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23/01/2018 | CEDH | N°001-180220

CEDH | CEDH, AFFAIRE KUCHTA c. POLOGNE, 2018, 001-180220


QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE KUCHTA c. POLOGNE

(Requête no 58683/08)

ARRÊT

STRASBOURG

23 janvier 2018

DÉFINITIF

23/04/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Kuchta c. Pologne,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une Chambre composée de :

Vincent A. De Gaetano, président,
András Sajó,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Krzysztof Wojtyczek,
Egidi

jus Kūris,
Iulia Motoc,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du cons...

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE KUCHTA c. POLOGNE

(Requête no 58683/08)

ARRÊT

STRASBOURG

23 janvier 2018

DÉFINITIF

23/04/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Kuchta c. Pologne,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une Chambre composée de :

Vincent A. De Gaetano, président,
András Sajó,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Krzysztof Wojtyczek,
Egidijus Kūris,
Iulia Motoc,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 21 mars et 21 novembre 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 58683/08) dirigée contre la République de Pologne et dont un ressortissant de cet État, M. Arkadiusz Kuchta (« le requérant »), a saisi la Cour le 24 novembre 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me J. Klonowski, avocat à Olsztyn. Le gouvernement polonais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. J. Wołąsiewicz puis Mme J. Chrzanowska, tous deux du ministère des Affaires étrangères.

3. Le requérant se plaignait d’avoir été condamné sur la base de la déposition d’un témoin à charge qu’il n’a pas eu l’occasion d’interroger.

4. Le 24 août 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant, M. Arkadiusz Kuchta, est un ressortissant polonais né en 1975 et résidant à Barczewo.

Les circonstances de l’espèce

6. En juin 2006, le requérant et sept autres suspects furent accusés de fraude. P.N., principal accusé, agent commercial d’une société de téléphonie mobile, était soupçonné de leur avoir vendu des téléphones portables à des tarifs préférentiels qui étaient réservés aux seuls bénéficiaires d’une offre promotionnelle normalement destinée aux paroisses catholiques. Selon l’accusation, les contrats d’abonnement au service de téléphonie mobile que P.N. leur aurait fait souscrire étaient libellés au nom de la paroisse catholique d’O. et portaient la signature du curé R.Z. que P.N. avait usurpée. Les coordonnées du requérant et celles des coaccusés étaient inscrites dans lesdits contrats à l’endroit réservé à l’adresse pour correspondance postale de l’abonné (abonent – adres do korespondencji).

7. Lors des interrogatoires de la police du 23 mai et du 9 juin 2006, P.N. reconnut les faits et demanda à bénéficier des dispositions de l’article 335 du code de procédure pénale (CPP) (paragraphe 23 ci-dessous). Il déclara aux enquêteurs qu’il avait agi par peur de ne pas atteindre l’objectif de nombre de contrats souscrits que lui avait imposé son employeur. Il précisa que, le 12 août 2004, il avait conclu avec le requérant trois contrats du même type que ceux susmentionnés. Il indiqua en outre que tous les coaccusés étaient parfaitement conscients des irrégularités dans leurs contrats respectifs, et qu’aucun de ces derniers n’était employé par une paroisse catholique et ne disposait de l’autorisation d’un curé pour souscrire un contrat d’abonnement au service de téléphonie mobile en question. Il exposa également aux enquêteurs que les coaccusés avaient été informés qu’ils devraient tous payer leurs factures d’abonnement pour éviter que les irrégularités ne fussent découvertes. Il ajouta que, dès le départ, il avait rencontré des problèmes à cet égard avec le requérant et J.G.

8. Un procès-verbal du 12 juin 2006 indique que le requérant prit connaissance du dossier de l’enquête.

9. Le 27 juin 2006, un acte d’accusation dirigé contre P.N. et sept coaccusés, dont le requérant, fut introduit auprès du tribunal de district d’Olsztyn. Se fondant sur l’article 335 du CPP susmentionné, le procureur demanda au tribunal de prononcer les condamnations à l’égard de cinq coaccusés sans qu’une audience ne soit tenue. Le 24 août 2006, le tribunal accéda à cette demande concernant deux des coaccusés seulement.

10. Le 2 octobre 2006, P.N. demanda au tribunal de conduire le procès en son absence, compte tenu du fait qu’il séjournait en Irlande.

11. À l’audience du 4 octobre 2006, le requérant déclara ne pas souhaiter avoir un défenseur commis d’office.

12. L’audience du 22 janvier 2007 fut reportée au motif, entre autres, que le requérant n’y avait pas été conduit depuis son lieu d’incarcération. P.N. et un autre coaccusé ne comparurent pas non plus ce jour-là. En définitive, aucun débat n’eut lieu lors de cette audience.

13. Les audiences ultérieures eurent lieu les 16 mars, 9 mai et 14 juin 2007. Lors de l’audience du 16 mars, le tribunal statuant en application de l’article 377 §§ 3 et 4 du CPP (paragraphe 25 ci-dessous) accueillit la demande que P.N. lui avait soumise le 2 octobre 2006 (paragraphe 10 ci‑dessus) et procéda à une lecture de sa déposition faite pendant l’instruction préliminaire. Les parties qui comparurent à l’audience en question déclarèrent ne vouloir faire aucune déclaration à propos de la déposition de P.N. Toujours lors de cette même audience, le tribunal accéda aux demandes de trois coaccusés, similaires à celle, susmentionnée, de P.N.

Les 9 mai et 14 juin 2007, le tribunal, statuant en application de l’article 376 § 2 du CPP (paragraphe 24 ci-dessous) décida que les audiences prévues ces jours-là auraient lieu en l’absence de P.N. et de certains de ses coaccusés. Les parties présentes à l’audience du 9 mai 2007 déclarèrent qu’elles ne fourniraient pas de preuves complémentaires avant le début des auditions des témoins.

14. Au cours du procès, le tribunal entendit les témoins et le requérant. Ce dernier contesta les accusations formulées à son encontre. Il soutint, plus particulièrement, qu’il n’était pas complice de P.N., que ce dernier l’avait trompé sur la validité des contrats incriminés et que lui-même n’avait souscrit à aucun contrat d’abonnement au service de téléphonie mobile. En particulier, l’inscription de ses données personnelles dans les contrats incriminés serait intervenue sans son accord préalable. Le requérant exposa également qu’à la réception de la première facture d’abonnement pour ses téléphones mobiles, il avait demandé à P.N. de lui expliquer pourquoi cette facture était libellée au nom de la paroisse catholique, ce à quoi ce dernier lui aurait répondu que les contrats étaient en règle, en lui promettant de les lui faire parvenir ultérieurement en bonne et due forme. Or, vu que P.N. n’avait pas tenu sa promesse, lui-même avait renoncé à son abonnement à la téléphonie mobile. Toutefois, dans l’attente de la réception des contrats susmentionnés, il avait payé la facture d’abonnement déjà échue. Le requérant fit observer en outre que les chefs d’inculpation retenus à son encontre ne reposaient que sur deux éléments, à savoir les contrats incriminés, alors que lui-même n’y avait jamais apposé sa signature, et les dépositions de P.N., empreintes d’ambiguïtés et incohérentes. Il indiqua enfin que, en incriminant ses coaccusés, P.N. s’efforçait d’obtenir la réduction de sa peine.

15. Les parties à la procédure répondirent par la négative à la question posée par le juge de savoir si, avant la clôture de l’audience, elles feraient d’autres déclarations ou demanderaient des débats supplémentaires.

16. Par un jugement du 20 juin 2007, le tribunal de district d’Olsztyn :

– déclara tous les accusés coupables des faits qui leur étaient reprochés ;

– les punit en conséquence de peines allant de huit mois à deux ans d’emprisonnement ;

– suspendit l’application des peines susmentionnées, hormis celle infligée au requérant, pour le temps d’une mise à l’épreuve allant de deux à cinq ans.

Concernant le requérant, le tribunal le déclara coupable de complicité d’utilisation de faux contrats d’abonnement au service de téléphonie mobile, dans le but de se procurer des avantages financiers au détriment de son opérateur de téléphonie mobile. Ses constatations en la matière se fondaient, notamment : sur les dépositions de P.N., sur celles du requérant lui-même et des autres coaccusés, sur les témoignages, entre autres, de Z.K., responsable de P.N., et du curé R.Z., et sur les preuves documentaires telles que, en particulier, les contrats d’abonnement incriminés. Notant que le requérant avait déjà été condamné pour des faits similaires à une peine d’emprisonnement de quatre ans, le tribunal le punit d’une peine d’un an et trois mois d’emprisonnement.

Le tribunal releva que l’ensemble des preuves susmentionnées, analysées selon les règles de la logique et selon son expérience, lui permettait de conclure, au-delà de tout doute raisonnable, à la culpabilité des accusés.

17. Plus précisément, le tribunal observa :

– que les dépositions de P.N. étaient logiques, cohérentes et corroborées par d’autres éléments de preuve, tels que, en particulier, les déclarations des coaccusés ; qu’il ressortait des déclarations de la coaccusée M.S. qu’elle avait été bel et bien informée par P.N. de l’irrégularité de son contrat et que les autres coaccusés étaient également conscients des irrégularités en question ; que P.N. l’avait assurée que son contrat fonctionnerait comme convenu à condition qu’elle payât ses factures d’abonnement ; que, lorsqu’elle avait réceptionné son téléphone portable contre le versement de 1,22 zlotys polonais ((PLN), soit environ 0, 25 euros (EUR)) elle n’avait eu à signer aucun contrat d’abonnement ; que le contrat que P.N. lui avait présenté portait la signature du curé R.Z. ; que P.N. l’avait informée qu’il avait offert d’autres contrats du même type à ses connaissances, personnes dont il était certain qu’elles payeraient leurs factures d’abonnement respectives ; que, lorsque peu de temps après, sa ligne téléphonique avait été bloquée, P.N. lui avait expliqué que cela était dû au défaut de paiement de factures d’abonnement par deux des connaissances susmentionnées ;

– que, après avoir initialement nié les faits qui lui étaient reprochés, le coaccusé W.B. était passé aux aveux au cours de l’audience mais avait refusé de s’expliquer devant les juges ; que les déclarations du coaccusé K.S. corroboraient le récit de P.N. ; que K.S. avait déclaré en particulier que P.N. l’avait informé avoir établi ses contrats d’abonnement au service de téléphonie mobile en se basant sur la documentation publiée par la paroisse catholique d’O. ; que, lors des auditions réalisées pendant l’enquête, le coaccusé P.P. avait déclaré aux enquêteurs que P.N. lui avait vendu un téléphone portable au prix de 1 PLN sans qu’il eût jamais eu à signer de contrat d’abonnement audit service de téléphonie mobile ; que P.N. l’avait assuré que tout serait en règle tant qu’il paierait ses factures d’abonnement ; que, à la réception de sa première facture, libellée au nom d’une paroisse catholique, il avait compris que son contrat d’abonnement était irrégulier ; que les déclarations par lesquelles le coaccusé P.P. était revenu à l’audience sur ses aveux faits pendant l’instruction devaient être écartées en raison de leur manque de crédibilité; en effet, il était invraisemblable que P.P. ne se fût pas rendu compte des irrégularités dans son contrat, malgré le fait que les factures d’abonnement qu’on lui faisait parvenir étaient libellées non pas à son nom mais à celui d’une paroisse catholique ; que les deuxièmes déclarations de P.P., selon lesquelles il ne savait pas que son contrat était irrégulier, allaient à l’encontre de la logique et de l’expérience du tribunal en la matière ;

– que, pour autant que le requérant soutenait que P.N. l’avait trompé sur la validité des contrats incriminés, la conclusion à laquelle le tribunal était parvenu à propos des déclarations de P.P. faites à l’audience était pertinente également à ce propos ;

– que, en l’espèce, il n’était pas vraisemblable que P.N. eût voulu prendre le risque que ses actions fussent révélées et qu’il eût offert les contrats incriminés à des clients qui n’étaient pas ses connaissances personnelles ; que, en tout état de cause, ses déclarations sur ce point étaient corroborées par celles de M.S. ;

– qu’il ressortait des déclarations du curé R.Z. que celui-ci n’avait eu aucune connaissance de l’existence des contrats incriminés et encore moins consenti à leur souscription.

18. Le requérant interjeta appel. Il soutint, notamment, que sa condamnation se fondait uniquement sur la déposition que P.N. avait effectuée pendant l’instruction préliminaire, qu’il n’avait jamais eu l’occasion de l’interroger ou de le faire interroger et qui ce dernier l’avait incriminé afin d’échapper à une peine plus sévère ; qu’une confrontation à l’audience entre lui-même et P.N. aurait été utile à l’élucidation des incohérences entre leurs versions des faits respectives, en particulier, de la question de savoir si lui-même savait que ses contrats d’abonnement au service de téléphonie mobile étaient frauduleux ; qu’ainsi, le fait que P.N. ait été dispensé de comparution avait emporté à son égard violation de ses droits de la défense.

19. Par un jugement du 8 octobre 2007, le tribunal régional d’Olsztyn rejeta l’appel du requérant, l’estimant manifestement infondé. Souscrivant à la conclusion à laquelle était parvenu le tribunal de première instance, le tribunal régional observa :

– que le jugement critiqué était dûment motivé et expliquait notamment pourquoi les déclarations du requérant avaient été écartées par manque de crédibilité ; que, même à supposer que le récit du requérant eût été crédible, l’attitude qu’il avait eue à la réception de sa facture d’abonnement avait été pour le moins étonnante ;

– que le tribunal de district avait à juste titre considéré comme crédibles les déclarations de P.N. ; que ce dernier avait fait un récit logique et détaillé de son procédé et que ses dépositions en la matière étaient corroborées par d’autres éléments de preuve réunis dans le dossier ;

– que la décision du tribunal de district d’instruire le procès en l’absence de P.N. et de procéder à une lecture à l’audience de ses dépositions n’était pas contraire à la loi et se justifiait dans les circonstances de l’espèce ; que, en effet, l’éventuelle comparution de P.N. à l’audience aurait été inutile à la résolution de l’affaire dès lors que ses dépositions étaient exhaustives, logiques et convaincantes, et qu’il ne ressortait pas des motifs du jugement du tribunal de district que celui-ci avait eu le moindre doute sur la culpabilité du requérant ;

– que les droits de la défense n’avaient pas été violés, compte tenu du fait que le requérant avait pu prendre connaissance de l’ensemble des éléments de preuve et avait eu la possibilité de les discuter à l’audience ;

– que, faute pour lui d’avoir été en mesure d’expliquer aux juges pourquoi il avait payé une facture d’abonnement mobile qui ne lui était pas destinée, la seule explication possible était que ce paiement venait en exécution d’un accord avec P.N., d’après lequel le paiement des factures dans les délais était indispensable à la non-découverte des irrégularités.

20. Le requérant forma – par le truchement de son avocat – un pourvoi en cassation devant la Cour suprême mais, le 30 septembre 2008, son recours fut rejeté pour défaut manifeste de fondement, par une décision dépourvue de motivation écrite.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

Dispositions pertinentes du code de procédure pénale

21. Selon l’article 175 § 1 du CPP, l’accusé a, notamment, le droit de refuser de faire des déclarations ou de répondre à certaines questions sans devoir s’en expliquer, et il doit en être informé.

22. Selon l’article 177 § 1 du même code, le témoin est tenu de comparaître devant les autorités et de faire des déclarations.

23. Selon l’article 335 § 1 du même code, lorsque l’accusé a avoué les faits et que sa culpabilité et les circonstances de l’affaire ne sont pas controversées, et que son comportement permet de croire que le but visé par la procédure n’en serait pas compromis, il est possible de renoncer à la réalisation d’actes subséquents. Au lieu d’un acte d’accusation, le procureur présente alors au tribunal une simple demande de condamner l’accusé pour l’infraction reprochée et de lui infliger une peine ou une mesure convenue avec lui, en s’assurant que les droits de la victime seront protégés.

24. Selon l’article 376 § 2 du même code, si l’accusé dont la comparution à l’audience est obligatoire a déjà fait des déclarations et qu’il ne comparaît pas, sans motif valable et après avoir été informé de la reprise des débats préalablement reportés ou interrompus, le tribunal peut instruire le procès en son absence.

25. Selon l’article 377 §§ 3 et 4 du même code, lorsque l’accusé, informé de l’audience, déclare qu’il n’y comparaîtra pas, le tribunal peut instruire le procès en son absence sauf s’il estime sa présence indispensable ; dans la situation où l’accusé n’aurait pas encore fait de déclarations devant le tribunal, ses dépositions faites antérieurement peuvent être lues à l’audience.

26. Selon l’article 389 §§ 1 et 2 du même code, lorsque l’accusé refuse de déposer, modifie ses dépositions ou affirme ne pas se souvenir de certains détails, toute partie à la procédure peut lire les fragments pertinents des procès-verbaux de ses dépositions faites antérieurement en sa qualité d’accusé au cours d’une instruction ou d’une procédure juridictionnelle dans une autre affaire ou dans le cadre d’une autre procédure prévue par la loi. Après la lecture des fragments pertinents des procès-verbaux, toute partie à la procédure peut inviter l’accusé à s’expliquer notamment sur les éventuelles incohérences qui pourraient apparaître entre ses dépositions initiales et les dépositions nouvelles. Lorsque l’accusé ne comparaît pas, une partie peut lire, dans la mesure nécessaire, les procès-verbaux de ses dépositions faites antérieurement en sa qualité d’accusé au cours d’une instruction ou d’une procédure juridictionnelle dans une autre affaire ou dans le cadre d’une autre procédure prévue par la loi.

27. Selon l’article 391 § 1 du même code, si un témoin séjourne à l’étranger ou s’il est impossible de lui notifier une citation à comparaître, il est possible de faire lire à l’audience des fragments pertinents des procès‑verbaux de ses dépositions faites antérieurement au cours d’une instruction ou devant un tribunal dans la même affaire ou dans une autre ou dans le cadre d’une autre procédure prévue par la loi.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 et 3 d) DE LA CONVENTION

28. Le requérant se plaint d’un défaut d’équité de la procédure, reprochant aux tribunaux de l’avoir mis dans l’impossibilité d’interroger P.N., alors que ses déclarations ont été, selon lui, la clef principale de sa condamnation. Il cite l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention, ainsi libellé dans ses passages pertinents en l’espèce :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...)

(...)

3. Tout accusé a droit notamment à :

(...)

d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge. ».

29. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

Sur l’exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes

30. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter la requête pour non-épuisement des voies de recours internes. Il explique :

– que le requérant n’a pas formé de recours contre la décision du tribunal de district d’Olsztyn d’instruire le procès en l’absence de P.N. ;

– qu’il ne s’est pas plaint non plus auprès de la Cour constitutionnelle des dispositions du code de procédure pénale en application desquelles P.N. a été dispensé de comparution à l’audience.

31. Le requérant conteste les dires du Gouvernement et soutient avoir épuisé les voies de recours internes.

32. La Cour relève que, dans l’appel qu’il a interjeté à l’encontre du jugement du tribunal de première instance, le requérant s’est plaint de la violation de ses droits de la défense consécutive, selon lui, à sa condamnation décidée sur la base de la déposition de P.N., qu’il n’avait jamais eu l’occasion d’interroger ou de faire interroger. Cela étant dit, la Cour estime que le grief du requérant a été soulevé en substance devant les autorités internes.

Concernant l’affirmation du Gouvernement selon laquelle le requérant aurait dû former une plainte auprès de la Cour constitutionnelle, la Cour rappelle avoir déjà examiné et rejeté un argument similaire à celle-ci (Kachan c. Pologne, no 11300/03, §§ 28-29, 3 novembre 2009, Fąfrowicz c. Pologne, no 43609/07, § 41, 17 avril 2012, et Kostecki c. Pologne, no 14932/09, § 54, 4 juin 2013). En l’espèce, elle ne voit aucune raison de se départir de sa conclusion sur ce point.

33. Compte tenu de ce qui précède, la Cour rejette l’exception du Gouvernement.

34. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle la déclare donc recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

35. Le Gouvernement soutient que l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention n’a pas été violé. Il expose :

– qu’à la différence des affaires similaires telles que Lüdi c. Suisse (du 15 juin 1992, série A no 238), A.M. c. Italie (no 37019/07, CEDH 1999-IX) ou Demski c. Pologne (no 22695/03, 4 novembre 2008), qui portaient sur le droit de contre-interroger un témoin absent, le présent cas d’espèce concerne l’absence d’audition à l’audience d’un coaccusé absent ; or, le statut procédural de l’accusé et la portée de ses déclarations, telles qu’ils sont réglementés en droit polonais, se distinguent de ceux d’un témoin : en particulier, selon l’article 175 § 1 du CPP (paragraphe 21 ci-dessus), l’accusé a, notamment, le droit de refuser de faire des déclarations ou de répondre à certaines questions sans devoir s’en expliquer, tandis qu’en application de l’article 177 § 1 du CPP (paragraphe 22 ci-dessus), qui est d’interprétation stricte, le témoin est tenu de comparaître devant les autorités et de faire des déclarations, et peut être poursuivi pour faux témoignage ; ainsi, même à supposer que P.N. eût comparu à l’audience, il aurait tout aussi bien pu garder le silence et refuser de répondre aux questions du requérant, sans que le tribunal puisse l’y contraindre ; par ailleurs, s’il avait alors refusé de faire des déclarations, le tribunal aurait en tout état de cause procédé à une lecture de ses dépositions faites antérieurement ; de même si P.N. avait décidé de livrer un témoignage différent de celui donné pendant l’enquête ; dans chacune de ces situations, les dépositions incriminées de P.N. auraient été appréciées par le tribunal conjointement avec les autres éléments de preuve.

36. Le Gouvernement indique en outre :

– que l’article 377 §§ 3 et 4 du CPP (paragraphe 25 ci-dessus), en application duquel P.N. a été dispensé de comparution à l’audience, est une exception au principe du procès pénal énonçant que les faits matériels sont établis sur la base des preuves produites à l’audience publique ; que la disposition susmentionnée de ce code, pour autant qu’elle énonce les conditions dans lesquelles le juge peut renoncer à la comparution de l’accusé à l’audience, constitue une garantie du respect des droits de la défense de ce dernier mais non de ceux d’éventuels coaccusés; que la disposition en cause vise à la fois à prévenir l’obstruction des débats par l’accusé non comparant et à garantir aux coaccusés le respect de leur droit à être jugés dans un délai raisonnable ;

– que, en l’espèce, dans la mesure où P.N. a explicitement renoncé à son droit de comparaître aux débats, le tribunal de district a pu appliquer l’article 377 §§ 3 et 4 du CPP et, partant, procéder à une lecture de ses dépositions faites antérieurement ; le tribunal n’était pas tenu de le rechercher ou d’ordonner qu’il soit conduit à l’audience sous la contrainte ou entendu au moyen de l’entraide judiciaire en matière pénale ;

– qu’il convient de rappeler qu’un procès instruit en l’absence de l’accusé, en particulier lorsque l’intéressé a renoncé à son droit d’y participer, n’est pas en tant que tel contraire à la Convention.

37. En l’espèce, le Gouvernement fait observer :

– que le requérant a pris connaissance de la déposition de P.N. et a pu la discuter à l’audience ; du reste, il n’a pas demandé au tribunal de district de faire interroger P.N. ;

– que la déposition de P.N. n’a pas constitué l’unique preuve de la culpabilité du requérant et que les tribunaux disposaient d’un ensemble de preuves convergentes ;

– que les tribunaux ont amplement expliqué pourquoi ils avaient décidé de retenir les déclarations de P.N. et de rejeter celles du requérant ; par ailleurs, elles n’ont relevé aucun élément susceptible de les convaincre que P.N. avait fait des déclarations mensongères uniquement dans la mesure concernant le requérant.

38. Le Gouvernement indique également :

– que le requérant ne conteste pas avoir conclu un accord avec P.N. dans le but de se procurer des téléphones portables ;

– que hormis son affirmation, selon laquelle il n’était pas informé des irrégularités du contrat, sa version des faits est, dans une large mesure, compatible avec celle de P.N. ;

– que les tribunaux ont établi que seule la version des faits de P.N. était corroborée par les autres éléments de preuve, et en particulier par les déclarations des coaccusés ;

– qu’aucune infraction aux règles de la procédure équitable n’a été relevée par les juridictions des trois degrés successifs ayant examiné l’affaire.

39. Le Gouvernement ajoute que le parquet ayant supervisé l’enquête pendant laquelle la déposition de P.N. a été recueillie instruisait à charge et à décharge.

40. Le requérant conteste les dires du Gouvernement.

Il soutient, tout d’abord, qu’il a bien épuisé les voies de recours internes.

Sur le bien-fondé de ses griefs, il expose :

– que l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention s’applique aux déclarations d’un coaccusé au même titre qu’à celles d’un témoin ;

– que l’impossibilité lui ayant été faite d’interroger P.N., principal témoin à charge, doit être regardée comme une violation des droits de la défense et de l’égalité des armes ;

– que le fait que P.N. séjournait à l’étranger ne dispensait pas les autorités nationales de leur obligation d’assurer sa comparution à l’audience dès lors qu’elles avaient connaissance de son adresse en Irlande, que la distance entre ce dernier pays et la Pologne n’est pas importante, et que de fréquentes liaisons aériennes existent entre les deux pays.

41. Le requérant souligne :

– que la conduite du procès pénal en l’absence de l’accusé n’est permise que dans des circonstances exceptionnelles, sous réserve que les droits de la défense de l’accusé et des coaccusés soient respectés et que l’instruction du procès ne s’en trouve pas entravée ;

– qu’avant de dispenser l’accusé ou son défenseur de comparaître à l’audience, le tribunal doit examiner si les circonstances de l’affaire le permettent ; que malgré cela, cette question n’a pas été considérée en l’espèce ;

– qu’en l’espèce, il aurait dû avoir la possibilité de questionner P.N., dès lors que sa déposition, unique preuve à charge, était vague et ambiguë.

42. Le requérant souligne :

– qu’en incriminant ses coaccusés, P.N. s’efforçait d’obtenir la réduction de sa peine ;

– que, hormis la déposition litigieuse de P.N., aucune autre preuve n’étayait sa propre culpabilité ;

– que la conclusion à laquelle les juridictions internes sont parvenues, à savoir que lui-même aurait nécessairement dû savoir que ses contrats n’étaient pas valides, était erronée ;

– qu’à cet égard, le seul fait que ses coordonnées étaient inscrites dans les contrats en cause ne suffit pas à établir sa culpabilité ;

– que les tribunaux n’ont pas non plus tenu compte du fait que P.N. avait intérêt à faire signer un maximum de contrats par autant de clients éventuels que possible ;

– que l’absence de P.N. devant le tribunal a empêché les juges d’apprécier la crédibilité de ses dires.

Concernant l’argument du Gouvernement selon lequel une décision contraire du tribunal aurait provoqué des retards dans l’instruction du procès, le requérant rétorque que le principe du délai raisonnable ne saurait l’emporter sur celui du respect des droits de la défense et des règles du procès équitable.

43. Le requérant ajoute que, pendant l’enquête, P.N. avait renoncé à son droit de garder le silence. Il en déduit qu’il n’y rien dans le dossier qui permette de croire que s’il avait comparu à l’audience, P.N. aurait refusé de faire des déclarations. Or, souligne-t-il, il arrive souvent que des déclarations faites au stade initial d’une procédure soient par la suite rectifiées ou modifiées.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux pertinents

44. La Cour rappelle d’emblée que les principes concernant l’utilisation de déclarations faites par un témoin absent ont été dégagés dans l’arrêt Al‑Khawaja et Tahery (Al-Khawaja et Tahery c. Royaume-Uni [GC], nos 26766/05 et 22228/06, CEDH 2011) et rappelés dans l’arrêt Schatschaschwili c. Allemagne ([GC], no 9154/10, CEDH 2015). Bien que ces affaires concernent les dépositions des témoins absents au procès, elle considère que les principes susmentionnés s’appliquent per analogiam au présent cas d’espèce qui porte sur les dépositions d’un coaccusé absent.

La Cour rappelle que les exigences du paragraphe 3 d) de l’article 6 de la Convention représentent des aspects particuliers du droit à un procès équitable garanti par le paragraphe 1er de cette disposition (Al-Khawaja et Tahery c. Royaume-Uni précité, § 118). Elle examinera donc le grief du requérant sous l’angle de ces deux textes combinés (Schatschaschwili précité, § 100). De plus, lorsqu’elle examine un grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour doit essentiellement déterminer si la procédure pénale a revêtu, dans son ensemble, un caractère équitable (Schatschaschwili, précité, § 101). Pour ce faire, elle envisage la procédure dans son ensemble et vérifie le respect non seulement des droits de la défense, mais aussi de l’intérêt du public et des victimes à ce que les auteurs de l’infraction soient dûment poursuivis et, si nécessaire, des droits des témoins (ibidem). La Cour rappelle également que la recevabilité des preuves relève des règles du droit interne et des juridictions nationales et que sa seule tâche consiste à déterminer si la procédure a été équitable (Van Wesenbeeck c. Belgique, nos 67496/10 et 52936/12, §§ 65-66 et 88, 23 mai 2017).

45. Elle rappelle aussi que l’article 6 § 3 d) de la Convention consacre le principe selon lequel, avant qu’un accusé puisse être déclaré coupable, tous les éléments à charge doivent en principe avoir été produits devant lui en audience publique, en vue d’un débat contradictoire. Ce principe ne va pas sans exceptions, mais on ne peut les accepter que sous réserve des droits de la défense; en règle générale, ceux‑ci commandent de donner à l’accusé une possibilité adéquate et suffisante de contester les témoignages à charge et d’en interroger les auteurs, soit au moment de leur déposition, soit à un stade ultérieur (Al-Khawaja et Tahery, précité, § 118, et les références qui y sont citées, et Schatschaschwili, précité, §§ 103-105).

46. Toutefois, l’article 6 § 3 d) de la Convention ne reconnaît pas à l’accusé un droit absolu d’obtenir la comparution de témoins devant un tribunal. Il incombe en principe au juge national de décider de la nécessité ou de l’opportunité de citer un témoin (voir, parmi d’autres, Bricmont c. Belgique, 7 juillet 1989, § 89, série A no 158, S.N. c. Suède, no 34209/96, § 44, CEDH 2002‑V, et Przydział c. Pologne, no 15487/08, § 46, 24 mai 2016).

47. La Cour rappelle avoir conclu que l’admission à titre de preuve de la déposition faite avant le procès par un témoin absent et constituant l’élément à charge unique ou déterminant n’emportait pas automatiquement violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Néanmoins, eu égard aux risques inhérents aux dépositions de témoins absents, l’admission d’une preuve de ce type est un facteur très important à prendre en compte dans l’appréciation de l’équité globale de la procédure (Al-Khawaja et Tahery, §§ 146-147).

48. Selon les principes dégagés dans l’arrêt Al-Khawaja et Tahery, précité, et rappelés dans l’arrêt Schatschaschwili (précité, § 107), l’examen de la compatibilité avec l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention d’une procédure dans laquelle les déclarations d’un témoin qui n’a pas comparu et n’a pas été interrogé pendant le procès sont utilisées à titre de preuves comporte trois étapes (Al‑Khawaja et Tahery, précité, § 152). La Cour doit rechercher :

i. s’il existait un motif sérieux justifiant la non-comparution du témoin et, en conséquence, l’admission à titre de preuve de sa déposition (ibidem, §§ 119-125) ;

ii. si la déposition du témoin absent a constitué le fondement unique ou déterminant de la condamnation (ibidem, §§ 119 et 126-147) ; et

iii. s’il existait des éléments compensateurs, notamment des garanties procédurales solides, suffisants pour contrebalancer les difficultés causées à la défense en conséquence de l’admission d’une telle preuve et pour assurer l’équité de la procédure dans son ensemble (ibidem, § 147).

49. La portée des facteurs compensateurs nécessaires pour que le procès soit considéré comme équitable dépendra de l’importance que revêtent les déclarations du témoin absent. Plus cette importance est grande, plus les éléments compensateurs devront être solides afin que la procédure dans son ensemble soit considérée comme équitable (ibidem, § 116).

b) Application des principes susmentionnés au cas d’espèce

50. La Cour rappelle qu’un motif sérieux justifiant la non-comparution d’un témoin au procès et, en conséquence, l’admission à titre de preuve de sa déposition doit exister du point de vue du tribunal du fond, c’est‑à-dire que celui-ci doit avoir eu de bonnes raisons, factuelles ou juridiques, de ne pas assurer la comparution du témoin au procès. S’il existait un motif sérieux justifiant la non-comparution du témoin au sens ainsi défini, il s’ensuit qu’il existerait une raison valable ou une justification pour que le tribunal du fond admît à titre de preuve la déposition non vérifiée du témoin absent.

51. En l’espèce, la Cour relève que P.N. a été entendu par les enquêteurs à deux occasions et il a demandé au tribunal de district d’Olsztyn de le dispenser de comparution au procès. Le tribunal statuant en application des dispositions pertinentes du CPP (paragraphe 25 ci‑dessus) avait fait droit à sa demande de dispense de comparution. En conséquence, les déclarations que P.N. avait faites pendant l’instruction ont été lues à l’audience. La Cour note que, en l’espèce, P.N. avait le statut d’accusé et qu’il a fait usage de ses droits garantis par le code de procédure pénale. Même à supposer qu’il eût été convoqué à l’audience, il aurait pu tout aussi bien exercer son droit au silence. Dans ces circonstances, l’éventuelle convocation de P.N. à l’audience n’aurait pas garanti la possibilité d’obtenir de lui au procès des informations supplémentaires à propos de l’affaire.

52. Il ressort des motifs du jugement du tribunal régional d’Olsztyn que la comparution de P.N. aux débats avait été jugée non indispensable à l’établissement de la vérité, compte tenu du caractère exhaustif, logique et convaincant de sa déposition effectuée pendant l’enquête préliminaire, de sa crédibilité non controversée aux yeux des tribunaux et de l’absence de doutes quant à la culpabilité du requérant (paragraphe 19 ci-dessus).

53. Rappelant que la non-comparution d’un témoin à un procès peut s’expliquer par diverses raisons (Al-Khawaja et Tahery, précité, §§ 120-125, Bobeş c. Roumanie, no 29752/05, §§ 39-40, 9 juillet 2013, Vronchenko c. Estonie, no 59632/09, § 58, 18 juillet 2013, et Schatschaschwili, précité, § 119) et qu’il ne lui incombe pas de se substituer au juge national pour décider de la nécessité ou de l’opportunité de citer un témoin (Van Wesenbeeck précité, § 97), la Cour comprend que, aux yeux des juridictions nationales, l’interrogation de P.N. à l’audience n’était pas indispensable à l’établissement de la vérité.

54. La Cour observe que dans l’affaire Riahi, les juridictions nationales ont invoqué le motif similaire pour rejeter la demande du requérant les priant de procéder à l’audition d’un témoin à charge (Riahi c. Belgique, no 65400/10, § 36, 14 juin 2016). Dans l’affaire en question elle-même n’a pas pris de position sur la question de savoir si le motif invoqué par les juridictions nationales pour justifier la non-comparution d’un témoin absent était « sérieux » au sens de la jurisprudence Al-Khawaja et Tahery. La Cour note toutefois que l’affaire Riahi se distingue du présent cas d’espèce en ce que le témoin absent a d’abord été entendu par la police, puis, par le juge d’instruction. En l’espèce, P.N. a été entendu seulement par les enquêteurs de police et non par un procureur ni par un juge (paragraphe 7 ci-dessus).

55. Quoi qu’il en soit, en l’espèce, la Cour rappelle que l’absence de motif sérieux justifiant la non-comparution d’un témoin ne peut en soi rendre le procès inéquitable. Cela étant, le manque de motif sérieux justifiant l’absence d’un témoin à charge constitue un élément de poids s’agissant d’apprécier l’équité globale d’un procès ; pareil élément est susceptible de faire pencher la balance en faveur d’un constat de violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention (Schatschaschwili, précité, § 113).

56. En l’espèce, la Cour observe que les dépositions de P.N. ont joué un rôle dans la condamnation du requérant (paragraphe 17 ci-dessus). Elle se doit dès lors d’examiner plus avant le point de savoir si la non-comparution de P.N. à l’audience était compatible avec l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention (Van Wesenbeeck, précité, § 98).

57. La Cour rappelle que lorsque, comme en l’espèce, la déposition du coaccusé absent n’est pas la seule preuve à charge de l’accusé et est corroborée par d’autres éléments, l’appréciation de son caractère déterminant dépendra de la force probante de ces autres éléments : plus celle-ci sera importante, moins la déposition du témoin absent sera susceptible d’être considérée comme déterminante (Al-Khawaja et Tahery, précité, § 131). Pour déterminer le degré d’importance des témoins absents, et, en particulier, si ces dépositions ont constitué le fondement unique ou déterminant de la condamnation du requérant, la Cour doit avoir égard avant tout à l’appréciation à laquelle se sont livrées les juridictions nationales (Schatschaschwili, précité, § 141).

58. En l’espèce, la Cour observe que, si les dépositions de P.N. n’ont pas été l’unique élément à charge, les juridictions nationales n’ont pas indiqué clairement si elles les considéraient comme « déterminantes », au sens qu’elle a donné à ces termes dans l’arrêt Al-Khawaja et Tahery, c’est-à-dire comme une preuve dont l’importance est telle qu’elle est susceptible d’emporter la décision sur l’affaire (Schatschaschwili, précité, § 142). Bien que les juridictions nationales aient mentionné s’être fondées sur l’ensemble des preuves du dossier considérées comme un tout (paragraphes 16-17 ci‑dessus), aux yeux de la Cour, il est indéniable que les dépositions de P.N. ont joué un rôle déterminant dans la condamnation du requérant.

59. La Cour note que, en l’espèce, la démonstration de la réalité de l’infraction imputée au requérant et celle du degré de sa culpabilité imposait aux juges d’établir l’existence de son intention criminelle et de sa conscience du caractère illicite des faits reprochés. La conclusion des juridictions nationales sur ce point était fondée principalement sur les dépositions de P.N. selon lesquelles les infractions reprochées aux coaccusés avaient été commises selon un procédé similaire, voire identique, et ces derniers étaient tous conscients des irrégularités de leurs contrats respectifs (paragraphe 7 ci‑dessus). Les juridictions nationales ont constaté que les dépositions de P.N. sur ce point étaient corroborées par les déclarations des coaccusés (paragraphe 17 ci-dessus).

60. Or, la Cour n’est pas convaincue par cet argument. Elle note que, si la coaccusée M.S. a déclaré aux autorités avoir bien été informée de l’irrégularité de son contrat, tel n’était pas le cas pour le requérant ni pour P.P., lequel était revenu sur ses aveux initiaux allant dans le même sens que la déposition de P.N. Les déclarations effectuées par les autres coaccusés sur ce point n’ont pas été univoques non plus. En particulier, il n’en ressort pas explicitement que tous les coaccusés aient agi en toute connaissance de cause et avec la même intention criminelle. P.N., unique témoin oculaire des faits reprochés, était en l’occurrence le seul à pouvoir élucider ces controverses.

61. La Cour observe que la facture de l’abonnement au service de téléphonie mobile que le requérant avait payée ne constituait pas un élément de preuve solide dans le cadre de la procédure diligentée contre lui. En effet, aucun des autres éléments de preuve retenus par les juridictions nationales ne pouvait guère trancher la question de l’intention criminelle du requérant (voir, par analogie, Kachan c. Pologne, no 11300/03, § 37, 3 novembre 2009 et, a contrario, Kostecki c. Pologne, no 14932/09, § 68, 4 juin 2013). Ceux‑ci ne faisaient qu’appuyer les déclarations de P.N., que le requérant n’avait pas eu l’occasion de faire interroger (Tseber c. République tchèque, no 46203/08, § 56, 22 novembre 2012).

62. Concernant la question de savoir si les garanties procédurales suffisantes pour contrebalancer les inconvénients liés à l’admission de la déposition de P.N. étaient présentes en l’espèce, la Cour rappelle avoir estimé que les éléments suivants étaient pertinents à cet égard : la façon dont le tribunal du fond a considéré les preuves non vérifiées, l’administration d’autres éléments à charge et la valeur probante de ceux-ci, et les mesures procédurales prises en vue de compenser l’impossibilité de contre-interroger directement les deux témoins au procès (Schatschaschwili, précité, § 145). Elle rappelle en outre son observation faite au paragraphe 49 ci-dessus selon laquelle plus l’importance revêtue par les déclarations du témoin absent est grande, plus ces éléments devront être solides afin que la procédure dans son ensemble soit considérée comme équitable.

63. En l’espèce, la Cour observe que, si les juridictions nationales ont examiné la crédibilité desdites dépositions à la lumière des autres preuves disponibles, rien dans le dossier n’établit qu’elles y auraient attaché moins d’importance en raison de l’impossibilité pour le requérant de soumettre P.N. à un contre-interrogatoire ou du fait qu’elles ne l’avaient ni vu ni entendu (Van Wesenbeeck, précité, § 109). Or, compte tenu, notamment, de l’importance que revêtait la déposition du témoin absent, un examen de sa crédibilité à l’instar de celui effectué en l’espèce par les juridictions nationales ne saurait à lui seul compenser l’absence de son interrogation par la défense (Dagmir Sibgatullin c. Russie, no 1413/05, § 57, 24 avril 2012). En effet, aussi rigoureux soit-il, l’examen fait par le juge du fond constitue un instrument de contrôle imparfait dans la mesure où il ne permet pas de disposer des éléments pouvant ressortir d’une confrontation en audience publique entre l’accusé et son accusateur (Tseber, précité, § 65, et Riahi, précité, § 41).

64. La Cour observe que, en l’espèce, il ne ressort pas des motifs des jugements des juridictions nationales que la question de la portée de la comparution de P.N. à l’audience pour l’établissement de la vérité et celle des garanties susceptibles de compenser les inconvénients ayant résulté de son absence pour la défense du requérant aient fait l’objet d’un examen en profondeur de la part des juridictions en cause à la lumière des critères établis dans l’affaire Al-Khawaja et Tahery susmentionnée.

65. Elle note que, avant l’ouverture du procès, P.N. a été entendu par les enquêteurs de police et non par un procureur et qu’il n’a jamais comparu devant un juge. Ni un juge ni le requérant n’ont donc pu l’observer pendant l’interrogatoire pour apprécier sa crédibilité et la fiabilité de sa déposition (Tseber, précité, § 60).

66. Si le requérant a eu l’occasion de présenter sa propre version des faits, de contester les autres preuves à charge et de proposer l’examen de preuves complémentaires, aux yeux de la Cour, ces facteurs n’ont pas été de nature à contrebalancer les difficultés causées à sa défense par l’absence de P.N. La possibilité laissée au requérant de contester la déposition à charge en fournissant des preuves ou en faisant citer des témoins n’était pas apte à compenser les obstacles auxquels sa défense s’était trouvée confrontée, car à aucun stade de la procédure le requérant n’avait été en mesure de contester la sincérité et la fiabilité du témoin au moyen d’un contre-interrogatoire (Tseber, précité, § 63).

67. La Cour observe que les tribunaux, comme indiqué ci-dessus, ont disposé d’autres témoignages et d’autres preuves circonstancielles à charge qui venaient à l’appui des dépositions faites par P.N. Si ces autres éléments présentaient l’intérêt de corroborer les déclarations de P.N., elles ne pouvaient guère suffire à étayer la culpabilité du requérant.

68. La Cour est consciente du fait que les dispositions pertinentes du code de procédure pénale conféraient à P.N. des droits spécifiques, dont celui de refuser de faire des déclarations ou de répondre à certaines questions sans devoir s’en expliquer. Si cette circonstance est certes importante concernant l’appréciation de l’équité globale de la procédure, elle n’est pas pour autant décisive dans ce contexte.

69. La Cour note enfin que si, pendant le procès en première instance, le requérant n’a pas demandé à pouvoir interroger P.N., il n’était pas, à ce stade de la procédure, assisté par un professionnel.

70. Prenant en compte les circonstances particulières de la présente affaire, la Cour estime que le requérant n’a pas eu une occasion suffisante et adéquate de contester les déclarations de P.N., déclarations qui constituaient la preuve déterminante de sa condamnation pour complicité d’usage de faux. Eu égard à l’importance que revêt le respect des droits de la défense dans le procès pénal, la Cour estime que, en l’espèce, le requérant n’a pas bénéficié d’un procès équitable.

71. Partant, elle conclut à la violation de l’article 6 §§ 1 et 3d) de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

72. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

73. Le requérant réclame 85 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi.

74. Le Gouvernement juge la somme entièrement injustifiée et exorbitante.

75. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 2 000 EUR au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

76. Le requérant réclame 2 500 EUR en remboursement des frais de représentation d’avocat qu’il dit avoir engagés. Il produit un certificat du chef comptable de l’étude de son avocat indiquant qu’une partie de la somme réclamée (600 EUR), due au titre de sa représentation devant la Cour Suprême et devant la Cour, a été déjà payée.

77. Concernant la somme de 600 EUR, le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Cour. Pour ce qui est du restant de la somme réclamée, le Gouvernement estime que la réalité des frais allégués n’a pas été prouvée.

78. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 600 EUR pour la procédure devant la Cour Suprême et devant elle et l’accorde au requérant.

C. Intérêts moratoires

79. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention ;

3. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en zlotys polonais (PLN), au taux applicable à la date du règlement :

i. 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

ii. 600 EUR (six cents euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 23 janvier 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Marialena TsirliVincent A. De Gaetano
GreffièrePrésident


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