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26/06/2018 | CEDH | N°001-184454

CEDH | CEDH, AFFAIRE PEREIRA CRUZ ET AUTRES c. PORTUGAL, 2018, 001-184454


QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE PEREIRA CRUZ ET AUTRES c. PORTUGAL

(Requêtes nos 56396/12 et 3 autres – voir liste en annexe)

ARRÊT

STRASBOURG

26 juin 2018

DÉFINITIF

26/09/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Pereira Cruz et autres c. Portugal,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Ganna Yudkivska, présidente,
Vincent A. De Gaeta

no,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Faris Vehabović,
Egidijus Kūris,
Iulia Motoc,
Péter Paczolay, juges,
et de Marialena Tsirli, greffièr...

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE PEREIRA CRUZ ET AUTRES c. PORTUGAL

(Requêtes nos 56396/12 et 3 autres – voir liste en annexe)

ARRÊT

STRASBOURG

26 juin 2018

DÉFINITIF

26/09/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Pereira Cruz et autres c. Portugal,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Ganna Yudkivska, présidente,
Vincent A. De Gaetano,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Faris Vehabović,
Egidijus Kūris,
Iulia Motoc,
Péter Paczolay, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 avril 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent quatre requêtes (no 56396/12, no 57186/13, no 52757/13 et no 68115/13) dirigées contre la République portugaise et dont quatre ressortissants de cet État, M. Carlos Pereira Cruz (« le premier requérant »), M. João Alberto Ferreira Diniz (« le deuxième requérant »), M. Jorge Marques Leitão Ritto (« le troisième requérant ») et M. Manuel José Abrantes (« le quatrième requérant »), ont saisi la Cour le 20 août 2012 et les 6 et 7 août 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés devant la Cour par Mes R. Sá Fernandes, R. Oliveira Serôdio, O. Garcia et M.J. Costa. Le gouvernement portugais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme M.F. da Graça Carvalho, procureure générale adjointe.

3. Les requérants se plaignaient que la procédure pénale à l’issue de laquelle ils ont été condamnés à des peines d’emprisonnement a méconnu les exigences d’équité et de célérité posées par l’article 6 de la Convention.

4. Le 11 décembre 2015, les griefs tirés de l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement et les requêtes nos 56396/12, 57186/13 et 68115/13 ont été déclarées irrecevables pour le surplus, conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les quatre requérants sont nés respectivement en 1942, en 1954, en 1936 et en 1954, et résident respectivement à Alcabideche, à Lisbonne, à Cascais et à Massamá.

6. Au moment des faits :

– le premier requérant (requête no 56396/12) était un producteur de télévision et l’un des présentateurs les plus populaires au Portugal ;

– le deuxième requérant (requête no 57186/13) exerçait la profession de médecin à Lisbonne ;

– le troisième requérant (requête no 52757/13) était un ambassadeur portugais à la retraite ;

– le quatrième requérant (requête no 68115/13) était le président de l’institution Casa Pia de Lisbonne[1] (« la Casa Pia ») après en avoir été le vice-président pendant cinq ans.

A. Le contexte de l’affaire

7. Dans son édition du 23 novembre 2002, l’hebdomadaire national Expresso publia un article révélant l’existence d’abus sexuels commis sur des mineurs pris en charge par la Casa Pia. Dénonçant une omerta des autorités, cet article évoquait l’existence d’un réseau pédophile sans précédent au Portugal. Le soir même, l’information fut reprise par les journaux télévisés. Issus notamment du monde politique ou de celui de la télévision, les abuseurs présumés firent très vite la une des journaux.

8. À la suite des informations publiées par la presse, le département d’investigation et d’action pénale (« le DIAP ») ouvrit, le 25 novembre 2002, une enquête contre C.S. et neuf autres personnes, dont les quatre requérants, des chefs d’abus sexuels sur mineur (procédure interne no 1718/02.9JDLSB). Il leur était reproché de faire partie d’un réseau pédophile informel et d’avoir entretenu, par l’intermédiaire d’un chauffeur de la Casa Pia (C.S., le principal accusé), des rapports sexuels avec des enfants et des adolescents placés en institution, essentiellement de sexe masculin. C.S. fut arrêté et placé en détention provisoire le jour même.

9. Selon les éléments de l’enquête, les crimes avaient eu lieu entre 1997 et 2000, dans différents endroits à Lisbonne et dans une maison de la ville d’Elvas. Des élèves et ex-élèves de la Casa Pia se disant victimes (ofendidos) (« les victimes ») d’abus sexuels se constituèrent parties civiles et demandèrent à intervenir en qualité d’assistente[2] au cours de la procédure, et ceux par rapport auxquels les crimes étaient prescrits intervinrent au cours du procès en qualité de témoins à charge. Sur les trente-deux victimes, dix jeunes hommes accusaient les requérants d’avoir abusé sexuellement d’eux lorsqu’ils étaient mineurs : F.G. (né en 1985), J.L. (né en 1984), L.M. (né en 1986), I.M. (né en 1986), L.N. (né en 1986), R.N. (né en 1986), P.P. (né en 1986), N.C. (né en 1987), C.O. (né en 1987) et R.O. (né en 1981).

10. La Casa Pia demanda également à intervenir dans le cadre de la procédure comme assistente.

B. L’enquête pénale

1. La « distribution » (distribuição) du dossier au sein du tribunal d’instruction criminelle de Lisbonne

11. Le 30 novembre 2002, alors qu’il était de permanence, le juge d’instruction[3] de la première chambre du tribunal d’instruction criminelle (« le TIC ») de Lisbonne, R.T., se prononça sur une demande urgente de perquisition au domicile de l’un des suspects, qui avait été formulée par le DIAP.

12. À une date non précisée, le dossier de l’enquête fut « distribué » (distribuída) au juge de la cinquième chambre A (5o juízo A) du TIC de Lisbonne.

13. Par une ordonnance du 7 janvier 2003, ce magistrat renvoya le dossier de la procédure devant le juge d’instruction R.T. de la première chambre du même tribunal au motif que celui-ci avait déjà été amené à intervenir dans le cadre de l’enquête en qualité de juge d’instruction.

2. L’arrestation et le placement en détention provisoire des requérants

a) Les premier et deuxième requérants

14. Le 31 janvier 2003, faisant suite à une demande du DIAP, un mandat d’arrêt fut émis à l’encontre des premier et deuxième requérants.

15. Dans la nuit du 31 janvier au 1er février 2003, ceux-ci furent arrêtés, mis en examen et entendus par le juge d’instruction R.T. Au cours de leur audition, ils déclarèrent n’avoir jamais eu de rapport sexuel avec des personnes âgées de moins de 18 ans et ne pas connaître personnellement les coaccusés.

16. Faisant droit à une demande du ministère public, le juge d’instruction ordonna le placement des premier et deuxième requérants en détention provisoire, considérant qu’il existait :

– des indices sérieux (fortes indícios) selon lesquels les intéressés avaient commis des crimes d’abus sexuels sur mineur. Il s’appuyait notamment sur les dépositions – qui auraient été confirmées par des examens médicaux – faites par les victimes, et sur l’identification par celles-ci des requérants à partir de photographies réunies dans un album que la police judiciaire leur aurait présenté ;

– un risque de poursuite de l’activité criminelle, et

– un risque de trouble de l’ordre et de la tranquillité publics prévu à l’article 204 c) du code de procédure pénale (CPP) en raison de l’émoi provoqué dans l’opinion publique par les crimes d’abus sexuels sur mineur.

17. Le premier requérant attaqua la décision de son placement en détention provisoire devant la cour d’appel de Lisbonne. Il se plaignait de ne pas connaître les raisons de sa détention au motif qu’il n’avait pas eu accès aux éléments de preuve présentés à sa charge. Il réfutait en outre les faits qui lui étaient imputés et, partant, l’existence d’un risque quelconque de poursuite de l’activité criminelle en cause, et demandait par conséquent l’application d’une mesure moins contraignante.

18. Par un arrêt du 10 avril 2003, la cour d’appel estima que les conditions de placement en détention provisoire étaient remplies à l’égard du premier requérant. Par ailleurs, elle confirma l’ordonnance du TIC de Lisbonne du 6 février 2003 s’agissant de l’interdiction d’accès au dossier de l’enquête.

b) Le quatrième requérant

19. Le quatrième requérant fut arrêté et mis en examen le 1er avril 2003. Entendu le jour même par le juge d’instruction, il nia lui aussi avoir eu des rapports sexuels avec des enfants ou des adolescents de la Casa Pia, arguant qu’il n’avait en réalité aucun contact avec les élèves de cette institution du fait de sa position au sein de celle-ci. En outre, il déclara n’avoir pris connaissance de l’existence d’abus sexuels sur mineur au sein de la Casa Pia que par le biais de la presse.

20. Au terme de l’interrogatoire judiciaire, le juge d’instruction ordonna le placement en détention provisoire du quatrième requérant, estimant qu’il existait :

– des indices plausibles permettant de le soupçonner d’avoir commis les crimes qui lui étaient imputés ;

– un risque de perturbation de l’enquête en raison des liens de l’intéressé avec des représentants de la Casa Pia, et

– un risque de trouble à l’ordre public.

21. À une date non précisée, le quatrième requérant attaqua la décision de son placement en détention provisoire devant la cour d’appel de Lisbonne.

c) Le troisième requérant

22. Le troisième requérant fut arrêté et mis en examen le 21 mai 2003. Il fut entendu par le juge d’instruction R.T. et placé en détention provisoire le même jour.

3. Les développements de l’enquête

23. Les 8 et 31 mai 2003, les assistentes L.N. (alors âgé de 16 ans), J.L. (alors âgé de 18 ans) et R.N. (alors âgé de 16 ans) furent soumis à des examens médicolégaux pratiqués par l’institut de médecine légale (« l’IML ») de Lisbonne. À des dates non précisées, F.G., P.P., L.M., C.O., I.M., N.C., R.O. et R.N. furent également soumis à des examens médicolégaux. Les rapports établis par les experts médicolégaux conclurent que tous présentaient des signes de pratiques sexuelles répétées par voie anale.

24. Par une ordonnance du 17 juin 2003, le DIAP demanda à l’IML la réalisation d’expertises psychologiques portant sur la personnalité de F.G., J.L., L.M., M.A., I.M., L.N., R.N., P.P., V.T. et R.O. aux fins d’évaluer leur personnalité et la crédibilité de leurs témoignages. Par une ordonnance du 16 juillet 2003, il requit la réalisation de telles expertises à l’égard de dix-huit autres victimes intervenant comme témoins dans le cadre de l’enquête.

25. Par une ordonnance du 23 juin 2003, l’IML informa le DIAP qu’il avait nommé l’experte psychologue A. aux fins de la réalisation de ces expertises. A. prêta serment le jour même devant le DIAP.

26. À des dates non précisées, J.L. et L.N. furent soumis à une expertise psychologique portant sur leur personnalité. Établis les 23 et 29 juillet 2003, et tenant compte des observations qui avaient été faites sur le plan intellectuel et émotionnel, les deux rapports d’expertise concluaient à la véracité globale des réponses données par J.L. et L.N. au sujet de leur histoire et des abus sexuels qu’ils avaient subis. Les rapports recommandaient également un accompagnement psychothérapeutique des intéressés compte tenu de leur âge et de leur fragilité affective et émotionnelle.

27. Le 11 juillet 2003, le DIAP requit l’audition anticipée des victimes par un juge aux fins d’une utilisation de celle-ci dans le cadre de la procédure (declaração para memória futura) en vertu de l’article 271 du CPP. Il demanda en outre la réalisation des auditions par voie de vidéoconférence en raison de la vulnérabilité particulière des victimes, toutes âgées de moins de 21 ans. Il indiqua que, si celles-ci le souhaitaient, elles pouvaient, à cette occasion, être assistées d’un pédopsychiatre, d’un psychologue ou d’un travailleur social.

28. Par une ordonnance du 15 juillet 2003, le juge d’instruction fit droit à cette demande. Se fondant sur les articles 276 § 2 c) et 215 §§ 2 et 3 du CPP, il fit également valoir le caractère particulièrement complexe de l’enquête aux fins de l’extension des délais maximums d’enquête et des mesures de détention provisoire.

29. Par une lettre du 4 août 2003, l’IML informa le DIAP que les victimes âgées de moins de 16 ans seraient examinées par l’expert psychologue M. et celles âgées de plus de 16 ans par l’experte psychologue A.

30. Le 1er septembre 2003, jour prévu pour les auditions au titre de l’article 271 du CPP, les requérants demandèrent auprès de la cour d’appel de Lisbonne la récusation du juge d’instruction R.T., mettant en particulier en cause son impartialité. L’audition des témoins fut donc ajournée.

31. Par une ordonnance du 15 octobre 2003, le DIAP demanda aux experts psychologues de l’IML d’évaluer l’impact global de la procédure pénale sur les victimes et de donner leur avis quant aux risques que pouvaient présenter leurs témoignages directs devant le tribunal et, le cas échéant, quant à la pertinence de l’utilisation de la vidéoconférence.

32. Par un arrêt de la cour d’appel confirmé par un arrêt de la Cour suprême du 3 décembre 2003, la demande de récusation du juge d’instruction fut rejetée.

33. En réponse à la demande du DIAP du 15 octobre 2003, les experts de l’IML, par une lettre du 18 décembre 2003, recommandèrent l’audition des victimes par vidéoconférence plutôt que devant le tribunal en présence des accusés.

34. Par une décision du 23 octobre 2003, le Conseil supérieur de la magistrature rejeta une demande qui avait été présentée par le troisième requérant en vue de l’accélération de la procédure sur le fondement de l’article 108 du CPP.

35. Le 23 décembre 2003, les requérants furent à nouveau entendus par le DIAP.

4. Les réquisitions du parquet et la levée des mesures de détention provisoire

36. Le 29 décembre 2003, le parquet présenta ses réquisitions (acusação) à l’encontre de dix accusés.

37. Il déclara que l’audition judiciaire anticipée des victimes au titre de l’article 271 du CPP restait sans effet eu égard à l’impossibilité de l’effectuer aux motifs que :

– l’enquête devait être conclue avant le 31 janvier 2004 ;

– la décision de la Cour suprême sur l’incident de récusation du juge d’instruction remontait à un mois ;

– d’autres recours étaient toujours pendants, ce qui, à supposer qu’une suite favorable leur fût accordée, pouvait, selon le parquet, faire annuler les dépositions.

38. Dans ses réquisitions, s’agissant des requérants, le parquet retint les chefs d’inculpation mentionnés ci-dessous.

– Premier requérant : 9 crimes d’abus sexuels sur mineur et 1 crime d’actes homosexuels avec adolescent sur 3 mineurs commis sur L.N., L.M. et I.M., âgés de13 et 14 ans au moment des faits ;

– deuxième requérant : 48 crimes d’abus sexuels sur mineur commis sur 5 mineurs, à savoir C.O., L.N., I.M., L.M. et N.C. ;

– troisième requérant : 23 crimes d’abus sexuels sur mineur commis sur R.N., N.C., J.L., I.M. et L.M., et 2 crimes de proxénétisme sur mineur (lenocínio de menor) ;

– quatrième requérant : 83 crimes d’abus sexuels sur personne placée dans une institution (abuso sexual de pessoa internada), 5 crimes d’abus sexuels sur mineur et 4 crimes d’abus sexuels sur mineur par omission, commis sur J.L., P.P., L.N., I.M. et F.G. (70 crimes concernaient cette dernière victime), 2 crimes de proxénétisme sur mineur et 1 crime de détournement d’usage (peculato de uso).

Les réquisitions indiquaient que les crimes avaient été commis à différents endroits à Lisbonne et dans une maison en particulier dans la ville d’Elvas.

39. Pour fonder sa décision, le parquet tint compte, entre autres, des déclarations des victimes, du coaccusé C.S. et de quelque 600 témoins entendus au cours de l’enquête.

40. Par une ordonnance du 31 décembre 2003, le juge d’instruction leva la mesure de détention provisoire qui avait été appliquée aux premier et deuxième requérants. Ceux-ci furent alors assignés à résidence sous surveillance électronique.

41. Le 2 avril 2004 et le 4 mai 2004 respectivement, le troisième et le quatrième requérant furent soumis à une mesure d’assignation à résidence.

5. La décision de renvoi en jugement (despacho de pronúncia) du tribunal d’instruction criminelle de Lisbonne du 31 mai 2004

42. À différentes dates, les requérants attaquèrent les réquisitions du parquet en demandant l’ouverture de l’instruction (contrôle judiciaire de l’enquête par le juge d’instruction). Ils dénonçaient, entre autres, un manque de crédibilité des victimes et des carences dans les expertises médicolégales auxquelles elles avaient été soumises.

43. Le 4 mars 2004, le TIC de Lisbonne ordonna à l’Ordre des médecins de demander à son collège de psychiatrie de rendre un avis sur la fiabilité des tests qui avaient été utilisés dans le cadre des expertises psychologiques portant sur la personnalité des assistentes et, le cas échéant, de certifier qu’ils disaient la vérité quant à l’identité de leurs agresseurs. L’Ordre des médecins demanda au tribunal de lui faire parvenir une copie de tous les tests et expertises qui avaient été réalisés dans le cadre de la procédure, ce qui fut fait le 17 mars 2004.

44. Le 31 mars 2004, l’experte psychologue A. fut entendue par le juge d’instruction en vue de l’établissement d’un bilan des expertises psychologiques portant sur la personnalité des victimes et des tests auxquels celles-ci avaient été soumises.

45. Par une lettre du 29 avril 2004, le collège de psychiatrie de l’Ordre des médecins remit son avis. Il concluait que les tests qui avaient été utilisés convenaient dans un contexte clinique et thérapeutique, mais qu’ils ne permettaient pas de certifier si une personne disait la vérité sur l’identité des personnes accusées d’avoir abusé d’elle.

46. Au terme de l’instruction, par une décision du 31 mai 2004, le TIC de Lisbonne ordonna le renvoi en jugement (despacho de pronúncia) de sept accusés, dont C.S. et les quatre requérants. Relevant l’existence d’un réseau pédophile impliquant ces derniers, il confirma les chefs d’inculpation mentionnés ci-dessous.

– Premier requérant : 5 crimes d’abus sexuels sur mineur et 1 crime d’actes homosexuels avec adolescent commis sur L.N., L.M. et I.M. ;

– deuxième requérant : 18 crimes d’abus sexuels sur mineur commis sur 4 mineurs, à savoir L.M., L.N., I.M. et C.O. ;

– troisième requérant : 9 crimes d’abus sexuels sur mineur commis sur R.N., J.L., I.M. et L.M., et 2 crimes de proxénétisme sur mineur commis sur J.L., P.P., L.N., I.M. et F.G. ;

– quatrième requérant : 43 crimes d’abus sexuels sur personne placée dans une institution, 2 crimes d’abus sexuels sur mineur et 3 crimes d’abus sexuels sur mineur par omission, tous commis sur J.L., P.P., L.N., I.M. et F.G. L’ordonnance confirma également le renvoi en jugement du quatrième requérant pour 2 crimes de proxénétisme sur mineur et 1 crime de détournement d’usage.

L’accusé C.S. fut renvoyé quant à lui en jugement pour, entre autres, 550 crimes d’abus sexuels sur personne placée dans une institution, 188 crimes d’abus sexuels sur mineur et 32 crimes de proxénétisme sur mineur.

47. Le TIC substitua en outre la mesure d’assignation à résidence qui avait été appliquée aux premier, deuxième et quatrième requérants par une mesure d’interdiction de s’absenter de leur commune de résidence, assortie d’une obligation de présentation hebdomadaire au poste de police. Le troisième requérant resta, quant à lui, assigné à résidence.

48. Par une ordonnance du 15 juin 2004, le TIC de Lisbonne reconnut à la procédure un caractère d’urgence, afin que le délai des actes de procédure courût même pendant les vacances judiciaires.

6. Le procès devant le tribunal de Lisbonne

a) Les mémoires en défense présentés par les requérants

49. Les 3 et 4 novembre 2004, les requérants présentèrent leurs mémoires en défense (contestações).

i. Le premier requérant

50. Contestant les faits qui lui étaient imputés, le premier requérant soutenait, entre autres, que l’affaire était le fruit d’un mensonge collectif et que les victimes avaient été manipulées par les autorités policières pour témoigner à charge. Il mettait en cause les témoignages obtenus, et il contestait la capacité des victimes à témoigner et la méthode d’interrogatoire qui aurait été utilisée par la police, notamment :

– l’absence d’enregistrement des dépositions faites devant les autorités policières, ce qui, selon lui, avait facilité le recours aux questions suggestives ou aux techniques persuasives ;

– l’absence de soutien et d’accompagnement des victimes par des experts psychiatriques ;

– la non-prise en considération des pressions médiatiques, et

– l’absence de considération du milieu familial et social des victimes.

51. Dans son mémoire en défense, le premier requérant présenta ses moyens de preuve, demandant notamment :

– l’audition de 75 témoins et de 8 experts ;

– la réalisation de contre-expertises psychologiques portant sur la personnalité des victimes ;

– la réalisation d’une expertise psychologique portant sur sa personnalité ;

– une inspection des lieux où les crimes qui lui étaient imputés auraient été commis.

ii. Le deuxième requérant

52. Dans son mémoire en défense, le deuxième requérant plaidait également la thèse de la fabulation et protestait de son innocence, soulignant ne connaître personnellement ni les victimes ni les coaccusés. Il dénonçait en outre le recours à un album de photos comme méthode de reconnaissance par la police et indiquait que certains des crimes qui lui étaient imputés avaient été frappés de prescription. Comme moyens de preuve, il demandait l’audition de 145 témoins, dont 32 témoins à charge. Il réclamait aussi la réalisation de contre-expertises portant sur la personnalité des victimes ainsi que des clarifications de la part des experts ayant réalisé les expertises médicolégales sur les victimes au cours de l’enquête.

iii. Le troisième requérant

53. Dans son mémoire en défense, le troisième requérant rejetait les accusations portées contre lui et réclamait l’audition de 24 témoins et d’experts, indiquant sur ce dernier point qu’il se ralliait à la demande présentée par le premier requérant.

iv. Le quatrième requérant

54. Dans son mémoire en défense, le quatrième requérant réfutait les faits qui lui étaient imputés, mettant en cause les dépositions des victimes (assistentes ou témoins à charge). Il niait aussi connaître les coaccusés, à l’exception de C.S., chauffeur de la Casa Pia. Pour étayer sa défense, il demandait l’audition de 213 témoins, de 8 assistentes et de 6 experts psychiatres. Il souhaitait aussi que des clarifications complémentaires fussent demandées aux deux experts de l’IML ayant réalisé les expertises sur les témoins. Il réclamait en outre la réalisation d’une expertise psychologique portant sur sa personnalité et l’inspection des lieux où les faits incriminés se seraient déroulés. Enfin, eu égard aux conclusions formulées dans l’avis du collège de psychiatrie de l’Ordre des médecins, il demandait que les témoins F.G., L.M., I.M., J.L., L.N., P.P., R.O. et M.P. fussent à nouveau soumis à des expertises psychologiques.

b) Le procès

55. L’affaire fut attribuée à la huitième chambre du tribunal de Lisbonne siégeant en une formation collégiale de trois juges (« le tribunal de Lisbonne »).

i. La production des preuves

56. Le procès s’ouvrit le 25 novembre 2004. Au cours de plus de 550 audiences, le tribunal entendit les assistentes, les témoins, les accusés (à l’exception du troisième requérant qui se prévalut de son droit de garder le silence) et les experts, et il examina divers documents.

α) Les expertises psychologiques portant sur la personnalité

57. Par une ordonnance du 7 décembre 2004, le tribunal de Lisbonne fit droit à la demande des premier, deuxième et quatrième requérants visant à ce que les assistentes F.G., L.M., I.M., J.L., L.N., P.P., M.A., R.N. et C.O. fussent soumis à une nouvelle expertise psychologique portant sur leur personnalité. Il ordonna que ces expertises fussent réalisées par un collège de trois experts de l’IML, différents de ceux déjà intervenus dans le cadre de la procédure. Prenant en compte l’avis qui avait été rendu par le collège de psychiatrie de l’Ordre des médecins, le tribunal demanda à ce que fussent notamment évaluées la capacité à témoigner des assistentes en question et l’existence ou non en ce qui les concernait de pathologies psychiatriques.

58. À une date non spécifiée, trois experts furent nommés par l’IML pour conduire les expertises collégiales qui avaient été demandées par le tribunal.

59. Les experts réalisèrent les évaluations psychologiques des victimes et remirent leurs rapports au tribunal à des dates non précisées.

β) Le mode d’interrogatoire des assistentes et des témoins

60. Au cours de l’audience du 14 mars 2005, le premier requérant demanda au tribunal que les demandes de clarifications qu’il souhaitait formuler fussent directement adressées aux victimes intervenant en qualité d’assistentes ou de témoins et non transmises par l’intermédiaire de sa présidente. Selon lui, l’interprétation des articles 346 § 1 et 347 § 1 du CPP selon laquelle les demandes de clarifications de la défense devaient être formulées uniquement par le président de la chambre si le tribunal siégeait en formation collégiale (tribunal coletivo), et ce après celles du ministère public, portait atteinte à ses droits de défense garantis par l’article 32 §§ 1, 2 et 5 de la Constitution, en particulier la spontanéité du contre-interrogatoire et le principe de la présomption d’innocence. Le deuxième requérant se joignit au premier s’agissant de cette demande.

61. Par une décision prononcée à l’audience du 17 mars 2005, le tribunal débouta les requérants de leur prétention. Il considéra qu’était conforme à la Constitution l’interprétation des articles 346 § 1 et 347 § 1 du CPP selon laquelle les questions aux assistentes et aux parties civiles devaient être posées par le président de la chambre et que, si le ministère public, ou les avocats d’un assistente, d’une partie civile ou d’un accusé souhaitaient formuler des questions, ils devaient le faire en s’adressant d’abord au président de la chambre si celui-ci siégeait en formation collégiale pour qu’il les posât ensuite aux intéressés. Le deuxième requérant fit appel de cette ordonnance devant la cour d’appel de Lisbonne, soutenant qu’une telle interprétation portait atteinte au principe du contradictoire et au principe de la présomption d’innocence.

γ) La demande visant à la confrontation des victimes avec les dépositions faites par elles au cours de l’enquête

62. Au cours de l’audience du 7 août 2008, le premier requérant demanda au tribunal d’accepter la lecture des dépositions qui avaient été faites au cours de l’enquête et de l’instruction par les assistentes F.G., J.L., L.M., I.M., M.A., L.N., P.P., N.C. et C.O. et par les témoins à charge R.O. et P.F. en vue d’une confrontation avec leurs dépositions ultérieures. À l’appui de sa demande, le premier requérant alléguait :

– que, avant d’être entendues par les experts médicaux, les victimes avaient été interrogées par la police en l’absence d’un psychologue ou d’un psychiatre et que cet élément, auquel se serait ajoutée une intense médiatisation de l’affaire, avait pu influencer les victimes à l’ouverture de l’enquête ;

– qu’il existait des contradictions entre les dépositions présentées par les victimes au cours de l’enquête et celles qui faites devant le tribunal, et

– qu’il s’imposait de confirmer la crédibilité de leurs déclarations dans la mesure où leurs témoignages auraient constitué les principales preuves à charge.

63. Le deuxième requérant déclara souscrire à la demande du premier requérant, ajoutant que la lecture de ces déclarations pourrait aussi permettre de clarifier certains faits le concernant.

64. Le tribunal donna aux parties un délai jusqu’au 27 août 2008 pour leur permettre de se prononcer sur la demande formulée par le premier requérant. À une date non précisée, le troisième requérant déclara qu’il appuyait cette demande. Le ministère public et les assistentes s’y opposèrent au motif que, au cours du procès, le tribunal n’avait imposé aucune restriction à la production des preuves, et qu’il avait notamment été possible de connaître la teneur de certaines des questions qui avaient été posées aux assistentes et aux témoins pendant l’enquête et la façon dont elles avaient été posées, et d’apprendre qui avait été présent au moment des dépositions et ce qui avait été montré aux personnes présentes.

65. Par deux ordonnances du 22 et du 29 octobre 2008, le tribunal rejeta la demande des requérants aux motifs :

– que les preuves qui n’avaient pas été produites devant lui au cours des audiences ne pouvaient pas être prises en considération ;

– que, en vertu des articles 355 § 1 et 356 § 2 b) du CPP, les assistentes et les autres victimes s’étaient opposés à la lecture des dépositions qu’ils avaient faites au cours de l’enquête, et

– que le principe du contradictoire avait été respecté, les accusés ayant pu interroger les victimes en cause (à savoir F.G., J.L., L.M., I.M., M.A., L.N., P.P., N.C., C.O., R.O. et P.F.) dans le cadre des différentes audiences au cours desquelles ces derniers avaient été entendus. À cet égard, le tribunal s’exprima comme suit dans son ordonnance du 22 octobre 2008 :

« (...) eu égard à la globalité des déclarations que les assistentes et les deux témoins ont faites au cours du procès, aux questions qui leur ont été posées par les parties à la procédure (sujeitos processuais) (...), notamment les accusés à l’origine de la présente demande, aux documents auxquels ils ont été confrontés et qui sont identifiés dans les procès-verbaux des audiences au cours desquelles ils ont fait des déclarations ; aux explications qu’ils ont données (...) ; les experts et consultants techniques ayant été entendus au cours du procès (audiência de julgamento) au sujet des expertises faites relativement aux assistentes et qui sont mentionnées par les accusés à l’appui de leur présente demande (...), le tribunal considère que, au cours du procès, il a été donné aux accusés la possibilité effective de mettre en cause devant le juge en charge de l’affaire la crédibilité des assistentes ou témoins indiqués dans la demande (...), la possibilité ou l’impossibilité que les faits qu’ils avaient dénoncés eussent pu avoir lieu ou qu’ils eussent eu lieu au moment, à l’endroit ou de la manière qu’ils avaient décrits.

(...) »

66. Le 13 novembre 2008, le premier requérant fit appel de ces deux ordonnances devant la cour d’appel de Lisbonne. Il soutenait que la lecture des dépositions qui avaient été faites par les victimes dans le cadre de l’enquête était indispensable à la découverte de la vérité matérielle, et il soulignait à nouveau l’existence de contradictions entre ces déclarations et celles recueillies au cours des audiences devant le tribunal. Il estimait par ailleurs que l’interprétation restrictive faite par le tribunal des articles 355 § 1 et 356 §§ 2 b) et 5 du CPP n’était pas conforme aux articles 20 § 4 et 32 § 1 de la Constitution.

67. À une date non précisée, le deuxième requérant attaqua également ces ordonnances devant la cour d’appel de Lisbonne. Réitérant les raisons déjà soulevées par le premier requérant, il alléguait que l’impossibilité de confronter les victimes aux dépositions faites au cours de l’enquête avait violé le principe de la spontanéité des déclarations.

δ) Autres moyens de preuve

68. Au cours de l’audience du 7 août 2008, le ministère public et les requérants demandèrent aussi au tribunal d’accepter plusieurs moyens de preuve.

69. Le deuxième requérant demanda au tribunal d’admettre l’audition d’un expert psychologue auprès du Tribunal supérieur de Madrid. Le tribunal fit droit à cette demande.

70. Le troisième requérant demanda au tribunal d’enjoindre à un journaliste qui avait témoigné le 28 novembre 2006 de produire une copie de l’enregistrement d’une interview qu’il aurait faite de R.N. et au cours de laquelle ce dernier aurait dit qu’il n’était pas sûr de connaître le troisième requérant. Le tribunal rejeta la demande, estimant qu’il disposait d’éléments suffisants sur la question soulevée par le requérant, notamment les déclarations de l’assistente et la reconnaissance des lieux. Le troisième requérant fit appel de cette décision devant la cour d’appel de Lisbonne.

71. Le tribunal rejeta également une demande que le ministère public avait présentée en vue de l’audition d’un nouveau témoin pour prouver des faits concernant le deuxième requérant. Il justifia sa décision par le motif que, à la date de l’audience en question, 729 témoins avaient déjà été entendus, certains plus d’une fois, et qu’il convenait d’accélérer la procédure.

ii. La modification de la description des faits figurant dans l’ordonnance de renvoi en jugement du 31 mai 2004

72. Les plaidoiries orales eurent lieu pendant vingt-cinq jours ouvrables entiers, entre le 24 novembre 2008 et le 3 février 2009. Le tribunal de Lisbonne entendit ensuite les dernières déclarations des accusés entre le 26 février et le 9 novembre 2009.

73. Faisant suite à une demande présentée le 5 février 2009 par le ministère public, le tribunal, aux audiences du 23 novembre et du 14 décembre 2009, informa les requérants qu’il envisageait de procéder à la modification de certains des faits qui leur étaient imputés et qui figuraient dans l’ordonnance de renvoi en jugement du TIC de Lisbonne du 31 mai 2004. Il s’appuyait à cet égard sur l’article 358 §§ 1 à 3 du CPP.

74. S’agissant du deuxième requérant, alors que l’ordonnance de renvoi en jugement indiquait que les abus sexuels pratiqués sur L.M. avaient eu lieu « dans la maison de l’accusé située au no 41 de la rue G. [dans le quartier] R. à Lisbonne », le tribunal dit qu’il considérait que ceux-ci pouvaient avoir eu lieu « dans une maison concrètement non déterminée située dans le [quartier] R. à Lisbonne, dans le quartier pavillonnaire où se situent les rues G. et A. et aux alentours de ces rues ».

75. Pour ce qui est du troisième requérant, s’agissant des abus sexuels commis sur R.N., alors que l’ordonnance de renvoi en jugement indiquait que :

– les faits avaient eu lieu « à une date concrètement non déterminée (apurada) du mois de novembre 1999, un samedi soir, alors que R.N. avait 13 ans [et] que l’accusé lui avait proposé d’aller dans un appartement dont il disposait situé au numéro 47 du boulevard A. à Lisbonne », le tribunal estimait que ces faits pouvaient avoir eu lieu « à une date » concrètement non déterminée, un vendredi ou un samedi soir, entre le 12 décembre 1998 et janvier 1999 (inclus) (...), dans un immeuble du boulevard A. à Lisbonne, dont le numéro de porte n’a pas été concrètement déterminé mais qui est situé du côté des numéros impairs (...) » ;

– les faits avaient eu lieu « à une date concrètement non déterminée en juin 2000, un vendredi (...) dans un logement dont l’accusé disposait, situé avenue R., à Lisbonne », le tribunal estimait qu’ils pouvaient avoir eu lieu « à une date concrètement non déterminée entre avril et juillet 1999 (...) dans un logement de l’avenue R., à Lisbonne, près du parc forain (Feira Popular) (...) » ;

– les faits avaient eu lieu « (...) quelques jours plus tard (...), encore en juin 2000 », le tribunal estimait qu’ils pouvaient avoir eu lieu « à une date concrètement non déterminée pendant les vacances scolaires de l’été 1999 ».

76. S’agissant du quatrième requérant, alors que la décision de renvoi en jugement indiquait que les faits concernant J.L. avaient eu lieu « à une date non déterminée entre octobre 1998 et octobre 1999 alors que l’enfant mineur avait 14 ans », il considérait que ceux-ci pouvaient avoir eu lieu « à une date non déterminée entre la fin de l’année 1997 et juillet 1999, alors que J.L. avait 13/14 ans ». En conséquence de ces changements, le tribunal estima que le requérant avait commis non pas un crime prévu par l’article 166 §§ 1 et 2 du code pénal (CP), mais plutôt un crime prévu par cette même disposition dans sa version en vigueur au moment des faits. Il précisa que la loi la plus favorable devait toutefois être appliquée.

77. Les deuxième, troisième et quatrième requérants contestèrent le jour même la décision du tribunal modifiant la description des faits qui leur étaient imputés. Ils dénonçaient son caractère tardif et non motivé. Le tribunal leur accorda alors un délai de vingt-cinq jours pour présenter leurs mémoires en défense par rapport aux modifications envisagées des faits de la cause, ce qu’ils firent à différentes dates.

78. Dans leurs mémoires, plaidant une atteinte à leurs droits de la défense garantis par l’article 32 de la Constitution et l’article 6 § 3 a) de la Convention, ils soutenaient que les modifications envisagées :

– étaient substantielles, contrairement à ce qui aurait été prévu par l’article 358 du CPP ;

– étaient tardives, dans la mesure où les assistentes et les témoins à charge en cause auraient été entendus plus de trois ans auparavant et que la reconnaissance des lieux aurait elle aussi remonté à plusieurs années ;

– n’étaient pas suffisamment motivées dans la mesure où, pour fonder sa décision, le tribunal aurait renvoyé à l’ensemble des preuves produites en audience, à savoir les déclarations des assistentes et des témoins qui avaient été entendus par le tribunal.

79. Par une décision rendue à l’audience du 18 décembre 2009, le tribunal fit partiellement droit aux arguments des requérants. Il rappela que l’ordonnance de renvoi en jugement fixait l’objet de la procédure pénale qui, de structure accusatoire, devait respecter les droits de la défense tout en assurant un juste équilibre avec les principes de la vérité matérielle et de la bonne application du droit. Il considéra que les modifications des faits envisagées avaient eu lieu avant la clôture du procès, conformément à l’article 358 du CPP, et qu’elles n’étaient pas tardives au motif que, en dépit de la conclusion des plaidoiries en février 2009, les accusés avaient successivement été entendus jusqu’au 9 novembre 2009. Il indiqua qu’il lui avait fallu faire un réexamen global des preuves, en procédant à l’audition des dépositions qui avaient été faites devant lui par 920 témoins, 19 consultants, 18 experts, 32 victimes et 7 accusés. Or, selon le tribunal, ces dépositions représentaient au total 1 182 heures d’enregistrement. En outre, il précisa que 64 000 pages de documents qui figuraient dans 276 classeurs avaient dû être passées en revue. Il considéra que les modifications litigieuses n’étaient pas substantielles au sens de l’article 359 du CPP, au motif qu’elles ne portaient que sur les lieux et les dates des crimes. En revanche, il fit droit à l’argument des requérants tirés de l’insuffisance de la motivation des ordonnances du 23 novembre et du 14 décembre 2009, réservant la réparation à un moment ultérieur.

80. Au cours de l’audience du 11 janvier 2010, le tribunal, faisant suite à sa décision du 18 décembre 2009, précisa que, pour fonder son intention de modifier les faits décrits dans l’ordonnance de renvoi en jugement du 31 mai 2004, il avait tenu compte de l’ensemble des preuves produites au cours du procès, notamment les déclarations des accusés, des assistentes, de témoins – dont il citait les noms – et d’un ensemble de documents également spécifiés. Réitérant alors les changements qu’il avait communiqués le 23 novembre et le 14 décembre 2009, il accorda vingt jours aux requérants pour présenter leur défense par rapport aux modifications des faits de la cause.

81. Faisant suite à cette ordonnance, les requérants demandèrent à différentes dates au tribunal de Lisbonne d’entendre de nouveaux témoins :

– le deuxième requérant réclama l’audition de 99 témoins et des propriétaires des maisons situées dans la zone des rues G. et A. du quartier R. au moment des faits, demandant au tribunal de se procurer leur identité auprès du registre foncier de Lisbonne ;

– le troisième requérant demanda l’audition de 157 témoins, ainsi que l’audition de 37 concierges des immeubles du boulevard A. et d’un habitant par immeuble au moment des faits, invitant le tribunal à ordonner l’accomplissement des démarches en vue de leur identification ;

– le quatrième requérant réclama l’audition de 23 témoins dont certains auraient déjà été entendus par le tribunal et de toutes les personnes qui travaillaient au sein de la Casa Pia entre le début de l’année 1997 et juin 1999, demandant au tribunal d’enjoindre à la Casa Pia de fournir leurs identification et adresse respectives. Il réclama aussi la lecture des dépositions qui avaient été faites par les victimes au cours de l’enquête.

Les requérants présentèrent également divers documents à titre de moyens de preuve supplémentaires, qu’ils estimaient nécessaires à la découverte de la vérité matérielle, et ils réclamèrent à nouveau la lecture devant le tribunal des dépositions qui avaient été faites au cours de l’enquête par R.N., L.M. et J.L.

82. Le 11 janvier et le 3 février 2010, le troisième requérant et le quatrième requérant interjetèrent appel de la décision du tribunal du 11 janvier 2010 devant la cour d’appel. Ils soutenaient à nouveau que l’interprétation qui aurait été faite par le tribunal de l’article 358 § 1 du CPP portait atteinte à leurs droits de la défense garantis par l’article 32 de la Constitution.

83. Le 13 janvier 2010, le premier requérant, se fondant sur l’article 108 du CPP, saisit le Conseil supérieur de la magistrature d’une demande visant à l’accélération de la procédure. Par une décision du 2 février 2010, sa demande fut rejetée au motif qu’elle n’était pas fondée.

84. Par une ordonnance du 26 février 2010, le tribunal rejeta les moyens de preuve supplémentaires présentés par le quatrième requérant au motif qu’ils n’étaient pas de nature à apporter des éléments nouveaux à la procédure – en particulier s’agissant des modifications des faits de la cause envisagées – eu égard aux éléments figurant déjà dans le dossier. Il indiqua notamment que de nombreux témoins parmi ceux dont le quatrième requérant réclamait une nouvelle audition avaient déjà été interrogés et contre-interrogés, sans aucune limitation, au cours du procès. Dans cette même ordonnance, il fit en revanche droit aux demandes des deuxième et troisième requérants réclamant le versement de documents additionnels au dossier de la procédure ainsi que l’audition de nouveaux témoins ; il limita toutefois leur nombre à dix. S’agissant du troisième requérant, il reconnut que, eu égard à l’élargissement du lieu où les abus sexuels qui lui étaient reprochés étaient susceptibles d’avoir été commis et étant donné que la défense avait été organisée par rapport au numéro 47 de l’avenue A., il y avait lieu d’entendre des témoins présentés à décharge par le troisième requérant. Pour finir, le tribunal rejeta les demandes des requérants visant à la lecture en audience des dépositions qui avaient été faites pendant l’enquête par R.N., L.M. et J.L. au motif que ces derniers s’y étaient opposés. Les requérants firent appel de cette ordonnance devant la cour d’appel de Lisbonne. Le troisième requérant, quant à lui, renonça à la demande d’audition des dix témoins à décharge admis par le tribunal, l’estimant inutile pour la découverte de la vérité eu égard à la limitation de leur nombre.

85. Le tribunal fixa alors les dates d’audience aux 19 et 22 mars et au 9 avril 2010 en vue de l’audition des témoins ayant été admis et de la discussion des autres preuves supplémentaires produites par les requérants. Il fixa aussi au 16 avril 2010 la date des déclarations finales des accusés.

86. Au cours de l’audience du 22 mars 2010, le premier requérant demanda au tribunal d’ordonner à une chaîne de télévision nationale de produire les enregistrements des interviews de J.L., F.G. et M.P. qui auraient été faites entre le 25 novembre 2002 et février 2003, considérant que ces éléments pouvaient permettre de prouver l’élaboration de thèses fantaisistes à l’encontre des accusés. Les autres requérants adhérèrent à cette demande, le ministère public s’y opposa. Le tribunal rejeta la demande du premier requérant. Il rappela à cet égard que la chaîne de télévision en cause avait déjà indiqué au tribunal ne pas disposer d’éléments autres que ceux qu’elle lui aurait déjà fournis. Il considéra aussi que le dossier contenait assez d’éléments au sujet des thèses qualifiées de fantaisistes par le premier requérant.

c) Le jugement du 3 septembre 2010

87. Le 3 septembre 2010, le tribunal rendit un jugement long de 1 735 pages. Il écarta tout d’abord la thèse de la fabulation évoquée par la défense. Il considéra ensuite que l’enquête préliminaire ne semblait pas avoir pâti des carences flagrantes dénoncées par les accusés et que les agents de la police judiciaire qui avaient recueilli les premières dépositions des victimes l’avaient fait de façon objective, en suivant des instructions de leur hiérarchie. Il souligna ensuite que l’omerta au sein de la Casa Pia avait permis la commission d’abus sexuels sur des mineurs pris en charge par l’institution, en particulier ceux commis en toute impunité par C.S.

88. Le premier requérant fut condamné, en application de l’article 172 §§ 1 et 2 du CP dans sa rédaction issue de la loi no 65/98 du 2 septembre 1998, pour un crime d’abus sexuels sur mineur commis sur L.N. (crime commis à Elvas) à trois ans d’emprisonnement, et pour chacun des deux crimes d’abus sexuels sur mineur commis sur L.M. (crimes commis à Lisbonne) à quatre ans et six mois d’emprisonnement, soit une peine cumulée de sept ans d’emprisonnement. Il fut également condamné à verser une indemnité de 25 000 EUR chacun à L.M. et à L.N.

Plus particulièrement, s’agissant des faits se rapportant à L.M., le tribunal jugea comme établis ceux qui suivent :

– un soir de décembre 1999 ou de janvier 2000, C.S. avait emmené L.M. et J.L. dans un appartement situé au deuxième étage d’un immeuble de l’avenue F. à Lisbonne ;

– F.G. accompagnait aussi le groupe ;

– L.M. était alors âgé de 13 ans et J.L. de 15 ans ;

– ils étaient tous montés à l’étage, mais seuls L.M. et J.L. étaient restés dans l’appartement ;

– ils avaient tous deux, à des moments distincts, eu un rapport sexuel par voie orale et voie anale avec le premier requérant ;

– après être descendus, L.M. et J.L. avaient reçu une somme d’argent de C.S. ;

– un ou deux mois après, toujours âgé de 13 ans, L.M. avait à nouveau été conduit à cet endroit par C.S. en compagnie de J.L. ;

– il était monté seul dans le même appartement et il avait eu un rapport sexuel par voie orale et voie anale avec le premier requérant ;

– il était ensuite retourné à la Casa Pia.

Pour ce qui est de ces faits matériels, le tribunal reconnut qu’il y avait quelques contradictions entre les déclarations faites par L.M. et J.L. dans la description de l’appartement de l’avenue F. à Lisbonne. Il jugea néanmoins crédible le témoignage de L.M. (lequel avait été entendu pendant sept audiences) après avoir pris en compte que le coaccusé C.S. avait corroboré les dires de L.M.

89. Le deuxième requérant fut condamné :

– pour un crime d’abus sexuels sur mineur commis sur L.N., à quatre ans et six mois d’emprisonnement (en application de l’article 172 §§ 1 et 2 du CP dans sa rédaction issue de la loi no 65/98 du 2 septembre 1998) ;

– pour chacun des deux crimes d’abus sexuels sur mineur commis sur C.O., à trois ans d’emprisonnement (en application de l’article 172 §§ 1 et 2 du CP dans sa rédaction issue du décret-loi no 48/95 du 15 mars 1995) ;

– pour un crime d’abus sexuels sur mineur commis sur L.M., à quatre ans et six mois d’emprisonnement (en application de l’article 172 §§ 1 et 2 du CP dans sa rédaction issue de la loi no 65/98 du 2 septembre 1998).

Il fut ainsi condamné à une peine cumulée de sept ans d’emprisonnement. Il fut également condamné à verser 25 000 EUR à chacune de ces victimes.

S’agissant des abus sexuels commis sur L.M., le tribunal reconnut comme établi que les faits matériels avaient eu lieu alors que celui-ci était âgé de 13 ans, au mois de mars ou avril 2000 :

« [Points 107 et 107.2] (...) « dans une maison concrètement non déterminée située dans le [quartier] R. à Lisbonne, dans le quartier pavillonnaire où se trouvent les rues G. et A. et aux alentours de ces rues. »

90. Le troisième requérant fut condamné :

– pour deux crimes d’abus sexuels sur mineur commis sur R.N., à quatre ans et six mois d’emprisonnement pour chaque crime (en application de l’article 172 §§ 1 et 2 du CP dans sa rédaction issue de la loi no 65/98 du 2 septembre 1998), et

– pour un crime de proxénétisme sur mineur commis sur R.N., à deux ans d’emprisonnement (en application de l’article 175 § 1 du CP dans sa rédaction issue de la loi no 59/2007 du 4 septembre 2007).

Il fut ainsi condamné à une peine cumulée de sept ans et huit mois d’emprisonnement. Il fut également condamné à verser 25 000 EUR à R.N.

Le tribunal jugea comme établi que les abus sexuels avaient eu lieu :

– « [Point 105.11.] à une date concrètement non déterminée, un vendredi ou un samedi soir, entre le 12 décembre 1998 et [le 31] janvier 1999 inclus, R.N. étant alors âgé de 12 ans (...) dans un immeuble du boulevard A. à Lisbonne, dont le numéro de porte n’a pas été concrètement déterminé mais qui est situé du côté des numéros impairs [de ce] boulevard (...) »

– « [Point 105.19.] à une date concrètement non déterminée entre avril et juillet 1999 (...), dans un logement de l’avenue R., à Lisbonne, près du parc forain (Feira Popular) (...) » ;

– « [Point 105.25] à une date concrètement non déterminée pendant les vacances scolaires de 1999 (...) »

91. Le quatrième requérant fut condamné à quatre ans et six mois d’emprisonnement pour un crime d’abus sexuels sur mineur commis sur L.N. (en application de l’article 172 §§ 1 et 2 du CP dans sa rédaction issue de la loi no 65/98 du 2 septembre 1998) et à trois ans d’emprisonnement pour un crime d’abus sexuels sur mineur placé en institution commis sur J.L. (en application de l’article 166 § 1 du CP dans sa rédaction issue du décret-loi no 48/95 du 15 mars 1995), soit une peine cumulée de cinq ans et neuf mois d’emprisonnement. Il fut également condamné à verser 25 000 EUR chacun à L.N. et J.L.

S’agissant de J.L., le tribunal jugea établi que les abus sexuels avaient eu lieu :

« [Point 101.1.] à une date non déterminée, située entre la fin de l’année 1997 et juillet 1999, alors que J.L. avait 13/14 ans (...) »

92. Le tribunal acquitta les requérants des autres crimes pour lesquels ils avaient été renvoyés en jugement (paragraphe 46 ci-dessus).

93. Pour fonder sa décision par rapport aux requérants, le tribunal indiqua qu’il avait notamment tenu compte des dépositions qui avaient été faites par les victimes, le coaccusé C.S., ainsi que l’ensemble des témoins (notamment de nombreux agents de la Casa Pia) et des experts qui avaient été entendus, estimant qu’elles étaient concordantes et qu’elles dégageaient une « résonance de vérité » (ressonância de verdade).

7. La procédure devant la cour d’appel de Lisbonne

a) Les mémoires en appel

94. Le 13 septembre 2010, le ministère public attaqua le jugement devant la cour d’appel de Lisbonne. Il défendait, entre autres, la thèse de la nullité du jugement dans la partie qui avait condamné le premier requérant pour un des crimes au motif que la description du déroulement des faits y figurant était différente de celle indiquée dans la décision de renvoi en jugement. Il réclamait en outre l’aggravation des peines appliquées.

95. Le 4 novembre 2010, le premier requérant interjeta appel du jugement devant la cour d’appel de Lisbonne. Il se plaignait de n’avoir pas pu se prononcer sur la modification des faits commis à Elvas. Exposant que les abus sexuels qui lui étaient reprochés étaient le fruit d’une fabulation échafaudée par trois jeunes adolescents, F.G., J.L. et L.M., qui auraient réussi à convaincre C.S. de les couvrir, il dénonçait une appréciation erronée des faits. Dans son analyse rétrospective de la procédure pénale allant de l’acte d’accusation au jugement du tribunal de Lisbonne, il relevait des contradictions et des incohérences graves dans les déclarations successives qui auraient été faites à sa charge par F.G., L.M., J.L., L.N. et le coaccusé C.S. Il dénonçait la mythomanie de F.G., dont le manque de crédibilité aurait été relevé par le tribunal de Lisbonne, soutenant que c’était lui qui avait inventé de toutes pièces les faits et en avait imposé sa version à L.M. et J.L. D’après le premier requérant, cela expliquait pourquoi ces derniers se seraient contredits au cours du procès.

À l’appui de son recours, le premier requérant présenta deux avis médicolégaux (pareceres medico-legais) se prononçant sur l’expertise médicolégale qui avait été pratiquée sur L.M. au cours de l’enquête. Pour démontrer le manque de crédibilité de ce dernier, il réclamait aussi à nouveau une confrontation entre les dépositions faites par les victimes pendant l’enquête et celles faites devant le tribunal.

Enfin, le premier requérant mettait en cause l’approche du tribunal, lequel aurait tranché les faits à la lumière d’une « résonance de vérité ». Selon lui, cette thèse rendait la décision arbitraire, et elle violait le principe de la présomption d’innocence ainsi que l’article 6 de la Convention.

96. À des dates non précisées, les deuxième et troisième requérants attaquèrent également le jugement devant la cour d’appel de Lisbonne. Contestant, entre autres, l’appréciation des éléments de preuve, le deuxième requérant dénonçait à nouveau des modifications successives des faits. Le deuxième requérant se plaignait également d’avoir été identifié par les victimes à partir de la photocopie d’une photographie de groupe présentée dans un album.

97. Le 5 novembre 2010, le quatrième requérant présenta son mémoire en appel. À l’instar du premier requérant, il mettait en cause la thèse de la « résonance de vérité » soutenue par le tribunal et dénonçait le manque de crédibilité de J.L. et L.N. Par rapport à ce dernier, il arguait que, selon les articles 113 § 6 et 115 § 1 du CP en vigueur au moment des faits, le ministère public n’avait pas qualité pour agir en son nom. Il se plaignait aussi de n’avoir pu se défendre relativement à la modification des faits. Il alléguait qu’il avait été procédé à l’établissement des faits sur la base exclusive des déclarations des assistentes, et se plaignait au demeurant du rejet de sa demande de lecture des dépositions faites au cours de l’enquête.

b) La demande visant à la réadministration des preuves (renovação da prova)

i. Les demandes présentées à la cour d’appel de Lisbonne

98. Le 11 janvier 2011, le premier requérant présenta son mémoire en réponse aux recours introduits par le ministère public. Il souscrivait à la demande tirée de la nullité d’une partie de sa condamnation et s’opposait à la demande d’aggravation de sa peine. Par ailleurs, il demandait à la cour d’appel de Lisbonne d’accepter le versement au dossier de la procédure de deux DVD contenant l’enregistrement de deux interviews qui auraient été données par les assistentes F.G. et J.L. aux chaînes de télévision TVI et RTP après le jugement du tribunal de Lisbonne, ainsi que du livre Une douleur silencieuse (Uma dor silenciosa) que F.G. venait de publier. D’après lui, ces éléments démontraient que les intéressés avaient menti au cours du procès, en particulier F.G., lequel aurait joué un rôle clé dans les accusations portées contre lui.

99. À une date non précisée, le ministère public s’opposa au versement de ces pièces au dossier en se fondant sur l’article 165 § 1 du CPP.

100. Le 1er avril 2011, le premier requérant contesta l’interprétation, à ses yeux restrictive, faite par le ministère public de l’article 165 § 1 du CPP. Par ailleurs, il réclama le versement au dossier de pièces supplémentaires, à savoir :

– l’enregistrement d’une interview télévisée que le coaccusé C.S. aurait donnée le 25 janvier 2011 à la chaîne de télévision SIC, ainsi que la copie d’une interview qu’il aurait donnée à la revue Focus et qui aurait été publiée le 26 janvier 2011 ;

– la copie de deux interviews données par l’assistente I.M. à deux journaux et publiés le 26 et le 30 mars 2011.

Pour le requérant, ces pièces présentaient une importance cruciale au motif que tant le coaccusé C.S. que l’assistente I.M. auraient rétracté leurs déclarations faites devant le tribunal de Lisbonne, notamment s’agissant des imputations faites à son encontre. Partant, il demanda que C.S. et I.M. fussent de nouveau entendus par la cour d’appel, se fondant à cet égard sur l’article 430 du CPP au motif que le recours contre le jugement du tribunal de Lisbonne portait sur les faits.

101. Dans un mémoire présenté le 14 novembre 2011, le premier requérant indiquait à la cour d’appel de Lisbonne que, lors de la consultation du dossier, il avait constaté l’existence de lettres datant du 8 et du 12 avril 2011, dans lesquelles le coaccusé C.S. et l’assistente I.M. auraient demandé à être de nouveau entendus au motif qu’ils avaient menti au cours du procès et qu’ils souhaitaient rétablir la vérité, demandes auxquelles la cour d’appel n’aurait pas répondu et qu’elle n’aurait pas portées à sa connaissance. Il exposait encore que le témoin R.O. avait fait la même demande dans une lettre adressée au tribunal le 30 septembre 2011, dans laquelle il aurait dit vouloir revenir sur ses déclarations, rétractations qu’il aurait déjà faites dans une interview donnée à un journaliste et publiée dans l’édition du 8 septembre 2011 du journal Diário de Notícias. Demandant le versement au dossier de cette interview, le premier requérant observait que celle-ci reprenait des extraits d’une autre interview, donnée cette fois par le témoin P.L. au même journaliste, dans laquelle P.L. aurait lui aussi rétracté ses propos tenus devant le tribunal de Lisbonne. Selon le premier requérant, ces nouvelles informations confirmaient que le procès « Casa Pia » était :

« le fruit d’une fabulation d’adolescents – consciente ou inconsciente, éventuellement perverse –, qui avaient élaboré une histoire à la mesure de ce qu’ils pensaient être attendu de leur part par leurs interlocuteurs : agents de police, magistrats, journalistes, médecins, responsables de la Casa Pia. »

Arguant enfin que le recours devant la cour d’appel de Lisbonne portait également sur les faits et que les déclarations de C.S., I.M., R.O. et P.L. avaient été prises en considération par le tribunal de Lisbonne dans son jugement, le premier requérant estimait que la cour d’appel devait accepter le versement au dossier de ces interviews et qu’elle devait entendre ces quatre personnes.

ii. L’arrêt de la cour d’appel de Lisbonne du 7 décembre 2011

102. Par un arrêt du 7 décembre 2011, la cour d’appel de Lisbonne débouta le requérant de ses demandes. Elle rejeta d’abord la demande de versement au dossier de la procédure des pièces en question, au motif qu’une telle demande était tardive dès lors que tout versement de ce type devait se faire au cours de l’enquête ou de l’instruction et, en cas d’impossibilité, au plus tard avant la clôture de l’audience devant le tribunal de première instance conformément à l’article 165 du CPP. La cour d’appel estima en outre que les documents en question ne semblaient pas pertinents pour la décision de la cause. À cet égard, elle s’exprima comme suit :

« (...) En tant que moyens de preuve, les documents produits par la défense [du premier requérant] sont uniquement à même de démontrer que, aux dates en cause (c’est-à-dire au moment où les interviews ont été réalisées), l’accusé C.S., les assistentes F.G., J.L. et I.M. et les témoins R.O. et P.L. ont dit ce qui y est indiqué. En d’autres mots, qu’ils ont écrit un livre ou présenté cette [autre] version des faits dans le cadre d’interviews à des médias.

Rien de plus que cela. La preuve de ce qui a été dit ou transmis à un média ne peut se confondre avec la démonstration devant un tribunal qu’un fait s’est produit. La preuve devant un tribunal présuppose fréquemment l’appréciation conjuguée de divers moyens de preuve (dont plusieurs de nature plus objective), produits dans le respect des règles de procédure, de façon publique, en présence de toutes les parties à la procédure et dans le respect du principe du contradictoire, les intéressés étant ainsi confrontés avec des versions divergentes des faits.

(...) »

103. La cour d’appel rejeta par ailleurs la demande du premier requérant visant à l’audition du coaccusé C.S., de l’assistente I.M. et des témoins à charge R.O. et P.L., en application de l’article 430 § 1 du CPP, aux motifs :

– que C.S., I.M., R.O. et P.L. avaient été entendus par le tribunal de Lisbonne, et que leur audition ne constituait donc pas de nouveaux moyens de preuve ;

– que, même si elles pouvaient contredire celles qui avaient été faites devant un tribunal, les déclarations faites dans le cadre d’interviews données à des médias n’invalidaient pas forcément les décisions rendues ;

– que, en l’espèce, la preuve qui avait fondé le jugement attaqué n’apparaissait pas comme insuffisante et qu’il n’existait pas de contradictions irréductibles entre les fondements de la décision et la décision elle-même ou d’erreur flagrante dans l’appréciation des preuves, ce qu’exigeait l’article 410 § 2 du CPP.

La cour d’appel en conclut que le jugement attaqué devait être examiné à l’aune des seuls moyens de preuve qui avaient été produits devant le tribunal de Lisbonne.

c) L’arrêt de la cour d’appel du 23 février 2012

104. Le 23 février 2012, la cour d’appel de Lisbonne prononça son arrêt, long de 3 374 pages.

105. Elle rejeta la prétention du troisième requérant, par laquelle celui-ci demandait que le tribunal enjoignît à un journaliste de présenter l’enregistrement d’une interview que lui aurait accordée R.N. (paragraphe 70 ci-dessus).

106. Elle débouta le deuxième requérant de sa prétention relative à la façon dont le tribunal aurait conduit l’interrogatoire des témoins pendant les diverses audiences. Elle considéra que le contre-interrogatoire des victimes par l’intermédiaire du tribunal était conforme aux articles 346 § 1 et 347 § 1 du CPP et qu’il n’avait pas porté atteinte aux droits de la défense du deuxième requérant et des accusés. Elle releva à cet égard ce qui suit :

« [le deuxième requérant] n’indique pas de façon détaillée à quel moment précis de l’audition des déclarations des assistentes (...) il a ressenti qu’il y avait atteinte à ses droits de la défense (...). En réalité, [il] n’explique pas quelles questions concrètes il voulait ou aurait voulu formuler directement aux assistentes, de quelle façon il a été lésé ou s’est senti lésé par le fait que les demandes de clarifications ont été présentées par le tribunal (...). En fait, il se retranche derrière une allégation générale d’atteinte à ses droits de la défense, sans préciser de quelle façon les principes constitutionnels du contradictoire et de la présomption d’innocence ont été violés (...) »

La cour d’appel estima ainsi que la méthode des interrogatoires et des contre-interrogatoires conduits par l’intermédiaire du président du tribunal n’avait pas violé les principes constitutionnels du contradictoire et de la présomption d’innocence, et qu’elle n’avait pas porté atteinte à la spontanéité des débats.

107. Elle rejeta les recours des premier et deuxième requérants portant sur l’impossibilité d’obtenir la lecture des déclarations faites par les victimes au cours de l’enquête et leur confrontation avec celles faites devant le tribunal, rappelant que le tribunal n’était pas lié par les déclarations faites avant le procès, celles produites devant lui étant les seules susceptibles d’avoir valeur de preuve.

108. Concernant les modifications faites par le tribunal de Lisbonne au sujet des faits figurant dans l’ordonnance de renvoi en jugement, la cour d’appel de Lisbonne rappela qu’il n’était pas toujours possible de déterminer avec certitude le moment exact de la commission d’un crime, elle considéra que c’était une probabilité que les accusés auraient pu envisager. Elle estima que les changements n’avaient pas modifié l’essence même des faits imputés aux requérants, mais seulement leur contexte, plus particulièrement les dates et lieux des évènements. Aussi, selon la cour d’appel, les changements en question ne pouvaient-ils être qualifiés de substantiels au sens de l’article 359 du CPP, mais devaient-ils être qualifiés plutôt de non substantiels au sens de l’article 358 du CPP. Ensuite, la cour d’appel rappela que, en vertu du droit et de la pratique internes, les changements de la cause pouvaient intervenir jusqu’à ce que le tribunal statuât sur l’affaire. S’agissant de la présente espèce, elle releva que le moment où le tribunal avait fait part de son intention de revoir la description de certains des faits imputés aux accusés pouvait s’expliquer par les vicissitudes propres à l’affaire, par la complexité et la durée de celle-ci, mais aussi par la profondeur et l’étendue de la défense tout au long de la procédure. Elle indiqua que les changements de la cause survenaient souvent après la production de la preuve, et que c’était alors que le tribunal était en mesure d’évaluer tous les éléments de preuve pour tirer sa propre conclusion quant à l’établissement des faits et, pour ce qui était de la présente espèce, quant aux déclarations faites par les victimes. La cour d’appel concluait par conséquent que le moment auquel les modifications étaient intervenues était pleinement justifié.

109. S’agissant du droit des accusés de se défendre par rapport aux changements opérés, la cour d’appel observa que les requérants avaient bien présenté des moyens de preuve à cet égard. Elle considéra qu’ils avaient pleinement bénéficié du droit de se défendre dans le respect du principe de l’égalité des armes. Elle observa à titre subsidiaire que l’argument des requérants tiré de la tardiveté de la communication des changements de la cause était en contradiction avec la manière dont ils avaient usé de leur droit de produire des preuves. Sur ce point, la cour d’appel s’exprima comme suit :

« S’il existe des procès où les accusés étendent la production de preuves jusqu’à des limites peu communes, le présent procès est sans aucun doute un bon exemple. [Les accusés] feraient preuve d’incohérence s’ils disaient maintenant que cela a porté atteinte à leur droit de se défendre. D’un côté, [ils] ils ont cherché à étendre la production de preuves au maximum, ce qui leur a été permis par le tribunal et implique nécessairement un allongement de la durée de la procédure. D’un autre côté, ils affirment que ce retard a porté atteinte à leur droit de se défendre dans le cadre de la procédure. »

S’agissant de la limitation des moyens de preuve imposée par le tribunal de Lisbonne aux requérants par rapport aux modifications des faits de la cause, la cour d’appel considéra que, comme l’avait jugé le tribunal de Lisbonne, ces derniers n’avaient pas suffisamment justifié la pertinence des preuves supplémentaires qu’ils souhaitaient produire en réaction aux modifications. En outre, elle estima que la limitation des moyens de preuve était parfaitement légitime eu égard au droit à un procès équitable dans un délai raisonnable et au principe de la proportionnalité. Elle indiqua qu’il était disproportionné de vouloir obtenir l’audition par le tribunal de centaines de personnes eu égard à un résultat probatoire prévisible. À titre surabondant, la cour d’appel observa que, à supposer même que des centaines de témoins fussent venus déclarer devant le tribunal n’avoir jamais vu les requérants dans aucun des immeubles de la rue ou du quartier, cela ne signifierait pas pour autant que les faits en question n’avaient pas eu lieu. Elle conclut que la limitation des moyens de preuve n’avait pas porté atteinte aux droits des requérants garantis par l’article 32 §§ 1 à 5 de la Constitution et l’article 6 § 3 a) de la Convention. Quant à la limitation des moyens de preuve supplémentaires présentés par les requérants concernés, elle considéra que celle-ci était légitime, étant donné que la demande d’audition de certains témoins aurait pu avoir été déjà faite dans le cadre de leur mémoire en défense.

110. Sur le fond, la cour d’appel de Lisbonne fit partiellement droit au premier requérant en ce qui concerne la partie du recours portant sur les modifications des faits matériels qui auraient été commis à Elvas sur la personne de L.N. Reconnaissant que le premier requérant n’avait pas eu l’opportunité de se défendre par rapport à celles-ci, elle ordonna la séparation de l’affaire en deux affaires, l’une portant sur les faits commis à Lisbonne et l’autre sur les faits commis à Elvas. Elle annula et renvoya la partie du jugement portant sur les faits relatifs à la ville d’Elvas devant le tribunal de Lisbonne aux fins du contradictoire prévu à l’article 358 § 1 du CPP.

111. S’agissant du recours du premier requérant portant sur les faits, la cour d’appel considéra que ce dernier avait omis de préciser, comme l’exigeait l’article 412 §§ 3 et 4 du CPP, les faits concrets qu’il estimait ne pas avoir été jugés correctement ainsi que les éléments de preuve concrets susceptibles d’imposer une décision autre que celle adoptée par le tribunal de Lisbonne.

La cour d’appel s’exprima notamment comme suit :

« le recourant prétend attaquer la décision rendue sur les faits s’agissant des points 106 à 106.22, 113 à 116, 120 à 124, 125 à 127 et 131 à 135.2.

Or il apparaît qu’[il] ne respecte pas l’article 412 §§ 3 et 4 du CPP, ni dans les conclusions ni dans la motivation du recours.

(...)

Même si le recourant commence par indiquer les points de fait qu’il prétend attaquer, tout au long de 583 pages il tisse les considérations les plus variées au sujet de la décision attaquée et il se réfère à des preuves produites au cours de l’enquête, de l’instruction et du procès, et ce sans faire de distinction et sans faire la moindre référence aux points concrets des faits qu’il attaque.

Autrement dit, le recourant attaque de façon générale les éléments de fait, sans spécifier par rapport à chaque point de fait les raisons de son désaccord.

Dans les situations où le recourant ne satisfait, ni dans les conclusions ni dans sa motivation d’appel, à l’exigence selon laquelle il lui appartient d’attaquer de façon détaillée [les éléments qu’il remet en cause], il n’y a pas lieu de lui adresser une invitation à [pallier ces omissions] (aperfeiçoamento), car cela équivaudrait, au fond, à lui accorder un nouveau délai pour faire appel, ce qui n’entre pas dans le droit au recours proprement dit.

(...)

Une [telle] invitation ne peut concerner que les conclusions et jamais la motivation elle-même, comme cela découle des paragraphes 3 et 4 de l’article 417 du CPP (...) »

La cour d’appel refusa de verser au dossier les deux expertises médicolégales que le premier requérant avait présentées, considérant qu’il était forclos à le faire selon l’article 165 du CPP.

112. Pour autant qu’il s’agissait des faits survenus à Lisbonne, la Cour d’appel de Lisbonne confirma la condamnation du premier requérant à deux peines de quatre ans et six mois d’emprisonnement pour chacun des deux crimes d’abus sexuels commis sur la personne de L.M., soit une peine cumulée de six ans d’emprisonnement. Elle confirma ensuite les condamnations prononcées à l’encontre des deuxième, troisième et quatrième requérants.

113. Le 21 mars 2012, le quatrième requérant se pourvut en cassation devant la Cour suprême. Son recours fut déclaré irrecevable.

8. Les recours devant le Tribunal constitutionnel

114. À des dates non précisées, les requérants présentèrent divers recours en inconstitutionnalité devant le Tribunal constitutionnel.

a) Les inconstitutionnalités normatives soulevées

115. Dans leurs mémoires en appel, les premier et deuxième requérants plaidaient, entre autres, que n’était pas conforme aux articles 20 § 4 et 32 § 2 de la Constitution l’interprétation des articles 355 § 1 et 356 §§ 2 b) et 5 du CPP par le tribunal de Lisbonne et par la cour d’appel de Lisbonne, selon laquelle il n’était pas possible de lire en audience les déclarations qui avaient été faites par les victimes ou un accusé au cours d’une enquête si ceux-ci s’y étaient opposés.

116. Les deuxième et troisième requérants dénonçaient l’interprétation de l’article 358 du CPP, selon laquelle les modifications des faits temporels et spatiaux relatifs aux évènements et considérés comme établis dans l’ordonnance de renvoi en jugement ne constituaient pas des changements substantiels et selon laquelle elles pouvaient être faites même après les plaidoiries.

117. Le premier requérant contesta également l’interprétation :

– de l’article 165 du CPP par la cour d’appel de Lisbonne dans son arrêt du 7 décembre 2011, selon laquelle il n’était pas possible de verser des documents au dossier de la procédure après la clôture de l’audience et le prononcé du jugement ;

– de l’article 430 § 1 du CPP, selon laquelle la cour d’appel ne pouvait réentendre le coaccusé C.S. et les témoins I.M., R.O. et P.L. que si l’existence des vices indiqués à l’article 410 § 2 du CPP était vérifiée ;

– de l’article 412 §§ 3 et 4 du CPP, selon laquelle le recours portant sur les éléments de fait doit être rejeté lorsque les preuves concrètes susceptibles de permettre de réapprécier les faits considérés comme ayant été incorrectement établis ne sont pas spécifiées.

118. Par ailleurs, les deuxième et quatrième requérants attaquèrent l’interprétation de l’article 346 § 1 et de l’article 347 § 2 du CPP en ce qui concerne l’ordre de prise de questions et l’interrogatoire indirect des victimes et témoins par la défense.

119. Le troisième requérant plaida aussi que l’interprétation de l’article 340 du CPP, selon laquelle il n’était pas possible de produire des preuves complémentaires après que le tribunal avait déjà forgé sa conviction quant aux faits, portait atteinte à son droit de se défendre.

b) L’arrêt du Tribunal constitutionnel

120. Le 7 février 2013, le Tribunal constitutionnel prononça son arrêt (arrêt no 90/2013).

121. Le Tribunal constitutionnel déclara irrecevable une partie des questions qui avaient été soulevées par les requérants au motif que certains des articles dont ceux-ci contestaient l’interprétation par les juridictions inférieures n’avaient pas été appliqués ou qu’ils n’avaient pas fondé les décisions attaquées.

122. S’agissant de l’interprétation de l’article 165 du CPP par la cour d’appel de Lisbonne dans son arrêt du 7 décembre 2011, le Tribunal constitutionnel estima qu’elle était conforme à la Constitution. Il indiqua que l’impossibilité de joindre de nouveaux documents comme moyens de preuve dans le cadre d’un recours ordinaire ne portait pas atteinte aux droits à un procès équitable et à un recours, et au droit de tout accusé de se défendre, sauf si l’existence des vices indiqués à l’article 410 § 2 du CPP était vérifiée. Il s’exprima comme suit :

« (...) le droit au recours constitutionnellement garanti n’exige pas que le contrôle effectué par le tribunal supérieur se traduise par un nouveau procès ex novo des éléments de fait (matéria de facto), comportant le droit de produire de nouveaux moyens de preuve, notamment ceux qui sont postérieurs (supervinientes) [au jugement]. Ce contrôle peut se limiter à vérifier si l’instance objet du recours n’a pas commis une error in judicando, eu égard aux preuves produites dans le cadre de la première instance (...).

(...) le droit de l’accusé de faire appel du jugement condamnatoire, en ce qui concerne la partie ayant tranché les éléments de fait, peut ne pas comprendre la possibilité pour le tribunal d’appel d’apprécier des preuves nouvelles présentées par l’accusé au niveau de l’appel, même si ces preuves sont nouvelles (supervinientes). Un tel moyen de recours ne se situe plus au niveau de l’appréciation du procès de l’instance inférieure qui n’a pas eu la possibilité d’évaluer ces preuves, il vise plutôt la réalisation d’un nouveau procès par le tribunal de deuxième instance, qui se penche également sur la preuve présentée cette fois au niveau de l’appel.

Cela ne veut pas dire que l’existence de preuves nouvelles ne peut pas être utilisée par l’accusé afin que ses droits de la défense soient garantis dans leur plénitude. Mais le moyen procédural qui permet une telle utilisation ne passe pas nécessairement par la consécration du droit de demander au tribunal de deuxième instance, qui est en train de se prononcer dans le cadre d’un recours ordinaire, qu’il analyse et pèse, pour la première fois, ces preuves postérieures au procès en première instance.

Notre système de procédure pénale prévoit un [tel] moyen à l’article 449 du code de procédure pénale, qui, à l’alinéa d) du paragraphe 1, admet la révision du jugement ayant acquis force de chose jugée lorsque sont découverts des faits ou des preuves nouveaux qui, en eux-mêmes, ou combinés avec ceux ayant été analysés dans le cadre de la procédure, soulèvent des doutes sérieux quant à l’équité de la condamnation.

(...)

Toutefois, il est vrai que fermer les portes aux recours ordinaires visant à l’évaluation des nouvelles preuves, même si celles-ci sont postérieures aux décisions attaquées, et renvoyer son appréciation à une date postérieure à celle où la décision a acquis force de chose jugée introduit des limitations temporelles à la production de preuves, ce qui a pour conséquence que la procédure se termine avec une condamnation et que l’exécution de la peine commence sans que [ces preuves] n’aient été évaluées.

Cela étant, il ne faut pas perdre de vue que la possibilité que de nouveaux moyens de preuve soient pris en compte par le tribunal de recours – ce qui, ne l’oublions pas, pourrait aussi se passer à l’initiative de l’accusation – introduirait de sérieuses perturbations et des retards dans l’avancement de l’instance d’appel, mettrait en cause [sa] stabilité et sa célérité, et finirait par être une solution difficilement praticable.

(...)

En outre, il n’est pas exclu que des documents nouveaux (supervienientes) présentant certaines caractéristiques puissent exceptionnellement être pris en compte dans le cadre de mécanismes tels que le renvoi en vue d’un nouveau jugement ou d’une réadministration des preuves, en cas de détection des vices indiqués à l’article 410 § 2 du code de procédure pénale, possibilité que la décision attaquée analyse en considérant que les documents en question n’étaient pas à même d’« incontestablement influencer la décision de la cause. »

En somme, étant donné qu’il existe dans le droit procédural pénal (...) d’autres mécanismes qui permettent à l’accusé d’exercer suffisamment ses droits de la défense face à l’apparition de nouvelles preuves et que l’interprétation faisant l’objet du présent contrôle n’a pas exclu l’exercice de ces moyens de réaction, une telle interprétation ne met pas en cause les droits de la défense de l’accusé, notamment son droit de faire appel d’un jugement condamnatoire, ni son droit à un procès équitable.

(...) »

123. En ce qui concerne l’interprétation des articles 346 § 1 et 347 § 1 du CPP, le Tribunal constitutionnel estima ce qui suit :

« (...) le principe du contradictoire est respecté dès lors que l’accusé peut solliciter des clarifications par rapport à tous les faits que l’assistente ou la partie civile a relevés dans ses déclarations, que ces clarifications soient faites directement ou par l’intermédiaire du tribunal.

Par ailleurs, en énonçant dans les articles 346 § 1 et 347 § 2 du CPP que les demandes de clarifications se font par le biais du président du tribunal siégeant en formation collégiale (Tribunal coletivo), le législateur a tenu compte de la configuration du statut procédural de l’assistente et de la victime ou responsable civil, ainsi que de la nature de l’action dans laquelle chacun s’insère. Partant, l’existence d’une différence de démarche dans l’audition des témoins et dans celle des assistentes ou partie civile est constitutionnellement admissible (...) »

124. Le Tribunal constitutionnel considéra également comme conforme à la Constitution l’interprétation par la cour d’appel, dans son arrêt du 23 février 2012, des articles 355 § 1 et 356 §§ 2 b et 5 du CPP, la lecture des déclarations faites par un assistente dans le cadre d’une enquête ne pouvant ainsi avoir lieu en audience que si celui-ci a donné son accord. Les accusés furent donc déboutés de leurs prétentions sur ces points. Le Tribunal constitutionnel s’exprima ainsi :

« (...) la règle qui interdit l’utilisation de dépositions faites devant une autorité autre que judiciaire, à des phases antérieures au procès, même comme un simple instrument accessoire dans le cadre de l’appréciation de la preuve produite en audience, se fonde sur le manque de fiabilité des dépositions faites à la marge des principes de l’immédiateté, de l’oralité et du contradictoire dans la production de la preuve et obtenues sous la direction d’une autorité ne disposant pas de garanties judiciaires. Si de telles dépositions peuvent fonder la décision de présenter des réquisitions, la manière dont elles ont été obtenues soulève des interrogations naturelles sur leur capacité à fonder une décision de condamnation ou d’acquittement.

Vu ces circonstances, une telle méfiance est entièrement légitime et cela met en cause la crédibilité des résultats de ce mode de collecte de témoignages au sens large. Ainsi, l’interdiction de lire pendant une audience de telles déclarations, comme moyen de preuve ou comme simple instrument d’appréciation des témoignages au sens large, ne se révèle ni arbitraire ni disproportionnée étant donné que cette lecture peut toujours contaminer les dépositions faites pendant l’audience du procès.

(...)

L’assistente est une partie à la procédure (sujeito processual) dont la position mérite une protection constitutionnelle (...) étant donné qu’il est titulaire d’intérêts juridico-pénaux que la loi a voulu spécialement protéger avec l’incrimination ; il est donc important que l’action pénale soit conduite de façon adéquate, précisément pour ses intérêts.

(...)

L’assistente peut intervenir comme véritable partie dans toute la procédure pénale, même en tant qu’auxiliaire du ministère public. Aussi, s’il a été prévu que la lecture en audience de déclarations faites auparavant ne peut être possible qu’avec l’accord de tous les titulaires d’intérêts juridiques reconnus dans la procédure pénale, la participation de l’assistente à cet accord est-elle indispensable. La conformité de la solution adoptée s’explique ainsi par la nécessité d’avoir l’accord de l’assistente pour pouvoir lire, à la demande d’un accusé, les déclarations produites au cours de l’enquête par l’assistente et les témoins. »

125. S’agissant de l’article 358 § 1 du CPP, le Tribunal constitutionnel, se référant à son arrêt no 387/2005, considéra que ne portait pas atteinte à la procédure accusatoire, aux principes du contradictoire et aux droits de la défense garantis par la Constitution l’interprétation de cette disposition, selon laquelle il était possible de modifier les faits indiqués dans l’ordonnance de renvoi jusqu’à la clôture du procès, après les plaidoiries orales, à condition qu’un délai soit accordé à l’accusé pour lui permettre de contester et de produire ses moyens de preuve au cours du même procès. Il s’exprima, entre autres, en ces termes:

« (...) s’il apparaît après les plaidoiries orales, mais avant le jugement, que le tribunal se trouve en mesure de faire une évaluation des faits par rapport à la preuve ayant été produite – soit parce que ce n’est qu’alors, après la production de toute la preuve, qu’il est en mesure de le faire, soit parce que cela lui est imposé par la propre nature collégiale du tribunal, comme c’est le cas dans la présente espèce – qui aboutit à la conclusion qu’il pourra y avoir un changement non substantiel des faits décrits dans l’ordonnance de renvoi en jugement, on ne voit pas comment cela peut porter atteinte au droit à une procédure juste et équitable, étant donné qu’un tel changement, à ce moment-là, garantit aux accusés les mêmes moyens de défense.

(...) »

126. À une date non précisée, le deuxième requérant demanda au Tribunal constitutionnel des corrections et clarifications concernant certaines parties de son arrêt. Sa demande fut rejetée par un arrêt du 28 février 2013.

9. Le renvoi d’une partie de l’affaire devant le tribunal de Lisbonne et les développements ultérieurs

127. À la suite de l’arrêt de la cour d’appel de Lisbonne du 23 février 2012 (paragraphe 110 ci-dessus), une partie de l’affaire portant sur des faits commis dans la ville d’Elvas fut renvoyée devant le tribunal de Lisbonne. Le 29 juin 2012, le procès fut rouvert. À cette occasion, le tribunal donna entre autres connaissance au premier requérant des modifications qu’il envisageait d’apporter aux faits survenus dans la ville d’Elvas et figurant dans l’ordonnance de renvoi en jugement du 31 mai 2004.

128. À une date non précisée, le premier requérant, se fondant sur l’article 358 § 1 du CPP, présenta ses moyens de preuve. Il réclama notamment :

– l’audition de seize témoins,

– l’audition du coaccusé C.S., des assistentes I.M., F.G. et J.L. et des témoins R.O. et P.L.,

– le versement au dossier des pièces que la cour d’appel de Lisbonne avait refusé de recevoir (par exemple, les DVD contenant les interviews de F.G., J.L., C.S., I.M., P.L. et R.O., la copie des interviews de C.S. et I.M. par la revue Focus le 26 janvier 2011, par le journal Expresso le 26 mars 2011 et par le journal I le 30 mars 2011, une copie du journal Diário de Notícias du 8 septembre 2011 et le livre Une douleur silencieuse écrit par F.G.).

129. Le tribunal tint dix audiences. Au cours des audiences des 7 et 24 septembre, du 22 octobre et du 7 décembre 2012, il rendit différentes ordonnances quant aux moyens de preuve qui avaient été soumis par les accusés.

130. Les 9 et 16 novembre 2012, le tribunal entendit l’accusé C.S. et l’assistente I.M. Tous deux furent interrogés et contre-interrogés par le parquet et les avocats des accusés, notamment au sujet de leurs rétractations.

131. Le 25 mars 2013, le tribunal de Lisbonne rendit son jugement. Il acquitta le premier requérant du chef d’abus sexuels qu’il lui était reproché d’avoir commis sur la personne de L.N., jugeant les faits non établis en raison du manque de détermination globale des circonstances factuelles de telles imputations.

132. Dans sa décision, le tribunal se pencha sur les rétractations présentées par C.S. et I.M. S’agissant de l’assistente I.M., il considéra que la nouvelle version des faits n’était pas crédible eu égard au contenu des entretiens accordés par celui-ci à différents médias. Il releva notamment que I.M. avait déclaré devant le tribunal ne pas se souvenir de ce qu’il avait dit au sujet des faits commis dans la ville d’Elvas dans son interview publiée par le journal Expresso le 26 mars 2011 et dans celle qui figurait sur l’un des DVD versés au dossier par le premier requérant. Il nota également que I.M. avait déclaré qu’un journaliste lui avait promis une somme d’argent en contrepartie d’une interview. Il conclut que la nouvelle version des faits présentée par I.M. ébranlait et fragilisait sa crédibilité et, plus concrètement, l’établissement des faits le concernant. Il jugea donc comme non établis les faits qu’il avait imputés aux autres coaccusés, notamment les deuxième, troisième et quatrième requérants. Quant aux rétractations du coaccusé C.S., le tribunal jugea aussi qu’elles n’étaient pas crédibles au vu du comportement, des hésitations et des dénis qui auraient été les siens au cours de son audition.

133. Dans son jugement, le tribunal, revenant sur des acquittements ayant déjà été prononcés dans le jugement du 3 septembre 2010, acquitta également l’ensemble des accusés – dont les deuxième, troisième et quatrième requérants – des crimes qui leur étaient reprochés pour des faits survenus dans la ville d’Elvas.

134. À des dates non précisées, le ministère public, les assistentes L.N. et L.M. ainsi que la Casa Pia interjetèrent appel du jugement. Le premier présenta quant à lui un recours en réponse à ces appels.

135. Le 24 avril 2014, la cour d’appel de Lisbonne adopta un arrêt confirmant l’acquittement prononcé par le tribunal de Lisbonne à l’égard du premier requérant. Elle annula ensuite une partie du jugement concernant les deuxième, troisième et quatrième requérants pour des faits qui, selon elle excédaient l’objet du renvoi en première instance.

136. Les 2 et 4 avril 2013, les requérants commencèrent à purger leur peine. Le 14 février 2014, la peine de prison du deuxième requérant fut, pour raisons de santé, commuée en une peine d’assignation à résidence pour la période restante. Le premier requérant bénéficia d’une liberté sous conditions le 7 juillet 2016 et le quatrième requérant, le 17 mars 2017. Le troisième requérant bénéficia lui aussi d’une liberté sous conditions à une date non précisée.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. La Constitution

137. L’article 20 § 4 de la Constitution garantit le droit à un procès équitable dans un délai raisonnable. L’article 32 de la Constitution énonce les garanties attachées à toute procédure pénale, notamment le droit à un procès dans un délai raisonnable et le droit à la présomption d’innocence (article 32 § 2), les droits de la défense de l’accusé (article 32 § 3), le droit à l’instruction (article 32 § 4) et la structure accusatoire de la procédure pénale (article 32 § 5).

B. Le code pénal

1. Sur la plainte et sur l’ouverture de la procédure pénale en matière d’abus sexuels sur mineur

138. L’article 113 § 1 du CP dispose que le droit de porter plainte appartient à la victime. Conformément au paragraphe 3 de l’article 113, si celle-ci est âgée de moins de 16 ans, ce droit revient à son représentant légal ou, le cas échéant, à ses ascendants ou à ses frères et sœurs, sauf si ces proches sont impliqués de quelque manière que ce soit dans le crime en cause.

L’article 113 § 5 du CP dans sa rédaction issue du décret-loi no 48/95 du 15 mars 1995 prévoyait que le ministère public pouvait engager la procédure pénale si l’intérêt public l’exigeait. En vertu de la loi no 65/98 du 2 septembre 1998, cette possibilité est ouverte au ministère public si l’intérêt de la victime l’impose.

139. L’article 115 § 1 du CP dans sa rédaction issue du décret-loi no 48/95 du 15 mars 1995 disposait que le droit de porter plainte était prescrit dans un délai de six mois à compter du moment où la victime avait eu connaissance des faits et de ses auteurs.

140. L’article 178 § 1 du CP dans sa rédaction issue du décret-loi no 48/95 du 15 mars 1995 disposait que l’ouverture de la procédure pénale pour les crimes d’abus sexuels sur mineur dépendait d’une plainte, sauf lorsque les crimes avaient mené au suicide ou à la mort de la victime. L’article 178 § 2 prévoyait que le ministère public pouvait entamer la procédure si l’intérêt public l’exigeait dans les cas où le mineur était âgé de moins de 12 ans. En vertu de la loi no 65/98 du 2 septembre 1998, cette possibilité a été étendue aux cas où le mineur est âgé de moins de 16 ans.

2. Sur les crimes poursuivis dans la présente espèce

141. L’article 166 du CP dans sa rédaction issue du décret-loi no 48/95 du 15 mars 1995 se lisait comme suit :

« 1. Toute personne qui, profitant des fonctions ou de la position qu’elle exerce ou qu’elle détient, à tout titre quel qu’il soit, dans :

(...)

c) un établissement d’enseignement ou de correction ;

pratique un acte sexuel significatif (de relevo) avec une personne qui s’y trouve placée (internada) ou (...) qui lui a été confiée (...) est punie d’une peine allant de six mois à cinq ans d’emprisonnement.

2. Toute personne qui, dans les mêmes circonstances, pratique avec une autre personne une copulation ou un coït anal est punie d’une peine allant d’un an à huit ans d’emprisonnement. »

Dans sa rédaction issue de la loi no 65/98 du 2 septembre 1998, l’article 166 § 2 était rédigé ainsi :

« 2. Toute personne qui, dans les mêmes circonstances, pratique avec une autre personne une copulation, un coït anal ou un coït oral est punie d’une peine allant d’un an à huit ans d’emprisonnement. »

142. L’article 172 du CP dans sa rédaction issue du décret-loi no 48/95 du 15 mars 1995 se lisait ainsi :

« 1. Quiconque pratique un acte sexuel significatif avec ou sur un mineur âgé de moins de 14 ans ou aura amené celui-ci à pratiquer cet acte avec lui ou avec une autre personne sera puni d’une peine allant d’un an à huit ans d’emprisonnement.

2. Si l’acte sexuel est une copulation ou un coït anal avec un mineur âgé de moins de 14 ans, l’auteur de l’acte est puni d’une peine allant de trois à dix ans d’emprisonnement.

3. Quiconque :

a) pratique un acte de caractère exhibitionniste devant un mineur âgé de moins de 14 ans ; ou

b) agit sur un mineur âgé de moins de 14 ans, par le biais d’une conversation obscène ou par le biais d’un écrit, d’un spectacle ou d’un objet pornographiques, ou utilise [le mineur] sur une photo, dans un film ou dans un enregistrement pornographiques,

sera puni d’une peine pouvant aller jusqu’à trois ans d’emprisonnement.

4. Quiconque pratique les actes décrits au paragraphe précédent dans un but lucratif sera puni d’une peine allant de six mois à cinq ans d’emprisonnement. »

Dans sa rédaction issue de la loi no 65/98 du 2 septembre 1998, l’article 172 §§ 2 et 3 était ainsi rédigé :

« 2. Si l’acte sexuel avec un mineur âgé de moins de 14 ans est une copulation, un coït anal ou un coït oral, l’auteur est puni d’une peine allant de trois à dix ans d’emprisonnement.

3. Quiconque :

a) pratique un acte de caractère exhibitionniste devant un mineur âgé de moins de 14 ans ; ou

b) agit sur un mineur âgé de moins de 14 ans, par le biais d’une conversation obscène ou par le biais d’un écrit, d’un spectacle ou d’un objet pornographiques ;

c) utilise un mineur âgé de moins de 14 ans sur une photo, dans un film ou dans un enregistrement pornographiques ; ou

d) exhibe ou cède à n’importe quel titre ou par n’importe quel moyen les matériaux mentionnés à l’alinéa précédent

sera puni d’une peine pouvant aller jusqu’à trois ans d’emprisonnement. »

En vertu de la loi no 99/2001 du 25 août 2001, l’alinéa e) a été ajouté au paragraphe 3 de l’article 172 et le paragraphe 4 a été modifié comme suit :

« e) détient les matériaux prévus à l’alinéa c) dans le but de les exhiber ou de les céder ;

(...)

4. Quiconque pratique les actes décrits aux alinéas a), b), c) et d) du paragraphe précédent dans un but lucratif sera puni d’une peine allant de six mois à cinq ans d’emprisonnement. »

143. L’article 175 § 1 du CP, dans sa rédaction issue du décret-loi no 48/95 du 15 mars 1995, se lisait ainsi :

« Toute personne majeure qui pratique des actes homosexuels significatifs avec un mineur âgé de 14 à 16 ans ou qui amène celui-ci à le faire avec autrui sera punie d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à deux ans ou d’une peine pouvant aller jusqu’à deux cent quarante jours-amende. »

144. L’article 176 du CP dans sa rédaction issue du décret-loi no 48/95 du 15 mars 1995 se lisait ainsi :

« 1. Quiconque encourage, favorise ou facilite l’exercice de la prostitution par un mineur âgé de 14 à 16 ans ou pratique avec celui-ci des actes sexuels significatifs sera puni d’une peine allant de six mois à cinq ans d’emprisonnement.

2. L’auteur qui utilise la violence, une menace grave, une ruse ou une manœuvre frauduleuse, qui agit dans le cadre de son activité professionnelle ou dans un but lucratif ou qui profite de l’incapacité psychique de la victime ou de son [jeune] âge lorsque celui-ci est inférieur à 14 ans, sera puni d’une peine allant de deux ans à dix ans d’emprisonnement. »

Dans sa rédaction issue de la loi no 65/98 du 2 septembre 1998, le paragraphe 2 de l’article 176 du CP est devenu le paragraphe 3.

L’article 176 est devenu l’article 175 du CP dans sa rédaction issue de la loi no 59/2007 du 4 septembre 2007. Celui-ci se lit ainsi :

« 1. Quiconque encourage, favorise ou facilite l’exercice de la prostitution d’un mineur sera puni d’une peine allant d’un an à cinq ans d’emprisonnement.

2. L’auteur qui commet le crime prévu au paragraphe qui précède :

a) en utilisant la violence ou la menace grave,

b) en utilisant la ruse ou une manœuvre frauduleuse,

c) en abusant de l’autorité qu’il détient en vertu d’une relation de famille, de tutelle ou de curatelle ou d’une dépendance hiérarchique, économique ou de travail ;

d) en agissant dans le cadre de son activité professionnelle ou dans un but lucratif, ou

e) en profitant de l’incapacité psychique ou de la particulière vulnérabilité de la victime,

sera puni d’une peine allant de deux à dix ans d’emprisonnement. »

145. Aux termes de l’article 360 du CP, toute personne ayant fait un faux témoignage devant un tribunal est passible d’une peine allant de six mois à trois ans d’emprisonnement ou d’une peine pouvant aller jusqu’à soixante jours-amende ; si le faux témoignage a été fait sous serment, la peine peut aller jusqu’à cinq ans d’emprisonnement ou six cents jours-amende.

C. Le code de procédure pénale

146. La mesure de détention provisoire ne peut pas excéder quatre mois sans que le parquet n’ait présenté ses réquisitions. Dans le cadre d’une affaire dont la complexité exceptionnelle a été reconnue, ce délai est d’un an (article 215 §§ 3 et 4 du CPP).

147. À la demande du ministère public, de l’accusé, de l’assistente ou des parties civiles, il est possible d’ordonner l’audition des victimes de crimes sexuels par un juge d’instruction au cours de l’enquête, aux fins de l’utilisation de leurs dépositions dans le cadre du procès (declarações para memória futura) (article 271 du CPP).

148. Selon l’article 276 § 1 du CPP, le parquet doit conclure son enquête dans un délai de six mois si la détention provisoire ou l’assignation à résidence d’un accusé ont été appliquées dans le cadre d’une procédure pénale. Si le crime poursuivi est puni d’une peine pouvant aller jusqu’à huit ans d’emprisonnement, ce délai est d’un an.

149. Plus spécifiquement, les dispositions du CPP présentant un intérêt pour la présente affaire se lisaient ainsi au moment des faits :

Article 17

Compétence du juge d’instruction

« Il est de la compétence du juge d’instruction de procéder à l’instruction, de décider le renvoi en jugement (pronúncia) et d’exercer toutes les fonctions juridictionnelles jusqu’à ce que l’affaire soit transmise aux fins du jugement, comme le prévoit ce code. »

Article 33

Effets de la déclaration d’incompétence

« 1. Si le défaut de compétence du tribunal est déclaré, la procédure est renvoyée devant le tribunal compétent afin qu’il annule les actes qu’il n’aurait pas pratiqués si la procédure s’était déroulée devant lui. Il ordonne ensuite la répétition des actes nécessaires à la connaissance de la cause.

(...)

3. Les mesures de contraintes ou de garanties patrimoniales ordonnées par le tribunal déclaré incompétent restent efficaces même après la déclaration du défaut de compétence. Toutefois, elles doivent, dans les plus brefs délais, être validées ou infirmées par le tribunal compétent.

(...) »

Article 69

Position procédurale et attributions des assistentes

« 1. Les assistentes occupent la position d’auxiliaires du ministère public. Ils dépendent de celui-ci aux fins de leur intervention dans la procédure, sauf exception prévue par la loi.

2. Il appartient en particulier aux assistentes :

a) d’intervenir au cours de l’enquête et de l’instruction en produisant des preuves et en demandant les mesures qu’ils jugent nécessaires, et de connaître des ordonnances rendues à cet égard ;

b) de présenter leurs réquisitions indépendamment de celles du ministère public (...) ;

c) de faire appel des décisions qui les concernent, même si le ministère public ne l’a pas fait (...) »

Article 108

Accélération d’une procédure en retard

« 1. Lorsque les délais prévus par la loi pour chaque phase de la procédure se révèlent dépassés, le ministère public, l’accusé, l’assistente ou les parties civiles peuvent demander l’accélération de la procédure.

2. Statue sur cette demande :

a) le Procureur général de la République, si la procédure est sous la direction du ministère public ;

b) le Conseil supérieur de la magistrature, si la procédure se déroule devant un tribunal ou un juge.

(...) »

Article 165

À quel moment joindre les documents

« 1. Tous les documents doivent être versés au dossier au cours de l’enquête ou de l’instruction ; si cela n’est pas possible, ils peuvent être versés jusqu’à la clôture de l’audience.

2. Dans tous les cas, le contradictoire est assuré, le tribunal ayant la possibilité d’accorder un délai qui peut aller jusqu’à huit jours à cette fin.

3. Ce qui est prévu aux paragraphes précédents s’applique également aux avis d’avocats, de jurisconsultes ou d’experts techniques, avis qui peuvent toujours être versés jusqu’à la clôture de l’audience. »

Article 202

Détention provisoire (prisão preventiva)

« 1. S’il considère [les autres mesures de contrainte] comme inadéquates ou insuffisantes, le juge peut appliquer à l’accusé (arguido) la détention provisoire :

a) lorsqu’il existe des indices solides de la commission d’un crime avec dol puni d’une peine d’emprisonnement supérieure à trois ans ;

(...) »

Article 204

Conditions générales [d’application de la détention provisoire]

« 1. Aucune mesure de contrainte (medida de coacção) (...) ne peut être appliquée si l’existence des conditions suivantes n’a pas été concrètement vérifiée :

a) fuite ou risque de fuite ;

b) risque de perturbation de l’enquête ou de l’instruction de la procédure et, notamment, risque pour la collecte, la conservation et la véracité de la preuve ; ou

c) risque, en raison de la nature et des circonstances du crime ou de la personnalité de l’accusé, de trouble à l’ordre et à la tranquillité publics (...) »

Article 268

Actes relevant de la compétence du juge d’instruction

« 1. Au cours de l’enquête, il est de la compétence exclusive du juge d’instruction :

a) de procéder au premier interrogatoire judiciaire d’un accusé détenu ;

b) de procéder à l’application d’une mesure de contrainte ou de garantie patrimoniale (...) ;

c) de procéder aux perquisitions et saisies dans un cabinet d’avocats, un cabinet médical ou un établissement bancaire (...) ;

d) de prendre le premier connaissance de la correspondance saisie selon les modalités prévues à l’article 179 § 3 ;

e) de déclarer la perte, en faveur de l’État, de tout bien saisi en cas de classement sans suite d’une affaire par le ministère public (...) ;

f) de réaliser tout acte expressément réservé par la loi au juge d’instruction.

2. Le juge accomplit les actes indiqués au paragraphe précédent, à la demande du ministère public, de l’autorité de la police criminelle en cas d’urgence ou de risque de retard, de l’accusé ou de l’assistente.

(...) »

Article 269

Actes devant être ordonnés ou autorisés par le juge d’instruction

« 1. Au cours de l’enquête, il est de la compétence exclusive du juge d’instruction d’ordonner ou d’autoriser :

a) la réalisation d’expertises (...) ;

b) la réalisation d’examens (...) ;

c) les perquisitions au domicile selon les modalités prévues à et dans les limites de l’article 177 ;

d) la saisie de correspondance selon les modalités prévues à l’article 179 § 1 ;

e) l’interception, l’enregistrement (gravação) ou le répertoire (registo) de conversations ou de communications, selon les modalités prévues aux articles 187 et 189 ;

f) la réalisation de tout acte dont la loi prévoit qu’il dépend de l’ordre ou de l’autorisation du juge d’instruction.

(...) »

Article 286

Finalité et champ de l’instruction

« 1. L’instruction vise au contrôle judiciaire de la décision d’inculper (acusar) ou de classer une enquête sans suite (arquivar) dans le but de renvoyer ou non la cause en jugement.

2. L’instruction est facultative.

(...) »

Article 346

Déclarations de l’assistente

« 1. Les déclarations de l’assistente peuvent être prises, par l’intermédiaire de questions formulées par tout juge de la formation collégiale (...) ou par le président, à la demande du ministère public, du défenseur ou des avocats des parties civiles ou de l’assistente.

(...) »

Article 347

Déclarations des parties civiles

« 1. Les déclarations du responsable civil et de la personne lésée peuvent être prises, par l’intermédiaire de questions formulées par tout juge de la formation collégiale (...) ou par le président, à la demande du ministère public, du défenseur ou des avocats des parties civiles ou de l’assistente.

(...) »

Article 355

Preuves ne pouvant être prises en considération

« 1. Pour forger sa conviction, le tribunal ne peut pas, dans le cadre d’un jugement, prendre en considération des preuves qui n’ont pas été produites ou examinées en audience.

2. Ne sont pas concernées par le paragraphe précédent les preuves contenues dans des actes de procédure dont la lecture, la visualisation ou l’audition en audience sont permises conformément aux articles suivants. »

Article 356

Lecture de documents et de déclarations

« 1. Seule est autorisée la lecture des documents :

(...)

b) d’instruction ou d’enquête qui ne contiennent pas de déclarations de l’accusé, de l’assistente, des parties civiles ou de témoins.

2. La lecture des déclarations de l’assistente, des parties civiles ou de témoins est uniquement autorisée si les déclarations ont été faites devant un juge dans les cas suivants :

(...)

b) si le ministère public, l’accusé ou l’assistente sont d’accord pour qu’il y ait lecture ;

(...)

5. Dans l’hypothèse du paragraphe 2, alinéa b), la lecture peut avoir lieu même s’il s’agit de déclarations faites devant le ministère public ou devant des organes de police criminelle.

(...) »

Article 358

Modification non substantielle des faits décrits dans l’accusation ou dans la décision de renvoi en jugement

« 1. Si, au cours de l’audience, survient une modification non substantielle des faits décrits dans l’accusation ou dans la décision de renvoi en jugement, et présentant un intérêt pour la décision de la cause, le président communique d’office ou sur demande la modification à l’accusé et il accorde à celui-ci, s’il le réclame, le délai strictement nécessaire pour la préparation de sa défense.

(...) »

Article 359

Modification substantielle des faits décrits dans l’accusation ou dans la décision de renvoi en jugement

« 1. Une modification substantielle des faits décrits dans l’accusation ou dans la décision de renvoi en jugement ne peut ni être prise en considération par le tribunal aux fins de la condamnation dans le cadre de la procédure en cours ni impliquer l’extinction de l’instance.

2. La communication de la modification substantielle des faits au ministère public a valeur d’information et elle implique qu’il enquête par rapport aux nouveaux faits, si ceux-ci peuvent être distingués de ceux objet de la procédure.

3. Toutefois, ce qui est indiqué aux paragraphes précédents ne s’applique pas si le ministère public, l’accusé et l’assistente sont d’accord avec la poursuite du jugement pour les faits nouveaux, sous réserve que ceux-ci n’entraînent pas l’incompétence du tribunal.

(...) »

Article 410 § 2

Fondements (fundamentos) du recours

« Même lorsque la loi restreint le pouvoir d’appréciation du tribunal de recours aux éléments de droit, le recours peut avoir pour fondement, à condition que le vice résulte du texte de la décision attaquée (...) :

a) l’insuffisance pour la décision des éléments de fait prouvés ;

b) la contradiction irréductible de motifs ou la contradiction entre la motivation et la décision ;

c) une erreur notoire dans l’appréciation des preuves. »

Article 412

Motivation du recours et conclusions

« 1. La motivation énonce les fondements du recours et se termine par la formulation de conclusions, sous forme d’articles, résumant les raisons de la demande.

(...)

3. S’il attaque la décision portant sur les faits, le recourant (recorrente) doit spécifier :

a) les points concrets des faits qu’il considère comme ayant été incorrectement jugés ;

b) les preuves concrètes qui imposent une décision différente de celle qui est attaquée ;

c) les preuves devant être renouvelées.

4. Lorsque les preuves ont été enregistrées, les précisions prévues aux alinéas b) et c) du paragraphe précédent se font par référence à ce qui est indiqué dans le procès-verbal (...), le recourant devant spécifier les passages sur lesquels il fonde sa contestation.

(...)

6. Dans l’hypothèse prévue au paragraphe 4, le tribunal procède à l’audition ou à la visualisation des passages spécifiés et d’autres passages qu’il estime pertinents pour la découverte de la vérité et la bonne décision de la cause. »

Article 428

Étendue de la compétence [des cours d’appel]

« Les cours d’appel statuent en fait et en droit. »

Article 430

Réadministration des preuves (renovação da prova)

« 1. Aux fins de statuer en fait et en droit, la cour d’appel admet la réadministration des preuves lorsque l’existence des vices mentionnés au paragraphe 2 de l’article 410 est vérifiée et qu’il y a des raisons de croire que cela permettra d’éviter le renvoi de l’affaire [en première instance].

2. La décision qui admet ou refuse la réadministration des preuves est définitive, et elle fixe les termes et l’étendue de la réadministration des preuves ayant été produites en première instance.

3. La réadministration [des preuves] s’effectue en audience.

4. L’accusé est toujours convoqué pour l’audience (...) »

Article 449

Motifs du recours en révision

« 1. Un jugement ayant acquis force de chose jugée peut être révisé pour les motifs suivants :

a) un jugement définitif a établi que les éléments de preuve qui fondaient la condamnation étaient invalides ;

b) l’un des juges ou des jurés qui avaient participé à la procédure close par le jugement ayant acquis force de chose jugée a été condamné définitivement pour une infraction liée à l’exercice de ses fonctions ;

c) les faits à l’origine de la condamnation sont inconciliables avec les faits établis par un autre jugement et cette contradiction fait naître des doutes sérieux sur la justesse de la condamnation ;

d) après le jugement définitif, de nouveaux éléments de preuve sont découverts qui jettent un doute sérieux sur l’équité de la condamnation ;

e) la condamnation s’est fondée sur des preuves obtenues illégalement ;

f) la Cour constitutionnelle déclare inconstitutionnelle une norme sur laquelle la condamnation était fondée ;

g) la condamnation est inconciliable avec un jugement contraignant pour l’État portugais prononcé par une instance internationale ou ce jugement fait naître des doutes sérieux sur la justesse de la condamnation en question.

2. Aux fins du paragraphe précédent, toute décision mettant fin aux poursuites est assimilée à un jugement.

3. En application du paragraphe 1 d), la demande de révision est irrecevable si elle a pour seul but la modification de la peine.

4. La demande de révision est recevable même en cas de fin des poursuites, d’exécution complète de la peine ou d’intervention de la prescription. »

D. La pratique interne concernant le recours en révision

150. La Cour suprême a jugé que, aux fins d’un recours en révision au titre de l’article 449 § 1 d) du CPP, les faits ou moyens de preuve devaient non seulement être nouveaux mais encore soulever des doutes graves quant à l’équité de la condamnation (arrêt du 29 mars 2012 – procédure interne no 439/07.0PURT-A.S1).

151. Dans des arrêts du 30 juin 2010 (procédure interne no 169/07.3GAPLH-A.S1), du 11 avril 2012 (procédure interne no 5681/06.9TDPRT-A.S1) et du 8 octobre 2014 (procédure interne no 458/07.7PTAMD-B.S1), la Cour suprême a considéré que les déclarations éventuellement fausses faites par un témoin devant un tribunal ne pouvaient donner lieu à la révision du jugement en cause que si une autre décision judiciaire avait reconnu qu’il y avait eu faux témoignage au sens de l’article 449 § 1 a) du CPP.

152. La Cour suprême a également dit que la nouvelle version des faits donnée par un témoin ne constituait pas un nouveau moyen de preuve au sens de l’article 449 § 1 d) du CPP (arrêt du 30 juin 2010, prononcé dans le cadre de la procédure interne no 169/07.3GAPLH-A.S1 citée ci-dessus, et arrêt du 29 mars 2012 – procédure interne no 1594/01.9TALRS-GB.S1).

153. Dans un arrêt du 3 avril 2014 (procédure interne no 163/01.8PBVIS-A.S1), la Cour suprême a considéré que, si les lettres qui avaient été adressées à une cour d’appel par des témoins souhaitant présenter une nouvelle version des faits par rapport à celle qu’ils avaient présentée devant le tribunal de première instance pouvaient être considérées comme des nouveaux moyens de preuve au sens de l’article 449 § 1 d) du CPP et le changement de version des faits comme un fait nouveau, ces lettres ne permettaient pas de mettre en cause les faits qui avaient fondé la condamnation ou la conviction du tribunal et encore moins de soulever des doutes quant à l’équité de la condamnation au point de poser comme probable un acquittement des accusés. Elle a répété qu’un tel moyen de preuve relevait plutôt du faux témoignage au sens de l’article 449 § 1 a) du CPP et que, dans de telles circonstances, la révision d’un jugement exigeait la reconnaissance par une autre décision judiciaire définitive du caractère erroné de ce moyen de preuve.

E. Sur le tribunal arbitral

154. Par une résolution du 1er juillet 2004 (publiée au Journal officiel – série I B- du 21 juillet 2004), le conseil des ministres a mis en place un tribunal arbitral chargé de déterminer quels étaient les élèves et ex-élèves de la Casa Pia qui avaient été victimes d’abus sexuels aux fins de l’octroi d’une indemnisation (pouvant aller jusqu’à 50 000 EUR) pour les préjudices subis. Ce tribunal était composé d’un jurisconsulte désigné par le Conseil supérieur de la magistrature, d’un médecin désigné par l’Ordre des médecins et d’un avocat désigné par l’Ordre des avocats. Il devait statuer sur demande d’une personne se plaignant d’avoir été victime d’abus sexuels.

III. LE DROIT EUROPÉEN PERTINENT

155. Dans sa Recommandation no R (91) 11 sur l’exploitation sexuelle, la pornographie, la prostitution, ainsi que sur le trafic d’enfants et de jeunes adultes (adoptée le 9 septembre 1991), le Comité des Ministres a recommandé aux gouvernements des États membres, entre autres, en matière de procédure pénale, de mettre en œuvre les mesures suivantes :

« (...)

12. Veiller à la sauvegarde des droits et des intérêts des enfants et des jeunes adultes au cours des procédures, tout en respectant les droits des auteurs présumés d’infractions ;

(...)

14. Instaurer, pour les enfants victimes ou témoins d’exploitation sexuelle, des conditions particulières d’audition visant à en diminuer les effets traumatisants et à accroître la crédibilité de leurs déclarations dans le respect de leur dignité ;

15. Prévoir l’indemnisation des enfants et des jeunes adultes victimes d’exploitation sexuelle, selon un régime approprié ;

(...) »

156. Dans sa Recommandation Rec (2001) 16 sur la protection des enfants contre l’exploitation sexuelle (adoptée le 31 octobre 2001), le Comité des Ministres a recommandé aux gouvernements des États membres de prendre, parmi d’autres, les mesures suivantes :

« (...)

a. Mesures relatives aux victimes

30. Veiller à ce que les droits et les intérêts des enfants soient sauvegardés tout au long des procédures, notamment en leur permettant d’être entendus, assistés ou, s’il y a lieu, représentés, sans porter atteinte aux droits des auteurs présumés d’infractions.

31. Inviter les autorités judiciaires concernées à donner la priorité aux affaires d’exploitation sexuelle d’enfants et à assurer qu’elles soient traitées le plus rapidement possible.

32. Veiller à ce que, tout au long des procédures judiciaires, de médiation et administratives, soient garantis la confidentialité des dossiers et le droit au respect de la vie privée des enfants qui ont été victimes d’exploitation sexuelle.

33. Instaurer, pour les enfants victimes ou témoins de cas d’exploitation sexuelle, des conditions particulières d’audition afin d’en réduire le nombre et les effets traumatisants pour les victimes, les témoins et leurs familles, et afin d’accroître la crédibilité de leurs déclarations dans le respect de leur dignité.

(...)

35. Instaurer un système visant à réparer complètement le dommage subi par les enfants victimes d’exploitation sexuelle, et mettre en place des mécanismes pour les aider à surmonter cette épreuve. »

157. La Convention sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels (dite Convention de Lanzarote), adoptée par le Comité des Ministres le 12 juillet 2007 et entrée en vigueur le 1er juillet 2010, a été ratifiée par le Portugal le 23 août 2012. En ce qui concerne les enquêtes, les poursuites et le droit procédural, les parties pertinentes de cette convention se lisent comme suit :

Article 3 – Définitions

« Aux fins de la présente Convention :

a) le terme «enfant» désigne toute personne âgée de moins de 18 ans ;

(...)

c) le terme « victime » désigne tout enfant victime d’exploitation ou d’abus sexuels. »

Article 30 – Principes

« 1. Chaque Partie prend les mesures législatives ou autres nécessaires pour que les enquêtes et procédures pénales se déroulent dans l’intérêt supérieur et le respect des droits de l’enfant.

2. Chaque Partie veille à adopter une approche protectrice des victimes, en veillant à ce que les enquêtes et procédures pénales n’aggravent pas le traumatisme subi par l’enfant et que la réponse pénale s’accompagne d’une assistance, quand cela est approprié.

3. Chaque Partie veille à ce que les enquêtes et procédures pénales soient traitées en priorité et sans retard injustifié.

4. Chaque Partie veille à ce que les mesures adoptées conformément au présent chapitre ne portent pas préjudice aux droits de la défense et aux exigences d’un procès équitable et impartial, conformément à l’article 6 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales.

(...) »

Article 31 – Mesures générales de protection

« 1. Chaque Partie prend les mesures législatives ou autres nécessaires pour protéger les droits et les intérêts des victimes, notamment en tant que témoins, à tous les stades des enquêtes et procédures pénales, en particulier :

(...)

c. en leur donnant, d’une manière conforme aux règles de procédure du droit interne, la possibilité d’être entendues, de fournir des éléments de preuve et de choisir les moyens selon lesquels leurs vues, besoins et préoccupations sont présentés et examinés, directement ou par recours à un intermédiaire ;

d. en leur fournissant une assistance appropriée, pour que leurs droits et intérêts soient dûment présentés et pris en compte ;

e. en protégeant leur vie privée, leur identité et leur image et en prenant des mesures conformes au droit interne pour prévenir la diffusion publique de toute information pouvant conduire à leur identification ;

f. en veillant à ce qu’elles soient, ainsi que leurs familles et les témoins à charge, à l’abri des risques d’intimidation, de représailles et de nouvelle victimisation ;

g. en veillant à ce que les victimes et les auteurs d’infractions ne se trouvent en contact direct dans les locaux des services d’enquête et les locaux judiciaires, à moins que les autorités compétentes n’en décident autrement dans l’intérêt supérieur de l’enfant ou pour les besoins de l’enquête ou de la procédure.

(...) »

Article 32 – Mise en œuvre de la procédure

« Chaque Partie prend les mesures législatives ou autres nécessaires pour que les enquêtes ou les poursuites concernant les infractions établies conformément à la présente Convention ne soient pas subordonnées à la déclaration ou à l’accusation émanant d’une victime et que la procédure puisse se poursuivre même si la victime se rétracte. »

Article 35 – Auditions de l’enfant

« 1. Chaque Partie prend les mesures législatives ou autres nécessaires pour que :

a. les auditions de l’enfant aient lieu sans retard injustifié après que les faits ont été signalés aux autorités compétentes ;

b. les auditions de l’enfant se déroulent, s’il y a lieu, dans des locaux conçus ou adaptés à cet effet ;

c. les auditions de l’enfant soient menées par des professionnels formés à cette fin ;

d. dans la mesure du possible et lorsque cela est approprié, l’enfant soit toujours interrogé par les mêmes personnes ;

e. le nombre des auditions soit limité au minimum et dans la mesure strictement nécessaire au déroulement de la procédure ;

f. l’enfant puisse être accompagné par son représentant légal ou, le cas échéant, par la personne majeure de son choix, sauf décision contraire motivée prise à l’égard de cette personne.

2. Chaque Partie prend les mesures législatives ou autres nécessaires pour que les auditions de la victime ou, le cas échéant, celles d’un enfant témoin des faits, puissent faire l’objet d’un enregistrement audiovisuel et que cet enregistrement puisse être admissible comme moyen de preuve dans la procédure pénale, selon les règles prévues par son droit interne.

(...) »

Article 36 – Procédure judiciaire

« (...)

2. Chaque Partie prend les mesures législatives ou autres nécessaires pour que, selon les règles prévues par le droit interne :

a. le juge puisse ordonner que l’audience se déroule hors la présence du public ;

b. la victime puisse être entendue à l’audience sans y être présente, notamment par le recours à des technologies de communication appropriées. »

EN DROIT

I. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES

158. Compte tenu de la similitude des requêtes quant aux faits et aux problèmes de fond qu’elles posent, la Cour estime qu’il convient de les joindre en application de l’article 42 § 1 de son règlement.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 ET 3 DE LA CONVENTION EN RAISON DU DÉFAUT D’ÉQUITÉ DE LA PROCÉDURE

159. Les requérants estiment que les juridictions internes ont méconnu leur droit à un procès équitable. En particulier, ils se plaignent de n’avoir pu, devant le tribunal de Lisbonne, confronter les victimes avec les dépositions qu’elles avaient faites au cours de l’enquête. Le deuxième requérant conteste le mode d’interrogatoire indirect des victimes par le tribunal. Les deuxième, troisième et quatrième requérants s’insurgent contre la modification des éléments de fait qui avaient été jugés comme établis dans l’ordonnance de renvoi en jugement. Enfin, le premier requérant se plaint du refus de la cour d’appel de Lisbonne d’entendre les victimes dans le cadre de l’examen de son recours malgré leur demande en ce sens et les rétractations qu’elles auraient faites à son égard dans les médias. À l’appui de leurs griefs, les requérants invoquent l’article 6 §§ 1, 2, 3 a), b) et d) de la Convention. Le premier requérant invoque aussi l’article 2 du Protocole no 7 à la Convention.

160. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03, § 54, 17 septembre 2009), la Cour estime qu’il convient d’examiner ces griefs sous le seul angle de l’article 6 §§ 1 et 3 a), b) et d), disposition ainsi libellée en ses parties pertinentes en l’espèce :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

(...)

3. Tout accusé a droit notamment à :

a) être informé, dans le plus court délai, dans une langue qu’il comprend et d’une manière détaillée, de la nature et de la cause de l’accusation portée contre lui ;

b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ;

c) (...)

d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;

(...) »

A. Sur la violation alléguée de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention tirée de l’impossibilité de confronter les victimes avec le contenu des dépositions faites par elles au cours de l’enquête (grief commun à toutes les requêtes)

1. Sur la recevabilité

161. Le Gouvernement soulève une exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes en ce qui concerne les troisième et quatrième requérants. Il indique à cet égard que ces derniers n’ont pas souscrit à la demande du premier requérant du 7 août 2008 et qu’ils n’ont pas attaqué la décision du tribunal de Lisbonne ayant rejeté cette demande.

162. Le troisième requérant conteste l’exception soulevée par le Gouvernement. Il soutient que le recours contre le refus du tribunal d’ordonner la lecture des dépositions en question n’avait aucune chance d’aboutir compte tenu de la jurisprudence interne en la matière, raison pour laquelle il n’aurait pas exercé le recours contre la décision litigieuse.

163. Le quatrième requérant allègue quant à lui avoir à plusieurs reprises demandé la confrontation des victimes avec leurs dépositions faites pendant l’enquête ou l’instruction. Il considère ainsi avoir épuisé les voies de recours internes comme l’exigerait l’article 35 § 1 de la Convention.

164. La Cour rappelle que, conformément à l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie que lorsque toutes les voies de recours internes ont été épuisées. La finalité de cette disposition est de ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne lui soient soumises. Ainsi, le grief dont est saisie la Cour doit d’abord avoir été soulevé, au moins en substance, dans les formes et délais prescrits par le droit interne, devant les juridictions nationales appropriées (Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 55, CEDH 2009). Le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours donné qui n’est pas de toute évidence voué à l’échec ne constitue pas une raison valable pour justifier la non-utilisation de recours internes (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 71, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV).

165. En l’espèce, la Cour constate que, à la différence des premier et deuxième requérants (paragraphes 66 et 67 ci-dessus), les troisième et quatrième requérants n’ont effectivement pas fait appel des ordonnances du 22 et du 29 octobre 2008 (paragraphe 65 ci-dessus) rejetant la demande formulée par les premier et deuxième requérants en vue de la confrontation de certaines des victimes avec les déclarations qu’elles avaient faites au cours de l’enquête. De même, à la différence des premier et deuxième requérants (paragraphe 115 ci-dessus), ils n’ont pas non plus attaqué devant le Tribunal constitutionnel l’interprétation des dispositions pertinentes du CPP sur la question faite par la cour d’appel de Lisbonne dans son arrêt du 23 février 2012 (paragraphe 104 ci-dessus). Ils n’ont donc pas contesté la violation dont ils se plaignent en l’espèce devant les juridictions internes, à savoir ni devant la cour d’appel de Lisbonne ni devant le Tribunal constitutionnel.

166. La Cour ne peut donc que faire droit à l’exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes et rejeter le grief tiré de l’impossibilité de confronter les victimes avec les dépositions qu’elles avaient faites au cours de l’enquête pour autant qu’il s’agit des troisième et quatrième requérants, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

167. En revanche, pour autant qu’il s’agit des premier et deuxième requérants, la Cour, constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, le déclare recevable.

2. Sur le fond

a) Thèses des parties

i. Les requérants

168. Les premier et deuxième requérants indiquent avoir demandé au tribunal, au cours de l’audience du 7 août 2008, d’autoriser la lecture des dépositions faites par les victimes (intervenant en qualité d’assistentes ou de témoins à charge) au cours de l’enquête ainsi que la confrontation des victimes avec ces dépositions. Or, selon les premier et deuxième requérants, le tribunal a rejeté cette demande et il a ainsi fondé son jugement uniquement sur ce qui avait été dit au cours de l’audience, et il n’a par conséquent pas été en mesure de constater le caractère contradictoire et incohérent des déclarations en question. Les premier et deuxième requérants estiment qu’il aurait fallu examiner l’évolution du discours des victimes, au motif que celles-ci ont été amenées, de façon consciente ou inconsciente, en raison de l’importante médiatisation de l’affaire, à construire une histoire collective, et qu’il aurait également fallu prendre en compte la mise en place d’un tribunal arbitral destiné à indemniser les victimes d’abus sexuels commis au sein de la Casa Pia. Sur ce point, ils indiquent qu’à l’origine de l’affaire se trouvent des enfants ayant été abandonnés et ayant subi des abus sexuels, qui seraient devenus des proies faciles pour des agents de police non préparés et des journalistes avides de sensationnel. D’où, d’après les premier et deuxième requérants, la nécessité de revenir sur l’enquête pour évaluer la fiabilité des dépositions ayant fondé les réquisitions du parquet à leur encontre puis leur condamnation définitive.

169. Les requérants dénoncent à cet égard l’interprétation faite par les tribunaux internes des articles 355 § 1 et 356 §§ 2 b) et 5 du CPP, selon laquelle, d’après eux, en l’absence d’une autorisation des assistentes, il ne serait en aucun cas possible d’obtenir la lecture des dépositions faites par les assistentes et les témoins au cours de l’enquête.

170. Se référant aux arrêts Unterpertinger c. Autriche (24 novembre 1986, série A no 110), Delta c. France (19 décembre 1990, série A no 191-A), Windisch c. Autriche (27 septembre 1990, série A no 186), Lucà c. Italie (no 33354/96, CEDH 2001-II), S.N. c. Suède (no 34209/96, CEDH 2002-V) et Al-Khawaja et Tahery c. Royaume-Uni ([GC], nos 26766/05 et 22228/06, CEDH 2011), ils sont d’avis que, sous réserve du respect du principe du contradictoire, rien n’empêchait d’avoir recours aux éléments de preuve produits au cours de l’enquête.

ii. Le Gouvernement

171. Se référant aux arrêts Lucà (précité) et Solakov c. l’ex-République yougoslave de Macédoine (no 47023/99, CEDH 2001-X), le Gouvernement expose que la lecture des dépositions faites au cours de l’enquête ne peut qu’exceptionnellement être autorisée au cours d’un procès. Or, d’après le Gouvernement, rien ne l’exigeait en l’espèce. Toujours d’après lui, la lecture de ces dépositions au cours de l’audience porte atteinte au principe de l’immédiateté, lequel requerrait que la preuve soit produite devant le tribunal, et elle perturbe la prestation de déclarations devant le tribunal au motif que les témoins finissent par être confrontés non pas à des faits, mais à ce qu’ils ont dit devant les autorités en charge de l’enquête par rapport à ces mêmes faits. Le Gouvernement indique en outre que l’accord des parties à la procédure pour la lecture desdites dépositions est exigé par l’article 356 du CPP au motif que de telles dépositions ont été faites sans que le principe du contradictoire ait été respecté.

172. Le Gouvernement note que les requérants souhaitaient démontrer le manque de crédibilité des victimes en les confrontant aux déclarations qu’elles auraient faites pendant l’enquête. Or il estime que, tout au long du procès, le tribunal a cherché à cerner la personnalité et à mesurer la crédibilité des victimes, en s’appuyant notamment sur les divers rapports consécutifs aux expertises auxquelles elles auraient été soumises et sur les clarifications apportées par les experts entendus lors des audiences. Il ajoute que, lorsque des doutes ont surgi, le tribunal n’a pas hésité à acquitter les requérants des crimes dont ils étaient accusés. En outre, selon le Gouvernement, les requérants ont eu la possibilité de mettre en cause la crédibilité des victimes tout au long du procès en posant des questions et en demandant des éclaircissements aux personnes concernées. Ainsi, les assistentes auraient été entendus au cours d’audiences successives, F.G. aurait été entendu par le tribunal lors de dix-huit audiences, J.L. lors de seize audiences, L.M. lors de neuf audiences, I.M. lors de dix audiences, M.A. lors de trois audiences, L.N. lors de huit audiences, P.P. lors de cinq audiences et N.C. lors de trois audiences.

173. Le Gouvernement estime dès lors que l’on ne peut conclure que l’impossibilité pour les requérants d’obtenir la lecture des dépositions faites au cours de l’enquête a porté atteinte à l’exigence globale d’équité posée par l’article 6 § 1 de la Convention.

174. Au surplus, le Gouvernement estime que les premier et deuxième requérants ne peuvent dénoncer un système dont ils se sont eux-mêmes prévalus. À cet égard, il précise qu’ils se sont eux-mêmes opposés à des demandes similaires faites par le ministère public ou par le coaccusé C.S.

b) Appréciation de la Cour

i. Rappel des principes

175. À titre liminaire, la Cour rappelle que la notion de « témoin » revêt un sens autonome dans le système de la Convention, quelles que soient les qualifications retenues en droit national (S.N. c. Suède, précité, § 45). Dès lors qu’une déposition est susceptible de fonder, d’une manière substantielle, la condamnation du prévenu, elle constitue un témoignage à charge et les garanties prévues par l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention lui sont applicables (Lucà, précité, § 41). La notion englobe ainsi les coaccusés (Trofimov c. Russie, no 1111/02, § 37, 4 décembre 2008), les victimes (Vladimir Romanov c. Russie, no 41461/02, § 97, 24 juillet 2008) et les experts (Doorson c. Pays-Bas, 26 mars 1996, §§ 81-82, Recueil 1996‑II, et Constantinides c. Grèce, no 76438/12, § 37, 6 octobre 2016).

176. Si la Convention garantit en son article 6 le droit à un procès équitable, elle ne réglemente pas la recevabilité des preuves en tant que telles, matière qui relève au premier chef du droit interne et des juridictions nationales (Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 162, CEDH 2010, et Al-Khawaja et Tahery, précité, § 118).

177. La Cour rappelle enfin que l’article 6 § 3 d) consacre le principe selon lequel, avant qu’un accusé puisse être déclaré coupable, tous les éléments à charge doivent en principe être produits devant lui en audience publique, en vue d’un débat contradictoire. Ce principe ne va pas sans exceptions, mais on ne peut les accepter que sous réserve des droits de la défense ; en règle générale, ceux-ci commandent de donner à l’accusé une possibilité adéquate et suffisante de contester les témoignages à charge et d’en interroger les auteurs, soit au moment de leur déposition, soit à un stade ultérieur (Al-Khawaja et Tahery, précité, § 118, avec les références qui y sont citées), ce qui marque l’importance du principe de l’immédiateté dans toute procédure pénale (voir, à cet égard, Škaro c. Croatie, no 6962/13, §§ 23-24, avec les références qui y sont citées, 6 décembre 2016).

ii. Application de ces principes en l’espèce

178. Les requérants se plaignent de n’avoir pu, au cours des débats devant le tribunal de Lisbonne, confronter les victimes à leurs dépositions antérieures au procès, et ce en raison du refus de ces dernières de donner leur accord en ce sens, ce qu’exigeraient les articles 355 § 1 et 356 § 2 b) du CPP. Ils y voient une atteinte à leurs droits garantis par l’article 6 § 3 d) de la Convention.

179. Avant tout, la Cour précise qu’il faut considérer les victimes (intervenant en l’espèce en tant qu’assistente ou simple témoin) comme des « témoins », au sens que sa jurisprudence donne à cette notion.

180. Elle constate que, dans son ordonnance du 22 octobre 2008, le tribunal de Lisbonne a considéré que les accusés avaient déjà eu la possibilité de mettre en cause la crédibilité des victimes (paragraphe 65 ci-dessus) et que cela rendait inutile une telle confrontation.

181. Elle relève en outre que les victimes ont bien comparu en personne devant le tribunal de Lisbonne et qu’elles ont été entendues. La présente affaire se distingue donc d’affaires qui lui ont été soumises, dans lesquelles les déclarations d’un témoin à charge avant le procès avaient fondé la condamnation d’un accusé sans que celui-ci eût eu la possibilité de l’interroger (voir, par exemple, Lucà, précité). Elle se distingue aussi des affaires qui portaient sur une condamnation fondée sur les dépositions faites avant le procès par des témoins à charge en raison du décès de ceux-ci (Ferrantelli et Santangelo c. Italie, 7 août 1996, § 52, Recueil 1996‑III, Mika c. Suède (déc.), no 31243/06, § 37, 27 janvier 2009, et Al-Khawaja et Tahery, précité, § 153, CEDH 2011) ou en raison de l’impossibilité d’assurer leur comparution (voir, par exemple, Mirilachvili c. Russie, no 6293/04, § 220, 11 décembre 2008, concernant des témoins à charge résidant à l’étranger, et Przydział c. Pologne, no 15487/08, § 51, 24 mai 2016, concernant un témoin à charge n’ayant pu comparaître en raison des risques que cela présentait pour sa santé). En l’espèce, il est donc incontestable que les victimes ont été interrogées et contre-interrogées par les requérants pendant des audiences successives devant le tribunal. La Cour est d’ailleurs frappée par le nombre d’audiences ayant été nécessaires pour garantir le contre-interrogatoire des victimes eu égard aux informations données par le Gouvernement à cet égard (paragraphe 172 ci-dessus) et non contestées par les requérants. Au demeurant, elle observe que les victimes ont été soumises à des expertises et contre-expertises psychologiques portant sur la personnalité aux fins de l’évaluation de leur capacité à témoigner et de leur crédibilité (paragraphes 57-59 ci-dessus).

182. Dans un tel contexte et eu égard à l’importance du principe de l’immédiateté des preuves en matière pénale, qui fait prévaloir les déclarations faites devant le prétoire sur les déclarations écrites (voir, mutatis mutandis, P.K. c. Finlande (déc.), no 37442/97, 9 juillet 2002, et Škaro, précité, §§ 23-24), on ne peut dire que les requérants ont été empêchés de mettre en cause la crédibilité des victimes pour la seule raison qu’ils n’ont pas pu les confronter avec les déclarations qu’elles avaient tenues devant la police. Le simple fait que les témoins en question sont revenus sur leurs dépositions initiales lors de leur interrogatoire en audience publique ne saurait changer le constat selon lequel les requérants ont eu une occasion adéquate et suffisante d’interroger ou de faire interroger ces témoins pendant les débats (voir Andrei Iulian Roşca c. Roumanie, no 37433/03, § 35, 3 mai 2011).

183. Dès lors, il n’y a pas eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention à ce titre.

B. Sur la violation alléguée de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention tirée de l’impossibilité d’interroger directement les témoins à charge (grief spécifique à la requête no 57186/13)

1. Thèses des parties

184. Le deuxième requérant se plaint que l’interrogatoire des victimes au cours des audiences devant le tribunal de Lisbonne, intervenant en qualité d’assistente ou de témoin à charge, ait été fait de façon indirecte, par l’intermédiaire de la présidente de la chambre en charge de l’affaire, et de surcroît alors que les victimes se seraient trouvées non pas à la barre, mais dans une salle séparée de la salle d’audience. Il estime qu’un contre-interrogatoire ne peut être efficace que s’il se fait face à face et en direct. Pour le deuxième requérant, la façon dont les questions ont été posées et, par conséquent, filtrées par le tribunal a porté atteinte à ses droits garantis par l’article 6 § 1 d) de la Convention. Il se réfère à ce sujet aux arrêts précités Lucà et Solakov.

185. Le Gouvernement indique que l’interrogatoire des victimes par l’intermédiaire du juge est conforme à l’article 347 § 1 du CPP, dès lors que, ce régime s’appliquant tant aux accusés qu’au ministère public, l’égalité des armes serait ainsi respectée.

186. D’après le Gouvernement, le droit d’interroger les victimes n’est pas un droit absolu, l’interrogatoire de victimes d’abus sexuels exigeant le recours à un mode d’interrogatoire particulier. Le Gouvernement se réfère sur ce point à l’arrêt P.S. c. Allemagne (no 33900/96, 20 décembre 2001). Citant l’arrêt Van Mechelen et autres c. Pays-Bas (23 avril 1997, Recueil 1997‑III), il indique en outre que la lecture des dépositions faites par les victimes au cours de l’enquête peut être considérée comme suffisante dès lors qu’elle donne à l’accusé l’opportunité d’exercer ses droits de la défense à cette occasion.

187. S’appuyant sur les arguments exposés dans l’arrêt de la cour d’appel de Lisbonne du 23 février 2012 et dans l’arrêt du Tribunal constitutionnel du 7 février 2013, le Gouvernement est d’avis que l’interrogatoire des victimes par l’intermédiaire de la présidente de la chambre n’a pas porté atteinte aux droits du deuxième requérant garantis par l’article 6 § 3 d) de la Convention, aux motifs que l’avocat de l’intéressé a eu la possibilité de poser ses questions aux victimes face à face et de vive voix, et qu’il a pu également demander des clarifications au cours des audiences successives lors desquelles les victimes auraient été entendues. Il estime qu’il y a bien eu confrontation des thèses de l’accusation et de celles de la défense, et ce dans le respect du principe du contradictoire. Au demeurant, selon le Gouvernement, le requérant ne fait part d’aucune question qu’il n’aurait pas pu poser ou d’aucun éclaircissement qu’il n’aurait pas pu demander aux victimes en raison du mode d’interrogatoire indirect utilisé.

2. Appréciation de la Cour

a) Rappel des principes

188. La Cour rappelle que les victimes d’infractions à caractère sexuel, surtout lorsqu’elles sont mineures, perçoivent souvent leur procès comme un calvaire, en particulier lorsqu’elles sont confrontées contre leur gré à l’accusé. Pour déterminer si, oui ou non, l’accusé dans une procédure de cette nature a bénéficié d’un procès équitable, le droit au respect de la vie privée de la victime alléguée doit être pris en compte. Ainsi, dans les affaires pénales d’abus sexuels, certaines mesures peuvent être prises aux fins de la protection de la victime, pourvu qu’elles soient conciliables avec l’exercice adéquat et effectif des droits de la défense (Vronchenko c. Estonie, no 59632/09, § 56, 18 juillet 2013, avec les références qui y sont citées ; voir aussi Y. c. Slovénie, no 41107/10, § 104, CEDH 2015 (extraits), qui porte sur cette question mais du point de vue de la victime). Pour garantir les droits de la défense, les autorités judiciaires peuvent être appelées à prendre des mesures qui compensent les obstacles auxquels se heurte la défense (Przydział, précité, § 48).

189. Compte tenu également de la spécificité des caractéristiques des procédures pénales en matière d’infractions à caractère sexuel, l’article 6 § 3 d) ne saurait être interprété comme imposant dans tous les cas que des questions soient posées directement par l’accusé ou par son avocat, dans le cadre d’un contre-interrogatoire ou par d’autres moyens. Cela dit, l’accusé doit avoir la possibilité d’observer le comportement des témoins interrogés et de contester leurs déclarations et leur crédibilité (P.S. c. Allemagne, précité, § 26, S.N. c. Suède, précité, § 52, et Accardi et autres c. Italie (déc.), no 30598/02, 20 janvier 2005).

b) Application de ces principes en l’espèce

190. En l’espèce, la Cour note que les victimes intervenant au cours de la procédure en qualité d’assistente ou de partie civile ont été interrogées tout au long des audiences successives tenues devant le tribunal de Lisbonne par l’intermédiaire de la présidente de la chambre en charge de l’affaire (paragraphe 61 ci-dessus), ce qui est conforme aux articles 346 § 1 et 347 § 1 du CPP (paragraphe 149 ci-dessus). Elle relève que les allégations du deuxième requérant quant à une atteinte aux principes du contradictoire et de la présomption d’innocence ont été rejetées par les juridictions internes (paragraphes 106 et 123 ci-dessus). Il convient de noter également que, selon le Tribunal constitutionnel, le principe du contradictoire est respecté dès lors que l’accusé peut demander des clarifications aux assistentes ou aux parties civiles, que ce soit de façon directe ou de façon indirecte. À la lumière de sa jurisprudence, la Cour ne voit aucune raison d’adopter un raisonnement différent (paragraphes 177 et 189 ci-dessus). Elle prend également note des recommandations faites par le Comité des Ministres dans le cadre de la Recommandation no R (91) 11 sur l’exploitation sexuelle, la pornographie, la prostitution, ainsi que sur le trafic d’enfants et de jeunes adultes, et dans le cadre de la Recommandation Rec (2001) 16 sur la protection des enfants contre l’exploitation sexuelle (paragraphes 155 et 156 ci-dessus). Il convient aussi de se référer aux articles 30 §§ 1 et 2 et 31 de la Convention de Lanzarote (paragraphe 157 ci-dessus), ces dispositions appelant les États membres à veiller au respect des droits et des intérêts des enfants et des jeunes adultes au cours des procédures pénales portant sur des abus sexuels dont ils ont été victimes.

191. La Cour souligne qu’il s’agissait en l’espèce de contre-interroger des victimes d’abus sexuels commis sur elles alors qu’elles étaient mineures au moment des faits et qu’elles étaient âgées en moyenne de 18 ans à la date de l’ouverture du procès devant le tribunal de Lisbonne (paragraphes 9 et 55 ci-dessus). Elle note que la méthode de l’interrogatoire indirect des assistentes et des parties civiles s’applique autant à l’accusation qu’à la défense, l’égalité des armes étant ainsi respectée. Au surplus, comme l’ont relevé les juridictions internes et comme le réitère le Gouvernement, le requérant n’a pas étayé sa thèse selon laquelle cette méthode d’interrogation l’a empêché de poser certaines questions aux intéressés, et il ne précise pas dans quelle mesure certaines questions auraient été filtrées par le tribunal. Il s’ensuit que les allégations du deuxième requérant sont manifestement mal fondées et qu’elles doivent être rejetées, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

C. Sur la violation alléguée de l’article 6 §§ 1 et 3 a) et b) de la Convention tirée de la modification des faits qui figuraient dans l’ordonnance de renvoi en jugement (grief spécifique aux requêtes nos 57186/13, 52757/13 et 68115/13)

1. Sur la recevabilité

192. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond

a) Thèses des parties

i. Les requérants

193. Les deuxième, troisième et quatrième requérants allèguent avoir construit leur stratégie de défense tout au long du procès en tenant compte des faits matériels qui leur auraient été imputés dans l’ordonnance de renvoi en jugement du 31 mai 2004. Or, selon ces trois requérants, alors que le procès aurait été sur le point d’être clôturé, le tribunal de Lisbonne a fait droit à une demande du parquet visant à modifier la description des circonstances temporelles et spatiales des faits qui leur seraient imputés. En particulier, le deuxième requérant indique que, alors que l’ordonnance de renvoi en jugement lui aurait imputé des faits commis dans un immeuble de Lisbonne, le tribunal a jugé établi qu’ils avaient eu lieu dans l’un des immeubles d’une rue entière, sans pouvoir préciser lequel. Le troisième requérant soutient que les éléments circonstanciels des abus sexuels qu’il lui était reproché d’avoir commis sur la personne de R.N. ont été considérablement modifiés par le tribunal de Lisbonne dans son jugement. Quant au quatrième requérant, il soutient qu’il était parvenu au cours du procès à démonter les éléments de l’accusation qui auraient pesé contre lui, et que, dès lors, c’est un acquittement qui s’imposait et non pas une redéfinition de l’accusation.

194. Outre le caractère tardif de ces changements des faits matériels qu’ils considèrent de plus comme substantiels, les requérants se plaignent de n’avoir eu ni le temps ni la possibilité de présenter les preuves qu’aurait exigées l’importance des modifications effectuées, reprochant à cet égard au tribunal d’avoir limité les moyens de preuve supplémentaires qu’ils auraient souhaité produire, et ce, d’après eux, en violation de l’article 6 §§ 1 et 3 a) et b) de la Convention.

ii. Le Gouvernement

195. Le Gouvernement réplique que les modifications en cause portaient uniquement sur des circonstances factuelles, plus précisément sur les dates et les lieux de commission des abus sexuels reprochés aux deuxième, troisième et quatrième requérants. Il expose que le tribunal de Lisbonne a jugé opportun de procéder à de telles modifications après une analyse globale des moyens de preuve produits au cours du procès. Il indique que les requérants concernés ont bénéficié d’un délai de vingt jours pour préparer leur défense par rapport à ces changements et que le tribunal a fait droit à la production de moyens de preuve supplémentaires. D’après le Gouvernement, les demandes présentées par les requérants étaient disproportionnées et excessives. Par conséquent, le Gouvernement estime raisonnable, s’agissant de l’audition de témoins supplémentaires, la limite de dix témoins fixée par le tribunal. Il observe aussi que, après ces modifications, huit audiences ont été tenues aux fins d’examen des preuves supplémentaires présentées par les requérants par rapport à ces modifications. Les requérants ont donc bien, selon le Gouvernement, disposé du temps et des moyens nécessaires pour présenter leurs arguments par rapport aux modifications apportées aux faits. Il en conclut que les droits de la défense des requérants n’ont pas été enfreints.

b) Appréciation de la Cour

i. Rappel des principes

196. Aux termes de l’alinéa a) du troisième paragraphe de l’article 6 de la Convention, tout accusé a droit à « être informé, dans le plus court délai, dans une langue qu’il comprend et d’une manière détaillée, de la nature et de la cause de l’accusation portée contre lui ». Cette disposition montre la nécessité de mettre un soin extrême à notifier l’« accusation » à l’intéressé. L’acte d’accusation joue un rôle déterminant dans les poursuites pénales : à compter de sa signification, la personne mise en cause est officiellement avisée de la base juridique et factuelle des reproches formulés contre elle (Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 89, CEDH 2006‑II, et Kamasinski c. Autriche, 19 décembre 1989, § 79, série A no 168).

197. La portée de cette disposition doit notamment s’apprécier à la lumière du droit plus général à un procès équitable que garantit le paragraphe 1 de l’article 6 de la Convention. En effet, en matière pénale, une information précise et complète des charges pesant contre un accusé, et donc la qualification juridique que la juridiction pourrait retenir à son encontre, est une condition essentielle de l’équité de la procédure (Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, § 52, CEDH 1999-II).

198. Certes, l’étendue de l’information « détaillée » visée par cette disposition varie selon les circonstances particulières de la cause ; toutefois, l’accusé doit en tout cas disposer d’éléments suffisants pour comprendre pleinement les charges portées contre lui en vue de préparer convenablement sa défense. À cet égard, le caractère adéquat des informations doit s’apprécier en relation à l’alinéa b) du paragraphe 3 de l’article 6, qui reconnaît à toute personne le droit de disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense, et à la lumière du droit plus général à un procès équitable que garantit le paragraphe 1 de l’article 6 (Pélissier et Sassi, précité, § 54). Quant aux modifications de l’accusation, y compris celles touchant sa « cause », l’accusé doit en être dûment et pleinement informé, et il doit également disposer du temps et des facilités nécessaires pour y réagir et organiser sa défense sur la base de toute nouvelle information ou allégation (Mattoccia c. Italie, no 23969/94, § 61, CEDH 2000‑IX). À cet égard, la Convention n’interdit pas aux juridictions nationales de préciser, sur la base des éléments produits lors des débats publics et portés à la connaissance de l’accusé, les modalités d’exécution de l’infraction qui lui est reprochée (Previti c. Italie (déc.), no 45291/06, § 209, 8 décembre 2009, et Sampech c. Italie (déc.), no 55546/09, § 110, 19 mai 2015).

199. Enfin, la Cour rappelle que le juge doit respecter le principe du contradictoire, notamment lorsqu’il tranche un litige sur la base d’un motif invoqué d’office ou d’une exception soulevée d’office (voir, mutatis mutandis, Čepek c. République tchèque, no 9815/10, § 45, 5 septembre 2013, avec les références qui y sont citées). À ce sujet, l’élément déterminant est la question de savoir si une partie a été « prise au dépourvu » par le fait que le tribunal a fondé sa décision sur un motif relevé d’office. Une diligence particulière s’impose au tribunal lorsque le litige prend une tournure inattendue, d’autant plus s’il s’agit d’une question laissée à sa discrétion. Le principe du contradictoire commande que les tribunaux ne fondent pas leurs décisions sur des éléments de fait ou de droit qui n’ont pas été discutés durant la procédure et qui donnent au litige une tournure que même une partie diligente n’aurait pas été en mesure d’anticiper (Čepek, précité, § 48).

ii. Application de ces principes en l’espèce

200. La Cour note d’emblée que les requérants ne se plaignent pas d’une requalification des faits, mais de modifications apportées par le tribunal de Lisbonne à la cause de l’accusation, c’est-à-dire aux faits matériels qui étaient mis à leur charge et sur lesquels se fondait l’ordonnance de renvoi en jugement du 31 mai 2004. Elle constate ensuite que ces modifications ont pour l’essentiel touché les dates et les lieux des faits matériels qui étaient imputés aux requérants.

201. S’agissant du deuxième requérant, alors que celui-ci avait été renvoyé en jugement pour des abus sexuels commis sur la personne de L.M., alors âgé de 13 ans, « dans la maison de l’accusé située au no 41 de la rue G. [dans le quartier] R. à Lisbonne » (paragraphe 74 ci-dessus), dans son jugement du 3 septembre 2010 le tribunal l’a condamné pour des faits commis « dans une maison concrètement non déterminée située dans le [quartier] R. à Lisbonne, dans le quartier pavillonnaire où se trouvent les rues G. et A. et aux alentours de ces rues » (paragraphe 89 ci-dessus).

202. Pour ce qui est du troisième requérant, alors qu’il avait été renvoyé en jugement pour des abus sexuels commis sur R.N. :

– « à une date concrètement non déterminée (apurada) du mois de novembre 1999, un samedi soir, alors que R.N. avait 13 ans [et] que l’accusé avait proposé à R.N. d’aller dans un appartement dont il disposait situé au numéro 47 du boulevard A. à Lisbonne » (paragraphe 75 ci-dessus), dans son jugement du 3 septembre 2010, le tribunal de Lisbonne l’a condamné en considérant que ces faits en particulier avaient eu lieu « à une date concrètement non déterminée, un vendredi ou un samedi soir, entre le 12 décembre 1998 et janvier 1999 (inclus), R.N. étant alors âgé de 12 ans (...), dans un immeuble du boulevard A. à Lisbonne dont le numéro de porte n’avait pas été concrètement déterminé mais qui était situé du côté des numéros impairs (...) » (paragraphe 90 ci-dessus) ;

– « à une date concrètement non déterminée en juin 2000, un vendredi (...) dans un logement dont l’accusé disposait, situé avenue R., à Lisbonne » (paragraphe 75 ci-dessus), le tribunal a jugé que ces faits avaient eu lieu « à une date concrètement non déterminée entre avril et juillet 1999 (...), dans un logement de l’avenue R., à Lisbonne, près du parc forain (Feira Popular) (...) » (paragraphe 90 ci-dessus) ;

– « (...) quelques jours plus tard (...), encore en juin 2000 » (paragraphe 75 ci-dessus), le tribunal a jugé que ces faits avaient eu lieu « à une date concrètement non déterminée pendant les vacances scolaires de 1999 (...) » (paragraphe 90 ci-dessus).

203. Finalement, concernant le quatrième requérant, alors que celui-ci avait été renvoyé en jugement pour des abus sexuels commis sur la personne de J.L. « à une date non déterminée entre octobre 1998 et octobre 1999 alors que l’enfant mineur avait 14 ans » (paragraphe 76 ci-dessus), le tribunal l’a condamné pour des faits qui avaient eu lieu « à une date non déterminée entre la fin de l’année 1997 et juillet 1999, alors que J.L. avait 13/14 ans (...) » (paragraphe 91 ci-dessus).

204. La présente espèce se rapproche donc d’affaires soumises à l’examen de la Cour dans lesquelles, au cours du procès, les autorités avaient apporté des modifications et/ou des précisions quant aux modalités relatives à la perpétration des infractions (voir, par exemple, Matoccia, précité, § 61 , D.C. c. Italie (déc.), no 55990/00, 28 février 2002, et Previti, décision précitée, § 209).

205. La Cour estime tout d’abord que l’on ne peut pas dire que les requérants ont été pris au dépourvu lorsque le tribunal de Lisbonne les a informés qu’il envisageait de modifier la description des faits qui leur étaient imputés (paragraphe 73 ci-dessus) puisqu’ils avaient assisté aux débats au cours desquels les faits qui figuraient dans l’ordonnance de renvoi en jugement avaient été débattus. En outre, ces faits matériels remontaient aux années 1997 à 2000, période à laquelle les victimes étaient encore mineures. La particulière vulnérabilité de celles-ci au moment des faits peut d’ailleurs expliquer leurs difficultés à se remémorer les circonstances en question devant le tribunal de Lisbonne. Par conséquent, une modification des faits à l’issue du procès était largement prévisible.

206. Reste à savoir si les requérants ont eu la possibilité de présenter leur défense par rapport à tous les faits matériels pour lesquels ils ont ensuite été condamnés. À cet égard, la Cour constate que les requérants ont été informés aux audiences du 23 novembre et du 14 décembre 2009 que le tribunal envisageait de modifier la description de certains des faits matériels qui figuraient dans l’ordonnance de renvoi en jugement (paragraphe 73 ci-dessus) et qu’ils se sont vu accorder un délai de vingt-cinq jours pour présenter leur défense (paragraphe 77 ci-dessus). Elle note que, faisant partiellement droit à leurs réclamations (paragraphe 78 ci-dessus), le tribunal de Lisbonne a réitéré ces changements le 11 janvier 2010 en précisant les éléments de preuve sur lesquels il s’appuyait et il a donné aux requérants un délai de vingt jours pour la présentation de leur défense (paragraphe 80 ci-dessus).

207. La Cour relève que les requérants ont bien eu la possibilité de contester de façon contradictoire les modifications des faits de la cause en présentant des moyens de preuve supplémentaires par rapport à ces changements. Ainsi, s’agissant des témoins à décharge, le deuxième requérant a réclamé l’audition de 99 témoins, le troisième requérant de 157 témoins et le quatrième requérant de 23 témoins (paragraphe 81 ci-dessus). Certes, par une décision du 26 février 2010, le tribunal a en partie rejeté ces moyens de preuve au motif qu’ils n’étaient ni pertinents ni proportionnés (paragraphe 84 ci-dessus). Sur ce point, la Cour rappelle cependant qu’il revient en principe aux juridictions nationales d’apprécier les éléments rassemblés par elles et la pertinence de ceux dont les accusés souhaitent la production. Plus particulièrement, l’article 6 § 3 d) leur laisse, toujours en principe, le soin de juger de l’utilité d’une offre de preuve par témoin. Cette disposition n’exige pas la convocation et l’interrogation de tout témoin à décharge : ainsi que l’indiquent les mots « dans les mêmes conditions », elle a pour but essentiel une complète « égalité des armes » en la matière (Solakov, précité, § 57, avec les références qui y sont citées). Pour ce qui est des éléments de preuve supplémentaires accueillis par le tribunal, la Cour constate que les témoignages à décharge ont fait l’objet de débats contradictoires au cours d’audiences supplémentaires tenues devant le tribunal de Lisbonne (paragraphe 85 ci-dessus).

208. Force est de conclure que les deuxième, troisième et quatrième requérants ont disposé du temps et des facilités nécessaires pour préparer leur défense par rapport à tous les aspects des faits pour lesquels ils étaient poursuivis et ont finalement été condamnés.

209. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 a) et b) de la Convention.

D. Sur la violation alléguée de l’article 6 § 1 de la Convention tirée du refus de la cour d’appel de Lisbonne d’admettre des preuves à décharge dans le cadre de la procédure d’appel (grief spécifique à la requête no 56396/12)

1. Sur la recevabilité

210. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond

a) Thèses des parties

i. Le premier requérant

211. Le premier requérant se plaint du refus de la cour d’appel d’admettre le versement au dossier de la procédure de copies de diverses interviews données par le coaccusé C.S., les assistentes J.L. et I.M. et les témoins à charge R.O. et P.L. à trois chaînes de télévision et à des journaux, et du livre Une douleur silencieuse (Uma dor silenciosa) écrit par l’assistente F.G. Il soutient en effet qu’y étaient présentées des versions des faits contredisant leurs déclarations faites devant le tribunal de Lisbonne. Il conteste aussi la non-admission de deux expertises médicolégales concernant L.M. qu’il aurait présentées à l’appui de son mémoire de recours.

212. Il dénonce ensuite le refus de la cour d’appel de Lisbonne d’entendre le coaccusé C.S., les assistentes F.G., J.L. et I.M., et les témoins à charge R.O. et P.L. Il ajoute que C.S., I.M. et R.O. avaient de surcroît, dans des lettres réceptionnées par la cour d’appel les 8 et 12 avril 2011 et le 30 septembre 2011, expressément demandé à cette instance d’entendre ces personnes, soutenant qu’elles avaient fait l’objet de manipulations au cours de l’enquête, ce qui aurait conduit à la condamnation d’innocents.

213. D’après le premier requérant, l’interprétation restrictive de l’article 165 du CPP, selon laquelle, d’après lui, aucun moyen de preuve ne peut être versé au dossier après la clôture de l’audience de première instance, est disproportionnée, irrationnelle, déraisonnable et inadéquate, et porte atteinte au droit à un procès équitable garanti par l’article 6 § 1 de la Convention.

214. Le premier requérant soutient que les faits qui lui étaient imputés ne peuvent être vus de façon isolée. Il argue à cet égard que, à l’origine de l’enquête, le parquet avait soupçonné l’existence d’un réseau pédophile informel autour du principal accusé C.S., lequel aurait eu un rôle de pourvoyeur consistant à fournir des enfants de la Casa Pia pour des orgies sexuelles auxquelles les requérants auraient pris part. Il soutient que, déclenchée par F.G., cette enquête est le fruit d’un mensonge, conscient ou inconscient, d’enfants de la Casa Pia, qui n’auraient cessé de réajuster leurs déclarations afin de parvenir à un récit commun. Il précise que cela a été rendu possible par le contexte judiciaire, qui aurait été marqué par des carences et des erreurs, notamment au niveau des interrogatoires de la police et des expertises psychologiques portant sur la personnalité de F.G., J.L., I.M., R.O. et P.L. Il ajoute que cette fabulation s’est effondrée comme un « château de cartes », les requérants ayant fini par être condamnés pour un nombre très réduit de crimes. Quant à lui, il indique que sa condamnation se fonde sur deux crimes d’abus sexuels qu’il aurait commis sur la personne de L.M. Aussi estime-t-il que la cour d’appel de Lisbonne, lorsqu’elle avait été appelée à se prononcer en fait et en droit, aurait dû entendre à nouveau F.G., J.L., I.M., R.O. et P.L., d’autant plus que F.G. et J.L. auraient été étroitement impliqués dans les imputations faites à son encontre. Il en déduit que, en refusant d’entendre les rétractations de C.S. et I.M., la cour d’appel a refusé de statuer sur les faits. Il en veut pour preuve son acquittement le 25 mars 2013 par le tribunal de Lisbonne des crimes commis à Elvas qui lui auraient été imputés. Il ajoute que, même s’il n’a pas été condamné pour abus sexuels commis sur I.M., les réquisitions du parquet contre lui portaient aussi sur des abus commis sur ce dernier. Enfin, il indique que, aux dires de I.M., tous les enfants de la Casa Pia avaient réussi à manipuler la police judiciaire.

ii. Le Gouvernement

215. Le Gouvernement précise que, dans la présente espèce, le premier requérant avait demandé à la cour d’appel de Lisbonne de se pencher non pas sur des preuves nouvelles mais plutôt sur de nouvelles versions des faits par des témoins. Or, d’après le Gouvernement, les tribunaux doivent faire preuve de prudence par rapport à des rétractations afin d’éviter toute instrumentalisation.

216. Il conteste les dires du premier requérant selon lesquels celui-ci aurait demandé que J.L. et F.G. fussent de nouveau entendus. Il indique que, en réalité, s’agissant d’eux, le premier requérant avait uniquement demandé le versement au dossier de diverses pièces, notamment le livre publié par F.G. et un article contenant une interview de J.L. En tout état de cause, selon le Gouvernement, les témoignages de R.O., P.L., C.S. et I.M. n’ont eu aucun impact sur l’établissement des faits d’une manière générale et encore moins par rapport au premier requérant. Le Gouvernement ajoute que les accusations de R.O. par rapport aux faits survenus à Elvas n’ont pas été jugées crédibles, et que cela a abouti à l’acquittement de tous les accusés, dont le premier requérant, des charges qui pesaient contre eux pour des faits survenus à Elvas, en application du principe in dubio pro reo. À titre subsidiaire, il indique que les témoins R.O. et P.L. sont revenus sur leurs propres rétractations dans le cadre d’interviews données au journal Sol en avril 2012.

217. En se référant à l’arrêt Hogea c. Roumanie (no 31912/04, 29 octobre 2013), le Gouvernement estime que l’audition d’un témoin à décharge ne s’impose pas dans tous les cas, même dans le cas où l’instance d’appel statue en fait et en droit. D’après le Gouvernement, l’équité d’une procédure demande de mettre en balance les intérêts en jeu tels que la découverte de la vérité matérielle, les principes du contradictoire et de l’égalité des armes ou le jugement dans un délai raisonnable. Toujours d’après lui, les rétractations sont donc à manier avec prudence. Le Gouvernement ajoute que, aux termes des articles 410 et 430 du CPP, il ne peut y avoir de réadministration des preuves au niveau de la cour d’appel ou de renvoi de l’affaire en première instance que lorsqu’il existe une contradiction entre la décision et son fondement, une erreur notoire dans l’appréciation des moyens de preuve ou une insuffisance des moyens de preuve. Or cela n’aurait pas été le cas dans la présente espèce.

218. Le Gouvernement indique encore que le premier requérant a été condamné pour deux crimes d’abus sexuels commis sur L.M. et un crime d’abus sexuels commis sur L.N. dans le cadre du jugement du tribunal de Lisbonne du 3 septembre 2010, et qu’il a fini par être acquitté des faits qui lui étaient imputés concernant L.N. par une décision du tribunal de Lisbonne du 25 mars 2013, suite au renvoi de l’affaire ordonnée par la cour d’appel dans son arrêt du 23 février 2012. Le Gouvernement précise que, à l’occasion de cette réouverture du procès, le tribunal de Lisbonne a tenu cinq audiences et que l’assistente I.M. et le coaccusé C.S. ont bien été entendus par le tribunal de Lisbonne les 9 et 16 novembre 2012, le 7 décembre 2012 et le 3 janvier 2013. Il précise en outre que les pièces dont le premier requérant avait réclamé le versement au dossier devant la cour d’appel de Lisbonne ont également été admises par le tribunal de Lisbonne dans le cadre du réexamen de l’affaire concernant les faits commis à Elvas. Il argue que, si le tribunal de Lisbonne n’a pas estimé les rétractations crédibles, il a considéré que le témoignage de I.M. avait été fragilisé par ses contradictions, ce qui l’a amené à juger comme non prouvés les abus sexuels que I.M. avait dit avoir subis de la part d’un autre coaccusé, le premier requérant n’étant ainsi pas concerné. Dans la mesure où C.S. et I.M. ont présenté leur nouvelle version des faits devant le tribunal de Lisbonne, le Gouvernement conclut que la non-audition des témoins à charge tout comme le non-versement au dossier de pièces que le premier requérant réclamait devant la cour d’appel de Lisbonne n’a pas porté atteinte aux droits de la défense de l’intéressé et à l’équité de la procédure.

b) Appréciation de la Cour

i. Rappel des principes

219. La Cour rappelle que les modalités d’application de l’article 6 de la Convention aux procédures d’appel dépendent des caractéristiques de la procédure dont il s’agit : il convient de tenir compte de l’ensemble de la procédure interne et du rôle dévolu à la juridiction d’appel dans l’ordre juridique national. Lorsqu’une audience publique a eu lieu en première instance, l’absence de débats publics en appel peut se justifier par les particularités de la procédure en question, eu égard à la nature du système d’appel interne, à l’étendue des pouvoirs de la juridiction d’appel, à la manière dont les intérêts du requérant ont réellement été exposés et protégés devant elle, et notamment à la nature des questions qu’elle avait à trancher (Botten c. Norvège, 19 février 1996, § 39, Recueil 1996-I). Cela dit, dans un certain nombre d’affaires, la Cour a considéré que, lorsqu’une instance d’appel est amenée à connaître d’une affaire en fait et en droit et à étudier dans son ensemble la question de la culpabilité ou de l’innocence, elle ne peut, pour des motifs d’équité de la procédure, décider de ces questions sans appréciation directe des témoignages présentés en personne soit par l’accusé qui soutient qu’il n’a pas commis l’acte tenu pour une infraction pénale (voir, parmi d’autres exemples, Ekbatani c. Suède, 26 mai 1988, § 32, série A no 134, Constantinescu c. Roumanie, no 28871/95, § 55, CEDH 2000-VIII, Dondarini c. Saint-Marin, no 50545/99, § 27, 6 juillet 2004, Igual Coll c. Espagne, no 37496/04, § 27, 10 mars 2009, et Zahirović c. Croatie, no 58590/11, § 63, 25 avril 2013) soit, si elle renverse par une condamnation un verdict d’acquittement prononcé par une instance inférieure, par les témoins ayant déposé pendant la procédure (Găitănaru c. Roumanie, no 26082/05, § 35, 26 juin 2012, et Hogea, précité, § 54). Dans ce type de situation, la Cour souligne aussi que l’évaluation de la fiabilité d’un témoin est une tâche complexe qui ne peut généralement pas être menée à bien par la simple lecture des déclarations écrites (Dan c. République de Moldova, no 8999/07, § 33, 5 juillet 2011, et Lazu c. République de Moldova, no 46182/08, § 40, 5 juillet 2016 ; voir aussi, concernant particulièrement l’audition de témoins dont la crédibilité est mise en cause, Destrehem c. France, no 56651/00, § 45, 18 mai 2004).

ii. Application de ces principes en l’espèce

220. La Cour note que, alors que son recours était pendant, le premier requérant a demandé le 11 janvier, le 1er avril et le 14 novembre 2011 à la cour d’appel de Lisbonne d’admettre le versement au dossier des preuves à décharge suivantes :

– déclarations faites dans le cadre d’interviews accordées à des médias, après le jugement du tribunal de Lisbonne du 3 septembre 2010, par le coaccusé C.S. et les victimes J.L., I.M., R.O. et P.L., et

– autobiographie écrite par F.G. (paragraphes 98, 100 et 101 ci-dessus).

221. Dans sa demande du 14 novembre 2011, le premier requérant demandait aussi l’audition :

– de C.S.,

– des assistentes I.M. et P.L., et

– du témoin R.O.

S’agissant de C.S., d’I.M. et de R.O., il renvoyait à et s’appuyait sur des lettres figurant au dossier, dans lesquelles ces derniers avaient demandé à être entendus par la cour d’appel de Lisbonne au motif qu’ils avaient menti pendant le procès et qu’ils souhaitaient rétablir la vérité (paragraphe 101 ci-dessus).

222. Pour motiver ses demandes, le premier requérant arguait que ces éléments étaient la preuve que les intéressés avaient menti au cours du procès.

223. La Cour constate que, par une décision du 7 décembre 2011, la cour d’appel de Lisbonne a rejeté les trois demandes du requérant aux motifs que :

– ces éléments de preuve étaient présentés tardivement, toute preuve devant, selon l’article 165 du CPP, être versée avant la clôture du procès en première instance ;

– l’existence d’aucun des vices indiqués à l’article 410 § 2 du CPP n’était vérifiée ;

– ces éléments de preuve n’étaient pas pertinents pour l’examen de l’appel du premier requérant (paragraphes 102 et 103 ci-dessus).

224. La question qui se pose en l’espèce est celle de savoir si, en raison du refus de la cour d’appel de recevoir, dans le cadre du recours dont elle était saisie, ces nouveaux moyens de preuve et d’entendre les témoins souhaitant présenter des rétractations, les droits du premier requérant garantis par l’article 6 § 3 d) de la Convention ont été méconnus et l’équité de la procédure atteinte.

225. Pour répondre à cette question, il convient en premier lieu d’examiner le rôle de la cour d’appel de Lisbonne et la nature des questions dont elle avait à connaître à cette occasion. La Cour note que, en vertu de l’article 428 du CPP (paragraphe 149 ci-dessus), la cour d’appel était compétente pour statuer tant en fait qu’en droit. Elle disposait donc d’une plénitude de juridiction. Autrement dit, elle pouvait soit confirmer la condamnation du premier requérant prononcée par le tribunal de Lisbonne soit déclarer son acquittement.

226. Pour autant qu’il s’agit de l’administration des preuves, conformément aux articles 410 § 2 et 430 § 1 du CPP, la cour d’appel pouvait procéder à un nouvel examen des preuves dans les conditions suivantes :

– si les faits établis n’apparaissaient pas suffisants pour fonder la condamnation, s’il existait une contradiction dans les motifs ou entre la motivation et la décision elle-même, et s’il existait une erreur notoire dans l’appréciation des preuves ;

– si ces vices de procédure pouvaient être corrigés sans un renvoi de l’affaire devant le tribunal de première instance.

227. En l’espèce, la cour d’appel a jugé que ces conditions n’étaient pas remplies. En particulier, elle a estimé qu’elle ne pouvait considérer des moyens de preuve qui n’avaient pas été vus par le tribunal de première instance et qui, par conséquent, n’avaient pas fondé son jugement.

228. La Cour constate que le premier requérant a été condamné pour deux crimes d’abus sexuels commis sur L.M. et qu’il a été considéré comme établi que le coaccusé C.S. et les témoins F.G. et J.L. avaient accompagné L.M. dans l’immeuble de l’avenue F. à Lisbonne au moment des faits (paragraphe 88 ci-dessus). S’agissant des preuves à charge contre le premier requérant, outre le témoignage de L.M., elle note que le tribunal a également pris en considération celui présenté par le coaccusé C.S.

229. La Cour estime que la cour d’appel s’est trouvée confrontée à des éléments susceptibles d’ébranler le jugement prononcé par le tribunal de Lisbonne étant donné qu’ils provenaient du coaccusé C.S. et de témoins qui avaient accompagné L.M. au moment des faits dans l’immeuble de l’avenue F. à Lisbonne (paragraphe 88 ci-dessus). En outre, elle relève que, en ce qui concerne la partie de l’affaire qui portait sur les faits commis dans la ville d’Elvas et qui a été renvoyée en première instance en exécution de l’arrêt de la cour d’appel de Lisbonne du 23 février 2012, si le tribunal de Lisbonne a jugé que les rétractations du coaccusé C.S. et de l’assistente I.M. n’étaient pas crédibles, il a en revanche considéré que les contradictions de ce dernier fragilisaient son témoignage au point qu’il a jugé comme non établis les abus qu’il avait dit avoir subis (paragraphe 132 ci-dessus). Aux yeux de la Cour, cela montre que la cour d’appel de Lisbonne aurait tiré parti d’un examen des nouvelles versions des faits de C.S., F.G. et J.L. portant sur l’immeuble de l’avenue F. à Lisbonne. En ne voulant ni entendre C.S., alors que celui-ci l’avait expressément demandé, ni examiner le contenu des pièces qui concernaient J.L. et F.G., la cour d’appel a privilégié une approche contradictoire, privant le premier requérant de l’examen de ces rétractations s’agissant des faits commis dans l’immeuble de l’avenue F. à Lisbonne et, partant, d’un procès équitable.

230. Il reste à savoir s’il existait pour le requérant d’autres moyens en droit interne permettant d’obtenir l’examen de ces pièces. Sur ce point, le Tribunal constitutionnel a indiqué dans son arrêt du 7 février 2013 que le premier requérant pouvait exercer le recours en révision devant la Cour suprême au titre de l’article 449 § 1 d) du CPP aux fins d’obtenir l’examen de ces nouveaux éléments de preuve en cas de doutes sérieux sur l’équité de la condamnation (paragraphe 122 ci-dessus). Il apparaît toutefois que les chances de succès d’un tel recours étaient faibles. En effet, au vu de la jurisprudence bien établie de la Cour suprême au moment des faits, la rétractation d’un témoin ne pouvait être considérée comme un nouveau moyen de preuve au sens de l’article 449 § 1 d) du CPP aux fins de la réouverture d’une procédure pénale (paragraphe 152 ci-dessus). La Cour suprême a en outre considéré dans différents arrêts que, pour valoir aux fins de la réouverture d’une procédure pénale, le caractère erroné d’un témoignage ayant fondé un jugement condamnatoire (paragraphes 151 et 153 ci-dessus) devait d’abord être reconnu comme tel par une décision judiciaire, et ce au regard de l’alinéa a) et non pas de l’alinéa d) de l’article 449 § 1 du CPP. À supposer même que cette voie eût été effectivement ouverte au requérant, la Cour estime qu’une telle procédure imposait une charge excessive à toute personne condamnée, d’autant plus que toute poursuite pénale à cet égard dépendait de l’initiative du ministère public (paragraphe 145 ci-dessus). Aux yeux de la Cour, le premier requérant semble donc ne pas avoir disposé d’autres moyens pour faire examiner ces nouveaux éléments de preuve dans le cadre de la partie de l’affaire portant sur les faits survenus à Lisbonne qui lui étaient imputés.

231. S’il n’appartient pas à la Cour de déterminer la pertinence ou non de moyens de preuve, ce rôle revenant aux juridictions internes, eu égard aux observations qui précèdent, en particulier eu égard au fait que les déclarations du coaccusé C.S. avaient en partie fondé la condamnation du premier requérant et que F.G. et J.L. accompagnaient L.M. au moment des faits (paragraphe 88 ci-dessus), la Cour ne peut que conclure que, en raison du refus d’entendre C.S. et d’examiner les pièces concernant F.G. et J.L., les droits de la défense du premier requérant ont subi une limitation incompatible avec les exigences d’un procès équitable (voir, mutatis mutandis, Orhan Çaçan c. Turquie, no 26437/04, § 41, 23 mars 2010). Une telle conclusion ne signifie en aucun cas que la Cour prend position sur l’existence d’abus sexuels sur les enfants de l’institution Casa Pia.

232. Partant, il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention pour autant qu’il s’agit du premier requérant.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION EN RAISON DE LA DURÉE DE LA PROCÉDURE

233. Les requérants se plaignent que la procédure ait méconnu le délai raisonnable exigé par l’article 6 § 1 de la Convention, dont la partie pertinente en l’espèce se lit ainsi :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »

A. Thèses des parties

234. Se référant à la décision Tomé Mota c. Portugal ((déc.), no 32082/96, CEDH 1999-IX), le Gouvernement soulève une exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes concernant tous les requérants. S’agissant des deuxième et quatrième requérants, il indique qu’ils ne se sont pas prévalus de la possibilité de demander l’accélération de la procédure offerte par l’article 108 du CPP. S’agissant des premier et troisième requérants, le Gouvernement indique que la demande formulée par le premier requérant le 13 janvier 2010 au titre de l’article 108 du CPP, à laquelle le troisième requérant aurait souscrit, se rapportait uniquement à la partie de la procédure relative aux modifications des faits de la cause requises par le parquet le 5 février 2009. Il estime que le premier requérant se plaignait dès lors uniquement du retard pris par le tribunal pour rendre sa décision sur la question et du fait que le président du Conseil supérieur de la magistrature a rejeté la demande pour défaut de fondement, estimant que, comme le tribunal était en train de statuer sur une dernière demande du parquet, aucun retard ne pouvait lui être reproché.

235. Par ailleurs, le Gouvernement est d’avis que, eu égard au caractère exceptionnellement complexe, selon lui, de l’affaire, la durée de la procédure n’a pas dépassé le délai raisonnable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Il indique en particulier :

– que le tribunal de Lisbonne a tenu 462 audiences, au cours desquelles il aurait entendu 746 témoins ;

– que les audiences ont été tenues en moyenne quatre jours sur les cinq jours ouvrables de la semaine ;

– que le seul accusé C.S. a été renvoyé en jugement pour plus de six-cents crimes ;

– que les avocats des accusés ont fait montre d’une attitude particulièrement procédurière ; il relève notamment que 51 recours ont été introduits devant la cour d’appel de Lisbonne au cours de la procédure menée devant le tribunal de Lisbonne et qu’au moins 136 recours avaient été introduits au moment où l’affaire a été portée devant le Tribunal constitutionnel ;

– que, enfin, une partie de l’affaire avait été renvoyée devant le tribunal de Lisbonne, qui aurait tenu encore dix audiences entre le 29 juin 2012 et le 3 janvier 2013 avant de rendre sa décision le 25 mars 2013.

236. Les requérants contestent l’exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes et réitèrent leurs griefs concernant la méconnaissance du délai raisonnable. Plus particulièrement, le troisième requérant indique avoir fait une demande visant à l’accélération de la procédure en 2003, qui aurait été rejetée par une décision du Conseil supérieur de la magistrature du 23 octobre 2003 (paragraphe 34 ci-dessus).

B. Appréciation de la Cour

237. La Cour estime qu’il n’est pas nécessaire qu’elle se prononce sur l’exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes, le grief des requérants concernant la durée excessive de la procédure étant irrecevable pour les motifs exposés ci-après.

1. Sur la période à prendre en considération

238. S’agissant de la période à prendre en considération, la Cour note que l’enquête pénale a été ouverte le 25 novembre 2002 (paragraphe 8 ci-dessus), que les premier et deuxième requérants ont été arrêtés et mis en examen le 31 janvier 2003 (paragraphe 15 ci-dessus), le quatrième requérant, le 1er avril 2003 (paragraphe 19 ci-dessus) et le troisième requérant, le 21 mai 2003 (paragraphe 22 ci-dessus). La procédure pénale s’est terminée le 24 avril 2014 avec l’arrêt de la cour d’appel de Lisbonne confirmant le jugement du tribunal de Lisbonne du 25 mars 2013 qui portait sur la partie de l’affaire relative aux abus que les victimes s’étaient plaintes d’avoir subis dans la ville d’Elvas (paragraphes 131 et 135 ci-dessus). S’il est tenu compte des dates des mises en examen respectives des requérants, la procédure a donc duré onze années, deux mois et vingt-cinq jours pour ce qui est des premier et deuxième requérants, onze années et vingt-six jours pour ce qui est du quatrième requérant, et dix années, onze mois et six jours pour ce qui est du troisième requérant. La Cour observe que ces périodes englobent l’enquête, l’instruction, le procès, le renvoi d’une partie de l’affaire en première instance et les différents recours. S’agissant des degrés de juridiction, elle note que la cause a été examinée par le tribunal de Lisbonne, par la cour d’appel de Lisbonne et par le Tribunal constitutionnel, et qu’il y a donc eu trois degrés de juridiction, la procédure devant la Cour suprême ne pouvant être prise en considération étant donné qu’elle ne portait que sur la récusation du juge R.T. (paragraphe 32 ci-dessus) et non sur le fond même de l’affaire.

2. Sur le caractère raisonnable de la durée de la procédure

239. Selon la jurisprudence constante de la Cour, le caractère raisonnable de la durée d’une procédure doit s’apprécier suivant les circonstances de la cause et eu égard notamment à la complexité de l’affaire ainsi qu’au comportement du requérant et à celui des autorités compétentes. En outre, seules les lenteurs imputables à l’État peuvent amener à conclure à l’inobservation du délai raisonnable (Pélissier et Sassi, précité, § 67, et Idalov c. Russie [GC], no 5826/03, § 186, 22 mai 2012).

240. En l’espèce, la Cour estime que la complexité de l’affaire est indéniable eu égard non seulement à la gravité et au nombre de crimes dénoncés, mais aussi au nombre d’intervenants. La Cour constate que l’enquête a d’abord été ouverte contre treize personnes (paragraphe 8 ci-dessus) et que sept d’entre elles ont été renvoyées en jugement (paragraphe 46 ci-dessus). Elle relève que, si l’enquête a duré environ onze mois (paragraphes 8 et 36 ci-dessus), l’instruction a été conclue au bout de six mois (paragraphes 42 et 46 ci-dessus). Le procès devant le tribunal de Lisbonne a, quant à lui, duré environ six ans (paragraphes 49, 87, 127 et 131).

241. Si la durée du procès devant le tribunal de Lisbonne peut paraître longue à première vue, la Cour note que les victimes étaient au nombre de trente-deux et que les faits avaient eu lieu à différents endroits de Lisbonne et à Elvas (paragraphe 9). S’agissant de l’objet de la procédure devant le tribunal de Lisbonne (paragraphe 46 ci-dessus), C.S. avait été renvoyé en jugement pour 550 crimes d’abus sexuels sur personne placée dans une institution (crime de abuso sexual de pessoa internada), 188 crimes d’abus sexuels sur mineur et 32 crimes de proxénétisme sur mineur, et les requérants pour 5 crimes d’abus sexuels sur mineur et 1 crime d’actes homosexuels (premier requérant), 18 crimes d’abus sexuels sur mineur (deuxième requérant), 9 crimes d’abus sexuels sur mineur et 2 crimes de proxénétisme sur mineur (troisième requérant), et 43 crimes d’abus sexuels sur mineur aggravés, 2 crimes d’abus sexuels sur mineur et 3 crimes d’abus sexuels sur mineur par omission (quatrième requérant). En outre, le tribunal a entendu 920 témoins, 19 consultants, 18 experts, les 32 victimes et les 7 accusés (paragraphe 79 ci-dessus). Le tribunal a également pris part à diverses opérations visant à la reconnaissance des lieux par les victimes (paragraphe 54 ci-dessus). Pour finir, il a analysé 64 000 pages de documents versés par les parties à la procédure (paragraphe 79 ci-dessus).

242. Au vu de ces constatations concernant le comportement des autorités, la Cour estime que la procédure a été, dans son ensemble, conduite avec une diligence suffisante (pour une appréciation analogue concernant des affaires pénales particulièrement complexes, voir İbrahim Öztürk c. Turquie, no 16500/04, §§ 32-39, 17 février 2009, Rosca c. Roumanie (déc.), no 50640/13, §§ 31-40, 7 octobre 2014, et Ion Popescu c. Roumanie (déc.), no 4206/11, §§ 38-44, 17 mars 2015). À titre surabondant, la Cour note que le jugement du tribunal de Lisbonne du 3 septembre 2010 était un document long de 1 735 pages (paragraphe 87 ci-dessus) et que l’arrêt de la cour d’appel de Lisbonne du 23 février 2012 comptait pour sa part 3 374 pages (paragraphe 104 ci-dessus), ce qui montre la complexité extrême de l’affaire.

243. Quant au comportement des requérants, la Cour constate avec le Gouvernement que ceux-ci ont introduit de nombreux recours et demandes devant les juridictions nationales, ce qui peut effectivement avoir contribué à l’allongement de la procédure, comme la cour d’appel l’a relevé dans son arrêt du 23 février 2012 (paragraphe 108). Néanmoins, la Cour rappelle sur ce point que l’on ne peut pas reprocher aux requérants d’avoir tiré parti des voies de recours que leur ouvrait le droit interne (Habran et Dalem c. Belgique, nos 43000/11 et 49380/11, § 126, 17 janvier 2017).

244. Compte tenu des observations qui précèdent et à la lumière de sa jurisprudence, la Cour considère que, dans les circonstances particulières de l’espèce, l’on ne saurait considérer que la durée de la procédure est excessive. Le grief des requérants à cet égard doit donc être rejeté pour défaut manifeste de fondement, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

IV. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

245. Sous l’angle de l’article 6 de la Convention :

– le premier requérant conteste l’appréciation des faits par le tribunal de Lisbonne, et il dénonce l’impossibilité d’obtenir le réexamen de l’établissement des faits par la cour d’appel de Lisbonne au motif que son mémoire en appel n’aurait pas précisé les preuves concrètes pour chacun des faits dont il demandait le réexamen ;

– le deuxième requérant se plaint d’avoir été identifié à partir d’une photo de groupe figurant dans un album de photos qui aurait été montré aux victimes par les autorités policières ;

– le troisième requérant reproche au tribunal d’avoir refusé d’entendre au cours du procès quatre témoins qui étaient à ses yeux des témoins clés, dont un journaliste ;

– le quatrième requérant se plaint du rejet des expertises qu’il aurait réclamées et de la réalisation d’expertises sur les victimes par un collège d’expert ayant suivi une approche différente de celle qu’il réclamait ; il se plaint de ne pas avoir participé à ces expertises, notamment de ne pas avoir pu poser des questions ou demander des clarifications.

246. Pour autant qu’il s’agit des violations alléguées par le quatrième requérant (paragraphe 245 ci-dessus), la Cour constate que l’intéressé n’a pas porté ce grief devant la cour d’appel de Lisbonne et qu’il n’a donc pas épuisé les voies de recours internes comme l’exige l’article 35 § 1 de la Convention.

247. Quant au restant des griefs invoqués par les premier, deuxième et troisième requérants (paragraphe 245 ci-dessus), compte tenu de l’ensemble des éléments dont elle dispose, et pour autant qu’elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour ne relève aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention. Elle conclut donc que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

248. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

249. En l’espèce, la Cour a conclu à la violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention en raison du refus de la cour d’appel de Lisbonne d’admettre des preuves à décharge dans le cadre de la procédure d’appel pour autant qu’il s’agit du premier requérant.

250. Celui-ci réclame 50 000 euros pour dommage moral.

251. Le Gouvernement estime ce montant excessif.

252. La Cour rappelle que, en vertu de l’article 41 de la Convention, le but des sommes allouées à titre de satisfaction équitable est uniquement d’accorder une réparation pour les dommages subis par les intéressés dans la mesure où ils constituent une conséquence de la violation ne pouvant en tout cas pas être effacée. En l’espèce, la Cour estime que le dommage moral subi par le requérant se trouve suffisamment réparé par le constat de violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention auquel la Cour est parvenue.

B. Frais et dépens

253. Le premier requérant n’a pas présenté de demande de remboursement des frais et dépens. Il n’y a donc pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Décide à l’unanimité, de joindre les requêtes ;

2. Déclare, à l’unanimité, les requêtes recevables pour autant qu’il s’agit des griefs tirés de l’impossibilité de confronter les témoins avec le contenu des dépositions faites par eux au cours de l’enquête en ce qui concerne les premier et deuxième requérants, des modifications des faits de la cause en ce qui concerne les deuxième, troisième et quatrième requérants, et du refus de la cour d’appel de Lisbonne d’admettre des preuves à décharge dans le cadre de la procédure d’appel en ce qui concerne le premier requérant et irrecevables pour le surplus ;

3. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention en raison de l’impossibilité de confronter les victimes avec le contenu des dépositions faites par elles au cours de l’enquête, pour autant qu’il s’agit des premier et deuxième requérants ;

4. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 a) et b) de la Convention en raison des modifications des faits de la cause pour autant qu’il s’agit des deuxième, troisième et quatrième requérants ;

5. Dit, par quatre voix contre trois, qu’il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention en raison du refus de la cour d’appel de Lisbonne d’admettre des preuves à décharge dans le cadre de la procédure d’appel pour autant qu’il s’agit du premier requérant ;

6. Dit, à l’unanimité, que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le premier requérant.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 26 juin 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Marialena TsirliGanna Yudkivska
GreffièrePrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion dissidente commune aux juges Yudkivska, Motoc et Paczolay.

G.Y.
M.T.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES YUDKIVSKA, MOTOC ET PACZOLAY

Tu ne crois pas que je sois guéri ? n’exigeant pas la vérité, implorant des mensonges pour se mentir à lui-même

– António Lobo Antunes, Au bord des fleuves qui vont

I. Introduction

La majorité de la chambre a estimé qu’il a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention à raison du refus de la cour d’appel de Lisbonne d’admettre des preuves à décharge dans le cadre de la procédure d’appel concernant le premier requérant.

Compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, des informations fournies à l’appui des décisions des juridictions nationales et du gouvernement défendeur et des normes juridiques établies dans la jurisprudence de la Cour dans ce domaine, nous ne sommes pas d’accord avec la majorité.

Il est bien établi que, dans les affaires relatives à l’administration des preuves, les juridictions nationales jouissent d’une large marge d’appréciation. L’article 6 § 3 d) leur laisse toujours, en principe, le soin de juger de l’utilité d’une offre de preuve par témoins. Il n’exige pas la convocation et l’interrogation de tout témoin à décharge. Par conséquent, il n’appartient manifestement pas à la Cour d’assumer le rôle d’un tribunal de quatrième instance et de substituer sa propre évaluation à celles des instances nationales. La subsidiarité et la marge d’appréciation imposent une prudence particulière dans un cas comme celui-ci, compte tenu aussi de la complexité et du caractère particulièrement sensible de cette affaire. Nous sommes particulièrement choqués par l’argument du requérant qui considère que l’affaire de la Casa Pia, l’affaire d’abus sexuels sur mineurs la plus importante de l’histoire du Portugal, est le résultat de la « fantaisie collective », consciente et inconsciente, des élèves et ex-élèves de cet établissement pour mineurs.

II. Circonstances de l’affaire

Notre désaccord avec la majorité concerne non seulement la manière dont celle-ci a présenté et appliqué les normes jurisprudentielles pertinentes dans le domaine de l’article 6 de la Convention, mais aussi la façon dont elle a envisagé le concret ou s’en est peut-être distanciée. Dans les circonstances de l’espèce, il est nécessaire de récapituler les faits, notamment la nature et la durée du procès.

L’hebdomadaire national Expresso publia en novembre 2002 un article révélant l’existence d’abus sexuels commis sur des mineurs pris en charge par la Casa Pia. Cet article évoquait l’existence d’un réseau pédophile sans précédent au Portugal. Le soir même, l’information fut reprise par les journaux télévisés. Les principaux suspects étaient issus notamment du monde politique ou de celui de la télévision. Le département d’investigation et d’action pénale (« le DIAP ») fit ouvrir, le 25 novembre 2002, une enquête à l’encontre du premier requérant et de douze autres personnes du chef d’abus sexuels sur mineurs. Il était reproché à ces derniers de faire partie d’un réseau pédophile informel et d’avoir entretenu, par l’intermédiaire d’un chauffeur de la Casa Pia, C.S., le principal accusé, des rapports sexuels avec des enfants et des adolescents, essentiellement de sexe masculin, placés en institution. Les crimes avaient eu lieu entre 1997 et 2000, dans différents endroits à Lisbonne et dans une maison de la ville d’Elvas. Des élèves et ex-élèves de la Casa Pia se disant victimes d’abus sexuels se constituèrent parties civiles et demandèrent à intervenir en qualité d’assistentes[4] au cours de la procédure, et ceux relativement auxquels les crimes étaient prescrits intervinrent au cours du procès en qualité de témoins à charge. Sur les trente-deux victimes, dix jeunes hommes accusaient les requérants d’avoir abusé sexuellement d’eux lorsqu’ils étaient mineurs.

La procédure interne en cause fut qualifiée de particulièrement complexe et de « mégaprocès ». Elle comptait 388 volumes et 570 annexes. Selon la Cour suprême portugaise, l’affaire est l’une des plus volumineuses et complexes jamais introduites devant les tribunaux portugais. Ses dimensions ainsi que la gravité des crimes en cause et la forte médiatisation dont elle a fait l’objet ont produit des irrégularités, des nullités et des demandes de production de preuves permanentes, qui ont donné à cette affaire un caractère très controversé. Au cours du procès, 746 personnes, 32 victimes et des centaines de témoins furent entendus. Tout au long du procès, des expertises médicales de la personnalité des victimes furent menées pour évaluer leur crédibilité.

Le 3 septembre 2010, le tribunal de première instance rendit le premier jugement, long de 1 760 pages. Celui-ci analysait en détail les incohérences et les éventuelles contradictions entre les déclarations fournies par les mêmes personnes.

Entre-temps, deux des victimes, F.G. et J.L., avaient accordé des interviews à des chaînes de télévision, et F.G. avait publié un livre. Soutenant que les propos tenus par ces derniers dans les interviews télévisées et dans le livre en question étaient en contradiction avec les déclarations faites par eux lors du procès, le premier requérant demanda qu’ils fussent de nouveau interrogés.

La cour d’appel de Lisbonne rejeta cette demande au motif qu’elle était tardive dès lors que tout versement au dossier d’éléments de ce type devait se faire au cours de l’enquête ou de l’instruction et au plus tard avant la clôture de l’audience devant le tribunal de première instance, conformément à l’article 165 du CPP. De plus, elle estima que « la preuve de ce qui a été dit (...) à un média ne peut se confondre avec la démonstration devant un tribunal qu’un fait s’est produit ».

III. Principes généraux relatifs à l’article 6 § 3 d) de la Convention

La majorité rappelle à juste titre que les modalités d’application de l’article 6 de la Convention aux procédures d’appel dépendent des caractéristiques de la procédure dont il s’agit : il convient de tenir compte de l’ensemble de la procédure interne et du rôle dévolu à la juridiction d’appel dans l’ordre juridique national.

La majorité renvoie à une jurisprudence selon laquelle une fois que le requérant a été acquitté par le tribunal de première instance, on doit, au titre du respect du droit à un procès équitable, réinterroger les témoins (voir, par exemple, Constantinescu c. Roumanie, Dondarini c. San-Marin, Igual Coll c. Espagne, et Zahirović c. Croatie) ou les réentendre (Gaitanaru c. Roumanie, Hogea c. Roumanie, Dan c. Moldova, et Destrehem c. France). Or, dans la présente affaire, dans laquelle le premier requérant a été condamné en première instance, cette ligne de jurisprudence de la Cour ne trouve pas à s’appliquer.

À notre avis, eu égard au caractère dévolutif de l’appel dans la juridiction portugaise, il fallait aussi faire référence aux principes généraux relatifs à l’interrogation des témoins et plus particulièrement à ceux concernant l’interrogation des témoins dans les affaires d’infractions sexuelles.

Eu égard aux principes généraux relatifs à l’interrogation des témoins, il fallait rappeler que l’article 6 de la Convention garantit le droit à un procès équitable mais qu’il ne prévoit aucune règle sur l’admissibilité de la preuve en tant que telle, qui relève de la loi nationale. Ainsi, la Cour ne peut exclure, en principe et dans l’abstrait, que des preuves de ce type obtenues illégalement puissent être recevables (Schenk c. Suisse).

Concernant la déclaration qui avait été retirée au cours de la procédure, la Cour a précisé que son rôle n’était pas de déterminer si la preuve était valable ou non. En outre, elle ne pouvait pas déclarer d’une manière générale que les déclarations faites par une personne devant un tribunal avaient plus de poids que d’autres faites par la même personne dans le cadre de la procédure pénale, même en présence d’une contradiction entre les unes et les autres (Doorson c. Pays-Bas, § 78).

Les victimes d’infractions à caractère sexuel, surtout lorsqu’elles sont mineures, voient souvent leur procès comme un calvaire. Pour déterminer si, oui ou non, l’accusé dans une procédure de cette nature a bénéficié d’un procès équitable, le droit au respect de la vie privée de la victime alléguée doit être pris en compte. Ainsi, dans les affaires pénales d’abus sexuels, certaines mesures peuvent être prises aux fins de la protection de la victime, pourvu qu’elles soient conciliables avec l’exercice adéquat et effectif des droits de la défense. Pour préserver ces derniers, les autorités judiciaires sont parfois tenues de prendre des mesures contrebalançant les obstacles qui se lèvent devant la défense (Aigner c. Autriche, § 37, D. c. Finlande, § 43, F. et M. c. Finlande, § 58, S.N. c. Suède, § 47, et Vronchenko c. Estonie, § 56).

IV. Applications de ces principes

La Cour devrait accepter l’argument de la cour d’appel de Lisbonne relative à l’admissibilité des preuves au niveau de la juridiction d’appel. En fait, la cour d’appel de Lisbonne avait invoqué l’article 165 du CPP mais aussi le fait que la « preuve devant un tribunal présuppose fréquemment l’appréciation conjuguée de divers moyens de preuves produits dans le respect des règles de la procédure ».

Nous n’avons aucune raison de ne pas souscrire à l’approche de la cour d’appel de Lisbonne. Tout d’abord, il n’est pas rare que des victimes d’infractions très médiatisées ayant attiré l’attention du public soient interviewées, parfois bien des années après l’infraction en question, et même qu’elles écrivent des livres sur leur traumatisme – parfois avec l’aide de leurs avocats. Nous pensons notamment à Samantha Geimer, qui a raconté dans un livre son viol par le célèbre réalisateur Roman Polanski (La Fille : Une Vie dans l’ombre de Roman Polanski) ou à Natascha Kampusch et son livre 3 096 jours sur son enlèvement et sa captivité. Il va de soi que le format même du récit d’une histoire personnelle traumatisante présuppose un certain degré d’exagération et qu’il permet à son auteur d’éclairer de manière émotionnelle certains détails et d’en omettre d’autres. Un livre, par définition, laisse libre cours à l’imagination de son auteur.

Une audience est un acte de procédure – avec ses règles et ses modalités propres. L’interrogation des témoins se déroule également selon des stratégies et méthodes spécifiques, adaptées au contexte dans lequel elle a lieu, et son but est d’établir les circonstances de l’affaire dans les limites de celle-ci, de déterminer et de vérifier les informations obtenues à l’aide des preuves obtenues auprès d’autres sources. Il est donc fort improbable qu’un livre écrit par une personne ou une interview accordée volontairement par elle reprenne tous les détails révélés par cette même personne lors de son interrogation au cours de la procédure judiciaire.

Dans ce sens, on ne peut pas être d’accord avec les conclusions énoncées par la majorité au paragraphe 229 de l’arrêt. À notre avis, la cour d’appel de Lisbonne a rejeté les nouvelles preuves extrajudiciaires relativement aux événements survenus à Elvas et aux faits commis dans la maison de l’avenue das Forças Armadas.

À juste titre et conformément à notre jurisprudence relative à la rétractation de témoins (Doorson c. Pays-Bas), la cour d’appel de Lisbonne a considéré que le premier requérant n’avait pas eu la possibilité de se défendre dans le cas des faits commis à Elvas et elle a donc ordonné la séparation de la cause en deux affaires, l’une portant sur les faits commis à Lisbonne, l’autre sur les faits commis à Elvas, et renvoyé cette dernière devant le tribunal (§ 110 de l’arrêt). Concernant la question des faits commis à Lisbonne, la cour d’appel a estimé, à juste titre, que, tout au long des 583 pages de son argumentation, remplie des considérations les plus variées, le requérant attaquait de façon générale les éléments de fait sans préciser de quel point particulier il n’était pas satisfait (§ 111 de l’arrêt).

De plus, la majorité ne semble pas tenir compte du fait que les victimes de l’agression sexuelle perçoivent le procès comme un calvaire et que les instances nationales ont procédé à des auditions répétées des victimes (les assistentes). À notre avis, les instances nationales ont agi conformément aux principes relatifs à l’administration des preuves dans les procès portant sur des infractions à caractère sexuel.

V. Conclusions

Pour les raisons exposées ci-dessus, nous avons voté contre le point 5 du dispositif de l’arrêt.

Contrairement à ce que dit l’arrêt, les arguments extrajudiciaires ne devraient pas lier les tribunaux et ne devraient pas perturber le déroulement normal de la procédure judiciaire.

À notre avis, la majorité n’a pas tenu compte de la jurisprudence de la Cour dans le domaine de l’administration des preuves dictée par la subsidiarité et la marge d’appréciation.

Un examen de la jurisprudence de la Cour démontre l’existence de normes juridiques : l’article 6 de la Convention garantit le droit à un procès équitable mais ne prévoit aucune règle sur l’admissibilité de la preuve en tant que telle. Cette matière relève de la loi nationale et, spécialement dans les affaires relatives à des infractions sexuelles, qui sont particulièrement sensibles, la Cour n’est pas en mesure d’apprécier si une preuve est valable ou non. La majorité prend connaissance de ces normes juridiques de manière abstraite et cite d’autres principes qui ne sont pas pertinents dans notre cas.

La question est d’autant plus problématique qu’il s’agit de l’une des affaires les plus complexes et sensibles de l’histoire judiciaire récente du Portugal.

ANNEXE

Liste des requêtes

1. 56396/12 – Pereira Cruz c. Portugal

2. 52757/13 – Marques Leitão Ritto c. Portugal

3. 57186/13 – Ferreira Diniz c. Portugal

4. 68115/13 – Abrantes c. Portugal

* * *

[1]. Située à Lisbonne, la Casa Pia (« la maison pieuse ») est une institution publique chargée de la gestion d’écoles, de centres de formation et d’internats accueillant des enfants et des adolescents issus de milieux défavorisés. Au moment des faits, elle comptait environ 4 500 élèves, dont 500 en régime d’internat.

[2]. Au cours de l’enquête, entre autres, les personnes lésées ont la possibilité de demander à intervenir en qualité d’assistentes dans le cadre d’une procédure pénale (article 68 § 1 du code de procédure pénale (CPP)) afin de pouvoir collaborer avec le ministère public de façon plus active. Sous le contrôle de ce dernier, les assistentes peuvent notamment produire ou solliciter des preuves pendant l’enquête ou l’instruction, présenter leurs propres réquisitions (acusação) et faire appel des décisions qui les concernent même si le ministère public ne l’a pas fait (article 69 § 2 du CPP). Les assistentes sont toujours représentés par un avocat (article 70 du CPP).

[3]. En droit portugais, il appartient au ministère public de diriger l’enquête, le juge d’instruction n’intervenant que pour autoriser certains actes de procédure ou pour contrôler la régularité de ceux-ci conformément aux articles 268 et 269 du CPP ; le juge d’instruction intervient donc comme garant des libertés dans le cadre d’une enquête pénale, à l’instar du juge des libertés et de la détention en France (voir, à cet égard, Sérvulo & Associados – Sociedade de Advogados, RL et autres c. Portugal, no 27013/10, § 109, 3 septembre 2015).

[4]. Au cours de l’enquête, entre autres, les personnes lésées ont la possibilité de demander à intervenir en qualité d’assistentes dans le cadre d’une procédure pénale (article 68 § 1 du code de procédure pénale (CPP)) afin de pouvoir collaborer avec le ministère public de façon plus active. Sous le contrôle de ce dernier, les assistentes peuvent notamment produire ou solliciter des preuves pendant l’enquête ou l’instruction, présenter leurs propres réquisitions (acusação) et faire appel des décisions qui les concernent même si le ministère public ne l’a pas fait (article 69 § 2 du CPP). Les assistentes sont toujours représentés par un avocat (article 70 du CPP).


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