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27/03/2018 | CEDH | N°001-181853

CEDH | CEDH, AFFAIRE ŞEHMUS EKİNCİ c. TURQUIE, 2018, 001-181853


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ŞEHMUS EKİNCİ c. TURQUIE

(Requête no 15930/11)

ARRÊT

STRASBOURG

27 mars 2018

DÉFINITIF

27/06/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Şehmus Ekinci c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,


Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 mars 2018,

Rend...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ŞEHMUS EKİNCİ c. TURQUIE

(Requête no 15930/11)

ARRÊT

STRASBOURG

27 mars 2018

DÉFINITIF

27/06/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Şehmus Ekinci c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 mars 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 15930/11) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Şehmus Ekinci (« le requérant »), a saisi la Cour le 8 décembre 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me F. Aydınkaya, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Invoquant les articles 6 et 8 de la Convention, le requérant se plaignait d’avoir été obligé de faire le service militaire obligatoire alors que, selon lui, il n’était pas apte à le faire en raison des problèmes psychiatriques dont il souffrait. Il dénonçait en outre le manque d’indépendance et d’impartialité de la Haute Cour administrative militaire (« la Haute Cour »), laquelle avait examiné son recours en indemnisation.

4. Le 19 septembre 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1983 et réside à Batman.

6. Selon les rapports médicaux de l’hôpital universitaire de la faculté de médecine de Dicle datés du 1er novembre 2001, du 8 janvier 2002 et du 2 septembre 2004, le requérant était atteint de troubles psychotiques.

7. Le rapport médical du 23 novembre 2006 dressé par l’hôpital public de Batman évaluait le taux de handicap de l’intéressé à 70 % en raison de la schizophrénie de type catatonique dont il souffrait.

8. C’est dans ces circonstances que le recensement concernant le contingent auquel le requérant était rattaché pour l’accomplissement du service militaire obligatoire eut lieu, en 2008.

9. Le 15 février 2008, le requérant fut soumis à la procédure habituelle d’examen médical, préalable à toute incorporation. Celle-ci comprenait entre autres un examen psychologique. Le requérant informa les autorités de ses problèmes psychiatriques. Le psychiatre de l’hôpital militaire de Diyarbakır estima que le requérant présentait effectivement un trouble psychotique. Il nota dans son rapport que le requérant souffrait d’une « phase psychotique aiguë unique en rémission à la suite de la prise de médicaments » et décida que l’intéressé était apte à faire le service militaire mais qu’il ne pouvait pas le faire en tant que commando. Il ajouta que le requérant devait continuer à prendre ses médicaments, dont les noms étaient précisés dans le rapport, régulièrement et à titre préventif pendant son service militaire.

10. Par une lettre du 18 février 2008, le requérant saisit l’administration militaire d’une contestation de la décision susmentionnée. Il s’exprimait notamment en ces termes :

« Je suis suivi depuis dix ans pour des troubles psychotiques et, depuis quatre ans, pour des troubles bipolaires. Je vous soumets les rapports médicaux ci-joints me concernant émanant de l’hôpital universitaire de la faculté de médecine de Dicle. Le médecin de l’hôpital militaire de Diyarbakır a estimé que j’étais apte à faire le service militaire. Or il ressort des dossiers médicaux que j’ai trois maladies [psychiatriques] (la psychose (axe 1 [trouble majeur clinique]), le trouble affectif bipolaire et la schizophrénie de type catatonique). Je fais donc opposition à la décision de l’hôpital militaire de Diyarbakır. Je souhaite être examiné dans un autre hôpital militaire. »

11. L’administration militaire ne donna pas une suite favorable à cette demande.

12. Le 21 février 2008, le requérant commença sa formation militaire à Antalya.

13. Le 4 mars 2008, il fut transféré à l’hôpital militaire d’Isparta puis à l’hôpital militaire d’Etimesgut à Ankara.

14. Le 14 mars 2008, un rapport médical fut établi par l’hôpital militaire d’Etimesgut. Les médecins diagnostiquèrent chez le requérant un trouble psychotique et décidèrent d’une suspension de son service militaire pendant deux mois. Ils lui prescrivirent également un traitement médicamenteux.

15. À l’issue des deux mois, le requérant retourna dans sa caserne.

16. Le 5 juin 2008, il fut de nouveau transféré à l’hôpital militaire d’Isparta. Les médecins décidèrent une nouvelle fois d’une suspension de son service militaire, cette fois d’une durée de trois mois, pour trouble psychotique. Ils recommandèrent au requérant de continuer à prendre son traitement médicamenteux de manière régulière.

17. À l’issue des trois mois, le requérant retourna dans sa caserne.

18. À une date non précisée dans le dossier, l’intéressé se rendit à l’hôpital militaire Mevki d’İzmir pour un contrôle. Dans un rapport du 22 octobre 2008, les médecins de cet hôpital décidèrent du transfert de l’intéressé vers la clinique psychiatrique de l’hôpital militaire GATA à Istanbul. Le transfert eut lieu le 25 octobre 2008 et le requérant fut hospitalisé. À compter de cette date, il ne retourna plus dans sa caserne.

19. Le 1er décembre 2008, les médecins de l’hôpital militaire GATA décidèrent de suspendre le service militaire de l’appelé pendant un mois.

Le rapport se lisait comme suit dans ses parties pertinentes en l’espèce :

« À son arrivée à l’hôpital, le patient n’avait pas les idées claires et ses propos n’étaient pas cohérents. Il n’a pas été possible de communiquer avec lui.

L’entretien avec ses parents et les rapports médicaux permettent de comprendre que l’intéressé souffre de troubles psychotiques diagnostiqués il y a dix ans et que, depuis quatre ans, il est bipolaire. Après son intégration dans l’armée, le suivi de son traitement a été perturbé. Il a été transféré dans différents hôpitaux militaires pour son comportement incompréhensible et les propos incohérents qu’il aurait tenus dans la caserne.

Le rapport de ses supérieurs daté du 20 octobre 2008 indique que l’appelé est distant, froid et a une attitude agressive. Il a des comportements bizarres. Il est méfiant. Il ne s’entend pas avec ses camarades. Il n’arrive pas à accomplir les tâches qu’on lui confie. Il crée un malaise au sein de l’armée.

Le traitement médicamenteux antipsychotique administré dans notre hôpital a eu des effets positifs. Il est moins désorienté dans son comportement et ses pensées. Il est plus sociable et coopère davantage.

Une nouvelle consultation a eu lieu. Le patient est debout. Il fait son âge. Il n’est pas suffisamment soigné. Il ne s’intéresse pas suffisamment à ce qui se passe autour de lui. Il fait des gestes bizarres. Il parle davantage [par rapport à la consultation précédente]. Sa voix est diminuée. Il n’est pas sociable. Il est difficile de communiquer avec lui. Il dit dormir peu. Il dit manger peu. Il est rapidement perturbé. Il est atteint d’amnésie. Il est désorienté. Son intelligence clinique est suffisante. Sa capacité de jugement est insuffisante. Il a des idées chaotiques.

Diagnostic : troubles psychotiques.

Décision : suspension du service militaire pendant un mois.

Traitement : prise des médicaments [listés] ci-après de manière régulière (...) »

20. Du 20 au 25 décembre 2008, le requérant fut hospitalisé à l’hôpital militaire de Diyarbakır. Un rapport médical fut dressé par les psychiatres, qui notèrent notamment ce qui suit :

« Le patient dit ne pas avoir de doléances.

L’examen médical permet de comprendre que la maladie [psychiatrique] du patient continue de progresser et qu’elle est devenue chronique.

Diagnostic : troubles psychotiques chroniques.

Décision : suivi du traitement médicamenteux.

Traitement : prise des médicaments [listés] ci-après de manière régulière (...) et suivi psychiatrique recommandé »

21. Le psychiatre ayant examiné le requérant le 15 février 2008 lors de son incorporation dans l’armée rendit également un avis médical. Il estima que l’intéressé avait des antécédents de troubles bipolaires mais que cette maladie n’était pas répertoriée de manière spécifique comme une maladie à part dans la liste des maladies ou invalidités du règlement des forces armées turques sur l’aptitude au service militaire du point de vue de la santé. Il dit avoir noté qu’il s’agissait de troubles psychotiques mais expliqua que, lors de la consultation, la maladie de l’appelé n’était pas dans sa phase active. Le requérant étant en rémission à la suite de la prise de médicaments, il avait considéré que celui-ci était apte à faire le service militaire. Il ajouta que l’évolution de la maladie du requérant avait eu pour conséquence de le rendre inapte au service militaire.

22. Le 8 avril 2009, les médecins de l’hôpital militaire GATA décidèrent que le requérant était inapte à faire le service militaire depuis le 25 décembre 2008 en raison des troubles psychotiques chroniques dont il souffrait.

23. Le requérant saisit, par l’intermédiaire de son avocat, le ministère de la Défense d’une demande de dommages et intérêts pour avoir été obligé de faire le service militaire alors qu’il n’était pas, selon lui, apte à le faire.

24. L’administration garda le silence, ce qui valait rejet implicite de la demande. Le requérant saisit alors la Haute Cour d’une action de plein contentieux contre le ministère de la Défense.

25. Dans ses observations en réponse, l’administration se défendit en indiquant que le requérant n’était pas dans la phase active de sa maladie lors de la procédure habituelle d’examen médical, qu’il était en rémission grâce à la prise de médicaments, qu’il était par conséquent apte à faire le service militaire mais qu’il ne pouvait pas le faire en tant que commando, qu’on lui avait prescrit des médicaments à prendre pendant son service militaire à titre préventif et qu’il avait été suivi tout au long de l’accomplissement dudit service. Elle ajouta que la maladie du requérant était devenue chronique lors de l’accomplissement du service militaire par ce dernier, qu’il était ainsi devenu inapte à le faire et qu’il en avait donc été exempté.

26. La Haute Cour débouta le requérant. Elle considéra que l’examen médical préalable à son incorporation avait permis d’établir que l’intéressé était apte à accomplir son service militaire. Elle exposa que la maladie dont le requérant souffrait n’était pas chronique au moment de l’examen médical et que l’intéressé était en rémission grâce à la prise d’un traitement médicamenteux. Elle observa que, au regard de l’évolution de sa maladie, le requérant avait par la suite été déclaré inapte au service militaire. Elle conclut que, en l’absence de l’illégalité de l’acte administratif attaqué, la responsabilité de l’administration ne pouvait être engagée.

27. L’un des cinq juges rédigea une opinion dissidente dans laquelle il indiquait qu’il aurait fallu ordonner une expertise médicale avant de statuer sur le fond de l’affaire afin de savoir si la maladie du requérant qui l’avait rendu inapte au service militaire existait ou non lors de l’incorporation de ce dernier dans l’armée.

28. Le 27 juillet 2010, la Haute Cour rejeta le recours en rectification de l’arrêt formé par le requérant.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

29. À l’époque des faits, l’article 5 du règlement des forces armées turques sur l’aptitude au service militaire du point de vue de la santé (TSK Sağlık Yeteneği Yönetmeliği) disposait ce qui suit :

« Avant de rejoindre l’armée, les appelés subissent un examen médical, effectué par deux médecins. La consultation est pratiquée de la manière suivante :

1) L’inspection : observation de l’état physique et psychiatrique du patient.

Constitution : taille, poids, périmètre du thorax en inspiration et en expiration du patient.

Examen physique : tension artérielle et fréquence des pouls du patient.

2) À l’issue de l’examen, ceux dont l’état nécessite qu’ils soient placés en observation médicale ainsi que ceux au sujet desquels aucune décision n’a pu être prise dans l’immédiat sont transférés à l’hôpital militaire le plus proche. »

30. Par ailleurs, selon ce même règlement, dans le cas où une maladie ou une invalidité était constatée chez un appelé, des mesures d’ajournement du service ou de congé étaient prises.

31. Les maladies ou invalidités en question étaient mentionnées dans une liste annexée au règlement (Hastalık ve Arızalar Listesi) dont les articles 15 à 18 visaient les différentes formes de défaillances psychologiques ou psychiatriques, dont les psychoses, et opéraient notamment une distinction entre les psychoses aiguës et les psychoses chroniques.

32. S’agissant du mécanisme prévu pour la protection de l’intégrité physique et psychique des appelés, la Cour renvoie à son arrêt Abdullah Yılmaz c. Turquie (no 21899/02, §§ 32-39, 17 juin 2008).

33. En ce qui concerne la législation concernant la Haute Cour administrative militaire et la composition de cette instance, la Cour renvoie à son arrêt Tanışma c. Turquie (no 32219/05, §§ 29-50, 17 novembre 2015).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

34. Invoquant l’article 8 de la Convention, le requérant soutient que, malgré ses problèmes psychiatriques attestés par plusieurs rapports médicaux, il a été obligé d’accomplir son service militaire pendant près d’un an dans des conditions difficiles, de lourdes tâches lui ayant selon lui été confiées, ce qui aurait eu pour conséquence de détériorer son état de santé. Il allègue que cette situation a emporté violation de l’article 8 de la Convention. À cet égard, il se plaint que les appelés qui font part de leurs problèmes psychologiques ne sont pas pris au sérieux et sont considérés comme des citoyens qui tentent d’échapper à leur obligation militaire et qu’ils ne sont pas, en tout état de cause, soumis à des examens adéquats.

35. Le Gouvernement conteste cette thèse. Il indique que le requérant a été déclaré apte à faire le service militaire à l’issue d’une consultation psychologique adaptée et que, dès que les autorités se sont rendu compte que la maladie dont il souffrait avait évolué, celles-ci ont pris toutes les mesures nécessaires pour le protéger. Selon lui, le requérant a été hospitalisé, un traitement médicamenteux lui a été prescrit et une suspension de son service militaire a été décidée avant que, eu égard à la persistance de sa maladie, devenue par la suite chronique, l’intéressé ne soit finalement déclaré inapte au service militaire. Le Gouvernement précise à cet égard que le requérant n’est plus jamais retourné dans sa caserne à partir du 25 octobre 2008 et qu’il a été soigné dans des hôpitaux militaires. Il estime que, dans ces circonstances, il n’y a pas eu d’atteinte à l’intégrité morale et physique du requérant et que ce grief est dépourvu de fondement.

36. Les dispositions de l’article 8 de la Convention se lisent comme suit :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

37. La Cour rappelle que, lorsqu’un État décide d’appeler de simples citoyens sous les drapeaux, le cadre législatif et administratif doit être renforcé de manière à comprendre une réglementation adaptée au niveau du risque qui pourrait en résulter pour la vie et/ou l’intégrité physique, notamment du fait de la nature de certaines activités et missions militaires (Lütfi Demirci et autres c. Turquie, no 28809/05, § 31, 2 mars 2010).

38. En effet, dans le domaine du service militaire obligatoire, il est exigé qu’il soit mis en place – par les instances de santé concernées de l’armée – des mesures réglementaires propres à assurer la protection des appelés (Álvarez Ramón c. Espagne (déc.), no 51192/99, 3 juillet 2001), étant entendu que les actes et omissions du corps médical militaire à cet égard peuvent, dans certaines circonstances, engager leur responsabilité.

39. La Cour a donc pour tâche de déterminer si, dans les circonstances de l’espèce, l’État a pris toutes les mesures requises pour protéger le requérant pendant l’accomplissement de son service militaire obligatoire.

40. Elle considère que les autorités militaires devaient s’assurer que l’appelé était médicalement apte à supporter les conditions inhérentes à l’unité et au lieu de son affectation militaire.

41. À cet égard, compte tenu des éléments dont elle dispose, la Cour observe en premier lieu que le requérant a été soumis à la procédure habituelle d’examen médical réglementée en termes généraux par l’article 5 du règlement des forces armées turques sur l’aptitude au service militaire du point de vue de la santé (paragraphe 29 ci-dessus) avant de commencer son entraînement militaire et qu’il a été considéré par le psychiatre de l’hôpital militaire de Diyarbakır comme apte à accomplir son service militaire (paragraphe 9 ci-dessus).

42. Elle constate ensuite que, au moment de sa mobilisation, le requérant a informé les autorités qu’il avait des problèmes psychiatriques. Eu égard aux dispositions régissant l’aptitude psychique des appelés (paragraphe 31 ci-dessus), elle estime qu’il s’agissait là de déclarations qui, considérées dans leur ensemble avec les renseignements déjà disponibles au sujet des antécédents de l’intéressé, étaient suffisantes pour justifier ne serait-ce que la vérification de sa capacité d’adaptation à la vie militaire et, du même coup, l’examen de la question de savoir si et dans quelle mesure son état était susceptible d’entraîner un risque pour son intégrité physique et psychique.

43. Sur ce point, la Cour relève que le psychiatre de l’hôpital militaire de Diyarbakır avait bien pris en considération l’état de santé du requérant en prenant le soin de mentionner que celui-ci avait des antécédents médicaux, à savoir des troubles psychotiques aigus, qu’il était en rémission grâce à un traitement médicamenteux et que son état de santé, s’il n’était pas de nature à le dispenser de faire le service militaire en tant que simple soldat, l’empêchait de le faire en tant que commando. Elle observe que le psychiatre avait également noté que l’appelé devait continuer à suivre son traitement de manière préventive.

44. Dans les circonstances de la cause, la Cour ne saurait accorder de poids à l’allégation du requérant selon laquelle les appelés qui font part de leurs problèmes psychologiques ne sont pas soumis à des examens adéquats (paragraphe 34 ci-dessus). D’ailleurs, elle relève que c’est bien grâce aux procédures médicales mises en place que les autorités ont pu prendre connaissance de l’évolution de la maladie du requérant. À cet égard, aucun manque de bonne volonté ne saurait être reproché aux autorités militaires, lesquelles ont réagi correctement et suffisamment rapidement une fois que les problèmes de comportement du requérant ont été identifiés. L’hospitalisation de l’intéressé, la mise en place d’un traitement médicamenteux et d’un suivi médical régulier ainsi que les suspensions de son service militaire sont autant d’éléments qui dénotent sans doute aucun le sérieux dont ont fait preuve les autorités militaires.

45. La Cour observe que, dès lors que les médecins ont estimé que le requérant ne pouvait continuer à faire le service militaire, celui-ci en a été exempté. Aussi considère-t-elle que, en l’espèce, contrairement à l’allégation du requérant à cet égard, l’application du cadre réglementaire existant n’a pas été défaillante quant à l’établissement et au suivi, par le corps médical militaire, de son aptitude psychique avant et après son intégration dans l’armée.

46. Dès lors, il n’y a pas eu d’atteinte à l’intégrité physique et morale du requérant au sens de l’article 8 de la Convention. Les circonstances de la cause ne sont pas donc de nature à entraîner la responsabilité de l’État défendeur au sens de la disposition susmentionnée. Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

47. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, le requérant se plaint également d’un manque d’indépendance et d’impartialité des juges de la Haute Cour.

48. La Cour indique qu’elle a déjà examiné un grief identique dans son arrêt de principe Tanışma c. Turquie (no 32219/05, 17 novembre 2015), et qu’elle a conclu à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention au motif que les officiers de carrière siégeant au sein de la Haute Cour ne bénéficiaient pas des garanties d’indépendance adéquates (Tanışma, précité, §§ 76-84, et Sürer c. Turquie, no 20184/06, §§ 45-46, 31 mai 2016). En l’espèce, la Cour ne relève aucun élément ou argument qui la conduirait à s’écarter de cette conclusion.

49. Elle déclare donc ce grief recevable et conclut à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

50. Bien que le Gouvernement ait été appelé à répondre à la question de savoir si les circonstances de la cause ont emporté violation de l’article 3 de la Convention, il ressort de l’examen du dossier que le requérant n’a pas soulevé un tel grief, même en substance.

51. Il s’ensuit qu’aucune question ne se pose sous l’angle de cette disposition.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

52. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

53. Le requérant réclame 54 994 livres turques (TRY), soit environ 13 750 euros (EUR) pour préjudice matériel. Il sollicite en outre 200 000 TRY, soit environ 50 000 EUR, pour préjudice moral. Il demande également 22 300 TRY, soit 5 575 EUR au titre des frais et dépens qu’il dit avoir engagés. À titre de justificatifs, il présente le barème de référence des honoraires d’avocats du barreau d’Istanbul et fournit un reçu relatif aux frais de traduction.

54. Le Gouvernement conteste ces prétentions, qu’il juge excessives et infondées.

55. La Cour rappelle qu’elle a conclu en l’espèce à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention eu égard à la composition de la Haute Cour.

En ce qui concerne le dommage matériel, elle réitère sa jurisprudence selon laquelle elle ne saurait spéculer sur le résultat auquel les procédures incriminées auraient abouti si elles avaient respecté la Convention (Tanışma, précité, § 88). Par conséquent, elle rejette la demande relative au dommage matériel.

Quant au dommage moral, compte tenu de la nature de la violation, la Cour, statuant en équité, accorde 1 500 EUR au requérant.

Pour ce qui est des frais et dépens, selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable d’accorder au requérant 500 EUR à ce titre.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques, au taux applicable à la date du règlement :

i. 1 500 EUR (mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

ii. 500 EUR (cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 mars 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-181853
Date de la décision : 27/03/2018
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure civile;Article 6-1 - Tribunal indépendant)

Parties
Demandeurs : ŞEHMUS EKİNCİ
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : AYDINKAYA F.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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