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12/07/2018 | CEDH | N°001-184477

CEDH | CEDH, AFFAIRE ALLÈGRE c. FRANCE, 2018, 001-184477


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE ALLÈGRE c. FRANCE

(Requête no 22008/12)

ARRÊT

STRASBOURG

12 juillet 2018

DÉFINITIF

03/12/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Allègre c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Angelika Nußberger, présidente,
Erik Møse,
André Potocki,
Yonko Grozev,
Síofra O’Leary,
Ga

briele Kucsko-Stadlmayer,
Lәtif Hüseynov, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 juin 2018...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE ALLÈGRE c. FRANCE

(Requête no 22008/12)

ARRÊT

STRASBOURG

12 juillet 2018

DÉFINITIF

03/12/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Allègre c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Angelika Nußberger, présidente,
Erik Møse,
André Potocki,
Yonko Grozev,
Síofra O’Leary,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Lәtif Hüseynov, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 juin 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 22008/12) dirigée contre la République française et dont une ressortissante de cet État, Mme Claudette Allègre (« la requérante »), a saisi la Cour le 6 avril 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante a été représentée par Me O. Lantelme, avocat à Aix‑en‑Provence. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

3. La requérante allègue la violation du principe de sécurité juridique et de son droit d’accès à un tribunal, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

4. Le 11 juin 2015, ce grief a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. La requérante est née en 1936 et réside à Aix-en-Provence.

6. Le 31 mars 1994, l’époux de la requérante, qui travaillait en tant qu’ingénieur au Centre d’Étude du Commissariat à l’Énergie Atomique (CEA), organisme public de recherche, décéda au cours d’une explosion lors d’une opération de démantèlement d’un réacteur. Plusieurs personnes furent blessées dans l’accident.

7. Le 2 avril 1994, le ministère public requit l’ouverture d’une information contre personne non dénommée du chef d’homicide et blessures involontaires.

8. Au cours de l’instruction, la requérante se constitua partie civile. De nombreux rapports de divers organismes et administrations ayant des liens plus ou moins directs avec le CEA furent transmis au juge d’instruction. Aucune personne physique ou morale ne fut mise en examen malgré les demandes de la requérante et d’autres parties civiles en ce sens au cours de l’instruction.

9. Le 6 juillet 2005, le procureur prit un réquisitoire définitif de non-lieu.

10. Le 13 juillet 2005, soit onze ans après l’ouverture de l’information, le juge d’instruction rendit une ordonnance de non‑lieu, faute de charges suffisantes contre quiconque d’avoir commis les infractions visées. Il indiqua que, selon les conclusions des experts, l’analyse de l’accident mettait en exergue une série d’insuffisances de gravité variable, qui résultaient de fautes par imprudence, négligence et manquements à des obligations de sécurité. Il considéra que la cause première de l’accident était l’utilisation d’un procédé chimique insuffisamment maîtrisé ou inadapté et que les insuffisances relevées à l’égard des personnes physiques n’étaient pas susceptibles d’être poursuivies pénalement, faute de lien de causalité directe ou indirecte avec le dommage. Il indiqua également qu’aucune faute commise par une personne morale n’avait pu être établie « en l’état des incertitudes apparues au cours de l’instruction, sur la connaissance du procédé utilisé, les experts judiciaires ayant eux même relevé que depuis 1994, les investigations entreprises dans le cadre de l’expertise d’une part et celles réalisées par le CEA ou confiées par le CEA à des organismes extérieurs d’autre part, ont apporté des éléments nouveaux ou non soupçonnés en 1994, avant ou après l’accident ».

11. Ni la requérante ni les autres parties civiles n’interjetèrent appel de l’ordonnance de non-lieu.

12. En revanche, le 1er février 2006, elle fit citer directement le CEA devant le tribunal correctionnel pour homicide involontaire, la citation directe étant l’un des modes de saisine du juge pénal prévu par l’article 388 du code de procédure pénale (paragraphe 24 ci-dessous). Elle indiqua dans l’assignation au CEA qu’elle était recevable à agir car l’article 188 du CPP interdit la reprise des poursuites à l’égard d’une personne mise en examen qui a bénéficié d’un non-lieu (paragraphe 24 ci-dessous) et non, selon l’interprétation de cette disposition par la Cour de cassation, à l’égard d’une personne - telle le CEA - qui n’a été ni nommément désignée dans une plainte avec constitution de partie civile, ni mise en examen au cours de l’instruction. Elle fit valoir que la jurisprudence de la Cour de cassation sur ce point était constante depuis l’arrêt Botrans rendu en 1961 (paragraphe 29 ci-dessous). La requérante demanda 30 000 euros (EUR) au titre de la réparation de son préjudice moral.

13. Par un jugement du 13 mars 2007, le tribunal correctionnel d’Aix‑en‑Provence déclara la citation directe recevable et renvoya l’examen de l’affaire au fond à l’audience du 11 décembre 2007. Après avoir rappelé le droit des victimes de mettre en mouvement l’action publique contre une personne dénommée d’une part (article 1er du CPP), et le principe selon lequel l’action publique s’éteint par la chose jugée (article 6 du CPP) - qui implique la preuve par celui qui l’invoque de la triple identité d’objet, de cause et de personne - d’autre part, le tribunal s’exprima comme suit :

« (...) Attendu que l’article 188 du [CPP] se situe à la jonction de ces deux principes en rappelant que la personne mise en examen, à l’égard de laquelle le Juge d’instruction a dit n’y avoir lieu à suivre, ne peut plus être recherchée à l’occasion du même fait, et en permettant, a contrario, la possibilité de l’attraire en la cause, lorsqu’elle n’a pas fait l’objet d’une mise en examen ;

Attendu que la combinaison de ces deux principes a également été posée par la jurisprudence aux termes de laquelle la partie civile peut, après clôture de l’information, user de la voie de citation directe contre une personne qui n’a pas été l’objet de l’instruction requise (Chambres réunies, 24 avril 1961) ;

Que la notion de personne n’ayant pas été l’objet de l’instruction requise a été explicitée au fil des décisions de la Chambre Criminelle ; que la personne ayant été nommément désignée dans la plainte avec constitution de partie civile et mise en cause dans les poursuites a été admise au titre des personnes ayant été l’objet de l’instruction (Chambre Criminelle 17 janvier 1983, 7 octobre 1986) ;

Que ne peuvent bénéficier de l’autorité de chose jugée d’une ordonnance de non- lieu, les personnes non dénommées dans la plainte avec constitution de partie civile et non mises en examen (Chambre Criminelle 14 juin 1994 – 23 mai 1995) ;

Que la partie civile peut prendre l’initiative de poursuites pénales par voie de citation directe, alors même que la personne aurait été entendue comme témoin ou aurait été l’objet de la part du magistrat instructeur de diverses vérifications (Chambre Criminelle 22 janvier 1997 – 31 mars 1998) ;

Attendu qu’en l’espèce, le juge d’instruction a été saisi le 2 avril 1994 de réquisitions contre X, que le CEA, en la personne de ses organes ou de ses représentants n’a été entendu, ni comme témoin assisté, ni comme témoin ; qu’il n’a jamais été mis en examen malgré les demandes des parties civiles en ce sens et n’a fait l’objet d’aucune réquisition à cette fin ;

Que le juge d’instruction, dans son ordonnance a estimé qu’aucune faute de quelque nature que ce soit, commise par une personne morale, n’a pu être établie ; Qu’il n’a pas visé nommément le CEA ; (...)

Que le CEA n’est pas partie à l’instance ;

Attendu que rien n’interdit dès lors aux parties civiles, qui n’ont pas elles-mêmes mis en mouvement l’action publique, et qui ne disposaient d’aucun droit de contraindre le juge d’instruction à procéder à une mise en examen, de citer le CEA pour les faits d’homicide et de blessures involontaires, dont ce juge était saisi ; (...) ».

14. Le CEA et le ministère public firent appel du jugement du tribunal correctionnel et contestèrent la recevabilité de la citation directe.

15. Par un arrêt du 22 octobre 2007, la cour d’appel d’Aix‑en‑Provence infirma le jugement et déclara la citation directe du CEA irrecevable. Elle retint que, lors de la procédure ouverte en 1994, ce dernier avait été « l’objet de l’information » clôturée par l’ordonnance de non-lieu car plusieurs parties civiles avaient réclamé au juge d’instruction sa mise en examen. En outre, elle souligna que le juge d’instruction avait énoncé « qu’aucune faute n’avait pu être établie, écartant ainsi expressément, même si celui-ci n’a pas été nommément désigné, la responsabilité pénale du CEA ». La cour d’appel en déduisit que l’absence volontaire de la requérante d’interjeter appel de l’ordonnance de non-lieu, « alors qu’elle disposait d’un moyen sérieux pour le faire concernant le CEA », rendait cette décision définitive et constituait un obstacle de droit à une nouvelle poursuite devant le tribunal correctionnel. Toutefois, elle débouta le CEA de sa demande de dommages et intérêts au motif que le simple fait de l’avoir cité devant le tribunal correctionnel, « en l’état de nombreuses décisions de justice rendues parfois en sens contraire sur l’effet d’une ordonnance de non-lieu, ne saurait être imputé à faute aux parties civiles ».

16. La requérante forma un pourvoi en cassation. Elle fit valoir, dans son moyen de cassation fondé sur l’article 6 § 1 de la Convention, que seules les personnes visées dans une information par un acte de poursuite, à l’instar d’une mise en examen, d’une désignation dans un réquisitoire du parquet ou dans une plainte avec constitution de partie civile, étaient insusceptibles d’être à nouveau citées devant la juridiction pénale, ce qui n’était pas le cas du CEA. Elle souligna que la solution retenue par la cour d’appel était imprévisible à la date où elle avait fait le choix, au terme de onze années d’instruction, de ne pas interjeter appel de l’ordonnance de non-lieu et de poursuivre directement le CEA devant le tribunal correctionnel.

17. Devant la Cour de cassation, l’avocat général indiqua qu’il ne voyait « guère de raison de modifier la position de principe adoptée par la Cour de cassation dans l’arrêt Botrans [paragraphe 29 ci-dessous] rendu dans sa formation Chambres réunies [aujourd’hui l’Assemblée plénière] le 24 avril 1961 dans l’hypothèse d’une citation directe rendue possible contre toute personne non visée par l’instruction antérieure ». Il souligna notamment que « rien ne permet aux termes de la loi de tirer d’une abstention de faire appel d’un non-lieu une renonciation définitive à exercer un autre mode régulier de poursuite, sauf à imaginer d’étendre le principe una via electa qui n’a pas été prévu pour cette situation ne concernant que la seule action publique ». Il ajouta que « les différentes jurisprudences ayant restreint le recours à la citation directe postérieure ont d’ailleurs pris le soin de fonder leur refus sur la mise en cause explicite dans la procédure antérieure des personnes visées par la procédure postérieure ». Il conclut à la cassation de l’arrêt dès lors que dans le cas d’espèce, « l’information avait été ouverte contre X sur l’initiative du parquet, les parties civiles s’étant ensuite jointes à l’information, on peut donc estimer que le CEA n’avait jusqu’à la clôture de l’information pas été mis en cause au sens de [l’arrêt précité] de 1961 ».

18. Par un arrêt du 12 novembre 2008, la chambre criminelle de la Cour de cassation cassa l’arrêt d’appel et renvoya l’affaire devant la même cour d’appel autrement composée :

« Vu les articles 188 et 388 du CPP ;

(...)

Mais attendu qu’en [se] prononçant ainsi, alors que le CEA n’avait pas été mis en examen ni entendu comme témoin assisté, la cour d’appel a méconnu le sens et la portée des textes susvisés ».

19. Dans ses conclusions devant la cour d’appel d’Aix-en-Provence autrement composée, la requérante soutint que la décision de cassation se situait dans le droit fil de la jurisprudence habituelle selon laquelle la victime peut citer directement une personne qui, comme en l’espèce, n’a été ni mise en examen ni nommément désignée par le réquisitoire du ministère public ou par une plainte avec constitution de partie civile au cours de l’information judiciaire.

20. Par un arrêt du 2 novembre 2009, la cour d’appel, après avoir précisé qu’il ne pouvait être fait grief au conseil de la requérante d’avoir sciemment décidé de ne pas faire appel de l’ordonnance de non-lieu, infirma une nouvelle fois la décision de première instance et déclara la citation directe du CEA irrecevable :

« (...) les réquisitions définitives comme l’ordonnance de non-lieu, en énonçant qu’aucune faute de quelque nature que ce soit commise par une personne morale n’avait pu être établie, ont ainsi explicitement, même si celui-ci pas été désigné, évoqué la responsabilité pénale du CEA, mis en cause nommément et de façon réitérée par plusieurs parties civiles qui n’ont cessé vainement de faire des demandes d’actes ainsi que sa mise en examen ;

(...) en l’absence d’appel de l’ordonnance écartant toute faute susceptible d’avoir été commise par une personne morale, cette ordonnance définitive emportait irrecevabilité des poursuites diligentées devant le tribunal correctionnel ».

21. La requérante forma un pourvoi en cassation contre cet arrêt. Elle fit valoir qu’en déduisant de l’absence d’appel de l’ordonnance de non-lieu, implicite à l’égard du CEA, la perte du droit pour les parties civiles d’agir à l’encontre de ce dernier par la voie de la citation directe, la cour d’appel avait violé son droit à un procès équitable garanti par l’article 6 § 1 de la Convention.

22. Dans son avis devant la Cour de cassation, l’avocat général observa que l’arrêt rendu par la chambre criminelle le 12 novembre 2008 (paragraphe 18 ci-dessus) « revient à un énoncé plus général de recevabilité des citations directes par la partie civile ». Il fit cependant valoir que « par un arrêt rendu peu après, le 2 décembre 2008 [paragraphe 36 ci-dessous], la chambre criminelle revient sur la position antérieure (ou l’explicite) pour confirmer l’irrecevabilité de citations directes ». Il conclut au rejet du pourvoi en faisant valoir qu’une interprétation large de la notion de « personne mise en cause » dans la procédure d’instruction, déjà affirmée dans un arrêt du 7 octobre 1986 (paragraphe 32 ci-dessous), était la solution « la plus conforme d’une part au respect du principe de l’autorité des ordonnances de non-lieu d’autre part au respect du principe de sécurité juridique qui doit prévaloir comme principe général de notre droit sans qu’il soit sacrifié à la liberté d’action de la partie civile qui dispose du pouvoir de relever appel des ordonnances de non-lieu ». Pour sa part, le conseiller rapporteur devant la Cour de cassation indiqua, à la fin de son rapport, qu’il convenait de se référer à l’évolution de doctrine entre l’arrêt rendu en l’espèce par la chambre criminelle de la Cour de cassation le 12 novembre 2008 (paragraphe 18 ci-dessus) et l’arrêt postérieur de la même juridiction du 2 décembre 2008 (paragraphe 36 ci-dessous).

23. Par un arrêt du 11 octobre 2011, la Cour de cassation, en formation restreinte de trois juges, rejeta le pourvoi de la requérante :

« (...) Attendu que les énonciations de l’arrêt attaqué, exactement reprises aux moyens, permettent à la Cour de cassation de s’assurer que s’il n’a pas été mis en examen ni entendu comme témoin assisté, le Commissariat à l’énergie atomique, personne morale, a fait l’objet d’une mise en cause explicite au cours de l’information ouverte contre personne non dénommée des chefs d’homicide et blessures involontaires à la suite d’un accident du travail survenu à Cadarache le 31 mars 1994 et clôturée par une ordonnance de non-lieu, devenue définitive ;

D’où il suit que, les citations directes délivrées postérieurement à cette décision (...) ayant été à bon droit déclarées irrecevables par l’arrêt, les moyens doivent être écartés ».

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale (CPP) et du code de l’organisation judiciaire (ci-après COJ)

24. Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale sont ainsi libellées :

Article 188 [à l’époque des faits]

« La personne mise en examen à l’égard de laquelle le juge d’instruction a dit n’y avoir lieu à suivre ne peut plus être recherchée à l’occasion du même fait, à moins qu’il ne survienne de nouvelles charges ».

Article 388

« Le tribunal correctionnel est saisi des infractions de sa compétence soit par la comparution volontaire des parties, soit par la citation, soit par la convocation par procès-verbal, soit par la comparution immédiate, soit enfin par le renvoi ordonné par la juridiction d’instruction ».

Article 619

« Lorsque, après cassation d’un premier arrêt ou jugement rendu en dernier ressort, le deuxième arrêt ou jugement rendu dans la même affaire, entre les mêmes parties, procédant en la même qualité, est attaqué par les mêmes moyens, l’affaire est portée devant l’assemblée plénière dans les formes prévues par les articles L. 131-2 et L. 131-3 du code de l’organisation judiciaire [devenus les articles L. 431-6 et suivants du COJ, paragraphe 28 ci-dessous] ».

25. Sur les dispositions pertinentes du CPP relatives à l’exercice de l’action civile par la victime d’une infraction, il est renvoyé à l’arrêt Perez c. France ([GC], no 47287/99, §§ 19 et suivants, CEDH 2004‑I). La victime dispose d’une option entre la voie civile et la voie pénale. S’agissant de la voie pénale, qui intéresse la Cour en l’espèce, elle est différente suivant que l’action publique a été ou non mise en mouvement contre l’auteur présumé de l’infraction. Si des poursuites sont déjà en cours, la victime peut se constituer partie civile par voie d’intervention devant le juge d’instruction ou la juridiction de jugement. Elle devient alors partie au procès, a accès au dossier d’instruction, peut demander certains actes et faire appel notamment de l’ordonnance de non-lieu. Si l’action publique n’a pas déjà été mise en mouvement, la victime peut le faire par le dépôt d’une plainte avec constitution de partie civile devant le juge d’instruction ou par la citation directe de l’auteur présumé des faits devant le juge du fond.

26. Les articles L. 431-6 et L. 431-7 du COJ sont ainsi libellés :

Article L. 431-6

« Le renvoi devant l’assemblée plénière peut être ordonné lorsque l’affaire pose une question de principe, notamment s’il existe des solutions divergentes soit entre les juges du fond, soit entre les juges du fond et la Cour de cassation; il doit l’être lorsque, après cassation d’un premier arrêt ou jugement, la décision rendue par la juridiction de renvoi est attaquée par les mêmes moyens ».

Article L. 431-7

« Le renvoi devant une chambre mixte ou devant l’assemblée plénière est décidé soit, avant l’ouverture des débats, par ordonnance non motivée du premier président, soit par arrêt non motivé de la chambre saisie.

Le renvoi est de droit lorsque le procureur général le requiert avant l’ouverture des débats ».

B. L’autorité des ordonnances de non-lieu

27. Une ordonnance de non-lieu est rendue soit pour des motifs de fait, comme c’est le cas en l’espèce, en l’absence de charge suffisante contre quiconque d’avoir commis les infractions visées, soit pour des motifs de droit (absence de qualification pénale pour recouvrir les faits, décès, prescription etc...). En cas de non-lieu motivé en droit, ce dernier est absolu et définitif. En revanche, le non-lieu motivé en fait est relatif et provisoire. Provisoire car l’article 188 du CPP interdit de nouvelles poursuites, pour des faits identiques, à l’égard de la personne « mise en examen », sauf en cas de survenance de charges nouvelles. Dans cette dernière hypothèse, la réouverture de l’instruction est permise mais uniquement sur l’initiative du parquet et non de la partie civile (article 190 du CPP). Relatif car le non-lieu ne peut être étendu, selon une lecture littérale de l’article 188 du CPP, aux personnes qui n’ont pas été « mises en examen ». L’interprétation de cette disposition par la Cour de cassation a conduit à admettre que le non-lieu bénéficie aux personnes qui, bien que non « mises en examen » ont été « impliquées » dans la procédure : c’est la délimitation des personnes « impliquées » dans la procédure qui constitue la question centrale de la présente affaire (paragraphes 28 et suivants ci-dessous).

C. La jurisprudence relative à la reprise des poursuites par la partie civile après une ordonnance de non-lieu

28. Compte tenu des divergences d’interprétation de la jurisprudence entre les parties, il sera fait une présentation chronologique de celle-ci, comprenant les décisions citées au cours de la procédure interne et dans les observations devant la Cour.

29. Dans l’arrêt Botrans (Cass, ch. réunies, 24 avril 1961, cité aux paragraphes 12 et 17 ci-dessus), la Cour de cassation a considéré que « si la partie civile qui a saisi le juge d’instruction ne peut abandonner la voie de l’instruction préparatoire pour traduire directement l’inculpé devant la juridiction correctionnelle, elle peut, au contraire, après clôture de l’information, user de la voie de la citation directe contre une personne qui n’a pas été l’objet de l’instruction requise ». Cette solution a été réaffirmée dans un arrêt du 12 mars 1969 (Bull crim, no 71).

30. Dans un arrêt du 5 mai 1981 (Bull crim. no 139), la Cour de cassation a jugé que « la victime d’une infraction est recevable à se constituer partie civile après la clôture d’une information par une ordonnance de non-lieu, fondée sur l’insuffisance des charges, pour les mêmes faits, à la condition que la personne nommément visée dans la plainte n’ait pas été mise en cause dans la précédente poursuite ». Dans le sommaire de l’arrêt, il est précisé qu’une décision de non-lieu n’acquiert l’autorité de chose jugée qu’à l’égard de ceux qui ont fait l’objet d’une « inculpation » (aujourd’hui « mise en examen ») et il est fait référence à cet égard à l’arrêt Botrans de 1961 (paragraphe 29 ci-dessus).

31. Dans un arrêt du 17 janvier 1983 (Bull crim. no 19), la Cour de cassation a considéré que « s’il est vrai que la victime a la possibilité de mettre l’action publique en mouvement, en usant de la voie de la citation directe à l’égard des personnes qui n’ont pas été l’objet de l’information requise, c’est à la condition que celles-ci n’aient pas été dénoncées dans la plainte et mises en cause dans les poursuites ». Dans cette affaire, la Cour de cassation a validé l’irrecevabilité de la citation directe de personnes qui avaient été entendues comme simple témoins devant le juge d’instruction dans la procédure antérieure s’étant terminée par un non-lieu.

32. Par un arrêt du 7 octobre 1986 (Bull crim, no 273, cité au paragraphe 22 ci-dessus), la Cour de cassation a jugé ce qui suit :

« (...) la victime d’une infraction peut mettre en mouvement l’action publique en usant de la voie de la citation directe à l’égard de personnes qui n’ont pas été l’objet de l’information diligentée à raison des mêmes faits à la condition que ces personnes n’aient pas été dénoncées dans la plainte, mises en cause dans les poursuites ou impliquées même en qualité de témoins, dans la procédure et qu’enfin, la plainte initiale ou les imputations exprimées au cours de l’information ne renferment pas des précisions telles que l’identification des personnes visées ne laissent place à aucun doute ».

33. Par la suite, et selon un article publié en 2007 dans le Jurisclasseur pénal en sa partie relative à « L’autorité de la chose jugée au pénal sur le pénal », il est indiqué que, « Dans ses arrêts les plus récents, la chambre criminelle maintient le principe selon lequel la partie civile qui est constituée dans le cadre d’une information contre personne non dénommée et clôturée par une ordonnance de non-lieu, non frappée d’appel, peut prendre l’initiative de poursuites pénales par voie de citation directe contre une personne qui n’a pas été mise en examen lors de l’information ni nommément désignée dans une plainte avec constitution de partie civile, alors même qu’elle aurait été entendue comme témoin ou aurait été l’objet de la part du magistrat instructeur de diverses vérifications (Cass crim. 23 mai 1995, Bull crim. no 190; Cass. Crim, 22 janvier 1997, Bull crim. no 26 ; Cass. Crim., 31 mars 1998, Bull crim. no 122) ».

34. La requérante cite un arrêt du 29 novembre 1999, rendu sous la même présidence que l’arrêt du 22 octobre 2007 la concernant (paragraphe 14 ci-dessus) et dans lequel la cour d’appel d’Aix-en-Provence (affaire dite « accident de la Calade ») a admis la possibilité de poursuivre par voie de citation directe une personne qui avait été interrogée uniquement comme témoin et, malgré les demandes en ce sens adressées au juge d’instruction, n’avait pas été mise en examen.

35. Le Gouvernement cite deux arrêts rendus par la chambre criminelle de la Cour de cassation les 30 juin 1999 (no 98-84856, non publié) et 11 septembre 2001 (no 00-84614, non publié) dans la ligne de celle fixée par l’arrêt du 7 octobre 1986 (paragraphe 32 ci-dessus). Dans ces arrêts, la Cour de cassation a jugé que des personnes non visées dans une plainte avec constitution de partie civile ou un réquisitoire du ministère public, mais dont la mise en examen au cours de l’instruction avait été demandée par les parties civiles, ne pouvaient pas être citées directement devant le tribunal correctionnel par la suite.

36. Après l’arrêt rendu le 12 novembre 2008 dans la présente espèce (paragraphe 18 ci-dessus), par un arrêt du 2 décembre 2008 (Bull crim. no 227, cité au paragraphe 22 ci-dessus), la chambre criminelle de la Cour de cassation a jugé que la cour d’appel dont l’arrêt était soumis à son examen avait exactement retenu, pour déclarer irrecevables les citations à comparaître devant la juridiction correctionnelle délivrées par les victimes d’un glissement de terrain, que les personnes citées (préfet, fonctionnaires et responsables départementale de l’équipement), si elles n’avaient pas été désignées par leur nom dans les plaintes avec constitution de partie civile intervenues au cours de l’information, avaient néanmoins fait l’objet, en leur qualité professionnelle, d’une mise en cause explicite dans ces mêmes plaintes.

EN DROIT

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

37. La requérante se plaint de n’avoir pu agir par voie de citation directe et exposer sa cause devant un tribunal en violation de son droit d’accès à un tribunal et du principe de sécurité juridique. Elle soutient que l’exercice de cette voie de recours était effectif depuis la jurisprudence Botrans et que l’arrêt rendu le 11 octobre 2011 par la Cour de cassation a constitué un revirement de jurisprudence imprévisible. Elle allègue une violation de l’article 6 § 1 de la Convention dont la partie pertinente se lit ainsi :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

A. Sur la recevabilité

38. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) La requérante

39. La requérante soutient que l’on ne peut lui reprocher d’avoir fait un autre choix procédural que celui d’interjeter appel de l’ordonnance de non‑lieu, rendue onze ans après l’ouverture de l’information. Elle ajoute que la possibilité ou pas de citer directement une personne après une décision de non-lieu reste strictement identique, que l’on soit en présence d’une ordonnance de non-lieu ou d’un arrêt confirmatif de non-lieu.

40. La requérante considère que le premier arrêt rendu par la Cour de cassation le 12 novembre 2008 était non seulement clair mais se situait dans le droit fil de la jurisprudence constante posée depuis l’arrêt Botrans en 1961, à savoir que la partie civile peut employer la citation directe, malgré une décision de non-lieu définitive, dès lors que la personne poursuivie n’a été ni nommément dénoncée dans une plainte avec constitution de partie civile, ni mise en examen ou témoin assisté du temps de l’information.

41. Les quelques décisions allant dans le sens contraire ne sont, selon la requérante, que des cas isolés ne pouvant être considérés comme consacrant une quelconque jurisprudence, y compris l’arrêt du 2 décembre 2008 (paragraphe 36 ci-dessus). Elle désapprouve à cet égard la position du Gouvernement qui considère que ce dernier arrêt a fixé la jurisprudence. Elle indique par ailleurs que les circonstances de l’affaire dans cet arrêt étaient différentes de la sienne puisque les personnes poursuivies avaient été entendues, l’une d’entre elle en qualité de témoin assisté, et les parties civiles les avaient précisément et explicitement mises en cause aux moyens de plusieurs plaintes.

42. La requérante soutient que l’exception de chose jugée ne pouvait lui être opposée en l’espèce en l’absence d’identité de partie entre les deux poursuites. Elle rappelle à cet égard que la saisine du juge d’instruction ne s’est pas faite sur plainte avec constitution de partie civile contre une personne dénommée mais sur réquisitoire du parquet ouvert contre X et que le CEA n’a été ni mis en examen, ni été témoin assisté au cours de l’information.

43. La requérante soutient que son second pourvoi devant la Cour de cassation aurait dû être jugé en assemblée plénière. Elle fait valoir que l’arrêt rendu le 11 octobre 2011 était totalement imprévisible puisque la chambre criminelle avait jugé sur le même problème de droit en sens contraire et opposé à l’occasion du premier pourvoi le 12 novembre 2008. L’arrêt rendu dans le cadre du second pourvoi était également incohérent puisqu’il se départait de la jurisprudence constante, et incompréhensible en l’absence d’indication des raisons du revirement, en violation des exigences de sécurité juridique et de protection de la confiance légitime des justiciables.

44. Enfin, pour répondre au Gouvernement, qui fait valoir que le but de la limitation du droit pour une partie civile de recourir au juge au moyen d’une citation directe est « d’éviter l’abus d’actions civiles et successives et de respecter le principe « non bis in idem », la requérante indique ce qui suit. Elle souligne d’une part que le droit interne prévoit déjà des mesures visant à prévenir de tels abus. Elle estime, d’autre part, que le principe non bis in idem n’a pas vocation à s’appliquer. À cet égard, elle explique que le juge d’instruction raisonne en termes de charge et non de culpabilité, et que l’ordonnance de non-lieu n’a qu’une autorité de chose jugée relative. Tel était a fortiori le cas dans son affaire, en l’absence de la triple identité de cause, d’objet et de partie pour que l’autorité de chose jugée trouve à s’appliquer.

b) Le Gouvernement

45. Selon le Gouvernement, à la suite des arrêts de la Cour de cassation rendus en 1961 et 1986 (paragraphes 29 et 32 ci-dessus), deux tendances se sont dégagées dans la jurisprudence : la première, formelle, considérant que ne sont l’objet de l’instruction que les personnes mises en examen et nommément désignées dans une plainte avec constitution de partie civile ou dans un réquisitoire du parquet (paragraphe 33 ci-dessus) ; la seconde, factuelle, le juge saisi d’une citation directe devant apprécier en réalité si le juge d’instruction n’a pas effectivement investigué sur la responsabilité de la personne ensuite citée directement (paragraphes 32 et 35 ci-dessus). L’arrêt du 2 décembre 2008 (paragraphe 36 ci-dessus) fixe finalement, selon le Gouvernement, la jurisprudence, et celle-ci a été appliquée dans le second arrêt de la Cour de cassation du 11 octobre 2011 en l’espèce.

46. Le Gouvernement souligne qu’afin d’éviter l’abus d’actions civiles successives et de respecter le principe « non bis in idem », le droit de la partie civile d’avoir recours à la citation directe devant le tribunal correctionnel doit être mis en balance avec les droits des personnes ayant fait l’objet de l’instruction. C’est pourquoi, depuis le début des années 60, la Cour de cassation a précisé l’interprétation qu’il convenait d’avoir de la formule « personne qui n’a pas été l’objet de l’instruction » pour, selon lui, limiter le droit de la partie civile de faire citer directement une personne devant le tribunal dès lors que sa culpabilité a été simplement envisagée ou évoquée dans le cadre d’une instruction. Cela correspond à la volonté du législateur de renforcer la présomption d’innocence : le juge d’instruction doit user de la mise en examen et du statut de témoin assisté avec une grande prudence. En l’espèce, selon le Gouvernement, la mise en cause explicite du CEA s’est révélée de manière manifeste durant l’information puisque celui-ci a été visé nommément et de façon réitérée par plusieurs parties civiles qui n’ont cessé, vainement, de faire des demandes d’actes et de solliciter sa mise en examen.

47. Le Gouvernement précise qu’il convient d’éviter que la saisine du tribunal correctionnel ne soit utilisée par la victime comme un recours en cas d’échec de son action devant le juge d’instruction. Il met en exergue le fait que la partie civile bénéficie de nombreux moyens d’actions dans le cadre de la procédure d’instruction, et notamment de la possibilité de faire appel d’une ordonnance de non-lieu (paragraphe 25 ci-dessus). Il considère que la requérante, pour des considérations de pure stratégie procédurale, n’a pas usé de son droit de faire appel de l’ordonnance de non-lieu. Elle a ainsi, selon lui, exprimé un choix dans l’accès au juge et ne peut se prévaloir d’une violation de ce droit en raison de l’autorité de la chose jugée qu’acquiert l’ordonnance de non-lieu en l’absence d’appel. Le Gouvernement conclut que l’irrecevabilité de la citation directe en l’espèce consacre un équilibre entre les droits de la victime et le respect de l’autorité de la chose jugée.

48. Le Gouvernement considère que l’application de l’autorité de la chose jugée à l’égard du CEA n’a pas porté atteinte au principe de la sécurité juridique. Il réitère tout d’abord que l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 11 octobre 2011 en l’espèce ne constitue pas un revirement de jurisprudence. Selon le Gouvernement, le second pourvoi de la requérante a été examiné en formation restreinte de trois juges car la solution s’imposait depuis l’arrêt du 2 décembre 2008 qui avait fixé la jurisprudence (paragraphe 36 ci-dessus). Dès lors, le rejet du second pourvoi de la requérante était attendu, et l’arrêt prévisible. Le Gouvernement fait valoir par ailleurs que si l’arrêt du 12 novembre 2008 a été rendu à une époque où deux tendances se dégageaient dans la jurisprudence, ces dernières avaient pour point commun de restreindre le champ des personnes pouvant faire l’objet d’une citation directe dès lors que leur culpabilité avait été seulement évoquée dans le cadre de la procédure d’instruction.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

49. La Cour renvoie aux principes généraux tels qu’ils se trouvent énoncés dans les récents arrêts Zubac c. Croatie [GC], no 40160/12, §§ 76 à 79, 5 avril 2018, Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie ([GC], no 76943/11, §§ 84 à 89 et § 116, CEDH 2016 (extraits) et Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie ([GC], no 13279/05, §§ 49 à 58, 20 octobre 2011).

50. En particulier, elle rappelle que le droit d’accès à un tribunal doit être concret et effectif et non pas théorique et illusoire. L’effectivité de l’accès au juge suppose qu’un individu jouisse d’une possibilité claire et concrète de contester un acte constituant une ingérence dans ses droits (Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres, précité, § 86, Bellet c. France, 4 décembre 1995, § 31, série A no 333‑B). Le fait d’avoir pu emprunter des voies de recours internes, mais seulement pour entendre déclarer ses actions irrecevables par le jeu de la loi ne satisfait pas toujours aux impératifs de l’article 6 § 1 : encore faut-il que le degré d’accès procuré par la législation nationale suffise pour assurer à l’individu le « droit à un tribunal » eu égard au principe de la « prééminence du droit » dans une société démocratique (Ashingdane c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 57, série A no 93, F.E. c. France, 30 octobre 1998, § 46, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII, Ligue du monde islamique et Organisation islamique mondiale du secours islamique c. France, no 36497/05 et 37172/05, § 51, 15 janvier 2009, Stichting Mothers of Srebrenica et autres c. Pays-Bas (déc.), no 65542/12, § 138, CEDH 2013 (extraits)). L’accessibilité, la clarté et la prévisibilité des dispositions légales et de la jurisprudence assurent ainsi l’effectivité du droit d’accès à un tribunal (Legrand c. France, no 23228/08, § 34, 26 mai 2011).

51. Le droit d’accès aux tribunaux n’étant toutefois pas absolu, il peut donner lieu à des limitations implicitement admises car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, réglementation qui peut varier dans le temps et dans l’espace en fonction des besoins et des ressources de la communauté et des individus. En élaborant pareille réglementation, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation. S’il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention, elle n’a pas qualité pour substituer à l’appréciation des autorités nationales une autre appréciation de ce que pourrait être la meilleure politique en la matière. Néanmoins, les limitations appliquées ne sauraient restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Zubac, précité, § 78, Paroisse Gréco-Catholique Lupeni et autres, précité, § 89).

52. Par ailleurs, les exigences de sécurité juridique et de protection de la confiance légitime des justiciables ne consacrent pas un droit acquis à une jurisprudence constante. Ainsi, une évolution de la jurisprudence n’est pas, en elle‑même, contraire à la bonne administration de la justice, dès lors que l’absence d’une approche dynamique et évolutive risquerait de faire obstacle à toute réforme ou amélioration (Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres, précité, § 116, Unédic c. France, no 20153/04, § 74, 18 décembre 2008).

53. Selon la jurisprudence de la Cour, les divergences de jurisprudence constituent, par nature, la conséquence inhérente à tout système judiciaire qui repose sur un ensemble de juridictions de fond ayant autorité sur leur ressort territorial. De telles divergences peuvent également apparaître au sein d’une même juridiction, sans que cela, en soi, ne porte atteinte à la Convention. Les critères qui guident la Cour dans son appréciation des conditions dans lesquelles des décisions contradictoires de différentes juridictions internes statuant en dernier ressort emportent violation du droit à un procès équitable, consistent à déterminer s’il existe dans la jurisprudence des juridictions internes « des divergences profondes et persistantes », si le droit interne prévoit des mécanismes visant à la suppression de ces incohérences, si ces mécanismes ont été appliqués et quels ont été, le cas échéant, les effets de leur application (Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres précité, § 116, Ferreira Santos Pardal c. Portugal, no 30123/10, § 42, 30 juillet 2015).

54. La Cour rappelle enfin qu’il ne lui appartient pas de trancher des différends relatifs à l’interprétation du droit interne régissant l’accès à un tribunal, son rôle étant plutôt de vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation (Zubac, précité, §§ 79 et 81).

b) Application en l’espèce

55. La Cour constate que le droit français prévoit que l’exercice du droit d’action civile de la victime se réalise, selon que l’action publique a déjà été mise en mouvement ou non, par voie d’intervention ou par voie d’action. Dans la seconde hypothèse, la victime peut saisir soit la juridiction d’instruction par le biais d’une plainte avec constitution de partie civile soit la juridiction de jugement par voie de citation directe (paragraphe 25 ci‑dessus). En cas de choix de cette dernière option, pour les raisons rappelés par le Gouvernement (paragraphe 46 ci-dessus), la Cour retient que la citation directe ne doit pas permettre à la partie civile de contourner une ordonnance de non-lieu rendue au cours d’une procédure antérieure et son exercice est donc soumis au respect du principe non bis in idem.

56. Concernant l’autorité de chose jugée qui a été opposée à la requérante par la Cour de cassation, la Cour observe que celle-ci a fondé sa décision sur l’article 188 du CPP tel qu’interprété par la jurisprudence de sa chambre criminelle. Cette disposition préserve de nouvelles poursuites les personnes mises en examen, sauf charges nouvelles, qui ont bénéficié d’un non-lieu. Elle a été finalement interprétée en l’espèce comme devant s’appliquer au CEA qui n’avait pas été mis en examen ni été témoin assisté dans l’information judiciaire mais dont la responsabilité pénale avait été évoquée (paragraphe 20 ci-dessus). Pour décider s’il y avait autorité de chose jugée dans les instances successives, instruction préparatoire et citation directe, la Cour de cassation a retenu dans son arrêt du 11 octobre 2011 que les énonciations de la cour d’appel lui avait permis de s’assurer que le CEA avait été « mis en cause explicitement » au cours de la première.

57. Cette décision, de l’avis de la requérante, était imprévisible en raison d’une jurisprudence constante de la chambre criminelle de la Cour de cassation depuis l’arrêt Botrans, qui ne lui permettait pas de prévoir que l’ordonnance de non-lieu l’empêcherait d’agir par voie de citation directe devant le tribunal correctionnel. De son côté, le Gouvernement plaide, malgré deux lignes jurisprudentielles, une interprétation constante de la Cour de cassation dans le sens d’une restriction de la reprise des poursuites par la partie civile après une ordonnance de non-lieu. Selon lui, la requérante devait s’attendre à ce que le CEA bénéficie de l’autorité de chose jugée de l’ordonnance de non-lieu devenue définitive en l’absence d’appel de sa part.

58. La Cour n’a pas à apprécier en soi les voies de recours offertes par le système français et, dans ce contexte, l’autorité de chose jugée des décisions de non-lieu. Elle constate, avec le Gouvernement, que la requérante s’est volontairement abstenue d’interjeter appel de l’ordonnance de non-lieu alors que cette voie de recours était clairement accessible et de nature à répondre à ses prétentions tenant à l’établissement d’une faute commise au cours de l’accident du 31 mars 1994. Contrairement à ce qu’indique la requérante, la question de la reprise des poursuites par la partie civile en cas d’instruction clôturée par une ordonnance de non-lieu, non frappée d’appel, ne faisait pas l’objet d’une jurisprudence constante de la Cour de cassation lorsqu’elle s’est vue notifier l’ordonnance de non-lieu.

59. En effet, la Cour constate que, à la suite de l’arrêt Botrans rendu en 1961, la jurisprudence de la Cour de cassation a évolué non pas de manière constante comme l’affirme la requérante mais selon deux tendances. La première a limité l’interdiction faite à la partie civile d’user de la voie de la citation directe à l’encontre de personnes dont le statut pénal est clair : témoin assisté (nouveau statut pénal instauré par la loi du 15 juin 2000), personne mise en examen ou nommément désignée dans une plainte avec constitution de partie civile. Elle est illustrée par les décisions citées dans l’aperçu de jurisprudence (paragraphes 29, 30 et 33 ci-dessus) et par l’arrêt d’espèce du 12 novembre 2008 (paragraphe 18 ci-dessus). La seconde tendance a élargi l’interdiction de nouvelles poursuites par la partie civile aux personnes simplement « impliquées » dans la procédure antérieure, comme le démontrent les arrêts des 17 janvier 1983, 7 octobre 1986, 11 septembre 2001, 2 décembre 2008 (paragraphes 31, 32, 35 et 36 ci‑dessus) et l’arrêt prononcé dans la présente espèce du 11 octobre 2011 (paragraphe 23 ci‑dessus).

60. La Cour déduit de ce qui précède que la jurisprudence de la Cour de cassation était hésitante, au moment où l’ordonnance de non-lieu a été rendue par le juge d’instruction le 13 juillet 2005, sur les effets juridiques d’une telle décision et les modalités d’exercice ultérieur d’une citation directe par la partie civile. La requérante ne pouvait donc pas exclure que les juridictions nationales déclarent sa citation directe irrecevable en l’absence d’appel de l’ordonnance de non-lieu devenue ainsi définitive. La Cour considère dès lors qu’en faisant le choix de ne pas faire appel de l’ordonnance de non-lieu, et de ne pas poursuivre la procédure déjà engagée à l’initiative du ministère public, la requérante, représentée par un avocat, s’est placée dans une situation dans laquelle elle risquait de se voir opposer l’irrecevabilité de la citation directe délivrée à l’encontre du CEA. Dans ces conditions, la Cour estime que l’interprétation de l’article 188 du CPP par les juridictions nationales en l’espèce et l’autorité de chose jugée de l’ordonnance de non-lieu qui a été opposée à la requérante n’ont pas porté atteinte à son droit d’accès à un tribunal.

61. Pour autant que la requérante se plaint de la violation du principe de sécurité juridique, la Cour rappelle que celui-ci ne consacre pas de droit acquis à une jurisprudence constante (paragraphe 52 ci-dessus). En tout état de cause, le second arrêt rendu par la Cour de cassation en l’espèce le 11 octobre 2011 ne constituait pas un revirement de jurisprudence imprévisible car la Cour de cassation a fait application de son arrêt du 2 décembre 2008 qui, selon le Gouvernement, a fixé la jurisprudence dans le sens d’un élargissement des bénéficiaires du non-lieu et donc d’un contrôle plus étroit de la liberté d’agir de la partie civile (paragraphe 36 ci-dessus). Il ressort de la jurisprudence de la Cour que le rôle d’une juridiction suprême est précisément de régler les contradictions résultant d’arrêts contenant des interprétations divergentes (voir Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres précité, § 123, et les affaires qui y sont citées).

62. La Cour constate que la chambre criminelle de la Cour de cassation n’a pas considéré que le second pourvoi de la requérante était l’occasion d’une clarification de la jurisprudence concernée puisqu’elle l’a rendu en formation restreinte de trois juges réservée notamment aux affaires dans lesquelles la solution de l’affaire paraît s’imposer. En outre, elle relève que le conseiller rapporteur devant la Cour de cassation avait signalé, à la fin de son rapport, l’évolution de doctrine de la Cour de cassation (paragraphe 22 ci-dessus). De même, l’avocat général avait précisé dans ses conclusions que l’arrêt du 2 décembre 2008 était venu clarifier la position de la Cour de cassation sur la recevabilité des citations directes après clôture d’une information (idem).

63. Certes, la Cour relève que les textes pertinents relatifs à la saisine de l’assemblée plénière, formation la plus solennelle de la Cour de cassation, prévoient le renvoi d’une affaire devant celle-ci lorsque après cassation d’un premier arrêt, la décision rendue par la juridiction de renvoi est attaquée par les mêmes moyens (paragraphes 24 et 26 ci-dessus). Toutefois, elle rappelle à cet égard qu’elle doit éviter toute immixtion injustifiée dans l’exercice des fonctions juridictionnelles, de même que dans l’organisation juridictionnelle des États. Elle souligne en outre que les juridictions nationales sont les premières responsables de la cohérence de leur jurisprudence et que son intervention à cet égard doit demeurer exceptionnelle (Nejdet Şahin et Perihan Şahin, précité, § 94).

64. Pour les raisons exposées ci-dessus, la Cour considère que la motivation de l’arrêt du 11 octobre 2011 répondait aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention et qu’il n’y a pas eu violation de cette disposition en raison de la méconnaissance du principe de sécurité juridique.

65. Eu égard à tout ce qui précède, la Cour conclut que la requérante n’a pas subi d’entrave à son droit d’accès à un tribunal et qu’il n’y a pas eu méconnaissance du principe de sécurité juridique dans les circonstances de l’espèce. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;

2. Dit, par quatre voix contre trois, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention quant au droit d’accès à un tribunal.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 juillet 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Claudia WesterdiekAngelika Nußberger
GreffièrePrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion dissidente commune aux juges Grozev, O’Leary et Hüseynov.

A.N.
C.W.

OPINION DISSIDENTE
DES JUGES GROZEV, O’LEARY ET HUSEYNOV

A. Introduction

1. Dans la présente affaire, la requérante se plaint de ne pas avoir pu agir par voie de citation directe devant le tribunal correctionnel en raison d’un revirement de jurisprudence tardif et imprévisible, et donc de ne pas avoir pu exposer sa cause devant ce tribunal. Elle dénonce à cet égard une violation de son droit d’accès à un tribunal et du principe de sécurité juridique.

2. La majorité a conclu à la non-violation de l’article 6 de la Convention après avoir procédé à un examen séparé et successif de ces deux griefs. Pour les raisons exposées ci-dessous, nous estimons que, dans les circonstances de la présente affaire, la Cour aurait dû se concentrer sur le grief relatif à l’accès à un tribunal tout en l’examinant à la lumière des exigences du principe de la sécurité juridique. En effet, il semble clair que le constat de violation ou de non-violation dépendait de la question à laquelle la Cour avait décidé devoir répondre.

3. La majorité a opté pour une question étroite et, à notre sens, pour une réponse judiciaire excessivement formaliste. Elle a ignoré le cœur de la difficulté à laquelle la requérante s’est trouvée confrontée lors de son long parcours judiciaire entre le 2 avril 1994, date de l’ouverture de l’information judiciaire à la suite de l’explosion fatale ayant impliqué son mari, et le 11 octobre 2011, date de la décision définitive de la Cour de cassation ayant conclu à l’irrecevabilité de sa citation directe. Pour la majorité, la question qui se posait était celle de savoir si la requérante, qui disposait de deux voies procédurales différentes pour saisir un juge et qui n’a pas interjeté appel de l’ordonnance de non-lieu du juge d’instruction (une voie) devait, en agissant par la voie de la citation directe (l’autre voie), assumer les conséquences de ce que les juges majoritaires jugent avoir été un risque. La réponse de ces derniers à cette question est affirmative : à leurs yeux, tant le choix opéré par la requérante que le risque qui, de leur avis, en découlait, mettent en échec le grief relatif au droit d’accès à un tribunal. Selon la majorité, dès lors que l’intéressée avait un accès, le fait que le droit français prévoyait une autre voie de recours, faisant certes l’objet d’une jurisprudence en cours de développement sur son usage, n’était pas ou plus pertinent.

4. Nous estimons pour notre part que, dès lors que le droit français offrait deux voies de recours à une requérante comme Mme Allègre pour saisir un juge, la Cour était confrontée à une toute autre question. Elle devait décider si l’état du droit français présentait une clarté et une cohérence suffisantes quant aux modalités d’exercice de la citation directe en cas d’information judiciaire préalable et, donc, si le justiciable était en mesure d’effectuer un choix réel et effectif. En outre, si le droit d’accès de la requérante était et pouvait clairement être soumis à des restrictions justifiées par des buts légitimes, la Cour devait décider si le rapport de proportionnalité exigé par sa jurisprudence était respecté en l’espèce, eu égard notamment à l’incertitude quant à l’état du droit rencontrée par la requérante en cours d’instance.

B. Cadre juridique interne et faits à l’origine du litige devant la Cour

1. Cadre juridique interne

5. Il faut, exceptionnellement, renverser l’ordre de présentation habituel et exposer tout d’abord le cadre juridique interne et les deux voies de recours concernées en l’espèce pour ensuite présenter les faits.

6. Selon le droit français, à la suite d’un accident tel que celui en cause en l’espèce, la victime, si l’action publique a déjà été mise en mouvement, même contre une personne non dénommée, peut se constituer partie civile par voie d’intervention soit devant le juge d’instruction, comme en l’espèce, soit devant la juridiction de jugement. Dans la première hypothèse, lorsque l’instruction prend fin, le juge peut conclure soit au renvoi devant un tribunal, soit au non-lieu. Lors de l’instruction, la partie civile peut, ainsi que le Gouvernement l’a indiqué en l’espèce, solliciter du juge d’instruction l’accomplissement de nombreux actes. Elle peut également faire appel de l’ordonnance de non-lieu.

7. L’autre voie de recours prévue par le droit français est la citation directe qui ne peut être employée que contre une personne dénommée, l’auteur présumé des faits.[1]

8. Il n’est pas contesté que, aux termes de l’article 188 du code de procédure pénale (CPP), le bénéfice d’un non-lieu n’est accordé qu’à « la personne mise en examen ». Le cœur de la présente affaire concerne les conséquences pour le justiciable de deux lignes jurisprudentielles relatives à l’interprétation de cette dernière notion, la seconde s’étant développée progressivement (paragraphes 28 à 36 de l’arrêt). La première, dite « formelle », vise les personnes mises en examen, placées sous le statut de témoin assisté ou nommément désignées dans une plainte avec constitution de partie civile ou un réquisitoire. Une citation directe contre une personne physique ou morale qui ne tombe pas dans ces catégories est, voire était, considérée comme recevable. L’autre ligne jurisprudentielle, dite « factuelle », exige du juge saisi d’une citation directe qu’il apprécie si, en réalité, le juge d’instruction n’a pas effectivement investigué sur la responsabilité de la personne objet ensuite de la citation directe. Si tel est le cas, la citation directe est déclarée irrecevable afin, entre autres, de respecter le principe non bis in idem.

9. Si la requérante soutient que la première ligne jurisprudentielle était prédominante, voire qu’elle reflétait la jurisprudence constante en la matière, le Gouvernement plaide au contraire que la jurisprudence s’était déjà développée dans un sens non favorable à la requérante à l’époque des faits. Il a donc souligné le « risque » que l’intéressée devait assumer en citant directement le CEA. Ainsi qu’il ressort du dossier, l’état de la jurisprudence française à l’époque des faits semble se trouver quelque part entre ces deux positions opposées.

2. Faits à l’origine du litige

10. Les faits à l’origine du présent litige sont les suivants. L’époux de la requérante, employé par le Commissariat à l’Énergie Atomique (CEA), est décédé lors d’une explosion intervenue pendant une opération de démantèlement d’un réacteur. Une information judiciaire a été ouverte par le procureur de la République le 2 avril 1994 contre personne non dénommée du chef d’homicide et blessures involontaires. Ainsi qu’il ressort des paragraphes 8 et 10 de l’arrêt, de nombreux rapports émanant de divers organismes et administrations ayant des liens plus ou moins directs avec le CEA furent transmis au juge d’instruction. Aucune personne physique ou morale ne fut mise en examen malgré les demandes de la requérante et d’autres parties civiles en ce sens au cours de l’instruction. Onze ans après l’ouverture de l’information, le juge d’instruction a rendu une ordonnance de non-lieu, faute de charges suffisantes contre quiconque d’avoir commis les infractions visées. La requérante et les autres parties civiles disposaient de dix jours pour interjeter appel. Elles ont toutes décidé, en vertu de l’article 388 du CPP, de citer directement le CEA devant le tribunal correctionnel. Celui-ci pouvait être saisi soit par la citation directe, soit par le renvoi ordonné par la juridiction d’instruction.

11. Par un jugement du 13 mars 2007, la citation directe a été jugée recevable par le tribunal correctionnel d’Aix-en-Provence. Ce tribunal a rappelé le droit des victimes de mettre en mouvement l’action publique contre une personne dénommée mais également le fait que l’action publique s’éteint par la chose jugée. Il a précisé que « l’article 188 du CPP se situe à la jonction de ces deux principes en rappelant que la personne mise en examen, à l’égard de laquelle le juge d’instruction a dit n’y avoir lieu à suivre, ne peut plus être recherchée à l’occasion du même fait, et en permettant, a contrario, la possibilité de l’attraire en la cause, lorsqu’elle n’a pas fait l’objet d’une mise en examen » (paragraphe 13 de l’arrêt). Selon lui, tel était le cas en l’espèce.

12. Par un arrêt du 22 octobre 2007, la cour d’appel d’Aix-en-Provence a infirmé le jugement de première instance et a déclaré la citation directe du CEA irrecevable, soulignant que les parties civiles avaient réclamé au juge d’instruction la mise en examen du CEA. La cour d’appel a conclu que le fait que la requérante n’avait pas interjeté appel de l’ordonnance de non-lieu rendait cette décision définitive et constituait un obstacle de droit à une nouvelle poursuite devant le tribunal correctionnel. Elle a considéré, toutefois, que le fait d’avoir cité le CEA devant le tribunal correctionnel ne saurait être imputé à faute à la requérante à cause de l’existence de nombreuses décisions de justice rendues parfois en sens contraire.

13. Par la suite, la requérante a saisi la Cour de cassation et a allégué, en se référant à l’article 6 § 1 de la Convention, que la solution retenue par la cour d’appel était imprévisible à la date où elle avait fait le choix, au terme de onze années d’instruction, de ne pas interjeter appel de l’ordonnance de non-lieu et de poursuivre directement le CEA devant le tribunal correctionnel. Il est utile de rappeler le raisonnement de l’avocat général devant la Cour de cassation : « rien ne permet aux termes de la loi de tirer d’une abstention de faire appel d’un non-lieu une renonciation définitive à exercer un autre mode régulier de poursuite, sauf à imaginer d’étendre le principe una via electa qui n’a pas été prévu pour cette situation ne concernant que la seule action publique ». Par un arrêt du 12 novembre 2008, la chambre criminelle de la Cour de cassation a cassé l’arrêt d’appel et a renvoyé l’affaire devant la même cour d’appel autrement composée au motif que, en concluant que la citation directe était en l’espèce irrecevable, alors que le CEA n’avait pas été mis en examen ni entendu comme témoin assisté, la cour d’appel avait méconnu le sens et la portée des articles 188 et 388 du CPP.

14. Dès lors, en 2008, la plus haute juridiction a confirmé la recevabilité du recours de la requérante et sa décision de recourir à la citation directe. Il s’agit, pour nous, de la décision juridictionnelle clé. Or, trois semaines plus tard, la même juridiction, dans une autre composition et dans une autre affaire, a rendu une conclusion inverse en optant pour la voie jurisprudentielle dite « factuelle » décrite ci-dessus, fixant ainsi la jurisprudence. Dans cette décision, elle concluait à l’irrecevabilité d’une citation directe employée dans des circonstances très similaires à celles en cause dans le pourvoi de Mme Allègre qui venait d’être jugé.

15. Ce revirement n’est pas, en soi, problématique. Ainsi qu’il ressort de sa jurisprudence constante, il n’appartient clairement pas à la Cour d’apprécier l’opportunité des choix opérés par les États contractants relatifs aux restrictions à l’accès à un tribunal. Il ne lui appartient pas non plus de trancher des différends relatifs à l’interprétation du droit interne régissant l’accès à un tribunal. Toutefois, son rôle est de vérifier la conformité à la Convention des conséquences qui découlent de tels choix et la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation.[2]

16. Quelles étaient donc les conséquences pour la requérante de ce revirement de jurisprudence ? Par un arrêt du 2 novembre 2009, la cour d’appel a infirmé une nouvelle fois la décision de première instance et déclaré la citation directe du CEA irrecevable. Il convient d’observer qu’elle a néanmoins précisé qu’il ne pouvait être fait grief au conseil de la requérante d’avoir sciemment décidé de ne pas faire appel de l’ordonnance de non-lieu. La requérante a formé un pourvoi en cassation contre cet arrêt. L’avocat général devant la Cour de cassation a alors observé que le premier arrêt rendu en faveur de la requérante par la chambre criminelle le 12 novembre 2008 revenait à un énoncé plus général quant à la recevabilité des citations directes par la partie civile mais que, par l’arrêt rendu peu après, le 2 décembre 2008, la chambre criminelle était revenue sur sa position antérieure (ou l’avait explicitée) pour confirmer l’irrecevabilité de citations directes dans de telles circonstances. Plus de dix-sept ans après l’ouverture de l’information judiciaire et près de trois ans après l’arrêt rendu dans le cadre du premier pourvoi, la Cour de cassation a rejeté le second pourvoi de la requérante par un arrêt du 11 octobre 2011. Selon cet arrêt, le CEA était cette fois-ci considéré comme ayant fait l’objet d’une mise en cause explicite et l’ordonnance de non-lieu étant devenue définitive, les citations directes délivrées postérieurement à cette décision devaient être déclarées irrecevables.

C. Principes généraux applicables dans une affaire comme celle-ci

17. Les principes généraux relatifs au droit d’accès à un tribunal sont bien connus et font l’objet d’une jurisprudence abondante. S’il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention, elle n’a pas qualité pour substituer à l’appréciation des autorités nationales une autre appréciation de ce que pourrait être la meilleure politique en matière d’accès aux tribunaux. Le droit d’accès à un juge n’est pas un droit absolu mais il doit être concret et effectif et non pas théorique et illusoire. Ce droit peut donner lieu à des limitations mais celles-ci ne sauraient restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tel que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, ces limitations ne se concilient avec l’article 6 § 1 de la Convention que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.[3] La Cour examine l’effectivité de l’accès au juge, qui suppose qu’un individu jouisse d’une possibilité claire et concrète de contester un acte constituant une ingérence dans ses droits ;[4] et le degré d’accès procuré par la législation nationale pour assurer à l’individu le « droit à un tribunal ».[5] Ce sont l’accessibilité, la clarté et la prévisibilité des dispositions légales et de la jurisprudence internes qui assurent l’effectivité du droit d’accès à un tribunal.[6]

18. La jurisprudence de la Cour relative au principe de sécurité juridique et les critères qui guident celle-ci lors de l’appréciation du respect de ce principe sont également bien établis.[7] Un des éléments fondamentaux de la prééminence du droit est le principe de la sécurité des rapports juridiques, lequel tend notamment à garantir aux justiciables une certaine stabilité des situations juridiques ainsi qu’à favoriser la confiance du public dans la justice.[8] Les exigences de sécurité juridique et de protection de la confiance légitime des justiciables ne consacrent pas toutefois un droit acquis à une jurisprudence constante. Ainsi, une évolution de la jurisprudence n’est pas, en elle-même, contraire à la bonne administration de la justice, dès lors que l’absence d’une approche dynamique et évolutive risquerait de faire obstacle à toute réforme ou amélioration.[9] Par ailleurs, les divergences de jurisprudence constituent, par nature, la conséquence inhérente à tout système judiciaire qui repose sur un ensemble de juridictions de fond ayant autorité sur leur ressort territorial. La Cour reconnaît que de telles divergences peuvent également apparaître au sein d’une même juridiction, sans que cela, en soi, ne porte atteinte à la Convention.

D. Application desdits principes au cas d’espèce

19. Si le jugement de la majorité a rappelé ces deux séries de principes, il n’a pas cherché à les concilier, ce qui était, à notre sens, essentiel dans le cas d’espèce. Dès lors que la requérante avait un choix et que l’une des deux voies procédurales comportait, selon la majorité, un risque, l’interprétation finale de l’article 188 du CPP par la Cour de cassation et l’autorité de la chose jugée au bénéfice du CEA finalement opposées à la requérante n’ont pas porté atteinte à son droit d’accès à un tribunal.[10]

20. Pour vraisemblable que cette approche puisse paraître – un accès veut dire un accès, malgré le choix offert par le droit interne – nous avons du mal à cadrer cette approche avec, d’une part, la nature et l’ampleur des difficultés rencontrées par la requérante dans l’exercice de son recours, et, d’autre part, la jurisprudence de la Cour relative à l’article 6 de la Convention.

21. D’abord, il convient de rappeler que les juridictions internes n’ont pas déclaré la citation directe irrecevable parce que la requérante n’avait pas fait appel de l’ordonnance de non-lieu. Elles ont même précisé ne pouvoir lui faire grief de ce choix qui n’était pas abusif (paragraphes 15 et 20 de l’arrêt). Elles l’ont fait parce que l’ordonnance était devenue définitive à l’égard du CEA, ce qui privait in fine la requérante de la possibilité d’agir ultérieurement contre lui par la voie de la citation directe après que la Cour de cassation avait finalement opté pour la ligne jurisprudentielle dite « factuelle » et avait conclu que le CEA avait effectivement été mis en examen. En l’absence d’indication par les juridictions nationales que le fait pour la requérante de s’abstenir d’interjeter appel de l’ordonnance de non-lieu emportait renonciation à tout autre moyen d’action de sa part, le choix procédural de l’intéressée n’aurait pas dû jouer un rôle déterminant dans l’examen de son grief tiré du droit d’accès à un tribunal.

22. En outre, les deux voies de recours offertes par l’ordre juridique français ont déjà été décrites dans l’affaire Perez c. France.[11] Même si, certes, des conditions peuvent s’attacher à l’exercice des deux voies de recours, elles étaient clairement présentées à la Cour comme étant des alternatives.[12] Dans cette affaire, la Grande Chambre a fait référence à la Recommandation Rec(2000)19 sur le rôle du ministère public dans le système de justice pénale, adoptée par le Comité des Ministres le 6 octobre 2000, qui indiquait notamment que « [...] Les parties intéressées à l’affaire, lorsqu’elles sont reconnues telles ou identifiables, en particulier les victimes, doivent avoir la possibilité de contester la décision prise par le ministère public de ne pas engager de poursuites; une telle contestation peut se faire, le cas échéant après contrôle hiérarchique, soit dans le cadre d’un contrôle juridictionnel, soit en autorisant les parties à mettre en œuvre elles-mêmes les poursuites ».[13] Nous ne cherchons pas, avec cette référence, à mettre en cause la légitimité du but poursuivi par la jurisprudence finalement clarifiée de la Cour de cassation le 2 décembre 2008, à savoir le respect de l’autorité de la chose jugée. Toutefois, l’analyse dans l’affaire Perez du système français rend moins convaincant le raisonnement – l’exercice d’un choix et l’assomption à l’époque des faits d’un « risque », par la seule requérante, du choix opéré – qui sous-tend la décision de la majorité.

23. Ensuite, il n’est pas contesté que deux lignes jurisprudentielles coexistaient le 1er février 2006, lorsque la requérante a agi par voie de citation directe.[14] Toutefois, la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation n’excluait pas, au moment du prononcé du non-lieu par le juge d’instruction le 13 juillet 2005, la possibilité de citer directement le CEA devant le tribunal correctionnel. En effet, la chambre criminelle de la Cour de cassation a confirmé cette possibilité en jugeant le recours de la requérante recevable en novembre 2008. Les effets juridiques de l’ordonnance de non-lieu étaient incertains, ainsi que l’atteste la suite de la procédure :

– le tribunal correctionnel a jugé dans un premier temps la citation directe recevable dès lors que le CEA n’avait pas été partie à la procédure antérieure ;

– la cour d’appel a infirmé ce jugement tout en rejetant la demande de dommage et intérêts de cet organisme pour citation abusive au motif que « de nombreuses décisions avaient été rendues parfois en sens contraire sur l’effet d’une ordonnance de non-lieu » ;

– l’arrêt de la cour d’appel a été cassé par la Cour de cassation, qui a souligné que, en l’espèce, le CEA n’avait pas été mis en examen ni été entendu comme témoin assisté lors de l’information judiciaire préalable ;

– la juridiction de renvoi a résisté à la doctrine du premier arrêt de cassation et a déclaré la citation de la requérante irrecevable ;

– la Cour de cassation a rejeté le second pourvoi de la requérante en appliquant la solution de l’arrêt du 2 décembre 2008 rendu peu de temps après le rejet du premier pourvoi en date du 12 novembre 2008.

24. En l’absence d’une interprétation jurisprudentielle accessible et raisonnablement prévisible de l’article 188 du CPP, la requérante ne pouvait pas envisager avec un degré de certitude suffisant quelles seraient les conséquences de son abstention d’interjeter appel de l’ordonnance de non-lieu et de sa décision d’agir par voie de citation directe. À l’époque, l’état du droit n’était pas suffisamment clair pour éviter un malentendu quant aux modalités d’exercice de la citation directe par la partie civile.

25. Il est certes possible de considérer que cette même incertitude aurait dû dissuader la requérante et les autres victimes, qui ont toutes opté pour la voie de la citation directe, d’agir ainsi. Toutefois, dans la jurisprudence précitée de la Cour relative au droit d’accès à un juge, il est souligné à maintes reprises l’importance de la prévisibilité, de la clarté et de l’accessibilité afin que les justiciables puissent prendre des décisions procédurales en toute connaissance de cause. Afin, par exemple, de s’assurer qu’une déclaration d’irrecevabilité n’a pas porté atteinte à la substance même du droit d’un requérant à un tribunal, la Cour a recherché si les modalités d’exercice de la voie de recours en question pouvaient passer pour prévisibles aux yeux d’un justiciable et, partant, si la sanction de leur non-respect n’a pas méconnu le principe de proportionnalité. Dans l’affaire Levages Prestations Services c. France, l’interprétation judiciaire était jugée comme présentant une clarté et une cohérence suffisantes pour que le conseil de la requérante puisse connaître ses obligations en matière d’introduction d’un pourvoi, de sorte qu’il n’y avait pas de violation.[15] Dans Dimitru Gheorghe c. Roumanie, la Cour a observé que :

« the right of access to court is impaired when the rules cease to serve the aims of legal certainty and the proper administration of justice and form a sort of barrier preventing the litigant from having his or her case determined on the merits by the competent court ».[16]

Dans l’affaire Baničević c. Croatie, dans laquelle elle a également conclu à une non-violation, l’application de délais de prescriptions n’ayant pas affecté la substance même du droit d’accès au juge, la Cour a souligné que :

« [...] toute absence de clarté possible était remédiée par la pratique établie des juridictions internes qui a permis aux requérants de prévoir dans quelles circonstances ils pouvaient attendre à ce que leurs recours soient rejetés ».[17]

Récemment, dans le contexte, certes différent, de limitations ratione valoris, la Grande Chambre a rappelé l’importance générale de la prévisibilité lors de l’examen de griefs relatifs à l’accès à un juge:

« [...] la Cour a accordé à plusieurs reprises une importance particulière au point de savoir si les modalités d’exercice du pourvoi pouvaient passer pour prévisibles aux yeux du justiciable. La Cour examine ce point pour établir si la sanction du non‑respect de ces modalités a méconnu le principe de proportionnalité [...] En principe, une pratique judiciaire constante au niveau national et l’application cohérente de celle-ci satisfont au critère de prévisibilité d’une restriction à l’accès à la juridiction supérieure ».[18]

26. À l’époque des faits, lorsque la requérante a opté pour la citation directe, il n’y avait pas de pratique judiciaire constante au niveau national quant à la recevabilité dans des circonstances telles que celles de l’espèce, et l’interprétation et l’application des dispositions pertinentes du CPP n’étaient pas cohérentes. S’il appartenait à la Cour de cassation de clarifier ou de fixer la jurisprudence applicable, elle ne l’a fait que tardivement (paragraphes 14 à 16 ci-dessus). De nouveau, ce n’est pas le revirement en soi qui est problématique eu égard à la jurisprudence de la Cour. Toutefois, il incombait à la chambre d’examiner les conséquences de ce revirement pour la requérante et notamment en ce qui concernait son droit d’accès à un tribunal.

27. En l’espèce, il y a incontestablement eu une limitation de ce droit. Cette limitation était justifiée par la nécessité de rechercher un équilibre entre le droit des victimes (notamment la possibilité que leur donnait le droit interne de mettre en mouvement l’action publique) et le respect de l’autorité de la chose jugée et d’une bonne administration de la justice. Toutefois, il nous semble que ni la cour d’appel, ni la Cour de cassation – qui a déclaré recevable le recours de la requérante pour ensuite revenir sur la jurisprudence applicable trois semaines plus tard −, n’ont cherché à vérifier si un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé avait été respecté dans le cas de la requérante. La procédure s’est poursuivie pendant trois années supplémentaires avant le rejet définitif du pourvoi de la requérante sur la base de la jurisprudence finalement établie. Selon les informations qui nous sont disponibles, la Cour de cassation reconnaît dans sa propre jurisprudence que l’application immédiate, à l’occasion d’un revirement de jurisprudence, d’une règle d’irrecevabilité dans une instance en cours pourrait aboutir à priver le demandeur d’un procès équitable en lui interdisant l’accès au juge.[19] Donc cette juridiction semble consciente de la nécessité de rechercher un juste équilibre entre les différents intérêts en jeu. Toutefois, tant cette recherche que l’équilibre recherché font défaut en l’espèce.

28. Pour les raisons exposées ci-dessus, nous aurions conclu à une violation de l’article 6 § 1 de la Convention dans les circonstances de l’espèce, le droit d’accès à un tribunal de la requérante ayant été limité de manière disproportionnée à un stade très tardif. Les conséquences du choix qu’elle avait opéré en exerçant l’une des deux voies de recours offertes par le droit interne n’étaient pas prévisibles à l’époque des faits.

* * *

[1] Il convient d’ajouter que le droit français prévoit également que l’action civile peut être aussi exercée séparément de l’action publique. Conformément à l’article 4 du CPP, il est sursis au jugement de cette action exercée devant la juridiction civile tant qu’aucune décision définitive n’a été rendue quant à l’action publique lorsque celle-ci a été mise en mouvement. Dans la présente affaire, si la requérante avait opté pour la voie civile, elle aurait dû attendre jusqu’à 2011, date de l’arrêt définitif de la Cour de cassation concluant à l’irrecevabilité de sa citation directe, pour qu’un recours civil soit tranché.

[2] Voir, par exemple, Platakou c. Grèce, n° 38460/97, §§ 37-39, CEDH 2001‑I, Yagtzilar et autres c. Grèce, n° 41727/98, § 25, CEDH 2001‑XII, Bulfracht Ltd c. Croatie, n° 53261/08, § 35, 21 juin 2011, et Zubac c. Croatie, n° 40160/12, § 81, CEDH 2018.

[3] Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], n° 76943/11, §§ 84-89, CEDH 2016 et la jurisprudence y citée.

[4] Zubac, précité, § 78, et Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres, précité, § 86.

[5] Ashingdane c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 57, série A n° 93, F.E. c. France, 30 octobre 1998, § 46, Recueil des arrêts et décisions 1998 VIII, Ligue du monde islamique et Organisation islamique mondiale du secours islamique c. France, n° 36497/05 et 37172/05, § 51, 15 janvier 2009, et Stichting Mothers of Srebrenica et autres c. Pays-Bas (déc.), n° 65542/12, § 138, CEDH 2013 (extraits).

[6] Legrand c. France, n° 23228/08, § 34, 26 mai 2011.

[7] Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres, précité, § 116, Ferreira Santos Pardal c. Portugal, n° 30123/10, § 42, 30 juillet 2015.

[8] Brumărescu c. Roumanie [GC], n° 28342/95, § 61, CEDH 1999‑VII, et Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], n° 13279/05, §§ 57, 20 octobre 2011.

[9] Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres, précité, § 116, et Unédic c. France, n° 20153/04, § 74, 18 décembre 2008.

[10] § 60 du jugement de la majorité. Pour un arrêt récent fondé sur une approche similaire liée au risque prétendument assumé par le requérant voir Kamenova c. Bulgarie, n° 62784/09, §§ 49, 52 et 54.

[11] Perez c. France [GC], no 47287/99, CEDH 2004‑I

[12] Ibidem, § 61.

[13] Ibidem, § 68.

[14] Le Gouvernement a cité deux arrêts rendus antérieurement à cette date et allant dans le sens de la seconde tendance (§ 35 de l’arrêt) mais il ne soutient pas que ces deux arrêts ont fixé la jurisprudence puisqu’il attribue ce mérite à l’arrêt du 2 décembre 2008. Il convient en outre de relever que les deux arrêts n’ont pas été rendus par une formation particulière ni fait l’objet de publication, ce qui exclut qu’ils aient pu être considérés comme clarifiant l’état du droit ou fixant la différence d’appréciation de la Cour de cassation quant aux conséquences d’une ordonnance de non-lieu.

[15] Levages Prestations Services c. France, no 21920/93, § 42, 23 octobre 1996.

[16] Dumitru Gheorghe v. Romania, no 33883/06, §§ 32-34, 12 avril 2016.

[17] Baničević c. Croatie, no. 44252/10, § 36, 2 octobre 2012 (c’est nous qui soulignons).

[18] Zubac, précité, §§ 87-88. Pour d’autres exemples voir Zvolsky et Zvolska c. la République tchèque, no 46129/99, §§ 49-51, ECHR 2002‑IX: « Dans ces circonstances, [la Cour] souscrit à l'argument des requérants selon lequel ni eux ni leur avocat n'étaient en mesure d'évaluer les chances de voir leur recours admis par la Cour suprême. […] Il s'agit donc pour la Cour de rechercher si, au vu des circonstances de l'espèce, l'irrecevabilité d'office du recours constitutionnel des requérants a porté atteinte à leur droit d'accès à un tribunal. […] l'application des règles fixant des délais pour l'introduction des recours ne doit pas empêcher le justiciable d'utiliser une voie de recours disponible. En l'espèce, la question posée relève du principe de la sécurité juridique ; il ne s'agit pas d'un simple problème d'interprétation de règles matérielles, mais de l'interprétation d'une exigence procédurale qui a empêché l'examen au fond de l'affaire des requérants, au mépris du droit à une protection effective par les cours et tribunaux […]. Si les requérants ont décidé d'introduire leur pourvoi en cassation, ils n'ont fait qu'user de la possibilité offerte par l'article 239 § 2 du code de procédure civile, et la Cour estime que cela ne doit pas leur nuire ». Voir, pour une constatation de non-violation car les règles internes étaient claires, accessibles et bien-établies, Cañete de Goñi c. Espagne, no 55782/00, § 41, ECHR 2002‑VIII.

[19] Voir, par exemple, Cour de cassation, chambre commerciale, audience publique du mardi 13 novembre 2007, N° de pourvoi: 05-13248.


Synthèse
Formation : Cour (cinquiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-184477
Date de la décision : 12/07/2018
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure civile;Article 6-1 - Accès à un tribunal)

Parties
Demandeurs : ALLÈGRE
Défendeurs : FRANCE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : LANTELME O.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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