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21/06/2018 | CEDH | N°001-183818

CEDH | CEDH, AFFAIRE SEMACHE c. FRANCE, 2018, 001-183818


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE SEMACHE c. FRANCE

(Requête no 36083/16)

ARRÊT

STRASBOURG

21 juin 2018

DÉFINITIF

21/09/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Semache c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Angelika Nußberger, présidente,
Erik Møse,
Yonko Grozev,
Síofra O’Leary,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,


Lәtif Hüseynov, juges,
Jean-Marie Delarue, juge ad hoc,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil ...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE SEMACHE c. FRANCE

(Requête no 36083/16)

ARRÊT

STRASBOURG

21 juin 2018

DÉFINITIF

21/09/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Semache c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Angelika Nußberger, présidente,
Erik Møse,
Yonko Grozev,
Síofra O’Leary,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Lәtif Hüseynov, juges,
Jean-Marie Delarue, juge ad hoc,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 29 mai 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 36083/16) dirigée contre la République française et dont une ressortissante algérienne, Mme Annissa Semache (« la requérante »), a saisi la Cour le 21 juin 2016 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante est représentée par Me Stéphane Maugendre, avocat à Rosny-Sous-Bois. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. François Alabrune, Directeur des Affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères.

3. Invoquant l’article 2 de la Convention, la requérante dénonce le décès de son père à la suite de son arrestation par la police puis de sa privation de liberté dans le commissariat d’Argenteuil. Elle estime que les mesures nécessaires à la protection de son droit à la vie n’ont pas été prises. Elle soutient en outre que l’enquête qui a été conduite sur ces faits n’était pas effective. Elle soutient aussi que son père a subi un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 3 de la Convention lorsqu’il se trouvait entre les mains de la police.

4. Le 11 octobre 2016, la requête a été communiquée au Gouvernement. M. A. Potocki, juge élu au titre de la France, s’étant déporté pour l’examen de cette affaire (article 28 du règlement de la Cour), la présidente de la chambre a décidé de désigner M. Jean-Marie Delarue pour siéger en qualité de juge ad hoc (article 29 § 1 b) du règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. La requérante est née en 1987 et réside à Argenteuil.

A. L’arrestation du père de la requérante et son transport au commissariat d’Argenteuil

6. Le mardi 9 juin 2009, le père de la requérante, M. Ali Ziri, âgé de 69 ans, et un certain A.K., âgé de 60 ans, prirent la route dans le véhicule de ce dernier alors qu’ils avaient consommé de l’alcool. A.K. était au volent. Vers 20 heures 35, ayant constaté que le véhicule faisait des embardées, une patrouille du commissariat de sécurité publique d’Argenteuil, composée des agents V.P., B.G. et J.C., leur fit signe de s’arrêter au bord de la route.

7. Il ressort des écrits des parties ainsi que des pièces du dossier que M. Ziri fut invité à sortir du véhicule mais refusa d’obtempérer et proféra des insultes à l’adresse de l’un d’eux, qui décida en conséquence de l’interpeller pour outrage. Ce dernier saisit M. Ziri par le bras, lequel tomba au sol sur les fesses. Les agents B.G. et J.C. le relevèrent en le prenant chacun par un bras et le menottèrent de force. M. Ziri fut ensuite placé à l’arrière de la voiture de police en compagnie d’A.K. et de l’agent B.G., l’agent V.P. étant au volant, et l’agente J.C., sur le siège passager. Avant même que la voiture ne démarre, A.K. proféra des insultes et cracha sur l’agent V.P. Après lui avoir vainement demandé par trois fois de se calmer, l’agent B.G. le fit plier de façon à le forcer à placer sa tête au niveau de ses genoux. Voyant cela, M. Ziri tenta d’asséner un coup à l’agent B.G. L’agente J.C. se retourna alors sur son siège, se plaçant dos à la route, de façon à pouvoir le faire plier de force par pression de ses deux mains sur son dos selon la technique dite « du pliage ». M. Ziri resta dans cette position pendant le reste du trajet vers le commissariat d’Argenteuil, soit, d’après le délai écoulé entre le premier appel radio passé par l’agent V.P. et l’arrivée, entre trois minutes et vingt-cinq secondes et cinq minutes.

8. À l’arrivée au commissariat, à 20 heures 46, l’agent B.G. tenta de faire sortir M. Ziri du véhicule avec l’assistance de plusieurs collègues, en agrippant de ses deux mains le revers de sa chemise et en prenant appui avec son pied sur le rebord du véhicule. M. Ziri fut alors expulsé du véhicule et heurta le sol. Il fut ensuite saisi par les quatre membres par des policiers et transporté, sans réaction apparente et la tête pendante, à l’intérieur du commissariat.

9. Dans le commissariat, M. Ziri et A.K. furent conduits dans la salle de mise à disposition et placés en position allongée, sur le ventre ou en position latérale de sécurité (ce point n’est pas clair au vu des pièces du dossier), mains menottées dans le dos ; ils vomirent à plusieurs reprises. Renvoyant au constat de la commission nationale de déontologie de la sécurité du 17 mai 2010 (paragraphe 30 ci-dessous), la requérante ajoute que de très nombreux agents de police furent témoins de la scène.

10. À 21 heures 15, soit une demi-heure après l’arrivée au commissariat, le chef de poste demanda à un équipage composé de quatre agents d’emmener les deux hommes à l’hôpital. Toujours menottés, ils auraient alors été conduits en marchant au fourgon, dans lequel ils seraient restés assis durant 45 minutes en attendant le départ pour l’hôpital.

B. L’admission du père de la requérante à l’hôpital d’Argenteuil et son décès

11. M. Ziri et A.K. arrivèrent à l’hôpital d’Argenteuil – lequel se situe à environ 2 kilomètres du commissariat – entre 22 heures 05 et 22 heures 09. L’un des agents demanda un brancard pour l’y installer allongé sur le dos et démenotté. Durant l’attente des soignants, les policiers constatèrent que M. Ziri vomissait et s’étouffait avec son vomi. Il se mit ou fut placé en position latérale de sécurité jusqu’à ce que le personnel soignant arrive.

12. Un médecin examina M. Ziri à 22 heures 45. Il constata qu’il était en arrêt cardiaque. M. Ziri fut alors conduit dans le service de réanimation, où il ne reprit pas conscience.

13. Il ressort de l’arrêt de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Rennes du 12 décembre 2014 (paragraphes 39-41 ci-dessous) qu’un certificat établi par l’hôpital d’Argenteuil le 10 juin 2009 vers 12 heures 30 indique que M. Ziri présentait à son admission en réanimation « un coma réactif avec mydriase bilatérale aréactive, abolition des réflexes cornéens, pas de toux, persistance d’une ventilation spontanée, des ecchymoses périorbitaires droites avec dermabrasion de la pommette droite, ecchymose le long de la face postérieure du bras droit, dermabrasion de la pommette droite, ecchymose le long de la face postérieure du bras droit, dermabrasion pré-rotulienne droite, ecchymose basi-thoracique gauche, ecchymose de 1 cm de l’avant-bras gauche, et une alcoolémie de 2,4 gramme par litre de sang à 23 heures 30 ».

14. Il ressort du même arrêt que, le même jour, à savoir le 10 juin 2009, à 14 heures, M. Ziri fut également examiné par le Dr R., médecin expert. Ce dernier observa que le pronostic neurologique était péjoratif du fait de l’absence de signe de réveil et de la durée du coma, nota les mêmes ecchymoses et dermabrasions que celles signalées sur le certificat médical, et rapporta l’hypothèse des réanimateurs selon laquelle M. Ziri était victime « d’une hypoxie liée à une fausse route dans le contexte de vomissement avec arrêt cardio-respiratoire puis coma ».

15. M. Ziri décéda le 11 juin 2009 à 7 heures 30 d’un nouvel arrêt cardiaque. Une procédure pour recherche des causes de la mort fut ouverte à 10 heures le même jour, et le témoignage du médecin qui avait examiné le père de la requérante à son arrivée aux urgences fut immédiatement recueilli.

16. Réalisée par le Dr R. le 11 juin 2009 à la demande du procureur de la République de Pontoise, une première autopsie conclut que les lésions traumatiques cutanées superficielles étaient sans rapport avec le mécanisme ayant conduit à la mort. Le rapport d’autopsie signale la présence d’une cardiomyopathie hypertrophique arythmogène du ventricule droit associée à une maladie veino-occlusive avec lésions d’hypertension artérielle pulmonaire. Il indique ensuite que la mort de M. Ziri est potentiellement due à une décompensation des pathologies pulmonaires et cardiaques préexistantes dans un contexte d’alcoolisme aigu, précisant que chacune des lésions pulmonaires et cardiaques pouvait constituer à elle seule une cause de mort subite d’autant plus qu’elle était associée à un état alcoolique. Il pose par ailleurs la question de la responsabilité médicale, notant un long délai de prise en charge entre le moment où M. Ziri avait été signalé être en malaise et le moment où il avait été examiné, quarante-cinq minutes plus tard.

C. L’enquête préliminaire, le classement sans suite, la plainte avec constitution de partie civile et l’instruction

17. Le 22 juin 2009, une enquête préliminaire fut ouverte contre X du chef d’homicide involontaire.

18. À la requête du procureur, le Dr D., cardiologue expert, procéda à un examen sur pièces. Dans son rapport du 2 juillet 2009, il indique que « l’hypothèse la plus vraisemblable était celle d’un trouble du rythme ventriculaire survenu sur une cardiomyopathie méconnue, décompensée à la faveur d’un hypoxie modérée, de troubles électrolytiques dus à l’alcool et aux vomissements ». Il ajoute que, si M. Ziri avait été pris en charge par l’infirmière dès son arrivée à l’hôpital d’Argenteuil, l’aspect clinique, les constantes et la mise en œuvre des examens complémentaires habituels auraient permis une surveillance médicale immédiate permettant de prévenir ou d’intervenir sur cet arrêt cardio-respiratoire. Il conclut que le délai de quarante à quarante-cinq minutes qui s’était écoulé entre son admission à l’hôpital et sa prise en charge avait contribué à son décès.

19. Le 6 juillet 2009, une confrontation fut organisée entre l’infirmière et le médecin qui avaient pris en charge le père de la requérante au service des urgences.

20. Le 7 juillet 2009, le procureur de la République classa l’affaire sans suite pour défaut d’infraction, en l’absence d’éléments suffisants permettant d’engager la responsabilité personnelle des policiers ou du personnel hospitalier.

21. Une plainte avec constitution de partie civile avait cependant été déposée le 22 juin 2009 par des proches de M. Ziri, dont la requérante. Elle indiquait qu’A.K. avait déclaré que des violences avaient été exercées tant sur lui que sur M. Ziri, et que ces violences avaient pu entraîner la mort de ce dernier.

22. Une information judiciaire fut alors ouverte contre X, du chef d’homicide involontaire, par un réquisitoire introductif du 8 juillet 2009.

23. Le 16 juillet 2009, à la demande du conseil de la famille de M. Ziri, le juge d’instruction ordonna une nouvelle autopsie. Elle fut réalisée le 17 juillet par les Drs L. et T., médecins légistes. Daté du 20 juillet 2009, leur rapport fait état de « multiples hématomes de l’hémicorps droit, antérolatéraux et postérieurs, multiples hématomes des membres supérieur et inférieur droit, certains de ces hématomes [pouvant] correspondre à des lésions de maintien ». Il constate en outre l’absence de fracture du crâne ou de l’ensemble du squelette, des « érosions et hématome superficiel de la face évoquant un appui de la face », des « poumons d’asphyxie de type mécanique » et un « appui dorso-lombaire et thoracique latéral droit, de l’épaule et du bras droit ». Il conclut ainsi :

« Mort par anoxie probable, dans un contexte multifactoriel. Analyses toxicologiques, anatomo-pathologiques indispensables, associées à l’étude du dossier médical et de la procédure pour permettre toute synthèse utile. »

24. Le 17 juillet 2009, le juge d’instruction demanda aux mêmes médecins de compléter l’autopsie. Dans leur rapport du 31 août 2009, ils indiquent que, de la relecture des lames d’anatomo-pathologie effectuées sur les prélèvements de l’autopsie, de l’étude du rapport d’hospitalisation et de leurs observations, ils retiennent : la présence de multiples hématomes dorso-lombaires, thoracique latéral droit et des membres inférieurs dont certains peuvent être en rapport avec un maintien ; l’absence de signe d’alcoolisme au niveau du foie, l’absence de signe de régurgitation intra-bronchique, l’absence de syndrome de Mendelson aux examens anatomo-pathologiques ; que les lésions cardiaques étaient constituées d’un foyer de fibrose ancien sous-endocardique avec quelques petits foyers isolés, sans ischèmie récente du myocarde et sans atteinte coronarienne notable. Ils concluent ainsi :

« Ziri Ali, âgé de 69 ans, est décédé d’un arrêt cardio-circulatoire hypoxique par suffocation multifactorielle (appui postérieur dorsal, de la face et notion de vomissements). »

25. Le même jour, observant que l’autopsie laissait présumer que l’origine de la mort de M. Ziri était antérieure à son arrivée à l’hôpital et pouvait notamment être liée à son interpellation, le juge d’instruction ordonna que le dossier soit transmis au procureur de la République.

26. Un réquisitoire supplétif fut pris le 23 septembre 2009 du chef de violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner par personne dépositaire de l’autorité publique.

27. Une dernière expertise fut confiée au Dr. P., anesthésiste réanimateur et médecin urgentiste. Il lui était demandé, au vu de l’ensemble des pièces de la procédure d’instruction et du dossier médical de M. Ziri, de déterminer les causes de la mort, de vérifier si des gestes réalisés par les policiers au cours de l’interpellation, du transport et de la garde à vue avaient pu entraîner la mort, et d’indiquer si la prise en charge hospitalière et les gestes médicaux étaient conformes aux règles de l’art ou avaient pu contribuer au décès. Dans son rapport du 15 avril 2011, le Dr P. observe que les expertises successives avaient écarté, d’une part, une cause médicale de la mort – soit par une décompression des pathologies pulmonaire et cardiaque préexistantes dans un contexte d’alcoolisme aigu, soit par une inhalation du contenu gastrique dans les bronches ayant pu créer un état asphyxique aigu – et, d’autre part, une cause traumatologique malgré les ecchymoses multiples, en l’absence de traumatisme majeur, notamment crânien. Il retient l’hypothèse d’un retentissement cardiaque d’un épisode hypoxique aigu. Il se fonde à cet égard sur les déclarations des policiers, qui disaient avoir été obligés d’immobiliser M. Ziri par des manœuvres de contentions, de telles manœuvres pouvant entraîner un blocage respiratoire et donc une difficulté, voire une impossibilité d’oxygénation pendant un temps plus ou moins long, susceptible d’entraîner, chez une personne âgée, un retentissement hypoxique plus important que chez un sujet jeune, ainsi que des troubles du rythme cardiaque. Selon lui, les données autopsiques et les analyses anatomopathologiques rendaient cette hypothèse vraisemblable. Il estime par ailleurs que la prise en charge de M. Ziri à l’hôpital avait été « conforme à la pratique habituelle ». En conclusion, il retient ce qui suit :

« (...)

. L’inefficacité cardiaque constatée aux Urgences (...) est secondaire à un trouble majeur du rythme cardiaque, lui-même secondaire à un épisode hypoxique en rapport avec les manœuvres d’immobilisation et les vomissements itératifs.

. Quel que soit le degré d’agressivité de M. Ziri, il s’agissait d’un homme de 69 ans pour lequel le manque de discernement avait conduit à des comportements qui n’étaient pas sans conséquences sur l’état de santé de M. Ziri.

. Compte-tenu de l’état de M. Ziri à son arrivée à l’hôpital, de son motif de passage, de l’influence [sic] à ce moment-là, de la cause retenue pour l’arrêt cardiaque, la prise en charge a été conforme à la pratique habituelle. Dans ces conditions, il est scientifiquement impossible d’affirmer que la prise en charge immédiate de M. Ziri, dès son arrivée aux Urgences, aurait modifié le pronostic. »

28. Il ressort de l’arrêt de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Rennes du 12 décembre 2014 (paragraphes 39-41 ci-dessous) et des pièces du dossier qu’A.K. avait été entendu le lendemain et le surlendemain des faits par les enquêteurs, ainsi que le 20 octobre 2009, par l’inspection de la police nationale (« IGPN »). Il en ressort également que les agents B.G., V.P. et J.C. avaient été entendus à plusieurs reprises, notamment par l’IGPN, ainsi que d’autres policiers, quatre personnes qui avaient assisté à l’arrestation de M. Ziri et d’A.K et cinq personnes qui se trouvaient au commissariat d’Argenteuil au même moment que ces derniers. Par ailleurs, les messages radios échangés par l’équipage B.G., V.P. et J.C. et le commissariat d’Argenteuil au moment où ils y conduisaient M. Ziri et A.K avaient été versés au dossier, tout comme les images de leur arrivée enregistrées par le système de vidéosurveillance du commissariat.

D. L’avis de la commission nationale de déontologie de la sécurité du 17 mai 2010

29. Le 17 mai 2010, la commission nationale de déontologie de la sécurité avait rendu un avis sur les faits.

30. Dans cet avis, elle indique tout d’abord ne pas être en mesure de poursuivre ses investigations concernant les allégations de coups portés à M. Ziri et à A.K., faute d’avoir eu accès au rapport de la deuxième autopsie et aux pièces de l’enquête conduite par le juge d’instruction. Pour le reste, l’avis est ainsi rédigé :

« S’agissant de l’extraction du véhicule de police :

Le visionnage du film enregistré par la caméra de surveillance située dans la cour du commissariat a permis d’établir que le véhicule transportant MM. [Ziri]. et A.K. s’est arrêté dans la cour du commissariat à 20 heures 46 et 37 secondes, que le gardien de la paix J.C. a d’abord violemment tiré sur M. [Ziri], au niveau de son cou, tandis que manifestement, celui-ci ne bougeait pas ; elle a ensuite été rejointe par cinq collègues et tous ensemble ont amené l’intéressé au sol à 20 heure 46 et 52 secondes : l’opération a donc duré 15 secondes.

Au regard des faits reprochés à M. [Ziri] (un outrage), de son état d’ivresse manifeste (2,40 grammes d’alcool par litre de sang), de son âge (69 ans), du fait qu’il était menotté dans le dos et assis à l’arrière d’un véhicule de police stationné dans la cour d’un commissariat, la Commission considère qu’il ne représentait aucun danger, ni pour lui-même ni pour la dizaine de fonctionnaires présents autour du véhicule.

La précipitation et la violence avec lesquelles M. [Ziri] a été extrait du véhicule étaient disproportionnées et constituent un traitement inhumain et dégradant.

Concernant le maintien au sol en position allongée :

Les déclarations des fonctionnaires, retranscrites dans l’enquête préliminaire ou effectuées lors des auditions par la commission ne concordent pas sur le niveau de conscience de M. [Ziri]. Ainsi, tous les fonctionnaires entendus par la commission ont indiqué qu’il était verbalement virulent et insultant, or l’officier de police judiciaire qui a rencontré M. [Ziri] pour lui notifier ses droits a indiqué sur un procès-verbal rédigé le 9 juin à 20 heures 50 : « Aux questions que nous lui posons, il ne répond que par des borborygmes. (...) demandons aux effectifs intervenants de le transporter immédiatement au centre hospitalier d’Argenteuil, pour examen médical et délivrance ou non d’un certificat de non admission. » Le même officier, entendu le lendemain, 10 juin à 14 heures a indiqué : « Les individus parlaient et nous ont même insulté pour le nommé A.K. »

Il est possible que la lecture collective des procès-verbaux d’audition devant la Commission, à laquelle se sont livrés les fonctionnaires interpellateurs, en présence du commissaire principal, chef de district (selon lequel, « ces documents étant personnels, ils en font ce qu’ils veulent »), dans les couloirs de la commission, ne soit pas étrangère à la concordance des récits réalisés devant elle.

Il ressort de l’ensemble des témoignages recueillis au cours de l’enquête préliminaire et par la commission, que M. [Ziri] a vomi dès son arrivée au commissariat. Le gardien de la paix D., entendu le 10 juin à 16 heures 25, a indiqué : « Nous l’avons placé au sol, en position latérale de sécurité. En effet, il ne tenait pas debout, ni même assis. En plus il vomissait. Je suis d’ailleurs sorti tout de suite après car j’avais du vomi sur mes chaussures (...) ».

La commission a tenté d’établir la durée pendant laquelle MM. [Ziri] et A.K. sont restés au sol, visage contre terre, dans leur vomi, menotté dans le dos : cette durée est comprise entre trente minutes et une heure et quinze minutes. En effet, les fonctionnaires entendus ont indiqué que l’ordre d’emmener les intéressés à l’hôpital avait été donné à 21 heures 15. Immédiatement, l’équipage les a installés à bord de son véhicule où ils auraient attendu jusqu’à 22 heures, pour arriver à l’hôpital entre 22 heures 05 et 22 heures 09. Afin de vérifier les horaires, la Commission a demandé communication de l’enregistrement vidéo de leur départ, en vain, celui-ci n’ayant pas été conservé. Selon le procès-verbal du 10 juin 2009 à 1 heure 50, du brigadier de police B.L., son équipage a pris MM. [Ziri] et A.K. en charge à 22h00, pour une arrivée à l’hôpital à 22 heures 05.

La Commission considère qu’il est très peu vraisemblable que les fonctionnaires aient jugé nécessaire d’extraire M. [Ziri] du véhicule qui l’a conduit au commissariat en 15 secondes pour ensuite l’emmener dans un autre véhicule et l’y faire patienter 45 minutes.

La Commission émet de sérieux doutes face aux déclarations des fonctionnaires qui ont emmené M. [Ziri] dans le fourgon qui devait les transporter à l’hôpital, selon lesquelles M. [Ziri] a été assis sur la banquette, sur laquelle il est resté sans difficulté pendant tout le trajet, alors que tous les fonctionnaires présents au commissariat affirment qu’il n’était pas en mesure de tenir assis ou debout, ce qui justifierait qu’il soit resté allongé sur le sol en permanence.

Dans ces conditions, la Commission considère que le fait d’avoir laissé MM. [Ziri] et A.K., respectivement âgés de 69 et 60 ans, allongés sur le sol du commissariat, mains menottées dans le dos, dans leur vomi, à la vue de tous les fonctionnaires de police présents qui ont constaté leur situation de détresse, pendant environ une heure, est constitutif d’un traitement inhumain et dégradant.

Concernant la prise en charge à l’hôpital :

Le choix de placer M. [Ziri] sur le dos sur un brancard, à l’hôpital, alors qu’il vomissait, plutôt qu’en position latérale de sécurité témoigne d’une méconnaissance des règles de premier secours, ce qu’a confirmé M. A.U., qui n’avait pas suivi une telle formation depuis douze ans. Or, cette position inadaptée et dangereuse a favorisé la survenue de fausses routes et l’inhalation de liquide gastrique ayant probablement contribué au décès de M. A.Z., voire l’ayant directement causé. (...) »

31. En conclusion, la commission demande notamment « l’engagement de poursuites disciplinaires à l’encontre des fonctionnaires de police qui ont usé de la force de façon disproportionnée et précipitée pour extraire M. [Ziri] du véhicule de police à son arrivée au commissariat, et contre ceux qui ont laissé deux hommes, âgés respectivement de 60 et 69 ans, menottés dans le dos, allongés au sol, le visage dans leurs vomissures, pendant environ une heure, sans réagir ».

E. Le non-lieu

1. L’ordonnance du 15 octobre 2012 et l’arrêt de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Versailles du 18 février 2014

32. Un avis de fin d’instruction fut délivré aux parties le 22 juin 2011.

33. Le 29 juin 2011, les parties civiles demandèrent au juge d’instruction d’entendre personnellement l’ensemble des témoins du dossier ainsi que, sous le régime de la mise en examen, les agents J.C., B.G. et V.P (ou, du moins, quant aux deux premiers, sous le régime de témoin assisté), et, en présence de l’ensemble des témoins, des éventuels témoins assistés et mis en examen, du procureur de la République, des conseils des parties civiles et des Dr. L. et T., d’ordonner le visionnage de la vidéo à l’arrivée au commissariat et de procéder à une reconstitution des faits.

34. Ces demandes furent rejetées par une ordonnance du 22 juillet 2011, au motifs que les auditions avaient été faites de manière précise et détaillée et que les parties civiles n’indiquaient pas les points qui n’auraient pas été abordés, que le statut de mis en examen ou de témoin assisté relevait du choix du juge d’instruction et ne participait pas à la manifestation de la vérité, que le visionnage de la vidéo en présence de témoins était de nature à altérer la sincérité de leur témoignage, et qu’en l’absence de mis en examen ou de témoin assisté, une reconstitution des faits ne pouvait avoir lieu en la seule présence de témoins ou des experts.

35. Un nouvel avis de fin d’instruction fut délivré le 2 septembre 2011 et, le 15 octobre 2012, le juge d’instruction prit une ordonnance de non-lieu, au motif que « l’information n’a[vait] établi aucun acte de violence volontaire qui aurait été la cause directe ou indirecte du décès de M. Ali Ziri, ni aucune faute directe ou indirecte imputable à quiconque qui aurait volontairement causé la mort ».

36. Saisie en appel par les parties civiles, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Versailles confirma l’ordonnance par un arrêt du 28 février 2013.

2. L’arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 18 février 2014

37. Invoquant notamment les articles 2 et 3 de la Convention, la requérante se pourvut en cassation contre l’arrêt du 28 février 2013.

38. Le 18 février 2014, la chambre criminelle de la Cour de cassation annula l’arrêt au motif que la chambre de l’instruction avait omis de « rechercher si les contraintes exercées [sur M. Ziri] n’avaient pas été excessives au regard du comportement de l’intéressé et si l’assistance fournie avait été appropriée ». Elle renvoya la cause et les parties devant la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Rennes.

3. L’arrêt de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Rennes du 12 décembre 2014

39. Par un arrêt du 12 décembre 2014, la chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Rennes dit qu’il n’y avait pas lieu à supplément ou poursuite de l’information, et confirma l’ordonnance de non-lieu du 15 octobre 2012.

40. Elle releva que les expertises médicales effectuées présentaient des hypothèses et parvenaient à des conclusions divergentes, de sorte qu’il n’était pas possible de retenir une cause certaine de la mort de M. Ziri. Elle jugea cependant que, le décès étant intervenu à la suite de son interpellation par les services de police, il lui fallait examiner « si leur intervention avait pu jouer, par des gestes de violences volontaires ou à tout le moins par des comportements fautifs, un rôle causal dans le décès ». Elle observa qu’ « alors que, selon les experts, les traces corporelles et hématomes relevés pouvant correspondre pour certaines à des lésions de maintien n’[avaient] pu conduire à la mort d’Ali Ziri, aucun élément ne permet[tait] d’établir ni même de supposer que des coups auraient été volontairement portés à un quelconque moment par les forces de l’ordre sur la personne d’Ali Ziri ». Elle observa que les déclarations d’A.K. selon lesquelles M. Ziri avait subi de telles violences étaient non seulement contradictoires mais aussi contredites par celles des personnes qui avaient assisté à l’interpellation et par celles de l’homme qui avait côtoyé ce dernier lorsqu’il se trouvait dans le commissariat d’Argenteuil. Elle releva également que rien ne démontrait qu’une quelconque violence aurait été exercée par les policiers dans le fourgon, sur le trajet entre le commissariat et l’hôpital. Elle en déduisit que les seuls moments où M. Ziri avait pu subir des gestes de violences étaient durant le trajet dans la voiture de police entre le lieu de l’interpellation et le commissariat, et lors de son arrivée au commissariat.

41. Elle constata à cet égard que, dans son rapport d’expertise du 15 avril 2011, le Dr P. indiquait que les manœuvres de contention effectuées sur M. Ziri – l’utilisation de la technique dite du pliage – avaient pu « entraîner un blocage respiratoire et une difficulté, voire une impossibilité d’oxygénation pendant un temps plus ou moins long, qui auraient été sans conséquence notable sur un sujet jeune, mais qui pouvaient avoir [d]es conséquences cardiaques (...) chez un sujet âgé au thorax moins compliant ». Considérant qu’il lui fallait en conséquence « rechercher si les gestes effectués à l’égard de [M. Ziri] dans le véhicule de police sont constitutifs d’une faute qui a provoqué [son] décès », elle jugea ce qui suit :

« Il ressort des dépositions [de B.G., V.P. et J.C.], de l’enregistrement audio des messages échangés durant le trajet et des témoignages des policiers intervenus à l’arrivée au commissariat, particulièrement le lieutenant [S.M.], que le trajet, qui a duré cinq minutes, a été particulièrement mouvementé et que tant [A.K.] que Ziri se comportaient dangereusement.

C’est à la suite des crachats émis par [A.K.] en direction du conducteur que [B.G.], craignant pour la sécurité de tous, l’a obligé à baisser la tête et le torse. Il a ainsi laissé entre lui et Ali Ziri un espace libre dont a profité Ali Ziri pour tenter de lui donner un coup de tête, provoquant, pour les mêmes raisons de sécurité, l’intervention de [J.C.] qui, se retournant sur son siège, l’a pris sous les aisselles et lui a maintenu la tête plaquée sur ses genoux.

Contrairement à ce qu’a pu supposer la commission nationale de déontologie de la sécurité dans son rapport, les gestes d’agitation d’Ali Ziri ainsi décrits, s’ils étaient probablement vains dans une tentative de porter un coup de tête en raison de sa corpulence et de ce qu’il était menotté, sont vraisemblables, compte-tenu de l’état d’ivresse et d’énervement dans lequel il se trouvait.

L’état d’agitation extrême à l’intérieur du véhicule est confirmé par le fait, inhabituel, de la demande du conducteur par radio de se faire ouvrir le portail de la cour du commissariat, ordinairement ouvert par un membre de l’équipage qui descend du véhicule pour faire le code d’entrée, et est aussi confirmé par le lieutenant [S.M.] qui se trouvait sur le porche en attente de l’arrivée de l’équipage.

La déposition de [V.P.], le conducteur, et l’enregistrement audio des messages permettent d’évaluer à trois à quatre minutes le temps pendant lequel [A.K.], puis Ziri, ont été maintenus de cette façon, [V.P.] indiquant avoir passé le message, situé dans le temps à 20h43 pour une arrivée au commissariat à 20h46, juste après les gestes d’immobilisation.

Il résulte de ces éléments qu’au regard de l’agitation et de la rébellion des personnes interpellées, dont le comportement, dans le milieu confiné d’un véhicule, à proximité du conducteur, était éminemment dangereux pour la sécurité de l’ensemble des passagers et celle des autres usagers de la route, les gestes d’immobilisation effectués durant quelques minutes par les policiers, dont l’attitude professionnelle exempte de toute critique est attestée par les témoins qui ont assisté à l’interpellation, ne constituaient pas une contrainte excessive. Les policiers n’ont ainsi fait usage que de la force strictement nécessaire pour les maîtriser et aucune faute, volontaire ou involontaire, ne peut être relevée à leur encontre, notamment celle de [J.C.] qui a procédé à l’immobilisation d’Ali Ziri.

L’enregistrement filmé de l’arrivée au commissariat montre, là encore, que ce n’est qu’en raison de sa résistance qu’il a été sorti du véhicule par force, puis porté dans les locaux pour être mis allongé à terre. Si les différents témoignages montrent qu’il se tenait difficilement debout et confirment son état d’alcoolisation, aucun (...) ne fait état d’un état d’inconscience qui n’a été constaté qu’à l’hôpital quelques instants avant l’intervention du Dr [M.]. En outre, les experts légistes ont écarté toute conséquence de ce que la tête d’Ali Ziri a heurté le sol au moment de son débarquement.

Il ne ressort pas non plus du rapport de la commission nationale de déontologie de la sécurité qui a été joint à la procédure l’existence de violences qui auraient conduit au décès d’Ali Ziri.

La Commission indique qu’elle n’a pas été en mesure de poursuivre ses investigations sur les violences directes qu’alléguait [A.K.], allégations démenties par l’information comme indiqué ci-dessus.

C’est aussi de façon contraire à la réalité que la commission a indiqué qu’Ali Ziri avait été installé sur le dos sur le brancard à l’hôpital, ce dont elle a déduit que cette position inadaptée et dangereuse avait favorisé la survenue de fausses routes et l’inhalation de liquide gastrique ayant contribué au décès, alors que, en réalité, il s’est mis lui-même ou a été placé par le policier, avec l’approbation de l’infirmière (...) en position latérale de sécurité et que l’étouffement par fausse route n’est pas la cause de la mort.

Si la commission donne pour avis que la précipitation et la violence avec lesquelles Ali Ziri a été extrait du véhicule comme le fait d’avoir laissé les deux hommes, âgés de 60 et 69 ans, allongés sur le sol du commissariat, mains menottées dans le dos, dans leur vomi, à la vue de tous les fonctionnaires pendant une heure environ constituaient dans l’une et l’autre situation, un traitement inhumain et dégradant, il ne résulte pas de cet avis, compte tenu des circonstances de l’arrivée au commissariat analysées ci-dessus, que l’un quelconque des gestes reprochés ait pu conduire au décès d’Ali Ziri.

En outre, selon [l’]infirmière d’accueil et d’orientation à l’hôpital, l’état d’Ali Ziri n’était pas préoccupant et ne nécessitait pas une attention particulière. Il était conscient et répondait aux ordres simples et son cas n’était pas prioritaire. L’expert [P.] a indiqué qu’une bonne évaluation initiale de son état avait été faite et que l’aggravation de cet état dans un délai inférieur à une heure était exceptionnelle. Si l’expert s’est dit surpris de ce que les policiers, qui n’étaient cependant pas chargés de sa surveillance sur un plan médical, n’aient néanmoins pas donné l’alerte lorsque l’état d’Ali Ziri s’est aggravé, le Dr [M.] a indiqué qu’à défaut de connaissances médicales, les policiers pouvaient penser qu’il dormait.

Ainsi, alors même que son état n’inspirait aucune inquiétude aux professionnels médicaux à son arrivée à l’hôpital et était évalué comme normal compte tenu de son alcoolisation et que les policiers pouvaient ne pas se rendre compte d’une dégradation qualifiée d’exceptionnellement rapide par l’expert, aucun défaut fautif d’assistance ayant conduit ou contribué au décès d’Ali Ziri ne peut être reproché aux services de police.

Dès lors, en cet état des éléments de l’information, les demandes tant des parties civiles que du ministère public tendant à la poursuite de l’information ou à voir ordonner un supplément d’information n’apparaissent pas utiles à la manifestation de la vérité.

L’information n’a pas mis en évidence d’éléments suffisants permettant de caractériser les infractions dont était saisi le juge d’instruction ni une quelconque autre infraction et aucune investigation complémentaire n’apparaît susceptible d’être utilement ordonnée.

Dans ces conditions, l’ordonnance entreprise sera confirmée. »

4. L’arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 16 février 2016

42. Invoquant notamment les articles 2 et 3 de la Convention, la requérante se pourvut en cassation contre l’arrêt du 12 décembre 2014.

43. Le 16 février 2016, la chambre criminelle de la cour de cassation rejeta le pourvoi par un arrêt ainsi motivé :

« (...) Attendu que, pour confirmer l’ordonnance de non-lieu, l’arrêt relève qu’il ressort des dépositions des policiers membres de l’équipage, de l’enregistrement des messages échangés durant le trajet entre le lieu de l’interpellation et le commissariat et des témoignages des policiers intervenus à l’arrivée au commissariat, que ce trajet avait été particulièrement mouvementé et que les manœuvres de contention pratiquées sur [M. Ziri] avaient été rendues nécessaires par l’agitation et la rébellion des personnes interpellées, dont le comportement, dans le milieu confiné d’un véhicule, à proximité du conducteur, était éminemment dangereux pour la sécurité de l’ensemble des passagers et celle des autres usagers de la route ; que les juges ajoutent que les gestes d’immobilisation effectués durant quelques minutes par les policiers, dont l’attitude professionnelle exempte de toute critique est attestée par les témoins qui ont assisté à l’interpellation, ne constituaient pas une contrainte excessive.

Attendu qu’en l’état de ces énonciations, d’où il résulte que les policiers n’ont fait usage que de la force strictement nécessaire, et dès lors que l’examen des pièces de la procédure révèle que l’enquête a été complète, la chambre de l’instruction a justifié sa décision (...) »

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

44. L’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire était ainsi libellé (version issue de l’ordonnance no 2006-673 du 8 juin 2006) :

« L’État est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service de la justice.

Sauf dispositions particulières, cette responsabilité n’est engagée que par une faute lourde ou par un déni de justice. »

III. LA RéSOLUTION DU COMITé DES MINISTRES DU CONSEIL DE L’EUROPE RELATIVE À l’EXéCUTION DE L’ARRêT SAOUD c. FRANCE

45. Dans l’affaire Saoud c. France (no 9375/02, arrêt du 9 octobre 2007), la Cour était saisie par la mère et les frères et sœurs d’un jeune homme décédé par asphyxie après avoir été maintenu au sol par des officiers de police en position dite de « decubitus ventral ». La Cour a notamment conclu à la violation de l’article 2 de la Convention dans son volet matériel.

46. Par une résolution CM/ResDH(2015)228 du 9 décembre 2015, le Comité des ministres du Conseil de l’Europe déclare que le gouvernement français « a rempli ses fonctions en vertu de l’article 46, paragraphe 2, de la Convention dans cette affaire », et décide d’en clore l’examen. La résolution renvoie au bilan d’action fourni par le Gouvernement, qui indique les mesures adoptées afin d’exécuter l’arrêt, dont les suivantes :

« (...) Par une note du 8 octobre 2008, le directeur, chef de l’inspection générale de la police nationale, a diffusé à l’ensemble des services de police les prescriptions à respecter en matière d’usage de la force. Cette note rappelle les grands principes du recours à la force (discernement et proportionnalité) en en prescrivant un usage très maîtrisé et en insistant sur le fait que les personnes interpellées sont placées sous la responsabilité des policiers intervenants. Plus précisément, sur l’immobilisation en cause dans l’arrêt Saoud, dite « décubitus ventral », il est prescrit aux policiers, lorsqu’une telle immobilisation est nécessaire, de faire en sorte que la compression sur le thorax et l’abdomen soit la plus momentanée possible et qu’elle soit relâchée dès que la personne est entravée par les moyens réglementaires et adaptés. Par ailleurs, avant toute intervention périlleuse, un médecin régulateur du service des urgences doit être informé. Il lui appartiendra, le cas échéant, de décider de l’envoi d’une équipe médicale sur place. Enfin, la note précise que le recours à la force doit être acté de façon détaillée dans les comptes rendus d’intervention.

(...) les formations initiale et continue des agents tant de la police nationale que de la gendarmerie nationale ont été rénovées, notamment à propos des enjeux déontologiques. La maîtrise des gestes techniques professionnels d’intervention est présentée comme devant être fondée sur un recours à la force progressif et proportionné, et sur le respect de la personne humaine. La formation intègre l’analyse des jurisprudences nationale et européenne et préconise en particulier que, dès l’immobilisation, la personne interpellée avec emploi de la coercition soit placée en position latérale de sécurité sitôt maîtrisée, et fasse l’objet d’une surveillance particulière. S’appuyant sur une approche pédagogique par compétences, ces formations, théorique et pratique, intègrent des situations professionnelles et des exercices de simulation qui mettent l’apprenant dans des situations comparables à celles auxquelles il sera confronté dans l’exercice de son métier. (...) »

IV. LE RAPPORT DE L’ACAT DU 14 MARS 2016

47. Dans un rapport intitulé « l’ordre et la force, enquête sur l’usage de la force par les représentants de la loi en France » publié en 2016 (produit par la requérante), l’organisation non gouvernementale « action des chrétiens pour l’abolition de la torture » (ACAT) souligne ce qui suit :

« (...) Le pliage : une technique dangereuse, mais toujours pratiquée.

La technique du pliage consiste à maintenir une personne assise, la tête appuyée sur les genoux, afin de la contenir. Elle est susceptible de provoquer une asphyxie posturale et est responsable de plusieurs décès. Cette pratique a été interdite en France dans le cadre de mesures de reconduite à la frontière après le décès rapproché de deux personnes à l’occasion de leur éloignement du territoire français. (...) À la suite de ces drames, une instruction de Police nationale relative à l’éloignement par voie aérienne des étrangers en situation irrégulière est venue interdire la pratique du pliage. « Afin de prévenir les risques médicaux dus à l’état d’excitation de l’éloigné et à son maintien dans l’avion, la pratique des gestes non réglementaires, notamment la compression du thorax, le pliage du tronc et le garrottage des membres, est strictement prohibée ». Cependant, seules sont concernées par ce texte les procédures de reconduite à la frontière. Lors d’un rendez-vous avec l’ACAT en juin 2015, un conseiller du cabinet du ministre de l’Intérieur affirmait que, de manière globale, « la technique du pliage est impérativement proscrite, car elle a des conséquences irréversibles ». Il citait pour référence une instruction de l’IGPN datant de 2008, qui aurait interdit cette technique dans toute intervention de police. Pourtant, malgré plusieurs demandes, l’ACAT n’a pas pu avoir accès à cette instruction. En tout état de cause, l’ACAT suit plusieurs affaires dans lesquelles la technique du pliage est suspectée ou mise en cause. Dans deux cas de décès au moins, des policiers ont reconnu avoir pratiqué ce geste (...) »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 2 ET 3 DE LA CONVENTION

48. La requérante dénonce le décès de son père à la suite de son arrestation par la police puis de sa privation de liberté dans le commissariat d’Argenteuil. Elle estime que les mesures nécessaires à la protection de son droit à la vie n’ont pas été prises. Elle soutient en outre que l’enquête qui a été conduite sur ces faits n’était pas effective. Elle invoque l’article 2 de la Convention, aux termes duquel :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement (...)

2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;

c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

49. La requérante soutient également que son père a subi un traitement inhumain et dégradant lorsqu’il se trouvait entre les mains de la police. Elle invoque l’article 3 de la Convention, aux termes duquel :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Sur la recevabilité

1. Thèses des parties

50. Le Gouvernement estime que, n’ayant pas saisi les juridictions d’une action en responsabilité à raison du fonctionnement défectueux du service public de la justice sur le fondement de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire, la requérante n’a pas épuisé les voies de recours internes. Il précise que la Cour de cassation a défini ainsi la « faute lourde » requise pour la mise en œuvre de cette disposition : « toute déficience caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant l’inaptitude du service public de la justice à remplir la mission dont il est investi » (Assemblée plénière, 23 février 2001, no 99-16.165). Il produit un arrêt de la cour d’appel de Paris du 19 mai 2015 qui, confirmant un jugement du tribunal de grande instance de Paris du 5 juin 2013, condamne l’État sur ce fondement à raison du décès dans sa cellule d’une personne gardée à vue, notant à cet égard qu’elle ne s’était pas vue notifier ses droits, dont celui de demander un examen médical, et relevant l’insuffisance des rondes de surveillance de nuit. Il produit également un jugement du tribunal de grande instance de Bastia du 22 mars 2016 condamnant l’État à la suite du suicide d’une personne gardée à vue, qui déduit la faute lourde du fait, conjugué à une absence de surveillance effective, que les lacets de l’intéressé, dont il s’était servi pour se pendre, ne lui avaient pas été retirés. Le Gouvernement fait valoir que c’est la responsabilité de l’État que la requérante met en cause devant la Cour, et qu’à l’inverse de l’action prévue par l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire, la voie de la plainte pénale contre les agents de police concernés dont elle a usé n’a pas pour objet de déterminer une telle responsabilité mais la responsabilité pénale de ces agents.

51. La requérante réplique que, si elle n’a pas fait de demande de réparation devant les juridictions internes, c’est parce que son objectif a toujours été de participer, en tant que partie civile, à la manifestation de la vérité dans le cadre de l’instruction relative au décès de son père alors qu’il était sous la garde de fonctionnaires de police, ce en vue d’obtenir des explications satisfaisantes sur les causes de ce décès. Elle indique avoir ainsi usé des recours internes utiles pour contester la clôture de l’instruction – dont l’objet était d’élucider ces causes – et pour voir sanctionner les responsables du décès.

2. Appréciation de la Cour

52. La Cour renvoie aux principes applicables à l’exigence d’épuisement des voies de recours internes posée par l’article 35 § 1 de la Convention tels qu’exposés notamment dans l’arrêt Vučković et autres c. Serbie ([GC], no 17153/11, §§ 69-77, 25 mars 2014).

53. Elle rappelle ensuite qu’en matière d’allégation de recours illégal à la force par les agents de l’État, des procédures civiles ou administratives visant uniquement à l’allocation de dommages et intérêts et non à l’identification et à la punition des responsables – telle que l’action en responsabilité de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire – ne sont pas en règle générale des recours adéquats et effectifs propres à remédier à des griefs fondés sur le volet matériel des articles 2 et 3 de la Convention (Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09 et 2 autres, § 227, CEDH 2014 (extraits), et Jeronovičs c. Lettonie [GC], no 44898/10, §§ 76-77, CEDH 2016 ; voir aussi, Yaşa c. Turquie, 2 septembre 1998, § 74, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VI). Dans ce contexte, un requérant qui saisit les autorités judiciaires des griefs qu’il tire de ces dispositions dans le cadre d’une constitution de partie civile répond en général à l’exigence d’épuisement des voies de recours internes (voir, par exemple, Tekın et Arslan c. Belgique, no 37795/13, § 70, 5 septembre 2017).

54. Si une action en responsabilité peut en revanche valablement épuiser les voies de recours internes lorsque le grief ne vise pas un recours illégal à la force par des agents de l’État mais une omission ou une négligence de la part des autorités, il en va de même de la plainte avec constitution de partie civile (voir Slimani c. France, no 57671/00, §§ 39-41, CEDH 2004‑IX (extraits), De Donder et De Clippel c. Belgique, no 8595/06, §§ 60-62, 6 décembre 2011, Tekın et Arslan, § 68-71 et, implicitement, Boukrourou et autres c. France, no 30059/15, 16 novembre 2017). La Cour retient en effet que, lorsqu’un tel mécanisme existe, la constitution de partie civile devant les juridictions d’instruction ou les juridictions répressives est une voie logique et efficace pour dénoncer de tels faits. La constitution de partie civile s’insère en effet pleinement dans la logique de l’obligation procédurale spécifique que les articles 2 et 3 de la Convention mettent à la charge des États, de mener d’office une enquête officielle effective, de nature à permettre d’établir les causes de la mort et d’identifier les éventuels responsables de celle-ci et d’aboutir à leur punition, afin de garantir que les agents ou organes de l’État responsables des faits aient à rendre des comptes (paragraphe 105 ci-dessous). Par ailleurs, la plainte avec constitution de partie civile devant le juge d’instruction déclenche l’ouverture d’une instruction ; la recherche des éléments relatifs aux faits dénoncés est alors confiée à un magistrat investigateur qui dispose pour ce faire de moyens bien plus efficaces que ceux auxquels un individu peut avoir accès. Ce mécanisme permet ainsi aux victimes de faits constitutifs d’un crime ou d’un délit d’augmenter leurs chances d’obtenir réparation des préjudices qu’ils leur ont causé (De Donder et De Clippel, précité, ibidem).

55. Dans l’affaire Benmouna et autres c. France (déc.) (no 51097/13, §§ 47-54, 15 septembre 2015), qui n’a pas été citée par le Gouvernement dans la présente affaire, la Cour a jugé dans le cas d’un suicide en garde à vue que l’action en réparation prévue par l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire était, depuis mars 2011 au plus tard, une voie de recours interne à épuiser s’agissant du volet substantiel d’un grief tiré de l’article 2. Elle a retenu dans cette affaire que le fait pour les requérants de s’être constitués parties civiles dans le cadre de la procédure pénale ne les dispensait pas d’exercer cette action en réparation, celle-ci offrant « un régime plus souple que l’action pénale et, en conséquence, d’autres chances de succès », l’action pénale « suppos[ant], pour être couronnée de succès, que soit démontrée la commission d’une infraction pénale » (ibidem, § 53). Elle a conclu au non-épuisement des voies de recours internes s’agissant du grief tiré d’une violation du volet substantiel de l’article 2.

56. La Cour rappelle qu’il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour que le recours qu’il invoque dans le cadre de l’article 35 § 1 de la Convention était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits (voir, par exemple, Vučković et autres, précité, § 77). Ce principe relatif à la charge de la preuve joue un rôle particulièrement important dans les affaires, telles que la présente, dans lesquelles le gouvernement défendeur cherche à démontrer que la voie de recours qu’il vise est la seule dont l’exercice répond à l’exigence d’épuisement des voies de recours internes que pose l’article 35 § 1 de la Convention.

57. La Cour constate qu’en l’espèce, la requérante se plaint d’actes ou d’omissions susceptibles d’emporter la responsabilité pénale et attribuables à des agents de police présents dans la voiture et au commissariat d’Argenteuil. Comme cela ressort des principes jurisprudentiels rappelés ci‑dessus, la plainte avec constitution de partie civile devant le juge d’instruction était donc une voie à la fois logique et efficace aux fins de l’article 35 § 1 de la Convention. Dès lors que la requérante en a usé et que cette plainte a donné lieu à plusieurs décisions de justice, en première instance, en appel et en cassation, épuisant ainsi les recours auxquels cette plainte pouvait donner lieu, le Gouvernement ne saurait dans les circonstances de l’espèce lui reprocher de ne pas avoir en plus tenté l’action en responsabilité de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire.

58. Constatant par ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Sur la violation alléguée de l’article 2 de la Convention

a) Sur le volet matériel du grief

i. Thèses des parties

α) La requérante

59. La requérante expose qu’elle ne met en cause l’usage de la force à l’encontre de son père que pour ce qui concerne l’utilisation contre lui de la technique d’immobilisation dite du pliage alors qu’il se trouvait dans un véhicule de police en vue de son transport vers le commissariat. Elle estime qu’il n’était pas « absolument nécessaire » d’utiliser cette technique ; les agents qui se trouvaient dans le véhicule auraient pu l’arrêter et appeler du renfort, ce qui aurait été adapté à l’infraction reprochée – outrage et rébellion – et aurait permis de mettre fin au danger, d’autant plus que le commissariat était proche. Renvoyant à l’arrêt Taïs c. France (no 39922/03, 1er juin 2006), elle observe que le Gouvernement n’apporte aucun élément de nature à établir la proportionnalité du recours à cette technique au regard des circonstances (l’âge de son père, l’infraction pour laquelle il avait été interpelé, son degré d’agressivité, le fait qu’il était déjà menotté). Or, souligne-t-elle, la charge de la preuve pèse sur les autorités, qui doivent fournir une explication satisfaisante et convaincante. Elle observe par ailleurs que le recours à cette technique fait l’objet de vives controverses. Elle se réfère à cet égard au rapport intitulé « l’ordre et la force, enquête sur l’usage de la force par les représentants de la loi en France » publié le 14 mars 2016 par l’ACAT (paragraphe 47 ci-dessus), selon lequel cette technique est susceptible de provoquer une asphyxie posturale, est responsable de plusieurs décès et a été interdite pour cette raison dans le contexte des reconduites à la frontière. Elle renvoie de plus à une note de l’inspection générale de la police nationale du 8 octobre 2008 (IGPN/BAD/SA/08-1577-D) qui précise que la compression doit être la plus momentanée possible et doit être relâchée dès que la personne est entravée par les moyen réglementaires adaptés, et que l’immobilisation en position ventrale doit être la plus limitée possible, surtout si elle est accompagnée du « menottage ».

60. La requérante observe ensuite que l’analyse que fait le Gouvernement du lien de causalité entre l’intervention de la police et le décès de son père ne tient compte ni de la chronologie des expertises, ni des éléments mis à la disposition des experts, ni des missions qui leur ont été confiées. Elle relève que seule la dernière expertise a été pratiquée par un médecin ayant eu accès à l’intégralité du dossier, et dont la mission était de vérifier si des gestes réalisés par les policiers au cours de l’interpellation, du transport et de la garde à vue avaient pu entraîner le décès ou y contribuer directement. Or cette expertise confirmerait le lien de causalité.

61. La requérante considère de plus que les autorités ont violé leur obligation de protéger la vie de son père à deux moments au moins : durant le trajet entre le lieu d’interpellation et le commissariat, du fait de l’utilisation de la technique du pliage ; durant l’heure et les quinze minutes qui se sont déroulées entre l’arrivée au commissariat et le départ pour l’hôpital. Sur le premier point, la requérante renvoie à ses développements précédents, comparant le cas de son père – utilisation de la technique du pliage durant près de cinq minutes sur une personne de 69 ans déjà menottée – au cas du requérant dans l’affaire Saoud (précité), décédé après avoir été maintenu au sol pendant trente-cinq minutes dans une position susceptible d’entraîner la mort par asphyxie « posturale » ou « positionnelle ». Sur le second point, la requérante indique que l’état de son père était préoccupant lorsqu’il est arrivé au commissariat puisqu’il n’était que « semi-conscient » en raison de son alcoolémie élevée et de son manque d’oxygénation suite à l’utilisation de la technique du pliage. Les photos extraites de la bande vidéo de son arrivée au commissariat le montreraient, et ce serait confirmé non seulement par le rapport de la commission nationale de déontologie de la sécurité mais aussi par les témoignages de deux des policiers présents. Or, souligne-t-elle, malgré cet état préoccupant, la décision de transporter son père à l’hôpital n’a été prise que près de trente minutes après son arrivée au commissariat, lapse de temps durant lequel il a été laissé au sol, les bras menottés dans le dos, en position allongée et dans ses vomissures ; il a ensuite été maintenu dans un véhicule à l’arrêt durant quarante minutes, toujours menotté dans le dos ; l’arrivée à l’hôpital n’a ainsi eu lieu qu’entre 22h05 (selon les déclarations des policiers) et 22h09 (selon le registre de l’hôpital), soit une heure et vingt minutes après son arrivée au commissariat dans un état de santé préoccupant.

β) Le Gouvernement

62. Renvoyant aux conclusions de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Rennes (arrêt du 12 décembre 2014 ; voir les paragraphes 39-41 ci-dessus), le Gouvernement soutient tout d’abord que l’intervention des fonctionnaires de police était absolument nécessaire face au comportement violent du père de la requérante. Il indique que des manœuvre d’immobilisation de ce dernier se sont ainsi avérées nécessaires à trois moments : lors de son interpellation, puis lors de son transport au commissariat, puis lors de sa descente du véhicule de police à l’arrivée au commissariat. Il relève que trois témoins ont attesté du comportement agressif de l’intéressé et de l’attitude mesurée de la police lors de l’arrestation, et qu’A.K., qui l’accompagnait, a reconnu ne pas avoir été témoin de coups. Il observe que le maintien du père de la requérante en position de « pliage » pendant une partie du transport visait à répondre au danger que son attitude agressive faisait courir tant aux fonctionnaires de police présents dans le véhicule qu’aux usagers de la route. Il ajoute que l’enregistrement vidéo de l’arrivée au commissariat montre que c’est en raison de sa résistance qu’il a été extrait de force du véhicule puis porté dans les locaux. Selon lui, les agents ont employé des gestes techniques d’immobilisation conformes à l’enseignement qu’ils avaient reçu, nécessaires et proportionnés.

63. Le Gouvernement relève ensuite l’absence de lien de causalité entre le comportement des fonctionnaires de police et la mort du père de la requérante. Il souligne que quatre des cinq experts qui se sont prononcés s’accordent à considérer que le décès est dû à des troubles respiratoires ayant entraîné un trouble du rythme cardiaque qui s’est traduit par un arrêt cardiaque. Il observe que tous retiennent que trois facteurs cumulés y ont concouru : âge, faiblesses cardiaques et respiratoires antérieures et état d’ivresse très aigu. Il ajoute qu’il est impossible d’affirmer que les manœuvres d’immobilisations effectuées dans la voiture et au commissariat auraient concouru au décès, d’autant plus que, comme l’a relevé la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Rennes dans son arrêt du 12 décembre 2014, tous les fonctionnaires de police interrogés ainsi qu’A.K. ont confirmé qu’il allait bien jusqu’à son arrivée à l’hôpital.

64. Renvoyant là aussi à l’arrêt du 12 décembre 2014 de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Rennes, le Gouvernement soutient par ailleurs que les fonctionnaires de police et le personnel médical ont respecté leur obligation positive de protéger la vie du père de la requérante. Il observe que son décès est intervenu de manière imprévisible, et que les policiers ne pouvaient connaître son état de précarité physique lorsqu’ils sont intervenus. Il note de plus qu’il était conscient lorsqu’il se trouvait au commissariat ainsi qu’à son arrivée à l’hôpital, où les policiers l’ont dirigé lorsqu’ils ont constaté qu’il vomissait. S’agissant du délai de trente-trois minutes qui s’est écoulé entre son arrivée à l’hôpital et sa prise en charge, le Gouvernement constate que le Dr P. a indiqué dans son rapport qu’il était scientifiquement impossible d’affirmer qu’une prise en charge immédiate aurait modifié le pronostic.

ii. Appréciation de la Cour

α) Principes généraux

65. L’article 2, qui garantit le droit à la vie et définit les circonstances dans lesquelles il peut être légitime d’infliger la mort, se place parmi les articles primordiaux de la Convention et ne souffre aucune dérogation. Avec l’article 3, il consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe. Les circonstances dans lesquelles il peut être légitime d’infliger la mort doivent dès lors s’interpréter strictement. L’objet et le but de la Convention, instrument de protection des êtres humains, requièrent également que l’article 2 soit interprété et appliqué d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives (voir, notamment, McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, §§ 146-147, série A no 324, Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 97, CEDH 2000‑VII et Trévalec c. Belgique, no 30812/07, § 71, 14 juin 2011).

66. Pris dans son ensemble, le texte de l’article 2 démontre qu’il ne vise pas uniquement l’homicide intentionnel mais également les situations où un usage légitime de la force peut conduire à donner la mort de façon involontaire. Le caractère délibéré ou intentionnel du recours à la force meurtrière n’est toutefois qu’un élément parmi d’autres à prendre en compte dans l’appréciation de la nécessité de cette mesure. Tout recours à la force doit être rendu « absolument nécessaire » pour atteindre l’un des objectifs mentionnés aux alinéas a) à c). L’emploi des termes « absolument nécessaire » indique qu’il faut appliquer un critère de nécessité plus strict et impérieux que celui normalement employé pour déterminer si l’intervention de l’État est « nécessaire dans une société démocratique », au sens du paragraphe 2 des articles 8 à 11 de la Convention. En conséquence, la force utilisée doit être strictement proportionnée aux buts légitimes susvisés (voir, notamment, précités, McCann et autres, §§ 148-149, Salman, § 97, et Trévalec, § 72).

67. La première phrase de l’article 2 impose aussi aux États contractants l’obligation positive de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de leur juridiction (voir, par exemple, Slimani, précité, § 27, et Maslova c. Russie, no 15980/12, § 67, 14 février 2017).

68. Les obligations des États contractants prennent une dimension particulière à l’égard des détenus, ceux-ci se trouvant entièrement sous le contrôle des autorités : vu leur vulnérabilité, les autorités ont le devoir de les protéger. La Cour en a déduit, sur le terrain de l’article 3 de la Convention, que, le cas échéant, il incombe à l’État de fournir une explication convaincante quant à l’origine de blessures survenues en garde à vue ou à l’occasion d’autres formes de privations de liberté, cette obligation étant particulièrement stricte lorsque la personne meurt (voir, par exemple, précités, Slimani, § 27, et Maslova, § 68).

69. La Cour a en particulier souligné que, lorsqu’un individu est placé en garde à vue alors qu’il se trouve en bonne santé et qu’il meurt par la suite, il incombe à l’État de fournir une explication plausible sur les faits qui ont conduit au décès (voir, notamment, précités, Salman, § 99, Taïs, § 84, et Maslova, § 68). En particulier, lorsqu’un détenu décède à la suite d’un problème de santé, l’État doit fournir des explications quant aux causes de cette mort et aux soins qui ont été prodigués à l’intéressé avant qu’elle ne survienne (Slimani, § 27).

70. D’une manière générale, le seul fait qu’un individu décède dans des conditions suspectes alors qu’il est privé de sa liberté est de nature à poser une question quant au respect par l’État de son obligation de protéger le droit à la vie de cette personne (voir, notamment, H.Y. et HÜ.Y c. Turquie, no 40262/98, 6 octobre 2005, § 104, et, précités, Slimani, § 27, et Taïs, § 83).

71. Pour apprécier les preuves, la Cour applique le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable ». Toutefois, une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants. Lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, comme dans le cas des personnes soumises à leur contrôle en garde à vue, tout décès survenu pendant cette période de détention donne lieu à de fortes présomptions de fait. Il convient en vérité de considérer que la charge de la preuve pèse sur les autorités, qui doivent fournir une explication satisfaisante et convaincante (voir Anguelova c. Bulgarie, no 38361/97, § 111, CEDH 2002‑IV, et, précité, Taïs, § 85).

72. Cela étant, il faut interpréter l’étendue de l’obligation positive de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif. En d’autres termes, ne peut constituer une violation éventuelle d’une obligation positive de la part des autorités que le fait de ne pas avoir pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient sans doute pallié un risque réel et immédiat de perte de vie (voir, par exemple, Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 116, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII, Scavuzzo‑Hager et autres, précité, § 66, et Saoud, précité, § 99, et Tekin et Arslan, précité, § 85).

β) Application au cas d’espèce

73. Deux questions se posent en l’espèce. La première concerne les obligations négatives mises à la charge de l’État par l’article 2, dans le contexte de l’usage de la force par des agents de police contre le père de la requérante lors de son transport vers le commissariat d’Argenteuil. La seconde concerne l’obligation positive de l’État de prendre toutes les mesures nécessaires à la protection de la vie de ce dernier lorsqu’il se trouvait sous le contrôle de fonctionnaires de police, notamment dans le commissariat (voir, par exemple, Taïs, précité, § 87).

- L’usage de la force lors du transport du père de la requérante vers le commissariat d’Argenteuil

74. La Cour relève que la requérante dénonce uniquement l’usage qui a été fait de la force à l’encontre de son père lorsqu’il se trouvait dans un véhicule de police en vue de son transport vers le commissariat d’Argenteuil. Elle relève aussi que la requérante se plaint tout particulièrement de l’utilisation à cette occasion de la technique d’immobilisation dite du pliage, qui consiste à maintenir une personne assise, la tête appuyée sur les genoux, afin de la contenir. Elle constate ensuite qu’il est avéré qu’il a été fait usage de cette technique sur le père de la requérante lors de son transport vers le commissariat d’Argenteuil. Cela ressort notamment de l’arrêt de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Rennes du 12 décembre 2014 (paragraphes 39-41 ci-dessus).

75. Cela étant, la Cour observe que ni l’autopsie effectuée le 11 juin 2009, immédiatement après le décès (paragraphe 16 ci-dessus), ni l’expertise sur pièces du 2 juillet 2009 (paragraphe 18 ci-dessus), ni la seconde autopsie effectuée en juillet 2009 (rapports des 20 juillet et 31 août 2009 ; paragraphe 23-24 ci-dessus), ni la seconde expertise sur pièces du 15 avril 2011 (paragraphe 27 ci-dessus) n’excluent qu’il y ait eu un lien de cause à effet entre l’immobilisation forcée du père de la requérante lors de son transport vers le commissariat et son décès. La Cour relève ainsi que le rapport du 20 juillet 2009 fait le constat de « poumons d’asphyxie de type mécanique » et conclut à la « mort par anoxie probable, dans un contexte multifactoriel », et que celui du 31 août 2009 conclut que le père de la requérante « est décédé d’un arrêt cardio-circulatoire hypoxique par suffocation multifactorielle (appui postérieur dorsal, de la face et notion de vomissement) ». Elle constate de plus que la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Rennes a retenu dans son arrêt du 12 décembre 2014 que le rapport d’expertise du 15 avril 2011 indiquait que les manœuvres de contention effectuées sur la père de la requérante avaient pu « entraîner un blocage respiratoire et une difficulté, voire une impossibilité d’oxygénation pendant un temps plus ou moins long, qui auraient été sans conséquence notable sur un sujet jeune, mais qui pouvaient avoir [d]es conséquences cardiaques (...) chez un sujet âgé au thorax moins compliant ». La chambre de l’instruction a en conséquence considéré qu’il lui fallait « rechercher si les gestes effectués à l’égard de [M. Ziri] dans le véhicule de police [étaient] constitutifs d’une faute qui a provoqué [son] décès » (paragraphe 41 ci‑dessus).

76. La Cour observe en outre que ce rapport conclut par ailleurs que « l’inefficacité cardiaque constatée aux Urgences (...) est secondaire à un trouble majeur du rythme cardiaque, lui-même secondaire à un épisode hypoxique en rapport avec les manœuvres d’immobilisation et les vomissements itératifs » et que, « quel que soit le degré d’agressivité de M. Ziri, il s’agissait d’un homme de 69 ans pour lequel le manque de discernement avait conduit à des comportements qui n’étaient pas sans conséquences sur l’état de santé de M. Ziri » (paragraphe 27 ci-dessus).

77. La Cour retient donc que la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Rennes n’a pas exclu qu’il y ait un lien de causalité entre la force utilisée contre le père de la requérante lors de son transport vers le commissariat d’Argenteuil et son décès, mais qu’elle n’a pas indiqué si ce lien pouvait ou non être direct.

78. Il faut en conséquence vérifier si cet usage de la force poursuivait un au moins des buts légitimes mentionnés au paragraphe 2 de l’article 2 et était strictement proportionnée à ce but.

79. Quant au premier point, il ressort des éléments recueillis lors de l’enquête ainsi que de l’arrêt de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Rennes du 12 décembre 2014 que l’immobilisation forcée du père de la requérante visait à le neutraliser alors que son agitation faisait courir un risque pour sa sécurité ainsi que pour celle des autres passagers du véhicule et des autres usagers de la route. La requérante ne le conteste du reste pas.

80. La Cour observe qu’il s’agit là d’un but légitime relevant de l’article 2 § 2 a) de la Convention. Elle ne perd du reste de vue dans ce contexte ni les difficultés pour la police d’exercer ses fonctions dans les sociétés contemporaines, ni l’imprévisibilité du comportement humain, ni les choix opérationnels à faire en termes de priorités et de ressources (voir Osman, précité, § 116).

81. Quant à la proportionnalité, la Cour constate que l’arrêt de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Rennes du 12 décembre 2014 – auquel renvoie le Gouvernement – est spécialement motivé sur ce point (paragraphes 40-41 ci-dessus).

82. Dans cet arrêt, la chambre de l’instruction retient tout d’abord qu’il ressort des dépositions des policiers présents dans le véhicule, de l’enregistrement audio des messages échangés durant le trajet et des témoignages des policiers intervenus à l’arrivée au commissariat, que le trajet, qui a duré cinq minutes, a été particulièrement mouvementé et que tant A.K. que le père de la requérante se comportaient dangereusement. Elle précise qu’à la suite de crachats émis par A.K. en direction du conducteur, l’un des policiers présents dans le véhicule, craignant pour la sécurité de tous, a obligé ce dernier à baisser la tête et le torse ; il a ainsi laissé entre lui et le père de la requérante un espace libre dont ce dernier a profité pour tenter de lui donner un coup de tête ; cela a provoqué, pour les mêmes raisons de sécurité, l’intervention d’une des autres policiers présents dans le véhicule qui, se retournant sur son siège, l’a pris sous les aisselles et lui a maintenu la tête plaquée sur ses genoux. La chambre de l’instruction souligne que, si la tentative du père de la requérante de porter un coup de tête était probablement vaine eu égard à sa corpulence et au fait qu’il était menotté, les gestes d’agitation sus-décrits sont vraisemblables, compte-tenu de l’état d’ivresse et d’énervement dans lequel il se trouvait. Elle ajoute que l’état d’agitation extrême à l’intérieur du véhicule est confirmé par le fait, inhabituel, de la demande du conducteur par radio de se faire ouvrir le portail de la cour du commissariat, ordinairement ouvert par un membre de l’équipage qui descend du véhicule pour faire le code d’entrée, ainsi que par le témoignage de l’agent qui se trouvait sur le porche en attente de l’arrivée de l’équipage. Elle ajoute également que la déposition de l’agent qui conduisait le véhicule et l’enregistrement audio des messages permettent d’évaluer à trois à quatre minutes le temps pendant lequel A.K. puis le père de la requérante ont été maintenus de cette façon.

83. La chambre de l’instruction déduit de ces éléments qu’au regard de l’agitation et de la rébellion des personnes interpellées, dont le comportement, dans le milieu confiné d’un véhicule, à proximité du conducteur, était éminemment dangereux pour la sécurité de l’ensemble des passagers et celle des autres usagers de la route, les gestes d’immobilisation effectués durant quelques minutes par les policiers, dont l’attitude professionnelle exempte de toute critique est attestée par les témoins qui ont assisté à l’interpellation, ne constituaient pas une contrainte excessive. Selon elle, les policiers n’ont ainsi fait usage que de la force strictement nécessaire pour les maîtriser et aucune faute, volontaire ou involontaire, ne peut être relevée à leur encontre, notamment à l’encontre de l’agente qui a procédé à l’immobilisation du père de la requérante.

84. La Cour, qui note par ailleurs que la requérante ne conteste pas la description des faits retenue par la chambre de l’instruction, ne voit pas de raison de mettre en cause la conclusion à laquelle cette dernière est parvenue.

85. Par ailleurs, si la requérante estime que les agents de police auraient pu éviter d’utiliser la technique d’immobilisation litigieuse en arrêtant le véhicule et en appelant du renfort (paragraphe 59 ci-dessus), il faut rappeler que celui-ci n’a commencé à se comporter de manière dangereuse qu’après avoir été placé dans le véhicule.

86. La Cour retient donc que l’immobilisation forcée du père de la requérante alors qu’il se trouvait dans le véhicule de police à destination du commissariat d’Argenteuil était justifiée et strictement proportionnée au but poursuivi.

87. Quant à la position de la requérante selon laquelle le recours à la technique du pliage était en soi disproportionnée, la Cour rappelle que, dans l’affaire Saoud précitée, elle a eu l’occasion de se prononcer sur l’utilisation d’une technique d’immobilisation différente à plusieurs égards du pliage mais impliquant aussi une compression du thorax.

88. Il s’agissait dans cette affaire de la technique dite du « décubitus ventral », consistant à plaquer une personne ventre au sol, tête tournée sur le côté. Un homme de vingt-six ans avait, dans le contexte de son arrestation, été menotté les bras en avant et maintenu plaqué au sol sur le ventre par la pression du poids de plusieurs policiers ; un premier policier l’avait maintenu aux poignets, un deuxième aux chevilles et un troisième avait placé ses bras tendus sur ses épaules ainsi que son genou sur ses reins ; il avait également les chevilles entravées. Quelques instants plus tard, il avait fait un arrêt cardio-respiratoire, décédant sur les lieux de l’intervention malgré les secours des sapeurs-pompiers puis du service d’aide médicale urgente (SAMU). Après avoir constaté que les policiers n’étaient pas dans l’ignorance de l’état de vulnérabilité de l’intéressé, dû à sa maladie mentale, et que ce dernier avait été maintenu au sol pendant trente-cinq minutes dans une position susceptible d’entraîner la mort par asphyxie dite « posturale » ou « positionnelle », la Cour a indiqué que cette forme d’immobilisation d’une personne avait été identifiée comme étant « hautement dangereuse pour la vie » (arrêt Saoud, § 102). Elle renvoyait sur ce point à la position du CPT ainsi qu’à celle de l’organisation non gouvernementale Amnesty international (arrêt Saoud, §§ 60-65). Elle a par ailleurs déploré qu’aucune directive précise n’ait été prise par les autorités françaises à l’égard de ce type de technique d’immobilisation (arrêt Saoud, § 103).

89. Postérieurement à la condamnation de la France dans l’affaire Saoud, le chef de l’IGPN a, par une note du 8 octobre 2008, rappelé à l’ensemble des services de police les principes de discernement et de proportionnalité applicables au recours à la force. Cette note prescrit un usage de la force très maîtrisé et insiste sur le fait que les personnes interpellées sont placées sous la responsabilité des policiers intervenants. Elle précise en particulier que lorsque l’immobilisation par « décubitus ventral » est nécessaire, les policiers doivent faire en sorte que la compression sur le thorax et l’abdomen soit la plus momentanée possible et qu’elle soit relâchée dès que la personne est entravée par les moyens réglementaires et adaptés (paragraphe 46 ci-dessus).

90. Par ailleurs, dans le cadre de la procédure d’exécution de l’arrêt Saoud, le Gouvernement a informé le comité des ministres que les formations initiale et continue des agents de police nationale et de la gendarmerie nationale ont depuis lors été revues, notamment quant aux enjeux déontologiques. La maîtrise des gestes techniques professionnels d’intervention est présentée comme devant être fondée sur un recours à la force progressif et proportionné, et sur le respect de la personne humaine. La formation préconise en particulier que, dès l’immobilisation, la personne interpellée avec emploi de la coercition soit placée en position latérale de sécurité sitôt maîtrisée, et fasse l’objet d’une surveillance particulière. Elle ne vise pas que la technique du décubitus ventral dont il était question dans l’affaire Saoud, mais toutes les modalités d’intervention impliquant l’emploi de la force ou de la contrainte par la police ou la gendarmerie (ibidem).

91. Il apparaît en outre que la pratique du pliage a été interdite en France dans le cadre de mesures de reconduite à la frontière après les décès rapprochés de deux personnes à l’occasion de leur éloignement du territoire français (paragraphe 47 ci-dessus).

92. La dangerosité des techniques d’immobilisation impliquant une compression du thorax est donc reconnue par les autorités françaises, et les agents de police qui ont procédé à l’arrestation et au transport du père de la requérante ne pouvaient ignorer qu’en pratiquant un pliage sur lui, ils usaient d’une méthode comportant un risque potentiel pour la vie. Il en va d’autant plus ainsi qu’il s’agissait d’un homme âgé en état d’ébriété, et dont les mains étaient menottées dans le dos, qui se trouvait de ce fait dans un état de faiblesse cognitive ou physique si ce n’est de vulnérabilité, ce qui ne pouvait échapper auxdits agents de police (voir, à cet égard, Boukrourou, précité, § 61).

93. Cela étant, la Cour rappelle que, dans l’affaire Saoud précitée, elle n’a pas spécifiquement examiné la question de l’usage de la technique d’immobilisation en cause à l’aune du principe de proportionnalité qu’induit l’obligation négative que pose l’article 2 de la Convention. Elle l’a examinée à l’aune des modalités générales de la prise en charge de la victime par la police, dans le cadre du contrôle du respect de l’obligation positive de protéger la vie. Elle juge d’autant plus approprié de procéder ainsi en l’espèce que le décès s’est produit plusieurs heures après le recours à la technique d’immobilisation litigieuse et que, comme elle l’a indiqué précédemment, les éléments du dossier n’ont pas permis de déterminer de manière décisive si le lien de causalité entre la force utilisée contre le père de la requérante lors de son transport vers le commissariat d’Argenteuil et son décès est direct.

- La situation du père de la requérante lorsqu’il se trouvait dans le commissariat d’Argenteuil

94. Ainsi qu’il est indiqué ci-dessus, la Cour estime que, contrairement à ce que soutient le Gouvernement, les policiers ne pouvaient ignorer l’état dans lequel le père de la requérante se trouvait lors de son arrivée au commissariat d’Argenteuil.

95. Il s’agissait en effet d’un homme âgé de soixante-neuf ans, en état d’ébriété, qui avait vomi à son arrivée au commissariat, qui tenait difficilement debout, qui avait été rudoyé lors de son arrestation, de son transport et de son extraction du véhicule, et qui venait de subir pendant plusieurs minutes une technique d’immobilisation dont les policiers connaissaient nécessairement la dangerosité.

96. Selon la Cour, l’obligation de vigilance que les autorités doivent respecter à l’égard des personnes privées de liberté était donc renforcée en l’espèce, du fait de l’état de faiblesse dans lequel se trouvait le père de la requérante à son arrivée au commissariat d’Argenteuil.

97. Or il y a été laissé allongé sur le sol, dans son vomi, les mains menottées, sans vérification ni surveillance médicale immédiate et sans soins. Il n’est par ailleurs pas établi qu’il aurait été placé en position latérale de sécurité ; la Cour relève en particulier que cela ne ressort pas de l’arrêt de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Rennes du 12 décembre 2014.

98. Le père de la requérante est resté au commissariat d’Argenteuil sans prise en charge médicale durant environ une heure et quinze minutes puisqu’il y est arrivé à 20 heures 46 et qu’il est arrivé à l’hôpital d’Argenteuil entre 22 heures 05 et 22 heures 09, et que la distance entre l’hôpital et le commissariat est d’environ 2 kilomètres seulement. Il apparaît en outre que l’ordre de le transporter à l’hôpital a été donné à 21 heures 15 et qu’il a fallu environ quarante-cinq minutes pour qu’un véhicule de police quitte le commissariat pour l’y conduire.

99. Selon la Cour, ces circonstances posent d’autant plus question qu’il résulte des informations données par le Gouvernement au comité des ministres dans le cadre de la procédure d’exécution de l’arrêt Saoud précité, qu’il est indiqué aux agents de la police et de la gendarmerie nationales dans le cadre des formations initiale et continue qui leurs sont dispensées, qu’il convient de placer les personnes interpelées avec coercition en position latérale de sécurité dès qu’elles sont maîtrisées et de leur accorder une surveillance particulière (paragraphe 46 ci-dessus).

100. La Cour observe ensuite que, s’agissant des modalités de la prise en charge du père de la requérante au commissariat d’Argenteuil, le Gouvernement renvoie à l’arrêt de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Rennes du 12 décembre 2014. Or l’arrêt se limite sur ce point à indiquer que l’enregistrement filmé de l’arrivée au commissariat montre qu’il a été extrait du véhicule par force en raison de sa résistance, qu’il a ensuite été porté dans les locaux pour être mis allongé à terre, que, si les différents témoignages montrent qu’il se tenait difficilement debout et confirment son état d’alcoolisation, aucun ne mentionne un état d’inconscience, et que les experts légistes ont écarté toute conséquence de ce que sa tête a heurté le sol au moment de son débarquement (paragraphe 41 ci-dessus). Il n’analyse pas plus avant l’adéquation de la prise en charge du père de la requérante au regard de son état général, de la vigilance accrue qui était de ce fait requise des autorités, et des circonstances dans lesquelles il a été transporté vers le commissariat et extrait du véhicule de police à son arrivée.

101. Il apparaît ainsi que, comme cela ressort aussi de l’avis de la commission nationale de déontologie de la sécurité du 17 mai 2010 (paragraphe 30 ci-dessus), la situation du père de la requérante lorsqu’il se trouvait au commissariat d’Argenteuil a été traitée avec négligence par les autorités. Dès lors qu’il y a eu négligence, la Cour ne peut que retenir que les autorités n’ont pas fait ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour prévenir la réalisation du risque de décès auquel il était exposé.

- Conclusion

102. Vu l’âge du père de la requérante, l’état d’ébriété dans lequel il se trouvait, le fait qu’il avait été rudoyé lors de son arrestation, de son transport et de son extraction du véhicule et qu’il avait subi pendant plusieurs minutes une technique d’immobilisation comportant un risque potentiel pour la vie, vu l’état général dans lequel il se trouvait lorsqu’il est arrivé au commissariat d’Argenteuil, et vu le fait qu’il est resté au commissariat d’Argenteuil sans assistance médicale dans des conditions lamentables durant une heure et quinze minutes, la Cour estime que les modalités de sa prise en charge dans ce commissariat caractérisent un manquement par l’État défendeur à l’obligation positive de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie. C’est donc la conjonction de ces différents facteurs, et non l’un ou l’autre pris isolément, qui conduit la Cour à conclure qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention dans son volet matériel.

b) Sur le volet procédural du grief

i. Thèses des parties

α) La requérante

103. La requérante observe que le juge d’instruction n’a réalisé lui‑même aucun acte d’enquête, soulignant qu’il n’a pas même entendu les policiers qui ont interpellé son père. Elle lui reproche également d’avoir rejeté toutes ses demandes d’actes complémentaires, en particulier ses demandes tendant au visionnage de l’enregistrement vidéo de l’arrivée au commissariat et à l’organisation d’une reconstitution des faits (elle relève que, dans l’affaire Taïs précitée, la Cour a jugé regrettable qu’une telle mesure ait été refusée par le juge d’instruction), et de n’avoir donné aucun suite à l’expertise médicale réalisée par le Dr P. alors qu’elle établissait un lien entre la technique d’immobilisation utilisée et le décès. Elle constate ensuite que l’ordonnance de non-lieu du 15 octobre 2012 omet plusieurs éléments déterminants : elle ne mentionne ni le fait que la technique du pliage a été utilisée contre son père durant son transport au commissariat ni les conditions dans lesquelles il est resté durant près d’une heure et quinze minutes au commissariat, et elle ne cite l’expertise du Dr P. que pour exclure la responsabilité du personnel hospitalier alors que cette expertise était déterminante quant au lien de causalité entre le décès et les gestes d’immobilisation pratiqués par les policiers. Elle note que les deux arrêts des chambres de l’instruction des cours d’appel de Versailles et de Rennes ne répondent pas à ces critiques de l’ordonnance de non-lieu. La requérante remarque aussi qu’aucune juridiction d’instruction en charge de l’affaire – juges d’instructions, chambres de l’instruction et chambre criminelle – ni aucune des parties – parties civiles et procureur – n’ont visionné les vidéos de l’arrivée au commissariat.

β) Le Gouvernement

104. Le Gouvernement soutient que les autorités ont conduit une enquête effective visant à éclaircir les circonstances du décès et à identifier les responsables. En particulier, s’il ne conteste pas que le juge d’instruction n’a pas accompli lui-même les actes d’instruction, le Gouvernement estime que la requérante ne démontre pas en quoi le recours à des commissions rogatoires et le rejet de certaines de ses demandes d’actes aurait nui à la recherche de la vérité. Il souligne que les actes d’enquête ont été réalisés par des services distincts de celui des policiers impliqués dans l’interpellation litigieuse : la direction régionale de la police judiciaire (DRPJ) de Versailles et l’inspection générale de la police nationale (IGPN). Ainsi, observe-t-il, les trois policiers interpellateurs ont été interrogés par l’IGPN, dont la mission est précisément de veiller au respect, par les fonctionnaires de police, des lois et règlements et du code de déontologie de la police nationale. D’après lui, la requérante ne démontre pas en quoi leur audition par le juge d’instruction était nécessaire au regard des auditions déjà réalisées. Le Gouvernement ajoute qu’il n’est pas établi qu’il aurait été utile pour la manifestation de la vérité que la vidéo de l’arrivée au commissariat soit visionnée selon les modalités évoquées par la requérante. Il observe à cet égard que les vingt-sept photos qui ont été tirées de l’enregistrement – qui dure une minute et vingt secondes – et versées au dossier de l’information judiciaire – auquel la requérante a eu accès – permettent de comprendre le déroulé des faits, et que cette vidéo a été exploitée par l’IGPN dans le cadre de l’exécution d’une commission rogatoire du 29 septembre 2009. Le Gouvernement souligne aussi que l’exercice des voies de recours internes a permis de remédier à l’insuffisance de la motivation de l’ordonnance de non-lieu et de l’arrêt d’appel du 28 février 2013 : la Cour de cassation a annulé cet arrêt pour cette raison et renvoyé l’affaire devant une autre juridiction – la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Rennes –, dont l’arrêt, prononcé le 12 décembre 2014, serait parfaitement motivé.

ii. Appréciation de la Cour

α) Principes généraux

105. Comme la Cour l’a déjà rappelé (paragraphe 54 ci-dessus), dans tous les cas où un détenu décède dans des conditions suspectes et que les causes de ce décès sont susceptibles d’être rattachées à une action ou une omission d’agents ou de services publics, les autorités ont l’obligation de mener d’office une « enquête officielle et effective » de nature à permettre d’établir les causes de la mort et d’identifier les éventuels responsables de celle-ci et d’aboutir à leur punition (voir, par exemple, précités, Slimani, §§ 29-30, et De Donder et de Clippel, § 85, ainsi qu’Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, §§ 229-230, CEDH 2016). Il s’agit essentiellement, au travers d’une telle enquête, d’assurer l’application effective des lois internes qui protègent le droit à la vie et, dans les cas impliquant des agents ou organes de l’État, de garantir que ceux-ci aient à répondre des décès survenus sous leur responsabilité. Étant donné que dans ce type d’affaires il est fréquent, en pratique, que les agents ou organes de l’État concernés soient quasiment les seuls à connaître les circonstances réelles du décès, le déclenchement de procédures internes adéquates – poursuites pénales, actions disciplinaires et procédures permettant l’exercice des recours offerts aux victimes et à leurs familles – est tributaire de l’accomplissement, en toute indépendance et impartialité, d’une enquête officielle appropriée (voir, par exemple, Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, § 73, CEDH 2004‑XI).

106. L’effectivité requiert en premier lieu que les personnes responsables de la conduite de l’enquête soient indépendantes de celles éventuellement impliquées dans le décès : elles doivent, d’une part, ne pas leur être subordonnées d’un point de vue hiérarchique ou institutionnel ; elles doivent, d’autre part, être indépendantes en pratique. Elle exige ensuite que les autorités prennent les mesures raisonnables dont elles disposent pour assurer l’obtention des preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès ; toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les responsabilités risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à cette norme. Enfin, une célérité et une diligence raisonnables s’imposent aux enquêteurs, et les proches de la victime doivent être associés à la procédure dans la mesure nécessaire à la sauvegarde de leurs intérêts légitimes (voir, par exemple, précités, Slimani, § 31, De Donder et de Clippel, § 86, et Armani Da Silva, §§ 232-239).

β) Application au cas d’espèce

107. La Cour constate qu’une enquête de nature à permettre de déterminer les circonstances ayant entouré les faits et d’identifier et de sanctionner les responsables a eu lieu.

108. Elle observe tout d’abord que les autorités ont réagi avec promptitude : une enquête aux fins de recherche des causes de la mort a été ouverte le jour même du décès, le 11 juin 2009, par la police d’Argenteuil ; une autopsie a été immédiatement ordonnée et, le 22 juin 2009, une enquête préliminaire a été ouverte contre X du chef d’homicide involontaire.

109. Elle relève ensuite que, le parquet ayant classé l’affaire sans suite le 7 juillet 2009, des proches du défunt ont déposé une plainte avec constitution de partie civile et, le 8 juillet 2009, une information judiciaire contre X pour homicide involontaire a été ouverte. L’enquête se trouvait ainsi entre les mains d’un juge d’instruction, soit d’une autorité judiciaire indépendante, dénuée de lien hiérarchique ou structurel avec la police.

110. Les proches de la victime parties civiles ont par ailleurs eu accès à la procédure d’enquête dès lors qu’il s’agissait d’une information judiciaire ; elles ont eu accès au dossier et ont pu requérir que tels ou tels actes soient accomplis et obtenir un contrôle juridictionnel.

111. Quant aux mesures prises dans le cadre de l’enquête pour assurer l’obtention des preuves, la Cour relève en particulier qu’outre l’autopsie initiale, une seconde autopsie ainsi que deux expertises médicales sur pièces ont été réalisées. Il ressort par ailleurs du dossier que de nombreux autres actes d’enquête ont été réalisés : A.K. et les agents B.G., V.P. et J.C. ont été entendus à plusieurs reprises ; l’infirmière et le médecin qui ont pris en charge le père de la requérante à son arrivée au service des urgences ont également été entendus, ainsi que d’autres policiers, quatre personnes qui avaient assisté à l’arrestation et cinq personnes qui se trouvaient au commissariat d’Argenteuil au moment des faits. Par ailleurs, les messages radios échangés par l’équipage B.G., V.P. et J.C. et le commissariat d’Argenteuil lorsqu’ils y conduisaient le père de la requérante et A.K ont été versés au dossier, tout comme les images de leur arrivée enregistrées par le système de vidéosurveillance du commissariat.

112. Il est vrai que, comme le souligne la requérante, le juge d’instruction n’a pas réalisé lui-même les actes d’enquête, confiant notamment les interrogatoires de B.G., V.P., J.C., A.K et des témoins à l’IGPN. La Cour observe toutefois que l’ensemble des actes ainsi accomplis ont été réalisés sous l’autorité et sous le contrôle de ce magistrat. Elle observe de plus que la requérante ne met en cause ni l’indépendance ni l’impartialité de l’IGPN ou de ceux de ses membres qui ont enquêté sur commissions rogatoires (voir, mutatis mutandis, Fernandez Kerr c. Belgique, no 19328/09, § 70, 26 septembre 2013). Elle constate par ailleurs que le juge d’instruction s’est impliqué dans l’enquête, ce dont atteste par exemple le fait qu’il a demandé un complément d’autopsie suite au rapport des Drs L. et T. du 20 juillet 2009, puis transmis le dossier au procureur de la République en vue d’un réquisitoire supplétif (paragraphes 24-25 ci-dessus).

113. S’agissant du défaut de visionnage de l’enregistrement vidéo par les juridictions d’instruction, il est vrai que la Cour a souligné à plusieurs reprises l’importance que les éléments de preuve de ce type peuvent avoir dans le cadre d’une enquête (voir, dans le contexte de l’article 3 de la Convention, Ciorap c. République de Moldova (no 5), no 7232/07, §§ 66-67, 15 mars 2016, et Hentschel et Stark c. Allemagne, no 47274/15, §§ 95-99, 9 novembre 2017). L’analyse d’un enregistrement vidéo constitue une piste d’investigation qui s’impose de toute évidence (voir Armani Da Silva, précité, § 234). Toutefois, en l’espèce, la Cour est convaincue par l’explication du Gouvernement, notant que des clichés issus de celle-ci, pris à des intervalles d’environ trois secondes, ont été joints au dossier.

114. Quant à l’allégation de la requérante selon laquelle le juge d’instruction aurait rejeté toutes ses demandes d’actes, elle n’est pas entièrement exacte. En effet, s’il a rejeté celles formulées le 29 juin 2011 (paragraphes 33-34 ci-dessus), il a donné suite à celle tendant à la réalisation d’une seconde autopsie (paragraphe 23 ci-dessus). L’ordonnance de rejet des demandes, du 29 juin 2011, est par ailleurs motivée (paragraphe 34 ci-dessus).

115. De plus, contrairement à ce que soutient la requérante, il a été donné suite à l’expertise médicale réalisée par le Dr P., la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Rennes n’ayant pas exclu au vu de celle-ci qu’il y avait un lien de causalité entre la force utilisée contre le père de la requérante lors de son transport vers le commissariat d’Argenteuil et son décès (paragraphe 41 et 75 ci-dessus).

116. Ensuite, s’agissant de la critique de la requérante selon laquelle l’ordonnance de non-lieu du 15 octobre 2012 serait lacunaire, la Cour constate que, si cette ordonnance a été confirmée par un arrêt de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Versailles du 28 février 2013, cet arrêt a ensuite été annulé par la chambre criminelle de la Cour de cassation au motif précisément qu’il n’avait pas été recherché si les contraintes exercées sur le père de la requérante « n’avaient pas été excessives au regard du comportement de l’intéressé et si l’assistance fournie avait été appropriée ». La cause et les parties ont en conséquence été renvoyées devant la chambre de l’instruction d’une autre cour d’appel (paragraphe 38 ci-dessus).

117. Cela étant, la Cour relève que l’enquête a quelque peu manqué de célérité : elle a duré du 11 juin 2009 (date du décès et de l’ouverture d’une procédure pour recherche des causes de la mort) au 15 octobre 2012 (date de l’ordonnance de non-lieu), soit trois ans et quatre mois ; plus largement, la procédure a duré au total six ans et huit mois si l’on retient comme point final l’arrêt de la Cour de cassation du 16 février 2016. L’enquête a notamment connu un ralentissement significatif dans sa dernière phase, en particulier après le dépôt du denier rapport d’expertise, le 15 avril 2011. Elle voit une autre lacune dans l’absence de reconstitution des faits.

118. Ces lacunes ponctuelles ne suffisent toutefois pas, dans les circonstances de l’espèce et au vu des mesures prises, en particulier des expertises médicales réalisées, à mettre en cause l’effectivité de l’enquête dans son ensemble (voir, par exemple, précités, Trévalec, § 97, et Fernandez Kerr, § 75).

119. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention dans son volet procédural.

2. Sur la violation alléguée de l’article 3 de la Convention

120. La requérante soutient également que son père a subi un traitement inhumain et dégradant lorsqu’il se trouvait entre les mains de la police. Elle invoque l’article 3 de la Convention, aux termes duquel :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

121. Ayant conclu à une violation de l’article 2 de la Convention dans son volet matériel, la Cour estime, au vu aussi des circonstances de l’espèce, qu’il n’est pas nécessaire d’examiner s’il y eu violation de l’article 3 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

122. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

123. La requérante réclame 100 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’elle estime avoir subi.

124. Le Gouvernement juge ce montant excessif. Au vu des sommes accordées par la Cour dans les affaires Saoud (précité) et Guerdner et autres c. France (no 68780/10, 17 avril 2014), il propose d’allouer 10 000 EUR à la requérante.

125. La Cour ne doute pas que la mort de son père a causé une immense souffrance à la requérante. Statuant en équité comme il se doit, elle lui octroie 30 000 EUR pour préjudice moral.

B. Frais et dépens

126. La requérante demande également 8 500 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour, dont 1 000 EUR sont destinés à couvrir une éventuelle audience devant la Cour. Elle produit une convention d’honoraire conclue entre sa famille et ses avocats, portant sur un montant de 3 000 EUR hors taxes et prévoyant une majoration cumulable de 500 EUR hors taxes en cas de dépassement du nombre des audiences et actes écrits prévus.

127. Au vu des pièces produites par la requérante, le Gouvernement marque son accord avec le montant demandé.

128. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, et notant que le montant demandé inclut 1 000 EUR destinés à couvrir des frais qui ne se sont pas réalisés en l’absence d’une audience devant elle, la Cour estime raisonnable d’accorder à la requérante 7 500 EUR, tous frais confondus.

C. Intérêts moratoires

129. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention dans son volet matériel ;

3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention dans son volet procédural ;

4. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 3 de la Convention ;

5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i. 30 000 EUR (trente mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 7 500 EUR (sept mille cinq cent euros), plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 juin 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Claudia WesterdiekAngelika Nußberger
GreffièrePrésidente


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