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21/12/2017 | CEDH | N°001-179560

CEDH | CEDH, AFFAIRE GJIKONDI ET AUTRES c. GRÈCE, 2017, 001-179560


PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE GJIKONDI ET AUTRES c. GRÈCE

(Requête no 17249/10)

ARRÊT

STRASBOURG

21 décembre 2017

DÉFINITIF

21/03/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Gjikondi et autres c. Grèce,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Kristina Pardalos, présidente,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Aleš Pejchal,
Krzysztof Wo

jtyczek,
Armen Harutyunyan,
Tim Eicke,
Jovan Ilievski, juges,
et de Abel Campos, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du cons...

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE GJIKONDI ET AUTRES c. GRÈCE

(Requête no 17249/10)

ARRÊT

STRASBOURG

21 décembre 2017

DÉFINITIF

21/03/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Gjikondi et autres c. Grèce,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Kristina Pardalos, présidente,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Aleš Pejchal,
Krzysztof Wojtyczek,
Armen Harutyunyan,
Tim Eicke,
Jovan Ilievski, juges,
et de Abel Campos, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 novembre 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 17249/10) dirigée contre la République hellénique et dont trois ressortissants albanais, Mme Ana Gjikondi (« la première requérante »), M. Sefit Berdellima (« le deuxième requérant ») et Mme Violeta Berdellima (« la troisième requérante ») ont saisi la Cour le 26 mars 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés devant la Cour par le Moniteur grec Helsinki, une organisation non gouvernementale ayant son siège à Glyka Nera (Athènes). Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») a été représenté par les délégués de son agent, M. K. Georgiadis, assesseur auprès du Conseil juridique de l’État, et Mme A. Magrippi, auditrice auprès du Conseil juridique de l’État. Le Gouvernement albanais n’a pas usé de son droit d’intervenir dans la procédure (article 36 § 1 de la Convention).

3. Les requérants alléguaient en particulier une violation des articles 2, 6, 13, 14 et 34 de la Convention.

4. Le 22 avril 2016, les griefs concernant les articles 2, 14 et 34 ont été communiqués au Gouvernement et le grief concernant le volet matériel de l’article 2 de la Convention a été déclaré irrecevable conformément à l’article 54 § 3 du règlement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. La liste des requérants figure en annexe. Ils sont la sœur et les parents de Luan Berdellima, un ressortissant albanais, né le 8 juillet 1968 et décédé le 25 août 2004.

6. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

A. Les circonstances ayant entouré le décès du proche des requérants

7. Le 11 août 2004, le proche des requérants, Luan Berdellima, victime d’une agression à proximité de la direction générale de la police d’Athènes, fut transféré à l’hôpital KAT. Deux ressortissants albanais, V.D. et I.S., et amis de la victime, furent témoins des évènements.

8. Les parties présentent des versions différentes quant aux circonstances précises des évènements en cause. Le Gouvernement se réfère aux faits tels que décrits par l’arrêt no 25-26/2010 de la cour d’assises de Thèbes (« la cour d’assises »), tandis que les requérants se réfèrent à la décision no 1082/2009 de la chambre d’accusation de la Cour de cassation (paragraphe 44 ci-dessous). Dans son arrêt no 25-26/2010, la cour d’assises énonça ce qui suit en ce qui concerne les faits en cause :

« (...) Le 11 août 2004, vers 15 h 30, trois ressortissants albanais, Berdellima Luan, V.D. et I.S., buvaient des bières à l’extérieur d’une pizzeria située à proximité de la direction générale de la police d’Athènes (...). L’accusé, dont le domicile se trouve dans un immeuble situé à côté de la pizzeria, sortit de chez lui en compagnie de O.O. et une altercation verbale éclata entre l’accusé et les [trois] Albanais au motif que ces derniers avaient regardé d’un air moqueur [l’accusé et O.O.] et échangé des sourires lorsque [ceux-ci] s’étaient approchés d’eux. À la suite de l’incident en cause, l’accusé partit. Après un certain temps, Berdellima Luan se rendit au domicile de son ami V.D. qui se trouvait également à proximité de la pizzeria afin de manger. Alors que Berdellima Luan entrait dans la pizzeria pour rejoindre ses amis, un homme costaud, dont l’identité n’a pas été établie, descendit d’une moto – une grosse cylindrée – et frappa une fois au visage Berdellima Luan, provoquant la chute de ce dernier qui se retrouva au sol, inconscient. L’inconnu enfourcha sa moto et partit. »

9. Le 25 août 2004, Luan Berdellima succomba à ses blessures.

B. Les poursuites judiciaires menées à l’encontre de I.L. et d’un auteur non identifié, la procédure pénale relative aux défaillances alléguées de ces poursuites et les procédures disciplinaires

1. Les poursuites judiciaires menées à l’encontre des suspects (« la procédure principale »)

10. Le 26 août 2004, V.D. déposa une plainte devant le procureur près le tribunal correctionnel d’Athènes (« le tribunal correctionnel ») contre I.L. et une autre personne non identifiée, alléguant qu’ils étaient les auteurs de l’agression contre Luan Berdellima. V.D. déclara être un « membre de la famille proche de la victime », demanda à se constituer partie civile et autorisa les avocats E.P. et M.P. à le représenter. Dans sa plainte, V.D. exposait entre autres ce qui suit :

« (...) Moi et mes compatriotes, (...) Berdellima Luan et I.S., nous trouvions dans une pizzeria (...). Le premier accusé [I.L.], que nous voyions pour la première fois, est sorti de l’immeuble dans lequel se trouve la pizzeria, accompagné d’une fille. Alors que nous discutions des affaires de notre village, le premier accusé s’est approché de notre table, croyant que nous les regardions, lui et la fille qui l’accompagnait, puis il s’est adressé à nous et nous a dit : « (...) qu’est-ce que vous regardez, hé, sales Albanais (κωλοαλβανοί), il se passe quelque chose ?) ». Nous nous sommes étonnés et lui avons dit : « non, mec, il ne se passe rien », puis il a répondu avec un regard féroce [sic] et un ton menaçant : « attendez, bande de cons (μαλάκες), vous allez voir qui je suis et ce que je vais faire de vous, vous allez regretter d’avoir mis les pieds en Grèce », et il est parti en courant. »

11. Le même jour, le procureur près le tribunal correctionnel ordonna au directeur du commissariat de police de Kifissia de mener une enquête préliminaire sur les faits et de faire pratiquer une autopsie afin de déterminer la cause du décès de Luan Berdellima.

12. Les requérants allèguent devant la Cour que les deux témoins oculaires, V.D. et I.S., ont fait l’objet de manœuvres d’intimidation, et que, craignant pour leur vie, ils ont alors quitté la Grèce pour l’Albanie et ont refusé de revenir pour témoigner.

13. Selon des articles parus dans la presse albanaise les 29 et 30 août 2004, Luan Berdellima avait été victime d’un homicide dont l’un des auteurs aurait été un policier.

14. Le 29 août 2004, le commissariat de police de Kifissia transmit le dossier de l’affaire à la sous-direction des crimes contre la vie et la propriété de la direction générale de la police d’Athènes (« la sous-direction des crimes contre la vie et la propriété »). Le même jour, cette dernière mena une enquête.

15. Le 30 août 2004, la sous-direction des crimes contre la vie et la propriété constata qu’il s’agissait d’un homicide volontaire commis par deux auteurs non identifiés et transmit le dossier de l’affaire au procureur près le tribunal correctionnel. Le même jour, ce procureur ordonna à la sous-direction des crimes contre la vie et la propriété de mener une enquête afin d’identifier les auteurs des faits.

16. Le 29 novembre 2004, la première requérante déposa en tant que témoin. Dans sa déposition, elle déclara ce qui suit :

« (...) V.D. m’a dit que ceux qui ont frappé Luan n’étaient sûrement pas des policiers, tandis que I.S. m’a dit qu’ils pouvaient être des policiers, car la personne qui a frappé [Luan] portait quelque chose qui ressemblait aux gilets pare-balles portés par les policiers, mais il [I.S.] n’en était pas certain. (...) »

17. Le 14 janvier 2005, la première requérante déposa une seconde fois en tant que témoin. Elle précisa que, aux dires de V.D., I.S. avait été pourchassé dans le métro par deux personnes qui se seraient fait passer pour des policiers, mais qu’il avait compris qu’il ne s’agissait pas de policiers et qu’il avait pris la fuite, persuadé que ses poursuivants étaient les auteurs de l’agression contre Luan Berdellima.

18. Le 10 février 2005, des policiers grecs se rendirent à Kakkavia, un poste-frontière entre la Grèce et l’Albanie, et interrogèrent V.D. en tant que témoin. Ce dernier reconnut I.L. comme l’un des auteurs de l’agression et informa les policiers que l’autre témoin, I.S., avait quitté la Grèce pour l’Albanie parce que, quelques jours après les faits, deux personnes l’auraient pourchassé dans le métro. V.D. ajouta que lui-même avait quitté la Grèce pour l’Albanie pour assister à l’enterrement de Luan Berdellima et que, dépourvu d’un titre de séjour, il ne pouvait pas retourner en Grèce. En ce qui concerne les évènements du 11 août 2004, V.D. déclara ce qui suit :

« (...) Je ne sais pas pourquoi l’avocat a écrit dans la plainte que celui qui a frappé [Luan] portait des vêtements sur lesquels il était écrit « police ». Lorsque j’ai raconté ce qui s’était passé à l’avocat, I.S. a dit que ceux qui avaient frappé [Luan] étaient des policiers, mais ce n’était pas le cas, il avait sans doute l’esprit confus. (...) »

19. Le Gouvernement soutient que les autorités ont entrepris des démarches afin d’entendre une nouvelle fois V.D. comme témoin et de faciliter l’audition de I.S. À titre d’exemple, il indique que les autorités ont pris contact par téléphone avec les témoins et avec l’ambassade d’Albanie en Grèce et qu’elles ont délivré des visas pour des raisons d’ordre public permettant aux témoins de se rendre en Grèce. Qui plus est, selon le Gouvernement, des policiers grecs se sont rendus à Kakkavia et y sont restés pendant deux jours dans le but de ramener V.D. et I.S. en Grèce. Toutefois, V.D. et I.S. n’auraient pas répondu et leurs dépositions n’auraient pas pu être recueillies.

20. Le 28 mai 2005, le Moniteur grec Helsinki demanda auprès de la sous-direction des crimes contre la vie et la propriété une copie du dossier de l’affaire.

21. Le 7 juin 2005, cette demande fut rejetée. Le service compétent exposa que le matériel collecté lors de l’enquête préliminaire était soumis au principe de confidentialité et qu’aucune poursuite n’avait encore été engagée contre les auteurs des faits. Il ajouta que, une fois le matériel collecté, il informerait le Moniteur grec Helsinki afin que ce dernier pût exercer ses droits.

22. Le 23 juin 2005, les requérants introduisirent une demande en vue de se constituer partie civile. Dans cette demande, la première requérante indiqua son adresse à Chalandri (Athènes) et les deuxième et troisième requérants déclarèrent résider à Gramsh, en Albanie. Ces deux derniers indiquèrent aux autorités judiciaires que, pour éviter une longue procédure de notification, leurs avocats mandataires se mettaient à la disposition des autorités afin de demander directement à leurs clients, le moment venu, de se rendre en Grèce pour déposer devant les autorités compétentes.

23. Selon un article paru dans le quotidien To Vima le 24 juillet 2005 et rédigé par le journaliste K.Ch., la police connaissait l’identité des auteurs de l’agression, mais elle ne procédait pas à leur arrestation au motif qu’ils auraient été protégés par un membre du gouvernement. Le même jour, le Moniteur grec Helsinki demanda par écrit au ministre de l’Ordre public ainsi qu’au procureur près le tribunal correctionnel que l’enquête sur les faits fût conduite par un juge d’instruction et non par la police. Il indiqua, entre autres, que l’enquête menée sur le décès était inadéquate.

24. Le 30 juillet 2005, le quotidien To Vima publia un article dans lequel le chef de la police hellénique déclarait qu’il ne ressortait pas du dossier qu’un policier eût participé aux faits en cause et qu’il s’agissait d’un « malentendu » causé par la présence sur place d’un policier juste après les évènements.

25. Le 10 mars 2006, l’ambassade d’Albanie à Athènes informa la sous-direction des crimes contre la vie et la propriété que, grâce aux efforts des autorités albanaises, les deux témoins avaient accepté de déposer devant les autorités grecques, à la condition de bénéficier d’une protection. Elle invita les autorités grecques à organiser une réunion afin de déterminer le lieu et les modalités du recueil des dépositions.

26. Le 30 mars 2006, la sous-direction des crimes contre la vie et la propriété adressa une demande à l’ambassade d’Albanie à Athènes, invitant les autorités albanaises à collaborer au déplacement des témoins V.D. et I.S. vers le territoire grec en vue de leur déposition.

27. Le 8 juin 2006, l’ambassade d’Albanie à Athènes transmit à la sous-direction des crimes contre la vie et la propriété la réponse des autorités albanaises à ce sujet. Celles-ci indiquaient que la demande du 30 mars 2006 ne relevait pas de la compétence de la direction générale de la police ou du ministère de l’Intérieur albanais. Elles précisaient qu’il convenait d’adresser une demande à ce sujet au procureur de la province compétente afin qu’il entreprît les démarches nécessaires. Elles ajoutaient que V.D. avait été cité à comparaître devant les autorités grecques, mais qu’il avait refusé de répondre à cette convocation.

28. Le 27 juin 2006, S.B., frère de Luan Berdellima, déposa en tant que témoin. Il précisa que sa famille essayait de convaincre V.D. de se présenter devant la police grecque et que celui-ci se trouvait en Albanie. Il ajouta que V.D. trouvait toujours des prétextes pour ne pas s’y rendre. Il indiqua que la police avait fait des efforts pour faciliter la venue des témoins en Grèce, mais que ces derniers ne voulaient pas y aller.

29. Les 7 et 13 juillet 2006, I.L. fut interrogé par la sous-direction des crimes contre la vie et la propriété.

30. Par une ordonnance no Γ24α/2006 du 17 juillet 2006, le procureur près le tribunal de première instance d’Athènes (« le tribunal de première instance ») ordonna la levée du secret des télécommunications à l’égard de l’accusé I.L. Il expliqua que cette mesure était nécessaire au motif qu’il y existait des indices sérieux indiquant que l’auteur des faits, encore non identifié, avait agi sur les instructions de I.L.

31. Le même jour, par une ordonnance no 2408/2006, la chambre d’accusation du tribunal de première instance confirma l’ordonnance no Γ24α/2006.

32. À la suite de la levée du secret des télécommunications, il fut constaté que, le 11 août 2004, I.L. avait communiqué avec un certain T.H. à cinq reprises entre 13 h 31 et 17 h 55.

33. Le 9 août 2006, T.H. fut auditionné. Il admit qu’il avait communiqué avec I.L. mais indiqua que leurs échanges portaient sur « un ami commun ». T.H. ne fut pas identifié comme étant l’auteur des faits en cause par le témoin oculaire P.T.

34. Le 20 octobre 2006, la sous-direction des crimes contre la vie et la propriété renvoya le dossier de l’affaire au juge d’instruction.

35. Le 26 avril 2007, le Moniteur grec Helsinki transmit au juge d’instruction les adresses de la première requérante – qui s’était entre-temps installée en Albanie –, du frère de Luan Berdellima, d’un certain G.B., et des témoins oculaires V.D. et I.S. Il précisa que les adresses du deuxième requérant et de la troisième requérante figuraient dans le dossier de l’affaire, ceux-ci ayant introduit une demande de constitution de partie civile en juin 2005. Il demanda que V.D. et I.S. fussent cités à comparaître, que la première requérante fût également convoquée si le juge d’instruction l’estimait nécessaire et que la délivrance d’une copie du dossier au représentant des requérants fût approuvée. Les requérants fournissent devant la Cour une copie de cette demande, envoyée par fax au juge d’instruction.

36. Pour le Gouvernement, il ne ressort pas du dossier de l’affaire qu’une telle demande ait été déposée.

37. Le 2 mai 2007, le juge d’instruction invita trois des représentants des requérants, travaillant pour le Moniteur grec Helsinki, à prendre connaissance du dossier de l’affaire et à exercer leurs droits. Les représentants en question furent informés les 7, 9 et 11 mai 2007 que l’instruction de l’affaire avait été clôturée.

38. Le 7 mai 2007, V.D. et I.S. signèrent une déclaration dans laquelle, aux dires des requérants, ils présentaient pour la première fois leur version des faits. Ils exposaient notamment que l’agression avait des mobiles racistes et qu’un policier était impliqué dans les faits en cause. Ils précisaient que l’auteur de l’agression était brièvement revenu sur les lieux dans une voiture de police et que leur récit complet des évènements avait été publié dans un quotidien grec à large diffusion.

39. Le 30 octobre 2007, l’affaire fut classée s’agissant du second auteur, toujours non identifié. Les requérants allèguent n’avoir pris connaissance de cette décision qu’en février 2010.

40. Par une décision no 3650/2007 du 14 décembre 2007, la chambre d’accusation du tribunal de première instance renvoya I.L. en jugement.

41. Le 16 janvier 2008, I.L. interjeta appel de la décision no 3650/2007.

42. Par une décision no 1165/2008 du 19 septembre 2008, la chambre d’accusation de la cour d’appel rejeta l’appel.

43. Le 10 octobre 2008, I.L. se pourvut en cassation contre la décision no 1165/2008.

44. Par une décision no 1082/2009 du 28 avril 2009, la chambre d’accusation de la Cour de cassation renvoya I.L. en jugement. En ce qui concerne les faits de l’affaire, elle mentionna en particulier ce qui suit :

« (...) Le 11 août 2004, à 15 h 30 environ, les ressortissants albanais Berdellima Luan, V.D. et I.S. se trouvaient, comme clients, dans une pizzeria (...) à proximité de la direction générale de la police d’Athènes. À ce moment-là, l’accusé I.L. sortit de sa résidence, dont l’entrée se trouve à côté de la pizzeria en cause, accompagné de O.O., née en 1975, chanteuse. Lorsque [I.L. et O.O.] entrèrent dans la pizzeria et s’approchèrent des ressortissants albanais, ces derniers les regardèrent, dirent quelque chose dans leur langue en riant. L’accusé, contrarié parce qu’il considérait qu’ils avaient dit quelque chose sur la femme qui l’accompagnait, leur demanda des explications, les insulta et partit. Après un certain temps, Berdellima Luan se rendit au domicile de V.D. qui se trouvait également à proximité de la pizzeria ; l’accusé I.L. entra alors, énervé, dans la pizzeria, passa devant V.D. et I.S., les regarda avec mépris, les traita de « sales Albanais » (κωλοαλβανοί) et monta de nouveau à son appartement. Environ dix minutes plus tard, [I.L.] redescendit tandis que Berdellima Luan entrait dans la pizzeria et se dirigeait vers la table de ses compatriotes. À ce moment, l’accusé lui barra le passage et l’immobilisa. Au même moment, un homme costaud et musclé, âgé d’environ 30 ans et ressemblant à un « homme de main », descendit d’une moto, une grosse cylindrée, et frappa le jeune Albanais une fois au visage, avec beaucoup de force, provoquant la chute de la victime, inconsciente, au sol. P.T., policier et témoin, assista à l’incident. Il avait à ce moment-là garé sa moto privée sur le parking situé à côté de la direction générale de la police d’Athènes, et de là il avait remarqué, à une distance de dix mètres environ de la pizzeria, un homme costaud, juché sur une moto – une grosse cylindrée –, en train de discuter avec l’accusé. À ce moment la victime passa devant eux et l’accusé dit quelque chose au motard. Par la suite, ce dernier, après être descendu de sa moto, frappa avec force le jeune Albanais une fois au visage et immédiatement après, à l’instigation de l’accusé, disparut sur la même moto. (...) »

45. Les requérants allèguent que les décisions des chambres d’accusation du tribunal de première instance, de la cour d’appel et de la Cour de cassation ne leur ont pas été notifiées.

46. Le 24 juin 2009, le procureur près la cour d’appel d’Athènes établit une liste de témoins en vue de l’audience devant la cour d’assises. La première requérante fut inscrite sur cette liste comme résidant à Athènes.

47. Le 9 octobre 2009, la première requérante fut citée à comparaître comme témoin à l’audience de la cour d’assises. Des policiers se rendirent au domicile qu’elle avait indiqué lors de ses dépositions du 29 novembre 2004 et du 14 janvier 2005. La première requérante ne s’y trouvant pas, les policiers collèrent la citation sur la porte (θυροκόλληση). Le Gouvernement soutient que la première requérante n’a jamais déclaré son changement d’adresse aux autorités.

48. Le même jour, le frère de la victime, S.B., fut cité à comparaître en tant que témoin.

49. Le 16 novembre 2009, V.D. fut cité à comparaître à l’audience de la cour d’assises.

50. Il ressort du dossier que I.S. ne fut pas cité à comparaître en tant que témoin à cette audience, au motif qu’il n’avait pas d’adresse connue en Grèce.

51. Les 15 et 21 janvier 2010, l’audience se tint devant la cour d’assises, en l’absence des requérants ainsi que de V.D. et de I.S. La déposition effectuée par V.D. lors de l’enquête préliminaire fut lue à l’audience, sa comparution ayant été considérée comme impossible au motif qu’il résidait à l’étranger. Par un arrêt no 25-26/2010 du 12 février 2010, I.L. fut acquitté. La cour d’assises considéra notamment ce qui suit :

« (...) Le 11 août 2004, vers 15 h 30, trois ressortissants albanais, Berdellima Luan, V.D. et I.S., buvaient des bières à l’extérieur d’une pizzeria située à proximité de la direction générale de la police d’Athènes [...]. L’accusé, dont la résidence se trouve dans un immeuble à côté de la pizzeria, sortit de chez lui accompagné de O.O. et une altercation verbale éclata entre l’accusé et les [trois] Albanais, ces derniers ayant regardé d’un air moqueur [l’accusé et O.O.] et échangé des sourires à leur approche. À la suite de l’incident en cause, l’accusé partit. Après un certain temps, Berdellima Luan se rendit au domicile de son ami V.D. qui se trouvait également à proximité de la pizzeria pour manger. Alors que Berdellima Luan entrait dans la pizzeria pour rejoindre ses amis, un homme costaud, dont l’identité n’a pas été établie, descendit d’une moto, une grosse cylindrée, et frappa une fois au visage Berdellima Luan, provoquant la chute de ce dernier qui se retrouva au sol, inconscient. L’inconnu remonta sur la moto et partit. À la suite de sa chute au sol, Berdellima Luan décéda le 25 août 2004 de graves blessures à la tête. Il est reproché à l’accusé d’être à l’origine des blessures graves infligées avec l’intention de tuer. Or aucun lien entre l’accusé et l’auteur inconnu n’a été révélé par les éléments de preuve ci-dessus. Il est à noter que, dans sa déposition, le témoin P.T., policier, qui se trouvait sur les lieux au moment de l’incident puisqu’il travaillait à la direction générale de la police d’Athènes, n’a pas identifié l’accusé comme la personne ayant incité l’auteur inconnu à frapper la victime, alors qu’il l’avait identifié lors de la phase préliminaire de l’enquête. Or, devant le juge d’instruction, il n’a pas reconnu l’accusé mais une autre personne, et sa description de l’auteur du coup [fatal] ne correspond pas à l’accusé. Qui plus est, ce témoin a retenu le numéro d’immatriculation de la moto conduite par l’auteur de l’agression mais il a finalement été prouvé qu’il avait retenu un numéro erroné. (...) Les indices de culpabilité qui étayaient l’acte d’accusation n’étant pas devenus des preuves, l’accusé doit être déclaré innocent. »

52. Le 17 février 2010, le Moniteur grec Helsinki écrivit au procureur près le tribunal correctionnel et au procureur près la cour d’appel. Il demanda à être informé des développements de l’affaire et à obtenir copie de certains documents pour pouvoir saisir la Cour. Selon le Gouvernement, l’identité de la personne qui aurait soumis une telle demande devant le procureur en chef du tribunal de première instance d’Athènes n’apparaît pas dans le dossier, pas plus que l’existence d’un mandat à cet égard.

53. Le 25 février 2010, cette demande fut rejetée. Il ressort d’une mention manuscrite portée sur la demande des requérants que le motif du rejet était l’absence d’intérêt à agir, le demandeur n’étant « ni une partie au litige ni la personne lésée ni la victime ».

54. Au début du mois de mars 2010, le Moniteur grec Helsinki eut accès au dossier de l’affaire. Toutefois, selon les requérants, leurs représentants n’ont pu prendre connaissance que d’un résumé de l’arrêt, d’une page, malgré la publication, le 12 février 2010, de l’arrêt prononcé à cette date.

55. Le 19 mars 2010, le Moniteur grec Helsinki écrivit au procureur et au vice-président près la Cour de cassation en dénonçant plusieurs défauts dans la procédure. Il demanda notamment au procureur près la Cour de cassation de former un pourvoi en cassation et d’ordonner aux procureurs près le tribunal correctionnel et près la cour d’appel d’Athènes de fournir une copie des dossiers des deux procédures aux requérants afin que ceux-ci pussent introduire une requête devant la Cour.

56. Le Moniteur grec Helsinki indique que, à la suite de cette lettre, le procureur près la Cour de cassation a demandé une copie de l’arrêt no 25‑26/2010, mais que le délai d’un mois prévu pour former un pourvoi en cassation avait alors déjà expiré.

2. La seconde procédure pénale relative aux allégations de défaillances de la procédure principale (« la seconde procédure pénale »)

57. À une date non précisée dans le dossier, une procédure contre X fut ouverte par le procureur près le tribunal correctionnel à la suite des allégations concernant les défauts de la procédure principale.

58. Le 18 novembre 2005, le dossier de l’affaire fut renvoyé au juge de paix de Kropia en vue de l’ouverture d’une enquête préliminaire (προκαταρκτική εξέταση).

59. Le 7 mars 2006, P.D., représentant du Moniteur grec Helsinki, se présenta comme témoin. Il déclara qu’il « n’avait pas d’avis » en ce qui concerne les contradictions de l’affaire et, en particulier, au sujet de l’implication d’un policier. Toutefois, il exposa que le Moniteur grec Helsinki s’était engagé dans cette affaire en raison d’une impression générale selon laquelle le décès du proche des requérants n’avait pas donné lieu à une enquête objective. Il proposa que fussent recueillis les témoignages de K.Ch., journaliste au quotidien To Vima, des policiers mentionnés dans les documents ainsi que du procureur qui avait « prétendument approuvé le retard et les actions de la police » et dont la police devait, selon P.D., lui donner le nom.

60. Le 7 mars 2006, K.Ch., journaliste au quotidien To Vima, G.M., chef de la division de la sécurité et de l’ordre de la police hellénique (προϊστάμενος Κλάδου Ασφάλειας και Τάξης Αρχηγείου ΕΛΑΣ), et S.S., policier servant à la sous-direction des crimes contre la vie et la propriété, furent cités à comparaître devant le juge de paix de Koropi pour être entendus en tant que témoins. Les convocations précisaient que, si les intéressés ne se présentaient pas, leur comparution forcée serait ordonnée et des amendes infligées.

61. Le 9 mars 2006, S.S. se présenta devant le juge de paix de Koropi. Il déclara, entre autres, que les allégations selon lesquelles l’un des auteurs était policier ne correspondaient pas à la réalité, qu’elles étaient dues à « l’état de confusion apparente dans lequel se trouvait le témoin V.D. » qui aurait en réalité aperçu des policiers en uniforme de la direction générale de la police d’Athènes venir en aide au blessé. Il ajouta que son service avait entrepris toutes les démarches nécessaires afin d’identifier les auteurs de l’agression et qu’il avait conclu que ces derniers étaient deux citoyens grecs, des particuliers (ιδιώτες).

62. Le 3 avril 2006, G.M. déclara qu’il n’avait pas été impliqué dans cette affaire et qu’il n’avait donc aucune connaissance au sujet de celle-ci.

63. Le 4 janvier 2007, le 3 juillet 2007 et le 12 mars 2008, l’affaire fut transmise au juge de paix d’Athènes en vue de compléments d’enquête préliminaire.

64. Le 8 février 2007, S.S. réitéra pour l’essentiel la déposition qu’il avait faite le 9 mars 2006 devant le juge de paix.

65. Le 14 avril 2008, l’enquête préliminaire fut clôturée et l’affaire fut attribuée au procureur près le tribunal de première instance.

66. Le 16 septembre 2008, l’affaire fut classée pour défaut de fondement. Dans son rapport du 2 septembre 2008, adressé au procureur près la cour d’appel d’Athènes, le procureur près le tribunal de première instance exposa que rien dans le dossier ne permettait de penser qu’un policier eût participé aux faits en cause et que les policiers chargés de l’affaire eussent fait preuve de partialité. Il indiqua en outre que le témoin oculaire V.D. avait déjà confirmé l’absence d’implication d’un policier dans sa déposition du 10 février 2005.

67. Le 31 décembre 2008, le procureur près la cour d’appel d’Athènes approuva le classement de l’affaire.

68. Le 17 février 2010, le Moniteur grec Helsinki demanda d’être informé des développements de l’affaire (paragraphe 52 ci-dessus).

69. Le 25 février 2010, cette demande fut rejetée (paragraphe 53 ci‑dessus).

3. L’enquête disciplinaire relative aux allégations d’actes et omissions des policiers

70. Le 17 novembre 2004, le directeur de la direction de la sécurité de l’Attique ordonna une enquête au sujet des articles parus dans la presse albanaise les 29 et 30 août 2004, selon lesquels un policier aurait été impliqué dans les faits en cause (paragraphe 13 ci-dessus).

71. Le 29 novembre 2004, le policier chargé de l’enquête, servant à la sous-direction des crimes contre la vie et la propriété, conclut qu’aucune participation ou implication de policiers n’avait été constatée et proposa de classer l’affaire. Dans son rapport, il exposait notamment que les auteurs de l’agression étaient des particuliers (ιδιώτες), que les informations diffusées par la presse le 30 août 2004 et contenues dans la plainte étaient incorrectes, et qu’elles étaient dues à l’état de confusion d’un témoin ayant vu sur les lieux, après l’agression, des policiers venus porter assistance à la victime.

72. Le 19 décembre 2004, le classement de l’affaire fut approuvé par le directeur de la direction de la sécurité de l’Attique.

4. La procédure disciplinaire relative aux allégations d’actes et omissions des juges

73. Le 19 mars 2010, le Moniteur grec Helsinki invita le vice-président de la Cour de cassation à engager une procédure disciplinaire, en tant que chef de l’inspection des tribunaux, afin d’enquêter sur les allégations d’actes et omissions des juges chargés de l’affaire.

74. À une date non précisée dans le dossier, une enquête disciplinaire débuta conformément à l’article 99 de la loi no 1756/1988.

75. Le 12 octobre 2010, le directeur du Moniteur grec Helsinki se présenta comme témoin devant la juge chargée de l’enquête disciplinaire.

76. Le 8 mars 2011, l’enquête fut classée (décision no 88/2011).

77. Le 7 juin 2011, le Moniteur grec Helsinki demanda une copie du dossier aux fins de production devant la Cour.

78. Le 8 juin 2011, le vice-président de la Cour de cassation envoya au Moniteur grec Helsinki une copie de la décision de classement no 88/2011. Il précisa que la délivrance d’une copie du dossier n’était pas possible au motif que la procédure était confidentielle en vertu de l’article 98 § 2 de la loi no 1756/1988.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

79. L’article pertinent en l’espèce de la Constitution dispose notamment ce qui suit :

Article 99

« 1. Une Cour spéciale, composée d’un président – le président du Conseil d’État – et de membres tous désignés par tirage au sort – un conseiller d’État, un conseiller à la Cour de cassation, un conseiller maître à la Cour des comptes, deux professeurs de droit auprès des facultés de droit des universités du pays et deux avocats membres du Conseil supérieur disciplinaire de l’ordre des avocats –, statue, ainsi que la loi le prévoit, sur les actions de prise à partie (αγωγή κακοδικίας) engagées contre des magistrats (...) »

80. Les articles pertinents en l’espèce du code de procédure pénale (CPP) étaient ainsi libellés à l’époque des faits :

Article 68 – Exercice des droits de la partie civile

« 1. Celui qui a le droit de se constituer partie civile peut, jusqu’au début de la phase de l’administration de preuves, tenter d’obtenir satisfaction à l’égard de ses prétentions à indemnisation au cours de l’audience devant la juridiction pénale (...) à condition d’avoir notifié à l’accusé une copie du dossier conformément aux dispositions du code de procédure civile et dans le délai prévu par l’article 167 [du présent code].

2. Par voie d’exception, celui qui, selon le code civil, a droit à une indemnité pour dommage moral (...) peut, sans procédure écrite préalable, soumettre ses prétentions à la juridiction pénale jusqu’au début de la phase de l’administration des preuves. (...) »

Article 216 – Audition des ambassadeurs et des témoins à l’étranger

« (...) 2. Les témoins résidant à l’étranger sont entendus par les autorités consulaires locales [et], si cela n’est pas possible, par les autorités d’enquête de leur lieu de résidence sur demande du procureur compétent adressée au ministère de la Justice, sous condition de réciprocité et de respect des traités internationaux et des coutumes (...) »

Article 229 – Défaut de comparution (λιπομαρτυρία) lors de l’instruction

« Lorsqu’un témoin est régulièrement (article 213) convoqué et qu’il ne comparaît pas, un mandat de comparution forcée est pris à son égard. Si la convocation émanait du procureur, du juge d’instruction ou du juge de paix, ce dernier peut en outre condamner pour désobéissance le témoin n’ayant pas comparu (...) à une amende de 200 à 2 000 drachmes [soit 0,59 à 5,90 euros] et au paiement des frais. (...) »

Article 246 – La personne chargée de conduire l’instruction

« 1. L’instruction est conduite uniquement par le juge d’instruction, sur ordre écrit du procureur, cet ordre définissant et précisant l’infraction et la disposition pénale qui la prévoit.

2. Le procureur peut ordonner au juge d’instruction [de conduire une instruction] à tout stade de la procédure préliminaire et immédiatement après l’engagement des poursuites pénales.

3. Le procureur effectue cette demande : a) pour les crimes ; b) pour les délits pour lesquels des mesures restrictives sont applicables à l’accusé selon l’article 282. »

EN DROIT

I. SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES SOULEVÉES PAR LE GOUVERNEMENT CONCERNANT L’ENSEMBLE DE LA REQUÊTE

A. Exception tirée de l’absence de qualité de victime des requérants

81. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter la requête comme irrecevable au motif qu’il ne peut être établi que les requérants ont la qualité de victime. Il expose à cet égard que, le 10 février 2005, le témoin oculaire V.D. a déclaré que l’autre témoin oculaire, I.S., avait l’esprit confus lorsqu’il avait pris l’un des auteurs de l’agression pour un policier (paragraphe 18 ci-dessus). Il ajoute que, malgré les efforts des autorités internes, V.D. et I.S. ne se sont pas présentés devant la cour d’assises, mais que la déposition de V.D. a été lue à l’audience. Il indique que le deuxième requérant et la troisième requérante ne se sont jamais présentés en personne lors de la phase préliminaire, que la première requérante a déposé en tant que témoin, mais qu’elle ne s’est pas présentée à l’audience malgré une citation à comparaître légalement notifiée. Il estime que l’instruction s’est déroulée de manière appropriée et dans le but de faire la lumière sur l’affaire. Il précise que rien dans le dossier n’a permis de démontrer l’implication d’un policier ou l’existence d’un mobile raciste, et que cela a d’ailleurs été constaté par des magistrats indépendants de la police.

82. Le Gouvernement estime en outre que rien n’a été fait pour empêcher les requérants de recevoir une copie du dossier de la procédure principale et que ceux-ci ont été invités à déposer une demande en ce sens. Il considère que, en ce qui concerne la seconde procédure, aucune pièce du dossier ne permet de savoir qui a introduit la demande de copie devant le procureur ni de savoir si les requérants ont présenté des documents prouvant leur intérêt légitime. En tout état de cause, selon le Gouvernement, l’introduction de la requête devant la Cour et son examen par celle-ci démontre que les autorités internes n’ont pas empêché les requérants de saisir cette juridiction.

83. Les requérants rétorquent qu’ils ont la qualité de victime et que leur requête n’est pas manifestement mal fondée.

84. La Cour considère que l’objection du Gouvernement est étroitement liée à la substance du grief énoncé par les requérants sur le terrain de l’aspect procédural de l’article 2 de la Convention. Elle décide donc de joindre cette objection au fond.

B. Exceptions tirées du non-épuisement des voies des recours internes

85. Le Gouvernement soulève deux exceptions de non-épuisement des voies de recours internes.

86. Il indique, d’une part, que les requérants n’ont pas introduit d’action en dommages-intérêts contre l’État sur la base de leurs allégations selon lesquelles les policiers avaient dissimulé des preuves lors de la phase préliminaire. Il expose en particulier que, à travers cette procédure, les requérants auraient pu dénoncer le caractère inadéquat selon eux de l’enquête, présenter leur allégation selon laquelle on les avait empêchés de participer à la procédure pénale et, éventuellement, se voir octroyer une indemnité. Il précise qu’il s’agit d’un recours effectif qui aurait, selon lui, permis d’identifier d’éventuelles personnes ayant dissimulé la vérité de même que l’auteur des faits, et aurait ainsi conduit les autorités judiciaires à désarchiver les dossiers de l’affaire.

87. Il indique, d’autre part, que les requérants ont omis d’introduire une action de prise à partie (αγωγή κακοδικίας) contre les magistrats saisis du dossier. Il expose que, dans le cadre de ce recours, les autorités auraient pu rechercher si les requérants s’étaient constitués parties civiles et s’ils avaient subi un dommage moral. Il précise que cette procédure, indépendante de la procédure disciplinaire contre les magistrats, pouvait conduire au dédommagement des requérants.

88. Les requérants rétorquent qu’ils ont fait tout ce qui pouvait être raisonnablement exigé d’eux pour satisfaire à la condition de l’épuisement des voies de recours internes. Ils arguent que le Gouvernement ne produit aucun arrêt démontrant que les voies de recours mentionnées sont effectives et qu’ils n’étaient pas obligés d’introduire des recours supplémentaires coûteux en plus de leur demande de constitution de partie civile. Ils estiment que, lorsqu’il existe des preuves que la violation de l’article 2 de la Convention a eu lieu intentionnellement ou par négligence grave, seule la voie pénale peut être considérée comme un recours effectif à épuiser.

89. La Cour rappelle que les dispositions de l’article 35 § 1 de la Convention ne prescrivent que l’épuisement des voies de recours à la fois relatives aux violations incriminées, normalement disponibles et suffisantes pour permettre au requérant d’obtenir réparation des violations qu’il allègue (Risker c. France (déc.), no 66999/01, 24 mai 2005, et Norbert Sikorski c. Pologne, no 17599/05, § 108, 22 octobre 2009). Or, en l’espèce, ni l’action de prise à partie ni l’action en dommages-intérêts n’étaient de nature à remédier aux défaillances alléguées de la procédure pénale concernant les circonstances ayant entouré le décès du proche des requérants. En particulier, l’arrêt no 25-26/2010 de la cour d’assises est définitif et cette décision ne peut être remise en cause quels que soient les motifs et les circonstances des défaillances alléguées.

90. Partant, la Cour conclut que les exceptions soulevées par le Gouvernement à cet égard doivent être rejetées.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 2, 6 ET 13 DE LA CONVENTION

91. Invoquant les articles 2, 6 et 13 de la Convention, les requérants se plaignent d’un caractère inadéquat et de défaillances de l’enquête et de la procédure judiciaire portant sur les faits en cause. La Cour rappelle qu’elle est maîtresse de la qualification juridique des faits en cause. Elle estime qu’il y a lieu d’examiner les allégations des requérants sous l’angle du seul article 2 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;

c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

A. Sur la recevabilité

92. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

a) Les requérants

93. Les requérants soutiennent qu’ils n’ont pas pu participer à la procédure judiciaire en cause, qu’ils n’ont pas été tenus informés des développements de l’affaire, que des témoins, cruciaux selon eux, n’ont pas été cités à comparaître, que toutes les preuves disponibles n’ont pas été prises en compte, que la procédure s’est achevée six ans environ après les faits, que l’enquête menée sur l’affaire n’a pas été indépendante au motif que celle-ci a, notamment, été attribuée à la police pendant deux ans alors que, selon leurs allégations, l’un des auteurs des faits était un policier, et, enfin, que la décision clôturant la procédure disciplinaire n’était pas motivée. Ils ajoutent que le premier suspect, I.L., a été acquitté à l’issue d’une procédure qui, à leurs yeux, n’a pas respecté les garanties d’un procès équitable, qu’aucun effort n’a été entrepris pour identifier le second agresseur et que les commentaires du chef de la police hellénique dans la presse grecque ont confirmé les craintes que l’enquête n’eût pas été impartiale.

94. En ce qui concerne leur participation à la procédure principale, ils allèguent que, le 26 avril 2007, le Moniteur grec Helsinki a adressé une lettre au juge d’instruction contenant leurs adresses et celles des témoins en Albanie, et demandant qu’eux-mêmes et les témoins en question fussent cités à comparaître afin que leurs dépositions fussent recueillies. Ils arguent que le Gouvernement cite cette lettre à plusieurs reprises dans ses observations tout en indiquant que les autorités judiciaires n’ont pas été informées des nouvelles adresses des requérants.

95. Les intéressés ajoutent que les décisions des chambres d’accusation du tribunal de première instance, de la cour d’appel et de la Cour de cassation ne leur ont pas été notifiées alors que, selon eux, les autorités judiciaires savaient qu’ils étaient partie civile à la procédure puisqu’elles auraient invité leur représentant à signer un document indiquant qu’il avait pris connaissance de la clôture de l’instruction. Ils précisent que seul V.D. a été mentionné comme partie civile dans la décision no 1082/2009 de la chambre d’accusation de la Cour de cassation renvoyant I.L. en jugement. Ils considèrent que la seule absence de convocation à l’égard du deuxième requérant et de la troisième requérante est suffisante pour que la Cour conclue à une violation de l’article 2 de la Convention pris seul et combiné avec l’article 14.

96. En ce qui concerne la participation de la première requérante, les requérants contestent l’argument du Gouvernement selon lequel la citation à comparaître devant la cour d’assises a été notifiée à l’intéressée à la seule adresse que celle-ci aurait donnée aux autorités judiciaires en 2004, et ils répètent que, le 26 avril 2007, ils ont communiqué par écrit aux autorités compétentes la nouvelle adresse de l’intéressée. Ils précisent que cette lettre a été envoyée par fax au juge d’instruction et que cela ressort de la copie jointe au dossier devant la Cour. Ils indiquent en outre que les dépositions de la première requérante lors de la phase préliminaire ont eu lieu sans interprète, malgré sa connaissance très rudimentaire de la langue grecque.

97. S’agissant des défaillances alléguées quant à la convocation des témoins, les requérants estiment que les autorités judiciaires n’ont pas entrepris de démarches sérieuses à cet égard. Selon les requérants, les témoins oculaires, V.D. et I.S., n’ont jamais refusé de déposer mais souhaitaient que certaines conditions raisonnables préalables, qui auraient été prévues en droit grec, fussent respectées, I.S. ayant, à ses dires, fait l’objet de manœuvres d’intimidation en Grèce. Ils exposent en outre que le Gouvernement admet que I.S. n’a pas été convoqué au motif qu’il n’avait pas d’adresse connue en Grèce. Or, d’après les requérants, son adresse avait été également communiquée dans la lettre du 26 avril 2007. Les requérants soutiennent, qui plus est, que la convocation de V.D., datée du 24 juin 2009, ne pouvait pas être considérée comme « effective » puisqu’elle aurait été rédigée uniquement en grec, que V.D. ne comprenait pas cette langue et qu’il ne ressort pas du dossier que ladite convocation lui ait été notifiée. Ils allèguent que, en tout état de cause, V.D. se trouvait dans l’impossibilité de couvrir les frais de son voyage vers la Grèce, que la date de remboursement de pareils frais était incertaine et que la convocation ne contenait aucune instruction destinée aux autorités frontalières concernant la délivrance d’un visa permettant à V.D. d’entrer en Grèce.

98. Selon les requérants, la procédure suivie n’était pas celle qu’il convenait d’appliquer en l’espèce, comme l’aurait d’ailleurs constaté le document, daté du 8 juin 2006, communiqué à la sous-direction des crimes contre la vie et la propriété par l’ambassade d’Albanie à Athènes (paragraphe 27 ci-dessus). D’après eux, les autorités grecques n’ont pas garanti la sécurité des témoins et elles sont donc entièrement responsables de la non-comparution de ceux-ci. Les requérants précisent que, selon une lettre du 10 mars 2006, la police albanaise a convaincu V.D. et I.S. de déposer devant les autorités grecques et a invité ces dernières à une réunion bilatérale afin de discuter des modalités pratiques du recueil des dépositions. Or les autorités grecques n’auraient pas donné suite à cette demande. Qui plus est, le Gouvernement n’aurait pas expliqué pourquoi les dépositions de V.D. et I.S. n’ont pas été recueillies à l’ambassade de Grèce à Tirana, comme le prévoirait l’article 216 § 2 du CPP, ou pourquoi le procureur grec compétent ne s’est pas rendu en Albanie à ces fins.

99. De l’avis des requérants, la procédure suivie lors de la déposition de V.D. à la frontière le 10 février 2005 était irrégulière et elle avait pour seul but l’obtention d’une déclaration niant l’implication dans les faits en cause d’un policier. Toujours selon les requérants, il est surprenant que cette déposition soit diamétralement opposée au contenu de la plainte déposée par l’intéressé le 26 août 2004 ainsi qu’à celui de sa déclaration au Moniteur grec Helsinki du 7 mai 2007 (paragraphe 38 ci-dessus). De surcroît, d’après eux, cette procédure a été menée par des policiers de la sous-direction des crimes contre la vie et la propriété dont l’indépendance serait sujette à caution aux motifs que l’interprète présent n’était pas autorisé et qualifié à cet effet et que V.D. a été obligé de faire une déclaration sous serment alors que, partie civile, il aurait dû, d’après eux, déposer sans prêter serment.

100. Les requérants dénoncent également plusieurs irrégularités dans la procédure disciplinaire portant sur les actes et omissions des policiers et ils sous-entendent que ceux-ci étaient impliqués dans les faits en cause (paragraphe 70 ci-dessous). Ils indiquent que cette procédure a débuté trois mois après la parution d’articles dans la presse, qu’elle s’est terminée au bout de douze jours, qu’elle a abouti à la rédaction d’un rapport d’une seule page et qu’elle a été menée par l’unité de la sous-direction des crimes contre la vie et la propriété, laquelle aurait conduit l’enquête principale. Ils estiment en outre que la seconde procédure pénale a également été ineffective, K.Ch., le journaliste du quotidien To Vima, n’ayant pas été convoqué afin de déposer ni obligé de comparaître comme le prévoirait l’article 229 du CPP.

101. Ils reprochent encore aux autorités de ne pas avoir, à la suite des faits, lancé une enquête d’office en informant le procureur compétent et ils sont convaincus que, si V.D. n’avait pas déposé de plainte, elles n’auraient jamais enquêté sur le décès de leur proche. Ils déplorent que l’enquête ait été attribuée à la police, considérant que cela a compromis son impartialité puisque l’un des auteurs était, selon eux, un policier, et que I.L., l’un des accusés, n’a été cité à comparaître que les 7 et 13 juillet 2006 et non pas au début de l’enquête. Ils ajoutent que la sous-direction des crimes contre la vie et la propriété a gardé le dossier pendant une période trop longue, à savoir deux ans, que pendant un an environ elle n’a entrepris aucune démarche, et que, en tout état de cause, selon l’article 246 du CPP, l’enquête aurait dû être menée par le juge d’instruction et non par la police.

102. Ils s’étonnent en outre que les autorités aient levé le secret des télécommunications en ce qui concerne l’accusé I.L. mais qu’elles n’aient jamais demandé à recevoir copie des séquences vidéo enregistrées par les nombreuses caméras situées à proximité de la direction générale de la police d’Athènes, qu’elles n’aient pas procédé à une reconstitution de la scène de l’agression et qu’elles n’aient pas fait de recherches au sujet de la plaque d’immatriculation du second agresseur en demandant l’aide du ministère de l’Intérieur.

103. Enfin, les requérants exposent que les procureurs et les chambres d’accusation compétents ont indiqué que l’accusé I.L. avait utilisé les termes « sales Albanais » et que, dès lors, ils savaient que celui-ci avait insulté la victime en raison de son origine ethnique. Ils plaident que, toutefois, les autorités n’ont pas examiné la question d’un mobile raciste. Ils ajoutent que l’accusé a exprimé une certaine antipathie, voire du mépris, à l’encontre des témoins albanais lors de sa déposition devant la cour d’assises. Enfin, ils considèrent que la conduite, selon eux négligente, de l’enquête et l’absence d’audition des témoins albanais sont dues à des préjugés racistes envers les ressortissants albanais.

b) Le Gouvernement

104. Le Gouvernement soutient que des organes indépendants et impartiaux ont effectué tous les actes d’enquête nécessaires afin de faire la lumière sur l’affaire. Il précise à cet égard que les témoins oculaires ont été joints par téléphone en Albanie, que les autorités compétentes ont délivré des visas pour qu’ils puissent entrer sur le territoire grec, que des policiers se sont rendus en Albanie, que des contacts diplomatiques ont eu lieu, que le secret des télécommunications de l’accusé I.L. a été levé, et que des procédures disciplinaires et judiciaires ont été menées. Il argue que la cour d’assises, à l’issue d’un examen de l’ensemble des éléments de preuve à sa disposition, n’a relevé aucun élément permettant de soupçonner la participation d’un policier ou l’existence d’un motif raciste.

105. S’agissant de la participation des requérants à la procédure principale, le Gouvernement indique que le deuxième requérant et la troisième requérante ne se sont jamais présentés en personne lors de la phase préliminaire et que, si la première requérante a effectivement déposé comme témoin, elle ne s’est pas présentée à l’audience devant la cour d’assises malgré une citation à comparaître qui aurait été notifiée légalement. À cet égard, il soumet à la Cour une copie de la citation à comparaître notifiée à la première requérante en vue de l’audience en question. Il ajoute que, après la clôture de l’instruction, les autorités compétentes ont invité les requérants à demander copie du dossier et à exercer leurs droits, mais il admet qu’il ne ressort pas du dossier que la décision de renvoyer I.L. en jugement leur ait été notifiée ou que le deuxième requérant et la troisième requérante aient été cités à comparaître à l’audience devant la cour d’assises en tant que parties civiles. Cela étant dit, selon le Gouvernement, les requérants n’ont pas d’intérêt légitime à se plaindre en ce qui concerne la notification de l’acte d’accusation dès lors qu’il se serait agi en l’espèce d’un renvoi en jugement et non pas d’un acquittement.

106. Le Gouvernement indique que la raison pour laquelle le deuxième requérant et la troisième requérante n’ont pas été cités à comparaître n’apparaît pas dans le dossier. Il estime probable que la régularité de leur demande de constitution de partie civile ait été mise en doute ou que, lors de la phase préliminaire, ils ne se soient pas présentés en personne afin d’être entendus comme témoins. Il indique que c’est V.D. et non les requérants qui a introduit une plainte et s’est constitué partie civile en tant que proche de la victime. Selon le Gouvernement, il est possible que les omissions en cause aient été commises par inadvertance. D’après lui, l’absence de citation à comparaître à l’égard du deuxième requérant et de la troisième requérante ne s’explique pas par la volonté de les empêcher d’exercer leurs droits et, en tout état de cause, leur participation à la procédure principale ne revêtait pas une importance décisive pour l’issue du procès.

107. Aux dires du Gouvernement, il n’a été prouvé ni que les requérants ignoraient que la procédure devant la cour d’assises avait débuté ni que, dès lors, ils ne pouvaient pas paraître de leur propre initiative devant cette juridiction. Le Gouvernement considère que, en tout état de cause, les conclusions des juridictions internes ne peuvent pas être contestées, car, selon lui, il ne ressort pas de l’ensemble des procédures en cause, au-delà de tout doute raisonnable, que les exigences procédurales de l’article 2 de la Convention n’ont pas été respectées. Il indique encore que les requérants ne se sont pas expliqués sur des aspects cruciaux de l’affaire, à savoir la raison pour laquelle les autorités judiciaires auraient souhaité dissimuler l’identité de l’auteur des faits en cause ainsi que l’existence d’un mobile raciste.

108. En ce qui concerne en particulier l’audition des témoins lors de la procédure principale, le Gouvernement expose que les autorités ont entrepris toutes les démarches nécessaires afin que ceux-ci comparaissent et que le refus de V.D. et I.S. à cet égard, confirmé par la première requérante ainsi que par S.B., frère de la victime, est dû à des raisons personnelles et ne peut être imputé aux autorités. Il soutient que, en tout état de cause, pendant la phase préliminaire, V.D. avait nié l’implication d’un policier, et que, qui plus est, la déposition de V.D. du 10 février 2005 a été lue à l’audience de la cour d’assises et qu’elle a été prise en compte. S’agissant de I.S., il indique que celui-ci n’a jamais coopéré avec les autorités grecques afin de déposer, pas même en Albanie. Il ajoute que la participation d’un policier aux faits en cause a également été exclue par la première requérante dans ses dépositions du 29 novembre 2004 et du 14 janvier 2005 et que, s’agissant du témoin K.Ch., les requérants ne précisent pas quel contenu aurait eu sa déposition et pourquoi son point de vue n’est pas rapporté et attesté devant la Cour.

109. Enfin, le Gouvernement indique que les autorités judiciaires compétentes n’ont pas constaté l’existence d’un mobile raciste et que la non-identification du second agresseur ne peut pas être attribuée à une volonté de « dissimulation pour des motifs racistes » des autorités internes. Il considère qu’il incombait aux requérants de prouver que les autorités internes ont failli à leur obligation d’examiner l’existence d’un mobile raciste, ce qu’ils n’auraient pas fait en l’espèce.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

110. La Cour rappelle que l’article 2, qui garantit le droit à la vie, se place parmi les articles primordiaux de la Convention et qu’il consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe. Elle doit examiner de façon extrêmement attentive les allégations de violation de cette disposition (Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 93, CEDH 2005‑VII).

111. En l’espèce, la Cour observe d’emblée que les requérants allèguent que le second auteur de l’agression, non identifié, était un policier. Toutefois, ceux-ci n’imputent pas aux autorités de l’État défendeur la responsabilité du décès de leur proche ; ils ne laissent pas non plus entendre que lesdites autorités savaient, ou auraient dû savoir, que leur proche risquait de subir des actes de violence aux mains de tiers et qu’elles sont restées en défaut de prendre des mesures adéquates pour le protéger contre un tel risque. La présente espèce doit donc être distinguée des affaires dénonçant un recours à la force meurtrière par des agents de l’État ou par des particuliers avec la complicité d’agents de l’État (McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, série A no 324, Shanaghan c. Royaume-Uni, no 37715/97, § 90, 4 mai 2001, Anguelova c. Bulgarie, no 38361/97, CEDH 2002‑IV, Natchova et autres, précité, et Ognyanova et Choban c. Bulgarie, no 46317/99, 23 février 2006), de celles dans lesquelles les circonstances de fait imposaient aux autorités de protéger la vie d’un individu, au motif par exemple que celles-ci étaient responsables de son bien-être (Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, CEDH 2002‑II) et de celles, enfin, dans lesquelles les autorités savaient – ou auraient dû savoir – que la vie de la personne était en jeu (Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII).

112. Toutefois, l’absence d’une responsabilité directe de l’État dans la mort du proche des requérants n’exclut pas l’application de l’article 2 de la Convention. La Cour rappelle que, en astreignant l’État à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (L.C.B. c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 36, Recueil 1998‑III), l’article 2 § 1 impose à celui-ci le devoir d’assurer le droit à la vie en mettant en place une législation pénale concrète dissuadant de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour prévenir, réprimer et sanctionner les violations (Osman précité, § 115, et Anguelova et Iliev c. Bulgarie, no 55523/00, § 93, 26 juillet 2007).

113. Cette obligation requiert que soit menée une forme d’enquête officielle effective lorsqu’il y a des raisons de croire qu’un individu a subi des blessures potentiellement mortelles dans des circonstances suspectes. L’enquête doit permettre d’établir la cause des lésions et d’identifier et sanctionner les responsables. Elle revêt d’autant plus d’importance lorsqu’il y a, comme en l’espèce, décès de la victime, car le but essentiel qu’elle poursuit est d’assurer l’application effective des lois internes qui protègent le droit à la vie (Anguelova, précité, § 137, Natchova et autres, précité, § 110, et Ognyanova et Choban, précité, § 103).

114. La Cour rappelle encore que, dans ses arrêts rendus dans des affaires dans lesquelles il était allégué que des agents de l’État étaient responsables du décès d’une personne, elle a précisé que l’obligation susmentionnée est une obligation de moyens et non de résultat. Ainsi, les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour assurer l’obtention des preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les responsabilités risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à cette norme (Anguelova, précité, § 139, Natchova et autres, précité, § 113, et Ognyanova et Choban, précité, § 105).

115. Quant au type d’enquête devant permettre d’atteindre ces objectifs, il peut varier selon les circonstances. Toutefois, quelles que soient les modalités choisies, les autorités doivent agir d’office, dès que l’affaire est portée à leur attention. Elles ne sauraient laisser aux proches du défunt l’initiative de déposer une plainte formelle ou une demande tendant à l’exploitation de certaines pistes d’enquête ou procédures d’investigation (İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 63, CEDH 2000‑VII, et Natchova et autres, précité, § 111).

116. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte. Il est essentiel que les investigations soient menées à bref délai lorsque survient un décès dans une situation controversée, car l’écoulement du temps érode inévitablement la quantité et la qualité des preuves disponibles, et l’apparence d’un manque de diligence jette un doute sur la bonne foi des investigations menées et fait perdurer l’épreuve que traverse la famille du défunt (Paul et Audrey Edwards, précité, § 86). Force est d’admettre qu’il peut y avoir des obstacles ou des difficultés empêchant l’enquête de progresser dans une situation particulière. Toutefois, une réponse rapide des autorités lorsqu’il s’agit d’enquêter sur le recours à la force meurtrière peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux (McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 114, CEDH 2001‑III, et Ognyanova et Choban, précité, § 106).

117. Dans tous les cas, les proches de la victime doivent être associés à la procédure dans toute la mesure nécessaire à la protection de leurs intérêts légitimes (Güleç c. Turquie, 27 juillet 1998, § 82, Recueil 1998-IV, Oğur c. Turquie [GC], no 21594/93, § 92, CEDH 1999‑III, et McKerr, précité, §§ 111-115).

118. Bien que l’État ne soit pour rien dans le décès du proche des requérants, la Cour estime que les exigences procédurales élémentaires susmentionnées s’appliquent avec autant de force à une enquête portant sur une agression potentiellement mortelle, que la victime soit décédée ou non (voir, mutatis mutandis, M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, § 151, CEDH 2003‑XII). Elle ajoute que, lorsque ce sont des motifs raciaux qui sont à l’origine de l’agression, il importe particulièrement que l’enquête soit menée avec diligence et impartialité, eu égard à la nécessité de réaffirmer en permanence la condamnation du racisme par la société et de préserver la confiance des minorités ou des groupes nationaux ou ethniques dans la capacité des autorités à les protéger de la menace des violences racistes (mutatis mutandis, Menson et autres c. Royaume-Uni (déc.), no 47916/99, CEDH 2003-V).

119. La Cour rappelle ensuite que, lorsqu’elles enquêtent sur des faits violents où il existe des soupçons de connotation raciale, les autorités de l’État ont de surcroît l’obligation de prendre toutes les mesures raisonnables pour découvrir s’il existait un mobile raciste et pour établir si des sentiments de haine ou des préjugés fondés sur l’origine ethnique ont joué un rôle dans les évènements, même s’il est souvent difficile dans la pratique de prouver un mobile raciste. Elle rappelle également que l’obligation de l’État défendeur d’enquêter sur d’éventuelles connotations racistes dans un acte de violence est une obligation de moyens et non de résultat ; les autorités doivent prendre les mesures raisonnables au vu des circonstances (Anguelova et Iliev, précité, § 115, et Natchova et autres, précité, § 160). Il en va de même lorsque les actes violents ont été commis par des particuliers. Faire abstraction du mobile raciste durant l’enquête des faits incriminés équivaudrait à passer outre la nature spécifique d’actes particulièrement destructeurs des droits fondamentaux (voir, mutatis mutandis, Ciorcan et autres c. Roumanie, nos 29414/09 et 44841/09, § 158, 27 janvier 2015, Šečić c. Croatie, no 40116/02, § 67, 31 mai 2007, et Natchova et autres, précité, § 160).

120. La Cour rappelle en outre que les actes basés uniquement sur les caractéristiques de la victime ne sont pas les seuls à pouvoir être classés comme crimes haineux. Pour la Cour, les auteurs des actes peuvent être mus par des mobiles mixtes, et être influencés autant, voire davantage, par des facteurs circonstanciels que par leur parti pris à l’égard du groupe auquel appartient la victime (Škorjanec c. Croatie, no 25536/14, § 55, 28 mars 2017, et Balázs c. Hongrie, no 15529/12, § 70, 20 octobre 2015).

121. Le devoir des autorités de rechercher s’il existe un lien entre des attitudes racistes et un acte de violence fait ainsi partie de la responsabilité qui incombe aux États, en vertu de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2, mais constitue également un aspect des obligations procédurales découlant de l’article 2 de la Convention. Compte tenu de l’interaction des deux dispositions, on peut considérer ou bien que des questions comme celles de l’espèce appellent un examen sur le terrain de l’une des deux dispositions seulement, et qu’aucun problème distinct ne se pose au regard de l’autre, ou bien qu’elles exigent un examen sous l’angle des deux articles. Ce problème doit être tranché dans chaque cas, selon les faits et la nature des allégations formulées (voir, mutatis mutandis, Natchova et autres, précité, § 161). Dans la présente espèce, compte tenu des allégations formulées par les requérants, la Cour considère qu’il convient d’examiner le grief sous l’angle de l’article 2 de la Convention.

b) Application de ces principes à la présente espèce

122. La Cour constate que le procureur près le tribunal correctionnel a ordonné au directeur du commissariat de police de Kifissia de mener une enquête préliminaire sur les faits et de faire pratiquer une autopsie afin de déterminer la cause du décès seulement le 26 août 2004, soit le jour de l’introduction de la plainte par V.D. Elle constate encore que les circonstances ayant entouré le décès ont fait l’objet d’une enquête.

123. Reste à savoir si l’enquête en cause a satisfait aux exigences de l’article 2 de la Convention.

124. À cet égard, la Cour rappelle, en premier lieu, qu’il est essentiel, lorsque surviennent des décès dans des situations controversées, que les investigations soient menées à bref délai (Paul et Audrey Edwards, précité, § 86).

125. Elle note à cet égard que la procédure en cause s’est étendue sur une période d’environ cinq ans et six mois, à savoir du 26 août 2004, date à laquelle V.D. a introduit une plainte devant le procureur près le tribunal correctionnel rapportant ainsi l’incident à la connaissance des autorités, au 12 février 2010, date à laquelle l’arrêt no 25-26/2010 de la cour d’assises a été publié. En particulier, la phase préliminaire a duré environ quatre ans et huit mois. La Cour relève à cet égard que, au cours de cette phase, il n’apparaît pas que les autorités de poursuite aient effectué un quelconque acte d’enquête entre février 2005 et mars 2006. Qui plus est, I.L., le seul suspect identifié, n’a été interrogé qu’en juillet 2006, soit presque deux ans après les faits.

126. La Cour répète que l’écoulement du temps érode inévitablement la quantité et la qualité des preuves disponibles et que l’apparence d’un manque de diligence jette un doute sur la bonne foi des investigations menées et fait perdurer l’épreuve que traversent les proches (Paul et Audrey Edwards, précité, § 86). Il est vrai que, en l’espèce, l’enquête présentait une certaine complexité et impliquait la déposition de témoins résidant à l’étranger. Cela étant, la durée de la phase préliminaire, qui a comporté une période d’inactivité d’un an, a pu être de nature à compromettre l’efficacité de l’enquête malgré la diligence apparente déployée ensuite par la cour d’assises.

127. En second lieu, la Cour rappelle que, dans tous les cas, les proches de la victime doivent être associés à la procédure dans toute la mesure nécessaire à la protection de leurs intérêts légitimes (paragraphe 117 ci‑dessus), mais que l’on ne saurait toutefois considérer comme une exigence découlant automatiquement de l’article 2 que les proches d’une victime puissent avoir accès au dossier de l’enquête tout au long de son déroulement. De plus, l’article 2 n’impose pas aux autorités d’enquête l’obligation de satisfaire à toute demande de mesure d’investigation pouvant être formulée par un proche de la victime au cours de l’enquête (Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, §§ 347-348, 15 mai 2007).

128. À cet égard, en ce qui concerne le rejet de la première demande des requérants du 28 mai 2005 de recevoir copie du dossier de l’affaire, la Cour observe que les autorités compétentes ont invoqué le principe de confidentialité de la procédure quant à la période précédant l’engagement des poursuites contre les suspects, ce qui pourrait éventuellement constituer un argument valable à ce stade de la procédure. Cependant, le service compétent a ajouté qu’il avait l’intention d’informer le Moniteur grec Helsinki une fois le matériel probatoire collecté, ce qui a créé chez les requérants une attente légitime à cet égard.

129. La Cour relève en outre qu’il ressort du dossier que les requérants ont déclaré, pour la première fois le 23 juin 2005, leur intention de se constituer partie civile. Elle observe que la question de savoir si les requérants avaient donné leur nouvelle adresse fait l’objet d’une controverse entre les parties. Selon les requérants, le Moniteur grec Helsinki avait adressé au juge d’instruction, le 26 avril 2007, un fax l’informant du changement d’adresse des requérants, tandis que le Gouvernement soutient que la première requérante n’a jamais déclaré sa nouvelle adresse.

130. La Cour note à cet égard que le deuxième requérant et la troisième requérante résidaient à Gramsh, en Albanie, pendant toute la durée de la procédure pénale et qu’ils en avaient informé les autorités compétentes le 23 juin 2005. Elle note également que, à cette date, le deuxième requérant et la troisième requérante ont indiqué aux autorités judiciaires que, afin d’éviter une longue procédure de notification, leurs avocats mandataires se mettaient à la disposition des autorités afin de demander directement à leurs clients de se rendre en Grèce, le moment venu, pour faire leurs dépositions.

131. Toutefois, il ne ressort pas du dossier devant la Cour que les décisions des chambres d’accusation ou les citations à comparaître à l’audience devant la cour d’assises leur aient été notifiées. Or si, comme le soutient le Gouvernement, le deuxième requérant et la troisième requérante ne se sont jamais présentés en personne lors de la phase préliminaire, rien n’explique pourquoi les autorités compétentes avaient invité leur représentant à prendre connaissance de la clôture de l’instruction, ce qui n’est pas contesté par le Gouvernement. De l’avis de la Cour, en procédant à cette invitation, les autorités compétentes ont donné l’impression au deuxième requérant et à la troisième requérante qu’ils étaient parties à la procédure et qu’ils seraient informés des développements de celle-ci. Les raisons invoquées par le Gouvernement afin de justifier l’absence de convocation des requérants, à savoir que les omissions en cause avaient pu être commises par inadvertance, que l’absence de citation à comparaître n’avait pas eu pour origine une volonté d’empêcher les requérants d’exercer leurs droits et que leur participation à la procédure ne revêtait pas une importance décisive pour l’issue du procès, ne sont pas pertinentes puisque, en particulier, l’obligation d’effectuer une enquête effective découlant de l’article 2 de la Convention est une obligation de moyens et non de résultat.

132. Quant à la première requérante, la Cour observe qu’elle a été entendue en tant que témoin le 29 novembre 2004 et le 14 janvier 2005. Toutefois, comme le deuxième requérant et la troisième requérante, elle n’a pas été tenue informée des suites de l’affaire, à l’exception de la communication faite par les autorités judiciaires compétentes au sujet de la clôture de l’instruction. Le Gouvernement soutient que cela est dû à l’absence, par l’intéressée, de déclaration de son changement d’adresse aux autorités compétentes. Or, ainsi que cela ressort de la copie du fax envoyé au juge d’instruction le 26 avril 2007, la première requérante avait informé ce dernier de son adresse exacte en Albanie.

133. La Cour considère que les autorités avaient l’obligation de tenir les requérants informés du déroulement de l’enquête, et ce sans que les intéressés eussent à formuler des demandes d’information (Iorga c. Moldova, no 12219/05, § 33, 23 mars 2010).

134. Qui plus est, la Cour relève que tous les requérants étaient absents lors des audiences qui se sont tenues devant la cour d’assises, les 15 et 21 janvier 2010. À supposer même que la première requérante ait reçu une citation à comparaître, la Cour estime que la gravité des griefs présentés devant les juridictions internes exigeait que la cour d’assises vérifiât au moins si les requérants avaient perdu leur intérêt pour agir ou s’ils avaient renoncé à leur droit d’être entendus (Iorga, précité, § 35). Or la demande de constitution de partie civile des requérants n’est aucunement mentionnée dans l’arrêt no 25-26/2010 de la cour d’assises.

135. La Cour note aussi que la demande des requérants de recevoir une copie du dossier de la procédure principale a été rejetée le 17 février 2010. En outre, il ressort du dossier de l’affaire que les intéressés n’ont pas reçu copie de plusieurs des éléments du dossier, notamment de l’intégralité de la lettre datée du 16 novembre 2009 du ministère de la Justice albanais adressée à l’ambassade de Grèce à Tirana, de la lettre datée du 26 février 2006 de l’ambassade d’Albanie en Grèce attestant que l’adresse de I.S. n’était pas connue, ainsi que de plusieurs éléments de preuve recueillis lors de la procédure débutée le 17 novembre 2004 relativement à l’implication d’un policier.

136. Il s’ensuit que l’exception préliminaire du Gouvernement relative à l’absence de qualité de victime des requérants (paragraphe 81 ci-dessus) ne peut être accueillie.

137. Quant à l’examen par les autorités d’un éventuel mobile raciste, la Cour observe que, dans sa plainte du 26 août 2004, V.D. alléguait que, au moment des faits en cause, l’accusé I.L. avait insulté les personnes présentes, dont la victime, en les traitant de « sales Albanais » et en les menaçant de leur faire « regretter d’avoir mis les pieds en Grèce ». Elle constate que les organes de l’enquête pénale et les autorités judiciaires ont ainsi été alertés, dès l’introduction de la plainte de V.D., sur la possibilité que le meurtrier présumé du proche des requérants ait eu un mobile raciste et elle note que la déclaration du 7 mai 2007, signée par les témoins oculaires V.D. et I.S., dans laquelle ces derniers mentionnaient, entre autres, le caractère raciste de l’agression contre le proche des requérants, permettait également de soupçonner l’existence mobile raciste.

138. Or la Cour relève qu’aucune démarche n’a été entreprise pour enquêter sur l’existence d’un tel mobile. En particulier, I.L. n’a jamais été interrogé sur son attitude générale vis-à-vis du groupe ethnoculturel auquel appartenait la victime. Il apparaît que les organes de l’enquête n’ont pas non plus recherché, à titre d’exemple, s’il avait participé par le passé à des incidents violents à connotation raciale ou s’il avait des affinités, par exemple, avec des idéologies extrémistes ou racistes.

139. Pour la Cour, les organes de l’enquête pénale auraient dû enquêter sur cet aspect particulier avec toute la diligence nécessaire. Or rien ne montre qu’ils aient examiné la question. La Cour considère que les autorités internes étaient tenues de procéder à un examen plus approfondi de l’ensemble des faits afin de mettre au jour un éventuel mobile raciste (voir, mutatis mutandis, Bekos et Koutropoulos c. Grèce, no 15250/02, § 69-75, CEDH 2005‑XIII (extraits)).

140. Eu égard à ce qui précède, la Cour ne juge pas nécessaire de se prononcer sur les autres défaillances alléguées des procédures en cause. Elle considère que les intéressés n’ont pas été associés à l’enquête sur la mort de leur proche dans la mesure requise par le volet procédural de l’article 2 de la Convention, que les autorités compétentes n’ont pas traité l’affaire avec le niveau de diligence requis par cet article et que la question de l’existence d’un mobile raciste n’a pas été examinée.

141. En conséquence, la Cour rejette l’exception du Gouvernement tirée de l’absence de qualité de victime des requérants et conclut à la violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC LES ARTICLES 2 ET 6 DE LA CONVENTION

142. Invoquant l’article 14 de la Convention combiné avec les articles 2 et 6, les requérants reprochent aux autorités d’avoir manqué à leur obligation de rechercher, dans le cadre d’une enquête, si les faits en cause étaient motivés par le racisme. Ils ajoutent que l’enquête a été menée avec négligence et que les témoins albanais n’ont pas été entendus, et que cela s’explique par préjugés racistes.

143. Le Gouvernement conteste ces thèses.

144. La Cour observe qu’elle a déjà examiné la substance de l’ensemble des griefs des requérants sous l’angle du volet procédural de l’article 2 de la Convention (paragraphes 137-139). Dans ces conditions, elle n’estime pas nécessaire de les examiner à nouveau sous l’angle des articles 6 et 14 de la Convention.

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 34 DE LA CONVENTION

145. Les requérants reprochent aux autorités judiciaires de ne pas leur avoir permis, à plusieurs reprises, d’avoir accès aux dossiers des différentes procédures et d’obtenir les copies requises pour la saisine de la Cour. Ils ajoutent que le Gouvernement n’a pas soumis devant la Cour l’ensemble des documents demandés par celle-ci. Ils invoquent l’article 34 de la Convention. Cette disposition est ainsi libellée :

Article 34

« La Cour peut être saisie d’une requête par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses protocoles. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à n’entraver par aucune mesure l’exercice efficace de ce droit. »

146. Les requérants allèguent qu’ils n’ont pas reçu copie de plusieurs éléments du dossier, notamment de l’intégralité de la lettre datée du 16 novembre 2009 du ministère de la Justice albanais adressée à l’ambassade de Grèce à Tirana, de la lettre datée du 26 février 2006 de l’ambassade d’Albanie en Grèce attestant que l’adresse de I.S. n’était pas connue ainsi que de plusieurs éléments de preuve recueillis lors de la procédure débutée le 17 novembre 2004 relativement à l’implication d’un policier. Ils ajoutent que leur demande du 16 février 2010 de recevoir copie du dossier de la procédure principale a été rejetée le 17 février 2010.

147. Le Gouvernement conteste ces thèses. Il estime que les autorités internes n’ont pas empêché les requérants d’exercer leurs droits découlant de l’article 34 de la Convention et que les intéressés ont obtenu copie des dossiers. Il indique qu’il n’était pas possible de leur adresser copie de l’arrêt no 25-26/2010 de la cour d’assises avant sa mise au net. Il ajoute que, à supposer même que l’accès des requérants au dossier ait été entravé, ces derniers ont pu introduire une requête devant la Cour et que la procédure devant celle-ci s’est déroulée sans obstacle. Quant au rejet de la demande du 16 février 2010 de recevoir copie du dossier de la procédure principale, il plaide qu’il ne ressort pas du dossier que ladite demande ait été introduite par une personne autorisée à le faire.

148. En ce qui concerne la procédure disciplinaire menée contre les juges chargés de l’affaire, le Gouvernement expose que, afin de protéger l’administration de la justice et selon la jurisprudence constante du Conseil d’État, les requérants n’avaient pas le droit de se voir notifier les actes relatifs à la responsabilité des magistrats. En tout état de cause, selon le Gouvernement, s’ils estimaient avoir subi un dommage en raison d’actes ou omissions des magistrats, les intéressés pouvaient introduire soit une action de prise à partie soit une plainte devant les juridictions pénales.

149. La Cour note qu’elle s’est déjà prononcée sur l’accès des requérants au dossier de l’affaire (paragraphes 135-141 ci-dessus). Elle estime qu’il n’y a pas d’éléments permettant à la Cour de conclure que l’État a failli à ses obligations découlant de l’article 34 de la Convention.

V. SUR L’APPLICATION DES ARTICLES 41 ET 46 DE LA CONVENTION

150. Les articles 41 et 46 de la Convention disposent ce qui suit :

Article 41

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

Article 46

« 1. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.

2. L’arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution. (...) »

A. Dommage

151. Les requérants invitent la Cour, en vertu de l’article 46 de la Convention, à demander au Gouvernement de procéder à la réouverture des procédures pénales. De surcroît, ils réclament chacun 15 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’ils estiment avoir subi.

152. Le Gouvernement répond que la somme demandée est excessive et injustifiée, en raison, en premier lieu, des circonstances particulières de l’affaire et, notamment, de sa complexité et, en second lieu, de la situation financière actuelle de la Grèce.

153. Compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’espèce, la Cour admet que les requérants ont subi un préjudice moral que le constat de violation ne saurait réparer. Statuant en équité, elle alloue à chacun des requérants 13 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

154. En ce qui concerne la demande présentée par les requérants sur le fondement de l’article 46 de la Convention, la Cour rappelle que, dans le cadre de l’exécution d’un arrêt en application de ladite disposition, un constat par elle d’une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation juridique au regard de cette disposition de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci. Il en découle notamment que l’État défendeur, reconnu responsable d’une violation de la Convention ou de ses Protocoles, est appelé non seulement à verser aux intéressés les sommes allouées à titre de satisfaction équitable, mais aussi à choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les mesures générales et/ou, le cas échéant, individuelles à adopter dans son ordre juridique interne (Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, § 487, CEDH 2004‑VII, et Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 198, CEDH 2004‑II).

B. Frais et dépens

155. Les requérants demandent également 4 000 EUR en remboursement des frais et dépens qu’ils disent avoir exposés dans les procédures engagées devant les juridictions internes et devant la Cour. Ils évaluent le temps de travail de leur représentant sur cette affaire à quarante heures, et indiquent que le tarif horaire de ce dernier est de 100 EUR. Ils produisent à cet égard un document détaillant le temps que leur représentant a consacré à la rédaction des différents mémoires et observations déposés auprès des autorités internes et devant la Cour. Ils demandent que la somme qui leur serait éventuellement accordée soit directement versée sur le compte de leur représentant.

156. Le Gouvernement met en doute la réalité, la nécessité et le caractère raisonnable des frais en question. Il ajoute que les sommes demandées au titre des frais et dépens qui auraient été exposés dans les procédures engagées devant les juridictions internes ne sont pas en lien direct avec les violations alléguées de la Convention et que, en tout état de cause, les requérants auraient dû réclamer ces montants devant les juridictions internes.

157. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. À la lumière des documents dont elle dispose et compte tenu de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable d’accorder conjointement aux requérants la somme de 2 000 EUR. Elle accueille également leur demande concernant le versement direct de cette somme sur le compte bancaire de leur représentant.

C. Intérêts moratoires

158. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Joint au fond l’exception préliminaire tirée de l’absence de qualité de victime des requérants et la rejette ;

2. Déclare le grief tiré de l’article 2 de la Convention recevable ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention dans son volet procédural ;

4. Dit que l’État n’a pas failli à ses obligations découlant de l’article 34 de la Convention ;

5. Dit, qu’il ne s’impose plus de statuer séparément ni sur la recevabilité ni sur le fond des griefs tirés des articles 6 et 14 de la Convention ;

6. Dit

a) que l’État défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i. 13 000 EUR (treize mille euros) à chacun des requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

ii. 2 000 EUR (deux mille euros), conjointement aux requérants, plus tout montant pouvant être dû par les requérants à titre d’impôt, pour frais et dépens, à verser sur le compte bancaire de leur représentant ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

7. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 décembre 2017 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Abel CamposKristina Pardalos
GreffierPrésidente

ANNEXE

Liste des requérants

No.

|

Prénom NOM

|

Date de naissance

|

Lieu de résidence

---|---|---|---

1.
|

Ana GJIKONDI

|

05/03/1972

|

Gramsh

2.
|

Sefit BERDELLIMA

|

22/10/1938

|

Gramsh

3.
|

Violeta BERDELLIMA

|

09/07/1948

|

Gramsh


Synthèse
Formation : Cour (premiÈre section)
Numéro d'arrêt : 001-179560
Date de la décision : 21/12/2017
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 2 - Droit à la vie (Article 2-1 - Enquête effective) (Volet procédural);Non-violation de l'article 34 - Requêtes individuelles (Article 34 - Entraver l'exercice du droit de recours)

Parties
Demandeurs : GJIKONDI ET AUTRES
Défendeurs : GRÈCE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : GREEK HELSINKI MONITOR

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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