La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

13/03/2018 | CEDH | N°001-181779

CEDH | CEDH, AFFAIRE ADIKANKO ET BASOV-GRINEV c. RUSSIE, 2018, 001-181779


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE ADIKANKO ET BASOV-GRINEV c. RUSSIE

(Requêtes nos 2872/09 et 20454/12)

ARRÊT

STRASBOURG

13 mars 2018

DÉFINITIF

13/06/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Adikanko et Basov-Grinev c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Helena Jäderblom, présidente,
Branko Lubarda,
Luis López Guerra, <

br>Dmitry Dedov,
Pere Pastor Vilanova,
Alena Poláčková,
Jolien Schukking, juges,
et de Fatoş Aracı, greffière adjointe de section,

Après en av...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE ADIKANKO ET BASOV-GRINEV c. RUSSIE

(Requêtes nos 2872/09 et 20454/12)

ARRÊT

STRASBOURG

13 mars 2018

DÉFINITIF

13/06/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Adikanko et Basov-Grinev c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Helena Jäderblom, présidente,
Branko Lubarda,
Luis López Guerra,
Dmitry Dedov,
Pere Pastor Vilanova,
Alena Poláčková,
Jolien Schukking, juges,
et de Fatoş Aracı, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 février 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 2872/09 et 20454/12) dirigées contre la Fédération de Russie et dont deux ressortissants de cet État, MM. Yevgeniy Nikolayevich Adikanko et Aleksandr Svyatoslavovich Basov-Grinev (« les requérants »), ont saisi la Cour respectivement le 6 novembre 2009 et le 12 mars 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté initialement par M. G. Matiouchkine, ancien représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, puis par M. M. Galperine, son représentant actuel.

3. Les requérants alléguaient que leur droit d’accès à un tribunal avait été méconnu.

4. Le 23 septembre 2009 et le 20 janvier 2016 respectivement, le grief concernant l’accès à un tribunal a été communiqué au Gouvernement. La requête de M. Basov-Grinev a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A. En ce qui concerne M. Adikanko

5. Le requérant est né en 1977 et réside à Omsk.

6. En 2002, le requérant acquit une maison et des constructions adjacentes à celle-ci, à savoir un sauna, un garage et des toilettes. En 2003, l’autorité publique compétente lui délivra un certificat de propriété pour la maison, mais non pour les autres constructions. En 2007, l’administration foncière conclut avec le requérant un contrat de vente du terrain occupé par la maison et un contrat de bail de la parcelle adjacente, dont l’usage autorisé était le jardinage.

7. En 2008, le requérant demanda à l’administration compétente de lui délivrer un certificat de propriété pour les constructions adjacentes à la maison, mais se vit opposer un refus. L’administration répondit que les biens immobiliers en cause avaient été érigés en méconnaissance des lois définissant le but de l’usage du terrain en question, à savoir le jardinage. Elle les qualifia donc de constructions non autorisées. Elle précisa enfin que sa décision pourrait faire l’objet d’un recours judiciaire.

8. Le requérant introduisit un recours devant le tribunal du district Kirovski d’Omsk, demandant la régularisation des constructions en cause, sur le fondement de l’article 222 du code civil.

9. Le 11 mars 2008, le tribunal constata des irrégularités dans la demande, notamment l’absence de preuves d’un paiement de la taxe judiciaire et l’absence « de preuves que les constructions en question ne portaient pas atteinte aux droits et intérêts d’autres personnes », circonstance qui devait être confirmée par « des rapports des organes compétents ». Il fixa un délai pour la correction de ces irrégularités. Le 27 mars 2008, le tribunal constata que le requérant s’était acquitté de la taxe judiciaire mais qu’il n’avait pas produit les preuves requises. Le tribunal prononça l’extinction de l’instance, en application de l’article 136 du code de procédure civile. Le requérant interjeta appel de cette décision.

10. Le 14 mai 2008, la cour régionale d’Omsk examina le recours du requérant. Elle cita l’article 222 du code civil, selon lequel était une construction non autorisée toute maison ou tout autre bâtiment érigé sur un terrain non affecté à cette fin par la loi ou construit sans les autorisations nécessaires ou en méconnaissance des normes urbanistiques et des règlements de construction. Elle nota que, à la différence du garage et des toilettes, le sauna était un bien immobilier qui était situé sur un terrain non affecté à cette fin par la loi et qu’il avait en outre été construit sans les autorisations nécessaires. Par conséquent, elle estima, en application de l’article 222 du code civil et de l’article 131 du code de procédure civile, que la demande visant à la régularisation de ce bâtiment devait comporter des preuves de la conformité de ce dernier aux normes urbanistiques, écologiques, sanitaires et anti-feu. Elle nota que, compte tenu de l’absence de telles preuves, le tribunal d’instance avait correctement appliqué l’article 136 du code de procédure civile. La cour régionale confirma donc la décision contestée.

B. En ce qui concerne M. Basov Grinev

11. Le requérant est né en 1952 et réside à Krasnodar.

12. Il affirme avoir été embauché, en tant que déménageur, par une société de droit privé et avoir travaillé pour celle-ci pendant quelques mois. Il indique que, en raison d’un conflit avec la direction de la société, cette dernière l’a licencié, sous prétexte de la non‑validation de sa période probatoire, sans lui verser d’indemnités de départ. Il ajoute avoir eu connaissance de sa situation administrative – à savoir sa non‑déclaration par la direction de la société[1] – au moment de son licenciement. En effet, selon le requérant, à aucun moment avant le licenciement, la société ne lui ni remit la copie du contrat de travail signé par celle-ci, ni montré le livret de travail.

1. La première tentative de saisine de la justice

13. À la suite des faits ainsi reprochés à la société, le requérant introduisit une demande en justice tendant à sa réintégration au poste qu’il disait avoir occupé et au versement, en sa faveur, de différentes indemnités. Dans sa demande, il décrivait les conditions d’emploi qui auraient été les siennes et il sollicitait du tribunal son assistance dans le recueil des preuves. Plus précisément, il demandait au tribunal de contraindre la société, qui aurait détenu des documents certifiant l’existence de la relation de travail, à produire ces derniers.

14. Par une décision du 11 mai 2011, le tribunal du district Sovetski de Krasnodar (« le tribunal ») constata que la demande ne répondait pas aux exigences des articles 131 et 132 du code de procédure civile en ce qu’elle n’était pas appuyée par des preuves, plus précisément par un contrat de travail établi en bonne et due forme ou par un livret de travail (трудовая книжка) (pour une description du droit du travail, voir la partie « le droit et la pratique internes pertinents »). En outre, il nota que le requérant ne demandait pas la convocation de témoins susceptibles de confirmer les faits. Le tribunal enjoignit au requérant de corriger, au plus tard le 23 mai 2011, les irrégularités constatées, sous peine d’extinction de l’instance.

15. Il apparaît que, le 23 mai 2011, l’instance a été déclarée éteinte, faute pour le requérant d’avoir produit ces preuves.

16. Le 3 juin 2011, le requérant interjeta appel de la décision du 11 mai 2011. Il arguait qu’il lui était impossible de produire les preuves demandées et que le but de son action était justement d’établir l’existence de la relation de travail. En outre, il reprochait au tribunal d’instance de ne pas l’avoir assisté dans le recueil des preuves pertinentes. Le 9 août 2011, la cour régionale de Krasnodar confirma, en appel, la décision attaquée.

2. La seconde tentative de saisine de la justice

17. Le 6 septembre 2011, le requérant saisit de nouveau le tribunal de la même demande, lui sollicitant en plus d’établir en justice l’existence de la relation de travail. À cet égard, il indiqua que, dans le cadre de son entretien d’embauche, les représentants de la société lui avaient annoncé que, selon la pratique suivie par cette dernière, les employés étaient déclarés uniquement après l’accomplissement de leur période probatoire. Le requérant décrivit en détail les lieux, dates, horaires et modalités de travail, le montant de son salaire, le nom de ses supérieurs hiérarchiques, les circonstances des réunions organisées avec ceux-ci, ainsi que les raisons du conflit avec la direction de la société, qui auraient résidé en son refus d’accomplir des heures supplémentaires sans rémunération. Il précisa que ce conflit était à l’origine de son licenciement. Il ajouta que, au cours de sa période d’embauche, il avait signé tous les documents normalement requis par le code du travail (ordres, listes de présence, etc.) pour les travailleurs déclarés, et que ces documents étaient et restaient en possession de la société. Il indiqua aussi que, au moment de son licenciement, il avait touché le reliquat de son salaire, sans indemnités de départ au motif que ces dernières « ne lui étaient pas dues », selon la société. Il joignit à sa demande un avis de vacance déposé par la société auprès de l’agence de l’aide à l’emploi, avis grâce auquel il aurait trouvé le poste en question.

18. En outre, le requérant demanda au tribunal d’ordonner à la société défenderesse de produire des pièces détenues par elle relatives à son emploi, entre autres : les instructions liées au travail ; une demande d’exonération fiscale pour la période 2011 ; un ordre des administrateurs de la société, signé par lui, en date du 15 décembre 2010, lui ordonnant de travailler les week‑ends ; la liste des présences pour le 2 avril 2011, ainsi que pour « d’autres samedis et jours fériés » ; son explication écrite du 2 avril 2011 concernant le conflit susmentionné ; et ses bulletins de paie pour la période allant d’octobre 2010 à mars 2011. Le requérant demanda également au tribunal de citer comme témoins K., agent comptable en chef de la société défenderesse, ainsi que P., Ko., B. et Z., administrateurs de celle-ci.

19. Le 12 septembre 2011, le tribunal enjoignit au requérant, sous peine d’extinction de l’instance, de produire, pour le 19 septembre 2011 au plus tard, des preuves attestant la conclusion d’un contrat de travail (certificat et/ou contrat de travail, déclarations relatives aux cotisations sociales et fiscales) ainsi que l’extrait du registre des sociétés relatif à la société défenderesse afin de définir le ressort du tribunal compétent, et de préciser ses prétentions relatives au dommage moral. De plus, estimant que le différend n’était pas un litige lié au travail, le tribunal considéra que le requérant devait payer la taxe judiciaire.

20. Le requérant interjeta appel de la décision du tribunal. En premier lieu, il arguait que la société avait refusé de lui délivrer les documents certifiant l’existence de la relation de travail. En deuxième lieu, il indiquait que le tribunal précédent n’avait pas exigé la production de l’extrait du registre des sociétés lors de l’examen de sa première demande dirigée contre la même personne morale, précisant à cet égard que les convocations, envoyées au défendeur auparavant, avaient été réceptionnées par leur destinataire. En troisième lieu, il affirmait que les demandeurs dans les litiges du travail étaient exonérés, en vertu de la loi, du paiement de la taxe judiciaire. Par ailleurs, le requérant indiqua qu’il renonçait à demander une indemnisation pour dommage moral.

21. Le 13 octobre 2011, la cour régionale de Krasnodar confirma, en appel, la décision attaquée pour les mêmes motifs que ceux retenus dans cette dernière.

22. Le 14 décembre 2011, la juge unique de la même cour refusa de transmettre le dossier pour examen par la voie du contrôle en révision (определение об отказе в передаче надзорной жалобы для рассмотрения в судебном заседании суда надзорной инстанции). À l’appui de sa décision, elle releva que le contrat de travail, même non déclaré, était réputé conclu si l’employé avait commencé à travailler au su ou avec l’accord des administrateurs de la société ou de leur représentant. Or la juge estima qu’il ressortait de la demande du 6 septembre 2011 que le requérant n’avait pas précisé les circonstances importantes (существенные обстоятельства) pour l’examen de l’affaire, à savoir les dates et lieux de travail, ainsi que le nom des dirigeants de la société autorisés à procéder à l’embauche. Elle jugea que l’avis de vacance déposé auprès de l’agence d’aide à l’emploi était sans pertinence pour l’objet du litige. De plus, elle estima que le recours devait comporter une demande imposant à la société de conclure un contrat. En outre, la juge reprocha au requérant de ne pas avoir cité le nom de témoins et de ne pas avoir communiqué d’autres informations permettant de conclure à l’existence de la relation de travail (par exemple, le règlement de l’entreprise, les preuves du suivi de formations, les modalités de perception du salaire et le montant de celui-ci, etc.). De surcroît, elle nota que le requérant n’était pas privé de la possibilité de réintroduire le même recours une fois les irrégularités constatées corrigées.

23. Le requérant se pourvut en cassation. Le 15 mars 2012, la Cour suprême de Russie refusa de se saisir de l’affaire.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Les dispositions pertinentes du code du travail

24. Selon l’article 16 du code du travail, en l’absence d’un contrat de travail signé en bonne et due forme, la relation de travail entre l’employeur et l’employé est considérée comme existante lorsque ce dernier a été admis à travailler sur l’ordre ou, au moins, au su de l’employeur ou de son représentant.

25. Selon l’article 67 du code du travail, le contrat de travail est formalisé par écrit, en deux exemplaires signés par les parties. L’admission formelle au travail est déclenchée par un acte juridique émis par l’employeur, dit « ordre » (приказ), dont le contenu doit correspondre au contrat de travail (article 68, paragraphe 1). L’employé se voit annoncer ledit ordre, contre sa signature, au plus tard trois jours après qu’il a commencé à travailler. À sa demande, il se voit remettre une copie certifiée de cet ordre (article 68, paragraphe 2). Si l’employeur n’a pas signé le contrat de travail avant que l’employé ait commencé à travailler, il est tenu de le faire au plus tard trois jours après l’admission au travail (article 67, paragraphe 2).

26. Selon l’article 392 du code du travail, l’employé dispose d’un délai d’un mois pour introduire un recours judiciaire visant à contester le licenciement à compter du jour où il s’est vu notifier le licenciement ou du jour où il s’est vu remettre le livret de travail.

B. Les dispositions pertinentes du code de procédure civile et la pratique de leur application

27. D’après le code de procédure civile, la charge de la preuve incombe à celui qui affirme (article 56, paragraphe 1).

28. La demande introductive doit comporter, entre autres, la mention de son objet, celle des circonstances sur lesquelles le demandeur fonde ladite demande et celle des preuves certifiant ces circonstances (article 131). Au stade de l’introduction de la demande (régi par le chapitre 12 dudit code), le demandeur est tenu de produire devant le tribunal les éléments de preuve à l’appui de sa demande (article 132, alinéa 5), faute de quoi le juge, sans ouvrir l’instance, fixe un délai pour corriger cette irrégularité. En cas de non-régularisation, le juge renvoie la demande sans examen (article 136, paragraphe 2).

29. Après avoir vérifié la conformité de la demande aux articles 131 et 132 du code de procédure civile, le juge rend une décision ordonnant l’ouverture de l’instance (article 133).

30. Le tribunal peut inviter les parties à présenter des éléments de preuve supplémentaires. Si toutefois les parties éprouvent des difficultés à obtenir de tels éléments, à leur demande, le tribunal les assiste dans le recueil de ceux‑ci (article 57, paragraphe 1, et article 150, paragraphe 1, alinéa 9). Le tribunal peut agir ainsi à tout moment de la procédure après l’ouverture de l’instance, tant au stade préparatoire (article 152, paragraphe 2) qu’au stade de l’examen sur le fond (article 166).

31. En cas de non-comparution du défendeur, le juge envoie les documents au domicile de ce dernier et invite celui-ci à présenter ses éventuelles objections appuyées par des preuves. En outre, le juge informe le défendeur que, en cas de refus de ce dernier de produire des preuves et de présenter des objections dans le délai imparti, il examinera l’affaire sur la base des preuves versées au dossier (article 150, paragraphe 2 du code de procédure civile, et paragraphe 9 de la directive susmentionnée).

32. Dans une affaire distincte de la présente requête, le 29 septembre 2016, la Cour constitutionnelle russe, saisie d’un recours en constitutionnalité des articles 131, 132 et 136 du code de procédure civile, a rendu une décision d’irrecevabilité (no 2105-О). Elle y a conclu que ces dispositions ne se heurtaient pas à l’article pertinent de la Constitution russe garantissant le droit à un tribunal. Selon elle, les articles susmentionnés visaient à permettre la mise en œuvre du principe constitutionnel de l’égalité des armes dans la procédure civile, ainsi qu’à assurer l’établissement des faits par le tribunal, l’examen complet des preuves et l’application correcte de la loi. La Cour constitutionnelle a jugé que ces dispositions n’excluaient pas la production des éléments de preuve par la partie concernée, même après l’ouverture de l’instance (article 57, paragraphe 1, article 152, paragraphe 2 et article 166 du code de procédure civile). Quant au pouvoir discrétionnaire du juge de mettre fin à l’instance en cas de non‑régularisation par la partie demanderesse des irrégularités constatées, prévu à l’article 136, elle a estimé qu’il servait à mettre en œuvre les objectifs de la procédure civile, notamment l’examen et la résolution correcte des litiges civils (article 2). Elle a conclu que ce pouvoir ne contrevenait donc pas à la Constitution. La Cour constitutionnelle a ainsi déclaré les articles contestés conformes à la Constitution.

33. Dans un certain nombre d’affaires, saisie de recours en cassation par des plaignants dont les demandes avaient été renvoyées sans examen en raison de la non-production d’éléments de preuve, la Cour suprême de Russie a jugé que le tribunal aurait dû assister les parties dans le recueil de ces preuves, notamment lorsque celles-ci étaient inaccessibles aux particuliers (voir, par exemple, un arrêt de la Cour suprême du 14 mai 2013 (no 5-KG13-12), relatif à la demande d’annulation d’un mariage. Dans le cadre de l’affaire concernée, la plaignante n’était pas en mesure de produire l’acte de mariage de son mari contracté à l’étranger avec une tierce personne).

34. Dans sa directive no 11 du 24 juin 2008 relative au stade de la préparation des affaires pour leur examen sur le fond, la Cour suprême de Russie a suggéré que le juge devait informer les parties que, conformément au paragraphe 1 de l’article 68 du code de procédure civile, lorsque l’une d’entre elles retenait un élément de preuve et refusait de le communiquer, il avait le droit de fonder ses conclusions sur les explications de l’autre partie.

EN DROIT

I. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES

35. Compte tenu de la similitude des présentes requêtes quant aux faits et aux questions qu’elles posent, la Cour juge approprié de les joindre, en application de l’article 42 § 1 de son règlement.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

36. Les requérants allèguent que le refus d’examiner leurs recours en l’absence de preuves présentées à l’appui de leurs demandes s’analyse en une atteinte à leur droit d’accès à un tribunal prévu par l’article 6 § 1 de la Convention. En sa partie pertinente en l’espèce, cette disposition est ainsi libellée :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

A. Les thèses des parties

1. En ce qui concerne M. Adikanko

37. Le Gouvernement indique que le requérant a formé un recours judiciaire visant à la régularisation du sauna acquis par lui. Il indique aussi que ce bien immobilier a été érigé sans les autorisations nécessaires et que, pour régulariser ce bâtiment, le droit national exigeait que fût apportée la preuve de sa conformité aux normes urbanistiques, écologiques, sanitaires et anti-feu. Se référant à l’article 56 du code de procédure civile, il dit que la charge de la preuve incombe à la partie qui affirme. Il ajoute que le tribunal décide quelles circonstances ont de l’importance pour l’affaire et quelles preuves doivent être apportées par les parties, et il précise que le tribunal soumet ces circonstances à la discussion même si les parties ne les ont pas évoquées. Le Gouvernement affirme que le requérant n’a pas présenté les preuves exigées par le tribunal, à savoir celles de la conformité du bâtiment aux normes précitées. Il en déduit que la décision du tribunal du 27 mars 2008 était conforme aux normes pertinentes en la matière du code de procédure civile. Il soutient que le droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 de la Convention n’a pas été méconnu en l’espèce. Il invite par conséquent la Cour à déclarer la requête manifestement mal fondée.

38. Le requérant a maintenu son grief. Il estime que les documents présentés au tribunal étaient suffisants pour ordonner l’ouverture de l’instance. Or, selon le requérant, l’article 132 du code de procédure civile, ne doit être interprété comme exigeant la présentation de ces documents.

2. En ce qui concerne M. Basov-Grinev

39. Le Gouvernement fait siennes les conclusions auxquelles sont parvenues les juridictions nationales, selon lesquelles les demandes du requérant étaient non conformes aux articles 131 et 132 du code de procédure civile. Il indique que les décisions ayant ordonné le renvoi de ces demandes sans examen ne font pas obstacle à l’introduction d’une nouvelle demande une fois les irrégularités constatées par le juge corrigées. Il estime, par conséquent, que le requérant peut ressaisir le tribunal, et il soutient que le droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 de la Convention n’a pas été méconnu en l’espèce. Il invite la Cour à déclarer la requête manifestement mal fondée.

40. Le requérant n’a pas présenté d’observations.

B. L’appréciation de la Cour

1. Sur la recevabilité

41. Constatant que les requêtes ne sont pas manifestement mal fondées au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elles ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

2. Sur le fond

a) Les principes généraux

42. La Cour rappelle que le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès constitue un aspect particulier, n’est pas absolu et qu’il se prête à des limitations implicitement admises, notamment quant aux conditions de recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation. Toutefois, ces limitations ne sauraient restreindre l’accès ouvert à un justiciable de manière ou à un point tels que son droit à un tribunal s’en trouve atteint dans sa substance même ; enfin, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 de la Convention que si elles tendent à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi beaucoup d’autres, Paroisse Gréco-Catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 89, CEDH 2016 (extraits)).

43. La Cour rappelle aussi que l’interprétation du droit interne, en particulier des règles procédurales telles que celles relatives aux formes et délais d’introduction d’un recours, appartient au premier chef aux juridictions internes, auxquelles elle n’a pas pour tâche de se substituer (Debray c. France, no 52733/13, § 37, 2 mars 2017, et Paroutsas et autres c. Grèce, no 34639/09, § 26, 2 mars 2017). La Cour ne remet pas en cause l’appréciation des tribunaux nationaux, sauf si leurs conclusions peuvent passer pour arbitraires ou manifestement déraisonnables (Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 61).

44. La Cour rappelle qu’une interprétation excessivement formaliste des règles de procédure est susceptible de violer le droit d’accès à un tribunal. Les tribunaux doivent, en appliquant les règles de procédure, éviter à la fois un excès de formalisme qui porterait atteinte à l’équité de la procédure et une souplesse excessive qui aboutirait à supprimer les conditions de procédure établies par les lois (Walchli c. France, no 35787/03, § 29, 26 juillet 2007). En effet, le droit d’accès à un tribunal se trouve atteint lorsque sa réglementation cesse de servir les buts de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice et constitue une sorte de barrière qui empêche le justiciable de voir son litige tranché au fond par la juridiction compétente (Shuli c. Grèce, no 71891/10, § 26, 13 juillet 2017).

b) L’application aux cas d’espèce

45. Se tournant vers les circonstances de l’espèce, la Cour rappelle qu’il ne lui incombe pas d’analyser la loi nationale in abstracto, mais d’examiner si les effets de l’application de cette loi sont compatibles avec les dispositions conventionnelles.

i. En ce qui concerne M. Adikanko

46. La Cour note que les exigences du tribunal relatives à la présentation de certains documents visaient le but d’assurer une bonne administration de la justice. Elle relève que le requérant n’affirme pas que les documents requis lui étaient inaccessibles ni qu’il avait, en vain, sollicité l’assistance du tribunal dans leur obtention (voir, a contrario, le cas de M. Basov‑Grinev, paragraphes 51 et 52 ci-dessous). En outre, elle note que le requérant ne soutient pas non plus que les consignes données par le tribunal étaient incompréhensibles, impossibles à exécuter, contradictoires ou arbitraires (voir, a contrario, le cas de M. Basov-Grinev, paragraphes 49 et 50 ci‑dessous). En effet, l’intéressé exprime simplement son désaccord avec la légitimité de ces consignes en proposant sa propre interprétation des articles pertinents du code de procédure civile (paragraphe 38 ci-dessus). Dès lors, eu égard à la marge d’appréciation de l’État en matière de réglementation procédurale et d’interprétation du droit interne, en particulier s’agissant des règles concernant les formes d’introduction d’une demande, la Cour considère que la mesure contestée était proportionnée au but poursuivi et qu’elle n’a pas porté atteinte au droit du requérant à un tribunal. Partant, elle conclut à la non‑violation de l’article 6 § 1 de la Convention dans le chef de M. Adikanko.

ii. En ce qui concerne M. Basov-Grinev

47. La Cour note que le requérant a tenté par deux fois, en vain, de saisir le tribunal. Dans les deux cas, la raison principale du refus d’examiner la demande était l’absence de preuves de l’existence de la relation de travail alléguée. En effet, cette même raison apparaît dans les deux décisions rendues en première instance (paragraphes 14 et 19 ci-dessus) et cette raison a finalement, à elle seule, été analysée dans l’arrêt de la juge unique de la cour régionale de Krasnodar (paragraphe 22 ci‑dessus). La Cour note aussi que la question du non‑paiement de la taxe judiciaire, évoquée par le tribunal au cours de la seconde tentative de saisine de la justice, dépendait de la nature du différend en cause, soit de la question de savoir si celui-ci était un litige du travail – dans le cadre duquel les plaignants bénéficient de l’exonération de la taxe – ou un litige d’un autre type – pour lequel le paiement de celle-ci est obligatoire. Ainsi, la question centrale posée à ce stade de la procédure judiciaire résidait dans la qualification du litige soumis aux juridictions internes. La Cour va par conséquent concentrer son analyse sur ce motif du refus opposé au requérant.

48. À cet égard, la Cour note que, dans ses observations, le Gouvernement n’indique pas le but poursuivi par la mesure en cause en l’espèce. En se référant à la décision de la Cour constitutionnelle russe du 29 septembre 2016 (paragraphe 32 ci-dessus), la Cour admet que les articles 131, 132 et 136 du code de procédure civile poursuivent les buts de la bonne administration de la justice et de la mise en œuvre du principe du contradictoire. Dès lors, pour être conforme à l’article 6 de la Convention, la mesure contestée doit être proportionnée à ces buts.

49. La Cour observe que, si le tribunal de première instance a insisté sur la présentation de preuves écrites formelles (paragraphe 19 ci-dessus), la juge de la cour régionale de Krasnodar a, quant à elle, envisagé d’autres moyens de prouver l’existence de la relation de travail litigieuse. En effet, cette magistrate a jugé que l’indication, par le requérant, des dates et lieux de travail et du nom des dirigeants de la société autorisés à procéder à l’embauche était indispensable aux fins de l’ouverture de l’instance (paragraphe 22 ci‑dessus). Or, analysant le texte de la demande formulée par le requérant, la Cour constate que ce dernier s’était conformé à cette exigence en communiquant la majorité de ces informations (paragraphe 17 ci-dessus). Elle note, en outre, contrairement à ce que la juge de la cour régionale a constaté, que l’intéressé a cité le nom des témoins susceptibles de confirmer ses allégations (comparer les paragraphes 14 et 18 ci-dessus).

50. Autrement dit, pour la Cour, le requérant a précisément fourni au tribunal du district les informations dont la prétendue absence lui était reprochée par la juge de la cour régionale de Krasnodar. La Cour considère dès lors que les décisions de justice attaquées, n’ayant pas fait de lien entre les faits établis, le droit applicable et l’issue du procès, revêtaient un caractère arbitraire (Bochan (no 2), précité, §§ 61-65, Anđelković c. Serbie, no 1401/08, §§ 24‑28, 9 avril 2013, Khamidov c. Russie, no 72118/01, §§ 170 et 174, 15 novembre 2007, et Gavrilov c. Ukraine, no 11691/06, § 25, 16 février 2017).

51. S’agissant maintenant de l’exigence de présenter des preuves écrites de la conclusion d’un contrat de travail (paragraphe 19 ci-dessus), la Cour observe que l’intéressé a d’emblée déclaré être dans l’impossibilité de produire celles-ci et qu’il a sollicité l’assistance du tribunal dans leur obtention (paragraphe 18 ci-dessus). Cette même assistance, prévue par les articles 57, 150, 152 et 166 du code de procédure civile (paragraphe 30 ci‑dessus) et disponible aux stades ultérieurs de la procédure, a été retenue par la Cour constitutionnelle russe comme un élément lui permettant de conclure à la conformité des articles 131, 132 et 136 du même code au principe constitutionnel d’accès à la justice (paragraphe 32 ci-dessus).

52. La Cour relève que l’interprétation de ces dispositions donnée par les juridictions nationales (paragraphes 30-32 ci-dessus) a créé chez le requérant une espérance légitime à une assistance par la justice dans l’obtention de ces preuves. Or elle constate que le requérant a été empêché de se prévaloir de cette assistance, l’instance n’ayant pas été déclarée ouverte. Le juge du tribunal de district a rejeté la demande du requérant sans exposer quels motifs l’avaient amené à refuser d’ouvrir l’instance et de fournir son assistance dans le recueil des preuves. La Cour considère que, eu égard aux difficultés rencontrées par le requérant dans l’obtention des preuves, le fait d’exiger de ce dernier, au stade préliminaire des débats contradictoires, de produire celles-ci était une application du code de procédure civile excessivement formaliste faisant obstacle à l’accès au tribunal.

53. Enfin, la Cour relève que, eu égard aux buts poursuivis au stade de l’introduction de la demande (paragraphe 32 ci-dessus), le juge est tenu d’assurer un contrôle préliminaire des demandes en vue des débats contradictoires, en éliminant celles manifestement irrecevables. À cet égard, elle considère qu’un tel contrôle ne doit pas donner aux justiciables le sentiment que le juge entend privilégier l’autre partie en refusant arbitrairement l’inscription de leur demande au rôle. Cette crainte est d’autant plus à éviter lorsque le litige concerne, comme en l’espèce, le droit du travail, dans lequel l’enjeu est habituellement très important pour la personne salariée.

54. S’agissant enfin de l’argument du Gouvernement selon lequel les décisions contestées n’empêchent pas la saisine de la justice après la correction des irrégularités (paragraphe 39 ci-dessus), la Cour considère qu’il est sans pertinence. En effet, d’une part, le requérant a tenté par deux fois de saisir les juridictions internes, en s’efforçant, en vain, de se conformer aux instructions de ces dernières. Or ni les juridictions internes ni le Gouvernement n’ont expliqué pourquoi la seconde demande, pourtant corrigée conformément aux instructions antérieures du tribunal (paragraphes 13 et 14 ci-dessus), ne remplissait toujours pas les critères de recevabilité. Dans ces conditions, la Cour n’est pas convaincue qu’une troisième tentative de saisine de la justice aurait des chances sérieuses d’aboutir. De surcroît, compte tenu du délai de prescription extinctive imparti par le code du travail pour ce type de litige – qui, en l’occurrence, est d’un mois (paragraphe 26 ci-dessus) –, le requérant court le risque de voir une nouvelle demande être rejetée pour cause de prescription.

55. Par conséquent, la Cour estime que les décisions de justice contestées s’analysent en un déni de justice et qu’elles ont emporté violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

56. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

57. M. Basov-Grinev n’a présenté aucune demande de satisfaction équitable. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;

2. Déclare les requêtes recevables ;

3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en ce qui concerne M. Adikanko ;

4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en ce qui concerne M. Basov-Grinev.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 mars 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Fatoş AracıHelena Jäderblom
Greffière adjointePrésidente

* * *

[1]. En droit russe la « déclaration » signifie la signature d’un contrat de travail, l’inscription dans le livret de travail et dans d’autres documents qui restent en possession de l’employeur (voir, la partie « le droit interne pertinent »). L’employé ne peut obtenir une copie de certains de ces documents que sur demande. Le livret de travail, quant à lui, reste en possession de l’employeur jusqu’à la fin du contrat.


Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award