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24/04/2018 | CEDH | N°001-182453

CEDH | CEDH, AFFAIRE OVIDIU CRISTIAN STOICA c. ROUMANIE, 2018, 001-182453


QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE OVIDIU CRISTIAN STOICA c. ROUMANIE

(Requête no 55116/12)

ARRÊT

STRASBOURG

24 avril 2018

DÉFINITIF

24/07/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Ovidiu Cristian Stoica c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Ganna Yudkivska, présidente,
Vincent A. De Gaetano,
Paulo Pinto de Albuquerque,


Faris Vehabović,
Egidijus Kūris,
Iulia Motoc,
Péter Paczolay, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière de section,

Après en avoir délibé...

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE OVIDIU CRISTIAN STOICA c. ROUMANIE

(Requête no 55116/12)

ARRÊT

STRASBOURG

24 avril 2018

DÉFINITIF

24/07/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Ovidiu Cristian Stoica c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Ganna Yudkivska, présidente,
Vincent A. De Gaetano,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Faris Vehabović,
Egidijus Kūris,
Iulia Motoc,
Péter Paczolay, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 27 mars 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 55116/12) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Ovidiu Cristian Stoica (« le requérant »), a saisi la Cour le 18 août 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me M. Stoica, avocat à Bucarest. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.

3. Le requérant alléguait que la juridiction de recours l’avait condamné pénalement en l’absence d’administration directe des preuves alors qu’il avait été acquitté par la juridiction de première instance sur le fondement des mêmes éléments, et qu’il n’avait ainsi pas bénéficié d’un procès équitable.

4. Le 14 mai 2013, le grief concernant l’iniquité de la procédure pénale susmentionné a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1977 et réside à Bacău.

A. L’enquête judiciaire

6. En avril et en mai 2010, X et la mère de Y déposèrent des plaintes pénales contre le requérant. Celui-ci avait été le compagnon de X jusqu’en 2009. Selon les plaignantes, le requérant avait envoyé à Y, l’actuel compagnon de X, un courrier électronique contenant plusieurs photographies la montrant avoir des rapports sexuels avec le requérant. Les mêmes photographies auraient ensuite été envoyées par la poste à la mère de Y, ainsi que par courrier électronique aux collègues de travail de X et de Y Enfin, les photographies auraient été également déposées dans les boîtes aux lettres de l’immeuble où habitait la mère de Y.

7. Le parquet ouvrit une enquête pour diffusion de matériaux obscènes.

8. Un témoin, Z, déclara que, le 14 avril 2010, il avait permis à une personne inconnue d’entrer dans l’immeuble en question et que, peu de temps après, il avait découvert les photographies obscènes dans sa boîte aux lettres. Le 25 septembre 2010, la police lui présenta plusieurs photographies, dont celle du requérant, et Z reconnut ce dernier comme étant la personne inconnue susmentionnée.

9. Y déclara à la police que, le 14 avril 2010, il avait aperçu le requérant à proximité de l’immeuble où habitait sa mère.

10. Interrogés par la police, plusieurs locataires de l’immeuble confirmèrent que, au cours du mois d’avril, ils avaient trouvé dans leur boîte aux lettres des photographies obscènes.

11. Un témoin, W, indiqua que, à la demande du requérant, il avait posté une enveloppe adressée à la mère de Y.

12. Un autre témoin, A, déclara que, le 16 avril 2010, lors d’un concours de motocyclisme, Y avait été approché par un homme qui lui aurait demandé si sa mère avait apprécié les photos qu’elle avait reçues, et que Y lui avait dit que cet homme se nommait Ovidiu Cristian Stoica.

13. S’appuyant sur les signalements fournis par les relais téléphoniques, le Service roumain des renseignements (« le SRI »), sur demande du parquet, confirma que, le 14 avril 2010, le téléphone portable du requérant avait été utilisé dans plusieurs endroits de la ville de Bucarest. Le SRI précisa également qu’il était impossible d’identifier l’expéditeur des courriers électroniques adressés en mai 2010 aux collègues de travail de X et de Y.

14. Interrogé par la police, le requérant nia être l’auteur des faits qui lui étaient reprochés. Cependant, il reconnut avoir envoyé par courrier électronique, au début du mois d’avril 2010, des photographies obscènes à Y. Enfin, il souleva plusieurs irrégularités de procédure et demanda l’annulation des procès-verbaux qui consignaient la localisation de son téléphone portable et la déclaration de Z.

15. À la suite d’un réquisitoire du parquet, le 8 novembre 2010, le requérant fut renvoyé en jugement du chef de diffusion de matériaux obscènes. Il était accusé d’avoir déposé, en avril 2010, des photographies obscènes dans les boîtes aux lettres des locataires de l’immeuble habité par la mère de Y et d’avoir envoyé par courrier électronique, en mai 2010, les mêmes photographies aux collègues de travail de X et de Y. Le parquet fonda son réquisitoire sur le caractère identique des photographies précitées et de celles qu’avaient reçues Y et sa mère, ainsi que sur la déclaration du témoin Z.

B. Le procès en première instance devant la cour d’appel de Bucarest

16. La cour d’appel de Bucarest procéda à l’audition du requérant et de plusieurs témoins : X, Y, la mère de Y, W, A, une amie du requérant, ainsi que plusieurs locataires de l’immeuble où l’intéressé aurait déposé les photographies dans les boîtes aux lettres.

17. Le requérant reconnut avoir été à Bucarest le 14 avril 2010, avoir envoyé les photographies obscènes en question à Y par courrier électronique et les avoir fait envoyer par la poste à la mère de celui-ci par l’intermédiaire de W. En revanche, il nia avoir déposé les photographies obscènes dans les boîtes aux lettres et les avoir envoyées aux collègues de X et de Y.

18. Au cours de la procédure, le requérant réitéra sa demande d’annulation des procès-verbaux concernant la localisation de son téléphone portable et le témoignage de Z, qui avait déclaré le reconnaître sur une photographie.

19. Z, interrogé par la cour d’appel, revint sur sa déclaration initiale. Après avoir observé le requérant, présent à l’audience, il déclara que la personne qui était entrée dans l’immeuble le 14 avril 2010 ne ressemblait pas physiquement au requérant et qu’il ne s’agissait certainement pas de ce dernier. Il exposa que, en raison d’une coupe de cheveux similaire, il s’était trompé et avait cru reconnaître, sur la photo du requérant présentée par la police, l’inconnu qui avait pénétré dans l’immeuble.

20. Y maintint sa déclaration et soutint avoir aperçu le requérant le 14 avril 2010 à proximité de l’immeuble en question.

21. X déclara qu’il était possible que les photographies obscènes aient été diffusées par une tierce personne, B, avec qui elle avait eu une relation amoureuse et qui avait eu accès à ces photos.

22. Les voisins de la mère de Y déclarèrent avoir trouvé les photographies dans leur boîte aux lettres au cours du mois d’avril, sans pouvoir préciser à quelle date exactement.

23. Par un jugement du 28 avril 2011, la cour d’appel relaxa le requérant. Elle jugea qu’il ne ressortait pas avec certitude des éléments de preuve du dossier que le requérant s’était réellement rendu coupable des faits qui lui étaient reprochés, eu égard aux déclarations contradictoires tant des locataires de l’immeuble où habitait la mère de Y quant à la date à laquelle ils avaient trouvé les photographies dans leur boîte aux lettres que de Z quant à l’identité de la personne qu’il avait aperçue dans le hall de l’immeuble, et à l’impossibilité d’identifier la personne ayant créé et utilisé l’adresse électronique à partir de laquelle les photographies obscènes avaient été envoyées aux collègues de X et de Y. La cour d’appel conclut donc que, en l’absence d’autres éléments de preuve clairs et concluants, la présence du requérant à Bucarest le 14 avril 2010, le fait pour lui d’avoir passé un appel téléphonique à proximité de l’immeuble où habitait la mère de Y et l’envoi des photographies à Y et à sa mère n’étaient pas suffisants pour étayer la thèse du parquet selon laquelle l’intéressé était à l’origine de la diffusion des photographies obscènes dans les boîtes aux lettres et auprès des collègues de X et de Y.

24. La cour d’appel écarta également, pour des irrégularités de procédure, le procès-verbal mentionnant que Z avait reconnu le requérant. Elle considéra que les droits de la défense du requérant avaient été méconnus au motif que le parquet était au courant que, avant la parade d’identification sur photographie qui s’était déroulée le 25 septembre 2010, Y avait montré à Z une photographie du requérant. Dans ces conditions, la cour d’appel estima que les autorités de poursuites auraient dû faire preuve de diligence en faisant participer des témoins à la parade d’identification ou en citant l’avocat du requérant en vue de sa participation à la procédure.

C. Le recours devant la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour »)

25. Le parquet forma un recours contre le jugement de la cour d’appel.

26. Interrogé par la Haute Cour, le requérant déclara qu’il maintenait ses déclarations antérieures et qu’il ne souhaitait pas en faire de nouvelles.

27. Par un arrêt définitif du 20 février 2012, la Haute Cour, dans une formation de trois juges, accueillit le recours du parquet, annula le jugement de la cour d’appel et rejugea l’affaire sur le fond. Elle condamna le requérant du chef de diffusion de matériaux obscènes à une peine de six mois de prison avec sursis.

28. Elle estima que la diffusion par le requérant des photographies obscènes dans l’immeuble habité par la mère de Y ressortait des déclarations de ce dernier, des informations fournies par le SRI, de la déclaration de Z, des déclarations des certains témoins qui avaient indiqué avoir trouvé des photographies obscènes dans leur boîte aux lettres le 14 avril 2010, du caractère identique de ces dernières photographies et de celles envoyées par la poste à la mère de Y le même jour, ainsi que des contradictions du requérant dans ses déclarations. En effet, ce dernier avait nié devant le parquet avoir été à Bucarest le 14 avril 2010 et avoir fait envoyer les photographies obscènes à la mère de Y (paragraphe 14 ci-dessus) avant de finalement reconnaître, devant la cour d’appel, avoir effectivement été présent à Bucarest et avoir fait envoyer les photos susmentionnées (paragraphe 17 ci-dessus). Par ailleurs, la Haute Cour écarta le deuxième témoignage de Z, celui qu’il avait présenté devant la cour d’appel (paragraphe 19 ci-dessus). Elle estima plus crédible son premier témoignage, celui qu’il avait fourni à la police (paragraphe 8 ci-dessus), au motif qu’il l’avait donné à une date plus proche de la date des faits.

29. La Haute Cour considéra que le responsable de l’envoi des courriers électroniques aux collègues de X et de Y était le requérant, dès lors que ce dernier avait reconnu avoir été à l’origine de l’envoi des photographies à Y et à sa mère. Elle souligna également la similitude des textes accompagnant, d’une part, les photographies et, d’autre part, les courriers électroniques. Elle se référa en outre aux déclarations de X et de Y qui avaient confirmé que les photographies reçues par leurs collègues étaient les mêmes que celles envoyées à Y et à la mère de celui-ci.

30. L’une des juges de la formation de jugement rédigea une opinion dissidente. Elle mit en avant les contradictions dans les déclarations des témoins et estima que la simple présence du requérant à Bucarest le 14 avril 2010 n’étayait pas la conclusion selon laquelle il avait distribué les photographies dans les boîtes aux lettres, considérant que les déclarations de Y et de Z ainsi que les informations fournies par le SRI auraient dû être écartées du dossier. Elle releva également qu’aucune preuve n’indiquait de manière claire que le requérant s’était servi de l’adresse électronique à partir de laquelle les photographies avaient été envoyées à des tiers ni que ces photographies étaient identiques à celles envoyées à Y et sa mère. La juge considéra qu’il pouvait également s’agir d’une mise en scène dont l’auteur pourrait être Y, qui aurait ainsi voulu se venger après l’envoi par le requérant des photographies obscènes. En tout état de cause, renvoyant à l’adage in dubio pro reo, elle estima que le requérant aurait dû être relaxé.

31. À la suite de sa condamnation, le requérant fut rayé de l’ordre des notaires.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

32. Les dispositions pertinentes en l’espèce du code de procédure pénale, dans leur version en vigueur à l’époque des faits, relatives aux pouvoirs des juridictions de recours sont décrites dans l’affaire Găitănaru c. Roumanie (no 26082/05, §§ 17-18, 26 juin 2012).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

33. Le requérant dénonce une violation de son droit à un procès équitable. Il estime que, dans le cadre de la procédure pénale menée à son encontre, la juridiction de recours a prononcé sa condamnation pénale en l’absence d’administration directe des preuves alors qu’il avait été acquitté par la juridiction de première instance sur le fondement des mêmes éléments. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention, dont les parties pertinentes en l’espèce sont ainsi libellées :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...). »

A. Sur la recevabilité

34. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il expose que le requérant n’a pas sollicité auprès de la Haute Cour une nouvelle audition des témoins. Il indique que le requérant aurait utilement pu faire usage de cette possibilité lors de l’audience devant la Haute Cour, soit par l’intermédiaire de son avocat soit directement dès lors qu’il aurait été présent à l’audience. De plus, la même demande aurait pu être faite dans le cadre des conclusions écrites devant la même juridiction.

35. Le requérant estime qu’il a épuisé les voies de recours internes et que l’exception du Gouvernement doit être rejetée. Il argue qu’il appartenait à la Haute Cour d’appliquer les dispositions légales régissant le déroulement de la procédure et de procéder à une nouvelle audition des témoins proprio motu ou sur demande du parquet, à qui incombait d’ailleurs la charge de la preuve.

36. La Cour rappelle qu’elle a déjà statué dans des affaires similaires sur l’argument soulevé par le Gouvernement consistant à dire que le requérant n’a lui-même jamais demandé à la juridiction de recours d’entendre des témoins. Dans ces affaires, elle a jugé que la juridiction de recours était tenue de prendre d’office des mesures en ce sens, nonobstant l’absence de sollicitation expresse du requérant (Găitănaru c. Roumanie, no 26082/05, § 34, 26 juin 2012, Hanu c. Roumanie, no 10890/04, § 38, 4 juin 2013, et Moinescu c. Roumanie, no 16903/12, § 28, 15 septembre 2015). De plus, en l’espèce, la Cour note que l’on ne saurait reprocher au requérant un manque d’intérêt pour son procès (voir Mihaiu c. Roumanie, no 42512/02, § 39, 4 novembre 2008). Il convient dès lors de rejeter l’exception soulevée par le Gouvernement.

37. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

38. Le requérant allègue que sa condamnation pour diffusion de matériaux obscènes par la Haute Cour, sans que cette juridiction n’ait administré des preuves ni auditionné les témoins sur les dépositions desquels elle a fondé son verdict, s’analyse en une méconnaissance de son droit à un procès équitable garanti par l’article 6 § 1 de la Convention. Renvoyant à l’affaire Popa et Tănăsescu c. Roumanie (no 19946/04, § 51, 10 avril 2012), il dénonce en outre le fait que la Haute Cour a entendu les parties uniquement concernant la recevabilité du recours et ne les a pas informées de son intention d’annuler le jugement rendu en première instance.

39. Le Gouvernement estime que le requérant a bénéficié d’un procès équitable. Il indique que les témoignages n’ont pas constitué la preuve unique ou déterminante de la condamnation du requérant, qui était selon lui fondée sur l’ensemble des pièces du dossier. En outre, il considère que le fait d’informer les parties de l’intention de la formation de jugement d’annuler le jugement de première instance et de procéder à l’administration des preuves aurait obligé les juges à se déporter car, en procédant ainsi, ceux-ci auraient exprimé leur opinion sur l’affaire. Le Gouvernement soutient également que tant le requérant que son avocat ont pu plaider devant la Haute Cour puis déposer des observations écrites. Enfin, il considère que la présente espèce n’appelait pas une nouvelle administration d’office des preuves. Il estime que la présente cause se rapproche plutôt de l’affaire Rusu c. Roumanie ((déc.) no 6246/04, 31 août 2010).

2. Appréciation de la Cour

40. La Cour rappelle que l’admissibilité des preuves relève au premier chef des règles du droit interne (García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999-I), que c’est en principe aux juridictions nationales qu’il revient d’apprécier les éléments recueillis par elles et qu’elle-même a pour tâche, d’après la Convention, de rechercher si la procédure considérée dans son ensemble, y compris le mode de présentation des moyens de preuve, a revêtu un caractère équitable (voir, parmi beaucoup d’autres, Teixeira de Castro c. Portugal, 9 juin 1998, § 34, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV).

41. La Cour rappelle que les modalités d’application de l’article 6 de la Convention aux procédures d’appel dépendent des caractéristiques de la procédure dont il s’agit ; il convient de tenir compte de l’ensemble de la procédure interne et du rôle dévolu à la juridiction d’appel dans l’ordre juridique national (Botten c. Norvège, 19 février 1996, § 39, Recueil 1996-I). En particulier, lorsqu’une instance de recours est amenée à connaître d’une affaire en fait et en droit et à étudier dans son ensemble la question de la culpabilité ou de l’innocence, elle ne peut, pour des motifs d’équité de la procédure, décider de ces questions sans appréciation directe des témoignages présentés en personne soit par l’accusé qui soutient qu’il n’a pas commis l’acte tenu pour une infraction pénale (voir, entre autres, Ekbatani c. Suède, 26 mai 1988, § 32, série A no 134 ; Constantinescu c. Roumanie, no 28871/95, § 55, CEDH 2000‑VIII ; Dondarini c. Saint-Marin, no 50545/99, § 27, 6 juillet 2004 ; Igual Coll c. Espagne, no 37496/04, § 27, 10 mars 2009 ; voir également, a contrario, Kashlev c. Estonie, no 22574/08, §§ 48-50, 26 avril 2016), soit par les témoins ayant déposé pendant la procédure et aux déclarations desquels elle souhaite donner une nouvelle interprétation (voir, par exemple, Dan c. Moldova, no 8999/07, §§ 30-35, 5 juillet 2011 ; Găitănaru, précité, §§ 29-36 ; et Hogea c. Roumanie, no 31912/04, §§ 49-54, 29 octobre 2013). En effet, même s’il incombe en principe au juge national de décider de la nécessité ou opportunité de citer un témoin, des circonstances exceptionnelles peuvent conduire la Cour à conclure à l’incompatibilité avec l’article 6 de la Convention de la non-audition d’une personne comme témoin (voir, parmi beaucoup d’autres, Bricmont c. Belgique, 7 juillet 1989, § 89, série A no 158, et Lazu c. Moldova, no 46182/08, § 34, 5 juillet 2016).

42. La Cour a également eu l’occasion de souligner que l’évaluation de la crédibilité d’un témoin est une tâche complexe, qui, normalement, ne peut pas être accomplie par le biais d’une simple lecture des déclarations de celui-ci contenues dans les procès-verbaux des auditions (Dan, précité, § 33, et Lazu, précité, § 40).

43. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour note que la compétence de la juridiction de recours n’était pas limitée aux seules questions de droit. En effet, elle a observé dans des affaires similaires que la procédure applicable dans le cadre de l’exercice de cette voie de recours était une procédure complète qui suivait les mêmes règles qu’une procédure au fond, et que la juridiction de recours pouvait soit confirmer l’acquittement prononcé par l’instance inférieure, soit déclarer l’intéressé coupable au terme d’une appréciation complète de sa culpabilité ou de son innocence, en administrant le cas échéant de nouveaux moyens de preuve (Dănilă c. Roumanie, no 53897/00, § 38, 8 mars 2007, et Găitănaru, précité, § 30). En outre, les aspects que la Haute Cour a dû analyser afin de se prononcer sur la culpabilité du requérant avaient un caractère essentiellement factuel, car il s’agissait d’apprécier si celui-ci avait bien déposé des photographies dans des boîtes aux lettres ou envoyé des messages électroniques (voir, mutatis mutandis, Găitănaru, précité, § 30, et, a contrario, Leş c. Roumanie (déc.) [comité], no 28841/09, § 20, 13 septembre 2016).

44. En l’espèce, la Cour note que la relaxe initiale du requérant par la cour d’appel a eu lieu après l’audition de plusieurs témoins. Elle relève que cette juridiction a considéré que les témoignages, parmi lesquels ceux de Y, de Z et des locataires de l’immeuble où habitait la mère de Y, ainsi que les autres éléments de preuve figurant au dossier, étaient insuffisants pour déterminer la culpabilité du requérant (paragraphe 23 ci-dessus). Elle observe que, pour substituer une condamnation à la relaxe prononcée par la cour d’appel, les juges de la Haute Cour ne disposaient d’aucune donnée nouvelle et qu’ils se sont exclusivement fondés sur les pièces du dossier, y compris sur les témoignages faits devant le parquet et en première instance. En effet, c’est sur la seule base des dépositions écrites recueillies par le parquet et des notes d’audience de la juridiction de première instance relatant les déclarations des témoins que la Haute Cour a analysé les témoignages et conclu au caractère sincère et suffisant de certains d’entre eux pour fonder un verdict de culpabilité. La Cour note que la haute juridiction a, par exemple, écarté la déposition du témoin Z faite devant la cour d’appel et considéré que celle qu’il avait faite devant le parquet était crédible (paragraphe 28 ci-dessus). Elle observe de plus que la Haute Cour a considéré que les déclarations des certains témoins, qui avaient indiqué avoir trouvé des photographies obscènes dans leurs boîtes aux lettres le 14 avril 2010 (paragraphe 28 ci-dessus), étaient crédibles et utiles, alors que la première juridiction avait souligné le caractère contradictoire desdites déclarations (paragraphe 23 ci-dessus).

45. De l’avis de la Cour, la Haute Cour s’est en l’espèce bel et bien livrée à une nouvelle interprétation des témoignages, et ce sans procéder à l’audition des témoins en question. Sans doute appartenait-il à la juridiction de recours d’apprécier les diverses données recueillies. Il n’en demeure pas moins que le requérant a été reconnu coupable sur la base des témoignages que les premiers juges avaient estimé insuffisants pour le condamner du chef de diffusion de matériaux obscènes. Dans ces conditions, l’omission par la Haute Cour d’entendre ces témoins avant de déclarer l’intéressé coupable a sensiblement réduit les droits de la défense (voir, mutatis mutandis, Destrehem c. France, no 56651/00, § 45, 18 mai 2004 ; Marcos Barrios c. Espagne, no 17122/07, §§ 40-41, 21 septembre 2010; et Lacadena Calero c. Espagne, no 23002/07, § 49, 22 novembre 2011).

46. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que la condamnation du requérant pour diffusion de matériaux obscènes dans les boîtes aux lettres des voisins de la mère de Y, prononcée en l’absence d’une nouvelle audition des témoins, alors que la juridiction inférieure avait estimé que les éléments constitutifs de cette infraction n’étaient pas réunis, est contraire aux exigences d’un procès équitable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

47. Partant, il y a eu violation de cette disposition.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

48. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

49. Le requérant réclame 217 863, 75 lei roumains (RON) (soit environ 49 000 euros (EUR)) ainsi que 145 242, 5 RON (soit environ 33 000 EUR) par an à compter de la perte de sa qualité de notaire au titre du préjudice matériel qu’il estime avoir subi. Il expose que la première somme correspond aux revenus non perçus en sa qualité de notaire jusqu’au 1er novembre 2013, et que la deuxième somme représente le revenu annuel non perçu après la date précitée. À l’appui de sa demande, le requérant fournit un rapport d’expertise comptable. Il sollicite en outre l’octroi de 19 652 EUR au titre du préjudice moral qu’il aurait subi en raison des effets de sa condamnation pénale sur sa réputation, de l’impossibilité d’exercer le métier de notaire ou tout autre métier juridique, de la perte de sa clientèle et de son étude notariale, de la dépréciation de ses qualités professionnelles et de l’intrusion du SRI dans sa vie privée.

50. Le Gouvernement considère que le montant réclamé par le requérant pour dommage matériel n’a aucun lien avec l’objet de la présente affaire. Pour ce qui est du dommage moral, il soutient que la demande du requérant n’est pas fondée. En outre, il estime que le montant sollicité est excessif. En revanche, il considère que le constat de violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante. Enfin, selon lui, la réouverture du procès pénal en vertu des dispositions du code de procédure pénale représente un moyen approprié de redresser l’éventuelle violation constatée.

51. La Cour estime que le requérant n’a pas démontré l’existence d’un lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel qu’il allègue.

52. En outre, la Cour considère que, dans les circonstances de la cause, le constat d’un manquement aux exigences de l’article 6 fournit au requérant une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi.

53. Enfin, elle rappelle que lorsqu’un particulier, comme en l’espèce, a été condamné à l’issue d’une procédure entachée de manquements aux exigences de l’article 6 de la Convention, un nouveau procès ou une réouverture de la procédure à la demande de l’intéressé représente en principe un moyen approprié de remédier à la violation constatée (voir Gençel c. Turquie, no 53431/99, § 27, 23 octobre 2003, et récemment, Moreira Ferreira c. Portugal (no 2) [GC], no 19867/12, §§ 48-50, 11 juillet 2017). À cet égard, elle note que l’article 465 du nouveau code de procédure pénale, entré en vigueur le 1er février 2014, permet la révision d’un procès sur le plan interne lorsque la Cour a constaté la violation des droits et libertés fondamentaux d’un requérant (Moinescu, précité, § 48).

B. Frais et dépens

54. Le requérant demande également 7 558, 12 EUR et 243, 73 RON pour les frais et dépens qu’il dit avoir engagés devant les juridictions internes et devant la Cour. Il expose que les sommes précitées correspondent aux honoraires d’avocat pour les procédures pénales devant les juridictions internes, pour la procédure tendant à l’annulation du décret par lequel il a été rayé de l’ordre des notaires (paragraphe 31 ci-dessus) et pour la procédure devant la Cour. Elles englobent également les frais de justice, les frais d’hébergement à Bucarest et de transport afin de participer aux audiences des tribunaux et pour comparaître devant le parquet, les frais de traduction et de correspondance et l’expertise comptable produite devant la Cour (paragraphe 49 ci-dessus).

55. Le Gouvernement rétorque que, s’agissant des frais engagés pour la procédure pénale interne, toute partie doit engager des dépens, indépendamment d’une éventuelle violation de la Convention. Il argue en outre que les frais allégués par le requérant pour son hébergement à Bucarest ne sont pas étayés et qu’il ne peut être établi de lien entre les factures de carburant produites par le requérant et la procédure interne. Il considère également qu’il n’y a pas de lien de causalité entre les frais que le requérant dit avoir engagés dans la procédure tendant à l’annulation du décret le rayant de l’ordre des notaires et la violation de la Convention. Il conteste de surcroît l’utilité du rapport d’expertise comptable fourni par le requérant. Enfin, en ce qui concerne les honoraires d’avocat pour la procédure devant la Cour, le Gouvernement indique que l’avocat n’a pas produit de récapitulatif de ses heures de travail.

56. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 186, 23 avril 2015). Compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 2 300 EUR pour la procédure devant la Cour et l’accorde au requérant.

C. Intérêts moratoires

57. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

3. Dit que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant ;

4. Dit :

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 2 300 EUR (deux mille trois cents euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 24 avril 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Marialena TsirliGanna Yudkivska
GreffièrePrésidente


Synthèse
Formation : Cour (quatriÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-182453
Date de la décision : 24/04/2018
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure pénale;Article 6-1 - Procès équitable)

Parties
Demandeurs : OVIDIU CRISTIAN STOICA
Défendeurs : ROUMANIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : STOICA M.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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