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12/12/2017 | CEDH | N°001-179600

CEDH | CEDH, AFFAIRE SARGSYAN c. AZERBAÏDJAN, 2017, 001-179600


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE SARGSYAN c. AZERBAÏDJAN

(Requête no 40167/06)

ARRÊT

(Satisfaction équitable)

STRASBOURG

12 décembre 2017

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Sargsyan c. Azerbaïdjan,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Angelika Nußberger,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Ganna Yudkivska,
Robert Spano,
Luis López Guerra,
Nebojša Vučinić,
Pa

ul Lemmens,
Krzysztof Wojtyczek,
Ksenija Turković,
Egidijus Kūris,
Iulia Motoc,
Branko Lubarda,
Mārtiņš Mits,
Armen Harutyunyan,
Lәtif Hüseyno...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE SARGSYAN c. AZERBAÏDJAN

(Requête no 40167/06)

ARRÊT

(Satisfaction équitable)

STRASBOURG

12 décembre 2017

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Sargsyan c. Azerbaïdjan,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Angelika Nußberger,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Ganna Yudkivska,
Robert Spano,
Luis López Guerra,
Nebojša Vučinić,
Paul Lemmens,
Krzysztof Wojtyczek,
Ksenija Turković,
Egidijus Kūris,
Iulia Motoc,
Branko Lubarda,
Mārtiņš Mits,
Armen Harutyunyan,
Lәtif Hüseynov,
Jolien Schukking, juges,
et de Johan Callewaert, greffier adjoint de la Grande Chambre,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 septembre 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 40167/06) dirigée contre la République d’Azerbaïdjan et dont un ressortissant arménien, M. Minas Sargsyan (« le requérant »), a saisi la Cour le 11 août 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Le requérant est décédé en 2009. La procédure a été poursuivie par sa veuve, Mme Lena Sargsyan, née en 1936, et par son fils, M. Vladimir Sargsyan, né en 1957, et ses filles, Mmes Tsovinar et Nina Sargsyan, nées respectivement en 1959 et 1966. Mme Lena Sargsyan est décédée en 2014. M. Vladimir Sargsyan et Mme Tsovinar Sargsyan poursuivent la procédure au nom du requérant.

2. Le requérant, qui avait été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, a été représenté devant la Cour par Mes N. Gasparyan et K. Ohanyan, avocates à Erevan, et par M. Philip Leach, directeur de l’European Human Rights Advocacy Centre. Le gouvernement azerbaïdjanais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. Ç. Asgarov.

3. Par un arrêt rendu le 16 juin 2015 (« l’arrêt au principal »), la Grande Chambre a rejeté les exceptions préliminaires tirées par le gouvernement défendeur d’un non-épuisement des voies de recours internes, d’une absence de juridiction et de responsabilité de l’État, d’un défaut de compétence ratione temporis de la Cour et d’un défaut de qualité de victime du requérant quant aux griefs relatifs aux tombes de ses proches. Elle a conclu qu’il y avait la violation continue de l’article 1 du Protocole no 1 et des articles 8 et 13 de la Convention et qu’aucune question distincte ne se posait sur le terrain de l’article 14 de la Convention. Sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1, elle a jugé que pendant toute la période relevant de sa compétence ratione temporis, c’est-à-dire depuis le 15 avril 2002, même si l’impossibilité pour le requérant d’accéder à ses biens à Golestan avait été justifiée par des considérations de sécurité, le fait que l’État défendeur n’ait pas pris la moindre mesure pour rétablir les droits de l’intéressé sur ses biens ou l’indemniser pour la perte de leur jouissance avait fait peser sur celui-ci une charge excessive (Sargsyan c. Azerbaïdjan [GC], no 40167/06, CEDH 2015).

4. Au titre de l’article 41 de la Convention, le requérant sollicitait une satisfaction équitable pour le dommage matériel et moral qu’il estimait être résulté des violations constatées en l’espèce, ainsi que le remboursement des frais et dépens exposés devant la Cour.

5. La question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouvant pas en état, la Cour l’a réservée et a invité le Gouvernement et le requérant à lui soumettre par écrit, dans un délai de douze mois, leurs observations sur ladite question et, en particulier, à la tenir informée de tout accord auquel ils pourraient aboutir (paragraphe 283 et point 9 du dispositif de l’arrêt au principal).

6. Les parties n’étant pas parvenues à un accord, le requérant a déposé ses observations les 16 juin et 13 décembre 2016, et le Gouvernement a fait de même les 16 septembre et 24 octobre 2016.

7. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement de la Cour (« le règlement »).

EN DROIT

8. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

1. Thèses des parties

a) Le requérant

9. Le requérant était d’ethnie arménienne. Il était né en 1929, était marié et avait quatre enfants. Avec sa famille, il vécut d’abord à Golestan, dans la région de Chahoumian, en République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan (la région où se trouve le village est aujourd’hui dénommée région de Goranboy, et l’État est devenu la République d’Azerbaïdjan). Il y aurait possédé une maison de deux étages, des dépendances et un terrain de 2 160 m² dont 1 500 m² de verger et de jardin potager. Il aurait gagné sa vie en partie grâce à son salaire de professeur au collège du village et en partie en cultivant sa terre et en y élevant du bétail. Sa femme, Lena Sargsyan, aurait travaillé à la ferme collective du village. Le couple aurait passé à Golestan la plus grande partie de sa vie et y aurait élevé ses quatre enfants. En juin 1992, alors que le conflit du Haut‑Karabakh était dans sa phase militaire, le village aurait été attaqué et la famille aurait dû prendre la fuite. Le requérant et sa femme auraient ensuite vécu comme réfugiés à Erevan. En 2002, le requérant obtint la nationalité arménienne. Il décéda le 13 avril 2009 (paragraphes 29 et 34-40 de l’arrêt au principal).

10. Dans ses observations du 21 mai 2012, antérieures à l’audience sur le fond de l’affaire, le requérant demandait la restitution de ses biens, y compris le droit de regagner Golestan pour y retrouver ses biens et son domicile, ainsi qu’une indemnisation pour dommage matériel et moral et le remboursement des frais et dépens qu’il avait engagés dans le cadre de la procédure devant la Cour (paragraphe 281 de l’arrêt au principal). Dans ses observations postérieures à l’arrêt au principal, il maintient ses demandes d’indemnisation mais prend acte de l’impossibilité matérielle de retourner au village compte tenu des combats qui s’y sont déroulés récemment et de la fragilité du cessez-le-feu. Il ajoute que les sommes calculées en dollars américains (USD) avaient été converties en euros (EUR) au taux applicable au moment de la soumission des premières observations et prie la Cour de tenir compte de l’évolution considérable du taux de change entre les deux monnaies lorsqu’elle prendra sa décision définitive.

11. Le requérant réclame une somme totale de 374 814 EUR à titre d’indemnisation pour le dommage matériel qu’il estime avoir subi du fait de son déplacement forcé de Golestan en juin 1992 et de l’impossibilité dans laquelle il se trouve d’accéder à ses biens.

12. La somme demandée au titre du dommage matériel comprend une indemnité pour la perte de la maison et de ses dépendances (16 654 EUR), du mobilier (12 824 EUR), du bétail et des arbres fruitiers (1 644 EUR), des économies déposées à la caisse d’épargne azerbaïdjanaise sur le compte du requérant et celui de sa femme (1 564 EUR), des revenus du couple (151 260 EUR de 1992 à 2012, à savoir le salaire du requérant, celui de sa femme et la pension de retraite du requérant – 3 388 EUR par an – ainsi que les revenus tirés du terrain à Golestan – 4 175 EUR par an) plus le remboursement du loyer et des frais de subsistance engagés pour vivre hors de Golestan (soit une somme totale de 99 447 EUR de 1992 à 2012), moins les sommes reçues du gouvernement arménien au titre de la retraite et des allocations familiales. Elle comprend également une indemnité d’un montant de 91 421 EUR au titre de la perte de revenus et des frais de subsistance futurs de la femme du requérant, Lena Sargsyan.

13. En ce qui concerne la maison, le requérant s’appuie sur la conclusion à laquelle la Cour est parvenue dans l’arrêt au principal, à savoir que le bâtiment existe toujours (ibidem, §§ 197-198). Il produit trois estimations : premièrement, l’estimation en roubles soviétiques figurant dans le passeport technique de la maison daté de mai 1991, convertie en dollars américains au taux de juin 1992 ; deuxièmement, une estimation fournie par Lena Sargsyan et reposant sur l’argument qu’en raison de la dévaluation du rouble soviétique en 1991, la valeur cadastrale figurant dans le passeport technique convertie en dollars au taux de juin 1992 ne reflète pas fidèlement la valeur du bien ; et troisièmement, une estimation d’avril 2012 établie par le service du cadastre du gouvernement arménien sur la base de la comparaison de la maison du requérant avec des maisons semblables d’un village comparable d’Arménie, et selon laquelle le bien vaudrait 21 403 USD (soit 16 654 EUR au moment de la soumission de la demande en mai 2012).

14. Pour ce qui est de la perte du revenu tiré du terrain à Golestan, le requérant indique qu’il y élevait du bétail et qu’il y cultivait des fruits et des légumes. Une partie du produit de cette activité aurait été consommée par la famille et l’autre partie aurait été vendue. Le requérant estime à 4 175 EUR par an la perte subie à ce titre, en convertissant en dollars américains puis en euros la valeur en roubles soviétiques des produits agricoles. En ce qui concerne les frais supplémentaires de loyer et de subsistance, il a communiqué plusieurs reçus de paiement des frais d’hébergement dans un appartement-dortoir à Erevan. Selon la déclaration de Lena Sargsyan jointe aux observations du 21 mai 2012, cet appartement avait été alloué au requérant et à elle-même en 2001 par le comité des réfugiés arméniens et le couple avait ensuite été en mesure de le privatiser. Le requérant a également communiqué des factures d’électricité et d’eau et une liste émanant des services sociaux arméniens qui récapitule les versements effectués au titre de la retraite et des allocations familiales de 2003 à 2012. En ce qui concerne les autres chefs de dommage matériel, il a aussi exposé les détails de la méthode de calcul utilisée et joint plusieurs pièces justificatives.

15. Il note par ailleurs que la Cour a indiqué la méthode et le principe à suivre en matière de réparation du dommage matériel des individus se trouvant dans sa situation en renvoyant aux normes internationales pertinentes, notamment aux « Principes concernant la restitution des logements et des biens dans le cas des réfugiés et des personnes déplacées » des Nations unies (« principes de Pinheiro ») et à la résolution no 178 (2010) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, intitulée « Résolution des problèmes de propriété des réfugiés et des personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays » (paragraphe 238 de l’arrêt au principal).

16. Les ayants droit du requérant, qui poursuivent la procédure depuis son décès, précisent que la demande formulée au titre du dommage moral est faite en leur propre nom et en celui du requérant. Ils sollicitent une somme totale de 190 000 EUR, indiquant que le requérant et eux-mêmes ont été en proie au désarroi, à l’impuissance et à la frustration pendant les nombreuses années durant lesquelles ils n’ont pas pu jouir de leurs biens et de leur domicile à Golestan ni se rendre sur les tombes de leurs proches sur place.

17. Enfin, le requérant conteste la thèse du Gouvernement selon laquelle l’impossibilité où il s’est trouvé d’accéder à ses biens et à son domicile est due à l’occupation par l’Arménie de parties importantes du territoire azerbaïdjanais. Il argue à cet égard que cette thèse est contraire aux conclusions auxquelles la Cour est parvenue dans l’arrêt au principal (ibidem, paragraphes 134 à 137 et 151).

b) Le Gouvernement

18. Pour sa part, le Gouvernement estime que la restitution est impossible. Il note que la Cour a conclu que le requérant avait toujours une maison à Golestan (paragraphes 197-198 de l’arrêt au principal), mais il souligne qu’elle a estimé également que le refus de laisser l’intéressé ou tout autre civil accéder au village était justifié par l’insécurité régnant sur place (ibidem, § 233) et que l’État ne pouvait donc pas assurer la restitution au requérant de son bien mais devait prendre d’autres types de mesures pour garantir le droit de l’intéressé au respect de ses biens (ibidem, § 234).

19. S’appuyant sur le fait que, dans l’arrêt au principal, la Cour a dit qu’elle devrait tenir compte des difficultés à exercer son autorité sur la région de Golestan que l’État rencontrait en pratique lorsqu’elle examinerait le caractère proportionné ou non des actions ou omissions dénoncées par le requérant (ibidem, § 150), le Gouvernement la prie d’adopter une approche analogue pour le calcul de la satisfaction équitable. Selon lui, les sommes allouées à titre d’indemnisation devraient être raisonnablement proportionnelles au degré de responsabilité de l’État quant à l’atteinte portée au droit du requérant au respect de ses biens. Il faudrait également tenir compte, dans l’appréciation des demandes du requérant, des mesures prises par les autorités azerbaïdjanaises en faveur d’un grand nombre de déplacés internes.

20. En ce qui concerne le dommage matériel, le Gouvernement soutient qu’une partie des demandes du requérant concerne des faits qui échappent à la compétence de la Cour ratione temporis. En particulier, il estime ne pouvoir être tenu responsable ni du déplacement du requérant en juin 1992 ni d’aucun dommage à la maison ou aux autres biens de l’intéressé survenu pendant le conflit armé.

21. Sur la base de ces principales propositions, le Gouvernement conteste les demandes formulées par le requérant au titre des différents chefs de dommage matériel dans le détail. Il argue en particulier que le requérant a demandé une indemnisation pour la valeur de la maison elle‑même et non une réparation de la violation continue du droit au respect de ses biens que constitue la perte de leur jouissance à Golestan.

22. En ce qui concerne la demande relative à la perte de revenus, le Gouvernement observe que Lena Sargsyan, la veuve du requérant, n’a pas elle-même introduit de requête devant la Cour. En conséquence, la partie requérante ne pourrait valablement réclamer des sommes correspondant à la perte de ses revenus. Par ailleurs, les demandes correspondant à la perte de revenus du requérant ne pourraient être maintenues après le décès de celui‑ci. Le Gouvernement conteste aussi la demande de remboursement des frais de loyer et de subsistance ainsi que des frais de subsistance futurs, soulignant que selon la déclaration de Lena Sargsyan jointe aux observations du requérant en date du 21 mai 2012, le couple s’était vu allouer un appartement en Arménie en 2001 et avait perçu une pension de retraite et des allocations familiales versées par le gouvernement arménien.

23. En ce qui concerne le dommage moral, le Gouvernement considère que le constat d’une violation constitue en lui-même une satisfaction équitable suffisante. Il reconnaît que les réfugiés subissent un préjudice moral en raison de l’impossibilité d’accéder à leurs biens, à leurs domiciles et aux tombes de leurs proches, mais il estime qu’en l’espèce, cette impossibilité est intrinsèquement liée à l’occupation d’une partie importante du territoire azerbaïdjanais et à la reprise des hostilités le long de la ligne de contact en avril 2016, notamment du pilonnage des villes et villages situés dans la région de Goranboy, où se trouve le village de Golestan.

24. Enfin, le Gouvernement estime que les membres survivants de la famille du requérant n’ont pas qualité pour demander une indemnisation pour dommage moral en leur nom propre, et il estime que toute possibilité d’obtenir une indemnisation pour dommage moral au nom du requérant s’est éteinte avec le décès de l’intéressé.

2. Appréciation de la Cour

a) Remarques liminaires

25. Lorsque, dans l’arrêt au principal, elle a réservé la question de la satisfaction équitable pour l’examiner ultérieurement, la Cour a souligné la nature exceptionnelle de la présente affaire (ibidem, § 283).

26. Cette nature exceptionnelle est due à plusieurs éléments. L’un d’eux est le fait que l’affaire porte sur un conflit en cours. Le conflit dans le Haut‑Karabakh a été dans sa phase militaire active de 1992 à 1994 mais, malgré la conclusion d’un cessez-le-feu en mai 1994 et les négociations menées dans le cadre du Groupe de Minsk de l’OSCE, les parties ne sont toujours pas parvenues à un accord de paix (on trouvera une description détaillée du contexte et de la situation actuelle aux paragraphes 14 à 28 de l’arrêt au principal). Alors qu’il a été conclu il y a vingt-trois ans, l’accord de cessez-le-feu n’est toujours pas respecté. Comme le Gouvernement et le requérant l’ont l’un et l’autre souligné dans leurs observations relatives à la satisfaction équitable, les violences se sont récemment intensifiées le long de la ligne de contact, plus particulièrement au cours d’affrontements militaires qui ont eu lieu début avril 2016.

27. Une autre particularité de l’affaire réside dans le fait que les événements qui ont amené le requérant à abandonner ses biens et son domicile ont eu lieu en juin 1992 alors que l’État défendeur, la République d’Azerbaïdjan, n’a ratifié la Convention que dix ans plus tard, le 15 avril 2002. N’étant donc pas compétente ratione temporis pour connaître de faits antérieurs au 15 avril 2002, la Cour a d’abord établi que le requérant avait toujours des droits de propriété valables sur une maison et un terrain sis à Golestan (arrêt au principal, §§ 198 et 205). Elle a jugé qu’à compter de la date d’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de l’Azerbaïdjan, celui-ci était responsable de violations continues des droits du requérant au regard des articles 1 du Protocole no 1 et 8 et 13 de la Convention (ibidem, §§ 241-242, 260-261 et 273-274).

28. La Cour examine donc une situation continue qui trouve son origine dans le conflit non résolu portant sur le Haut-Karabakh et les territoires environnants et qui touche toujours un grand nombre d’individus. Plus d’un millier de requêtes individuelles introduites par des personnes déplacées pendant le conflit sont pendantes devant elle. Elles sont dirigées pour un peu plus de la moitié d’entre elles contre l’Arménie et pour les autres contre l’Azerbaïdjan. Les requérants dans ces affaires ne représentent qu’une petite partie des personnes, dont le nombre est estimé à plus d’un million, qui ont dû fuir le conflit et qui n’ont pas pu depuis lors reprendre possession de leurs biens ni de leur domicile, ni être indemnisées pour l’impossibilité d’en jouir dans laquelle elles se trouvent.

29. À cet égard, la Cour estime qu’il y a lieu de rappeler l’importance du principe de subsidiarité. En l’espèce, ce principe revêt à la fois une dimension politique et une dimension juridique.

30. En ce qui concerne la dimension politique, la Cour a déjà rappelé qu’avant leur adhésion au Conseil de l’Europe l’Arménie et l’Azerbaïdjan s’étaient engagés à régler pacifiquement le conflit du Haut-Karabakh (paragraphe 76 de l’arrêt au principal). Il s’est désormais écoulé une quinzaine d’années depuis que les deux États ont ratifié la Convention, sans qu’une solution politique ne soit encore en vue. La Cour ne peut que souligner qu’il est de leur responsabilité de trouver un règlement politique au conflit dans lequel ils sont impliqués (voir, mutatis mutandis, Kovačić et autres c. Slovénie [GC], nos 44574/98 et 2 autres, §§ 255-256, 3 octobre 2008, et Demopoulos et autres c. Turquie (déc.) [GC], nos 46113/99 et 7 autres, § 85, CEDH 2010).

31. Pour ce qui est de la dimension juridique, la Cour rappelle que le principe de subsidiarité est à la base du système de la Convention (Kurić et autres c. Slovénie (satisfaction équitable) [GC], no 26828/06, § 134, CEDH 2014, et les affaires qui y sont citées). Ce principe est consacré à l’article 1 de la Convention, en vertu duquel les États contractants doivent reconnaître à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés garantis par cet instrument, tandis qu’en vertu de l’article 19, il incombe à la Cour d’assurer le respect des engagements résultant pour les États de la Convention et de ses Protocoles. De plus, il sous-tend l’obligation pour les requérants d’épuiser les voies de recours internes conformément à l’article 35 § 1 ainsi que l’obligation correspondante pour les États contractants d’ouvrir conformément à l’article 13 des voies de recours effectives contre les violations de la Convention (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 65, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV, Demopoulos et autres, décision précitée, § 69). Il guide aussi la démarche de la Cour lorsque celle-ci, saisie de cas de violations systémiques de la Convention, applique la procédure d’arrêt pilote élaborée sur le fondement de l’article 46 (voir, par exemple, Ališić et autres c. Bosnie-Herzégovine, Croatie, Serbie, Slovénie et « l’ex-République yougoslave de Macédoine » [GC], no 60642/08, § 143, CEDH 2014).

32. De plus, la Cour ne saurait trop souligner que, comme elle l’a déjà dit dans d’autres affaires découlant de situations de conflit non résolu ou révélant des violations systémiques, elle n’est pas une juridiction de première instance. Elle n’a pas la capacité, et il ne sied pas à sa fonction de juridiction internationale, de se prononcer sur un grand nombre d’affaires qui supposent d’établir des faits précis ou de calculer une compensation financière, deux tâches, qui, par principe et dans un souci d’effectivité, incombent aux juridictions internes (voir, mutatis mutandis, Demopoulos et autres, décision précitée, § 69, et Ališić et autres, précité, §§ 142-143).

33. C’est précisément le manquement du Gouvernement tant aux engagements qu’il a pris lors de son adhésion qu’aux obligations qui lui incombent en vertu de la Convention qui impose à la Cour en l’espèce d’agir comme une juridiction de première instance en établissant les faits de la cause, dont certains datent de plusieurs années, en appréciant des éléments de preuve relatifs à des droits de propriété et enfin en déterminant le montant de l’indemnité pécuniaire à accorder. Tout cela doit être envisagé à la lumière du fait que la présente affaire constituera l’affaire de principe appelée à servir de modèle pour des centaines d’autres affaires semblables dirigées contre l’Azerbaïdjan et toujours pendantes devant la Cour.

34. Indépendamment de toute indemnité pouvant être octroyée au titre de la satisfaction équitable en l’espèce, l’exécution effective et constructive de l’arrêt au principal commande de mettre en place des mesures générales au niveau national. La Cour a déjà indiqué ce qui constituerait des mesures appropriées dans l’arrêt au principal, où elle a dit notamment que « [tant qu’]un accord de paix global n’a pas (...) été trouvé, il paraît particulièrement important de mettre en place un mécanisme de revendication des biens qui soit aisément accessible et qui offre des procédures fonctionnant avec des règles de preuve souples, de manière à permettre au requérant et aux autres personnes qui se trouvent dans la même situation que lui d’obtenir le rétablissement de leurs droits sur leurs biens ainsi qu’une indemnisation pour la perte de jouissance de ces droits » (ibidem, § 238).

b) Principes généraux en matière de satisfaction équitable

35. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle un arrêt constatant une violation entraîne de manière générale pour l’État défendeur l’obligation juridique de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Kurić et autres, précité, § 79). Les États contractants parties à une affaire sont en principe libres de choisir les moyens dont ils useront pour se conformer à un arrêt de la Cour constatant une violation. Ce pouvoir d’appréciation quant aux modalités d’exécution d’un arrêt traduit la liberté de choix dont est assortie l’obligation primordiale imposée par la Convention aux États contractants : assurer le respect des droits et libertés garantis (article 1 de la Convention). Si la nature de la violation permet une restitutio in integrum, il incombe à l’État défendeur de la réaliser, la Cour n’ayant ni la compétence ni la possibilité pratique de l’accomplir elle-même. Si, en revanche, le droit national ne permet pas ou ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de la violation, l’article 41 habilite la Cour à accorder, s’il y a lieu, à la partie lésée la satisfaction qui lui semble appropriée (Papamichalopoulos et autres c. Grèce (article 50), 31 octobre 1995, § 34, série A no 330‑B, et Kurić et autres, précité, § 80, et les affaires qui y sont citées). À cet égard, il faut souligner le rôle de surveillance de l’exécution des arrêts de la Cour dévolu au Comité des Ministres par l’article 46 § 2 de la Convention (Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) c. Suisse (no 2) [GC], no 32772/02, §§ 84-88, CEDH 2009). Cela étant, la Cour a conscience que certaines situations – en particulier celles qui s’inscrivent dans le contexte d’un conflit de longue durée – ne peuvent faire l’objet, en réalité, d’une réparation intégrale.

36. Pour ce qui est de la demande pour préjudice matériel, la Cour rappelle qu’en vertu de sa jurisprudence, il doit y avoir un lien de causalité manifeste entre le dommage allégué par le requérant et la violation de la Convention, et la réparation peut, le cas échéant, inclure une indemnité pour perte de revenus (Kurić et autres, précité, § 81).

37. En ce qui concerne le préjudice relatif à des biens immobiliers, lorsqu’il n’y a pas eu privation de propriété mais que le requérant ne peut pas accéder à ses biens ni, dès lors, en jouir, l’approche générale de la Cour consiste à apprécier le préjudice subi par référence aux revenus fonciers annuels, exprimés en pourcentage de la valeur vénale du bien, que la location aurait pu produire au cours de la période pertinente (Loizidou c. Turquie (article 50), 28 juillet 1998, § 33, Recueil 1998-IV).

38. Un calcul précis des sommes nécessaires à une réparation des pertes matérielles subies par le requérant peut se heurter au caractère intrinsèquement aléatoire du dommage découlant de la violation. Une indemnité peut être octroyée malgré le nombre élevé de facteurs impondérables qui peuvent compliquer l’appréciation de pertes futures, mais plus le temps passe et plus le lien entre la violation et le dommage devient incertain. Ce qu’il faut déterminer en pareil cas, c’est le niveau de la satisfaction équitable qu’il est nécessaire d’allouer au requérant au titre de ses pertes matérielles tant passées que futures, la Cour jouissant en la matière d’un pouvoir d’appréciation dont elle use en fonction de ce qu’elle estime équitable (Kurić et autres, précité, § 82).

39. La Cour rappelle par ailleurs qu’aucune disposition ne prévoit expressément le versement d’une indemnité pour dommage moral. Dans les arrêts Varnava et autres c. Turquie ([GC], nos 16064/90 et 8 autres, § 224, CEDH 2009) et Chypre c. Turquie ((satisfaction équitable) [GC], no 25781/94, § 56, CEDH 2014), la Cour a confirmé les principes suivants, qu’elle a progressivement élaborés dans sa jurisprudence. Les situations où le requérant a subi un traumatisme évident, physique ou psychologique, des douleurs et souffrances, de la détresse, de l’angoisse, de la frustration, des sentiments d’injustice ou d’humiliation, une incertitude prolongée, une perturbation dans sa vie ou une véritable perte de chances peuvent être distinguées de celles où la reconnaissance publique, dans un arrêt contraignant pour l’État contractant, du préjudice subi par le requérant représente en elle‑même une forme adéquate de réparation. Dans certaines situations, le constat par la Cour de la non-conformité aux normes de la Convention d’une loi, d’une procédure ou d’une pratique est suffisant pour redresser la situation. Toutefois, dans d’autres situations, l’impact de la violation peut être considéré comme étant d’une nature et d’un degré propres à avoir porté au bien-être moral du requérant une atteinte telle que cette réparation ne suffit pas. Ces éléments ne se prêtent pas à un calcul ou à une quantification précise. La Cour n’a pas non plus pour rôle d’agir comme une juridiction nationale appelée, en matière civile, à déterminer les responsabilités et à octroyer des dommages-intérêts. Elle est guidée par le principe de l’équité, qui implique avant tout une certaine souplesse et un examen objectif de ce qui est juste, équitable et raisonnable, compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’affaire, c’est-à-dire non seulement de la situation du requérant, mais aussi du contexte général dans lequel la violation a été commise. Les indemnités qu’elle alloue pour dommage moral ont pour objet de reconnaître le fait qu’une violation d’un droit fondamental a entraîné un préjudice moral et elles sont chiffrées de manière à refléter approximativement la gravité de ce préjudice.

40. Enfin, en fonction des circonstances propres à l’affaire, il peut être opportun d’octroyer une somme globale au titre du dommage matériel et moral (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, §§ 218-222, CEDH 2012).

c) Octroi d’une indemnité en l’espèce

i. Considérations générales

41. Lorsqu’elle a conclu à la violation continue de l’article 1 du Protocole no 1, la Cour a admis que la fermeture de l’accès à Golestan aux civils, et donc notamment au requérant, se justifiait par des considérations de sécurité, le village se trouvant dans une zone d’activité militaire. Cependant, elle a estimé que tant que l’accès aux biens du requérant était impossible, l’État avait le devoir de prendre d’autres types de mesures pour garantir le droit de l’intéressé au respect de ses biens (paragraphes 233-234 de l’arrêt au principal). Elle a noté que le gouvernement défendeur avait dû porter assistance à un grand nombre de déplacés internes, mais elle a jugé que la protection de ce groupe ne l’exonérait pas totalement de ses obligations envers un autre groupe, en l’occurrence les Arméniens qui, comme le requérant, avaient dû prendre la fuite pendant le conflit (ibidem, §§ 239-240). Elle a conclu qu’eu égard à l’attitude des autorités nationales, qui n’avaient pas pris la moindre mesure pour indemniser le requérant pour la perte de la jouissance de ses biens à Golestan, l’impossibilité pour l’intéressé d’y accéder avait fait peser et continuait de faire peser sur lui une charge excessive (ibidem, § 241). Sur la base des mêmes considérations, elle a conclu à la violation continue de l’article 8 de la Convention, les autorités ayant refusé au requérant la possibilité d’accéder à son domicile et aux tombes de ses proches à Golestan sans adopter de mesures pour prendre ses droits en compte ou au moins pour l’indemniser pour perte de jouissance (ibidem, §§ 259-261). Enfin, elle a constaté qu’aucun recours effectif n’avait été ni n’était disponible pour redresser ces violations (§ 273).

42. À l’origine, le requérant demandait la restitution de ses biens, y compris le droit de regagner Golestan pour y retrouver ses biens et son domicile, mais il a abandonné cette demande après l’arrêt au principal, prenant acte de l’impossibilité de retourner au village compte tenu de l’insécurité qui y règne (paragraphe 10 ci-dessus). L’octroi d’une indemnité est donc la mesure de satisfaction équitable appropriée en l’espèce.

43. La Cour rappelle que c’est parce qu’elle a conclu que le requérant avait toujours sur la maison et le terrain sis à Golestan des droits de propriété valables qu’elle s’est déclarée compétente ratione temporis pour connaître de la présente affaire (paragraphes 205 et 215 de l’arrêt au principal) à compter du 15 avril 2002. Il s’ensuit, premièrement, que de la situation continue dénoncée, une période de près de dix ans échappe à sa compétence temporelle, et qu’aucun préjudice subi par le requérant avant le 15 avril 2002 n’est directement lié aux violations qu’elle a constatées ni ne peut, dès lors, faire l’objet d’une indemnisation au titre de l’article 41 de la Convention. Deuxièmement, le requérant n’ayant pas été privé de ses droits de propriété, il ne peut lui être octroyé d’indemnité pour la perte de sa maison et de son terrain en tant que tels, mais seulement pour la perte de la jouissance de ces biens.

ii. Dommage matériel

α) La maison du requérant

44. En ce qui concerne la maison du requérant, la Cour a conclu dans l’arrêt au principal que la bâtisse existait toujours à l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de l’Azerbaïdjan en avril 2002, même si elle était probablement très endommagée (ibidem, §§ 197-198). Le requérant demande à être indemnisé à hauteur de la valeur qu’aurait représentée la maison au moment où il a dû fuir Golestan en juin 1992. Or la Cour ne peut lui octroyer une réparation pour un dommage survenu avant l’entrée en vigueur de la Convention (voir, cependant, Doğan et autres c. Turquie (satisfaction équitable), nos 8803/02 et 14 autres, §§ 52‑53, 13 juillet 2006 – dans cette affaire, la Convention était déjà en vigueur au moment où les requérants avaient été expulsés de leur village du Sud-Est de la Turquie, et la Cour, plusieurs années après, leur avait octroyé une indemnité pour la détérioration subie par leurs maisons depuis qu’ils en avaient été expulsés sans pouvoir y retourner). Il n’est donc pas possible d’allouer une réparation de ce chef.

β) Perte du mobilier, du bétail et des arbres fruitiers

45. Le requérant demandant une indemnisation pour la perte de son mobilier, de son bétail et de ses arbres fruitiers, la Cour observe que près de dix années se sont écoulées entre le moment où il a fui Golestan en juin 1992 et l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de l’Azerbaïdjan en avril 2002. Pendant ce laps de temps considérable, le mobilier a très certainement été tout au moins lourdement endommagé, s’il n’est pas devenu totalement inutilisable. De même, le bétail a dû périr bien longtemps avant l’entrée en vigueur de la Convention et les arbres fruitiers ont dû souffrir lourdement de dix années d’abandon. Il n’y a dans cette affaire aucun élément permettant d’envisager une conclusion différente. Ainsi, pour ce qui est de ces biens, il n’y a pas de lien de causalité entre le dommage allégué et les violations continues constatées dans l’arrêt au principal. Il ne peut donc être octroyé aucune somme à ce titre.

γ) Perte des salaires, pensions et économies

46. Le requérant demande aussi une indemnité pour la perte des salaires et pensions du couple depuis 1992. Là encore, il ne peut être octroyé aucune somme au titre de la période antérieure au 15 avril 2002. En ce qui concerne la période postérieure à l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de l’Azerbaïdjan, la Cour considère qu’il n’y a pas de lien de causalité entre les violations constatées dans l’arrêt au principal et le dommage allégué. Les pertes dénoncées ne sont pas directement liées à l’impossibilité pour le requérant d’obtenir le rétablissement de ses droits sur ses biens ou une indemnisation pour la perte de leur jouissance, elles sont plutôt liées à son déplacement de Golestan en 1992 et aux conséquences globales du conflit. Il n’y a pas non plus de lien de causalité entre la perte des économies déposées à la caisse d’épargne azerbaïdjanaise et les violations constatées dans l’arrêt au principal. De plus, ces pertes n’étaient pas l’objet de la requête. Elles n’ont été mentionnées pour la première fois que dans les observations du requérant sur la satisfaction équitable en date du 21 mai 2012. En bref, il ne peut être octroyé aucune somme pour la perte des salaires, pensions et économies du couple.

δ) Perte des revenus issus du terrain du requérant et dépenses supplémentaires au titre du loyer et des frais de subsistance

47. La Cour considère qu’une indemnité pour dommage matériel peut en principe être octroyée pour la perte des revenus que le requérant aurait pu tirer de son terrain pendant la période postérieure à l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de l’Azerbaïdjan. Elle est disposée à admettre également, pour cette même période, que le requérant a engagé certaines dépenses supplémentaires au titre du loyer et des frais de subsistance, quoiqu’il faille déduire des sommes en question celles perçues auprès des autorités arméniennes. Elle observe toutefois que l’appréciation de ces chefs de dommage matériel est elle aussi grevée de multiples incertitudes et difficultés.

48. Certaines de ces difficultés sont liées au fait que le conflit sous‑jacent n’est toujours pas résolu et à la situation particulière de Golestan. Depuis l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de l’Azerbaïdjan jusqu’à présent, le village est resté abandonné, et la plupart des bâtiments y sont en ruines. La zone se trouve entre les positions des forces azerbaïdjanaises et celles de la « RHK » (paragraphes 134 et 197 de l’arrêt au principal). Dans ces conditions, il n’est pas possible de se procurer des données valables relativement à la perte de jouissance des biens du requérant. Il n’apparaît pas approprié non plus d’apprécier la perte de jouissance par référence aux revenus fonciers annuels, exprimés en pourcentage de la valeur vénale du bien, que la location aurait pu produire au cours de la période postérieure à l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de l’Azerbaïdjan (voir, cependant, Loizidou c. Turquie (article 50), précité, § 33).

49. Une autre difficulté, étroitement liée à la première, concerne l’absence ou l’inaccessibilité des documents. Le principal document produit par le requérant relativement à sa maison et à son terrain à Golestan est le passeport technique de la maison établi en mai 1991 (paragraphes 154 et 192 de l’arrêt au principal), c’est-à-dire du temps de l’Union soviétique. Or le passeport technique n’indique pas la valeur du terrain. Cela peut s’expliquer en partie par le fait que, lorsque la parcelle a été allouée au requérant, le système juridique soviétique ne reconnaissait pas la propriété privée des terres, l’intéressé ne bénéficiant que d’un « droit d’usage » (on trouvera une description détaillée des droits fonciers existant à cette époque aux paragraphes 201 à 203 de l’arrêt au principal). En ce qui concerne la période relevant de la compétence de la Cour ratione temporis, il n’y a pas de document relatif à la valeur des biens ni à celle des revenus pouvant en être tirés.

ε) Conclusion quant au dommage matériel

50. En conclusion, la Cour considère qu’il ne peut être octroyé d’indemnité au titre du dommage matériel que pour deux chefs de dommage, à savoir, d’une part, la perte des revenus issus du terrain du requérant et, d’autre part, les dépenses supplémentaires supportées au titre du loyer et des frais de subsistance. Elle admet que, étant donné qu’à Golestan le requérant habitait sa propre maison et tirait une partie de ses revenus de la culture et de l’élevage qu’il pratiquait sur son terrain, il a dû supporter des dépenses supplémentaires en Arménie. Toutefois, l’impossibilité d’apprécier avec certitude la perte des revenus qu’il tirait du terrain empêche de calculer précisément la différence entre ses frais de subsistance à Golestan d’une part et en Arménie d’autre part. Cette appréciation est encore compliquée par le fait qu’elle implique de comparer des situations économiques dans deux pays différents qui doivent, de plus, avoir considérablement évolué au fil du temps. Eu égard à l’ensemble de ces éléments, la Cour considère que le dommage matériel subi par le requérant ne se prête pas à une évaluation précise.

iii. Dommage moral

51. La Cour considère que le requérant a dû subir un dommage moral du fait de la situation non résolue qui s’est installée dans le temps, de l’incertitude quant à ce qu’il était advenu de sa maison, de ses biens et des tombes de ses proches à Golestan, et de la détresse et de la souffrance morales qui en ont découlé.

52. Elle estime qu’en l’espèce, le constat d’une violation ne constitue pas en lui-même une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi. Comme elle l’a noté dans l’arrêt au principal, le fait que le gouvernement défendeur ait pris des mesures pour porter assistance à des centaines de milliers de déplacés internes ne l’exonère pas totalement de ses obligations envers un autre groupe, en l’occurrence les Arméniens qui, comme le requérant, ont dû prendre la fuite pendant le conflit. Il apparaît qu’à ce jour, le Gouvernement n’a pas mis en place de mécanisme de revendication des biens ni d’autres mesures au bénéfice des personnes se trouvant dans la situation du requérant (voir le paragraphe 34 ci-dessus et les considérations exposées aux paragraphes 238 à 240 de l’arrêt au principal). La présente affaire se distingue ainsi de l’affaire Doğan et autres (arrêt précité, § 61), où la Cour a considéré que, compte tenu des mesures prises par les autorités de l’État défendeur pour remédier à la situation des requérants et des autres déplacés internes, l’arrêt au principal constituait en lui-même une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral ayant pu naître des violations des articles 8 et 13 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1.

iv. Droit des membres de la famille à une indemnité

53. En réponse aux observations du Gouvernement à ce sujet, la Cour rappelle que les membres de la famille d’un requérant qui ont qualité pour poursuivre la procédure après le décès de celui-ci peuvent également se substituer à lui en ce qui concerne les prétentions au titre de la satisfaction équitable, pour ce qui est tant du dommage matériel (Malhous c. République tchèque [GC], no 33071/96, §§ 67-68, 12 juillet 2001) que du dommage moral (voir, par exemple, Ječius c. Lituanie, no 34578/97, §§ 41 et 109, CEDH 2000-IX, Avcı et autres c. Turquie, no 70417/01, § 56, 27 juin 2006, et, cependant, Malhous, précité, § 71, où elle a considéré que la violation n’avait pas affecté l’ayant droit personnellement). De plus, elle a déjà octroyé une indemnité pour dommage moral au fils d’une requérante qui avait poursuivi l’instance que sa mère avait engagée relativement à la durée excessive d’une procédure concernant une pension, et ce non seulement pour la période pendant laquelle la requérante était en vie mais aussi pour la période postérieure à son décès, pendant laquelle le fils avait poursuivi la procédure devant les autorités internes en tant qu’héritier de l’intéressée (Ernestina Zullo c. Italie [GC], no 64897/01, §§ 115-116 et 148-149, 29 mars 2006).

54. Il apparaît que le Gouvernement plaide que les membres de la famille du défunt requérant ne peuvent demander d’indemnisation pour la période postérieure au décès de celui-ci, survenu en avril 2009. Compte tenu de la nature particulière des violations en jeu, qui sont des violations continues des droits garantis par l’article 1 du Protocole no 1 et les articles 8 et 13 de la Convention, la Cour estime qu’il serait par trop formaliste d’exclure l’octroi d’une indemnité pour la période postérieure au décès du requérant. Comme cela a été rappelé ci‑dessus, dans les affaires concernant la durée excessive d’une procédure, et donc une violation qui comporte un élément de continuité, l’octroi de la satisfaction équitable ne se limite pas nécessairement à la période antérieure au décès du requérant. La situation peut être différente lorsque la procédure devant la Cour n’est pas poursuivie par les ayants droit du requérant décédé mais par l’administrateur de ses biens (Solomonides c. Turquie (satisfaction équitable), no 16161/90, §§ 42‑43 et 47, 27 juillet 2010) ou lorsque les ayants droit du requérant poursuivent la procédure devant la Cour mais ne sont pas personnellement affectés par la violation constatée (Malhous, précité, § 71).

55. En l’espèce, la Cour rappelle qu’avant leur déplacement, le requérant et sa famille vivaient à Golestan, où le requérant gagnait sa vie en partie grâce à son salaire de professeur au collège du village et en partie en cultivant sa terre et en y élevant du bétail et où sa femme travaillait à la ferme collective. Ils formaient donc un ménage au sens économique du terme. Le requérant et sa femme ont passé dans le village la plus grande partie de leur vie, jusqu’à leur déplacement forcé en juin 1992. Ainsi, la femme du requérant était exactement dans la même situation que lui et elle a été personnellement affectée par la perte de la jouissance des biens et du domicile de son mari à Golestan et par l’absence de recours effectifs à cet égard. Dans une moindre mesure, ce constat s’applique aussi aux enfants adultes du requérant. De plus, lorsqu’elle a conclu qu’il y avait eu et continuait d’y avoir violation des droits du requérant protégés par la Convention, la Cour a tenu compte de la période postérieure au décès de l’intéressé (arrêt au principal, §§ 241‑242, 260-261 et 273). En effet, pour parvenir à cette conclusion, elle a établi que le requérant avait toujours des droits de propriété valables sur sa maison et son terrain (ibidem, § 205). En l’absence de tout élément indiquant le contraire, la veuve du requérant et, après le décès de celle-ci en 2014, ses enfants doivent donc être considérés comme héritiers de ces droits. Eu égard à l’ensemble de ces facteurs, la Cour conclut que les membres de la famille du requérant qui ont poursuivi la procédure en son nom peuvent se voir octroyer une indemnité pour l’intégralité de la période examinée en l’espèce.

v. Conclusion générale

56. Il découle de ce qui précède que le requérant peut prétendre à une indemnité pour certaines pertes matérielles et pour dommage moral. De l’avis de la Cour, le dommage matériel et le dommage moral sont en l’espèce étroitement liés. Pour les raisons exposées ci-dessus, le préjudice subi ne se prête pas à un calcul précis (paragraphes 39 et 48 à 50). De plus, le passage du temps fait naître certaines difficultés quant à l’appréciation du dommage : comme la Cour l’a déjà dit (paragraphe 48 ci-dessus), l’élément temporel rend moins certain le lien entre la violation de la Convention et le dommage subi. Cette considération est particulièrement forte en l’espèce, où la violation du droit au respect des biens est continue, et où il s’est écoulé près de dix ans entre le moment où le requérant a dû fuir Golestan et celui où la Convention est entrée en vigueur à l’égard de l’Azerbaïdjan, puis encore une quinzaine d’années jusqu’à ce jour. Malgré le nombre élevé de facteurs impondérables qui entrent ici en jeu, une indemnité peut être octroyée. La Cour jouit pour fixer le niveau de la réparation d’un pouvoir d’appréciation dont elle use en fonction de ce qu’elle estime équitable.

57. En conclusion, la Cour rappelle à nouveau, compte tenu de l’obligation première pour l’État défendeur de réparer les conséquences d’une violation de la Convention, qu’il est de la responsabilité des deux États concernés de résoudre de manière rationnelle le conflit du Haut‑Karabakh. En l’espèce, étant donné qu’il n’a pas encore été trouvé de solution au niveau politique, elle estime qu’il y a lieu d’octroyer une somme globale au titre du dommage matériel et moral. Statuant en équité, elle octroie au requérant 5 000 EUR tous chefs de dommage confondus, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

B. Frais et dépens

1. Thèses des parties

58. Le requérant réclame les sommes suivantes au titre des frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure devant la Cour : 37 062,50 livres sterling (GBP) correspondant à 247 heures et cinq minutes de travail par ses avocats de Londres au taux horaire de 150 GBP, et 38 500 EUR pour 384 heures et 20 minutes de travail par ses représentantes arméniennes au taux horaire de 100 EUR. Il produit des feuilles horaires détaillées pour chacun des avocats concernés. Il sollicite en outre le remboursement des sommes dépensées par ses avocats à raison de 348,33 GBP pour ceux de Londres et 1 737 EUR pour ses représentantes arméniennes. Il joint à cet égard des justificatifs.

59. Le requérant soutient qu’en vertu de la jurisprudence de la Cour, il peut être justifié qu’un requérant soit représenté par plusieurs avocats, et par des avocats exerçant dans différents ordres juridiques. En pareil cas, la Cour aurait aussi admis que les honoraires varient d’un État contractant à l’autre et que le fait d’avoir engagé des avocats de différents ordres juridiques peut impliquer qu’il faille traduire les documents essentiels du dossier.

60. Le Gouvernement estime que les demandes du requérant sont excessives. Il reconnaît qu’il était nécessaire que l’intéressé fût représenté par au moins un avocat arménien et un avocat spécialiste des droits de l’homme connaissant la procédure devant la Cour, mais il conteste la nécessité d’engager une équipe d’avocats exerçant les uns à Londres et les autres en Arménie. Il prie la Cour d’examiner soigneusement les demandes présentées par le requérant au titre des frais et dépens.

2. Appréciation de la Cour

61. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (voir, parmi beaucoup d’autres, Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano, précité, § 223, et Ališić et autres, précité, § 158).

62. Eu égard à la nature de la présente affaire, la Cour admet qu’il était nécessaire pour le requérant d’être représenté par deux avocates arméniennes et un avocat britannique spécialisé dans la protection internationale des droits de l’homme (Kurt c. Turquie, 25 mai 1998, § 179, Recueil 1998-III). Elle note également qu’il n’est pas inhabituel que les conseils des parties soient assistés de conseillers à l’audience publique ou pour leurs recherches.

63. La Cour reconnaît par ailleurs que l’affaire soulevait des questions de fait et de droit complexes. Elle observe en particulier qu’il a fallu recueillir des preuves, comparaître à deux audiences publiques devant la Grande Chambre et soumettre des observations à plusieurs reprises. Elle note aussi que d’importantes questions juridiques étaient en jeu, et que la présente affaire constituera l’affaire de principe pour des centaines d’autres cas. Néanmoins, elle considère que la somme totale réclamée au titre des frais et dépens est excessive. Enfin, elle observe que le requérant a perçu 3 940,64 EUR au titre de l’assistance judiciaire.

64. Compte tenu des informations dont elle dispose et des critères exposés ci-dessus, la Cour estime raisonnable d’octroyer au requérant la somme de 30 000 EUR pour couvrir l’ensemble de ses frais et dépens.

C. Intérêts moratoires

65. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Dit

a) que l’État défendeur doit verser à M. Vladimir Sargsyan et à Mme Tsovinar Sargsyan conjointement, dans un délai de trois mois, les sommes suivantes :

i. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage matériel et moral ;

ii. 30 000 EUR (trente mille euros), plus tout montant pouvant être dû par eux sur cette somme à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

2. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis communiqué par écrit le 12 décembre 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Johan CallewaertGuido Raimondi
Adjoint au greffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Hüseynov.

G.R.
J.C.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE HÜSEYNOV

(Traduction)

Bien que n’étant pas d’accord avec les conclusions auxquelles est parvenue la Grande Chambre dans l’arrêt au principal, je constate que la question examinée à ce stade de la procédure n’est plus la même. N’ayant pas siégé dans la formation judiciaire qui a adopté l’arrêt au principal, je suis juridiquement tenu par sa décision. Considérant la question de l’application de l’article 41 dans ce cadre, je me dois de voter en faveur du présent arrêt.


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 001-179600
Date de la décision : 12/12/2017
Type d'affaire : satisfaction équitable
Type de recours : Dommage matériel et préjudice moral - réparation (Article 41 - Préjudice moral;Dommage matériel;Satisfaction équitable)

Parties
Demandeurs : SARGSYAN
Défendeurs : AZERBAÏDJAN

Composition du Tribunal
Avocat(s) : GASPARYAN N. ; OHANYAN K. ; LEACH Ph.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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