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20/03/2018 | CEDH | N°001-181827

CEDH | CEDH, AFFAIRE ŞAHİN ALPAY c. TURQUIE, 2018, 001-181827


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ŞAHİN ALPAY c. TURQUIE

(Requête no 16538/17)

ARRÊT

STRASBOURG

20 mars 2018

DÉFINITIF

20/06/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Şahin Alpay c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Ledi Bianku,
Nebojša Vučinić,
Valeriu Griţco,
J

on Fridrik Kjølbro, juges,
Ergin Ergül, juge ad hoc,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 20 février...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ŞAHİN ALPAY c. TURQUIE

(Requête no 16538/17)

ARRÊT

STRASBOURG

20 mars 2018

DÉFINITIF

20/06/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Şahin Alpay c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Ledi Bianku,
Nebojša Vučinić,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
Ergin Ergül, juge ad hoc,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 20 février 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 16538/17) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Şahin Alpay (« le requérant »), a saisi la Cour le 28 février 2017 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me F. Çağıl, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant alléguait en particulier que sa mise en détention provisoire avait emporté violation des articles 5, 10 et 18 de la Convention.

4. Le 3 mars 2017, la Cour a décidé de traiter l’affaire en priorité (article 41 du règlement de la Cour).

5. Le 13 juin 2017, les griefs tirés de l’article 5 §§ 1, 3, 4 et 5 et des articles 10 et 18 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus.

6. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire.

7. Le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe (« le Commissaire aux droits de l’homme ») a exercé son droit de prendre part à la procédure et a présenté des observations écrites (article 36 § 3 de la Convention et article 44 § 2 du règlement de la Cour).

8. Des observations écrites ont également été adressées à la Cour par le Rapporteur spécial sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression des Nations-Unies (« le Rapporteur spécial ») ainsi que par les organisations non-gouvernementales suivantes, lesquelles ont agi conjointement : ARTICLE 19, l’Association des journalistes européens, le Comité pour la protection des journalistes, le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias, la Fédération européenne des journalistes, Human Rights Watch, Index on Censorship, la Fédération internationale des journalistes, l’International Press Institute, PEN International, et Reporters Sans Frontières (« les organisations non‑gouvernementales intervenantes »). Le président de la section avait autorisé le Rapporteur spécial et les organisations en question à intervenir en vertu des articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement de la Cour.

9. Tant le Gouvernement que le requérant ont répondu aux observations des parties intervenantes.

10. Par un courrier du 18 janvier 2018, le requérant a informé la Cour que la Cour constitutionnelle avait rendu son arrêt relatif à son recours individuel et que la cour d’assises d’Istanbul avait rejeté sa demande de libération malgré le constat de violation de la haute juridiction. Par une lettre du 19 janvier 2018, la Cour a invité le Gouvernement à soumettre ses commentaires à ce sujet. Le 29 janvier 2018, le Gouvernement a envoyé ses observations additionnelles.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

11. Le requérant est né en 1944. Il est actuellement détenu à Istanbul.

A. Le parcours professionnel du requérant

12. Le requérant est un journaliste qui travaillait depuis 2002 pour le journal Zaman, un quotidien considéré comme l’organe principal de publication du réseau « guleniste » et fermé à la suite de l’adoption du décret-loi no 668, promulgué le 27 juillet 2016, dans le cadre de l’état d’urgence (voir les paragraphes 14-18 ci-dessous). Depuis 2001, il donnait également des cours de politique comparée et d’histoire politique de la Turquie au sein d’une université privée à Istanbul.

13. Au cours des dernières années ayant précédé la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, le requérant était connu pour son point de vue critique concernant les politiques du gouvernement en place.

B. La tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 et la déclaration d’état d’urgence

14. Dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016, un groupe de personnes appartenant aux forces armées turques, dénommé « le Conseil de la paix dans le pays », fit une tentative de coup d’État militaire afin de renverser le parlement, le gouvernement et le président de la République démocratiquement élus.

15. Durant la tentative de coup d’État, les soldats contrôlés par les putschistes bombardèrent plusieurs bâtiments stratégiques de l’État, y compris le Parlement et le complexe présidentiel, attaquèrent l’hôtel où se trouvait le président de la République, prirent en otage le chef d’état-major, attaquèrent des stations de télévision et tirèrent sur des manifestants. Au cours de cette nuit marquée par des violences, plus de 300 personnes furent tuées et plus de 2 500 personnes furent blessées.

16. Au lendemain de la tentative de coup d’État militaire, les autorités nationales accusèrent le réseau de Fetullah Gülen, un citoyen turc résidant en Pennsylvanie (États-Unis d’Amérique), considéré comme étant le chef présumé d’une organisation terroriste appelée FETÖ/PDY (« Organisation terroriste guleniste / Structure d’État parallèle »). Par la suite, plusieurs enquêtes pénales furent engagées par les parquets compétents contre des membres présumés de cette organisation.

17. Le 20 juillet 2016, le gouvernement déclara l’état d’urgence pour une période de trois mois à partir du 21 juillet 2016, état d’urgence qui fut ensuite prolongé de trois mois en trois mois par le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République, plus récemment à partir du 19 janvier 2018.

18. Le 21 juillet 2016, les autorités turques notifièrent au Secrétaire général du Conseil de l’Europe une dérogation à la Convention au titre de l’article 15.

C. L’arrestation et la mise en détention provisoire du requérant

19. Dans le cadre de l’une des enquêtes engagées contre des membres présumés du FETÖ/PDY, le 27 juillet 2016, le requérant, soupçonné d’appartenance à ladite organisation terroriste, fut arrêté à son domicile, à Istanbul, et placé en garde à vue.

20. Le 30 juillet 2016, le requérant, assisté par son avocat, fut interrogé à la direction de la sûreté d’Istanbul. Au cours de son audition, le requérant nia appartenir à une organisation illégale. Le même jour, le procureur de la République d’Istanbul demanda au juge compétent de placer le requérant en détention provisoire pour appartenance à une organisation illégale.

21. Toujours le même jour, plusieurs personnes, responsables et chroniqueurs du quotidien Zaman, dont le requérant, furent traduites devant le 4e juge de paix d’Istanbul. Celui-ci interrogea le requérant sur les faits qui lui étaient reprochés et sur les accusations portées à son encontre. Le requérant indiqua qu’il avait commencé à travailler à Zaman pour pouvoir exprimer ses opinions ; qu’il était pour un système démocratique correspondant aux standards européens ; qu’il était une personne laïque ; qu’il avait pris conscience de la menace causée par le mouvement de Fetullah Gülen seulement après la tentative de coup d’État militaire du 15 juillet 2016 et qu’il était contre toute atteinte à la démocratie.

22. À l’issue de l’audience, le juge, considérant le contenu des articles rédigés par le requérant – lesquels, selon lui, faisaient l’apologie de l’organisation terroriste en question même après le 17 décembre 2013 –, ordonna la mise en détention provisoire de l’intéressé. Il nota à cet égard que, bien qu’une action pénale eût été engagé à l’encontre de E.D. (le rédacteur en chef du Zaman) avant la tentative de coup d’État militaire, le requérant continua à travailler au sein de ce journal et de la structure des médias de cette organisation. Dans sa motivation relative à la mise en détention provisoire de l’intéressé, le juge tint compte des éléments suivants : l’existence de forts soupçons pesant sur le requérant ; la nature de l’infraction en cause et le fait que celle-ci figurait parmi les infractions énumérées à l’article 100 § 3 du code de procédure pénale (CPP) – à savoir les infractions dites « cataloguées », pour lesquelles, en cas de fortes présomptions, la détention provisoire de la personne soupçonnée était réputée justifiée – ; le risque de fuite ; l’état et le risque de détérioration des éléments de preuve ; et le risque que des mesures alternatives à la détention fussent insuffisantes pour assurer la participation de l’intéressé à la procédure pénale.

23. Le 5 août 2016, le requérant forma opposition contre l’ordonnance de mise en détention provisoire prise à son encontre. Il soutenait qu’il n’y avait pas de raison justifiant son placement en détention provisoire. En outre, il affirmait que son état de santé n’était pas compatible avec ses conditions de maintien en prison. Par une décision du 8 août 2016, le 5e juge de paix d’Istanbul rejeta l’opposition formée par l’intéressé.

24. Le 17 octobre 2016, le requérant forma un nouveau recours afin d’obtenir sa libération. Par une décision rendue le 19 octobre 2016, le 10e juge de paix d’Istanbul rejeta ce recours. Pour ce faire, il indiqua notamment qu’il était un fait établi qu’afin de préparer le terrain pour des coups d’État militaires, les putschistes avaient besoin de créer la perception que les dirigeants du pays sont des dictateurs. Selon lui, les articles rédigés par le requérant, lesquels accusent le président de la République d’être un dictateur qui devrait quitter le pouvoir, contribuèrent à cette propagande.

25. Le 10 avril 2017, le parquet d’Istanbul déposa devant la cour d’assises d’Istanbul un acte d’accusation contre plusieurs personnes, dont le requérant, qui étaient soupçonnées de faire partie du réseau de médias du FETÖ/PDY et auxquelles il reprochait principalement, sur le fondement des articles 309, 311 et 312 du code pénal (CP) combinés avec l’article 220 § 6 du même code, d’avoir tenté de renverser l’ordre constitutionnel, la Grande Assemblée nationale de Turquie et le gouvernement par la force et la violence, et d’avoir commis des infractions au nom d’une organisation terroriste sans être membre de cette dernière. Il requit la condamnation de ces personnes, dont le requérant, trois fois à la réclusion à perpétuité aggravée et à une peine d’emprisonnement allant jusqu’à quinze ans. Comme éléments de preuve, il présenta six articles rédigés par le requérant en 2013 et en 2014.

26. Le procureur de la République soutenait que les articles rédigés par le requérant et par d’autres personnes accusées dans le cadre de la même procédure pénale engagée contre les responsables des médias du FETÖ/PDY ne pouvaient pas être considérés comme l’expression, de la part de leurs auteurs, d’une opposition ou de critiques envers le gouvernement. S’agissant du requérant, il estimait que les expressions utilisées par ce dernier avaient dépassé les limites de la liberté de la presse dans la mesure où elles avaient porté atteinte aux droits des autorités officielles et où elles menaçaient la paix sociale et l’ordre public. Selon le procureur de la République, le requérant, dans ses articles, n’avait pas hésité à inciter à un éventuel coup d’État militaire et, en résumé, il avait rempli des fonctions servant les intérêts de l’organisation terroriste en question.

27. Durant la procédure pénale, le requérant nia avoir commis une quelconque infraction pénale.

28. La procédure pénale est actuellement pendante devant la 13e cour d’assises d’Istanbul.

D. Le recours individuel devant la Cour constitutionnelle

29. Le 8 septembre 2016, le requérant saisit la Cour constitutionnelle d’un recours individuel. Il se plaignait d’avoir été mis en détention provisoire pour ses articles et dénonçait à cet égard une violation de son droit à la liberté et à la sûreté et de son droit à la liberté d’expression et de la presse. Le requérant soutenait également que son état de santé n’était pas compatible avec ses conditions de maintien en prison dans la mesure où il souffrait d’une hypertrophie bénigne de la prostate, d’une hyperlipidémie, d’une hyperuricémie, d’un goitre multinodulaire et d’une apnée du sommeil. Il demandait à cet égard à la Cour constitutionnelle d’indiquer une mesure provisoire alternative à la détention, lui permettant de bénéficier d’une mise en liberté provisoire.

30. Par une décision du 26 octobre 2016, la Cour constitutionnelle rejeta l’application d’une telle mesure provisoire. Pour ce faire, elle considéra d’abord que le requérant avait régulièrement été surveillé quant à l’évolution de son état de santé, et ce dès son placement en détention provisoire, et qu’il existait un hôpital d’État au sein de l’établissement pénitentiaire où il séjournait. À cet égard, elle nota que, le 4 octobre 2016, l’intéressé, à la suite d’une demande faite en ce sens par lui la veille, avait été examiné à la prison par un médecin traitant et avait ensuite été transféré au service d’urologie de l’hôpital d’État, qu’il avait été soumis à un examen médical au sein de ce service le 20 octobre 2016 et que le rendez-vous suivant avait été fixé au 22 mars 2017. Dans ces conditions, la Cour constitutionnelle estima que le maintien en détention provisoire du requérant ne constituait pas, à ce moment-là, un danger pour la vie ou la santé de ce dernier. Elle précisa en outre qu’il serait loisible au requérant, en cas de changement dans son état de santé ou ses conditions de détention, de la saisir à nouveau d’une demande de mesure provisoire en vue d’obtenir sa remise en liberté.

31. Le 11 janvier 2018, la Cour constitutionnelle rendit son arrêt (no 2016/16092), par lequel elle décida, par onze voix contre six, qu’il y avait eu violation du droit à la liberté et à la sûreté et de la liberté d’expression et de la presse.

32. S’agissant du grief relatif à la légalité de la détention provisoire subie par le requérant, la Cour constitutionnelle constata d’abord qu’il y avait parmi les éléments de preuve sur le fondement desquels l’intéressé avait été mis en détention provisoire : i) un article intitulé « Comme si c’était une guerre de religion » (« Din Savaşıymış ») paru le 21 décembre 2013 ; ii) un article intitulé « Le président ne doit pas rester spectateur » (« Cumhurbaşkanı Seyirci Kalamaz ») paru le 24 décembre 2013 ; iii) un article intitulé « Entre Erdoğan et l’Occident » (« Erdoğan ile Batı Arasında ») publié le 28 décembre 2013 ; iv) un article intitulé « Eh bien, tant le crime que le châtiment sont individuels » (« Evet Suç da Ceza da Şahsidir ») paru le 8 février 2014 ; v) un article intitulé « Cette nation n’a pas de tête vide » (« Bu Millet Bidon Kafalı Değildir ») paru le 1er mars 2014 ; et vi) un article intitulé « La solution est un gouvernement sans Erdoğan » (« Çıkar Yol Erdoğan’sız Hükûmet ») paru le 29 mars 2014. Après avoir examiné le contenu de ces éléments, la Cour constitutionnelle estima que les articles en question traitaient essentiellement les sujets liés aux enquêtes pénales de « 17-25 décembre [2013] ». Le requérant y avait précisé ses opinions selon lesquelles les membres du Gouvernement dont les noms étaient impliqués à ladite enquête pénale devraient être traduits devant la justice et qu’il incombait au président de la République et aux dirigeants du parti au pouvoir d’agir à cet effet. Il soutenait que la réaction du Gouvernement contre cette enquête était injuste. La Cour constitutionnelle constata également que le requérant avait écrit que, si l’enquête litigieuse était menée sur l’ordre des membres présumés du FETÖ/PDY, il fallait également mener une enquête pénale contre ces personnes. Cependant, il soutenait qu’il n’était pas juste d’accuser tous les membres du mouvement guleniste. La Cour constitutionnelle nota en outre que dans les articles en question, le requérant n’avait pas défendu que le Gouvernement devrait être renversé par la force. Au contraire, il avait affirmé que le parti au pouvoir allait perdre dans les prochaines élections. Selon la Cour constitutionnelle, il ressortait également de son article paru un jour avant la tentative de coup d’État militaire qu’il était contre les coups d’États. Elle considéra que le requérant avait exprimé, sur un sujet d’actualité, ses opinions qui étaient similaires à celles des dirigeants de l’opposition. D’après elle, les autorités chargées de l’enquête n’avaient pas pu démontrer l’existence d’une base factuelle à même de laisser penser que le requérant agissait conformément aux objectifs du FETÖ/PDY. Elle ajouta que le fait que le requérant ait exprimé son point de vue dans le Zaman ne saurait être considéré suffisant à lui seul pour croire que le requérant était au courant des buts de ladite organisation. Par conséquent, elle conclut que « la forte indication qu’une infraction a[vait] été commise » n’était pas suffisamment démontrée en l’espèce. Ensuite, la Cour constitutionnelle examina s’il y avait eu violation du droit à la liberté et à la sûreté eu égard à l’article 15 de la Constitution (prévoyant la suspension de l’exercice des droits et libertés fondamentaux en cas de guerre, de mobilisation générale, d’état de siège ou d’état d’urgence). À cet égard, elle constata d’abord que la Constitution permettait, en cas d’état d’urgence, de prendre des mesures contraires aux garanties découlant de son article 19 dans la mesure requise par la situation. Elle estima cependant que si l’on acceptait que les personnes pussent être mises en détention provisoire sans qu’il y eût une forte indication qu’elles avaient commis une infraction, les garanties du droit à la liberté et à la sûreté perdraient tout leur sens. Elle décida donc que la détention provisoire subie par le requérant était hors de proportion avec les strictes exigences de la situation et que le droit à la liberté et à la sûreté de l’intéressé, tel que protégé par l’article 19 § 3 de la Constitution, avait été violé.

33. Ensuite, s’agissant du grief relatif à la liberté d’expression et de la presse, la Cour constitutionnelle releva que la mesure de mise et de maintien en détention provisoire du requérant pour ses articles s’analysait en une ingérence dans l’exercice de ce droit. Prenant en considération ses constats relatifs à la légalité de la détention provisoire, la Cour constitutionnelle estima qu’une telle mesure, lourde de conséquences puisque résultant en une privation de liberté, ne pouvait pas être considérée comme une ingérence nécessaire et proportionnée dans une société démocratique. Elle nota aussi que la motivation des décisions ordonnant la mise et le maintien en détention provisoire du requérant ne permettait pas clairement de déterminer si cette mesure répondait à un besoin social impérieux ou bien en quoi elle était nécessaire. Enfin, elle estima qu’il était évident que la mise en détention provisoire du requérant pour autant qu’elle n’était fondée sur aucun élément concret autre que les articles de l’intéressé pouvait avoir un effet dissuasif sur la liberté d’expression et de la presse (voir le paragraphe 140 de l’arrêt de la Cour constitutionnelle). En ce qui concernait l’application de l’article 15 de la Constitution, elle se référa à ses constats relatifs à la légalité de la détention provisoire (figurant aux paragraphes 108-110 de l’arrêt de la Cour constitutionnelle – paragraphe 32 ci-dessus) et dit qu’il y avait également eu violation de la liberté d’expression et de la presse au sens des articles 26 et 28 de la Constitution.

34. À l’égard du grief du requérant tiré de l’incompatibilité de ses conditions de détention avec le respect de la dignité humaine, la Cour constitutionnelle, considérant que le requérant avait accès au traitement nécessité par son état de santé au sein de l’établissement pénitentiaire, déclara ce grief irrecevable pour défaut manifeste de fondement.

35. Le requérant ne présenta aucune demande d’indemnité au titre du préjudice moral. Par conséquent, la Cour constitutionnelle n’octroya aucune somme à ce titre. Le requérant, sans préciser le montant, réclama une somme au titre du préjudice matériel qu’il estimait avoir subi. À cet égard, la Cour constitutionnelle n’aperçut pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage allégué et rejeta cette demande. Elle estima néanmoins qu’il y avait lieu d’octroyer au requérant 2 219,50 livres turques (TRY) (environ 500 euros (EUR)) au titre des frais et dépens.

36. Le requérant se trouvant toujours en détention provisoire à la date du prononcé de l’arrêt, la Cour constitutionnelle décida de notifier ce dernier à la 13e cour d’assises d’Istanbul pour que celle-ci fît « le nécessaire ».

E. La réaction des cours d’assises d’Istanbul à l’arrêt de la Cour constitutionnelle

37. Le 11 janvier 2018, l’avocat du requérant forma une demande devant la 13e cour d’assises d’Istanbul afin d’obtenir la remise en liberté de son client.

38. Le même jour, la 13e cour d’assises d’Istanbul rejeta cette demande au motif qu’elle n’avait pas encore reçu la notification officielle de l’arrêt de la Cour constitutionnelle.

39. Le 12 janvier 2018, la 13e cour d’assises d’Istanbul, après avoir observé que l’arrêt de la Cour constitutionnelle avait été publié sur son site internet, examina d’office la question relative à la détention provisoire du requérant. Indiquant que l’examen au fond d’un recours individuel introduit devant la haute juridiction constitutionnelle contre une décision judiciaire consistait à établir s’il y a eu ou non violation des droits fondamentaux et à définir les mesures appropriées permettant de mettre fin à une violation, et indiquant également que les moyens de cassation ne pouvaient être examinés par la Cour constitutionnelle dans le cadre d’un tel recours, elle estima que cette dernière n’avait pas de compétence à évaluer les preuves contenues dans le dossier. À cet égard, elle nota que l’arrêt no 2016/16092 de la Cour constitutionnelle n’était pas conforme à la loi et constituait une usurpation de pouvoir (görev gasbı). S’agissant de l’effet des arrêts de la Cour constitutionnelle, elle ajouta que seuls les arrêts conformes à la Constitution et à la loi devraient être considérés comme définitifs et contraignants. Elle nota en outre qu’il était possible de donner davantage de raisonnement pour justifier le maintien en détention provisoire du requérant et qu’il existait suffisamment de preuves à l’encontre de l’intéressé dans le dossier pour le faire. Cependant, aux yeux de la cour d’assises, cela risquerait de constituer un préjugement (ihsas-ı rey) dans la mesure où l’explication détaillée des motifs justifiant le maintien en détention pourrait être considérée comme l’expression des juges de leurs opinions avant de statuer sur le bien-fondé d’une affaire. Par conséquent, elle releva qu’il était impossible d’accepter l’arrêt de la Cour constitutionnelle. Enfin, rappelant que l’arrêt litigieux était une usurpation de pouvoir, elle estima, par deux voix contre une, qu’il n’y avait pas lieu à décider sur la détention provisoire du requérant.

40. Le juge minoritaire releva dans son opinion dissidente qu’il était d’accord avec les constats de la majorité selon lesquels l’arrêt de la Cour constitutionnelle n’était pas conforme à la loi. Cependant, notant que les arrêts rendus par la Cour constitutionnelle étaient définitifs et qu’ils liaient la cour d’assises, il estima qu’il fallait ordonner la remise en liberté de l’intéressé.

41. Le 12 janvier 2018, l’intéressé forma une opposition pour obtenir sa remise en liberté.

42. Par une décision rendue le 15 janvier 2018, la 14e cour d’assises d’Istanbul, à l’unanimité, rejeta le recours du requérant essentiellement pour les mêmes motifs que la 13e cour d’assises.

43. Le 1er février 2018, le requérant saisit la Cour constitutionnelle d’un nouveau recours individuel. Invoquant les articles 5, 6 et 18 de la Convention, il se plaignait essentiellement de son maintien en détention provisoire malgré l’arrêt du 11 janvier 2018 rendu par la Cour constitutionnelle.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Les dispositions pertinentes de la Constitution

44. L’article 11 de la Constitution est ainsi libellé :

« Les dispositions de la Constitution sont des principes juridiques fondamentaux qui lient les organes du législatif, de l’exécutif et du judiciaire, les autorités administratives et toutes les autres institutions et personnes. Les lois ne peuvent pas être contraires à la Constitution. »

45. L’article 15 de la Constitution se lit comme suit :

« En cas de guerre, de mobilisation générale, d’état de siège ou d’état d’urgence, l’exercice des droits et libertés fondamentaux peut être partiellement ou totalement suspendu ou des mesures contraires aux garanties dont la Constitution les assortit peuvent être arrêtées, dans la mesure requise par la situation et à condition de ne pas violer les obligations découlant du droit international.

Même dans les cas énumérés à l’alinéa premier, on ne peut porter atteinte ni au droit de l’individu à la vie, sous réserve des décès qui résultent d’actes conformes au droit de la guerre, ni au droit à l’intégrité physique et spirituelle, ni à la liberté de religion, de conscience et de pensée ou à la règle qui interdit qu’une personne puisse être contrainte de révéler ses convictions ou blâmée ou accusée en raison de celles-ci, ni aux règles de la non rétroactivité des peines et de la présomption d’innocence de l’accusé jusqu’à sa condamnation définitive. »

46. L’article 19 de la Constitution se lit ainsi en ses parties pertinentes en l’espèce :

« Chacun jouit de la liberté et de la sécurité individuelles.

(...)

Les personnes contre lesquelles existent de sérieuses présomptions de culpabilité ne peuvent être détenues qu’en vertu d’une décision du juge et en vue d’empêcher leur évasion ou la destruction ou l’altération des preuves ou encore dans d’autres cas prévus par la loi qui rendent également leur détention nécessaire. Il ne peut être procédé à aucune arrestation sans décision judiciaire sauf en cas de flagrant délit ou dans les cas où un retard serait préjudiciable ; les conditions en seront indiquées par la loi.

(...) »

47. Les alinéas 1 et 2 de l’article 26 de la Constitution se lisent ainsi :

« Chacun possède le droit d’exprimer, individuellement ou collectivement, sa pensée et ses opinions et de les propager oralement, par écrit, par l’image ou par d’autres voies. Cette liberté comprend également la faculté de recevoir ou de communiquer des idées ou des informations en dehors de toute intervention des autorités officielles. La disposition de cet alinéa ne fait pas obstacle à l’instauration d’un régime d’autorisation en ce qui concerne les émissions par radio, télévision, cinéma ou autres moyens similaires.

L’exercice de ces libertés peut être limité dans le but de préserver la sécurité nationale, l’ordre public, la sécurité publique, les caractéristiques fondamentales de la République et l’intégrité indivisible de l’État relativement à son territoire et à la nation, de prévenir les infractions, de punir les délinquants, d’empêcher la divulgation des informations qui sont reconnues comme des secrets d’État, de préserver l’honneur et les droits ainsi que la vie privée et familiale d’autrui et le secret professionnel prévu par la loi, et d’assurer un exercice de la fonction juridictionnelle conforme à sa finalité. »

48. L’article 28 de la Constitution se lit ainsi en ses parties pertinentes en l’espèce :

« La presse est libre et ne peut être censurée. (...)

L’État prend les mesures propres à assurer la liberté de la presse et celle de l’information. Les articles 26 et 27 de la Constitution s’appliquent en matière de limitation de la liberté de la presse.

(...) »

49. L’article 90 § 5 de la Constitution est libellé comme suit :

« Les conventions internationales dûment mises en vigueur ont force de loi. Elles ne peuvent pas faire l’objet d’un recours en inconstitutionnalité devant la Cour constitutionnelle. En cas de conflit entre les conventions internationales relatives aux droits et libertés fondamentaux dûment mises en vigueur et les lois, les dispositions pertinentes des conventions internationales prévalent. »

50. L’article 153 §§ 1 et 6 de la Constitution se lit ainsi :

« Les décisions de la Cour constitutionnelle sont définitives. Les décisions relatives à l’annulation de ne peuvent être rendues publiques avant que leurs motifs aient été rédigés.

(...)

Les décisions de la Cour constitutionnelle sont immédiatement publiées au Journal officiel et lient les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire ainsi que les autorités administratives et les personnes physiques et morales. »

B. La loi no 6216 relative à l’établissement de la Cour constitutionnelle et aux règles de procédure devant celle‑ci

51. L’article 45 §§ 1 et 2 de la loi no 6216 est ainsi rédigé :

« 1) Toute personne s’estimant lésée par la puissance publique dans l’un de ses droits et libertés fondamentaux protégés par la Constitution et garantis par la Convention européenne des droits de l’homme et les Protocoles que la Turquie a ratifiés peut former un recours devant la Cour constitutionnelle.

2) Le recours individuel ne peut être introduit qu’après l’épuisement des voies de recours administratives et judiciaires prévues par la loi pour l’acte, la voie de fait ou la négligence dénoncés. »

52. L’article 50 §§ 1 et 2 de la loi no 6216 est ainsi libellé :

« 1) Au terme de l’examen au fond, une décision est rendue sur la violation ou la non-violation d’un droit de l’auteur du recours. Si une décision de violation a été rendue, les mesures à prendre pour mettre fin à la violation et en effacer les conséquences sont précisées dans le dispositif. Il ne peut être procédé à un examen d’opportunité d’un acte administratif et une décision de nature à constituer un tel acte ne peut être rendue.

« 2) Lorsque la violation constatée découle d’une décision judiciaire, le dossier est renvoyé au tribunal compétent pour une réouverture de la procédure en vue de mettre fin à la violation et d’en effacer les conséquences. Dans les cas où il n’y a pas d’intérêt juridique à rouvrir la procédure, l’auteur du recours peut se voir octroyer une indemnité ou être invité à entamer une procédure devant les tribunaux compétents. Le tribunal chargé de rouvrir la procédure rend sa décision, dans la mesure du possible sur dossier, en vue de remédier à la violation constatée par la Cour constitutionnelle dans sa décision et d’effacer les conséquences de ladite violation. »

C. Les dispositions pertinentes du code pénal (« CP »)

53. L’article 309 § 1 du CP est ainsi libellé :

« Quiconque tente de renverser l’ordre constitutionnel prévu par la Constitution de la République de Turquie par la force et la violence ou de mettre en place un autre ordre en lieu de celui-ci ou d’empêcher partiellement ou totalement de facto la mise en place de cet ordre sera condamné à la réclusion à perpétuité aggravée. »

54. L’article 311 § 1 du CP se lit ainsi :

« Quiconque tente de renverser la Grande Assemblée nationale de Turquie par la force et la violence ou de l’empêcher partiellement ou totalement d’exercer ses fonctions sera condamné à la réclusion à perpétuité aggravée. »

55. L’article 312 § 1 du CP est ainsi rédigé :

« Quiconque tente de renverser le gouvernement de la République de Turquie par la force et la violence ou de l’empêcher partiellement ou totalement d’exercer ses fonctions sera condamné à la réclusion à perpétuité aggravée. »

56. Par ailleurs, l’article 220 § 6 du CP, qui réprime la commission d’infraction au nom d’une organisation illégale, se lit ainsi :

« Toute personne qui commet un crime au nom d’une organisation [illégale] sera également condamnée pour appartenance à cette organisation, même si elle n’est pas membre de l’organisation. »

57. Quant à l’article 314 §§ 1 et 2 du CP, qui prévoit le délit d’appartenance à une organisation illégale, il se lit comme suit :

« 1. Quiconque constitue ou dirige une organisation en vue de commettre les infractions énoncées aux quatrième et cinquième sections du présent chapitre sera condamné à une peine de dix à quinze ans d’emprisonnement.

2. Tout membre d’une organisation telle que mentionnée au premier alinéa sera condamné à une peine de cinq à dix ans d’emprisonnement. »

D. Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale (« CPP »)

58. La détention provisoire est régie par les articles 100 et suivants du CPP. D’après l’article 100 de ce code, une personne peut être placée en détention provisoire lorsqu’il existe des éléments factuels permettant de la soupçonner fortement d’avoir commis une infraction et lorsque son placement en détention est justifié par l’un des motifs énumérés dans cette disposition, à savoir : la fuite ou le risque de fuite du suspect, et le risque que celui-ci dissimule ou altère des preuves ou influence des témoins. Pour certains crimes, notamment les crimes contre la sécurité de l’État et l’ordre constitutionnel, l’existence de forts soupçons pesant sur la personne suffit à justifier le placement en détention provisoire.

59. L’article 101 du CPP dispose que la détention provisoire est ordonnée au stade de l’instruction par un juge de paix à la demande du procureur de la République et au stade du jugement par le tribunal compétent, d’office ou à la demande du procureur. Les décisions concernant le placement et le maintien en détention provisoire peuvent faire l’objet d’une opposition devant un autre juge de paix ou devant un autre tribunal. Les décisions y relatives doivent être motivées en droit et en fait.

60. Aux termes de l’article 108 du CPP, au cours de la phase d’instruction, un juge de paix doit examiner la question relative à la détention provisoire d’une personne à des intervalles réguliers ne pouvant excéder 30 jours. En même temps, le détenu peut également déposer une demande afin d’obtenir sa remise en liberté. Au stade du procès, la détention provisoire est examinée par le tribunal compétent à l’issue de chaque audience et en tout cas dans un délai ne pouvant excéder 30 jours.

61. L’article 141 § 1 a) et d) du CPP est ainsi libellé :

« Peut demander réparation de ses préjudices (...) à l’État, toute personne (...) :

a. qui a été arrêtée, placée ou maintenue en détention dans des conditions et circonstances non conformes aux lois ;

(...)

d. qui, même régulièrement placée en détention provisoire au cours de l’enquête ou du procès, n’est pas traduite dans un délai raisonnable devant l’autorité de jugement et concernant laquelle une décision sur le fond n’est pas rendue dans ce même délai ;

(...) »

62. L’article 142 § 1 du même code se lit comme suit :

« La demande d’indemnisation peut être présentée dans les trois mois suivant la notification à l’intéressé du caractère définitif de la décision ou du jugement et dans tous les cas de figure dans l’année suivant la date à laquelle la décision ou le jugement sont devenus définitifs. »

63. Selon la jurisprudence de la Cour de cassation, il n’est pas nécessaire d’attendre une décision définitive sur le fond de l’affaire pour se prononcer sur les demandes d’indemnisation introduites en application de l’article 141 du CPP en raison de la durée excessive d’une détention provisoire (décisions du 16 juin 2015 E. 2014/21585 – K. 2015/10868 et E. 2014/6167 – K. 2015/10867).

E. La jurisprudence de la Cour constitutionnelle

64. Dans ses décisions du 4 août 2016 (no 2016/12) relative au licenciement de deux membres de la Cour constitutionnelle et du 20 juin 2017, Aydın Yavuz et autres (no 2016/22169), relative à la mise en détention provisoire d’une personne, la Cour constitutionnelle a fourni des informations et une évaluation, entre autres, sur la tentative de coup d’État militaire et ses conséquences. Elle y a examiné en détail les faits à l’origine de la déclaration de l’état d’urgence d’un point de vue constitutionnel. À la suite de cet examen, la Cour constitutionnelle a considéré que la tentative de coup d’État militaire était une attaque claire et grave contre les principes constitutionnels selon lesquels la souveraineté appartient sans conditions et réserves à la nation qui l’exerce par l’intermédiaire des organes habilités et que nul individu ou organe ne pouvait exercer une compétence étatique qui ne trouve pas sa source dans la Constitution, de même que les principes de démocratie, de l’État de droit et des droits de l’homme. D’après la Cour constitutionnelle, la tentative de coup d’État militaire a révélé d’une manière concrète la sévérité des menaces contre l’ordre constitutionnel démocratique et les droits de l’homme. Après avoir résumé les attaques survenues durant la nuit de 15 et 16 juillet 2016, elle a souligné que, afin de pouvoir évaluer la gravité de la menace causée par un coup d’État militaire, il fallait prendre en compte également les risques qui auraient pu se présenter dans le cas où la tentative de coup d’État militaire n’aurait pas été évitée. Elle a considéré que le fait que cette tentative ait eu lieu à une époque où la Turquie subissait de violentes attaques de la part de nombreuses organisations terroristes rendait le pays encore plus vulnérable et augmentait considérablement la gravité de la menace contre la vie et l’existence de la nation. La Cour constitutionnelle a noté que, dans certains cas, il peut être impossible pour un État d’éliminer les menaces contre son ordre constitutionnel démocratique, les droits fondamentaux et la sécurité nationale par le biais des procédures administratives ordinaires. Elle a estimé qu’il pourrait dès lors être nécessaire d’imposer des procédures administratives extraordinaires, telles que le régime d’état d’urgence jusqu’à ce que ces menaces soient éliminées. Considérant les menaces causées par la tentative de coup d’État militaire du 15 juillet 2016, la Cour constitutionnelle a accepté le pouvoir du Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République, de promulguer des décrets-lois sur les sujets qui rendent la déclaration de l’état d’urgence nécessaire. Dans ce contexte, la Cour constitutionnelle a également appuyé sur le fait que l’état d’urgence était un régime légal provisoire, dans lequel toute ingérence aux droits fondamentaux doit être prévisible et dont le but est le retour au régime ordinaire pour garantir les droits fondamentaux.

III. LA NOTIFICATION DE DÉROGATION DE LA TURQUIE

65. Le 21 juillet 2016, le Représentant permanent de la Turquie auprès du Conseil de l’Europe a transmis au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe la notification de dérogation suivante :

« [Traduction]

Je communique la notification suivante du Gouvernement de la République de Turquie.

Le 15 juillet 2016, une tentative de coup d’État de grande envergure a été organisée dans la République de Turquie pour renverser le gouvernement démocratiquement élu et l’ordre constitutionnel. Cette tentative ignoble a été déjouée par l’État turc et des personnes agissant dans l’unité et la solidarité. La tentative de coup d’État et ses conséquences ainsi que d’autres actes terroristes ont posé de graves dangers pour la sécurité et l’ordre public, constituant une menace pour la vie de la nation au sens de l’article 15 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales.

La République de Turquie prend les mesures nécessaires prévues par la loi, conformément à la législation nationale et à ses obligations internationales. Dans ce contexte, le 20 juillet 2016, le Gouvernement de la République de Turquie a déclaré un état d’urgence pour une durée de trois mois, conformément à la Constitution (article 120) et la Loi no 2935 sur l’état d’urgence (article 3/1 b). (...)

La décision a été publiée au Journal Officiel et approuvée par la Grande Assemblée Nationale turque le 21 juillet 2016. Ainsi, l’état d’urgence prend effet à compter de cette date. Dans ce processus, les mesures prises peuvent impliquer une dérogation aux obligations découlant de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, admissible à l’article 15 de la Convention.

Je voudrais donc souligner que cette lettre constitue une information aux fins de l’article 15 de la Convention. Le Gouvernement de la République de Turquie vous gardera, Monsieur le Secrétaire Général, pleinement informé des mesures prises à cet effet. Le Gouvernement vous informera lorsque les mesures ont cessé de s’appliquer.

(...) »

EN DROIT

I. QUESTION PRÉLIMINAIRE SUR LA DÉROGATION DE LA TURQUIE

66. Le Gouvernement tient à indiquer en premier lieu qu’il convient d’examiner tous les griefs du requérant en ayant à l’esprit la dérogation notifiée le 21 juillet 2016 au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe au titre de l’article 15 de la Convention, aux termes duquel :

« 1. En cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation, toute Haute Partie Contractante peut prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la présente Convention, dans la stricte mesure où la situation l’exige et à la condition que ces mesures ne soient pas en contradiction avec les autres obligations découlant du droit international.

2. La disposition précédente n’autorise aucune dérogation à l’article 2, sauf pour le cas de décès résultant d’actes licites de guerre, et aux articles 3, 4 (paragraphe 1) et 7.

3. Toute Haute Partie Contractante qui exerce ce droit de dérogation tient le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe pleinement informé des mesures prises et des motifs qui les ont inspirées. Elle doit également informer le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe de la date à laquelle ces mesures ont cessé d’être en vigueur et les dispositions de la Convention reçoivent de nouveau pleine application. »

A. Les arguments des parties

67. Le Gouvernement estime que, ayant usé de son droit de dérogation à la Convention, la Turquie n’a pas enfreint les dispositions de cette dernière. Dans ce contexte, il dit qu’il y avait un danger public menaçant la vie de la nation en raison des risques engendrés par la tentative de coup d’État militaire et que les mesures prises par les autorités nationales en réponse à ce danger étaient strictement exigées par la situation.

68. Le requérant soutient que la notification de dérogation ne peut pas être interprétée d’une manière qui va permettre à limiter ses droits et libertés pour les articles qu’il avait rédigés bien avant la tentative de coup d’État militaire.

69. Le Commissaire aux droits de l’homme n’a pas émis de commentaires au sujet de la notification de la dérogation à la Convention lors de son intervention.

70. Le Rapporteur spécial indique que, si les circonstances justifiant la déclaration de l’état d’urgence cessent d’exister, il ne sera pas possible de limiter les droits des personnes dans le contexte de la dérogation susmentionnée.

71. Quant aux organisations non gouvernementales intervenantes, elles soutiennent que le Gouvernement n’a pas pu démontrer l’existence actuelle d’un danger public menaçant la vie de la nation. De plus, elles affirment que la mise et le maintien en détention provisoire du requérant ne peuvent pas être considérés comme strictement exigés par la situation.

B. L’appréciation de la Cour

72. La Cour estime qu’il se pose dès lors la question de savoir si les conditions énumérées à l’article 15 de la Convention pour l’exercice du droit exceptionnel de dérogation étaient réunies dans la présente espèce.

73. À ce sujet, la Cour note tout d’abord que la notification de dérogation de la Turquie, indiquant que l’état d’urgence a été déclaré pour répondre à la menace causée pour la vie de la nation par les graves dangers posés par la tentative de coup d’État militaire ainsi que d’autres actes terroristes, ne mentionne pas explicitement quels articles de la Convention feront l’objet d’une dérogation. Au lieu de cela, elle annonce simplement que « les mesures prises peuvent impliquer une dérogation aux obligations découlant de la Convention ». Néanmoins, la Cour observe qu’aucune des parties n’a contesté que la notification de dérogation de la Turquie remplissait la condition formelle de l’article 15 § 3 de la Convention, à savoir tenir le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe pleinement informé des mesures prises par dérogation à la Convention et des raisons les justifiant. Elle est dès lors prête à accepter que cette condition formelle a été respectée.

74. La Cour note ensuite que, en vertu de l’article 15 de la Convention, toute Haute Partie contractante a le droit, en cas de guerre ou de danger public menaçant la vie de la nation, de prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la Convention à l’exception de celles visées au paragraphe 2 de cette disposition, à la condition que ces mesures soient strictement proportionnées aux exigences de la situation et qu’elles ne soient pas en contradiction avec les autres obligations découlant du droit international (Lawless c. Irlande (no 3), 1er juillet 1961, § 22, série A no 3).

75. La Cour rappelle qu’il incombe à chaque État contractant, responsable de « la vie de [sa] nation », de déterminer si un « danger public » menace celle-ci et, dans l’affirmative, jusqu’où il faut aller pour essayer de le dissiper (A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, § 173, CEDH 2009). En contact direct et constant avec les forces vives de leurs pays et les réalités pressantes du moment, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur la présence de pareil danger, comme sur la nature et l’étendue des dérogations nécessaires pour le conjurer. Par conséquent, en la matière, la marge d’appréciation laissée aux autorités nationales est large. À cet égard, la Cour souligne que les États ne jouissent pas pour autant d’un pouvoir illimité en ce domaine. La marge nationale d’appréciation s’accompagne d’un contrôle européen (Brannigan et McBride c. Royaume-Uni, 26 mai 1993, § 43, série A no 258‑B).

76. En l’occurrence, la Cour prend note de la position du Gouvernement qui soutient que la tentative de coup d’État militaire et ses conséquences ont posé de graves dangers pour l’ordre constitutionnel démocratique et les droits de l’homme, constituant une menace pour la vie de la nation au sens de l’article 15 de la Convention, ainsi que du fait que la partie requérante ne conteste pas cette appréciation.

77. La Cour observe que la Cour constitutionnelle, après avoir examiné les faits à l’origine de la déclaration de l’état d’urgence d’un point de vue constitutionnel, a conclu que la tentative de coup d’État militaire avait créé une menace grave contre la vie et l’existence de la nation (voir le paragraphe 64 ci-dessus). À la lumière des considérations de la Cour constitutionnelle, ainsi que de l’ensemble des éléments dont elle dispose, la Cour estime également que la tentative de coup d’État militaire a révélé l’existence d’un « danger public menaçant la vie de la nation » au sens de la Convention.

78. En ce qui concerne le point de savoir si les mesures prises en l’espèce l’ont été dans la stricte mesure que la situation exigeait et en conformité avec les autres obligations découlant du droit international, la Cour estime qu’un examen sur le fond des griefs du requérant – auquel elle se livrera ci-après – est nécessaire.

II. SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES SOULEVÉES PAR LE GOUVERNEMENT

79. Le Gouvernement soulève deux exceptions de non-épuisement des voies de recours internes.

A. Sur l’exception tirée du non-exercice du recours en indemnisation

80. S’agissant des griefs du requérant relatifs à sa détention provisoire, le Gouvernement indique que l’intéressé avait à sa disposition le recours en indemnisation prévu par l’article 141 § 1 a) et d) du CPP. Il estime que le requérant pouvait, et aurait dû, introduire une action en indemnisation sur le fondement de la disposition susmentionnée.

81. Le requérant conteste la thèse du Gouvernement. Il soutient en particulier qu’une action en indemnisation ne présentait aucune perspective raisonnable de succès quant à l’obtention de sa remise en liberté.

82. La Cour rappelle qu’un recours visant la légalité d’une privation de liberté en cours doit, pour être effectif, offrir à son auteur une perspective de cessation de la privation de liberté contestée (Gavril Yossifov c. Bulgarie, no 74012/01, § 40, 6 novembre 2008, et Mustafa Avci c. Turquie, no 39322/12, § 60, 23 mai 2017). Or, elle constate que le recours prévu par l’article 141 du CPP n’est pas une voie de droit susceptible de pouvoir mettre fin à la détention provisoire du requérant.

83. Partant, la Cour conclut que l’exception soulevée par le Gouvernement à cet égard doit être rejetée.

B. Sur l’exception tirée du non-épuisement du recours individuel devant la Cour constitutionnelle

84. Le Gouvernement, qui se réfère principalement aux conclusions de la Cour dans ses décisions Uzun ((déc.), no 10755/13, 30 avril 2013) et Mercan c. Turquie ((déc.), no 56511/16, 8 novembre 2016), reproche au requérant de ne pas avoir épuisé le recours individuel devant la Cour constitutionnelle.

85. Le requérant réfute l’argument du Gouvernement.

86. La Cour rappelle que l’obligation pour le requérant d’épuiser les voies de recours internes s’apprécie en principe à la date d’introduction de la requête devant la Cour (Baumann c. France, no 33592/96, § 47, CEDH 2001‑V (extraits)). Néanmoins, la Cour tolère que le dernier échelon d’un recours soit atteint après le dépôt de la requête mais avant qu’elle ne se prononce sur la recevabilité de celle-ci (Karoussiotis c. Portugal, no 23205/08, § 57, CEDH 2011 (extraits), Stanka Mirković et autres c. Monténégro, nos 33781/15 et 3 autres, § 48, 7 mars 2017, et Azzolina et autres c. Italie, nos 28923/09 et 67599/10, § 105, 26 octobre 2017).

87. La Cour observe que le 8 septembre 2016, le requérant a introduit un recours individuel devant la Cour constitutionnelle, qui a rendu son arrêt sur le fond le 11 janvier 2018 (voir les paragraphes 29 et 31 ci-dessus).

88. Par conséquent, la Cour rejette également cette exception soulevée par le Gouvernement.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 §§ 1 ET 3 DE LA CONVENTION

89. Le requérant dénonce sa mise et son maintien en détention provisoire en ce qu’ils auraient été arbitraires. Il allègue qu’il n’existait aucun élément de preuve quant à l’existence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale rendant nécessaire son placement en détention provisoire. Il se plaint aussi de son maintien en détention provisoire en dépit du constat de violation de son droit à la liberté et à la sûreté opéré par la Cour constitutionnelle dans son arrêt du 11 janvier 2018. Il dénonce également la durée de sa détention provisoire, qu’il qualifie d’excessive et soutient que les décisions judiciaires ayant ordonné sa mise et son maintien en détention provisoire n’étaient pas suffisamment motivées. Il se plaint à ces égards d’une violation de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention, ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

(...)

c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;

(...)

3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »

90. Le Gouvernement conteste cette thèse.

A. Les arguments des parties

1. Le Gouvernement

91. Le Gouvernement, se référant aux principes tirés de la jurisprudence de la Cour en la matière (Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, série A no 28, Murray c. Royaume-Uni, 28 octobre 1994, série A no 300‑A, et İpek et autres c. Turquie, nos 17019/02 et 30070/02, 3 février 2009), déclare d’abord que le requérant a été arrêté et placé en détention provisoire lors d’une enquête pénale engagée dans le cadre de la lutte contre une organisation terroriste dont les membres se seraient infiltrés au sein des institutions de l’État, ainsi que des médias.

92. Le Gouvernement soutient que, eu égard au contenu des articles susmentionnés rédigés par le requérant, il était objectivement possible de parvenir à la conviction qu’il existait des raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis les infractions reprochées. Il ajoute que, compte tenu des éléments de preuve concrets obtenus lors de l’enquête, une procédure pénale a été engagée à l’encontre de plusieurs personnes, dont le requérant, laquelle est actuellement en cours devant la cour d’assises d’Istanbul.

93. Enfin, le Gouvernement estime que les griefs du requérant doivent être appréciés en tenant compte de la notification de dérogation du 21 juillet 2016 au titre de l’article 15 de la Convention.

2. Le requérant

94. Le requérant soutient qu’il n’existait aucun fait ni aucune information susceptibles de persuader un observateur objectif qu’il avait commis les infractions reprochées. Il soutient que les articles présentés par le procureur de la République et par le Gouvernement pour justifier sa mise en détention provisoire relèvent de sa liberté d’expression.

95. En outre, le requérant indique que nonobstant l’arrêt final et contraignant de la Cour constitutionnelle par lequel cette dernière a constaté une violation de son droit à la liberté et à la sûreté et de la liberté d’expression et de la presse, la cour d’assises d’Istanbul continue à le maintenir en détention provisoire. En conséquence, par un courrier du 18 janvier 2018, il se plaint également du fait que son recours constitutionnel n’ait pas conduit à sa remise en liberté.

3. Les tiers intervenants

a) Le Commissaire aux droits de l’homme

96. Le Commissaire aux droits de l’homme souligne que le recours excessif à la mesure de détention est un problème de longue date en Turquie. Il note à cet égard que deux cent dix journalistes ont été mis en détention provisoire durant l’état d’urgence, sans compter ceux qui ont été arrêtés et remis en liberté après avoir été interrogés. Il affirme que le nombre élevé de journalistes détenus s’explique entre autres par la pratique des juges, ceux-ci tendant souvent à ignorer le caractère exceptionnel de la mesure de détention, et il précise à cet égard qu’il s’agit d’une mesure de dernier recours qui ne devrait être appliquée que lorsque toutes les autres options sont jugées insuffisantes. Il ajoute que, dans la majorité des affaires relatives à la détention provisoire des journalistes, les intéressés sont accusés d’infractions liées au terrorisme sans qu’il n’y ait de preuves établissant leur participation à des activités terroristes. À cet égard, le Commissaire aux droits de l’homme déclare être frappé par la faiblesse des accusations et le contenu politique des décisions relatives à la mise et au maintien en détention provisoire des intéressés.

b) Le Rapporteur spécial

97. Le Rapporteur spécial signale que, depuis la déclaration d’état d’urgence, un grand nombre de journalistes ont été mis en détention provisoire sur le fondement d’accusations vagues sans qu’il n’y ait suffisamment de preuves.

c) Les organisations non-gouvernementales intervenantes

98. Les organisations non gouvernementales intervenantes indiquent que, depuis la tentative de coup d’État militaire, plus de cent cinquante journalistes ont été mis en détention provisoire. Insistant sur le rôle crucial joué par les médias dans une société démocratique, elles critiquent l’usage des mesures résultant en la privation de liberté des journalistes.

B. L’appréciation de la Cour

1. Sur la recevabilité

99. La Cour rappelle qu’elle a examiné et rejeté les exceptions soulevées par le Gouvernement qui soutient que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes (voir les paragraphes 82-83 et 88 ci-dessus).

100. Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

2. Sur le fond

101. La Cour rappelle d’abord que l’article 5 de la Convention garantit un droit de très grande importance dans « une société démocratique » au sens de la Convention, à savoir le droit fondamental à la liberté et à la sûreté (Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 169, CEDH 2004‑II).

102. Tout individu a droit à la protection de ce droit, c’est-à-dire à ne pas être ou rester privé de liberté (Weeks c. Royaume-Uni, 2 mars 1987, § 40, série A no 114), sauf dans le respect des exigences du paragraphe 1 de l’article 5 de la Convention. La liste des exceptions prévues à l’article 5 § 1 revêt un caractère exhaustif (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 170, CEDH 2000‑IV), et seule une interprétation étroite cadre avec le but et l’objet de cette disposition : assurer que nul ne soit arbitrairement privé de sa liberté (Assanidzé, précité, § 170, Al-Jedda c. Royaume-Uni [GC], no 27021/08, § 99, CEDH 2011, et Buzadji c. République de Moldova [GC], no 23755/07, § 84, CEDH 2016 (extraits)).

103. La Cour rappelle ensuite que l’article 5 § 1 c) de la Convention n’autorise à placer une personne en détention que dans le cadre d’une procédure pénale, en vue de la traduire devant l’autorité judiciaire compétente lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis une infraction (Jėčius c. Lituanie, no 34578/97, § 50, CEDH 2000‑IX, Włoch c. Pologne, no 27785/95, § 108, CEDH 2000‑XI, et Poyraz c. Turquie (déc.), no 21235/11, § 53, 17 février 2015). La « plausibilité » des soupçons sur lesquels doit se fonder l’arrestation constitue un élément essentiel de la protection offerte par l’article 5 § 1 c) précité. L’existence de soupçons plausibles présuppose celle de faits ou de renseignements propres à persuader un observateur objectif que l’individu en cause peut avoir accompli l’infraction qui lui est reprochée. Ce qui peut passer pour plausible dépend toutefois de l’ensemble des circonstances (Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni, 30 août 1990, § 32, série A no 182, O’Hara c. Royaume-Uni, no 37555/97, § 34, CEDH 2001‑X, Korkmaz et autres c. Turquie, no 35979/97, § 24, 21 mars 2006, Süleyman Erdem c. Turquie, no 49574/99, § 37, 19 septembre 2006, et Çiçek c. Turquie (déc.), no 72774/10, § 62, 3 mars 2015).

104. La Cour rappelle en outre que l’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention ne présuppose pas que les autorités d’enquête aient rassemblé des preuves suffisantes pour porter des accusations au moment de l’arrestation. L’objet d’un interrogatoire mené pendant une détention au titre de cet alinéa est de compléter l’enquête pénale en confirmant ou en écartant les soupçons concrets ayant fondé l’arrestation. Ainsi, les faits donnant naissance à des soupçons ne doivent pas être du même niveau que ceux qui sont nécessaires pour justifier une condamnation ou même pour porter une accusation, ce qui intervient dans la phase suivante de la procédure de l’enquête pénale (Murray, précité, § 55, Metin c. Turquie (déc.), no 77479/11, § 57, 3 mars 2015, et Yüksel et autres c. Turquie, nos 55835/09 et 2 autres, § 52, 31 mai 2016).

105. La tâche de la Cour consiste à déterminer si les conditions fixées à l’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention, y compris la poursuite du but légitime visé, étaient remplies dans l’affaire soumise à son examen. Dans ce contexte, il n’appartient pas à la Cour en principe de substituer sa propre appréciation des faits à celle des juridictions internes, mieux placées pour évaluer les preuves produites devant elles (Ersöz c. Turquie (déc.), no 45746/11, § 50, 17 février 2015, et Mergen et autres c. Turquie, nos 44062/09 et 4 autres, § 48, 31 mai 2016).

106. En l’espèce, la Cour observe que le requérant, soupçonné d’appartenance à une organisation terroriste, a été placé en garde à vue le 27 juillet 2016, et qu’il a été mis en détention provisoire le 30 juillet 2016. Elle note ensuite que, par un acte d’accusation du 10 avril 2017, le procureur de la République d’Istanbul a requis la condamnation de l’intéressé des chefs de tentative de renversement de l’ordre constitutionnel, de la Grande Assemblée nationale de Turquie et du gouvernement par la force et la violence, ainsi que de commission d’infractions au nom d’une organisation terroriste, et que cette procédure pénale est toujours en cours devant la 13e cour d’assises d’Istanbul. La Cour constate aussi que, durant l’enquête et la procédure pénales, les recours visant à la remise en liberté du requérant ont à chaque fois été rejetés et que celui-ci demeure toujours en prison.

107. La Cour note de plus que, à la suite de l’exercice par le requérant d’un recours individuel devant la Cour constitutionnelle, par un arrêt rendu le 11 janvier 2018 et publié au Journal officiel du 19 janvier 2018, la haute juridiction a estimé que les autorités chargées de l’enquête n’avaient pas pu démontrer l’existence d’une base factuelle à même de laisser penser que le requérant agissait conformément aux objectifs du FETÖ/PDY. Considérant les preuves présentées par le parquet, la Cour constitutionnelle a jugé qu’il n’existait pas une forte indication que le requérant avait commis les infractions reprochées. S’agissant de l’application de l’article 15 de la Constitution (prévoyant la suspension de l’exercice des droits et libertés fondamentaux en cas de guerre, de mobilisation générale, d’état de siège ou d’état d’urgence), elle a conclu que le droit à la liberté et à la sûreté perdrait tout son sens si l’on acceptait que les personnes pussent être mises en détention provisoire sans qu’il y eût une forte indication qu’elles avaient commis une infraction pénale. Aux yeux de la Cour constitutionnelle, la privation de liberté litigieuse n’était donc pas proportionnée avec les strictes exigences de la situation.

108. En l’occurrence, la Cour observe qu’il a été établi par la Cour constitutionnelle que le requérant a été mis et maintenu en détention provisoire en violation de l’article 19 § 3 de la Constitution (voir le paragraphe 103 de l’arrêt de la Cour constitutionnelle). Elle estime que cette conclusion revient en substance à reconnaître que la privation de liberté subie par l’intéressé violait l’article 5 § 1 de la Convention. Dans les circonstances particulières de la présente affaire, la Cour souscrit aux conclusions auxquelles est parvenue la Cour constitutionnelle à la suite d’un examen approfondi.

109. L’examen de la Cour se limitera donc à vérifier si les autorités nationales ont réparé de manière appropriée et suffisante la violation constatée et si elles se sont conformées à leurs obligations découlant de l’article 5 de la Convention. À cet égard, la Cour observe que, bien que la Cour constitutionnelle ait conclu à la violation de l’article 19 § 3 de la Constitution, les 13e et 14e cours d’assises d’Istanbul, amenées à se prononcer en dernier lieu sur la demande de libération du requérant, ont refusé de remettre celui-ci en liberté, la 13e cour d’assises ayant notamment estimé que l’arrêt de la Cour constitutionnelle n’était pas conforme à la loi et constituait une usurpation de pouvoir.

110. La Cour note que, la Constitution et la loi no 6216 donnent compétence à la Cour constitutionnelle pour examiner, après épuisement des voies de recours ordinaires, des recours formés par des individus s’estimant lésés dans leurs droits et libertés fondamentaux protégés par la Constitution et par la Convention et ses Protocoles.

111. La Cour rappelle avoir déjà examiné la voie du recours individuel devant la Cour constitutionnelle sous l’angle de l’article 5 de la Convention, notamment dans le cadre de l’affaire Koçintar c. Turquie ((déc.), no 77429/12, 1er juillet 2014). Dans cette dernière, à l’issue de son examen de cette voie de droit, elle a estimé qu’elle ne disposait d’aucun élément qui lui permettait de dire que le recours individuel devant la Cour constitutionnelle n’était pas susceptible d’apporter un redressement approprié au grief des requérants tiré de l’article 5 de la Convention et qu’il n’offrait pas de perspectives raisonnables de succès. Pour ce faire, elle a noté en particulier que la Cour constitutionnelle était compétente pour établir la violation des dispositions de la Convention et qu’elle était investie de pouvoirs appropriés au redressement des violations par l’octroi d’une indemnité et/ou par l’indication de moyens de réparation, ce qui pourrait et devrait permettre à la haute juridiction, si nécessaire, d’interdire à l’autorité concernée de poursuivre la violation du droit constatée et de lui ordonner de rétablir, autant que faire se peut, le statu quo ante (Koçintar, décision précitée, § 41). En effet, la Cour a observé que, lorsque la Cour constitutionnelle constate une violation d’un droit à la liberté garanti par l’article 19 de la Constitution et lorsque le plaignant se trouve toujours privé de sa liberté, la haute juridiction décide de notifier son arrêt de violation à la juridiction concernée pour que celle-ci fasse « le nécessaire ». Prenant en compte le caractère contraignant des décisions de la Cour constitutionnelle, découlant de l’article 153 § 6 de la Constitution (selon lequel les décisions de cette juridiction lient tous les organes de l’État ainsi que toute personne physique et morale), la Cour a estimé que la question du respect, dans la pratique, des décisions de la Cour constitutionnelle concernant un recours individuel ne devrait a priori pas se poser en Turquie et qu’il n’y avait pas lieu de douter de la mise en œuvre effective des arrêts de violation de cette juridiction (Koçintar, ibidem, § 43).

112. Comme indiqué ci-dessus (voir les paragraphes 37-42 ci-dessus), à la suite de la publication de l’arrêt de la Cour constitutionnelle sur son site internet (voir les paragraphes 39-40 ci-dessus), la 13e cour d’assises d’Istanbul a rejeté, à la majorité, la demande du requérant relative à sa remise en liberté essentiellement parce qu’elle a estimé que la Cour constitutionnelle n’était pas compétente pour apprécier les éléments de preuve contenus dans le dossier. Par conséquent, elle considérait que l’arrêt en question n’était pas conforme à la loi et qu’il constituait une usurpation de pouvoir. Selon elle, les arrêts de la Cour constitutionnelle qui ne sont pas conforme à la loi ne pouvaient pas être considérés comme contraignants. Elle ajouta qu’il y avait suffisamment de preuves à l’encontre de l’intéressé pour justifier son maintien en détention provisoire mais qu’il n’était pas possible de les expliquer en détail dans les décisions relatives au maintien en détention étant donné que cela risquerait de constituer un préjugement. En bref, considérant que l’arrêt de la Cour constitutionnelle était une usurpation de pouvoir, elle a jugé qu’il n’y avait pas lieu à décider sur la question relative à la détention provisoire du requérant.

113. À la lumière de ce qui précède, il ressort de l’évolution de la procédure interne que, nonobstant le constat de violation de la Cour constitutionnelle selon lequel la détention provisoire du requérant avait violé ses droits à la liberté et à la sûreté et à l’expression journalistique tels que garantis par la Constitution turque et par la Convention, les cours d’assises ont rejeté la libération du requérant. La Cour est donc appelée à examiner dans quelle mesure cette situation au niveau interne a une répercussion sur sa propre appréciation concernant le grief du requérant tiré de l’article 5 § 1 de la Convention.

114. La Cour observe qu’en droit turc, la mesure de détention provisoire est réglementée principalement par l’article 19 de la Constitution et l’article 100 du CPP. À cet égard, elle relève que la Cour constitutionnelle fait son examen essentiellement sous l’angle de l’article 19 de la Constitution, tandis que les tribunaux pénaux considèrent la question relative à la détention d’un individu d’abord à l’égard de l’article 100 du CPP. Ainsi, elle observe qu’il ressort de la motivation de l’arrêt de la Cour constitutionnelle et celle de la décision rendue par la 13e cour d’assises que les critères suivis par ces deux juridictions coexistent, en particulier concernant le pouvoir d’appréciation des éléments de preuve contenus dans le dossier. Dans ce contexte, la Cour ne peut pas souscrire à l’argument de la 13e cour d’assises selon lequel la Cour constitutionnelle n’aurait pas dû apprécier les éléments de preuve inclus dans le dossier. En effet, le contraire reviendrait à soutenir que la Cour constitutionnelle aurait pu examiner le grief du requérant tiré de la légalité de sa mise et son maintien en détention provisoire sans examiner le contenu des preuves présentées à l’encontre de l’intéressé.

115. Ensuite, la Cour rappelle d’emblée qu’en l’espèce, avant l’arrêt du 11 janvier 2018 de la Cour constitutionnelle, le Gouvernement avait expressément demandé à la Cour de rejeter la requête du requérant pour non-épuisement des voies de recours internes au motif que le recours individuel de l’intéressé était en cours devant la Cour constitutionnelle (voir le paragraphe 84 ci-dessus). Avec cet argument, le Gouvernement avait donc renforcé son opinion selon laquelle le recours individuel devant la Cour constitutionnelle constituait un recours effectif aux fins de l’article 5 de la Convention. Par ailleurs, cette appréciation est en conformité avec les conclusions de la Cour dans l’affaire Koçintar (précitée). En bref, la Cour estime que cet argument du Gouvernement ne peut être interprété que, en droit turc si la Cour constitutionnelle décide que la détention provisoire du requérant est contraire à la Constitution, les tribunaux compétents pour se prononcer sur la détention provisoire doivent réagir d’une manière qui entraînerait nécessairement la libération du requérant, à moins que de nouveaux motifs et éléments de preuve justifiant le maintien en détention provisoire ne soient présentés. Toutefois, en l’occurrence, la 13e cour d’assises a rejeté la demande relative à la remise en liberté du requérant à la suite de l’arrêt du 11 janvier 2018 de la Cour constitutionnelle en interprétant et appliquant le droit interne d’une manière différente par rapport à celle présentée par le Gouvernement à la Cour.

116. Comme la Cour l’a régulièrement confirmé, bien qu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne, au regard de l’article 5 § 1 l’inobservation de celui-ci emporte violation de la Convention et la Cour peut et doit vérifier si le droit interne a bien été respecté (Mooren c. Allemagne [GC], no 11364/03, § 73, 9 juillet 2009). La Cour doit de surcroît vérifier si le droit interne lui-même est conforme à la Convention, y compris aux principes généraux qui s’y trouvent contenus, de manière explicite ou implicite. Sur ce dernier point, la Cour souligne qu’en matière de privation de liberté il est particulièrement important que le principe général de sécurité juridique soit respecté (Mooren, ibidem, § 76). En prévoyant que toute privation de liberté doit être « régulière » et opérée « selon les voies légales », l’article 5 § 1 n’exige pas simplement que pareille mesure ait une base légale en droit interne. Tout comme les mots « prévue(s) par la loi » du paragraphe 2 des articles 8 à 11, il vise aussi la qualité de la loi et requiert la compatibilité avec la prééminence du droit, notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention. Enfin et surtout, nulle détention arbitraire ne peut être compatible avec l’article 5 § 1, la notion d’« arbitraire » dans ce contexte allant au-delà du défaut de conformité avec le droit national. Dans le contexte de l’alinéa c) de l’article 5 § 1, la motivation de la décision ordonnant le placement en détention constitue un élément pertinent lorsqu’il s’agit de déterminer si la détention subie par une personne doit être ou non considérée comme arbitraire (Mooren, ibidem, § 77 et 79).

117. La Cour rappelle qu’elle avait déjà exprimé lors de sa décision Uzun (précitée) que le législateur turc avait affiché sa volonté de rendre la Cour constitutionnelle compétente pour établir la violation des dispositions de la Convention et de l’investir de pouvoirs appropriés au redressement des violations (voir Uzun, décision précitée, §§ 62-64). Ensuite, s’agissant des griefs relatifs à l’article 5 de la Convention, dans l’affaire Koçintar (décision précitée), la Cour a considéré la nature et les effets des décisions rendues par la Cour constitutionnelle en vertu de la Constitution turque. L’article 153 § 1 de la Constitution dispose que les arrêts de la Cour constitutionnelle sont « définitifs ». De plus, comme l’a souligné la Cour dans l’affaire Koçintar, l’article 153 § 6 dispose que les décisions de la Cour constitutionnelle lient les organes des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire (voir en ce sens Uzun, décision précitée, § 66). De l’avis de la Cour, il est donc évident que la Cour constitutionnelle fait partie intégrante du pouvoir judiciaire au sein de la structure constitutionnelle turque et qu’elle a, comme la Cour l’a précédemment jugé dans Koçintar, et comme le Gouvernement l’a soulevé explicitement devant la Cour dans la présente affaire, un rôle important aux fins de la protection du droit à la liberté et à la sûreté en vertu de l’article 19 de la Constitution et de l’article 5 de la Convention en offrant un recours effectif aux personnes détenues lors d’une procédure pénale (voir aussi Mercan, décision précitée, §§ 17-30).

118. Sur ce fondement, et compte tenu en particulier des arguments du Gouvernement devant la Cour sur l’effectivité du recours individuel devant la Cour constitutionnelle au regard de l’article 5 de la Convention, la Cour constate que les motifs invoqués par la 13e cour d’assises d’Istanbul pour rejeter la demande relative à la remise en liberté du requérant, à la suite d’un arrêt « définitif » et « contraignant » rendu par l’organe judiciaire constitutionnel suprême, ne peuvent être considérés comme conformes aux exigences de l’article 5 § 1 de la Convention. Le fait qu’un autre tribunal remet en question les compétences d’une cour constitutionnelle, dotée de pouvoirs de rendre des arrêts définitifs et contraignants concernant les recours individuels, va à l’encontre des principes fondamentaux de l’État de droit et de la sécurité juridique. La Cour rappelle que ces principes, inhérents à la protection offerte par l’article 5 de la Convention, sont les pierres angulaires des garanties contre l’arbitraire (voir le paragraphe 116 ci-dessus). Bien que la Cour constitutionnelle ait notifié son arrêt à la cour d’assises afin que celle-ci fasse « le nécessaire », la cour d’assises en refusant la mise en liberté du requérant a contrecarré la haute juridiction de sorte que la violation constatée par celle-ci n’a pas été réparée. La Cour rappelle qu’elle a déjà déclaré au paragraphe 108 ci-dessus qu’elle souscrivait aux conclusions auxquelles la Cour constitutionnelle était parvenue dans son arrêt du 11 janvier 2018 pour la période de la détention provisoire examinée jusqu’à la date dudit arrêt. La Cour constate que le dossier ne contient aucun nouveau motif ou élément de preuve démontrant que la base de la détention ait changé suite à l’arrêt de la Cour constitutionnelle. À cet égard, elle note en particulier que le Gouvernement n’a pas démontré que les éléments de preuve pour justifier les forts soupçons pesant sur l’intéressé, dont la 13e cour d’assises d’Istanbul prétendument disposait, étaient en fait différents de ceux qui avaient été examinés par la Cour constitutionnelle. Dans ces conditions, la Cour estime que le maintien en détention provisoire du requérant après l’arrêt clair et non-ambigu de la Cour constitutionnelle concluant à la violation de l’article 19 § 3 de la Constitution, ne peut pas être considéré comme « régulier » et opéré « selon les voies légales » tel qu’exigé par le droit à la liberté et à la sûreté.

119. S’agissant ensuite de la dérogation de la Turquie, la Cour observe que la Cour constitutionnelle s’est prononcée sur l’applicabilité de l’article 15 de la Constitution turque et elle a considéré que les garanties du droit à la liberté et à la sûreté perdraient tout leur sens si l’on acceptait que les personnes pussent être mises en détention provisoire sans qu’il y eût une forte indication qu’elles avaient commis une infraction (voir le paragraphe 109 de l’arrêt de la Cour constitutionnelle). Par conséquent, elle a jugé que la privation de liberté litigieuse était hors de proportion par rapport aux strictes exigences de la situation. Pareille conclusion vaut également pour l’examen de la Cour. Eu égard à l’article 15 de la Convention et à la dérogation de la Turquie, la Cour estime, à l’instar de l’arrêt de la Cour constitutionnelle, qu’une mesure de détention provisoire, qui n’est pas « régulière » et qui n’a pas été opérée « selon les voies légales » en raison de l’absence de raisons plausibles, ne peut pas être considérée comme avoir respecté la stricte mesure requise par la situation (voir, mutatis mutandis, A. et autres, précité, §§ 182-190, CEDH 2009). Dans ce contexte, la Cour note également que le Gouvernement ne lui a fourni aucun élément propre à la convaincre de s’écarter de la conclusion de la Cour constitutionnelle.

120. À la lumière de ce qui précède, il y a eu en l’espèce violation de l’article 5 § 1 de la Convention.

121. La Cour tient à souligner que le maintien en détention provisoire du requérant, même après l’arrêt de la Cour constitutionnelle, en vertu des décisions rendues par la 13e cour d’assises d’Istanbul, crée des doutes sérieux quant à l’effectivité de la voie de recours individuel devant la Cour constitutionnelle dans les affaires relative à la détention provisoire. Cependant, en l’état actuel, la Cour ne modifie pas son constat précédent selon lequel le droit au recours individuel devant la Cour constitutionnelle accordé aux personnes privées de leur liberté sous l’angle de l’article 19 de la Constitution est un recours effectif aux fins des griefs relatifs à la privation de liberté des individus (Koçintar, décision précitée, § 44). Néanmoins, elle se réserve la possibilité d’examiner l’effectivité du système de recours individuel devant la Cour constitutionnelle dans les requêtes relatives à l’article 5 de la Convention, en tenant compte notamment des développements éventuels dans la jurisprudence des tribunaux de première instance, notamment des cours d’assises, au sujet de l’autorité des arrêts de la Cour constitutionnelle. À cet égard, il appartiendra au Gouvernement de prouver que cette voie de recours est effective, tant en théorie qu’en pratique (Uzun, décision précitée, § 71).

122. Eu égard au constat relatif à l’article 5 § 1 de la Convention, concernant le grief du requérant tiré de l’absence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner si les autorités ont maintenu le requérant en détention provisoire pour des motifs qui sauraient passer pour « pertinents » et « suffisants » afin de justifier la mise et le maintien en détention provisoire sous l’angle de l’article 5 § 3 de la Convention.

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION EN RAISON DE L’ABSENCE DE CONTRÔLE JURIDICTIONNEL À BREF DÉLAI DEVANT LA COUR CONSTITUTIONNELLE

123. Le requérant estime que la procédure menée devant la Cour constitutionnelle, par laquelle il a cherché à contester la légalité de sa détention provisoire n’a pas été conforme aux exigences de la Convention en ce que, à ses dires, cette haute juridiction n’a pas respecté l’exigence de « bref délai ». Il invoque à cet égard l’article 5 § 4 de la Convention, ainsi libellé:

« Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »

124. Le Gouvernement conteste la thèse du requérant.

A. Les arguments des parties

1. Le Gouvernement

125. Tout d’abord, le Gouvernement soutient que le droit turc contient des garanties juridiques suffisantes permettant aux personnes mises en détention de contester effectivement leur privation de liberté. À cet égard, il indique que les détenus peuvent solliciter leur remise en liberté à tout moment de l’instruction ou du procès et que les décisions de rejet opposées à leurs demandes faites en ce sens sont susceptibles d’opposition. Il ajoute que la question du maintien en détention d’un détenu est examinée d’office à des intervalles réguliers ne pouvant excéder trente jours. Dans ce contexte, le Gouvernement est d’avis que la Cour constitutionnelle ne doit pas être considérée comme un tribunal d’appel sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention.

126. Ensuite, se fondant sur les statistiques relatives à la charge de travail de la Cour constitutionnelle, le Gouvernement indique qu’en 2012 1 342 requêtes ont été introduites devant celle-ci, qu’en 2013 ce nombre s’est élevé à 9 897, et qu’en 2014 et en 2015 il y a eu 20 578 et 20 376 saisines de la haute juridiction respectivement. Il ajoute que, depuis la tentative de coup d’État militaire, il y a eu une augmentation drastique du nombre de recours formés devant la Cour constitutionnelle, précisant que 103 496 requêtes ont été introduites devant cette dernière entre le 15 juillet 2016 et le 9 octobre 2017. Eu égard à la charge de travail, exceptionnelle à ses yeux, de la Cour constitutionnelle et à la notification de dérogation du 21 juillet 2016, le Gouvernement considère qu’il n’est pas possible de conclure que la haute juridiction n’a pas respecté l’exigence de « bref délai ».

2. Le requérant

127. Le requérant réitère son allégation selon laquelle la Cour constitutionnelle ne s’est pas prononcée à bref délai comme le requiert l’article 5 § 4 de la Convention.

3. Les tiers intervenants

a) Le Commissaire aux droits de l’homme

128. Le Commissaire aux droits de l’homme relève que, s’agissant de l’article 5 de la Convention, la Cour constitutionnelle a établi une jurisprudence en conformité avec les principes dégagés par la Cour dans sa propre jurisprudence. Tout en reconnaissant l’importance de la charge de travail de la Cour constitutionnelle depuis la tentative de coup d’État militaire, il souligne qu’il est impératif que celle-ci rende ses décisions rapidement pour le bon fonctionnement du système judiciaire.

b) Le Rapporteur spécial

129. Le Rapporteur spécial note aussi que, depuis la déclaration de l’état d’urgence, la Cour constitutionnelle se trouve face à une charge de travail sans pareille.

c) Les organisations non gouvernementales intervenantes

130. Les organisations non gouvernementales intervenantes ne se prononcent pas sur ce grief.

B. L’appréciation de la Cour

1. Sur la recevabilité

131. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle l’article 5 § 4 de la Convention s’applique aux procédures devant les juridictions constitutionnelles nationales (Smatana c. République tchèque, no 18642/04, §§ 119-124, 27 septembre 2007, et Žúbor c. Slovaquie, no 7711/06, §§ 71‑77, 6 décembre 2011). Aussi, eu égard à la compétence de la Cour constitutionnelle turque (voir à ce sujet, à titre d’exemple, Koçintar, décision précitée, §§ 30‑46), la Cour conclut-elle que cette disposition s’applique également aux procédures devant cette juridiction.

132. Constatant en outre que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond

133. La Cour rappelle que, en garantissant aux détenus un recours pour contester la régularité de leur incarcération, l’article 5 § 4 consacre aussi le droit pour eux d’obtenir, dans un bref délai à compter de l’introduction du recours, une décision judiciaire concernant la régularité de leur détention et mettant fin à leur privation de liberté si elle se révèle illégale (Mooren, précité, § 106, et Idalov c. Russie [GC], no 5826/03, § 154, 22 mai 2012).

134. Le point de savoir si le droit à une décision à bref délai a été respecté doit – comme c’est le cas pour la clause de « délai raisonnable » de l’article 5 § 3 et de l’article 6 § 1 de la Convention – s’apprécier à la lumière des circonstances de l’espèce, notamment la complexité de la procédure, la manière dont celle-ci a été conduite par les autorités nationales et par le requérant et l’enjeu qu’elle représentait pour ce dernier (Mooren, précité, § 106, avec d’autres références, S.T.S. c. Pays-Bas, no 277/05, § 43, CEDH 2011, et Shcherbina c. Russie, no 41970/11, § 62, 26 juin 2014).

135. Pour déterminer s’il a été satisfait à l’exigence de respect d’un « bref délai », il faut se livrer à une appréciation globale lorsque la procédure s’est déroulée devant plusieurs degrés de juridiction (Navarra c. France, 23 novembre 1993, § 28, série A no273-B, et Mooren, précité, § 106). Lorsque l’ordonnance initiale de placement en détention ou les décisions ultérieures relatives au maintien en détention ont été prises par un tribunal (c’est-à-dire par un organe judiciaire indépendant et impartial) dans le cadre d’une procédure offrant les garanties judiciaires appropriées, et lorsque le droit interne instaure un double degré de juridiction, la Cour est disposée à tolérer que le contrôle devant une juridiction de deuxième instance prenne plus de temps (Lebedev c. Russie, no 4493/04, § 96, 25 octobre 2007, et Shcherbina, précité, § 65). Ces considérations valent a fortiori pour les griefs soulevés sur le terrain de l’article 5 § 4 concernant des procédures conduites devant des juridictions constitutionnelles qui étaient distinctes des procédures conduites devant les tribunaux ordinaires (Žúbor, précité, § 89). Dans ce contexte, la Cour note que les procédures suivies devant les juridictions constitutionnelles, telles que la Cour constitutionnelle turque, sont des procédures spécifiques. Il est vrai que la Cour constitutionnelle examine la légalité de la mise et du maintien en détention provisoire d’un requérant. Cependant, lors de son examen, elle n’agit pas à titre de « quatrième instance » mais recherche uniquement si les décisions ordonnant la mise et le maintien en détention ont respecté la Constitution.

136. En l’espèce, la Cour observe que le requérant a saisi la Cour constitutionnelle d’un recours individuel le 8 septembre 2016. Le 26 octobre 2016, la haute juridiction a rejeté la demande du requérant relative à l’application d’une mesure provisoire ordonnant sa remise en liberté et elle a rendu son arrêt final le 11 janvier 2018. La période à prendre en considération a donc duré seize mois et trois jours.

137. La Cour relève que, dans le système juridique turc, les personnes mises en détention provisoire peuvent demander leur remise en liberté à tout moment de la procédure et, en cas de rejet de leur demande, former une opposition. Elle note que, en l’occurrence, le requérant a ainsi formé plusieurs recours afin d’obtenir sa libération, lesquels ont été examinés conformément à l’exigence de « bref délai » (voir les paragraphes 23-24 ci‑dessus). La Cour relève de plus que la détention des détenus est examinée d’office à des intervalles réguliers qui ne peuvent excéder trente jours (voir le paragraphe 60 ci-dessus). Dans un tel système, la Cour peut tolérer que le contrôle devant la Cour constitutionnelle prenne plus de temps. En effet, lorsqu’une ordonnance de placement ou de maintien en détention a été prise par un tribunal dans le contexte d’une procédure offrant les garanties judiciaires appropriées, la procédure ultérieure s’attache moins à l’arbitraire mais veille à offrir des garanties supplémentaires principalement axées sur une évaluation du bien-fondé d’un maintien en détention. Toutefois, la Cour estime que, même en vue de ces principes, dans les circonstances normales un délai de seize mois et trois jours ne peut pas être considéré comme « bref » (G.B. c. Suisse, no 27426/95, §§ 28-39, 30 novembre 2000, Khoudobine c. Russie, no 59696/00, §§ 115‑124, CEDH 2006‑XII (extraits), et Shcherbina, précité, § 62-71). Cependant, en l’occurrence la Cour observe que la requête introduite par le requérant devant la Cour constitutionnelle était complexe étant donné qu’elle était une des premières affaires types qui soulevaient des questions nouvelles et compliquées concernant le droit à la liberté et à la sûreté et la liberté d’expression suite à la tentative de coup d’État militaire sous le régime d’état d’urgence. En outre, tenant compte de la charge de travail de la Cour constitutionnelle après la déclaration de l’état d’urgence, la Cour relève qu’il s’agit d’une situation exceptionnelle.

138. Cette conclusion ne signifie pas toutefois que la Cour constitutionnelle ait une carte blanche au regard des griefs similaires soulevés sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention. Conformément à l’article 19 de la Convention, la Cour conserve sa compétence de contrôle ultime pour les griefs présentés par d’autres requérants qui se plaignent qu’ils n’ont pas obtenu dans un bref délai à compter de l’introduction de leur recours individuel devant la Cour constitutionnelle, une décision judiciaire concernant la régularité de leur détention.

139. À la lumière de ce qui précède, bien que le délai de seize mois et trois jours passé devant la Cour constitutionnelle ne puisse pas être considéré comme « bref » dans une situation ordinaire, dans les circonstances spécifique de l’affaire, il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.

V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 5 DE LA CONVENTION

140. Le requérant se plaint aussi de n’avoir disposé d’aucun recours effectif qui aurait pu lui permettre d’obtenir réparation du préjudice qu’il dit avoir subi en raison de sa détention provisoire. Il allègue une violation de l’article 5 § 5 de la Convention, ainsi libellé :

« 5. Toute personne victime d’une arrestation ou d’une détention dans des conditions contraires aux dispositions de cet article a droit à réparation. »

141. Le Gouvernement conteste la thèse du requérant. Il indique que le requérant disposait de deux voies de recours, à savoir une action en indemnisation contre l’État sur le fondement de l’article 141 § 1 du CPP et le recours individuel devant la Cour constitutionnelle. D’après lui, ces recours étaient de nature à remédier au grief relatif à la détention provisoire du requérant.

142. Le requérant soutient que les recours préconisés par le Gouvernement ne sont pas effectifs.

143. Les parties intervenantes ne se prononcent pas sur ce grief.

144. La Cour rappelle que le droit à réparation énoncé au paragraphe 5 de l’article 5 de la Convention suppose qu’une violation de l’un des autres paragraphes de cette disposition ait été établie par une autorité nationale ou par les institutions de la Convention (N.C. c. Italie [GC], no 24952/94, § 49, CEDH 2002‑X). En l’espèce, il reste à déterminer si le requérant disposait de la possibilité de demander une indemnité pour le préjudice subi.

145. Pour autant que ce grief concerne l’article 5 § 4 de la Convention, la Cour estime, en l’absence de constat de violation de cette disposition à la lumière des constats auxquels elle est parvenue aux paragraphes 133-139 ci‑dessus, qu’il est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et qu’il doit être rejeté en application de l’article 35 § 4.

146. La Cour observe qu’elle a déjà conclu à la violation du paragraphe 1 de l’article 5. Pour ce qui est de la possibilité de demander réparation de cette violation, la Cour note que l’article 141 du CPP ne prévoit pas expressément la possibilité de demander réparation d’un préjudice subi en raison de l’absence de raisons plausibles de soupçonner une personne d’avoir commis une infraction pénale. À cet égard, le Gouvernement est resté en défaut de produire une quelconque décision de justice relative à l’octroi d’une indemnité, sur le fondement de cette disposition du CPP, à un justiciable se trouvant dans une situation analogue à celle du requérant.

147. La Cour estime cependant qu’il en va différemment pour la possibilité de demander réparation devant la Cour constitutionnelle. La Cour rappelle que la Cour constitutionnelle est compétente pour ordonner un redressement par l’octroi d’une indemnité (voir notamment le paragraphe 111 ci-dessus). La Cour observe également que, par un arrêt rendu le même jour que celui de l’espèce, qui concernait également la mise en détention provisoire d’un journaliste, la Cour constitutionnelle a octroyé une indemnité à l’intéressé en réparation des violations constatées (requête no 2016/23672).

148. Partant, la Cour estime que le requérant disposait d’un recours qui aurait pu lui permettre d’obtenir réparation pour son grief tiré de l’article 5 § 1 de la Convention. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

VI. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

149. Le requérant dénonce également une atteinte à sa liberté d’expression, selon lui contraire à l’article 10 de la Convention, en raison de sa mise et de son maintien en détention provisoire. Cette disposition est ainsi libellée :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

150. Le Gouvernement combat la thèse du requérant.

A. Les arguments des parties

1. Le Gouvernement

151. Le Gouvernement argüe tout d’abord que le grief du requérant tiré de l’article 10 doit être déclaré irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes au motif que la procédure pénale engagée contre l’intéressé est toujours pendante.

152. Le Gouvernement soutient ensuite que la mise en détention provisoire du requérant ne constitue pas une ingérence au sens de l’article 10 de la Convention puisque, selon lui, l’objet des poursuites engagées contre le requérant ne concerne pas les activités journalistiques de ce dernier. Il indique à cet égard que le requérant a été mis et maintenu en détention provisoire en raison des soupçons pesant sur lui de tentative de renversement de l’ordre constitutionnel, de la Grande Assemblée nationale de Turquie et du gouvernement par la force et la violence, et de commission d’infractions au nom d’une organisation terroriste sans être membre de cette dernière.

153. Le Gouvernement estime que, au cas où la Cour conclurait néanmoins à l’existence d’une ingérence, il conviendrait en tout état de cause de considérer cette ingérence comme ayant été « prévue par la loi », inspirée par un but légitime et « nécessaire dans une société démocratique » pour l’atteindre, et donc comme étant justifiée.

154. À ce sujet, il déclare que les poursuites pénales engagées contre le requérant étaient prévues par les articles 309 § 1, 311 § 1 et 314 §§ 1 et 2 du CP. Il dit également que l’ingérence litigieuse visait plusieurs buts au sens du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention : la protection de la sécurité nationale ou de l’ordre public, et la prévention du désordre et de la criminalité.

155. S’agissant de la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, le Gouvernement expose que les organisations terroristes, en ayant recours aux opportunités offertes par les systèmes démocratiques, forment de nombreuses structures d’apparence légale afin d’atteindre leurs objectifs. Pour le Gouvernement, l’on ne peut pas affirmer que les enquêtes pénales menées contre les personnes actives au sein de ces structures ont pour objet l’activité professionnelle de celles-ci. En ce sens, le Gouvernement indique que le FETÖ/PDY est une organisation terroriste complexe et sui generis et qu’il mène ses activités sous une apparence de légalité. Dans ce contexte, il soutient que la structure des médias du FETÖ/PDY a pour but principal de légitimer les actions de cette organisation en manipulant l’opinion publique. Selon le Gouvernement, le requérant a été mis en détention provisoire dans le cadre d’une telle enquête.

156. En outre, le Gouvernement prétend que les droits et libertés ne peuvent pas être utilisés pour détruire d’autres droits et libertés. Dans ce contexte, soutenant que les articles litigieux rédigés par le requérant faisaient l’apologie d’une organisation terroriste armée et qu’ils incitaient à la violence, le Gouvernement estime que l’utilisation des médias comme un outil pour détruire les libertés fondamentales ne peut être tolérée. En conséquence, le Gouvernement est d’avis que l’ingérence litigieuse était proportionnée et nécessaire dans une société démocratique.

2. Le requérant

157. Le requérant soutient que sa mise en détention provisoire, en l’absence des preuves concrètes qu’il avait commis les infractions reprochées, constitue une atteinte injustifiée à sa liberté d’expression.

3. Les tiers intervenants

a) Le Commissaire aux droits de l’homme

158. S’appuyant principalement sur ses constatations faites lors de ses visites en Turquie, en avril et septembre 2016, le Commissaire aux droits de l’homme déclare tout d’abord qu’il a souligné à maintes reprises les violations massives de la liberté d’expression et de la liberté des médias en Turquie. À cet égard, il est d’avis qu’en Turquie les procureurs de la République et les juges compétents interprètent la législation relative à la lutte contre le terrorisme d’une manière très large. Selon lui, de nombreux journalistes, qui expriment leurs désaccords ou critiques à l’égard des milieux gouvernementaux, ont été mis en détention provisoire en raison de leurs seules activités journalistiques, et ce en l’absence de tout élément de preuve concret. Ainsi, le Commissaire aux droits de l’homme réfute l’allégation du Gouvernement selon laquelle les procédures pénales engagées contre les journalistes ne concernent pas ces activités, estimant qu’elle manque de crédibilité, après avoir constaté que la seule preuve contenue dans les dossiers des enquêtes menées contre les intéressés consiste souvent en les activités journalistiques de ceux-ci.

159. Par ailleurs, le Commissaire aux droits de l’homme considère que ni la tentative de coup d’État ni les dangers représentés par les organisations terroristes ne peuvent justifier des mesures portant gravement atteinte à la liberté des médias, telles que celles dénoncées par lui.

b) Le Rapporteur spécial

160. Le Rapporteur spécial estime qu’en Turquie la législation antiterroriste est utilisée depuis longtemps contre les journalistes qui expriment des opinions critiques envers les politiques du gouvernement. Cela dit, il souligne que, depuis la déclaration de l’état d’urgence, le droit à la liberté d’expression est encore plus affaibli. Il indique à cet égard que deux cent trente et un journalistes ont été arrêtés depuis le 15 juillet 2016 et que plus de cent cinquante journalistes demeurent toujours en prison.

161. Le Rapporteur spécial déclare qu’une ingérence est contraire à l’article 10 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi ». Il ajoute qu’il n’est pas suffisant qu’une mesure ait une base en droit interne et qu’il faut aussi avoir égard à la qualité de la loi. Ainsi, à ses yeux, les personnes concernées doivent notamment pouvoir prévoir les conséquences de la loi pour elles et le droit interne doit offrir une certaine protection contre des atteintes arbitraires à la liberté d’expression.

162. Selon le Rapporteur spécial, les faits cumulatifs relatifs aux poursuites des journalistes laissent penser que, sous prétexte de combattre le terrorisme, les autorités nationales répriment largement et arbitrairement la liberté d’expression par des procédures pénales et des mesures de détention.

c) Les organisations non-gouvernementales intervenantes

163. Les organisations non gouvernementales intervenantes soutiennent que les restrictions à la liberté des médias sont devenues beaucoup plus prononcées et répandues depuis la tentative de coup d’État militaire. Soulignant le rôle important joué par les médias dans une société démocratique, elles indiquent que les journalistes font souvent l’objet de mesures de détention pour avoir traité des sujets d’intérêt général. Elles dénoncent à cet égard un recours arbitraire aux mesures de détention contre les journalistes. À leurs yeux, la mise en détention d’un journaliste due à l’expression par ce dernier d’opinions n’incitant pas à la violence terroriste s’analyse en une ingérence injustifiée dans l’exercice du droit de l’intéressé à sa liberté d’expression.

B. L’appréciation de la Cour

1. Sur la recevabilité

164. S’agissant de l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes du Gouvernement tirée du fait que la procédure pénale engagée à l’encontre du requérant est toujours pendante devant les tribunaux nationaux, la Cour estime qu’elle soulève des questions étroitement liées à l’examen de l’existence d’une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression, donc à l’examen du bien-fondé du grief formulé sur le terrain de l’article 10 de la Convention. Par conséquent, la Cour va analyser ce point dans le cadre de son examen sur le fond du grief.

165. En l’occurrence, la Cour relève que la Cour constitutionnelle a constaté une violation des articles 26 et 28 de la Constitution turque en raison de la mise et du maintien en détention provisoire du requérant et elle a octroyé une indemnité en redressement des violations constatées. Cependant, malgré l’arrêt de la Cour constitutionnelle, les cours d’assises compétentes ont rejeté la demande du requérant relative à sa remise en liberté. Par conséquent, la Cour estime que l’arrêt en question n’a pas constitué pour le requérant un redressement approprié et suffisant et ne l’a pas privé de sa qualité de « victime ».

166. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond

a) Existence d’une ingérence

167. La Cour se réfère tout d’abord à sa jurisprudence selon laquelle certaines circonstances ayant un effet dissuasif sur la liberté d’expression procurent aux justiciables – qui n’ont pas encore été condamnés par un arrêt définitif – la qualité de victime d’une ingérence à ladite liberté (Dink c. Turquie, nos 2668/07 et 4 autres, § 105, 14 septembre 2010, Altuğ Taner Akçam c. Turquie, no 27520/07, §§ 70-75, 25 octobre 2011, et Nedim Şener c. Turquie, no 38270/11, § 94, 8 juillet 2014).

168. Dans la présente affaire, la Cour observe que des poursuites pénales ont été engagées contre le requérant en raison des soupçons pesant sur lui de tentative de renversement de l’ordre constitutionnel, de la Grande Assemblée nationale de Turquie et du gouvernement par la force et la violence, et de commission d’infractions au nom d’une organisation terroriste sans être membre de cette dernière. La procédure pénale ouverte à cet égard contre le requérant est actuellement en cours, et l’intéressé se trouve toujours en détention provisoire, et ce depuis plus d’un an et six mois.

169. La Cour note aussi que, dans son arrêt du 11 janvier 2018, la Cour constitutionnelle a estimé que la détention du requérant pour ses articles constituait une ingérence dans l’exercice du droit de l’intéressé à la liberté d’expression et de la presse. En l’occurrence, la Cour souscrit à cette considération de cette haute juridiction.

170. La Cour estime, à la lumière de l’arrêt de la Cour constitutionnelle, que la détention provisoire imposée au requérant constitue donc une « ingérence » dans le droit de l’intéressé à la liberté d’expression au sens de l’article 10 de la Convention (Şık c. Turquie, no 53413/11, § 85, 8 juillet 2014).

171. Pour les mêmes motifs, la Cour rejette l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement quant aux griefs tirés de l’article 10 de la Convention.

b) Sur le caractère justifié ou non de l’ingérence

172. La Cour rappelle qu’une ingérence emporte violation de l’article 10 de la Convention, sauf si elle remplit les exigences du paragraphe 2 de cette disposition. Il reste donc à déterminer si l’ingérence constatée en l’espèce était « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard de ce paragraphe et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.

173. À cet égard, la Cour rappelle que les mots « prévue par la loi », au sens de l’article 10 § 2, impliquent d’abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais qu’ils ont trait aussi à la qualité de la loi en cause : ils exigent l’accessibilité de celle-ci à la personne concernée, qui de surcroît doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et sa compatibilité avec la prééminence du droit (Müller et autres c. Suisse, 24 mai 1988, § 29, série A no 133).

174. En l’occurrence, aucune partie ne conteste que la mesure de détention provisoire avait une base légale, à savoir les dispositions pertinentes du CP et du CPP.

175. Se pose alors la question de savoir si l’interprétation et l’application des dispositions du CP peuvent réduire l’accessibilité et la prévisibilité des normes juridiques en cause. En l’espèce, pour autant que le parquet, en portant les accusations retenues à l’encontre du requérant, et les magistrats, en se prononçant sur le maintien en détention provisoire de ce dernier, ont interprété ces termes comme incluant les articles rédigés par l’intéressé, la Cour considère que de sérieux doutes peuvent surgir quant à la prévisibilité pour le requérant de sa mise et son maintien en détention provisoire sur le fondement des articles 309, 311 et 312 du CP combinés avec l’article 220 § 6 du même code. Cependant, eu égard à la conclusion à laquelle elle parvient, ci-après, quant à la nécessité de l’ingérence, la Cour juge qu’il ne s’impose pas ici de trancher cette question.

176. S’agissant du « but légitime » de cette ingérence, la Cour est prête à admettre que celle-ci visait à la protection de l’ordre public et à la prévention de la criminalité. Il reste donc à déterminer si cette ingérence était « nécessaire », pour atteindre pareils buts.

177. En l’espèce, la Cour observe que la Cour constitutionnelle a conclu que la mise et le maintien en détention provisoire du requérant, consécutifs à l’expression par ce dernier de ses opinions, sont une mesure lourde qui ne peut pas être considérée comme une ingérence nécessaire et proportionnée dans une société démocratique au sens des articles 26 et 28 de la Constitution. Estimant que les magistrats compétents n’avaient pas démontré que la privation de liberté de l’intéressé répondait à un besoin social impérieux, la haute juridiction a dit que le placement en détention du requérant pour autant qu’il n’était fondé sur aucun élément concret autre que les articles de celui-ci pouvait avoir un effet dissuasif sur la liberté d’expression et de la presse (voir le paragraphe 33 ci-dessus).

178. En l’occurrence, la Cour estime qu’il n’y a aucune raison pour arriver à une conclusion différente de celle à laquelle la Cour constitutionnelle est parvenue. À cet égard, elle se réfère aussi à ses propres conclusions sous l’angle de l’article 5 § 1 de la Convention (voir les paragraphes 106-120 ci-dessus).

179. Dans ce contexte, la Cour note que les parties intervenantes soulignent l’existence d’un problème à caractère général en Turquie concernant l’interprétation par les procureurs de la République et les juges compétents de la législation relative à la lutte contre le terrorisme. Les tiers intervenants soutiennent que les journalistes font souvent l’objet de mesures lourdes, telle la détention, pour avoir traité des sujets d’intérêt général. À cet égard, la Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle, lorsque des opinions n’incitent pas à la violence – c’est-à-dire lorsqu’elles ne préconisent pas le recours à des procédés violents ou à une vengeance sanglante, qu’elles ne justifient pas la commission d’actes terroristes en vue de la réalisation des objectifs de leurs partisans, et qu’elles ne peuvent être interprétées comme susceptibles de favoriser la violence par la haine profonde et irrationnelle qu’elles insuffleraient envers des personnes identifiées –, les États contractants ne peuvent restreindre le droit du public à en être informé, même en se prévalant des buts énoncés au paragraphe 2 de l’article 10, à savoir la protection de l’intégrité territoriale, de la sécurité nationale, de la défense de l’ordre ou de la prévention du crime (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 60, 8 juillet 1999, et Şık, précité, § 85).

180. La Cour est prête à tenir compte des circonstances entourant les cas soumis à son examen, en particulier des difficultés auxquelles la Turquie doit faire face au lendemain de la tentative de coup d’État militaire. Il est évident que cette tentative, ainsi que d’autres actes terroristes, ont posé une grande menace à la démocratie en Turquie. À cet égard, la Cour donne un poids considérable aux conclusions de la Cour constitutionnelle qui note, entre autres, que le fait que cette tentative ait eu lieu à une époque où le pays était face aux violentes attaques de la part de nombreuses organisations terroristes le rendait encore plus vulnérable (voir le paragraphe 64 ci‑dessus). Cependant, la Cour estime que l’une des principales caractéristiques de la démocratie réside dans la possibilité qu’elle offre de résoudre les problèmes par un débat public. Elle a déjà souligné à maintes reprises que la démocratie se nourrissait en effet de la liberté d’expression (voir notamment Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, § 57, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I, Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 129, CEDH 2012, et Parti pour une société démocratique (DTP) et autres c. Turquie, nos 3840/10 et 6 autres, § 74, 12 janvier 2016). Dans ce contexte, l’existence d’un « danger public menaçant la vie de la nation » ne doit pas être le prétexte pour limiter le libre jeu du débat politique, qui se trouve au cœur même de la notion de société démocratique. De l’avis de la Cour, même en cas d’état d’urgence, qui est, comme le souligne la Cour constitutionnelle, un régime légal dont le but est de retour au régime ordinaire en garantissant les droits fondamentaux (voir le paragraphe 64 ci-dessus), les États contractants doivent garder à l’esprit que les mesures à prendre doivent viser la défense de l’ordre démocratique menacé et ils doivent tout faire pour protéger les valeurs d’une société démocratique, comme le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture.

181. Dans ce contexte, la Cour estime que le fait de formuler des critiques contre les gouvernements et le fait de publier des informations qui sont considérées comme dangereuses pour les intérêts nationaux par les leaders et dirigeants d’un pays ne doivent pas aboutir à la formulation d’accusations pénales particulièrement graves comme l’appartenance ou l’assistance à une organisation terroriste, la tentative de renversement du gouvernement ou de l’ordre constitutionnel ou la propagande du terrorisme. Également, même dans les cas où il existe de telles accusations graves, la détention provisoire devrait être uniquement utilisée de manière exceptionnelle, en dernier ressort, quand les autres mesures ne suffisent pas à garantir véritablement la bonne conduite de la procédure. Dans le cas contraire, l’interprétation faite par les magistrats nationaux ne saurait passer pour être acceptable.

182. La Cour note également que la mise en détention provisoire des voix critiques crée des effets négatifs multiples, aussi bien pour la personne mise en détention que pour la société tout entière car infliger une mesure résultant à la privation de liberté, comme ce fut le cas en l’espèce, produit immanquablement un effet dissuasif sur la liberté d’expression en intimidant la société civile et en réduisant les voix divergentes au silence (voir en ce sens le paragraphe 140 de l’arrêt de la Cour constitutionnelle). La Cour note aussi que cet effet dissuasif peut se produire également lorsque le détenu est par la suite acquitté (Şık, précité, § 83).

183. En ce qui concerne enfin la dérogation de la Turquie, la Cour se réfère à ses constats au paragraphe 119 de cet arrêt. En l’absence d’une raison sérieuse pour s’écarter de son appréciation relative à l’application de l’article 15 de la Convention en rapport avec l’article 5 § 1 de la Convention, la Cour estime que ses conclusions valent aussi dans le cadre de son examen sous l’angle de l’article 10.

184. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut à la violation de l’article 10 de la Convention.

VII. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 18 DE LA CONVENTION

185. Se basant sur les mêmes faits et invoquant l’article 18 de la Convention, le requérant se plaint d’avoir été détenu pour avoir exprimé des opinions critiques concernant les autorités gouvernementales.

L’article 18 de la Convention se lit comme suit :

« Les restrictions qui, aux termes de la présente Convention, sont apportées auxdits droits et libertés ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues. »

186. Eu égard à l’ensemble des conclusions auxquelles elle est parvenue, ci-avant, sous l’angle des articles 5 § 1 et 10 de la Convention, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner ce grief séparément

VIII. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

187. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

188. Le requérant réclame 1 000 euros (EUR) par jour pour chaque jour qu’il a passé en détention au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi.

189. Le Gouvernement considère que cette demande est non fondée et que le montant réclamé est excessif.

190. La Cour rappelle que, dans le cadre de l’exécution d’un arrêt en application de l’article 46 de la Convention, un arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation juridique au regard de cette disposition de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle‑ci. Si, en revanche, le droit national ne permet pas ou ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de la violation, l’article 41 habilite la Cour à accorder à la partie lésée s’il y a lieu la satisfaction qui lui semble appropriée. Il en découle notamment que l’État défendeur reconnu responsable d’une violation de la Convention ou de ses Protocoles est appelé non seulement à verser aux intéressés les sommes allouées à titre de satisfaction équitable, mais aussi à choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les mesures générales et/ou, le cas échéant, individuelles à adopter dans son ordre juridique interne afin de mettre un terme à la violation constatée par la Cour et d’en effacer dans la mesure du possible les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 47, CEDH 2004‑I, Assanidzé, précité, § 198, Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, § 487, CEDH 2004‑VII, et Fatullayev c. Azerbaïdjan, no 40984/07, § 172, 22 avril 2010).

191. En outre, il résulte de la Convention, et notamment de son article 1, qu’en ratifiant la Convention les États contractants s’engagent à faire en sorte que leur droit interne soit compatible avec celle-ci. Par conséquent, il appartient à l’État défendeur d’éliminer, dans son ordre juridique interne, tout obstacle éventuel à un redressement adéquat de la situation du requérant (Maestri, précité, § 47, et Assanidzé, précité, § 199).

192. En l’occurrence, s’agissant du préjudice moral subi, la Cour considère que la violation de la Convention a causé au requérant un dommage certain et considérable. En conséquence, statuant en équité, la Cour décide qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 21 500 EUR au titre du préjudice moral.

193. En ce qui concerne les mesures à adopter par l’État défendeur (paragraphe 189 ci-dessus), sous le contrôle du Comité des Ministres, pour de mettre un terme aux violations constatées, la Cour rappelle que ses arrêts ont un caractère déclaratoire pour l’essentiel et qu’en général il appartient au premier chef à l’État en cause de choisir les moyens à utiliser dans son ordre juridique interne pour s’acquitter de son obligation au regard de l’article 46 de la Convention, pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions contenues dans l’arrêt de la Cour. Ce pouvoir d’appréciation quant aux modalités d’exécution d’un arrêt traduit la liberté de choix dont est assortie l’obligation primordiale imposée par la Convention aux États contractants : assurer le respect des droits et libertés garantis (voir, entre autres, Fatullayev, précité, § 173, et la jurisprudence qui y est citée).

194. Cela dit, lorsque la nature même de la violation constatée n’offre pas réellement de choix parmi différentes sortes de mesures susceptibles d’y remédier, la Cour peut décider d’indiquer une seule mesure individuelle, comme elle l’a fait dans les affaires Assanidzé (précitée, §§ 202-203), Ilaşcu et autres (précitée, § 490), Alexanian c. Russie, no 46468/06, §§ 239-240, 22 décembre 2008, Fatullayev (précitée, §§ 176-177) et Del Río Prada c. Espagne ([GC], no 42750/09, §§ 138-139, CEDH 2013). À la lumière de cette jurisprudence, elle considère que la continuation de la détention provisoire du requérant en l’espèce va entraîner une prolongation de la violation de l’article 5 § 1 et un manquement aux obligations qui découlent pour les États défendeurs de l’article 46 § 1 de la Convention de se conformer à l’arrêt de la Cour.

195. Dans ces conditions, eu égard aux circonstances particulières de l’affaire, aux motifs sur lesquels s’est fondé le constat de violation et au besoin urgent de mettre fin à la violation de l’article 5 § 1 de la Convention, la Cour estime qu’il incombe à l’État défendeur d’assurer la cessation de la détention provisoire du requérant dans les plus brefs délais.

B. Frais et dépens

196. Le requérant ne sollicite pas le remboursement de frais et dépens qui auraient été engagés devant les organes de la Convention et/ou les juridictions internes. Dans ces circonstances, la Cour estime qu’aucune somme ne doit être versée de ce chef au requérant.

C. Intérêts moratoires

197. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Joint au fond, à la majorité, l’exception préliminaire relative au non-épuisement des voies de recours internes concernant le grief tiré de l’article 10 de la Convention et la rejette ;

2. Déclare, à la majorité, la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 5 §§ 1, 3 et 4 et de l’article 10 de la Convention ;

3. Déclare, à l’unanimité, irrecevable le grief tiré de l’article 5 § 5 de la Convention ;

4. Dit par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;

5. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief tiré de l’article 5 § 3 de la Convention ;

6. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention ;

7. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

8. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief tiré de l’article 18 de la Convention ;

9. Dit, par six voix contre une,

a) que l’État défendeur doit prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre fin à la détention provisoire du requérant,

b) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 21 500 EUR (vingt et un mille cinq cents euros), à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

c) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

10. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 20 mars 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– Opinion concordante du juge Spano, à laquelle se rallient les juges Bianku, Vučinić, Lemmens et Griţco ;

– Opinion en partie dissidente du juge Ergül.

R.S.
S.H.N.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE SPANO,
À LAQUELLE SE RALLIENT LES JUGES BIANKU, VUČINIĆ, LEMMENS ET GRIŢCO

(Traduction)

1. La Cour rend aujourd’hui des arrêts importants sur le fond, dans des affaires portées devant elle par deux éminents journalistes détenus en Turquie depuis la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016. Je souscris à chaque mot du puissant raisonnement de la Cour. J’ai néanmoins décidé d’écrire cette opinion séparée afin de commenter les arguments contenus dans l’opinion dissidente du juge national ad hoc, que je désapprouve respectueusement, en particulier sur la conception du principe de subsidiarité (voir en particulier les paragraphes 2, 21, 23 et 24 de son opinion).

2. Le principe de subsidiarité incarne l’essence d’une règle sur la répartition des compétences entre la Cour et les États membres, le but ultime étant de reconnaître à toute personne relevant de la juridiction d’un État les droits et libertés inscrits dans la Convention. Il importe de souligner que ce n’est pas la Cour de Strasbourg qui a la responsabilité courante de garantir les droits découlant de la Convention ; ce sont les États membres. Autrement dit, en vertu de l’article 1 de la Convention ce sont les autorités nationales qui sont les principales garantes des droits de l’homme, sous la surveillance de la Cour. Lorsque les États membres remplissent le rôle que leur confère la Convention en appliquant de bonne foi les principes généraux résultant de la jurisprudence de la Cour, le principe de subsidiarité signifie que la Cour peut accepter leurs conclusions dans telle ou telle affaire. Le but de la Cour est donc d’inciter les autorités nationales à satisfaire à leur obligation de garantir les droits découlant de la Convention, et ainsi d’élever le niveau global de protection des droits de l’homme au sein de l’espace juridique européen.

3. Les pouvoirs et la compétence juridictionnelle de la Cour sont solidement ancrés dans les articles 19 et 32 de la Convention. C’est la Cour qui est l’arbitre ultime en ce qui concerne la portée et le contenu de la Convention. Les États membres montrent par leurs actions, en particulier les raisonnements des juridictions nationales, s’il y a lieu de s’en remettre à eux en vertu du principe de subsidiarité. Il s’ensuit que le fait d’orienter la mise en œuvre du principe vers un contrôle axé davantage sur le processus décisionnel national, dans le cadre conceptuel de la doctrine de la marge d’appréciation, ne limite aucunement la compétence de la Cour pour réexaminer au bout du compte les conclusions au fond formulées au niveau national au stade de l’application des principes de la Convention incorporés dans les ordres juridiques internes. En bref, et pour être clair, l’application vigoureuse et cohérente du principe de subsidiarité par la Cour n’a rien à voir avec le fait de retirer à celle-ci une part de pouvoir.

4. De plus, comme cela ressort directement des termes de l’article 15 de la Convention, ces principes s’appliquent également lorsqu’un État se trouve confronté à un danger public menaçant la vie de la nation. Une telle situation ne donne pas carte blanche aux États. En d’autres termes, l’état d’urgence n’est pas une invitation ouverte aux États membres à saper les fondations d’une société démocratique reposant sur la prééminence du droit et la protection des droits de l’homme. Seules des mesures rendues strictement nécessaires par les exigences de la situation peuvent être justifiées au regard de la Convention, et c’est en définitive à la Cour qu’il appartient de statuer au niveau européen sur le point de savoir si les faits démontrent à suffisance que ces mesures sont justifiées.

5. Enfin, les États membres sont tenus à une obligation de droit international, exprimée à l’article 46 de la Convention, d’exécuter les arrêts rendus par la Cour. Dès lors qu’un État a décidé de reconnaître à toute personne relevant de sa juridiction les droits et libertés garanties par la Convention, et en même temps d’accepter la compétence de la Cour, cette obligation d’exécuter les arrêts de la Cour est impérative et ne souffre aucune exception. En conséquence, c’est à présent aux autorités turques compétentes qu’il appartient d’exécuter fidèlement et promptement les arrêts rendus ce jour, sous la surveillance du Comité des Ministres et de manière conforme aux obligations de la Turquie au regard de la Convention.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE ERGÜL

I

1. Je souscris entièrement à la conclusion de mes collègues selon laquelle les griefs tirés de la violation alléguée de l’article 5 §§ 3, 4 et 5 et de l’article 18 de la Convention doivent être rejetés pour irrecevabilité ou non-violation, ou pour les autres raisons indiquées dans l’arrêt. En revanche, je suis au regret de ne pouvoir me rallier à la conclusion de la majorité de la Cour européenne en ce qui concerne à la fois la recevabilité et la violation de l’article 5 § 1 et de l’article 10 de la Convention. Je ne partage donc pas les constats de violation opérés par la majorité, et ce pour deux raisons, l’une concernant la recevabilité et l’autre le fond.

2. Concernant la recevabilité, je voudrais tout d’abord rappeler les principes bien établis et la jurisprudence constante en la matière. En effet, l’article 35 de la Convention européenne des droits de l’homme dispose que « [l]a Cour ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes (...) ». Il s’ensuit que, dans le système de la Convention, le juge interne est le juge de droit commun de la Convention. C’est à lui, au premier chef, qu’il appartient d’assurer la sanction du droit garanti par cette Convention. Cela équivaut au principe de subsidiarité qui sous-tend l’économie de la Convention (Frédéric Sudre, Droit européen et international des droits de l’homme, 9e édition, puf, Paris 2008, p. 204). La Cour a déclaré maintes fois que « le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention revêt un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garantie des droits de l’homme » (Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, série A no 24, Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 69-70, 25 mars 2014, et Brusco c. Italie (déc.), no 69789/01, CEDH 2001‑IX). La Convention confie en premier lieu aux autorités nationales – plus particulièrement, au juge naturel de la Convention – le soin d’assurer la jouissance des droits et libertés qu’elle consacre. La Convention a donc un caractère secondaire par rapport aux droits nationaux, ses règles de fond ne visant nullement à se substituer aux règles de droit interne. Cette règle se fonde sur l’hypothèse, objet de l’article 13 de la Convention – et avec lequel elle présente d’étroites affinités –, que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée. De la sorte, elle constitue un aspect important du principe voulant que le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention revête un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garantie des droits de l’homme (Vučković et autres, précité, §§ 69-70, et Brusco, décision précitée).

3. Selon la jurisprudence de la Cour, quand il s’agit d’un système juridique prévu pour la protection des droits et libertés fondamentaux, il incombe à l’individu qui se considère comme victime de tester les limites de cette protection (Mirazović c. Bosnie Herzégovine (déc.), no 13628/03, 16 mai 2006, et Independent News and Media and Independent Newspapers Ireland Limited c. Irlande (déc.), no 55120/00, 19 juin 2003). Par ailleurs, l’obligation pour le requérant d’épuiser les voies de recours internes s’apprécie en principe à la date d’introduction de la requête devant la Cour (Baumann c. France, no 33592/96, § 47, CEDH 2001‑V (extraits)). Toutefois, dans certains cas exceptionnels, « la Cour tolère que le dernier échelon d’un recours soit atteint peu après le dépôt de la requête mais avant qu’elle ne se prononce sur la recevabilité de celle-ci (Karoussiotis c. Portugal, no 23205/08, § 57, CEDH 2011 (extraits) ». D’autre part, selon la jurisprudence de la Cour, le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours donné qui n’est pas de toute évidence voué à l’échec ne constitue pas une raison valable pour justifier la non‑utilisation de recours internes (Vučković et autres, précité, § 74). Je considère que ce dernier principe devrait s’appliquer, mutatis mutandis, à la situation dans laquelle le requérant a saisi la Cour alors que sa requête était pendante devant une juridiction interne qui offre un recours effectif.

4. Concernant le recours individuel devant la Cour constitutionnelle, la Cour a déjà conclu qu’ « [elle] ne voit aucune raison de douter de l’intention du législateur – manifestée dans le rapport explicatif des amendements constitutionnels (...) – de fournir une protection identique à celle offerte par le mécanisme de la Convention : la loi no 6216 indique expressément comme champ de compétence ratione materiae de la [Cour constitutionnelle turque] les droits et libertés fondamentaux garantis par la Convention européenne des droits de l’homme et ses Protocoles, droits et libertés qui figurent aussi dans la Constitution turque elle-même » (Uzun c. Turquie (déc.), no 10755/13, 30 avril 2013, § 62).

5. En l’espèce, le requérant a saisi la Cour constitutionnelle d’un recours individuel à la date du 8 septembre 2016. Il a également saisi la Cour européenne, le 28 février 2017, en vertu de l’article 34 de la Convention, alors que sa requête était pendante devant la Cour constitutionnelle. Le 11 janvier 2018, la juridiction constitutionnelle a rendu son arrêt, par lequel elle a décidé, par onze voix contre six, qu’il y avait eu violation du droit à la liberté et à la sûreté ainsi que de la liberté d’expression et de la presse. Le requérant n’a donc pas attendu le dénouement du recours individuel formé devant la Cour constitutionnelle.

II

6. Lorsqu’on examine l’affaire, à la lumière des principes ci-dessus, d’abord, il apparaît que le requérant n’a pas satisfait à la condition relative à l’épuisement des voies de recours internes. Ensuite, à mon avis, la jurisprudence issue de Karoussiotis c. Portugal et d’autres affaires citées dans l’arrêt ne peut pas s’appliquer au cas d’espèce. Il s’agit d’un système juridique spécifique prévu pour la protection des droits et libertés fondamentaux, et les recours individuels devant la Cour constitutionnelle turque sont considérés comme des recours toujours effectifs qu’il faut exercer avant de saisir la Cour, selon sa jurisprudence constante (Uzun, décision précitée, Mercan c. Turquie (déc.), no 56511/16, 8 novembre 2016).

7. Par ailleurs, la Cour européenne ne peut pas examiner l’affaire en considérant que la Cour constitutionnelle a rendu son arrêt, et donc que les voies de recours internes ont été épuisées. En effet, comme l’arrêt de la juridiction constitutionnelle était favorable au requérant, celui-ci ne pourrait plus se prétendre « victime », au sens de l’article 34 de la Convention, dans cette affaire. Selon la jurisprudence constante de la Cour, « lorsque les autorités nationales ont constaté une violation et que leur décision constitue un redressement approprié et suffisant de celle-ci, la partie concernée ne peut plus se prétendre victime au sens de l’article 34 de la Convention » et « [l]orsque ces deux conditions sont remplies, la nature subsidiaire du mécanisme de protection de la Convention empêche un examen de la part de la Cour » (Eckle c. Allemagne, 15 juillet 1982, §§ 64-70, série A no 51, Caraher c. Royaume-Uni (déc.), no 24520/94, CEDH 2000-I, Hay c. Royaume-Uni (déc.), no 41894/98, CEDH 2000-XI, Cataldo c. Italie (déc.), no 45656/99, CEDH 2004-VI, Göktepe c. Turquie (déc.), no 64731/01, 26 avril 2005, et Yüksel c. Turquie (déc.), no 51902/08, § 46, 9 avril 2013).

8. Quant aux décisions des cours d’assises ayant refusé la demande de remise en liberté du requérant à la suite de l’arrêt de la Cour constitutionnelle, il est certain qu’il est loisible à l’intéressé de saisir à nouveau la Cour après l’arrêt de la Cour constitutionnelle concernant la requête relative au refus des cours d’assises d’Istanbul. C’est ainsi qu’effectivement, le 30 janvier 2018, le requérant a saisi la Cour constitutionnelle d’un nouveau recours individuel, invoquant les articles 5, 6 et 18 de la Convention et se plaignant essentiellement de son maintien en détention provisoire malgré l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 11 janvier 2018. Celle-ci a décidé d’examiner prioritairement la requête du requérant.

9. Donc, à la lumière de ladite jurisprudence constante et des principes bien établis, en l’espèce les justifications de la majorité n’ont pu me convaincre qu’il convenait de s’en écarter. C’est la raison pour laquelle je ne vois aucune raison de s’écarter en l’espèce des jurisprudences et principes généraux évoqués.

10. Selon le préambule de la Constitution de la République de Turquie, « (...) vu la suprématie absolue de la volonté nationale, la souveraineté appartient sans conditions ni réserves à la nation turque et (...) aucune personne ou institution habilitée à l’exercer au nom de la nation ne peut enfreindre la démocratie libérale spécifiée dans la présente Constitution ni l’ordre juridique défini en fonction de ses exigences. » Les principes susmentionnés dans ce préambule correspondent aux principes de la démocratie, de l’état de droit et de la protection des droits de l’homme contenus dans le préambule du Statut du Conseil de l’Europe, dont la Turquie est l’un des membres fondateurs. Hélas, le 15 juillet 2016 a eu lieu en Turquie une tentative de coup d’État qui a ignoré ces principes et essayé de supprimer les droits et libertés fondamentaux et de faire fi de la volonté nationale.

III

11. Quant au fond, je voudrais d’abord rappeler l’ampleur et la dangerosité de la menace ayant pesé sur la Turquie la nuit du 15 juillet 2016. Il s’agissait d’une tentative de coup d’État militaire sanglante, de la part des membres d’une organisation terroriste sui generis qui avait infiltré tous les rouages à la fois de la société et de l’État. Il n’y a jamais eu, dans aucun État partie à la Convention européenne des droits de l’homme, de menace d’une telle gravité contre la vie de la nation, la démocratie et les droits fondamentaux.

12. Dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016, une faction des forces armées turques liée à une organisation terroriste appelée FETÖ/PDY (« Organisation terroriste guleniste / Structure d’État parallèle ») a fait une tentative de coup d’État militaire afin de renverser le gouvernement et le président de la République démocratiquement élus et de mettre fin à la démocratie. Cette organisation avait déjà été déclarée organisation terroriste par la justice et sur recommandation du Conseil de sécurité nationale. Les putschistes ont diffusé un communiqué signé par le « Conseil de la paix dans le pays », faisant état de la proclamation de la loi martiale et de la mise en place d’un couvre-feu sur l’ensemble du territoire. Par ailleurs, ils ont déclaré que la Grande Assemblée nationale de Turquie avait été renversée, que toutes les activités des partis politiques avaient pris fin et que l’ensemble de la police avait été placée sous le contrôle des commandants de la loi martiale.

13. À l’aide d’hélicoptères et d’avions de chasse, les putschistes ont attaqué et bombardé de nombreux endroits, parmi lesquels la Grande Assemblée nationale de Turquie, le complexe présidentiel, la Direction de la sûreté, le Commandement des opérations spéciales auprès de la Direction générale de la police nationale et le quartier général de l’Organisation nationale du renseignement dans la capitale, Ankara. Par ailleurs, ils ont attaqué l’hôtel où se trouvait le président de la République. Plusieurs hauts responsables militaires, dont le chef d’état-major de l’armée et les commandants des forces armées, ont été pris en otage. De plus, les ponts du Bosphore reliant l’Europe et l’Asie et les aéroports d’Istanbul ont été fermés au trafic au moyen de chars de combat et de véhicules blindés. De nombreuses institutions publiques, dans divers lieux du pays, ont été occupées ou ont fait l’objet de tentatives d’occupation. Pendant la tentative, les institutions et les organisations concernées, notamment la société anonyme de satellites, de communication, de réseaux télévisés câblés et d’exploitation TÜRKSAT, ont été attaquées, dans le but d’interrompre les émissions de télévision et l’accès à Internet dans tout le pays. Les bâtiments de certaines chaînes de télévision privées ont été occupés et ont fait l’objet de tentatives d’interruption de la diffusion.

14. La tentative de coup d’État a été rejetée par les représentants de tous les organes constitutionnels, notamment et en premier lieu par le président et, ensuite, par le Premier ministre et la Cour constitutionnelle. Suite à l’appel du président, le peuple est sorti dans les rues et sur les places et a réagi contre les putschistes. Les forces de sécurité agissant sous les ordres et les instructions des autorités légitimes ont pris des mesures contre la tentative de coup d’État. Tous les partis politiques représentés à la Grande Assemblée nationale de Turquie et les organisations de la société civile ont condamné cette ignoble tentative et ont déclaré qu’ils n’accepteraient aucun gouvernement antidémocratique. Les civils qui sont allés sur les places et dans les rues se sont opposés aux putschistes aux côtés des agents de sécurité, malgré les attaques menées au moyen des avions de chasse, hélicoptères, chars, autres véhicules blindés et armes des putschistes. Comme le précise l’arrêt, en conséquence de ces attaques des centaines de civils ont perdu la vie et des milliers de personnes, majoritairement des civils, ont été blessées.

15. Les parquets de la République ont ouvert des enquêtes diligentes à l’encontre des personnes ayant pris part à la tentative de coup d’État – situation qui mérite d’être prise en compte, car le coup d’État n’avait pas encore été déjoué. En conséquence, la tentative de coup d’État a été complètement repoussée le 16 juillet grâce aux efforts des institutions constitutionnelles légitimes et à la solidarité nationale. Par ailleurs, des millions de citoyens ont organisé des veilles pour la démocratie sur les places des villes, pendant la nuit jusqu’au matin, durant environ un mois, afin de protester contre la tentative de coup d’État.

IV

16. Il faut se rappeler que le Statut du Conseil de l’Europe affirme, en préambule, la conviction des États membres « que la consolidation de la paix fondée sur la justice et la coopération internationale est d’un intérêt vital pour la préservation de la société humaine et de la civilisation ». Ibn Khaldoun (1332-1406), qui est un grand penseur, juriste, philosophe de l’histoire et sociologue, ainsi que le fondateur de la science de la civilisation (umran), explique dans son livre La Muqaddima, son grand chef d’œuvre, qu’ « un État sans civilisation ne peut se concevoir, et une civilisation sans État et sans pouvoir est impossible » (Ibn Khaldoun, Le Livre des Exemples, I, Autobiographie, Muqaddima, texte traduit, présenté et annoté par Abdesselam Cheddadi, Gallimard, Paris 2002, p.752) et que les violations des droits de l’homme (l’injustice) ruinent la civilisation et que la ruine de la civilisation entraîne la ruine et la destruction de l’État (ibidem, p. 614). Malgré la différence d’époque, on constate des similitudes frappantes entre les deux perspectives. Ces paroles et ces principes prennent tout leur sens dans les périodes d’état d’urgence faisant suite à une tentative de coup d’État militaire. Pour pouvoir évaluer la gravité de la menace causée par un coup d’État militaire, il fallait aussi prendre en compte les risques qui auraient pu surgir si la tentative de coup d’État militaire n’avait pas été empêchée. La pratique a démontré que c’est pendant les périodes de coup d’État que les violations les plus graves des droits fondamentaux ont tendance à se produire. D’autre part, les conditions alarmantes régnant dans plusieurs États dominés par un régime issu d’un coup d’État militaire et la situation tragique de leurs sociétés, à notre époque et partout dans le monde, corroborent les constats du grand penseur évoqué et les principes fondateurs du Conseil de l’Europe. Le peuple turc, en empêchant ce grand danger public qui menaçait la vie de la nation, a montré comment un peuple peut sauvegarder la démocratie, l’état de droit et la civilisation, et prendre son avenir en main.

17. Il faut tenir compte du fait que la Turquie a notifié une dérogation à la Convention au titre de l’article 15, à la suite de la proclamation de l’état d’urgence, le 21 juillet 2016. Je partage l’avis de la majorité qui dit que la première condition formelle est remplie sans difficulté et ensuite, à la lumière de la grande marge d’appréciation laissée aux autorités nationales dans ce domaine, que la tentative de coup d’État militaire a sans doute créé un « danger public menaçant la vie de la nation » au sens de l’article 15 de la Convention. Par ailleurs, les griefs du requérant ne concernent pas des droits insusceptibles de dérogation. S’agissant de la proportionnalité des mesures prises dans le cadre de la dérogation, je diverge de la majorité parce qu’à mon avis ce point mérite d’être examiné attentivement, à la lumière de la menace contre la vie de la nation, ainsi que l’état de droit, la démocratie, l’ordre constitutionnel et les droits de l’homme en Turquie.

18. Par un arrêt rendu avant la tentative de coup d’État, la justice turque avait jugé que le FETÖ/PDY était une organisation terroriste armée (arrêt de la cour d’assises d’Erzincan du 16 juin 2016). De plus, les arrêts rendus après le 15 juillet 2016 ont établi le lien entre cette organisation terroriste et la tentative de coup d’État. Les conclusions auxquelles est parvenue, en la matière, la chambre criminelle de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation, sont assez édifiantes : « Dès les premières années de la création de l’organisation (...) [i]l ressort des déclarations des personnes ayant été actives auparavant dans l’organisation que leur objectif est de s’emparer de toutes les institutions constitutionnelles (pouvoirs législatif, exécutif, judiciaire) de la République de Turquie et, en même temps, de devenir un pouvoir politique/économique majeur et efficace au niveau international, en profitant des élèves formés de manière cohérente avec leurs principes et leurs objectifs dans les établissements scolaires fondés à l’étranger et en Turquie grâce à l’argent recueilli à titre de « faveur » (himmet) et en utilisant le pouvoir économique et politique obtenu, dans le cadre des intérêts organisationnels et de leur idéologie ». Ainsi, ladite chambre a constaté ceci : « Il est entendu que le FETÖ/PDY utilise le pouvoir public que l’État doit contrôler, en faveur de ses propres intérêts organisationnels. Après différentes étapes, les membres de l’organisation qui commencent une carrière, en tant que soldats du FETÖ/PDY avec lequel ils ont des liens organisationnels très forts, au sein des forces armées turques, de la police et de l’Organisation nationale du renseignement, doivent accéder à une formation idéologique de manière à être prêts à mobiliser leur propre habilitation à se servir d’armes et de la force dans le sens de l’ordre de la hiérarchie organisationnelle illégale. Une personne dans cette situation est [qualifiée] de serviteur par le chef de l’organisation: « la personne liée au service doit être déterminée, persévérante, obéissante, responsable de tout, elle ne doit pas faiblir lorsqu’elle est frappée, elle doit privilégier le grade du service plutôt que son propre grade quand elle atteint un grade élevé, elle sait que les devoirs à accomplir peuvent être difficiles dans le service, et elle doit être prête à sacrifier toute son existence, sa vie, son amour pour le service [c’est-à-dire l’organisation terroriste] (...) ». Selon les constats des autorités judiciaires, les trois principes suivants ont été retenus comme principes de travail du FETÖ : confidentialité, solidarité intra-organisationnelle et relation hiérarchique rigide. L’organisation complexe du FETÖ est basée sur le principe de confidentialité que, dès sa création, elle a suivi fidèlement depuis la cellule la plus basse jusqu’aux unités les plus élevées.

19. Le 20 juillet 2016, l’état d’urgence a été proclamé pour une période de trois mois à partir du 21 juillet 2016, et ce pour protéger la démocratie, les droits de l’homme et l’état de droit, ainsi que pour écarter les éléments infiltrés au sein de l’État et pour éliminer complètement les menaces susceptibles de peser sur l’avenir. Il a été prolongé plusieurs fois par le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République, plus récemment à partir du 19 janvier 2018. Chaque fois, une déclaration de dérogation à la Convention, au titre de l’article 15, a été transmise au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe.

20. En vérité, les enquêtes et les procédures judiciaires ainsi que les arrêts des cours ont montré que le FETÖ/PDY était une organisation terroriste complexe et sui generis et qui mène ses activités sous une apparence de légalité. Dans ce contexte, la structure des médias du FETÖ/PDY a joué un rôle important dans la légitimation des actions auxquelles a donné lieu l’ignoble tentative de coup d’État militaire de cette organisation, au moyen de la manipulation de l’opinion publique. Le requérant a été mis en détention provisoire dans le cadre d’une enquête relative à la structure des médias de ladite organisation.

V

21. La tentative de coup d’État militaire et ses conséquences, ainsi que d’autres actes terroristes, ont représenté de graves dangers pour l’ordre constitutionnel démocratique et les droits de l’homme, ainsi que pour la sécurité et l’ordre public, en constituant une menace pour la vie de la nation au sens de l’article 15 de la Convention. Les griefs du requérant doivent donc être appréciés compte tenu de la notification de dérogation du 21 juillet 2016 (par la suite réitérée) au titre de l’article 15 de la Convention. La Cour estime que la tentative de coup d’État militaire a créé un « danger public menaçant la vie de la nation » au sens de la Convention. Elle est toutefois parvenue à une autre conclusion concernant la proportionnalité des mesures, sans approfondir ses justifications. Concernant la proportionnalité, il faut tenir compte de deux dimensions. Tout d’abord, il faut prendre en considération le fait que les griefs du requérant ne concernent que des droits susceptibles de dérogation. C’est la raison pour laquelle l’État devait avoir davantage de marge d’appréciation et la Cour devait prendre en compte les risques et les difficultés affrontés par l’État défendeur.

22. Ensuite, l’appréciation de la Cour ne doit pas donner lieu à une hiérarchisation juridique entre les droits susceptibles de dérogation. Comme l’ont souligné la Déclaration et le Programme d’action de Vienne, adoptés par consensus lors de la Conférence mondiale sur les droits de l’homme, le 25 juin 1993, par les représentants de 171 États, en principe on ne doit pas accepter de hiérarchisation juridique entre les droits de l’homme : « Tous les droits de l’homme sont universels, indissociables, interdépendants et intimement liés. La communauté internationale doit traiter des droits de l’homme globalement, de manière équitable et équilibrée, sur un pied d’égalité et en leur accordant la même importance. » L’article 15 de la Convention prévoit cependant une sorte de hiérarchie des droits en les classifiant comme droits susceptibles, ou non, de dérogation. Malgré la clarté du texte de l’article 15, une conclusion qui produit une hiérarchisation juridique entre les droits susceptibles de dérogation va être contraire au souci de réalisme des auteurs de la Convention. Ce mécanisme de dérogation vise en effet à favoriser l’équilibre que doivent instaurer les États entre le respect des droits de l’homme et la préservation de la vie de leurs nations.

23. D’autre part, il faut examiner s’il y a des éléments suffisants pour conclure que la mesure de détention provisoire qui fait l’objet d’un droit qui reste dans le cadre de la dérogation est strictement exigée par la situation de danger public menaçant la vie de la nation. À ce propos, devant la Cour il existe plusieurs éléments tels que la gravité de la menace contre la vie de la nation, le fait que le grief concerne une mesure de justice opposable, l’extrême complexité de l’affaire pour ce qui est de la structure des médias de l’organisation terroriste qui était derrière cette grave menace, le rôle important de la structure des médias du FETÖ/PDY dans la dissimulation des activités illégales de l’organisation ainsi que dans la légitimation de ses actions ayant donné lieu à cette ignoble tentative de coup d’État militaire, la proclamation de l’état d’urgence à cause de la tentative de coup d’État et sa prolongation depuis le 21 juillet 2016, chaque fois avec l’approbation de la Grande Assemblée turque. En vertu de ces éléments, et comme l’affaire est strictement liée aux incidents ayant donné lieu à l’état d’urgence et à la dérogation, il faut considérer que les mesures prises en l’espèce l’ont été dans la stricte mesure où la situation l’exigeait. C’est la raison pour laquelle, en l’espèce, la dérogation liée à une menace exceptionnellement grave aurait dû prévaloir du point de vue du fond de l’affaire.

24. En conclusion, je considère que dans les circonstances de l’espèce, même s’il s’agit des articles 5 et 10 de la Convention, le principe de subsidiarité aurait dû prévaloir du point de vue de la recevabilité. De plus, la dérogation liée à une menace exceptionnellement grave aurait dû prévaloir de point de vue du fond de l’affaire. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, et contrairement à la majorité, je conclus qu’il n’y a eu aucune violation des dispositions de la Convention.


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