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13/03/2018 | CEDH | N°001-181776

CEDH | CEDH, AFFAIRE KUZNETSOV ET AUTRES c. RUSSIE, 2018, 001-181776


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE KUZNETSOV ET AUTRES c. RUSSIE

(Requêtes nos 56354/09 et 24970/08)

ARRÊT

STRASBOURG

13 mars 2018

DÉFINITIF

13/06/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Kuznetsov et autres c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Helena Jäderblom, présidente,
Branko Lubarda,
Helen Keller,
Dmitry Dedov

,
Pere Pastor Vilanova,
Georgios A. Serghides,
Jolien Schukking, juges,
et de Fatoş Aracı, greffière adjointe de section,

Après en avoir déli...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE KUZNETSOV ET AUTRES c. RUSSIE

(Requêtes nos 56354/09 et 24970/08)

ARRÊT

STRASBOURG

13 mars 2018

DÉFINITIF

13/06/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Kuznetsov et autres c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Helena Jäderblom, présidente,
Branko Lubarda,
Helen Keller,
Dmitry Dedov,
Pere Pastor Vilanova,
Georgios A. Serghides,
Jolien Schukking, juges,
et de Fatoş Aracı, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 février 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 24970/08 et 56354/09) dirigées contre la Fédération de Russie et dont trois ressortissants de cet État, MM. Anton Aleksandrovich Bezzubko, Vladislav Vladimirovich Trubitsin et Aleksey Vladimirovich Kuznetsov (« les requérants »), ont saisi la Cour respectivement les 7 avril et 5 octobre 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les deux premiers requérants ont été représentés par Me A.G. Bulin, avocat à Rostov-sur-le-Don. Le troisième requérant a été représenté par Me D.A. Boyev, avocat à Norilsk. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté initialement par M. G. Matiouchkine, ancien représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, puis par M. M. Galperine, son représentant actuel.

3. Les requérants alléguaient en particulier que leur droit d’accès à un tribunal avait été méconnu.

4. Le 13 janvier 2011 et le 3 février 2015, ces griefs ont été communiqués au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A. En ce qui concerne MM. Bezzubko et Trubitsin

5. Les requérants sont nés respectivement en 1981 et en 1961 et résident à Rostov-sur-le-Don, région de Rostov.

6. Ils furent parties à un litige civil en qualité de défendeurs.

7. Le 21 novembre 2007, le tribunal du district Leninski de Rostov‑sur‑le-Don rendit une décision contre les requérants. À l’audience, le juge ne prononça que le dispositif et expliqua aux parties que le texte intégral de la décision serait disponible au greffe du tribunal le 27 novembre 2007. Selon les requérants, ils ne purent prendre connaissance du texte de la décision à cette date car il n’aurait pas été finalisé. Les intéressés ajoutent n’avoir reçu ce texte que le 29 novembre 2007.

8. Selon eux, le 10 décembre 2007, ils envoyèrent leurs conclusions d’appel par pli recommandé.

9. Le 13 décembre 2007, le tribunal examina la recevabilité de l’appel formé par les requérants en l’audience publique et présence des parties. Les requérants sollicitèrent l’assistance du tribunal pour obtenir du bureau de poste les preuves du dépôt de leur recours à la date indiquée. Le tribunal constata que les requérants n’avaient obtenu la copie intégrale du jugement que le 29 novembre 2007. Il releva cependant que le recours en appel n’avait été déposé au greffe du tribunal que le 12 décembre 2007, à savoir après l’expiration du délai de dix jours imparti par le code de procédure civile pour interjeter appel. Constatant ainsi que les requérants étaient forclos et qu’ils n’avaient pas formulé de demande de relevé de forclusion, il déclara le recours irrecevable pour tardiveté.

10. Le 28 décembre 2007, les requérants formèrent un recours contre la décision du 13 décembre 2007. Le 29 décembre 2007, le juge du tribunal d’instance rejeta ce recours pour tardiveté. Il constata que les intéressés avaient introduit leur recours après l’expiration du délai de dix jours imparti par le code de procédure civile pour contester les décisions avant dire droit.

11. En avril 2008, se fondant sur l’article 112 du code de procédure civile, les requérants demandèrent au tribunal du district de les relever de forclusion au motif qu’ils n’avaient reçu la copie intégrale de la décision du 21 novembre 2007 que le 22 avril 2008.

12. Par des décisions avant dire droit des 22 et 23 mai 2008, le tribunal du district rejeta cette demande. Le 23 juillet 2008, la cour régionale de Rostov confirma les décisions du 22 et 23 mai 2008 au motif que la copie intégrale avait été reçue par la représentante des requérants le 29 novembre 2007.

B. En ce qui concerne M. Kuznetsov

13. Le requérant est né en 1976 et réside à Kirov, région de Kirov.

14. À une date non précisée dans le dossier, il introduisit une action civile contre une société de droit privé et demanda au tribunal de tenir audience en son absence au motif que son domicile était éloigné de celui-ci.

15. Le 8 septembre 2008, le tribunal de la ville de Gorno-Altaïsk, république de l’Altaï, accueillit en partie la demande du requérant. Le 13 septembre 2008, il finalisa le texte intégral de la décision et, le 18 septembre 2008, envoya celui-ci au domicile de l’intéressé.

16. Le 4 octobre 2008, le requérant reçut la lettre du tribunal. Le 14 octobre 2008, il posta ses conclusions d’appel, qui parvinrent au tribunal le 5 novembre 2008.

17. Par une décision avant dire droit du 11 novembre 2008, ce dernier établit que la copie intégrale du jugement était disponible au greffe du tribunal depuis le 13 septembre 2008 et que l’appel du requérant avait été reçu par le greffe le 5 novembre 2008. Relevant que l’intéressé n’avait pas formulé de demande de relevé de forclusion, le tribunal déclara l’appel irrecevable pour tardiveté et retourna le dossier.

18. Le requérant forma un recours contre cette décision, arguant qu’il avait introduit l’appel dans le délai imparti par le code de procédure civile, à savoir dix jours à compter de la date de réception de la copie intégrale de la décision. Il indiqua qu’il était inutile d’introduire une demande de relevé de forclusion car il croyait avoir respecté le délai imparti pour introduire son appel. À son avis, estimer le contraire reviendrait à dire que, eu égard à la distance entre son domicile et le tribunal et au délai inévitable dû à l’acheminement du courrier par voie postale, il aurait de toute manière été forclos.

19. Le 8 avril 2009, la cour suprême de la république de l’Altaï établit que le requérant avait introduit son appel le 14 octobre 2008, soit après l’expiration du délai de dix jours prévu par l’article 338 du code de procédure civile et qu’il n’avait pas déposé de demande de relevé de forclusion.

20. La cour suprême statua comme suit :

« [La cour suprême estime que] l’argument selon lequel, compte tenu de la distance entre le tribunal et le domicile du plaignant, ce dernier serait, à la réception par courrier de toutes les décisions de justice, forclos, et devrait par conséquent formuler à chaque fois une demande de relevé de forclusion, est dépourvu de base légale et n’entraîne pas l’annulation de la décision [contestée], puisque la circonstance susmentionnée devrait être soumise, en tant que motif de relevé de forclusion, à l’examen et à l’appréciation du tribunal, conformément à l’article 112 du code de procédure civile ».

Constatant que le requérant n’avait pas formulé une telle demande, elle confirma la décision contestée.

21. L’intéressé soutient n’avoir reçu une copie de cet arrêt que le 25 juin 2009.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

22. Pour le résumé des dispositions pertinentes en l’espèce, il convient de se rapporter à l’arrêt Ivanova et Ivashova c. Russie (nos 797/14 et 67755/14, §§ 24-32, 26 janvier 2017).

23. Conformément à l’article 338 du code de procédure civile tel qu’en vigueur avant le 1er janvier 2012, une partie peut interjeter appel dans un délai de dix jours calendaires à compter du prononcé du jugement. Après le 1er janvier 2012, le délai pour interjeter appel a été porté à un mois (article 321 du même code).

24. Les personnes qui ont laissé passer un délai de procédure peuvent être relevées de forclusion à condition que le juge estime que les motifs invoqués à l’appui de la demande formée en ce sens constituent des raisons valables (article 112 § 1). La demande de relevé de forclusion doit être introduite devant le tribunal compétent et examinée en audience. Les parties reçoivent notification de la date et du lieu de cette audience, mais leur absence n’empêche pas le tribunal d’examiner la demande (article 112 § 2). En même temps que la demande de relevé de forclusion, l’auteur de celle-ci doit accomplir l’acte de procédure pour lequel il est forclos, c’est‑à‑dire former un recours ou présenter des documents (article 112 § 3). S’il s’agit d’une demande de relevé de forclusion concernant un pourvoi en cassation ou une demande de supervision, celle-ci est introduite auprès du juge qui a examiné l’affaire en première instance. Le relevé de forclusion pour ces deux recours ne peut être prononcé que dans des situations exceptionnelles si le juge reconnaît comme valables les raisons justifiant le non-respect du délai initial, à savoir s’il s’agit de circonstances excluant de manière objective la possibilité de former le recours concerné dans les délais impartis (une maladie grave de l’auteur du recours, son état d’incapacité ou autre) et si ces circonstances ont eu lieu, au plus tard, un an après la date à laquelle la décision de justice attaquée est devenue définitive (article 112 § 4). La décision du juge accueillant ou rejetant la demande de relevé de forclusion peut faire l’objet d’un recours (article 112 § 5).

EN DROIT

I. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES

25. Compte tenu de la similitude des présentes requêtes quant aux faits et aux questions qu’elles posent, la Cour juge approprié de les joindre, en application de l’article 42 § 1 de son règlement.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

26. Les requérants se plaignent d’une violation de leur droit d’accès à un tribunal au motif que leurs recours en appel, par une application des règles de procédure qu’ils jugent erronée, ont été déclarés irrecevables pour tardiveté. Ils invoquent à cet égard les articles 6 § 1 et 13 de la Convention. La Cour estime que ce grief tel qu’il est formulé par les requérants appelle un examen sur le terrain du seul article 6 § 1 de la Convention qui, dans ses parties pertinentes en l’espèce, est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

A. Les thèses des parties

1. En ce qui concerne MM. Bezzubko et Trubitsin

27. Le Gouvernement soutient que le droit d’accès des requérants à l’instance d’appel n’a pas été méconnu. Selon lui, les intéressés ont envoyé tardivement leurs conclusions d’appel ainsi que leur demande de relevé de forclusion, laquelle était une voie prévue par l’article 112 du code de procédure civile. Le Gouvernement allègue en outre que, ayant pris connaissance de la décision du 13 décembre 2007 rejetant leur appel pour tardiveté, les requérants ont laissé s’écouler un délai de quatre mois avant de formuler une demande de relevé de forclusion.

28. Ces derniers maintiennent leur grief.

2. En ce qui concerne M. Kuznetsov

29. Le Gouvernement conteste son grief, confirmant, cependant, la version des faits présentée par le requérant. Il indique que le texte intégral de la décision a été finalisé le 13 septembre 2008 et envoyé à l’intéressé le 18 septembre 2008, soit cinq jours après sa finalisation. Il déclare que le tribunal a ainsi respecté les délais impartis par le code de procédure civile et considère que le point de départ du délai d’appel est bien le jour du prononcé de la décision dans sa forme intégrale, en l’occurrence le 13 septembre 2008, et non le jour de la réception de cette copie par la poste, comme le soutient le requérant.

30. Le Gouvernement estime que celui-ci était forclos et qu’il aurait dû déposer auprès du tribunal une demande de relevé de forclusion, ce qu’il aurait omis de faire. Il invite par conséquent la Cour à rejeter ce grief pour défaut manifeste de fondement.

31. Le requérant combat cette thèse. Il maintient avoir introduit son recours dans un délai de dix jours à compter de la date de la réception du texte par la poste. Se référant à l’arrêt Aepi S.A. c. Grèce (no 48679/99, § 26, 11 avril 2002), il indique que le point de départ du délai d’appel est la date de la réception du texte intégral et non celle de son prononcé ou de sa rédaction. Admettre le contraire reviendrait à dire que, au moment de l’envoi de la décision par le tribunal, l’appelant est déjà forclos à interjeter appel. Si telle était l’interprétation du code donnée par le tribunal du district, celui-ci aurait dû lui indiquer, avant même la réception du courrier, qu’il était déjà forclos et qu’il devait donc formuler une demande de relevé de forclusion.

32. En outre, se référant à de nombreuses décisions de justice internes différentes, le requérant allègue que les tribunaux, dans les décisions susmentionnées, n’ont pas obligé l’appelant à formuler une demande de relevé de forclusion lorsque celui-ci a introduit son recours dans le délai imparti après la réception de la décision. L’introduction d’un recours séparé prévu par l’article 112 du code de procédure civile aurait, selon lui, été jugée inutile. Le requérant considère que les circonstances de son affaire telles qu’il les a exposées montrent bien qu’il a respecté le délai imparti pour introduire son appel. Il précise qu’il a simplement omis de citer l’article 112 du code de procédure civile.

B. L’appréciation de la Cour

1. Sur la recevabilité

a) En ce qui concerne MM. Bezzubko et Trubitsin

33. La Cour relève que, en l’espèce, ce n’est pas la date de départ du délai d’appel qui fait l’objet d’une controverse entre les parties, mais plutôt la date butoir. Cette date est le 10 décembre 2007 aux yeux des requérants et le 12 décembre 2007 pour les juridictions en cause. La Cour déduit que les intéressés n’ont pas présenté au tribunal de preuve du dépôt de leur recours au bureau de poste qui avait eu lieu, selon eux, le 10 décembre 2007 (paragraphe 9 ci-dessus). En outre, même si ceux-ci estimaient que la conclusion du tribunal était erronée, la Cour observe que les requérants n’ont pas formé de recours contre la décision du 13 décembre 2007 dans le délai imparti à cet effet (paragraphe 10 ci-dessus). Enfin, ils n’ont présenté devant elle aucune preuve réfutant la conclusion du tribunal concernant la date butoir. La Cour conclut que, faute de preuves du contraire, l’appel avait été introduit le 12 décembre 2007, c’est-à-dire tardivement. Elle précise que, au moins depuis le 29 décembre 2007, date de la décision rejetant leur appel contre la décision du 21 novembre 2007 (paragraphe 10 ci-dessus), les requérants devaient savoir qu’ils étaient forclos pour interjeter appel.

34. La Cour constate, avec le Gouvernement, que le droit national offre une voie de recours, prévue par l’article 112 du code de procédure civile (paragraphe 24 ci-dessus), pour former une demande de relevé de forclusion. L’efficacité de cette voie de recours n’a pas été remise en doute par les requérants.

35. La Cour rappelle que le prononcé de relevé de forclusion pour un appel tardif constitue une entorse au principe de l’autorité de la chose jugée (Bezrukovy c. Russie, no 34616/02, § 34, 10 mai 2012, Ponomaryov c. Ukraine, no 3236/03, § 42, 3 avril 2008, et Magomedov et autres c. Russie, nos 33636/09 et 9 autres, § 87, 28 mars 2017). La décision prononçant le relevé de forclusion doit s’appuyer sur des motifs convaincants et tenir compte du temps écoulé depuis le moment où l’auteur d’une demande de relevé de forclusion et d’un appel tardif a eu connaissance de l’existence d’un jugement rendu à son encontre. Par conséquent, l’auteur d’un appel tardif se doit d’agir avec une diligence suffisante, c’est-à-dire sans tarder à partir du moment où il a découvert, ou aurait dû découvrir, l’existence du jugement attaqué (Raihani c. Belgique, no 12019/08, § 37, 15 décembre 2015, et Magomedov et autres, précité, § 89).

36. En l’espèce, la Cour partage l’avis du Gouvernement (paragraphe 27 ci-dessus) et des juridictions nationales (paragraphe 12 ci-dessus) selon lequel les requérants, qui auraient dû connaître les motifs du rejet de leur appel au plus tard le 29 décembre 2007, ont laissé s’écouler quatre mois avant de formuler cette demande auprès des juridictions compétentes. La Cour partage également l’avis des juridictions nationales qui ont rejeté l’argument des requérants consistant à dire qu’ils n’avaient reçu le texte intégral de la décision contestée que le 22 avril 2008, alors que, précédemment, ils avaient affirmé l’avoir reçu le 29 novembre 2007. Dans ces conditions, accueillir la demande de relevé de forclusion reviendrait à méconnaître le principe de sécurité juridique à l’égard de la décision du 21 novembre 2007 déjà revêtue de l’autorité de la chose jugée.

37. Partant, la Cour déclare le grief irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

b) En ce qui concerne M. Kuznetsov

38. La Cour estime que l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement est étroitement liée à la substance du grief et qu’il y a lieu de la joindre au fond de la requête.

39. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond

40. La Cour réitère les principes exposés dans l’arrêt Ivanova et Ivashova précité :

« 41. La Cour rappelle que l’article 6 de la Convention n’astreint pas les États contractants à créer des cours d’appel ou de cassation. Néanmoins, lorsque de telles juridictions sont instituées, la procédure qui s’y déroule doit présenter les garanties prévues à l’article 6 (Chatellier c. France, no 34658/07, § 35, 31 mars 2011).

42. Par ailleurs, le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès constitue un aspect particulier, n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment quant aux conditions de recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation. Toutefois, ces limitations ne sauraient restreindre l’accès ouvert à un justiciable de manière ou à un point tels que son droit à un tribunal s’en trouve atteint dans sa substance même ; enfin, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 de la Convention que si elles tendent à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi beaucoup d’autres, Edificaciones March Gallego S.A. c. Espagne, 19 février 1998, § 34, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I, Mikulová c. Slovaquie, no 64001/00, § 52, 6 décembre 2005, et Kemp et autres c. Luxembourg, no 17140/05, § 47, 24 avril 2008).

43. En outre, le droit à un tribunal implique celui de recevoir une notification adéquate des décisions judiciaires, en particulier dans les cas où un appel doit être introduit dans un certain délai (Zavodnik c. Slovénie, no 53723/13, § 71, 21 mai 2015).

44. La réglementation relative aux délais à respecter pour former un recours vise à assurer une bonne administration de la justice et le respect, en particulier, du principe de la sécurité juridique. Les intéressés doivent s’attendre à ce que ces règles soient appliquées. Toutefois, la réglementation en question, ou l’application qui en est faite, ne devrait pas empêcher le justiciable de se prévaloir d’une voie de recours disponible (Pérez de Rada Cavanilles c. Espagne, 28 octobre 1998, § 45, Recueil 1998‑VIII, et Georgiy Nikolayevich Mikhaylov c. Russie, no 4543/04, § 52, 1er avril 2010).

45. Le droit d’action ou de recours doit s’exercer à partir du moment où les intéressés peuvent effectivement connaître les décisions judiciaires qui leur imposent une charge ou pourraient porter atteinte à leurs droits ou intérêts légitimes. S’il en allait autrement, les cours et tribunaux pourraient, en retardant la notification de leurs décisions, écourter substantiellement les délais de recours, voire rendre tout recours impossible. La notification, en tant qu’acte de communication entre l’organe juridictionnel et les parties, sert à faire connaître la décision du tribunal, ainsi que les fondements qui la motivent, le cas échéant pour permettre aux parties de recourir (Miragall Escolano et autres c. Espagne, nos 38366/97, 38688/97, 40777/98, 40843/98, 41015/98, 41400/98, 41446/98, 41484/98, 41487/98 et 41509/98, § 37, CEDH 2000‑I.

46. L’article 6 de la Convention ne saurait être entendu comme comprenant une garantie pour les parties d’être notifiées d’une manière particulière, par exemple, par une lettre recommandée (Bogonos c. Russie (déc.), no 68798/01, 5 février 2004). Toutefois, la manière dont la décision de justice est portée à la connaissance d’une partie doit permettre de vérifier la remise de la décision à la partie ainsi que la date de cette remise (Soukhoroubtchenko c. Russie, no 69315/01, §§ 49-50, 10 février 2005, et Strijak c. Ukraine, no 72269/01, § 39, 8 novembre 2005). »

41. La Cour rappelle que le droit de recours doit s’exercer à partir du moment où l’intéressé a effectivement pu prendre connaissance de la décision de justice dans sa forme intégrale (Ivanova et Ivashova, précité, § 57, Aepi S.A., précité, § 26, 11 avril 2002, et Georgiy Nikolayevich Mikhaylov, précité, § 55).

42. De ce point de vue, la Cour considère que le requérant a exercé son droit de recours dans le délai imparti, c’est-à-dire dix jours après la réception du texte intégral de la décision (paragraphe 16 ci-dessus).

43. Se tournant ensuite vers l’exception soulevée par le Gouvernement (paragraphe 30 ci-dessus), la Cour rappelle que la finalité de l’article 35 § 1 de la Convention est de ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou de redresser – normalement – les violations alléguées contre eux avant qu’elles ne soient soumises à la Cour. Si cette disposition doit s’appliquer « avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif », il faut que l’intéressé ait soulevé devant les autorités nationales « au moins en substance, et dans les conditions et délais prescrits par le droit interne » les griefs qu’il entend formuler par la suite à Strasbourg (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, §§ 36, 37, CEDH 1999‑I).

44. La Cour relève que, dans son appel, le requérant a soulevé le sujet de la forclusion, en exprimant les motifs pour lesquels il estimait ne pas être dans l’obligation de formuler une demande de relevé de forclusion – à savoir le respect du délai imparti pour faire appel (paragraphes 18 et 32 ci‑dessus). Aussi la cour d’appel a-t-elle été confrontée à une demande de relevé de forclusion, bien que celle-ci n’ait pas été exprimée dans les termes formels de l’article 112 du code de procédure civile. La Cour considère que la réponse de celle-ci selon laquelle il fallait, de toute manière, déposer une demande formelle (paragraphe 20 ci-dessus) est entachée de formalisme excessif. Elle estime que le requérant a donné aux juridictions nationales la possibilité de corriger la violation alléguée et que ces dernières ont omis de répondre. Partant, la Cour rejette l’exception du Gouvernement.

45. Elle considère que, en rejetant l’appel du requérant pour tardiveté, les juridictions internes ont procédé à une interprétation rigide du droit interne qui a eu pour conséquence de mettre à la charge de l’intéressé une obligation que celui-ci n’était pas en mesure de respecter, même en faisant preuve d’une diligence particulière. Compte tenu de la gravité de la sanction qui a frappé le requérant pour non-respect des délais ainsi calculés, la Cour estime que la mesure contestée n’a pas été proportionnée au but de garantir la sécurité juridique et la bonne administration de la justice. Partant, elle conclut à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention au regard du droit d’accès du requérant à un tribunal (Ivanova et Ivashova, précité, §§ 57-58).

III. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

46. Invoquant l’article 13 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1, les requérants se plaignent d’une application erronée par les juridictions nationales des lois internes. Ils se plaignent en outre que le refus des tribunaux d’accueillir leurs demandes a porté atteinte à leur droit au respect de leurs biens.

47. Eu égard au contenu du dossier, la Cour estime que ce grief ne révèle pas de violations des droits consacrés par la Convention et ses Protocoles. Il s’ensuit que cette partie des requêtes est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

48. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommages

49. M. Kuznetsov réclame 277 140 roubles (RUB) pour préjudice matériel. Il indique que cette somme correspond aux dommages et intérêts auxquels il estime avoir droit, et qu’elle lui aurait certainement été conférée s’il n’y avait pas eu de violation de l’article 6 de la Convention en l’espèce.

50. Il demande en outre 5 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’il dit avoir subi.

51. Le Gouvernement considère qu’il n’y a aucun lien entre le dommage matériel que le requérant estime avoir subi et la violation alléguée de la Convention. S’agissant du dommage moral, il considère que la somme réclamée est excessive et que la demande doit être rejetée au motif que, à ses yeux, le grief en question est dénué de tout fondement.

52. La Cour rappelle qu’elle a conclu en l’espèce à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison de l’absence d’accès à un tribunal. En ce qui concerne le préjudice matériel allégué, elle ne saurait spéculer sur le résultat auquel les juridictions nationales auraient abouti si elles avaient examiné le recours sur le fond. Par conséquent, elle rejette la demande relative au dommage matériel.

53. Quant au préjudice moral allégué, la Cour considère que l’intéressé a effectivement connu une frustration et un sentiment d’injustice qui ne sauraient être réparés par le seul constat de violation. Elle estime toutefois que la somme réclamée est excessive. Eu égard à l’ensemble des éléments dont elle dispose, elle considère qu’il y a lieu d’allouer à M. Kuznetsov 2 500 EUR au titre du préjudice moral (Ivanova et Ivashova, précité, § 64).

B. Frais et dépens

54. Le requérant demande également 200 EUR pour les frais postaux et 80 000 RUB pour les frais d’avocat qu’il dit avoir engagés devant la Cour.

55. S’agissant des frais postaux, le Gouvernement déclare que ceux-ci ne sont pas documentés. Quant aux frais d’avocat, il estime qu’ils ne devraient pas être remboursés au motif que le contrat conclu entre le requérant et son avocat est nul et non avenu. À cet égard, il indique que, d’après les termes de ce contrat, les honoraires dus sont à payer à l’avocat après le prononcé de l’arrêt de la Cour dans cette affaire. Se fondant sur cette clause, il soutient que le paiement des frais ne doit être pas conditionné par le prononcé ultérieur d’un jugement.

56. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En outre, la Cour rappelle que, selon l’article 60 § 2 de son règlement, toute prétention présentée au titre de l’article 41 de la Convention doit être chiffrée, ventilée par rubrique et accompagnée des justificatifs nécessaires, faute de quoi elle peut rejeter la demande, en tout ou en partie (Negrepontis‑Giannisis c. Grèce (satisfaction équitable), no 56759/08, § 34, 5 décembre 2013).

57. En l’espèce, la Cour observe que le contrat susmentionné ne comporte pas de clause conditionnant le paiement des honoraires au prononcé de son arrêt. Ce contrat stipule simplement la date de son exécution mais ne conditionne pas celle-ci au prononcé de l’arrêt. Cette clause n’est pas en contradiction avec la jurisprudence de la Cour. Au demeurant, la validité du contrat vis-à-vis du droit national n’a à aucun moment été remise en question.

58. La Cour relève que le montant des frais d’avocat n’est pas ventilé par rubrique. Elle ne doute pas, cependant, que le requérant a engagé certains frais. Eu égard aux éléments dont elle dispose et aux critères exposés ci‑dessus, elle juge raisonnable d’allouer au requérant 200 EUR, à savoir la somme réclamée pour frais et dépens au titre des frais d’avocat. S’agissant des frais postaux, la Cour observe, comme le Gouvernement, que ceux-ci ne sont pas documentés. Partant, elle rejette cette partie de la demande.

C. Intérêts moratoires

59. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;

2. Déclare la requête de MM. Bezzubko et Trubitsin irrecevable ;

3. Déclare la requête de M. Kuznetsov recevable quant au grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser à M. Kuznetsov, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement) :

i. 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 200 EUR (deux cents euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 mars 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Fatoş Aracı Helena Jäderblom
Greffière adjointePrésidente


Synthèse
Formation : Cour (troisiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-181776
Date de la décision : 13/03/2018
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure civile;Article 6-1 - Accès à un tribunal)

Parties
Demandeurs : KUZNETSOV ET AUTRES
Défendeurs : RUSSIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : BULIN A.G. ; BOYEV D.A.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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