’encontre de Mme Alchine pour une infraction prévue à l’article 111 § 4 du code pénal au motif de l’absence du délit. Il constata que M. Alchine avait succombé aux blessures infligées par sa femme. Étant donné que la victime ne s’était pas servi d’un objet comme d’une arme et que, si réellement elle avait été agressée, Mme Alchine aurait pu appeler au secours les personnes présentes dans l’appartement, l’enquêteur conclut que Mme Alchine, en portant à son mari des coups au moyen d’un rouleau à pâtisserie, avait agi en excès de légitime défense, infraction prévue à l’article 114 § 1 du code pénal. Il ordonna donc la poursuite de l’examen de l’affaire sous l’angle de cet article.

37. Le 6 avril 2015, l’enquêteur du département régional d’Orenbourg du Comité d’instruction rendit une décision mettant fin aux poursuites à l’encontre de Mme Alchine pour une infraction prévue à l’article 114 § 1 du code pénal pour prescription. Pour ce faire, il reprit les preuves citées dans les décisions précédentes et cita en outre deux rapports d’expertise médicolégale relatifs aux lésions corporelles présentées par M. et Mme Alchine. Dans ces rapports, l’expert relevait, concernant Mme Alchine, deux ecchymoses et éraflures sur l’épaule et la hanche gauches, dont l’apparition datait, selon l’expert, de un à deux jours auparavant pour la hanche et de trois à quatre jours pour l’épaule. Ces lésions auraient été causées par un objet dur et contondant.

38. L’enquêteur cita le rapport du 16 octobre 2008[2], dans lequel l’expert légiste relevait que M. Alchine présentait un traumatisme intracrânien avec des égratignures, une ecchymose et des hémorragies dans les lobes frontal et temporal gauche et droit, des hémorragies dans les tissus de la dure‑mère et la pie-mère et dans les ventricules latéraux, ainsi que des nécroses du crâne au niveau des lobes frontal et temporal droits.

39. L’expert estimait que ces lésions corporelles, qu’il qualifiait de graves, avaient été causées très peu de temps avant l’admission de l’intéressé à l’hôpital, soit le 16 septembre 2008. Il constatait qu’elles avaient été causées par un objet dur et contondant (dont au moins un coup avait été porté) ou par une chute de la victime de toute sa hauteur. L’expert relevait par ailleurs que le décès de M. Alchine était survenu en raison d’une intoxication et d’une défaillance multiviscérale accompagnée d’une pneumonie abcédée qui était une complication du traumatisme intracrânien. Il concluait que ces lésions étaient la cause du décès de M. Alchine.

40. L’analyse de ces informations permit à l’enquêteur de conclure que M. Alchine avait succombé aux blessures infligées par sa femme. Prenant note des aveux de l’accusée et de son consentement à la clôture de la poursuite pour prescription, l’enquêteur mit fin aux poursuites pénales engagées à l’encontre de Mme Alchine.

41. Par un arrêt définitif du 4 février 2016, la cour régionale d’Orenbourg rejeta le recours formé par la requérante contre cette décision.

C. L’action civile de la requérante

42. La requérante, estimant que la durée de l’enquête pénale relative au décès de son fils, qui s’était déroulée sur une période de six ans, était excessive, forma un recours devant la justice visant à obtenir un dédommagement à cet égard. Le 17 octobre 2014, la cour régionale d’Orenbourg ordonna au ministère des Finances de verser à la requérante 100 000 roubles à titre de dommage et intérêts. Elle estima que l’affaire ne présentait pas de complexité factuelle ni juridique et que la requérante n’avait pas contribué à la longueur de l’enquête. Selon les éléments du dossier, cette décision semble ne pas avoir été contestée par la requérante.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

43. Selon l’article 111 § 1 du code pénal, l’infraction de violences volontaires ayant entraîné un dommage grave à la santé est passible d’une peine pouvant aller jusqu’à huit ans d’emprisonnement. Selon le paragraphe 4 du même article, les violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner sont passibles d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à quinze ans.

44. Selon l’article 114 § 1 du code pénal, les violences volontaires ayant entraîné un dommage grave à la santé commises en excès de légitime défense sont passibles d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à un an. Selon l’article 78 du code, cette infraction est prescrite deux ans après sa commission.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 2 ET 3 DE LA CONVENTION

45. La requérante allègue que son fils, retenu au bureau de police, a été victime de mauvais traitements de la part des policiers et que ces violences ont entraîné sa mort. Elle allègue en outre l’absence de l’enquête effective à ce sujet.

Elle invoque à cet égard les articles 2 et 3 de la Convention, qui, dans leurs parties pertinentes en l’espèce, sont ainsi libellés :

Article 2

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi. (...) »

Article 3

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Les thèses des parties

46. Le Gouvernement combat cette thèse. Il indique que l’enquête nationale a abouti au constat de la culpabilité de l’épouse du fils de la requérante. Il soutient qu’il n’existe aucun élément de preuve à l’appui de la thèse de la requérante selon laquelle des policiers seraient responsables de mauvais traitements à l’encontre de M. Alchine et du décès de celui-ci. Il déclare que ni les lésions corporelles de l’intéressé, qui n’auraient pas été visibles, ni l’état d’ébriété moyen de celui-ci ne présentaient de danger pour sa vie et qu’ils n’entraînaient donc pas d’obligation positive de lui fournir une assistance médicale. Il expose que M. Alchine avait été retrouvé dans un endroit qui n’était pas dans le champ des caméras de vidéosurveillance. Il précise à cet égard que, en 2008, le bureau de police était doté d’un dispositif de vidéosurveillance comportant quatorze caméras, fixes et non rotatives, dont trois seulement se trouvaient à l’extérieur du bâtiment (une caméra à l’entrée principale du bâtiment et les deux autres couvrant le parking des voitures de service et le périmètre autour de la barrière de protection du bâtiment).

47. S’agissant de l’enquête relative aux violences volontaires ayant entraîné la mort, le Gouvernement déclare que l’instruction pénale a été ouverte le lendemain de la découverte de M. Alchine gisant inconscient. Il estime en outre que les autorités ont entrepris tous les actes d’instruction nécessaires et que ceux-ci auraient mené à l’identification de l’auteure de l’infraction.

48. La requérante met en doute la thèse du Gouvernement selon laquelle M. Alchine a été relâché à 2 h 35 en l’absence de toute preuve objective retenue contre lui. Elle estime que, en dépit d’un traumatisme crânien, les policiers ont laissé partir son fils sans assistance médicale et qu’ils l’ont laissé agoniser devant le bureau de police, dans le champ des caméras de vidéosurveillance, et qu’un tel comportement équivaut à un manquement à l’obligation de protéger la vie, garantie par l’article 2 de la Convention.

49. La requérante conteste en outre les conclusions de l’enquête nationale. Elle insiste sur la responsabilité des policiers dans les traitements selon elle inhumains et dégradants qui auraient entraîné la mort de son fils. La requérante nourrit des soupçons quant à l’indépendance de l’enquêtrice Ch. qui se fondent sur l’appartenance de celle-ci au même bureau de police que les agents susceptibles d’être soupçonnés de mauvais traitements. Elle reproche notamment à l’enquêtrice, qui aurait eu un accès immédiat aux enregistrements des caméras de surveillance, de ne pas avoir conservé ces preuves, voire de les avoir dissimulées ou détruites, afin de ne pas remettre en cause la version officielle selon laquelle la mort de M. Alchine était due à des violences domestiques et d’abandonner la piste des mauvais traitements commis par des policiers.

B. L’appréciation de la Cour

50. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

1. Sur la violation alléguée des articles 2 et 3 de la Convention sous leur volet matériel

51. Les principes généraux sont résumés dans l’arrêt Lykova c. Russie (no 68736/11, §§ 113-119, 22 décembre 2015).

52. Se tournant vers les circonstances de l’espèce, la Cour note qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que le fils de la requérante a été amené au bureau de police après une bagarre avec sa femme et que les lésions corporelles qu’il présentait ont, au moins en partie, été causées par celle-ci.

53. Elle constate que les versions des parties divergent quant aux événements qui se sont déroulés ensuite au bureau de police. En effet, la requérante soutient que les coups et blessures mortels ont été infligés à son fils par des policiers tandis que le Gouvernement, s’appuyant sur les conclusions de l’enquête nationale, considère que le coup fatal avait été porté par Mme Alchine.

54. La Cour relève en premier lieu que, tout au long de son parcours, du lieu de son arrestation jusqu’à sa sortie du bureau de police, M. Alchine a été vu par plusieurs témoins – policiers, voisins, détenus au bureau de police. Ces derniers ont déclaré, d’une part, que M. Alchine était capable de parler et de se déplacer de manière autonome (paragraphes 22-24 ci-dessus) et, d’autre part, qu’il n’avait pas été brutalisé par les policiers et qu’il ne présentait pas de lésions visibles (paragraphes 15, 21 et 24 ci-dessus).

55. En second lieu, la Cour observe que cette version est confortée par des preuves médicales selon lesquelles, avant que l’hémorragie intracrânienne n’atteigne un niveau critique et que M. Alchine ne perde connaissance, le traumatisme crânien n’empêchait pas l’intéressé, dans les premières heures, d’accomplir des démarches de manière autonome (paragraphes 13‑25 ci‑dessus).

56. La Cour note ensuite que les parties ne sont pas non plus d’accord quant au moment de la sortie de M. Alchine du bureau de police. Selon le Gouvernement, l’intéressé a quitté le bureau de police à 2 h 35 en marchant de manière autonome. Selon la requérante, son fils a été frappé à la tête dans le bureau de police par des policiers qui auraient ensuite traîné son corps à l’extérieur, sur le trottoir, le matin du 16 septembre 2008 (paragraphe 7 ci‑dessus). La Cour relève que la requérante, mettant en doute la version officielle de l’enquête, a seulement fait part de sa conviction personnelle quant à la culpabilité des policiers sans présenter de preuve en ce sens.

57. La Cour reconnaît, comme l’a indiqué la requérante (paragraphe 48 ci-dessus), que les enregistrements des caméras de vidéosurveillance auraient été utiles pour établir les faits relatifs à la sortie de M. Alchine du bâtiment et du périmètre du bureau de police. À la différence de la requérante, elle estime toutefois que l’absence de ces enregistrements vidéo ne crée pas pour autant la présomption selon laquelle ceux-ci comportent des informations compromettant les policiers.

58. Aussi la Cour estime-t-elle que les éléments dont elle dispose ne lui permettent pas d’établir au-delà de tout doute raisonnable que M. Alchine a été brutalisé par des policiers en un point quelconque du parcours qui l’a mené du lieu de son arrestation au bureau de police jusqu’à sa sortie de celui-ci. La version du Gouvernement selon laquelle les lésions corporelles qui ont, à terme, entraîné la mort de l’intéressé ont été causées par la propre épouse de celui-ci ne lui paraît pas déraisonnable.

59. S’agissant de l’argument de la requérante qui accuse les autorités nationales de non-assistance à personne en danger, la Cour considère que les circonstances de l’affaire ne lui permettent pas de conclure que les policiers, s’ils avaient effectivement été informés des blessures ou de l’état d’ébriété avancée de M. Alchine, avaient laissé ce dernier sans assistance médicale. En effet, elle rappelle que M. Alchine était en mesure de marcher et de parler de manière autonome et qu’il ne présentait pas de lésions corporelles apparentes (paragraphes 54-55 ci-dessus).

60. Quant à l’argument de la requérante selon lequel les policiers avaient laissé son fils agoniser devant le bureau de police, dans le champ des caméras de vidéosurveillance, la Cour note que cet argument a été formulé pour la première fois devant elle. À aucun moment la requérante ne l’a exprimé devant les autorités nationales compétentes et ne leur a donc permis de vérifier l’exactitude de cette allégation. Or, selon les conclusions de l’enquête, M. Alchine a été retrouvé inconscient le 16 septembre 2008 à 7 h 20 par des passants qui se rendaient à leur travail. Selon cette enquête, c’est précisément l’un de ces passants, un policier en uniforme, qui a alerté ses collègues au bureau de police, lesquels ont appelé un service d’aide médicale urgente (paragraphes 9 et 25 ci-dessus). Ainsi, la Cour ne dispose d’aucun élément de preuve confortant la thèse selon laquelle la victime gisait dans le champ des caméras.

61. La Cour considère dès lors que les éléments présentés par les parties ne lui permettent pas de conclure que les policiers ont infligé à M. Alchine des mauvais traitements ayant entraîné son décès. Elle estime en outre que les autorités nationales n’ont pas manqué à leur obligation positive de protéger la vie de l’intéressé.

62. Partant, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation des articles 2 et 3 de la Convention sous leur volet matériel.

2. Sur la violation alléguée des articles 2 et 3 de la Convention sous leur volet procédural

a) Les principes généraux

63. La Cour rappelle que l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2, combinée avec le devoir général incombant à l’État en vertu de l’article 1 de la Convention de reconnaître à toute personne relevant de sa juridiction les droits et libertés définis dans la Convention, implique et exige de mener une forme d’enquête officielle effective lorsque le recours à la force, notamment par des agents de l’État, a entraîné mort d’homme (McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 161, série A no 324, et Kaya c. Turquie, 19 février 1998, § 86, Recueil des arrêts et décisions 1998-I). De même, lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’État, de graves sévices illicites et contraires à l’article 3 de la Convention, cette disposition requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 102, Recueil 1998‑VIII).

64. Quand un individu a perdu la vie aux mains d’un agent de l’État dans des circonstances suspectes, les autorités internes compétentes doivent soumettre l’enquête menée sur les faits à un contrôle particulièrement strict (Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, § 234, 30 mars 2016, et Enoukidze et Guirgvliani c. Géorgie, no 25091/07, § 277, 26 avril 2011).

65. L’effectivité exige ensuite que les autorités prennent les mesures raisonnables à leur disposition pour assurer l’obtention des preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les responsabilités risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à cette norme (Al-Skeini et autres, précité, § 166, et Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 301, CEDH 2011 (extraits).

66. L’obligation d’enquête découlant des articles 2 et 3 de la Convention est une obligation de moyens et non de résultat. L’enquête doit permettre d’identifier et – le cas échéant – de sanctionner les responsables (Giuliani et Gaggio, précité, § 301, et Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie, no 24014/05, § 172, 25 juin 2013). Il s’ensuit donc que l’article 2 ne garantit pas un droit d’obtenir qu’un tiers soit poursuivi – ou condamné – pour une infraction pénale (Giuliani et Gaggio, précité, § 306). La tâche de la Cour consiste plutôt à vérifier, eu égard à la procédure dans son ensemble, si et dans quelle mesure les autorités internes ont soumis l’affaire à l’examen scrupuleux que requiert l’article 2 de la Convention (Armani Da Silva, précité, § 257).

67. La Cour souligne, en particulier, que l’effectivité requiert en premier lieu que les personnes responsables de la conduite d’une enquête soient indépendantes de celles éventuellement impliquées dans le décès en cause : elles doivent, d’une part, ne pas leur être subordonnées d’un point de vue hiérarchique ou institutionnel et, d’autre part, être indépendantes en pratique (McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 112, CEDH 2001‑III, Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 325, CEDH 2007‑II, Brecknell c. Royaume-Uni, no 32457/04, § 76, 27 novembre 2007, et Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, §§ 222-225).

68. Dès lors que l’indépendance réglementaire ou institutionnelle est sujette à caution, cette situation, même si elle n’est pas nécessairement décisive, doit conduire la Cour à procéder à un examen plus strict de la question de savoir si l’enquête a été menée de manière indépendante. Lorsqu’une question d’indépendance et d’impartialité de l’enquête surgit, il faut chercher à déterminer si et dans quelle mesure la circonstance litigieuse a compromis l’effectivité de l’enquête et sa capacité à faire la lumière sur les circonstances du décès, et châtier les éventuels responsables (Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 224).

b) L’application de ces principes à la présente espèce

69. S’agissant de l’obligation de conduire une enquête, la Cour note que les autorités nationales ont estimé que la présente affaire réunissait les critères nécessaires au regard du droit national pour ouvrir une instruction pénale relative aux violences volontaires ayant entraîné un dommage grave à la santé immédiatement après l’incident, le 17 septembre 2008 (paragraphe 10 ci-dessus). Elle relève donc que, aux yeux des autorités nationales, les faits de la cause s’analysaient en un grief défendable déclenchant une obligation d’enquêter. Eu égard à son rôle subsidiaire par rapport au système national, elle ne voit aucune raison de s’écarter des constats des autorités nationales. Dès lors, la tâche qui s’impose à elle est celle d’analyser si le déroulement de l’enquête en cause répond aux critères d’effectivité élaborés dans sa jurisprudence et notamment à l’indépendance de l’enquête.

70. La Cour relève que les doléances formulées par la requérante portent essentiellement sur un manque d’indépendance et d’impartialité des enquêteurs du bureau de police, dont découlent, selon l’intéressée, d’autres défauts de l’enquête, tels qu’une inertie, un caractère superficiel et une focalisation sur la version des faits innocentant les policiers.

71. La Cour note à cet égard que les soupçons nourris par la requérante quant à l’indépendance de l’enquêtrice Ch. se fondent sur l’appartenance de celle-ci au même bureau de police que les agents susceptibles d’être soupçonnés de mauvais traitements. Elle observe que, étant donné que la victime a été retrouvée à l’extérieur du bâtiment du bureau de police, il est important de savoir si l’enquêtrice Ch. connaissait ou devait raisonnablement déduire des circonstances de l’affaire l’existence d’un lien entre la victime et le passage de celle-ci audit bureau de police. La Cour constate à cet égard que l’enquêtrice Ch. a interrogé Mme Alchine le lendemain de l’incident, le 17 septembre 2008, et qu’elle-même a expliqué plus tard au Comité d’instruction s’être rendue, le lendemain des faits, dans l’appartement où la bagarre avait eu lieu, y avoir interrogé les témoins et saisi l’objet de l’infraction (paragraphes 11 et 30 ci-dessus). La Cour considère qu’il est donc raisonnable de supposer que, après avoir entendu les témoins, l’enquêtrice a établi la chronologie des événements et, notamment, l’arrestation de la victime par des policiers, son transport au bureau de police et son élargissement subséquent (paragraphe 24 ci-dessus). La Cour relève en outre que l’enquêteur du Comité d’instruction, en charge de l’enquête depuis le décès de M. Alchine, a établi que celui-ci avait été amené au bureau de police (paragraphes 12, 14, 15 et 17). Elle est d’avis que, si ce constat était possible pour l’enquêteur du Comité, il l’était aussi pour l’enquêtrice Ch. Elle relève enfin que l’hypothèse de l’implication des policiers dans l’incident était jugée suffisamment sérieuse par les autorités nationales qui, en 2014, l’ont examinée de manière approfondie (paragraphes 22 - 24 ci-dessus). La Cour juge donc établi que le passage de M. Alchine au bureau de police était connu des autorités dès le début de l’enquête.

72. La Cour observe que la requérante reproche notamment à l’enquêtrice, qui aurait eu un accès immédiat aux enregistrements des caméras de surveillance, de ne pas avoir conservé ces preuves, voire de les avoir dissimulées ou détruites, afin de ne pas remettre en cause la version officielle selon laquelle la mort de M. Alchine était due à des violences domestiques et d’abandonner la piste des mauvais traitements commis par des policiers.

73. La Cour rappelle que le stade initial des investigations, à savoir le moment où les preuves sont recueillies et conservées, est d’une importance cruciale et que l’absence d’indépendance à ce stade risque de compromettre les résultats de l’enquête (Ramsahai et autres, précité, §§ 335-338). L’intervention ultérieure d’une autorité indépendance n’est pas de nature à remédier à cette défaillance dont l’enquête avait été entachée dès ses débuts (ibidem, § 340)

74. Or elle relève que, en l’espèce, les premiers actes d’instruction ont été effectués par la collègue directe des personnes susceptibles d’être soupçonnées. La Cour considère que, afin de préserver la confiance des justiciables dans la transparence des investigations et exclure tout soupçon de collusion, il aurait été indispensable de confier l’enquête à un corps ou à des fonctionnaires ne relevant pas de la même unité de police. Elle estime que cette mesure s’imposait dès le moment où le passage de l’intéressé au bureau de police avait été connu de l’autorité d’enquête (paragraphe 71 ci‑dessus).

75. La Cour considère de plus que l’intervention ultérieure du Comité d’instruction dans l’enquête n’était pas de nature à remédier à cette défaillance dont l’enquête avait été entachée dès ses débuts (ibidem, § 340).

76. Les éléments susmentionnés amènent la Cour à conclure à la violation des articles 2 et 3 de la Convention, sous leur volet procédural, à raison du caractère insuffisamment indépendant de l’enquête de police.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

77. Sur le terrain de l’article 13 de la Convention, la requérante se plaint d’une absence d’effectivité de l’enquête nationale. L’article susmentionné est ainsi libellé :

Article 13

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

78. La Cour relève que ce grief est lié à ceux examinés ci-dessus et doivent donc aussi être déclarés recevables. Eu égard à son constat sous l’angle des articles 2 et 3 de la Convention (paragraphe 76 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief tiré de l’article 13 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 5 DE LA CONVENTION

79. La requérante dénonce l’arrestation de son fils opérée, selon elle, en violation de l’article 5 de la Convention qui, en sa partie pertinente en l’espèce, se lit ainsi :

Article 5

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

(...)

c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;

(...) »

80. Le Gouvernement objecte à cette thèse. Il note que M. Alchine a été arrêté pour infraction administrative, amené au bureau de police à 2 heures 15 et élargi à 2 heures 40, après que le procès-verbal ait été rédigé et signé. L’intéressé est resté au bureau de police 25 minutes (paragraphes 6 et 8 ci‑dessus), le temps nécessaire pour accomplir les formalités qui s’imposaient. Il soutient que M. Alchine a été arrêté selon les voies légales et en stricte conformité avec l’article 5 de la Convention. En effet, le Gouvernement fait valoir que le procès-verbal comportait toutes les informations requises et était dressé dans les meilleurs délais.

81. La requérante, tout en soutenant que l’arrestation de son fils n’était conforme à aucun paragraphe de l’article 5 de la Convention, n’a pas présenté une version des faits différente de celle du Gouvernement.

82. La Cour relève que, compte tenu des explications du Gouvernement, rien ne laisse penser que l’arrestation et la détention n’étaient pas opérées selon les voies légales et n’étaient pas conformes à l’esprit et à la lettre de l’article susmentionné de la Convention.

83. Dès lors, ce grief est manifestement mal fondé et il doit être rejeté, en application de l’article 35 § 3 a) et 4 de la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

84. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

85. La requérante réclame 100 000 euros (EUR) pour préjudice moral.

86. Se référant aux arrêts de la Cour Ireziyevy c. Russie (no 21135/09, 2 avril 2015) et Gambulatova c. Russie (no 11237/10, 26 mars 2015), le Gouvernement estime que la somme réclamée est excessive.

87. Eu égard aux circonstances de la présente espèce et au constat de violation des articles 2 et 3 de la Convention sous leur seul volet procédural, la Cour considère que l’intéressée a subi une détresse, une frustration et un sentiment d’injustice qui ne sauraient être réparés par le seul constat de violation. Elle estime toutefois que la somme réclamée est excessive. Tenant compte de l’ensemble des éléments dont elle dispose, la Cour alloue à la requérante 10 000 EUR pour dommage moral.

B. Frais et dépens

88. La requérante demande également le remboursement « d’éventuels frais et dépens » engagés devant la Cour, dont elle fixe le montant à 1 600 EUR.

89. Le Gouvernement indique que la requérante a d’abord fait appel aux services de Mme Aslanyan, laquelle ne l’a manifestement pas représentée devant la Cour. En effet, il ressort selon lui de la formule employée par la requérante, qui demande le remboursement « d’éventuels frais et dépens », que l’intéressée n’a engagé aucun frais afférent à sa représentation devant la Cour.

90. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens.

C. Intérêts moratoires

91. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés des articles 2, 3 et 13 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation des articles 2 et 3 de la Convention sous leur volet matériel ;

3. Dit qu’il y a eu violation des articles 2 et 3 de la Convention sous leur volet procédural ;

4. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 13 de la Convention ;

5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 10 000 EUR (dix mille euros), à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 28 août 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stephen PhillipsHelena Jäderblom
GreffierPrésidente

* * *

[1]. Dans le texte de la décision, l’enquêteur a indiqué le 8 octobre 2008.

[2]. Dans le texte de la décision, l’enquêteur a indiqué le 8 octobre 2008.


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