La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

19/07/2018 | CEDH | N°001-184648

CEDH | CEDH, AFFAIRE ALEKSANDAR SABEV c. BULGARIE, 2018, 001-184648


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE ALEKSANDAR SABEV c. BULGARIE

(Requête no 43503/08)

ARRÊT

STRASBOURG

19 juillet 2018

DÉFINITIF

19/10/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Aleksandar Sabev c. Bulgarie,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Angelika Nußberger, présidente,
Erik Møse,
André Potocki,
Yonko Grozev,
Síofr

a O’Leary,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Lәtif Hüseynov, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du c...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE ALEKSANDAR SABEV c. BULGARIE

(Requête no 43503/08)

ARRÊT

STRASBOURG

19 juillet 2018

DÉFINITIF

19/10/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Aleksandar Sabev c. Bulgarie,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Angelika Nußberger, présidente,
Erik Møse,
André Potocki,
Yonko Grozev,
Síofra O’Leary,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Lәtif Hüseynov, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 juin 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 43503/08) dirigée contre la République de Bulgarie et dont un ressortissant de cet État, M. Aleksandar Asenov Sabev (« le requérant »), a saisi la Cour le 3 septembre 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me G. Petkova, avocate à Sofia. Le gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme A. Panova, du ministère de la Justice.

3. Le requérant alléguait en particulier que son droit à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention avait été violé au motif que les tribunaux ayant examiné le recours contre son licenciement n’étaient pas investis d’une compétence suffisante pour statuer sur la cause portée devant eux, ce qui, selon lui, ne leur avait pas permis d’examiner toutes les questions décisives pour l’issue de l’affaire.

4. Le 4 janvier 2017, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1967 et réside à Sofia.

6. À l’époque des faits, il était officier de l’armée au grade de major et il travaillait pour le Service du renseignement militaire depuis plusieurs années.

7. Le 27 mai 2005, l’autorisation d’accès à l’information classifiée au niveau national du requérant lui fut retirée et celui-ci en fut informé. L’ordonnance précisait uniquement la disposition légale sur la base de laquelle elle était fondée, à savoir l’article 59, alinéa 1, point 2 de la loi sur la protection de l’information classifiée.

8. Le même jour, le requérant introduisit un recours administratif contre cette décision auprès de la Commission d’État pour la sécurité de l’information (« la Commission d’État »). Il soutenait qu’il n’avait pas enfreint la disposition légale susmentionnée.

9. Par une lettre du 22 juillet 2005, la Commission d’État informa le requérant que son recours avait été examiné et rejeté le 15 juillet 2005. La lettre ne contenait aucun détail sur les délibérations ni sur le raisonnement de la Commission.

10. Le 8 août 2005, le requérant fut relevé de ses fonctions au sein du Service du renseignement militaire et, le 30 septembre 2005, il fut muté à la direction du renseignement de l’état-major de l’armée.

11. Par une lettre du 29 août 2006, la Commission d’État informa le chef de la direction du renseignement de l’état-major que, le 22 août 2006, elle avait invalidé l’autorisation d’accès du requérant à l’information classifiée en provenance de l’OTAN et que celui-ci ne disposait pas non plus d’une autorisation d’accès à l’information classifiée au niveau national. Elle indiquait que, par conséquent, la mutation de l’intéressé à la direction du renseignement était contraire à l’article 59, alinéa 6 de la loi sur la protection de l’information classifiée. La lettre ne contenait aucun détail sur les délibérations ni sur le raisonnement de la Commission d’État.

12. Le 30 août 2006, le requérant prit connaissance de cette lettre.

13. Le 11 septembre 2006, le chef de la direction du renseignement saisit la commission du statut des officiers à l’état-major qui, lors de sa réunion du même jour, constata que le requérant ne répondait pas aux conditions légales pour occuper son poste en raison du retrait des deux autorisations d’accès à l’information classifiée précitées. Elle émit la proposition de mettre fin à son contrat professionnel à l’expiration d’un préavis de six mois.

14. Le 12 septembre 2006, le requérant prit connaissance de cette décision.

15. Pendant la période comprise entre septembre et décembre 2006, le requérant s’adressa à plusieurs organes étatiques afin de connaître la raison exacte du retrait de ses autorisations. La Commission d’État lui répondit qu’elle ne pouvait pas lui fournir cette information et qu’elle ne reviendrait pas sur sa décision. Le ministre de la Défense lui indiqua que sa plainte était sans fondement et l’Assemblée nationale lui répondit que la question ne relevait pas de sa compétence.

16. Par une ordonnance du 23 mars 2007, le ministre de la Défense mit fin au contrat professionnel du requérant pour non-accomplissement des conditions légales requises pour occuper son poste. Cette décision fut notifiée au requérant le 12 avril 2007.

17. Le 23 avril 2007, le requérant contesta l’ordonnance de licenciement prise à son encontre devant la Cour administrative suprême (« la CAS ») en dénonçant l’absence de motivation de cette ordonnance ainsi que plusieurs vices de procédure. Il se plaignait en particulier que l’ordonnance ne mentionnait aucun fait qui aurait motivé son licenciement.

18. Par un arrêt du 19 novembre 2007, une formation de jugement de trois juges de la CAS rejeta le recours du requérant. Selon ce jugement, l’ordonnance attaquée était suffisamment motivée, notamment par les autres pièces du dossier ; il était établi que les autorisations d’accès à l’information classifiée du requérant lui avaient été retirées, ce qui avait été confirmé par la Commission d’État ; conformément aux dispositions législatives en vigueur, le retrait de ces autorisations ne devait pas être motivé et il n’était pas susceptible de contrôle judiciaire ; le retrait des autorisations signifiait que le requérant ne pouvait pas occuper un poste impliquant l’accès à l’information classifiée pendant trois ans ; en ordonnant son licenciement, le ministre de la Défense était lié par les constats factuels de la Commission d’État. La formation de jugement de la CAS ne constata par ailleurs aucun vice de procédure.

19. Le requérant se pourvut en cassation devant une formation de cinq juges de la CAS. Il réitérait son argument selon lequel son licenciement était illicite et non motivé. Il alléguait n’avoir commis aucune infraction et n’avoir jamais été informé de la raison exacte du retrait de ses autorisations d’accès à l’information classifiée. Il demandait à la CAS d’obliger les autorités militaires à lui présenter les documents ayant servi de preuves dans la procédure de retrait des autorisations en question.

20. Par un arrêt du 6 mars 2008, une formation de cinq juges de la CAS confirma la décision de l’instance inférieure. La haute juridiction considéra en particulier que le licenciement du requérant avait été motivé par le retrait des autorisations de l’intéressé par la Commission d’État. Elle indiqua que le retrait lui-même ne devait pas être motivé et il n’était pas susceptible de recours judiciaire. Elle estima que le ministre de la Défense était donc tenu de respecter la décision des autorités administratives spécialisées et d’ordonner le licenciement du requérant, ce qu’il avait fait. Elle ajouta que le requérant avait pris connaissance des circonstances justifiant son licenciement le 30 août 2006, date à laquelle il avait été informé de la décision de la Commission d’État de lui retirer ses autorisations d’accès à l’information classifiée.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. L’accès à l’information classifiée

21. La loi sur la protection de l’information classifiée régit la protection, le stockage et l’accès à l’information classifiée. La Commission d’État est l’autorité chargée de l’application de cette loi. Elle est composée de cinq membres, élus pour un mandat de cinq ans par le Conseil des ministres sur proposition du Premier ministre.

22. L’accès à l’information classifiée est possible uniquement si la personne concernée dispose d’une autorisation (articles 36 et 38 de la loi).

23. En vertu de l’article 59, alinéa 1, point 2 de la loi, l’autorisation d’accès à l’information classifiée est retirée si la personne concernée a enfreint cette loi ou les actes pris pour l’application de celle-ci en portant préjudice aux intérêts de l’État et des autorités ayant accès à l’information classifiée ou en menaçant de porter un tel préjudice. En vertu de l’alinéa 3 du même article, la décision de retrait de l’autorisation d’accès n’est pas motivée. La personne dont l’autorisation a été retirée n’a pas le droit d’occuper un poste lui permettant d’accéder à l’information classifiée pendant les trois ans suivant le retrait (alinéa 6 du même article).

24. Le retrait de l’autorisation peut être contesté devant la Commission d’État (article 62 de la loi). En vertu de l’article 68 de la loi, dans sa rédaction en vigueur jusqu’à 2016, la décision de la commission était définitive.

25. Le 13 septembre 2016, l’article 68 de la loi fut modifié. Il permet désormais aux personnes concernées de contester la décision de la Commission d’État devant la CAS.

B. Le licenciement des militaires de carrière

26. En vertu de l’article 128b, alinéa 1, point 1 de la loi de 1995 sur la défense et des forces armées, désormais abrogée, le ministre de la Défense pouvait licencier un militaire de carrière si celui-ci ne remplissait pas les conditions pour occuper le poste concerné. L’ordonnance du ministre pouvait être contestée devant la CAS (article 132 de la même loi).

27. En vertu de l’article 199, alinéa 1, point 2 du règlement relatif à la carrière militaire, tel qu’il était en vigueur à l’époque des faits, un militaire ne remplissait pas les conditions pour occuper son poste s’il ne disposait pas d’une autorisation d’accès à l’information classifiée.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

28. Le requérant se plaint d’une violation de son droit d’accès à un tribunal doté de la plénitude de juridiction pour statuer sur le litige civil dont il était partie. Il invoque à cet égard l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé dans ses parties pertinentes en l’espèce :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

A. Sur la recevabilité

1. Arguments des parties

29. Le Gouvernement conteste la recevabilité de ce grief du requérant à deux titres. Premièrement, en se référant à la décision Danawar et autres c. Bulgarie (déc.), no 25843/07, 20 janvier 2015, il soulève une exception d’irrecevabilité tirée du non-respect du délai de six mois. Il indique à cet égard que le licenciement du requérant reposait sur le retrait de ses autorisations d’accès à l’information classifiée par la Commission d’État et que cette décision était définitive. Il expose que, par conséquent, le délai de six mois a commencé à courir à compter de la date de notification de la décision de la Commission d’État, à savoir le 30 août 2006, et que le requérant a introduit sa requête le 3 septembre 2008, soit deux ans plus tard.

30. À titre subsidiaire, le Gouvernement soulève une exception tirée de l’absence de qualité de victime du requérant. Il argue que, en vertu de la législation interne en vigueur à l’époque des faits, une personne qui s’était vu retirer son autorisation d’accès à l’information classifiée ne pouvait occuper un poste lui permettant d’accéder à de telles informations pendant les trois ans suivant le retrait de son autorisation. Il indique que, dans le cas du requérant, ce délai était échu depuis le 30 août 2009. Dès lors, selon lui, le requérant avait perdu son statut de victime de la violation dont il se plaignait à cette dernière date, avec la levée de la restriction d’occuper un poste similaire à celui qu’il occupait au moment de son licenciement.

31. Le requérant soutient quant à lui que le délai de six mois pour saisir la Cour a commencé à courir à la date de la dernière décision rendue par les tribunaux internes concernant son licenciement, à savoir le 6 mars 2008. À l’instar de ce que la Cour a affirmé dans son récent arrêt Miryana Petrova c. Bulgarie, no 57148/08, § 32, 21 juillet 2016, le requérant argue que ce qui était en jeu en l’occurrence n’était pas son droit d’accès à l’information classifiée mais son droit d’occuper un poste de fonctionnaire, lequel avait été affecté par le retrait de ses autorisations. Il estime que son licenciement a fait l’objet d’une procédure menée par des tribunaux qui ne disposaient pas de la plénitude de compétence pour décider de la légalité de celui-ci et considère que c’est à l’issue de cette procédure que le délai de six mois a effectivement commencé à courir.

32. Le requérant soutient que sa requête n’est pas manifestement mal fondée et qu’elle satisfait à toutes les autres conditions de recevabilité énumérées à l’article 35 § 2 de la Convention.

2. Appréciation de la Cour

33. La Cour estime qu’il y a lieu d’examiner d’abord l’exception du Gouvernement tirée de la perte de statut de victime du requérant, selon laquelle, à l’expiration du délai maximal de l’interdiction d’occuper un poste nécessitant une habilitation d’accès à l’information classifiée, le requérant n’était plus affecté par la violation alléguée de la Convention (paragraphe 30 ci-dessus).

34. La Cour rappelle toutefois que l’objet de la présente requête est l’étendue limitée de l’examen opéré par les tribunaux internes dans le cadre d’une procédure de licenciement et non la légalité et la nécessité du licenciement lui-même, qui relève du ressort des tribunaux internes. Par conséquent, le fait que le requérant ne soit plus empêché de postuler à un emploi impliquant l’accès à l’information classifiée ne lui a pas retiré la qualité de victime d’une violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Il y a donc lieu de rejeter cette exception du Gouvernement.

35. Le Gouvernement a également soulevé une exception d’irrecevabilité tirée du non-respect du délai de six mois. Il retient comme point de départ de ce délai la date de notification de la décision de la Commission d’État, non-susceptible d’autres recours, confirmant le retrait des autorisations d’accès du requérant à l’information classifiée, à savoir le 30 août 2006 (voir paragraphe 29 ci-dessus). Le requérant a contesté la position du Gouvernement, en faisant valoir que ce délai ne commençait à courir qu’à compter de la date de la décision définitive des tribunaux dans le cadre du litige ayant pour objet la contestation de son licenciement (paragraphe 31 ci‑dessus).

36. La Cour considère que, dans les circonstances particulières de l’espèce, ces arguments des parties sont si étroitement liés à la substance du grief du requérant soulevé sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, à savoir l’absence alléguée de compétence des tribunaux pour statuer sur tous les points déterminants pour l’issue de la procédure de contestation du licenciement de celui-ci, qu’il y a lieu de joindre cette exception d’irrecevabilité au fond de l’affaire.

37. Constatant, par ailleurs, que le grief du requérant n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Positions des parties

a) Le requérant

38. Le requérant soutient que le litige qui l’opposait à son employeur concernait la détermination d’un droit à caractère civil, à savoir son droit de continuer d’occuper un poste de fonctionnaire à la direction du renseignement près l’état-major de l’armée. Il expose que le droit interne lui permettait de contester la légalité de son licenciement du poste en question, ce qu’il indique avoir fait. Il indique que, par conséquent, selon les critères établis par la Cour dans son arrêt Vilho Eskelinen et autres c. Finlande [GC], no 63235/00, § 62, CEDH 2007‑II, les garanties de l’article 6 § 1 de la Convention, sous son volet civil, trouvaient à s’appliquer dans le cadre de la procédure judiciaire de contestation de son licenciement.

39. Le requérant soutient que les tribunaux administratifs qui ont examiné sa cause ne se sont pas penchés sur toutes les questions pertinentes en l’espèce à ses yeux. Il allègue en particulier qu’ils ont refusé d’apprécier la validité des circonstances factuelles ayant servi de prétexte pour lui retirer les autorisations d’accès à l’information classifiée. Or, d’après lui, il s’agissait d’une question essentielle pour l’issue du litige, car son licenciement aurait été conditionné par le retrait de ces mêmes autorisations. Le requérant ajoute que les tribunaux internes se sont simplement référés à la décision de la commission spécialisée à cet égard sans examiner la validité des motifs exposés par celle-ci, motifs qui, selon lui, ne lui ont jamais été communiqués.

40. Le requérant allègue que la procédure de retrait des autorisations devant la commission spécialisée n’a pas été entourée des garanties de l’article 6 de la Convention parce qu’il s’agissait d’une procédure menée par un organe administratif qui n’était selon lui ni indépendant ni impartial.

41. Il soutient que, dans ces circonstances, le refus des tribunaux administratifs d’examiner une question essentielle à l’issue de l’affaire l’a privé du droit d’accès à un tribunal doté de la plénitude de juridiction pour statuer sur son droit à l’emploi.

b) Le Gouvernement

42. Le Gouvernement combat la thèse du requérant et invite la Cour à constater qu’il n’y a pas eu en l’occurrence de violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Il expose d’emblée que le droit à un tribunal, garanti par cet article, n’est pas absolu, et qu’il peut être assujetti à des limitations poursuivant un but légitime et respectant une juste mesure de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.

43. Le Gouvernement soutient que, dans le cas d’espèce, le litige concernant la détermination des droits civils du requérant a été examiné par un tribunal établi par loi, compétent, indépendant et impartial, qui s’est prononcé dans le cadre d’une procédure équitable.

44. Il indique que les autorisations d’accès à l’information classifiée du requérant lui ont été retirées en vertu de l’article 59, alinéa 1 de la loi sur l’accès à l’information classifiée. Il déclare que cette décision n’était pas motivée et qu’elle n’était pas susceptible de contrôle judiciaire. Selon lui, cette solution législative trouvait son fondement dans la nécessité de protéger la sécurité nationale et les intérêts de l’État.

45. Le Gouvernement expose que, en prenant acte du retrait de ces autorisations, et en vertu de l’article 128b de la loi sur la défense et les forces armées et de l’article 199 du règlement relatif à la carrière militaire, le ministre de la Défense a décidé de renvoyer le requérant au motif que celui-ci ne remplissait pas les conditions nécessaires pour occuper son poste. Il ajoute que la procédure interne prévue à cet effet a été respectée et le requérant a été informé des raisons de son renvoi.

46. Le Gouvernement argue que le requérant a exercé son droit d’accès à un tribunal en contestant son licenciement devant les tribunaux administratifs compétents. Il indique que ceux-ci ont effectué un examen complet et approfondi de la légalité du licenciement et qu’ils ont établi toutes les circonstances factuelles pertinentes pour l’issue du litige, notamment le retrait des autorisations d’accès à l’information classifiée. Il ajoute que le retrait lui-même a été effectué par un organe spécialisé, la Commission d’État, dont la décision avait force obligatoire pour le ministre. Le Gouvernement expose à cet égard que l’article 6 § 1 de la Convention ne fait pas obstacle au renvoi par les juridictions internes, dans leurs décisions, à des conclusions d’experts lorsque cela est rendu nécessaire par la spécificité des questions dont elles sont saisies.

47. Il indique que, sur la base des preuves recueillies, les tribunaux internes sont arrivés à la conclusion que le licenciement du requérant était conforme à la législation interne et qu’ils ont amplement motivé leurs décisions. Selon lui, le requérant a donc eu accès à un tribunal compétent pour examiner toutes les questions pertinentes pour l’issue du litige.

48. Le Gouvernement soutient que la présente espèce diffère des circonstances des affaires Fazliyski c. Bulgarie (no 40908/05, 16 avril 2013) et Miryana Petrova c. Bulgarie (no 57148/08, 21 juillet 2016), où la Cour a constaté une violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Il allègue que le requérant a activement participé à la procédure en cause et qu’il a pris connaissance des raisons justifiant son licenciement. Il soutient qu’il existait dans le cas d’espèce un rapport raisonnable de proportionnalité entre la limitation de la compétence des tribunaux internes et la nécessité de protéger la sécurité nationale, ce qui était conforme à l’article 6 § 1 de la Convention. Il ajoute par ailleurs que, depuis 2016, les décisions de retrait des autorisations d’accès à l’information classifiée sont susceptibles de recours judiciaire devant les tribunaux administratifs.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

49. Dans son arrêt Vilho Eskelinen et autres c. Finlande [GC], no 63235/00, § 62, CEDH 2007‑II, la Cour a estimé que les conflits ordinaires du travail des fonctionnaires relèvent en principe du champ d’application de l’article 6 § 1 de la Convention, sous son volet civil. Elle a précisé qu’il y aura présomption que l’article 6 de la Convention trouve à s’appliquer, et a mis en place deux conditions permettant à l’État défendeur d’invoquer devant elle le statut de fonctionnaire d’un requérant afin de le soustraire à la protection offerte par l’article 6 : le droit interne de l’État concerné doit avoir expressément exclu l’accès à un tribunal s’agissant du poste ou de la catégorie de salariés en question et cette dérogation doit reposer sur des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État (ibidem).

50. La Cour rappelle que chaque justiciable a droit à ce qu’un tribunal connaisse de toute contestation relative à ses « droits et obligations de caractère civil ». C’est ainsi que l’article 6 § 1 de la Convention consacre le « droit à un tribunal », dont le « droit d’accès », à savoir le droit de saisir un tribunal en matière civile, constitue un aspect (Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 36, série A no 18).

51. L’article 6 § 1 de la Convention exige en principe un recours dans le cadre duquel le tribunal a compétence pour se pencher sur toutes les questions de fait et de droit pertinentes pour le litige dont il se trouve saisi (Terra Woningen B.V. c. Pays-Bas, 17 décembre 1996, § 52, Recueil des arrêts et décisions 1996‑VI). Cela implique notamment que le juge doit disposer du pouvoir de se pencher point par point sur chacun des moyens du plaignant sur le fond, sans refuser d’examiner aucun d’entre eux, et donner des raisons claires pour leur rejet. Quant aux faits, le juge doit pouvoir réexaminer ceux qui sont au centre du recours du plaignant (Bryan c. Royaume-Uni, 22 novembre 1995, §§ 44-45, série A no 335‑A).

b) Application de ces principes au cas d’espèce

52. La Cour observe d’emblée que ce qui était en jeu pour le requérant dans la présente espèce n’était pas son droit d’accès aux secrets d’État, qui n’est pas garanti par la Convention (voir Regner c. République tchèque [GC], no 35289/11, § 109, CEDH 2017 (extraits), mais son droit d’occuper un poste de fonctionnaire, lequel avait été affecté par le retrait de ses autorisations d’accès à l’information classifiée. Le droit interne permettait au requérant de contester son licenciement du poste qu’il occupait à la direction du renseignement près l’état-major de l’armée (paragraphe 26 in fine ci‑dessus), et le Gouvernement n’a pas contesté l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention à la procédure de contestation du licenciement du requérant. Compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, et en vertu des critères établis dans sa propre jurisprudence (paragraphe 49 ci‑dessus), la Cour considère que le litige en cause portait sur la détermination d’un « droit civil » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention et que cet article, sous son volet civil, trouve donc à s’appliquer à la procédure judiciaire de contestation du licenciement du requérant.

53. La Cour tient à souligner que c’est après la fin de cette procédure judiciaire, et dans un délai ne dépassant pas les six mois, que le requérant a introduit sa requête devant elle (voir paragraphes 1 et 20 ci-dessus). Il y a donc lieu de rejeter l’exception de non-respect du délai de six mois soulevée par le Gouvernement et jointe au fond du grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphe 36 ci-dessus).

54. La Cour doit ensuite déterminer si le litige en cause a été examiné par un tribunal compétent pour se pencher sur toutes les questions pertinentes de fait et de droit.

55. Se tournant vers les faits de l’espèce, elle observe que, en licenciant le requérant de son poste, le ministre de la Défense n’a pas exercé un pouvoir discrétionnaire. Il apparaît qu’il était obligé de renvoyer le requérant car celui-ci ne disposait plus des autorisations d’accès à l’information classifiée, ce qui était une condition indispensable pour exercer ses fonctions dans les structures de l’état-major des armées (paragraphes 18, 20 et 27 ci‑dessus).

56. Il en ressort que la légalité du licenciement du requérant dépendait entièrement de la réponse à la question de savoir si le retrait des autorisations d’accès à l’information classifiée de l’intéressé était justifié (voir Ternovskis c. Lettonie, no 33637/02, § 44, 29 avril 2014 et Miryana Petrova, précité, § 31). Cette question a été examinée par la Commission d’État, qui a rejeté le recours du requérant (paragraphe 9 ci-dessus). La Cour estime cependant que cette procédure n’était pas entourée des garanties de l’article 6 § 1 de la Convention : la Commission d’État n’était pas un organe indépendant du pouvoir exécutif, étant donné que ses membres étaient élus par le Conseil des ministres sur proposition du Premier ministre (paragraphe 21 ci-dessus) ; elle n’avait jamais révélé au requérant les motifs ayant conduit au retrait de ses autorisations (paragraphes 9 et 11 ci-dessus) et sa décision du 22 août 2006 avait été prise à l’insu de l’intéressé (paragraphe 11 ci-dessus).

57. La Cour constate que le requérant a contesté son licenciement devant la CAS en alléguant en particulier que le retrait de ses autorisations n’était pas conforme à la législation interne, qu’il n’avait commis aucune infraction justifiant le retrait de ses autorisations d’accès à l’information classifiée et qu’il n’avait jamais été informé des raisons justifiant ce retrait. Force est de constater que, à aucun stade de la procédure devant les deux différentes formations de jugement, la haute juridiction administrative ne s’est penchée sur la question de savoir si le retrait des autorisations était justifié par la commission d’une infraction de la part du requérant. Elle a simplement renvoyé à la décision de la Commission d’État en soulignant que celle-ci n’était pas motivée et qu’elle n’était susceptible d’aucun recours (paragraphes 18 et 20 ci-dessus). La Cour estime que, de ce fait, la situation du requérant est similaire à celle des requérants dans les affaires Myriana Petrova (précitée, §§ 40-44) et Tinnelly & Sons Ltd et autres et McElduff et autres c. Royaume-Uni, 10 juillet 1998, §§ 76-79, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV, où elle a constaté une violation de l’article 6 § 1 en raison du refus des tribunaux internes d’examiner des questions essentielles pour l’issue des litiges ayant opposé les requérants à l’administration, refus motivé par le fait que ces questions avaient été tranchées au préalable par l’administration de manière à lier les tribunaux par ses constats factuels.

58. La Cour considère qu’il y a lieu de distinguer la présente affaire de l’affaire Regner, précitée, où la Cour a conclu à l’applicabilité des garanties de l’article 6 de la Convention à une procédure judiciaire concernant le retrait d’une attestation de sécurité, déterminante pour la possibilité du requérant d’exercer pleinement ses fonctions et pour sa capacité à obtenir un nouvel emploi dans la fonction publique, et où la procédure suivie par les tribunaux internes a été entourée de suffisamment de garanties au regard de l’article 6 § 1 de la Convention. En particulier, à la différence de la CAS dans la présente affaire, dans l’affaire Regner précitée, la Cour administrative suprême tchèque disposait de la pleine juridiction pour statuer sur le litige opposant le requérant et l’administration : elle a eu accès à tous les documents classifiés du dossier ayant servi de justificatifs pour la décision de l’administration ; elle pouvait apprécier la justification de la non-communication de certaines pièces classifiées et, le cas échéant, ordonner leur communication ; sa compétence ne se limitait pas à l’examen des seuls moyens invoqués par le requérant ; elle a pu examiner la question de savoir s’il y avait des circonstances justifiant le retrait de l’autorisation d’accès à l’information secrète du requérant (ibidem, §§ 152, 153, 154 et 156).

59. À la lumière des éléments ci-dessus, la Cour estime que le litige lié au licenciement du requérant n’a pas été examiné par un tribunal disposant de la « pleine juridiction » pour se pencher sur toutes les circonstances factuelles et juridiques pertinentes en l’espèce. Il y donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention, sous son volet civil.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

60. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

61. Le requérant réclame 50 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi.

62. Le Gouvernement soutient que cette somme est exorbitante et injustifiée.

63. La Cour considère que le requérant a subi un préjudice moral du fait de la violation de son droit garanti par l’article 6 § 1 de la Convention. Elle estime qu’il y a lieu de lui octroyer 2 400 EUR à ce titre.

B. Frais et dépens

64. Le requérant demande également 2 000 EUR pour les frais et dépens qu’il dit avoir engagés devant la Cour, à transférer directement sur le compte de son avocate.

65. Le Gouvernement conteste cette prétention du requérant.

66. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime que la somme demandée est raisonnable et elle l’accorde au requérant. Elle accueille également la demande de ce dernier quant au versement direct de cette somme sur le compte de son avocate, Me Petkova.

C. Intérêts moratoires

67. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Rejette l’exception soulevée par le Gouvernement quant à la perte de qualité de victime ;

2. Joint au fond et rejette l’exception soulevée par le Gouvernement quant au respect du délai de six mois ;

3. Déclare la requête recevable ;

4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en levs bulgares, au taux applicable à la date du règlement) :

i. 2 400 EUR (deux mille quatre cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens, à verser directement sur le compte de sa représentante, Me Petkova ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 juillet 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Claudia WesterdiekAngelika Nußberger
GreffièrePrésidente


Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award