La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

30/11/2017 | CEDH | N°001-179264

CEDH | CEDH, AFFAIRE STRAND LOBBEN ET AUTRES c. NORVÈGE, 2017, 001-179264


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE STRAND LOBBEN ET AUTRES c. NORVÈGE

(Requête no 37283/13)

ARRÊT

STRASBOURG

30 novembre 2017

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 10/09/2019

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Strand Lobben et autres c. Norvège,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Angelika Nußberger, présidente,
Erik Møse,
André Potocki,
Yonko Grozev,

Síofra O’Leary,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Lәtif Hüseynov, juges,
et de Milan Blaško, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en ...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE STRAND LOBBEN ET AUTRES c. NORVÈGE

(Requête no 37283/13)

ARRÊT

STRASBOURG

30 novembre 2017

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 10/09/2019

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Strand Lobben et autres c. Norvège,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Angelika Nußberger, présidente,
Erik Møse,
André Potocki,
Yonko Grozev,
Síofra O’Leary,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Lәtif Hüseynov, juges,
et de Milan Blaško, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 octobre 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 37283/13) dirigée contre le Royaume de Norvège et dont cinq ressortissants de cet État, Mme T. Strand Lobben, née en 1986 (la première requérante), ses enfants X (le deuxième requérant) et Y (la troisième requérante), nés respectivement en 2008 et en 2011, Mme S. Graff Lobben (la quatrième requérante) et M. L. Lobben (le cinquième requérant), ont saisi la Cour le 12 avril 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Devant la Cour, ils ont été représentés par Me M. Reikerås.

2. Le gouvernement norvégien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. M. Emberland, du bureau de l’avocat général (affaires civiles).

3. Les requérants alléguaient que la déchéance de l’autorité parentale à l’égard de X qui avait été infligée à la première requérante puis l’autorisation de l’adoption de X avaient emporté violation de leurs droits découlant de l’article 8 de la Convention.

4. Le 1er décembre 2015, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A. La genèse de l’affaire

5. En mai 2008, la première requérante s’adressa aux services de protection de l’enfance parce qu’elle était enceinte et qu’elle se trouvait dans une situation difficile : elle n’avait pas de domicile permanent et était temporairement hébergée chez ses parents, la quatrième requérante et le cinquième requérant.

6. À sa vingt-huitième semaine de grossesse, la première requérante se rendit à l’hôpital de quartier et demanda à subir un avortement tardif. Le 1er juillet 2008, l’hôpital adressa aux services de protection de l’enfance un avis indiquant que la première requérante avait besoin d’un accompagnement pendant sa grossesse puis d’un suivi une fois que l’enfant serait né. Cet avis précisait également que celle-ci avait besoin d’être hébergée dans un établissement d’accueil parents-enfants (le « centre familial »). Les services de protection de l’enfance ouvrirent un dossier, avec son consentement. La première requérante accepta de résider dans un centre familial pendant trois mois après la naissance de l’enfant afin que son aptitude à prodiguer celui-ci les soins adéquats pût être évaluée.

7. Le 25 septembre 2008, la première requérante donna naissance à un fils, X, le deuxième requérant. Les autorités ignoraient l’identité du père de X et la première requérante refusa de la leur révéler. Quatre jours plus tard, le 29 septembre 2008, la première requérante et X s’installèrent dans le centre familial. Pendant les cinq premiers jours, la quatrième requérante (la grand-mère de X) habita avec eux. Le personnel considéra rapidement que les aptitudes parentales de la première requérante et le développement de X étaient préoccupants. Le 14 octobre 2008, il sollicita une réunion d’urgence avec les services de protection de l’enfance parce que X avait perdu du poids et que la première requérante ne donnait pas du tout l’impression de comprendre quels étaient ses besoins.

8. Le 17 octobre 2008, la première requérante révoqua le consentement par lequel elle avait accepté de séjourner dans le centre familial. Elle voulut en partir et prendre X avec elle. Le même jour, les services de protection de l’enfance décidèrent d’ordonner la prise en charge d’office immédiate de X par les autorités publiques et de placer celui-ci d’urgence dans une famille d’accueil. La décision précisait que le personnel du centre familial devait venir vérifier toutes les trois heures chez la famille que X était suffisamment alimenté. On craignait que sans ces vérifications X ne survécût pas. Après le placement, la première requérante disposa à l’égard de X d’un droit de visite d’une demi-heure par semaine. La quatrième requérante (la grand-mère) fut présente lors de la plupart de ces visites et le cinquième requérant (le grand-père) lors de certaines d’entre elles.

9. La première requérante saisit le bureau d’aide sociale du comté (fylkesnemnda for barnevern og sosiale saker) d’un recours contre la décision des services de protection de l’enfance, arguant qu’elle et X pouvaient vivre ensemble chez ses parents. Elle ajouta que sa mère, la quatrième requérante, ne travaillait pas et qu’elle était prête à l’aider à s’occuper de X. Elle précisa qu’ils étaient également disposés à accepter l’aide des services de protection de l’enfance.

10. Le 23 octobre 2008, le centre familial établit un rapport au sujet du séjour de la première requérante et du deuxième requérant. Ce rapport comportait notamment les passages suivants :

« La mère ne s’occupe pas correctement de son enfant. Pendant que la mère et l’enfant ont été hébergés [dans le centre familial] (...), le personnel ici (...) a vraiment craint que les besoins de l’enfant ne fussent pas satisfaits. Pour être certain que l’enfant recevait les soins élémentaires et la nourriture dont il avait besoin, le personnel a dû intervenir et surveiller l’enfant de près jour et nuit.

La mère n’est pas capable de répondre aux besoins matériels de son fils. Elle n’assume pas la responsabilité de s’occuper de lui de manière satisfaisante. Elle a eu besoin d’être épaulée à un niveau très élémentaire et il faut lui répéter les conseils plusieurs fois.

Pendant le temps qu’elle a passé ici, la mère a tenu des propos que nous avons jugés très inquiétants. Elle a exprimé une grande absence d’empathie pour son fils et a à plusieurs reprises fait part d’un sentiment de dégoût à son égard. La mère a montré qu’elle ne se rendait pas compte que son fils ne comprenait pas et qu’il ne pouvait pas contrôler son comportement.

La mère a un fonctionnement mental incohérent et éprouve beaucoup de difficultés dans plusieurs domaines qui sont cruciaux pour sa capacité à s’occuper de l’enfant. Son aptitude à lui prodiguer des soins concrets doit être analysée dans cette perspective. La santé mentale de la mère est marquée par les sentiments difficiles et douloureux que lui inspirent sa propre existence et la manière dont elle perçoit les autres. La mère semble souffrir elle-même de carences considérables.

Nous estimons que la mère est incapable de s’occuper de l’enfant. Nous pensons également qu’elle a besoin d’un soutien et d’un suivi. Comme nous l’avons dit oralement aux services de protection de l’enfance, nous pensons qu’il est important que la mère fasse l’objet d’une très grande attention pendant la période qui suivra le placement d’urgence.

La mère est vulnérable. Il faut lui proposer une évaluation psychologique et un traitement, et elle a probablement besoin qu’on l’aide à se motiver pour cela. Il faudrait établir pour la mère un plan individuel d’accompagnement dans plusieurs domaines. La mère a des ressources (cf. les tests d’aptitude) et il faut l’aider à les exploiter à bon escient. »

11. Le 26 octobre 2008, le bureau d’aide sociale du comté rejeta le recours (paragraphe 9 ci-dessus). Il conclut que c’était la première requérante, et non la quatrième requérante, qui aurait la responsabilité de s’occuper de X au quotidien et qu’elle était incapable de lui prodiguer les soins dont il avait besoin. Il ajouta que la quatrième requérante était restée auprès de la première requérante et de X durant les premiers jours de leur séjour au centre familial mais qu’elle n’avait pas remarqué que la première requérante était dépourvue d’aptitudes parentales, ce qui avait pourtant sauté aux yeux du personnel.

12. Le 27 octobre 2008, X fut conduit dans une clinique pédopsychiatrique pour y subir une évaluation. L’équipe médicale procéda à six observations différentes entre le 3 et le 24 novembre 2008. Elle consigna ses conclusions dans un rapport daté du 5 décembre 2008, qui comportait notamment le passage suivant :

« [X] était un enfant qui présentait un retard significatif de développement lorsqu’il nous a été confié pour une évaluation et des observations. Aujourd’hui, il se comporte comme un bébé de deux mois normal et présente un potentiel de développement normal. D’après ce que nous avons pu observer, il a été mis en grand danger. Pour des enfants vulnérables, une absence de réaction et de confirmation, ou d’autres interférences dans l’interaction, peuvent entraîner des perturbations psychologiques et développementales plus ou moins graves si ces enfants ne font pas l’expérience d’autres relations qui viennent corriger ces manques. La qualité des premières interactions entre un enfant et la personne dont il est le plus proche revêt donc une grande importance pour son développement psychosocial et cognitif. [X] montre aujourd’hui les signes d’un bon développement psychosocial et cognitif. »

13. La première requérante saisit le tribunal de district (tingrett) d’un appel contre la décision prise le 26 octobre 2008 par le bureau d’aide sociale du comté. Le 26 janvier 2009, le tribunal de district confirma cette décision dans son intégralité. Dans son jugement, il considéra que X avait présenté des signes de négligence à la fois psychologique et physique lorsqu’il avait été placé d’office. De plus, il n’estima pas que l’aptitude de la première requérante à s’occuper de X s’était améliorée ou que l’aide de la quatrième requérante et du cinquième requérant serait suffisante pour que X reçût des soins adéquats. La première requérante ne saisit pas la cour d’appel.

B. La procédure de placement

1. La procédure devant le bureau d’aide sociale du comté et le tribunal de district

14. À la suite du jugement rendu par le tribunal de district le 26 janvier 2009, les autorités locales demandèrent au bureau d’aide sociale du comté de délivrer une ordonnance de placement, soutenant que la première requérante était dépourvue d’aptitudes parentales.

15. Le 2 mars 2009, le bureau d’aide sociale du comté fit droit à la demande des services de protection de l’enfance. X demeura dans la famille d’accueil où il avait déjà été placé à titre de mesure d’urgence en octobre 2008, lorsqu’il avait été retiré à sa mère (paragraphe 8 ci-dessus). Le bureau d’aide sociale décida également que le droit de visite de la première requérante devait être fixé à six visites de deux heures chacune par an, qui se dérouleraient sous surveillance. Se fondant sur le rapport qui avait été établi par le centre familial, il conclut que si X était restitué à la première requérante, il risquerait de souffrir de graves insuffisances dans les soins physiques et psychologiques auxquelles des mesures d’assistance ne pourraient pas remédier. Pour ces raisons, le bureau d’aide sociale du comté estima que l’intérêt supérieur de X dictait qu’il fût placé.

16. La première requérante fit appel de la décision du bureau d’aide sociale du comté, arguant une fois encore que les autorités n’avaient pas essayé d’autres modes d’intervention et décidé immédiatement de placer X, et que cette décision reposait sur des éléments de preuve insuffisants.

17. Le 19 août 2009, le tribunal de district annula la décision du bureau d’aide sociale du comté et dit que X devait retourner vivre auprès de la première requérante, mais qu’il était nécessaire de ménager une période de réadaptation. Il conclut entre autres que les difficultés de X à prendre du poids auraient pu être causées par une infection oculaire.

18. Par suite du jugement, les visites de la première requérante à X s’intensifièrent en vue d’une réunion de la famille. Selon les services de protection de l’enfance, ces visites se caractérisaient par une hostilité de la part de la première requérante et de ses parents à l’égard de la mère d’accueil. Les autorités assurèrent qu’après les visites X réagissait vivement, qu’il était fatigué, angoissé et anxieux et que son sommeil était perturbé.

2. La procédure devant la cour d’appel

19. Les services de protection de l’enfance firent appel du jugement rendu par le tribunal de district et demandèrent en même temps un sursis à son exécution. Ils avancèrent qu’il était peu probable que l’infection oculaire ait pu être à l’origine de la difficulté de X à prendre du poids. Ils ajoutèrent que la première requérante avait rendu des visites à X mais que celles-ci ne s’étaient pas bien passées alors qu’elle avait reçu des conseils sur la manière de les améliorer. Ils précisèrent qu’après ces visites X réagissait vivement.

20. Le 8 septembre 2009, le tribunal de district décida de surseoir à l’exécution de son jugement jusqu’à ce que la cour d’appel ait statué.

21. Le 9 octobre 2009, les services de protection de l’enfance décidèrent de désigner deux expertes, une psychologue, B.S., et une experte en thérapie familiale, E.W.A., lesquelles rendirent leur rapport le 20 février 2010 (paragraphe 29 ci-dessous).

22. Dans l’intervalle, le 12 octobre 2009, la cour d’appel (lagmannsrett) autorisa l’appel au motif que la décision prise par le tribunal de district ou la procédure que celui-ci avait conduite avaient été entachées de vices graves (paragraphe 66 ci-dessous). Elle confirma également la décision de sursis à exécution du jugement qui avait été prise par le tribunal de district.

23. Le 3 mars 2010, la cour d’appel désigna une experte chargée de l’affaire, M.S., qui était psychologue et qui présenta également un rapport.

24. Dans son arrêt du 22 avril 2010, la cour d’appel confirma la décision de placer X d’office qui avait été prise par le bureau d’aide sociale du comté. Elle ramena également le droit de visite de la première requérante à quatre visites de deux heures chacune par an.

25. La cour d’appel tint compte des informations contenues dans le rapport qui avait été produit par le centre familial le 23 octobre 2008 (paragraphe 10 ci-dessus). Elle prit également en considération la déposition qu’avait faite devant elle l’experte en thérapie familiale, dans laquelle celle‑ci avait déclaré que la mère de la première requérante était demeurée avec sa fille au centre familial pendant les quatre premières nuits. Cette déposition précisait ensuite :

« Ce fut en particulier après ce moment-là que l’on a commencé à s’inquiéter à propos des soins que recevait concrètement l’enfant. Il était convenu que [la première requérante] devait rendre compte de chaque changement de couche, etc., ainsi que des repas, mais elle n’en a rien fait. L’enfant dormait plus qu’à l’habitude. [La consultante en thérapie familiale] a réagi à la façon dont l’enfant respirait et au fait qu’il s’endormait pendant les repas. Parce qu’il avait perdu du poids, l’enfant devait être alimenté toutes les trois heures, jour et nuit. Le personnel devait parfois exercer des pressions sur la mère pour qu’elle nourrît son fils. »

26. La cour d’appel conclut que le centre familial avait correctement évalué la situation et, à l’inverse du tribunal de district, elle considéra qu’il était très peu probable que les résultats de cette évaluation eussent été différents si X n’avait pas contracté d’infection oculaire.

27. De plus, la cour d’appel fit référence au rapport dressé le 5 décembre 2008 par la clinique pédopsychiatrique (paragraphe 12 ci-dessus). Elle prit également en considération le rapport de l’experte désignée par le tribunal, M.S. (paragraphe 23 ci-dessus).

28. Étant donné la brièveté du séjour au sein du centre familial, la cour d’appel jugea approprié de s’intéresser au comportement (« fungering ») qui avait été celui de la première requérante pendant les rencontres mère-enfant qui avaient été organisées après le placement de X en famille d’accueil. Deux personnes avaient été chargées de superviser ces visites et toutes deux avaient rédigé des rapports qui n’étaient positifs ni l’un ni l’autre. La cour d’appel déclara que l’un des superviseurs avait donné une « description globalement négative de ces rencontres ».

29. La cour d’appel mentionna également le rapport établi par la psychologue ainsi que par la thérapeute familiale, qui avaient toutes deux été désignées par les services de protection de l’enfance (paragraphe 21 ci‑dessus). Ces deux expertes avaient étudié les réactions qui avaient été celles de X après les visites de la première requérante. Dans leur rapport, elles notaient entre autres les points suivants :

« il ne semble guère y avoir de contacts entre la mère et [X], y compris durant les périodes où les visites sont fréquentes. Il se détourne de sa mère et préfère rechercher le contact d’autres personnes. Il tente de prendre ses distances et de se protéger en protestant contre sa mère, en refusant de s’alimenter, en évitant de la regarder puis en cherchant la personne avec laquelle il a noué un lien d’attachement sûr, à savoir sa mère d’accueil. [X] devient inquiet et anxieux dès lors qu’on ne cherche pas à interpréter ses comportements et qu’il n’est pas compris.

(...)

(...) la principale source de stress pour [X] ne réside probablement pas dans la rencontre en elle-même avec sa mère et sa famille élargie pendant ces visites, mais dans le degré de contact et les tensions résultant des propos tenus, par exemple « maintenant, tu rentres à la maison », ainsi que dans l’atmosphère marquée par l’hostilité de la mère à l’égard de la mère d’accueil. Il est également problématique que la mère tienne des propos négatifs et offensants à l’égard de la mère d’accueil, ce qui rend l’atmosphère désagréable et oppressante. On peut conclure que [X] a atteint son seuil de tolérance aux contacts lorsqu’il s’endort immédiatement à la fin de la visite, se met à pleurer, se montre difficile à réconforter et à calmer et a du mal à s’endormir après ces rencontres. »

30. De plus, la cour d’appel nota que M.S., la psychologue désignée par la justice (paragraphe 23 ci-dessus), avait indiqué dans sa déposition que les rencontres mère-enfant étaient apparues si négatives qu’elle estimait que la mère ne devrait pas avoir le droit de voir son fils. À son avis, ces rencontres « n’étaient pas constructives pour l’enfant ». À la question de la compétence de la première requérante s’agissant des soins à apporter à l’enfant, elle avait indiqué dans son rapport que le séjour dans le centre familial avait mis en évidence le fait que la première requérante « avait des problèmes pour analyser et retenir les informations de manière à adapter son comportement ». Elle poursuivait en ces termes :

« Ce n’est pas une question de mauvaise volonté, mais d’incapacité à planifier, à organiser et à structurer. Pareilles manifestations de troubles cognitifs deviendront omniprésentes dans les soins apportés à l’enfant et elles pourraient se traduire par de la négligence. »

31. La cour d’appel souscrivit à la conclusion rendue par l’experte M.S., puis se posa la question de savoir si des mesures d’assistance pourraient remédier correctement aux insuffisances résultant des aptitudes parentales défaillantes de la première requérante. À cet égard, elle nota que les raisons qui expliquaient ces déficiences dans la capacité de la première requérante à s’occuper de son enfant étaient déterminantes. À ce stade, la cour d’appel fit référence au compte rendu qu’avait fait l’experte de l’histoire pathologique de la première requérante, d’où il ressortait que celle-ci avait souffert d’une épilepsie grave depuis son enfance jusqu’à ce qu’elle subît une intervention chirurgicale du cerveau en 2009, à l’âge de 19 ans.

32. La cour d’appel nota que l’experte M.S. avait également fait observer que les problèmes médicaux de la première requérante avaient forcément perturbé son enfance à plusieurs égards. La synthèse qu’elle a dressée de la maladie et de ses conséquences était ainsi libellée :

« Les informations anamnestiques recueillies à l’école, auprès des services de santé spécialisés et de la famille permettent de brosser un tableau général révélant une faible capacité d’apprentissage et un fonctionnement social déficient qui se sont manifestés dès la petite enfance et ont perduré à l’âge adulte. [La première requérante] avait de mauvais résultats scolaires malgré de bonnes conditions générales, les moyens supplémentaires mis en œuvre pour elle, et en dépit de sa motivation ainsi que de tous les efforts qu’elle déployait. Il est donc difficile de trouver à son comportement une explication autre que les difficultés générales d’apprentissage qui ont été engendrées par un trouble cognitif fondamental. Cette conclusion est étayée par les scores systématiquement médiocres qu’elle a obtenus aux tests de Q.I., même après l’intervention chirurgicale contre l’épilepsie. Elle a également rencontré des problèmes de fonctionnement socio-affectif, lesquels sont évoqués de manière récurrente dans tous les documents qui traitent de l’enfance et de l’adolescence [de la première requérante]. Il y est fait état d’un manque d’aptitudes sociales et d’adaptation sociale, qui transparaît principalement dans un comportement social qui n’est pas adéquat pour son âge (« puéril ») ainsi que dans une piètre maîtrise de ses pulsions. Il est également indiqué que [la première requérante] se montrait très réservée et qu’elle avait peu confiance en elle, ce qui doit être envisagé à la lumière de ses problèmes. »

33. La cour d’appel fonda son appréciation sur la description qu’avait faite l’experte M.S. des problèmes de santé de la première requérante et de l’impact qu’ils avaient eu sur le développement et les aptitudes sociales de celle-ci. Elle nota en outre que le placement dans un centre familial (paragraphes 7-8 ci-dessus) avait constitué une tentative de mesure d’assistance. Le séjour dans ce centre était censé durer trois mois, mais il avait été interrompu après un peu moins de trois semaines. Pour consentir à demeurer au centre, la première requérante avait exigé d’obtenir la garantie qu’elle serait autorisée à ramener son fils chez elle à la fin de son séjour. Les services de protection de l’enfance n’ayant pas été en mesure de lui donner cette assurance, la première requérante était donc rentrée chez elle le 17 octobre 2008.

34. La cour d’appel nota que les mesures d’assistance pertinentes étaient censées faire intervenir un superviseur et dispenser à la première requérante de l’aide et une formation supplémentaires sur les soins à apporter aux enfants. La cour d’appel estima toutefois qu’il faudrait si longtemps pour inculquer à la première requérante les aptitudes suffisantes que l’on ne pouvait considérer qu’il s’agissait d’une véritable solution de substitution au maintien de l’enfant en famille d’accueil. Elle considéra de plus que l’on ne pouvait pas être certain des résultats que donnerait cette formation. À cet égard, la cour d’appel accorda de l’importance au fait que la première requérante et sa famille proche avaient dit ne pas vouloir de suivi ou d’assistance dans le cas où X devait leur être restitué. Elle se rallia aux conclusions qu’avait rendues M.S., l’experte désignée par la justice, qui écrivait dans son rapport :

« À mon avis, il existe des motifs permettant d’affirmer qu’il y a eu des carences graves dans les soins que l’enfant a reçus de sa mère et aussi des carences graves concernant les contacts personnels et la sécurité dont il avait besoin à son âge et à son niveau de développement. Les troubles cognitifs, la personnalité, le mode de fonctionnement et l’incapacité [de la première requérante] à intellectualiser interdisent d’avoir une conversation normale avec elle au sujet des besoins physiques et psychologiques des jeunes enfants. Son appréciation des conséquences qu’entraînerait le retour de l’enfant chez elle et de ce qui serait exigé d’elle en tant que parent dans ce cas est très limitée, puérile et dominée par ses propres besoins immédiats. Il est donc établi qu’il existe un risque que ces carences (telles que décrites ci-dessus) persistent si l’enfant devait vivre chez sa mère. Il est également établi qu’il est impossible d’instaurer chez sa mère des conditions satisfaisantes pour l’enfant en recourant à des mesures d’assistance telles que celles prévues par l’article 4 § 4 de la loi sur la protection de l’enfance (mesures de soutien à domicile ou autres mesures d’accompagnement parental) du fait d’une défiance et d’une réticence à accepter l’intervention des autorités – compte tenu des éléments de l’anamnèse. »

35. Dans son arrêt du 22 avril 2010, la cour d’appel conclut que l’ordonnance de placement était nécessaire et que des mesures d’assistance prises à l’intention de la mère ne seraient pas suffisantes pour permettre à l’enfant de résider chez elle. Les conditions requises pour la délivrance d’une ordonnance de placement en vertu du deuxième paragraphe de l’article 4 § 12 de la loi sur la protection de l’enfance étaient donc réunies (paragraphe 65 ci-dessous). À cet égard, la cour d’appel accorda également de l’importance à l’attachement que X avait développé pour ses parents d’accueil, et en particulier pour sa mère d’accueil.

36. La première requérante ne fit pas appel de cet arrêt.

C. La procédure d’adoption

1. La procédure devant le bureau d’aide sociale du comté

37. Le 18 juillet 2011, les services de protection de l’enfance demandèrent au bureau d’aide sociale du comté de déchoir la première requérante de son autorité parentale à l’égard de X, dans la perspective de la transférer à l’administration publique, puis d’accorder aux parents d’accueil de X, chez lesquels celui-ci vivait depuis qu’il avait été placé (paragraphe 8 ci-dessus), l’autorisation de l’adopter. L’identité du père biologique de X restait inconnue des autorités. À défaut, les services de protection de l’enfance proposèrent que le droit de visite fût retiré à la première requérante.

38. Le 29 juillet 2011, la première requérante demanda à ce que l’ordonnance de placement fût révoquée ou, à défaut, à ce que son droit de visite à l’égard de X fût étendu.

39. Le 18 octobre 2011, la première requérante donna naissance à Y, la troisième requérante. Elle avait épousé le père de Y pendant l’été de la même année. La nouvelle famille s’était installée dans une autre commune. Lorsque les services de protection de l’enfance de la commune où vivait précédemment la première requérante apprirent que celle-ci avait donné naissance à un deuxième enfant, ils envoyèrent à la nouvelle commune une lettre faisant part de leurs inquiétudes, et celle-ci engagea une enquête sur les aptitudes parentales de la première requérante.

40. Les 28, 29 et 30 novembre 2011, le bureau d’aide sociale du comté, qui était composé d’un avocat, d’un psychologue et d’un citoyen ordinaire, organisa une audience lors de laquelle la première requérante était présente, accompagnée de son représentant en justice. Vingt et un témoins furent entendus.

41. Le 8 décembre 2011, le bureau d’aide sociale du comté décida que la première requérante devait être déchue de son autorité parentale à l’égard de X et que les parents d’accueil de X devaient être autorisés à l’adopter. Le bureau d’aide sociale conclut que rien dans le dossier n’indiquait que les aptitudes parentales de la première requérante s’étaient améliorées depuis l’arrêt rendu par la cour d’appel le 22 avril 2010. Il considérait toujours que la première requérante était incapable de s’occuper de X correctement. De plus, le bureau d’aide sociale fit les déclarations suivantes :

« Dans sa déclaration devant le bureau d’aide sociale du comté, la mère a maintenu qu’elle considérait que l’ordonnance de placement était le résultat d’une conspiration entre les services de protection de l’enfance, [l’établissement d’accueil parents-enfants] et les parents d’accueil, qui avait pour but « d’aider une femme incapable d’avoir des enfants ». Selon les termes employés par la mère, il s’agissait d’une « commande d’enfant faite à l’avance ». La mère, qui n’avait pas compris qu’elle avait négligé [X], déclara qu’elle consacrait la majeure partie de son temps et de son énergie à « l’affaire ».

Les comptes rendus établis à l’issue des rencontres entre la mère et [X] montrent systématiquement qu’elle demeure incapable de concentrer son attention sur [X] et sur ce qui est le mieux pour lui, et qu’elle est influencée par l’opinion très négative qu’elle a de la mère d’accueil et des services de protection de l’enfance.

[La première requérante] s’est mariée et a eu un autre enfant cet automne. Le psychologue [K.M.] a déclaré devant le bureau d’aide sociale du comté qu’il avait observé l’existence d’une bonne interaction entre la mère et cet enfant et que la mère s’en occupait bien. Le bureau prend note de cette information. De l’avis du bureau d’aide sociale du comté, cette observation ne peut en aucun cas permettre de conclure que la mère est compétente pour s’occuper de [X].

Le bureau d’aide sociale du comté juge raisonnable de partir du principe que [X] est un enfant particulièrement vulnérable. Il a pendant les trois premières semaines de son existence fait l’objet de négligences graves, de nature à mettre sa vie en péril. Il observe également que de nombreuses rencontres ont été organisées avec la mère et que certaines d’entre elles se sont révélées très stressantes pour [X]. Globalement, X a traversé beaucoup d’épreuves. Il vit dans sa famille d’accueil depuis trois ans et ne connaît pas sa mère biologique. Si [X] devait être confié à sa mère, cela nécessiterait de faire preuve entre autres d’une grande capacité d’empathie et de compréhension à l’endroit de [X] et des problèmes qu’il rencontrerait, à commencer par une forme de deuil et un sentiment de manque à l’égard de ses parents d’accueil. Or la mère et sa famille sont apparues complètement dépourvues de l’empathie et de la compréhension requises. La mère et la grand-mère ont toutes deux déclaré que cela ne poserait pas de problème, « qu’il suffirait de le distraire », donnant ainsi l’impression de ne pas compatir avec l’enfant et donc d’être incapables de lui apporter le soutien psychologique dont il aurait besoin en cas de retour chez sa mère. »

42. De plus, le bureau d’aide sociale du comté prit particulièrement note des conclusions rendues par l’experte M.S. Ses conclusions avaient été citées par la cour d’appel dans son arrêt du 22 avril 2010 (paragraphe 34 ci‑dessus). Le bureau estima que cette description de la première requérante demeurait valable. En tout état de cause, il considéra qu’il était décisif que X avait tissé un lien si fort avec sa famille d’accueil que le retirer de cette famille entraînerait pour lui des problèmes graves et permanents.

43. Le bureau d’aide sociale du comté supposa que la solution de substitution à l’adoption aurait consisté à maintenir l’enfant en famille d’accueil dans une perspective de long terme et nota que les parents d’accueil étaient les personnes qui élevaient X et celles qu’il considérait comme ses parents. De surcroît, les parents d’accueil présentaient les qualités requises et étaient désireux de s’occuper de X comme s’il était leur propre enfant. Le bureau fit une référence générale à la décision rendue par la Cour suprême, qui a été publiée au journal officiel (Norsk Retstidende (Rt.), 2007, page 561 (paragraphe 69 ci-dessous)), et il estima que les considérations exposées dans le passage suivant de cet arrêt – reproduites dans l’arrêt Aune c. Norvège (no 52502/07, § 37, 28 octobre 2010) – trouvaient également à s’appliquer en l’occurrence :

« Si l’on décidait qu’il devait rester un enfant placé, cela reviendrait à lui dire que les personnes avec lesquelles il a toujours vécu, qui sont ses parents et avec lesquelles il a tissé ses premiers liens et un sentiment d’appartenance, doivent rester sous le contrôle des services de protection de l’enfance, c’est-à-dire des autorités publiques, et que la société ne les considère pas comme ses véritables parents mais comme des parents d’accueil en vertu d’un accord qui peut être résilié. (...) »

44. Le bureau d’aide sociale du comté en conclut que l’adoption servirait l’intérêt supérieur de X. Il s’appuya sur l’article 8 de la Convention pour rendre sa décision.

2. La procédure devant le tribunal de district

45. La première requérante fit appel de cette décision, arguant que le bureau d’aide sociale du comté avait mal évalué les éléments de preuve lorsqu’il avait décidé qu’elle était incapable de s’occuper correctement de X. Elle considéra que l’intérêt supérieur de X dictait qu’il lui fût restitué et souligna que sa situation avait radicalement changé. La première requérante dit qu’elle était désormais mariée et qu’elle avait eu un autre enfant qu’elle élevait elle-même. Elle précisa qu’elle pouvait trouver un bon soutien auprès de son époux et de sa famille élargie et qu’elle était également prête à accepter l’aide des services de protection de l’enfance. De plus, à son avis, retirer X à sa famille d’accueil ne causerait à celui-ci de problèmes qu’à court terme, mais pas à long terme. Elle assura également que les rencontres entre elle et son enfant s’étaient bien passées.

46. Les services de protection de l’enfance contestèrent cet appel et avancèrent que la capacité de la première requérante à s’occuper de X n’avait pas évolué depuis que la cour d’appel avait rendu son arrêt le 22 avril 2010. Ils ajoutèrent que les rencontres entre X et la première requérante ne s’étaient pas bien passées. Ils précisèrent que pendant ces visites elle avait fait des crises, qu’elle était partie avant la fin du temps alloué, et qu’à l’issue de ces visites X avait mal réagi. Ils indiquèrent que la première requérante et sa mère avaient manifesté une attitude très négative à l’égard des autorités. Ils arguèrent que X était très attaché à sa famille d’accueil, qu’il vivait avec elle depuis plus de trois ans, et que c’était un enfant vulnérable qui devait être élevé par quelqu’un qui fût réceptif à ses besoins. Les services de protection de l’enfance notèrent également que la première requérante avait publié sur Internet des informations sur X et sur leur histoire, accompagnées de photographies les représentant, ce qui pouvait selon eux se révéler néfaste pour X. De l’avis des services de protection de l’enfance, l’intérêt supérieur de X dictait qu’il fût adopté par sa famille d’accueil.

47. Le 22 février 2012, le tribunal de district, composé d’un juge professionnel, d’un psychologue et d’un citoyen ordinaire, conformément à l’article 36 § 4 du code de procédure civile (paragraphe 66 ci-dessous), confirma la décision après avoir organisé une audience qui avait duré trois jours et pendant laquelle vingt et un témoins avaient été entendus. La première requérante avait été présente, accompagnée de son avocat.

48. Le tribunal de district nota tout d’abord que la situation générale de la première requérante s’était améliorée. Elle s’était mariée au mois d’août 2011, son époux avait un emploi stable et ils avaient eu une fille, Y. Le tribunal observa également que les services de protection de l’enfance de la commune où résidait le couple avaient lancé une enquête concernant l’aptitude de la mère à élever Y. Un agent de l’administration de cette nouvelle commune avait témoigné pendant l’audience et déclaré que l’administration n’avait pas reçu de signalement autre que celui fait par les autorités municipales de la commune où la première requérante avait précédemment vécu. Dans le contexte de cette enquête, les autorités s’étaient livrées à des observations au domicile de la première requérante. Elles avaient relevé beaucoup d’éléments positifs mais également noté que les parents pouvaient avoir besoin d’aide pour mettre en place des routines et des structures. Le tribunal de district en conclut que les autorités de la commune où la première requérante s’était installée pensaient que les parents pouvaient s’occuper correctement de Y si elles les y aidaient. Y n’était pas une enfant présentant des besoins particuliers.

49. Le tribunal de district observa cependant que les éléments de preuve montraient que la situation était différente concernant X, que plusieurs experts avaient décrit comme un enfant vulnérable. Il fit en particulier référence à la déclaration d’un membre du corps médical de l’hôpital psychiatrique de jour pour enfants et adolescents (Barne. og ungdomspsykiatrisk poliklinikk – BUP), qui avait expliqué qu’en décembre 2011 encore X était sujet au stress, qu’il avait besoin de beaucoup de calme, de sécurité et de soutien et que si l’on voulait qu’il connût un développement affectif satisfaisant à l’avenir, il fallait que la personne qui s’en occuperait en fût consciente et qu’elle en tînt compte. Lorsque la première requérante témoigna devant le tribunal, elle démontra clairement qu’elle n’avait pas conscience des problèmes qu’elle rencontrerait si X devait être retiré de sa famille d’accueil. Elle ne percevait pas sa vulnérabilité et se préoccupait essentiellement de le voir grandir « parmi les siens ». La première requérante pensait que le récupérer ne poserait pas de problème et elle ne comprenait toujours pas pourquoi les services de protection de l’enfance avaient dû intervenir lorsqu’ils avaient placé l’enfant dans la famille d’accueil en urgence. Elle ne souhaita pas dire si elle pensait que l’enfant allait bien dans sa famille d’accueil. De l’avis du tribunal de district, la première requérante ne serait pas suffisamment capable de percevoir ou de comprendre les besoins particuliers de X, et si ses besoins n’étaient pas satisfaits celui-ci courrait un risque considérable de ne pas connaître un développement normal.

50. De plus, le tribunal de district prit en compte la description que les parents d’accueil ainsi que l’agent de supervision avaient donnée des réactions émotionnelles de X après les rencontres avec sa mère : selon leurs dires, après ces visites, l’enfant pleurait et était inconsolable, et il avait besoin de beaucoup de sommeil. Ils avaient ajouté qu’à chacune des visites X résistait aux tentatives de contact de la première requérante et qu’à mesure que la visite avançait, il finissait par afficher ce qu’ils avaient décrit comme une forme de résignation. Le tribunal de district considéra que ce type de réaction s’expliquait peut-être par le fait que le garçon était vulnérable face à des interactions inopportunes et à des informations qui n’étaient adaptées ni à son âge ni à son fonctionnement. Les débordements d’émotions auxquels s’était livrée la première requérante dans certaines situations pendant les visites, par exemple lorsque X avait eu un mouvement vers sa mère d’accueil et qu’il l’avait appelée « maman », furent considérés comme potentiellement effrayants et peu propices au bon développement de X.

51. Le tribunal de district dit que la présentation des éléments de preuve avait « clairement démontré » que les « limitations fondamentales » qui avaient existé à l’époque où la cour d’appel avait statué persistaient. Pendant l’examen de l’affaire par le tribunal de district, il n’était apparu aucun élément de nature à indiquer que la première requérante avait développé une attitude plus positive à l’égard des services de protection de l’enfance ou de la mère d’accueil, si ce n’est la déclaration par laquelle elle s’était dite disposée à coopérer. La première requérante avait snobé la mère d’accueil lorsque celle-ci l’avait saluée pendant les visites et ne lui avait jamais posé de questions au sujet de X. Pendant la dernière visite en date, la première requérante était partie de dépit quarante minutes avant l’heure de fin prévue. Toutes les personnes qui avaient assisté à ces rencontres avaient indiqué qu’elles se déroulaient dans une ambiance pénible. Le tribunal de district considéra que si les aptitudes que manifestait la première requérante pendant les visites ne s’étaient pas améliorées, c’était peut-être parce qu’elle-même souffrait considérablement de ses propres sentiments et parce que X lui manquait, ce qui l’empêchait de se placer dans la perspective de l’enfant et de le protéger contre ses débordements émotionnels à elle. Pour qu’il y eût une amélioration, il aurait fallu que la première requérante comprît X et ses besoins et qu’elle fût prête à effectuer un travail sur elle-même et sur ses propres faiblesses. Pendant les trois années durant lesquelles la première requérante avait eu le droit de rendre visite à son enfant, aucun signe d’évolution positive de ses aptitudes dans les situations de rencontre n’avait été décelé. De surcroît, le fait que ses parents (la quatrième requérante et le cinquième requérant) affichaient une attitude singulièrement négative à l’égard des services municipaux de protection de l’enfance ne lui rendait pas les choses plus faciles.

52. Le tribunal de district releva que la première requérante avait dit devant lui être victime d’une injustice et être déterminée à se battre jusqu’à ce que X lui fût restitué. Pour faire connaître sa situation, elle avait choisi en juin 2011 de publier son histoire sur Internet et de l’illustrer par une photographie d’elle-même en compagnie de X. Dans cet article et dans plusieurs commentaires postés pendant l’automne 2011, elle avait proféré de graves accusations contre les services de protection de l’enfance et contre les parents d’accueil – accusations dont elle avait ultérieurement admis devant le tribunal qu’elles étaient mensongères. La première requérante ne considérait pas qu’une exposition publique ainsi que des procédures judiciaires à répétition pouvaient se révéler nocives pour l’enfant à long terme.

53. Le tribunal de district nota que le psychologue K.M., qui avait examiné et soigné la première requérante, avait dans sa déposition indiqué que celle-ci ne répondait pas aux critères qui auraient permis de poser un diagnostic psychiatrique. Il avait ajouté qu’il l’avait suivie pour l’aider à surmonter le traumatisme qu’elle avait subi lorsqu’on lui avait retiré son enfant. L’objectif de ce traitement avait été de faire en sorte que la première requérante se perçût comme une bonne mère. Il était persuadé que les évaluations qui avaient été précédemment effectuées concernant l’aptitude de la première requérante à élever son enfant avaient à l’époque été erronées et avait assuré devant le tribunal de district que le mieux pour X serait qu’il fût rendu à sa mère biologique. Le tribunal de district considéra toutefois que les arguments avancés par le psychologue K.M. reposaient sur des travaux de recherche menés dans les années 1960 et les jugea incompatibles avec les travaux de recherche récents effectués sur les enfants en bas âge. Il releva que les autres experts qui avaient déposé, y compris les psychologues B.S. et M.S., avaient recommandé de ne pas restituer X à sa mère car cela serait très préjudiciable pour lui.

54. À ce stade, le tribunal de district se rallia à l’avis du bureau d’aide sociale du comté, lequel estimait que la première requérante n’avait pas changé au point qu’il fût très probable qu’elle serait capable de s’occuper correctement de X. Il reprit à son compte les raisons évoquées par le bureau d’aide sociale, qui pensait que les limitations manifestes qui caractérisaient les aptitudes parentales de la première requérante ne pourraient pas être surmontées à l’aide d’un régime transitoire adapté, de mesures d’assistance ou du soutien qu’elle pourrait obtenir auprès de son réseau. Il ne jugeait pas utile d’analyser de manière plus détaillée d’autres arguments concernant son aptitude à s’occuper de l’enfant dans la mesure où il était en tout état de cause exclu de restituer X à la première requérante compte tenu des problèmes graves qu’un départ de chez sa famille d’accueil entraînerait pour lui. À ce stade, le tribunal de district estimait à l’instar du bureau d’aide sociale du comté que X avait développé un tel attachement pour ses parents d’accueil, son frère d’accueil et l’environnement de sa famille d’accueil en général que devoir les quitter l’exposerait à de graves problèmes. C’est au sein de sa famille d’accueil que X avait principalement développé un sentiment de sécurité et d’appartenance et il percevait ses parents d’accueil comme ses parents psychologiques. Pour ces motifs, l’ordonnance de placement ne pouvait pas être révoquée.

55. Quant aux questions de la déchéance de l’autorité parentale et de l’autorisation d’adoption, le tribunal de district déclara d’emblée que lorsqu’une ordonnance de placement avait été délivrée, il suffisait en principe que l’intérêt supérieur de l’enfant le justifiât pour que les parents fussent déchus de leurs droits parentaux. Parallèlement, plusieurs arrêts de la Cour suprême avaient souligné que le retrait de l’autorité parentale constituait une décision très intrusive et qu’il fallait donc que pareille décision fût dictée par des raisons impérieuses (voir, entre autres, le paragraphe 67 ci-dessous). Le tribunal indiqua que les exigences à respecter en matière d’adoption étaient encore plus strictes. Selon lui, la question de la déchéance de l’autorité parentale et celle de l’autorisation de l’adoption devaient toutefois s’envisager ensemble, puisque la raison première justifiant de déchoir quelqu’un de son autorité parentale était à ses yeux la volonté de faciliter une adoption. Le tribunal considéra également que si la mère conservait son autorité parentale, elle risquait à l’avenir de provoquer des conflits à propos des droits dont cette autorité s’accompagnait, par exemple celui d’exposer l’enfant sur Internet.

56. Le tribunal de district déclara ensuite que l’autorisation d’adopter ne pourrait être accordée que si les quatre conditions énoncées au troisième alinéa de l’article 4 § 20 de la loi sur la protection de l’enfance étaient réunies (paragraphe 65 ci-dessous). Il ajouta qu’en l’occurrence, l’élément décisif serait le point de savoir si l’adoption servirait l’intérêt supérieur de X et si l’autorisation de l’adoption devait être délivrée sur la base d’une évaluation globale. À propos de cette évaluation, plusieurs arrêts de la Cour suprême avaient déclaré qu’il fallait des raisons impérieuses pour qu’il fût consenti à l’adoption contre la volonté d’un parent biologique. Selon la Cour suprême, il fallait notamment qu’il fût établi avec un degré élevé de certitude que l’adoption servirait l’intérêt supérieur de l’enfant. Il était également clair que la décision devait se fonder non seulement sur une évaluation du cas concret, mais aussi sur l’expérience générale tirée des travaux de recherche en psychologie pédiatrique. Le tribunal fit référence à l’arrêt de la Cour suprême publié au Norsk Retstidende (« le Rt ») 2007, page 561 (paragraphe 69 ci-dessous).

57. Appliquant ces principes généraux au cas dont il se trouvait saisi, le tribunal de district commença par noter que X avait à l’époque trois ans et demi et qu’il vivait dans sa famille d’accueil depuis l’âge de trois semaines. Il ajouta que c’était à l’égard de ses parents d’accueil que X avait développé un attachement fondamental, au sens social et psychologique du terme, et que son placement s’inscrirait en tout état de cause dans le long terme. Il indiqua que X était de surcroît un enfant vulnérable et qu’une adoption l’aiderait à renforcer le sentiment d’appartenance qu’il nourrissait à l’égard de ses parents d’accueil, qu’il considérait comme ses parents. Selon le tribunal de district, il était particulièrement important pour le développement d’un enfant que celui-ci fît l’expérience d’un attachement sûr et sain à l’égard de ses parents psychologiques. Le tribunal de district ajouta que par rapport à un placement dans une famille d’accueil, une adoption procurerait dans les années à venir à X un sentiment d’appartenance et de sécurité qui serait plus durable. Il considéra que pour des raisons pratiques, les personnes qui avaient la garde d’un enfant et l’autorité sur lui et qui faisaient en réalité pour lui office de parents devaient exercer les fonctions qui découlaient de l’autorité parentale.

58. Le tribunal de district nota que l’adoption était synonyme d’une rupture des liens juridiques avec la famille biologique. Il estimait que bien qu’ayant passé les trois premières semaines de sa vie auprès de sa mère et l’ayant vue à l’occasion de nombreuses visites, X n’avait pas développé de liens psychologiques avec elle. Cette situation avait perduré même lorsqu’il eût apprit ultérieurement que la première requérante l’avait mis au monde.

59. De plus, le tribunal tint compte du fait que même si des rencontres n’étaient plus organisées, les parents d’accueil étaient favorables à l’idée de laisser X contacter son parent biologique s’il le souhaitait.

60. Se fondant sur une appréciation globale, le tribunal de district conclut que l’intérêt supérieur de X dictait que la première requérante fût déchue de son autorité parentale et que les parents d’accueil fussent autorisés à l’adopter. Le tribunal estima qu’il existait des raisons particulièrement impérieuses de consentir à l’adoption dans cette affaire.

61. Le tribunal de district déclara enfin que puisqu’il avait décidé que X devrait être adopté, il n’était plus compétent pour statuer sur le droit de visite de la première requérante, cette question relevant désormais du bon vouloir des parents d’accueil. Il indiqua que l’article 4 § 20a de la loi sur la protection de l’enfance instaurait une base juridique pour l’établissement de droits de visite à la suite d’une adoption (voir le paragraphe 65 ci-dessous, pour le libellé de cette disposition, et le paragraphe 72 ci-dessous, au sujet du système d’« adoption ouverte »). Le tribunal de district se déclara toutefois incompétent pour examiner ces droits ou statuer à leur sujet étant donné que pour qu’il fût compétent en la matière, il fallait qu’une partie à l’affaire en eût fait la demande. En l’occurrence, ce n’était pas le cas.

3. La procédure devant la cour d’appel et la Cour suprême

62. La première requérante fit appel de ce jugement, arguant que le tribunal de district avait mal évalué les éléments de preuve lorsqu’il avait étudié son aptitude à s’occuper de X. Elle indiqua également que le tribunal de district aurait dû demander qu’un expert appréciât son aptitude ainsi que celle de son époux à élever un enfant. Elle présenta une évaluation qui avait été effectuée par la commune dans laquelle elle vivait à l’époque et qui datait du 21 mars 2012.

63. Le 22 août 2012, la cour d’appel décida de refuser l’autorisation d’interjeter appel. Elle déclara que l’affaire ne soulevait pas de problématiques juridiques nouvelles d’importance pour l’application uniforme de la loi. Concernant les nouveaux éléments de preuve, la cour d’appel nota que l’évaluation datée du 21 mars 2012 avait été effectuée, entre autres, par un expert qui avait témoigné devant le tribunal de district et que ce document ne changerait rien à l’issue de l’affaire. Elle observa de plus que la première requérante n’avait pas demandé à ce qu’un expert fût entendu devant le tribunal de district et n’avait pas expliqué pourquoi il aurait été nécessaire d’en désigner un devant la cour d’appel. Pour la cour d’appel, il n’y avait aucune raison d’autoriser le recours.

64. La première requérante se pourvut de cette décision devant la Cour suprême (Høyesterett), laquelle refusa, le 15 octobre 2012, de l’autoriser à interjeter appel.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE PERTINENTS

A. Le droit et la pratique internes

1. La loi sur la protection de l’enfance

65. Les dispositions pertinentes de la loi sur la protection de l’enfance du 17 juillet 1992 (barnevernloven) sont ainsi libellées :

Article 4 § 12 Ordonnances de placement

« Une ordonnance de placement peut être prise

a) si l’on décèle des insuffisances graves dans les soins quotidiens reçus par l’enfant, ou des insuffisances graves au regard des contacts personnels et de la sécurité dont a besoin un enfant de son âge et présentant son degré de développement,

b) si les parents d’un enfant qui est malade, présente un handicap ou a besoin d’une assistance particulière ne font pas en sorte qu’il reçoive le traitement et l’éducation nécessaires,

c) si l’enfant est maltraité ou soumis à d’autres types d’abus graves dans sa famille, ou

d) s’il est fortement probable que la santé ou le développement de l’enfant risquent de pâtir gravement de l’inaptitude des parents à assumer correctement la responsabilité de l’enfant.

Une ordonnance ne peut être prise en vertu de l’alinéa premier que lorsque la situation actuelle de l’enfant le nécessite. Dès lors, il ne sera pas pris pareille ordonnance si les mesures d’assistance visées à l’article 4 § 4 ou les mesures visées à l’article 4 § 10 ou à l’article 4 § 11 permettent d’instaurer des conditions satisfaisantes pour l’enfant.

Le bureau d’aide sociale du comté prendra une ordonnance en vertu de l’alinéa premier dans le respect des dispositions énoncées au chapitre 7. »

Article 4 § 20 Déchéance de l’autorité parentale. Adoption

« Si le bureau d’aide sociale du comté a pris une ordonnance de placement pour un enfant, ce bureau peut également décider que les parents doivent être entièrement déchus de leur autorité parentale. Si, en conséquence de la déchéance de l’autorité parentale, l’enfant se retrouve sans tuteur, le bureau d’aide sociale du comté engage dès que possible des démarches pour qu’un nouveau tuteur soit désigné pour l’enfant.

Lorsque la déchéance de l’autorité parentale a été ordonnée, le bureau d’aide sociale du comté peut autoriser l’adoption d’un enfant par des personnes autres que ses parents.

Cette autorisation peut être donnée :

a) si force est de constater qu’il est probable que les parents sont définitivement incapables de s’occuper correctement de l’enfant ou si l’enfant a développé un attachement tel à l’égard des personnes avec lesquelles il vit et de son environnement que, sur la base d’une appréciation globale, il apparaît que retirer à ces personnes la garde de l’enfant entraînerait pour celui-ci de graves problèmes, et

b) si l’adoption servirait l’intérêt supérieur de l’enfant, et

c) si les candidats à l’adoption de l’enfant sont les parents d’accueil de celui-ci et se sont montrés aptes à élever l’enfant comme s’il était le leur, et

d) si les conditions permettant d’autoriser une adoption en vertu de la loi sur l’adoption sont réunies.

Lorsque le bureau d’aide sociale du comté autorise une adoption, le ministère doit prendre l’ordonnance d’adoption. »

Article 4 § 20a. Visites entre l’enfant et ses parents biologiques après l’adoption [ajouté en 2010]

« Lorsque le bureau d’aide sociale du comté prend une ordonnance d’adoption en vertu de l’article 4 § 20, il doit aussi, si l’une des parties le demande, décider à ce moment-là s’il devra y avoir des visites entre l’enfant et ses parents biologiques une fois que l’adoption sera effective. En pareils cas, si, après l’adoption, des visites limitées répondent à l’intérêt supérieur de l’enfant et si les candidats à l’adoption y consentent, le bureau d’aide sociale du comté peut prendre une ordonnance régissant ces visites. Si tel est le cas, le bureau d’aide sociale du comté doit dans le même temps définir l’étendue de ces visites.

(...)

Une ordonnance régissant les visites ne sera remise en cause que si des raisons particulières le justifient. Ces raisons particulières peuvent être l’opposition de l’enfant aux visites ou le non-respect par les parents biologiques de cette ordonnance.

(...) »

Article 4 § 21 Révocation des ordonnances de placement

« Le bureau d’aide sociale du comté révoque une ordonnance de placement lorsqu’il est très probable que les parents seront en mesure de s’occuper correctement de l’enfant. La décision ne sera toutefois pas révoquée si l’enfant a développé un attachement tel à l’égard des personnes avec lesquelles il vit et de son environnement que, sur la base d’une appréciation globale, il apparaît que retirer la garde de l’enfant à ces personnes entraînerait de graves problèmes pour celui-ci. Préalablement à la révocation d’une ordonnance de placement, les parents d’accueil de l’enfant sont en droit d’exprimer leur opinion.

Les parties ne seront pas en droit de demander à ce que le bureau d’aide sociale du comté soit saisi d’un dossier de révocation d’ordonnance de placement si le bureau d’aide sociale du comté ou un tribunal a déjà eu à connaître de ce dossier au cours des douze derniers mois. En cas de rejet fondé sur l’article 4 § 21, alinéa premier, deuxième phrase, de la demande de révocation d’une ordonnance antérieure ou d’un jugement précédent, il ne sera possible de solliciter une nouvelle procédure qu’à condition de produire des preuves documentaires démontrant que des changements significatifs sont intervenus dans la situation de l’enfant. »

66. L’alinéa premier de l’article 36 § 4 et le troisième alinéa de l’article 36 § 10 du code de procédure civile du 17 juin 2005 (tvisteloven) sont ainsi libellés :

Article 3 § 4 Composition du tribunal. Collège d’experts

« 1) Le tribunal de district se composera de deux magistrats non professionnels dont l’un sera un magistrat non professionnel ordinaire et l’autre sera un expert. Dans des affaires particulières, le tribunal se composera de deux juges professionnels et de trois magistrats non professionnels, dont un ou deux experts. »

Article 36 § 10 Appel

« 3) Pour faire appel du jugement rendu par le tribunal de district dans des litiges portant sur les décisions prises par le bureau d’aide sociale du comté en vertu de la loi sur la protection de l’enfance, l’autorisation de la cour d’appel est requise.

L’autorisation ne sera accordée que si

a) l’appel concerne des problématiques dont la pertinence dépasse le champ de l’affaire en question,

b) il existe des motifs de réexaminer l’affaire parce que de nouvelles informations sont apparues,

c) la décision du tribunal de district ou la procédure devant le tribunal de district est entachée d’un vice grave (« vesentlige svakheter ved tingrettens avgjørelse eller saksbehandling »), ou

d) le jugement prévoit une mesure de coercition qui n’a pas été approuvée par le bureau d’aide sociale du comté.

2. La jurisprudence relative à la loi sur la protection de l’enfance

67. La Cour suprême a rendu plusieurs arrêts relatifs à la loi sur la protection de l’enfance. Son arrêt du 23 mai 1991 (Rt. 1991, page 557), par exemple, est pertinent pour la présente espèce. Dans cet arrêt, la Cour suprême a dit que dans la mesure où la déchéance de l’autorité parentale en vue d’une adoption impliquait une rupture définitive des liens juridiques entre l’enfant et ses parents biologiques ainsi que les autres membres de la famille, il fallait qu’il existât des raisons impérieuses pour que pareille décision fût prise. Elle a de plus souligné que les décisions de déchéance de l’autorité parentale ne devaient pas être prises sans que l’on eût soigneusement étudié et envisagé les conséquences à long terme des mesures de substitution en se fondant sur les circonstances matérielles de chaque cas.

68. Dans un arrêt rendu le 10 janvier 2001 (Rt. 2001, page 14), la Cour suprême a ensuite considéré que le critère juridique des « raisons impérieuses » dans ce contexte devait être interprété conformément à la jurisprudence de la Cour de Strasbourg et en particulier à l’arrêt Johansen c. Norvège, 7 août 1996, § 78, Recueil des arrêts et décisions 1996‑III. Selon la Cour suprême, cela supposait que l’adoption ne pouvait être autorisée contre la volonté des parents biologiques que dans des « circonstances exceptionnelles ».

69. La jurisprudence susmentionnée s’est encore développée, entre autres avec l’arrêt de la Cour suprême du 20 avril 2007 (Rt. 2007, page 561), après que la Cour de Strasbourg eut déclaré irrecevable une seconde requête introduite par le requérant dans l’affaire Johansen c. Norvège susmentionnée (Johansen c. Norvège (déc.), 12750/02, 10 octobre 2002). La Cour suprême a rappelé que la règle voulant que l’adoption servît l’intérêt supérieur de l’enfant, comme énoncé à l’article 4 § 20 de la loi sur la protection de l’enfance (paragraphe 65 ci-dessus), impliquait l’existence de « raisons impérieuses » (« sterke grunner ») pour que l’adoption fût autorisée contre la volonté des parents biologiques. De plus, la Cour suprême a souligné que pour prendre pareille décision, il fallait se fonder sur les circonstances matérielles de chaque cas, mais aussi tenir compte de l’expérience générale, comme l’expérience issue de la recherche pédopsychologique ou pédopsychiatrique. La Cour suprême a examiné les principes généraux énoncés dans la jurisprudence de la Cour de Strasbourg et a conclu que le droit interne était conforme à ces principes ; une adoption ne pouvait être autorisée qu’en présence de « raisons particulièrement impérieuses » qui la justifiaient. L’affaire fut ultérieurement portée devant la Cour, laquelle conclut à la non-violation de l’article 8 de la Convention dans l’arrêt Aune (précité – voir le paragraphe 37 de cet arrêt pour un récapitulatif de l’analyse faite par la Cour suprême des principes généraux qui avaient été développés dans sa jurisprudence ainsi que dans celle de la Cour de Strasbourg).

70. La Cour suprême a exposé une fois encore les principes généraux applicables aux affaires d’adoption dans un arrêt du 30 janvier 2015 (Rt. 2015, page 110). Elle a rappelé que les adoptions forcées produisaient un impact grave et infligeaient de manière générale une souffrance affective profonde aux parents. Elle a précisé que les liens familiaux étaient protégés par l’article 8 de la Convention ainsi que par l’article 102 de la Constitution. Elle a indiqué que pour l’enfant aussi, l’adoption constituait une mesure intrusive qui, en vertu de l’article 21 de la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant (paragraphe 74 ci-dessous), ne pouvait par conséquent être décidée que lorsque l’intérêt supérieur de l’enfant le dictait. Elle a toutefois précisé que lorsque des facteurs décisifs relatifs à l’enfant militaient en faveur de l’adoption, les intérêts des parents devaient s’effacer, comme le prévoyait l’article 104 de la Constitution ainsi que l’article 3 § 1 de la Convention relative aux droits de l’enfant (paragraphe 74 ci-dessous). La Cour suprême a fait référence à l’arrêt Aune (précité, § 66), dans lequel la Cour de Strasbourg avait dit qu’une adoption ne pouvait être autorisée que lorsque cela était justifié par « une exigence primordiale touchant à l’intérêt supérieur de l’enfant » (voir aussi le paragraphe 106 ci-dessous), ce qui correspondait au critère des « raisons particulièrement impérieuses » tel qu’établi par la Cour suprême dans l’arrêt sur lequel s’était penchée la Cour de Strasbourg dans l’affaire Aune (paragraphe 69 ci-dessus).

71. Le Parlement avait examiné, et une majorité avait soutenu, une proposition émanant du gouvernement (Ot.prp. no 69 (2008-2009)), qui traitait de la question du recul considérable du nombre des adoptions en Norvège. Cette proposition laissait entendre que les services de protection de l’enfance étaient devenus réticents à proposer des adoptions après que la Cour de Strasbourg avait conclu à une violation dans l’affaire Johansen c. Norvège (précitée) alors même que des travaux de recherche avaient démontré qu’il était dans l’intérêt supérieur de l’enfant d’être adopté plutôt que de vivre en continu dans une famille d’accueil jusqu’à sa majorité. L’interprétation qu’a donnée la Cour suprême de ce document mettait l’accent sur le fait que les services de protection de l’enfance devaient veiller à ce que l’adoption fût effectivement proposée lorsque c’était approprié mais ajoutait que ce document n’impliquait nullement que le seuil juridique établi par l’article 8 de la Convention eut changé. La Cour suprême a indiqué que les informations générales issues des travaux de recherche consacrés à l’adoption étaient pertinentes pour l’appréciation concrète précédant la décision d’autoriser ou non l’adoption au cas par cas.

72. La Cour suprême a également examiné les conséquences des modifications apportées aux règles relatives aux visites entre l’enfant et ses parents biologiques, qui régissaient ce que le document susmentionné appelait une « adoption ouverte ». Ces règles avaient été intégrées à l’article 4 § 20a de la loi sur la protection de l’enfance qui était en vigueur depuis 2010. Elles posaient qu’une « adoption ouverte » devait correspondre à l’intérêt supérieur de l’enfant et était conditionnée par le consentement des parents adoptifs (paragraphe 65 ci-dessus). La Cour suprême a observé que le facteur qui avait poussé le législateur à introduire le système des « adoptions ouvertes » était la volonté d’assurer à l’enfant un environnement stable et prévisible dans lequel il pourrait grandir, mais aussi de lui offrir la possibilité d’avoir des contacts avec ses parents biologiques lorsque son intérêt supérieur le dictait. L’enfant profiterait ainsi de tous les bénéfices de l’adoption tout en gardant le contact avec ses parents biologiques. La Cour suprême a conclu que l’introduction du système des « adoptions ouvertes » ne s’était pas traduite par un abaissement du seuil juridique applicable à l’autorisation des adoptions. Elle a ajouté que dans certains cas toutefois, la persistance de visites entre l’enfant et ses parents biologiques pourrait émousser certains arguments militant contre l’adoption. Elle a fait référence à l’arrêt Aune, précité, § 78.

3. La loi sur l’adoption

73. La loi sur l’adoption du 28 février 1986 contient les dispositions suivantes, qui sont pertinentes en l’espèce :

Article 2

« Une ordonnance d’adoption ne doit être prise que dans les cas où l’on peut supposer que l’adoption sera bénéfique à l’enfant (« til gagn for barnet »). Il est par ailleurs nécessaire que la personne qui demande l’adoption soit souhaite accueillir l’enfant soit l’ait déjà recueilli, ou qu’une autre raison spéciale motive l’adoption. »

Article 12

« Les parents adoptifs doivent, aussitôt que cela est opportun, dire à l’enfant qu’il a été adopté.

Lorsque l’enfant atteint l’âge de 18 ans, il est en droit d’être informé par le ministère de l’identité de ses parents biologiques. »

Article 13

« À l’adoption, l’enfant adopté et ses héritiers acquièrent le même statut juridique que celui qui aurait été le leur si l’enfant adopté avait été l’enfant biologique de ses parents adoptifs, sauf disposition contraire de l’article 14 ou de toute autre loi. Au même moment, la relation juridique de l’enfant avec sa famille d’origine cesse d’exister, sauf disposition contraire dans une loi spéciale.

Si une personne adopte l’enfant de son conjoint ou de son concubin, ledit enfant acquiert à l’égard des deux conjoints le même statut juridique que celui qui serait le sien s’il était leur enfant commun. Il en va de même des enfants qui sont adoptés en vertu des deuxième, troisième et quatrième alinéas de l’article 5 b. »

Article 14 a. Visites après l’adoption.

« Dans le cas des adoptions exécutées en conséquence de décisions prises en vertu de l’article 4 § 20 de la loi sur la protection de l’enfance, les effets de l’adoption qui découlent de l’article 13 de la présente loi s’appliquent, sous réserve de toute limitation qui pourrait avoir été imposée par une décision prise en vertu de l’article 4 § 20 a) de la loi sur la protection de l’enfance concernant les visites entre l’enfant et ses parents biologiques. »

B. Éléments de droit international pertinents

74. La Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant adoptée à New York le 20 novembre 1989 contient entre autres les dispositions suivantes :

Article 3

« 1. Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale. » (...)

Article 20

« 1. Tout enfant qui est temporairement ou définitivement privé de son milieu familial, ou qui dans son propre intérêt ne peut être laissé dans ce milieu, a droit à une protection et une aide spéciales de l’État.

2. Les États parties prévoient pour cet enfant une protection de remplacement conforme à leur législation nationale.

3. Cette protection de remplacement peut notamment avoir la forme du placement dans une famille, de la « Kafalah » de droit islamique, de l’adoption ou, en cas de nécessité, du placement dans un établissement pour enfants approprié. Dans le choix entre ces solutions, il est dûment tenu compte de la nécessité d’une certaine continuité dans l’éducation de l’enfant, ainsi que de son origine ethnique, religieuse, culturelle et linguistique. »

Article 21

« Les États parties qui admettent et/ou autorisent l’adoption s’assurent que l’intérêt supérieur de l’enfant est la considération primordiale en la matière, et :

a) Veillent à ce que l’adoption d’un enfant ne soit autorisée que par les autorités compétentes, qui vérifient, conformément à la loi et aux procédures applicables et sur la base de tous les renseignements fiables relatifs au cas considéré, que l’adoption peut avoir lieu eu égard à la situation de l’enfant par rapport à ses père et mère, parents et représentants légaux et que, le cas échéant, les personnes intéressées ont donné leur consentement à l’adoption en connaissance de cause, après s’être entourées des avis nécessaires ;

(...) »

75. Dans son Observation générale no 7 (2005) sur la mise en œuvre des droits de l’enfant dans la petite enfance, le Comité des droits de l’enfant des Nations unies a souhaité encourager les États parties à reconnaître que les jeunes enfants jouissent de tous les droits garantis par la Convention relative aux droits de l’enfant et que la petite enfance est une période déterminante pour la réalisation de ces droits. Le Comité a en particulier fait référence à l’intérêt supérieur de l’enfant :

« 13. (...) L’article 3 de la Convention consacre le principe selon lequel l’intérêt supérieur de l’enfant est une considération primordiale dans toutes les décisions concernant les enfants. En raison de leur manque relatif de maturité, les jeunes enfants dépendent des autorités compétentes pour définir leurs droits et leur intérêt supérieur et les représenter lorsqu’elles prennent des décisions et des mesures affectant leur bien-être, tout en tenant compte de leur avis et du développement de leurs capacités. Le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant est mentionné à de nombreuses reprises dans la Convention (notamment aux articles 9, 18, 20 et 21, qui sont les plus pertinents pour la petite enfance). Ce principe s’applique à toutes les décisions concernant les enfants et doit être accompagné de mesures efficaces tendant à protéger leurs droits et à promouvoir leur survie, leur croissance et leur bien-être ainsi que de mesures visant à soutenir et aider les parents et les autres personnes qui ont la responsabilité de concrétiser au jour le jour les droits de l’enfant :

a) Intérêt supérieur de l’enfant en tant qu’individu. Dans toute décision concernant notamment la garde, la santé ou l’éducation d’un enfant, dont les décisions prises par les parents, les professionnels qui s’occupent des enfants et autres personnes assumant des responsabilités à l’égard d’enfants, le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant doit être pris en considération. Les États parties sont instamment priés de prendre des dispositions pour que les jeunes enfants soient représentés de manière indépendante, dans toute procédure légale, par une personne agissant dans leur intérêt et pour que les enfants soient entendus dans tous les cas où ils sont capables d’exprimer leurs opinions ou leurs préférences (...) »

EN DROIT

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

76. Les requérants allèguent que la décision des autorités internes d’autoriser les parents d’accueil à adopter X a constitué une ingérence dans l’exercice par eux du droit au respect de la vie familiale protégé par l’article 8 de la Convention, lequel est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

77. Le Gouvernement conteste ladite allégation de violation de l’article 8.

A. Sur la recevabilité

1. La première requérante

78. Constatant que le grief de la première requérante n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention ni irrecevable pour d’autres motifs, la Cour le déclare recevable.

2. Le deuxième requérant

a) L’exception soulevée par le Gouvernement

79. Le Gouvernement argue que puisqu’il existe selon lui un conflit d’intérêts entre X et la première requérante, laquelle n’avait pas à son avis le droit de représenter X dans la procédure judiciaire interne, cette partie de la requête devrait être rejetée comme étant incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention, conformément à l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

80. Le deuxième requérant ne formule aucune observation en réponse à cette exception.

b) Appréciation de la Cour

81. La Cour note qu’un éventuel conflit d’intérêts entre la première requérante et X constitue un élément pertinent pour la question de savoir si la première requérante peut introduire une requête au nom de X (voir, par exemple, Kruškić c. Croatie (déc.), no 10140/13, §§ 101-102, 25 novembre 2014). Cependant, la Cour a également dit, dans l’arrêt Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, §§ 138-139, CEDH 2000‑VIII) :

« 138. La Cour rappelle qu’en principe une personne n’ayant pas, au plan interne, le droit de représenter une autre personne peut tout de même, dans certaines circonstances, agir devant la Cour au nom de cette autre personne (...) En particulier, des mineurs peuvent saisir la Cour même, et à plus forte raison, s’ils sont représentés par une mère en conflit avec les autorités, dont elle critique les décisions et la conduite à la lumière des droits garantis par la Convention. À l’instar de la Commission, la Cour estime qu’en cas de conflit, au sujet des intérêts d’un mineur, entre le parent biologique et la personne investie par les autorités de la tutelle des enfants il y a un risque que certains intérêts du mineur ne soient jamais portés à l’attention de la Cour et que le mineur soit privé d’une protection effective des droits qu’il tient de la Convention. Par conséquent, comme l’a observé la Commission, même si la mère a été privée de l’autorité parentale, d’ailleurs l’un des faits générateurs du conflit qu’elle porte devant la Cour, sa qualité de mère biologique suffit pour lui donner le pouvoir d’ester devant la Cour également au nom de ses enfants afin de protéger leurs propres intérêts.

139. La Cour rappelle de surcroît que les conditions régissant les requêtes individuelles ne coïncident pas nécessairement avec les critères nationaux relatifs au locus standi. En effet, les règles internes en la matière peuvent servir des fins différentes de celles de l’article 34 de la Convention. S’il y a parfois analogie entre les buts respectifs, il n’en va pas forcément toujours ainsi (arrêt Norris c. Irlande du 26 octobre 1988, série A no 142, p. 15, § 31). »

82. Dans les circonstances de la cause, la Cour conclut que ces principes trouvent également à s’appliquer dans la présente espèce pour autant que le deuxième requérant, X, est concerné. Elle note à cet égard que le grief formulé par X porte sur la décision qui lui a été imposée de couper ses liens avec sa mère biologique et sur la procédure engagée à cet égard, et non sur des mesures prises postérieurement à une décision de ce type (comparer par exemple avec A.K. et L. c. Croatie, no 37956/11, § 48, 8 janvier 2013). Les décisions de déchoir la première requérante de son autorité parentale et d’autoriser l’adoption de X ont entraîné pour la première requérante la perte du droit de garde à l’égard de X.

83. Partant, la Cour rejette l’exception soulevée par le Gouvernement concernant le deuxième requérant. Constatant en outre que ce grief ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

3. Les troisième, quatrième et cinquième requérants

a) L’exception soulevée par le Gouvernement

84. Le Gouvernement soutient que dans la mesure où la troisième requérante, la quatrième requérante et le cinquième requérant (c’est-à-dire Y, la sœur de X, et les grands-parents) n’ont pas pris part à la procédure interne et où la requête devant la Cour ne spécifie pas que des droits propres à ces requérants aient été violés ou que X et les grands-parents aient partagé une vie familiale, ou n’étaye pas pareilles allégations, leurs griefs devraient être déclarés irrecevables pour défaut manifeste de fondement ou pour non‑épuisement des voies de recours internes au sens de l’article 35 § 1 de la Convention.

85. Aucune observation en réponse à l’exception soulevée par le Gouvernement n’a été soumise au nom de la troisième requérante. La quatrième requérante et le cinquième requérant soutiennent qu’il est « très clair » qu’ils ont été victimes d’une violation de l’article 8 de la Convention. Ils ne formulent aucune observation sur la question de l’épuisement des voies de recours internes.

b) Appréciation de la Cour

86. La Cour rappelle que pour pouvoir introduire une requête en vertu de l’article 34 de la Convention, « une personne doit pouvoir démontrer qu’elle a « subi directement les effets » de la mesure litigieuse. » Cette condition est « nécessaire pour que soit enclenché le mécanisme de protection prévu par la Convention, même si ce critère ne doit pas s’appliquer de façon rigide, mécanique et inflexible tout au long de la procédure » (voir, par exemple, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 96, CEDH 2014). Quant à la participation des requérants à la procédure interne, la Cour l’a considérée comme un critère pertinent parmi d’autres pour l’appréciation de leur statut de victimes (Nölkenbockhoff c. Allemagne, 25 août 1987, § 33, série A no 123, Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, §§ 48-49, CEDH 2009, et Kaburov c. Bulgarie (déc.), no [9035/06](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%229035/06%22%5D%7D), §§ 52-53, 19 juin 2012).

87. S’agissant du champ d’application de l’article 8 de la Convention, la question de l’existence ou de l’absence d’une « vie familiale » est d’abord une question de fait dépendant de la réalité pratique de liens personnels étroits (voir, par exemple, K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, § 150, CEDH 2001‑VII, et Znamenskaya c. Russie, no 77785/01, § 27, 2 juin 2005).

88. La procédure interne a porté sur la déchéance de l’autorité parentale à l’égard du deuxième requérant, X, qui a été infligée à la première requérante, ainsi que sur l’autorisation accordée aux parents d’accueil d’adopter celui-ci. La première requérante et le deuxième requérant ont donc subi directement les effets des mesures litigieuses.

89. Il va sans dire qu’en général, d’autres membres de la famille subissent aussi les effets de ces mesures, que ce soit directement ou indirectement. Qui plus est, il peut aussi exister une vie familiale au sens de l’article 8 de la Convention entre membres d’une fratrie (voir, entre autres, Moustaquim c. Belgique, 18 février 1991, § 36, série A no 193) et cette notion « englobe pour le moins les rapports entre proches parents (...) par exemple entre grands-parents et petits-enfants » (voir, parmi beaucoup d’autres, Scozzari et Giunta, précité, § 221). Au sens de l’article 8, il peut par conséquent y avoir une vie familiale entre grands-parents et petits-enfants « lorsqu’il existe des liens familiaux suffisamment étroits entre eux (...) Si une cohabitation n’est pas une condition préalable, des relations proches créées à la faveur de rencontres fréquentes pouvant également suffire, des relations nouées entre l’enfant et des grands-parents avec lesquels il a vécu pendant un certain temps entreront normalement dans cette catégorie » ((T.S. et J.J. c. Norvège (déc.), no 15633/15, 11 octobre 2016, avec les références qui y sont citées).

90. Sur la question de l’« ingérence », il y a lieu de noter que lorsqu’un parent se voit refuser le droit de voir un enfant qui a été pris en charge par l’autorité publique, cela constitue dans la plupart des cas dans le chef du parent en question une ingérence dans l’exercice par lui du droit au respect de la vie familiale qui est protégé par l’article 8 de la Convention. Il n’en va toutefois pas nécessairement de même lorsque cette situation concerne les grands-parents. Dans ce cas-là, il n’y aura ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie familiale dans le chef des grands-parents que si l’autorité publique restreint le droit de visite et le ramène en deçà de la normale, c’est-à-dire qu’elle limite les visites en refusant aux grands-parents le droit de visite qui est raisonnablement nécessaire à la préservation de relations normales entre grands-parents et petits-enfants (voir, entre autres, Price c. Royaume-Uni, no 12402/86, décision de la Commission du 9 mars 1988, DR 55, p. 248, Lawlor c. Royaume-Uni, no 12763/87, décision de la Commission du 14 juillet 1988, Décisions et rapports (DR) 57, p. 216, et Kruškić, précité, § 110). Ainsi, le droit au respect de la vie familiale des grands-parents en relation avec leurs petits-enfants emporte en premier lieu le droit d’entretenir des relations normales entre grands-parents et petits-enfants par des visites fréquentes entre eux (Kruškić, précité, § 111). La Cour rappelle cependant que les contacts entre grands-parents et petits-enfants ont normalement lieu avec l’accord de la personne qui détient l’autorité parentale, c’est-à-dire que le droit pour les grands-parents de voir leurs petits-enfants est normalement laissé à la discrétion des parents des enfants (Price, précité, Lawlor, précité, et Kruškić, précité, § 112).

91. Pour en venir aux circonstances de l’espèce, la Cour note que la troisième requérante est née en octobre 2011, alors que X était déjà placé en famille d’accueil. Elle observe également qu’immédiatement après la naissance de X en septembre 2008, la quatrième requérante a résidé avec la première requérante et X au centre familial pendant cinq jours (paragraphe 7 ci-dessus). Elle s’est par la suite jointe à la première requérante lors de la plupart des visites rendues à X, tandis que le cinquième requérant était présent lors de certaines de ces visites (paragraphe 8 ci-dessus). La Cour ne juge toutefois pas nécessaire de dire si cela suffit à constituer une vie familiale au sens de l’article 8 de la Convention, ou si, au sens de l’article 34 de la Convention, la troisième requérante, la quatrième requérante et le cinquième requérant ont de ce fait « subi directement » les effets des mesures litigieuses, puisqu’en tout état de cause, elle estime que leurs griefs doivent être rejetés pour non-épuisement des voies de recours internes.

92. La Cour rappelle que la finalité de la règle de l’épuisement des voies de recours telle qu’énoncée à l’article 35 § 1 de la Convention est de ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou de redresser – normalement par la voie des tribunaux – les violations alléguées contre eux avant qu’elles ne soient soumises à la Cour (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 37, CEDH 1999‑I).

93. Comme indiqué ci-dessus, la procédure interne a concerné la déchéance de l’autorité parentale à l’égard du deuxième requérant infligée à la première requérante et l’adoption de celui-ci. La troisième requérante, la quatrième requérante et le cinquième requérant n’étaient pas parties à cette procédure, et la première requérante n’a pas, pendant cette procédure, soutenu que les décisions litigieuses auraient constitué une ingérence dans l’exercice par eux des droits protégés par l’article 8 de la Convention. Il n’apparaît pas non plus que la troisième requérante, la quatrième requérante et le cinquième requérant se fussent plaints, formellement ou en substance, devant d’autres autorités internes d’une violation dans leur chef des droits consacrés par l’article 8. Comme le gouvernement défendeur, la Cour estime donc que les griefs formulés par la troisième requérante, la quatrième requérante et le cinquième requérant doivent être déclarés irrecevables pour non-épuisement des voies de recours internes, conformément à l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

4. Conclusion quant à la recevabilité

94. En conclusion, la Cour déclare recevables les griefs formulés par la première requérante et le deuxième requérant et conclut à l’irrecevabilité de la requête pour le surplus. La Cour ajoute qu’elle a relevé que les requérants ont dans leurs observations fait mention de « six requérants » et de « deux membres de la fratrie » de X, sans donner plus de précisions. Il suffit à la Cour de constater qu’à aucun moment elle n’a reçu de requête émanant d’un membre de la fratrie autre que Y.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

95. La première requérante et le deuxième requérant soutiennent en particulier que la décision de déchoir la première requérante de son autorité parentale à l’égard de X et d’autoriser l’adoption de X n’était pas prévue par la loi et ne poursuivait pas un but légitime. Ils avancent également qu’aucune raison ne justifiait d’autoriser l’adoption de X.

96. Les requérants indiquent que pour que des ingérences telles que celles qui sont observées selon eux en l’espèce soient justifiées au titre du second paragraphe de l’article 8, elles devraient répondre à un besoin social impérieux et être proportionnées. Les requérants estiment que cela appelle l’examen de deux aspects ; il conviendrait selon eux en premier lieu de rechercher si les motifs invoqués pour justifier l’ingérence étaient pertinents et suffisants, et en second lieu de déterminer si le processus de décision a été équitable et a dûment respecté les droits des requérants garantis par l’article 8.

97. Des mesures particulièrement lourdes de conséquences auraient été adoptées en l’espèce et selon les requérants, pareilles mesures ne peuvent être appliquées que dans des circonstances véritablement exceptionnelles et que lorsqu’elles s’inspirent d’une exigence primordiale touchant à l’intérêt supérieur d’un enfant. Il serait dans l’intérêt supérieur de l’enfant que les liens entre lui et sa famille soient maintenus, sauf dans les cas où celle-ci se montrerait particulièrement indigne. De plus, l’intérêt supérieur de l’enfant dicterait de lui garantir un environnement sain et sûr pour qu’il puisse y grandir. Seules des circonstances tout à fait exceptionnelles devraient conduire à une rupture du lien familial et tout devrait être mis en œuvre pour maintenir les relations personnelles et, le cas échéant, « reconstituer » la famille. Il ne suffirait pas de démontrer qu’un enfant pourrait être accueilli dans un cadre plus propice à son éducation. En l’espèce, rien n’aurait pu justifier l’adoption de ces mesures. Les requérants auraient vécu comme une famille normale.

98. Le Gouvernement soutient que de manière générale, les activités des services de protection de l’enfance sont entourées de garanties procédurales et que même des mesures lourdes de conséquences peuvent se justifier lorsqu’elles sont motivées par une exigence primordiale touchant l’intérêt supérieur de l’enfant. Il indique que l’ingérence en l’espèce était prévue par la loi interne, laquelle reflétait selon lui la jurisprudence de la Cour. Le Gouvernement fait en particulier référence à cet égard à l’arrêt Aune, précité.

99. Le Gouvernement estime que dans l’appréciation de l’intérêt supérieur de X, le fait que celui-ci était un enfant vulnérable ayant besoin de soins spéciaux a revêtu une importance déterminante. La première requérante aurait continué de manifester une grave ignorance de cet état de fait et son comportement, de même que des réactions de X lorsque la mère et le fils étaient en présence l’un de l’autre pendant les visites, auraient mis en évidence l’inaptitude de la première requérante à s’occuper d’un enfant vulnérable. De plus, il ne se serait pas développé de relation psychologique parent-enfant entre la première requérante et X. Bien que les parents d’accueil fussent disposés à laisser X contacter la première requérante à son gré, la première requérante n’aurait pas pris d’initiatives pour établir le contact avec X ainsi qu’avec ses parents d’accueil après l’adoption.

100. L’intérêt supérieur de X aurait été évalué à plusieurs reprises et mis en balance avec les intérêts légitimes de sa mère biologique. La déchéance de l’autorité parentale infligée à la première requérante et l’autorisation de l’adoption se seraient inscrites dans le contexte d’un long historique de mesures de placement d’office. Toutes les mesures nécessaires que l’on pouvait raisonnablement exiger pour faciliter le regroupement de X avec sa mère biologique auraient été prises. Une période de temps considérable se serait écoulée depuis que X avait été placé en 2008, et l’intérêt qu’avait l’enfant à ne pas voir sa situation familiale de facto changer l’aurait emporté sur l’intérêt de la première requérante à être réunie avec lui.

2. Appréciation de la Cour

a) Légalité et but légitime

101. Au vu des éléments qui lui sont présentés, la Cour est convaincue que la procédure interne litigieuse était prévue par la loi de 1992 sur la protection de l’enfance (paragraphe 65 ci-dessus) et que la décision était nécessaire à « la protection de la santé ou de la morale », et à « la protection des droits et libertés » de X conformément à l’article 8 § 2 de la Convention.

b) Proportionnalité

i. Principes généraux

102. La Cour rappelle que pour rechercher si la mesure litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique », il lui faut examiner, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si les motifs invoqués pour la justifier sont pertinents et suffisants aux fins du paragraphe 2 de l’article 8 (voir, parmi beaucoup d’autres, Paradiso et Campanelli c. Italie [GC], no 25358/12, § 179, 24 janvier 2017). L’article 8 tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics (voir, par exemple, Wagner et J.M.W.L. c. Luxembourg, no 76240/01, § 118, 28 juin 2007). De plus, il ne faut pas perdre de vue que les décisions prises par la justice dans le domaine de la protection de l’enfance sont souvent irréversibles, en particulier dans une affaire dans laquelle, comme en l’espèce, une adoption a été autorisée. Partant, il s’agit d’une matière qui appelle encore plus que de coutume une protection contre les ingérences arbitraires (voir, par exemple, Y.C. c. Royaume-Uni, no 4547/10, § 136, 13 mars 2012, et la jurisprudence citée).

103. Selon la jurisprudence constante de la Cour, la notion de nécessité implique que l’ingérence corresponde à un besoin social impérieux et, en particulier, qu’elle soit proportionnée au but légitime poursuivi eu égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents en jeu. Pour déterminer si une ingérence est « nécessaire, dans une société démocratique », il y a lieu de tenir compte du fait qu’une marge d’appréciation est laissée aux autorités nationales, dont la décision demeure soumise au contrôle de la Cour, compétente pour en vérifier la conformité aux exigences de la Convention (Paradiso et Campanelli, précité, § 181).

104. La marge d’appréciation laissée ainsi aux autorités nationales compétentes variera selon la nature des questions en litige et la gravité des intérêts en jeu tels que, d’une part, l’importance qu’il y a à protéger un enfant dans une situation tenue pour mettre sa santé ou son développement sérieusement en péril et, d’autre part, l’objectif de réunir la famille dès que les circonstances le permettront. Lorsqu’une période de temps considérable s’est écoulée depuis que l’enfant a été placé pour la première fois sous assistance, l’intérêt qu’a l’enfant à ne pas voir sa situation familiale de facto changer de nouveau peut l’emporter sur l’intérêt des parents à la réunion de leur famille. Dès lors, la Cour reconnaît que les autorités jouissent d’une grande latitude pour apprécier la nécessité de prendre en charge un enfant, mais il faut exercer un contrôle plus rigoureux à la fois sur les restrictions supplémentaires, comme celles apportées par les autorités aux droits et aux visites des parents, et sur les garanties destinées à assurer la protection effective du droit des parents et enfants au respect de leur vie familiale. Ces restrictions supplémentaires comportent le risque d’amputer les relations familiales entre les parents et un jeune enfant (K. et T. c. Finlande, précité, § 155).

105. La Cour rappelle également que la décision de prise en charge doit en principe être considérée comme une mesure temporaire, à suspendre dès que les circonstances s’y prêtent, et tout acte d’exécution doit concorder avec un but ultime : unir à nouveau le parent par le sang et l’enfant. L’obligation positive de prendre des mesures afin de faciliter la réunion de la famille dès que cela sera vraiment possible s’impose aux autorités compétentes dès le début de la période de prise en charge et avec de plus en plus de force, mais doit toujours être mise en balance avec le devoir de considérer l’intérêt supérieur de l’enfant (voir, par exemple, K. et T. c. Finlande, précité, § 178).

106. Dans les affaires dans lesquelles les autorités ont décidé de substituer au placement en famille d’accueil une mesure plus lourde de conséquences, comme la déchéance de l’autorité parentale et l’autorisation d’une adoption, qui entraîne une rupture des liens juridiques des requérants avec l’enfant, la Cour observera toujours sa jurisprudence selon laquelle « [d]e telles mesures ne doivent être appliquées que dans des circonstances exceptionnelles et ne peuvent se justifier que si elles s’inspirent d’une exigence primordiale touchant à l’intérêt supérieur de l’enfant » (voir, par exemple, Johansen, précité, § 78, et Aune, précité, § 66). Il y a également lieu de rappeler que dans l’arrêt Gnahoré c. France (no 40031/98, § 59, CEDH 2000‑IX ; voir également Görgülü c. Allemagne, no 74969/01, § 48, 26 février 2004), la Cour a dit :

« (...) il est clair qu’il est tout autant dans l’intérêt de l’enfant que les liens entre lui et sa famille soient maintenus, sauf dans les cas où celle-ci s’est montrée particulièrement indigne : briser ce lien revient à couper l’enfant de ses racines. Il en résulte que l’intérêt de l’enfant commande que seules des circonstances tout à fait exceptionnelles puissent conduire à une rupture du lien familial, et que tout soit mis en œuvre pour maintenir les relations personnelles et, le cas échéant, le moment venu, « reconstituer » la famille. »

107. En ce qui concerne le processus de décision analysé sous l’angle de l’article 8, il échet dès lors de déterminer, en fonction des circonstances de chaque espèce et notamment de la gravité des mesures à prendre, si les parents ont pu jouer dans le processus décisionnel, considéré comme un tout, un rôle assez grand pour leur accorder la protection requise de leurs intérêts et ont été en mesure de faire valoir pleinement leurs droits. Il appartient à la Cour de vérifier si les juridictions nationales se sont livrées à un examen approfondi de l’ensemble de la situation familiale et de toute une série d’éléments, d’ordre factuel, affectif, psychologique, matériel et médical notamment, et si elles ont procédé à une appréciation équilibrée et raisonnable des intérêts respectifs de chacun, avec le souci constant de déterminer quelle serait la meilleure solution pour l’enfant. Dans la pratique, on observera probablement à cet égard un certain chevauchement avec l’impératif voulant que des motifs pertinents et suffisants président à l’adoption d’une mesure relative à la prise en charge d’un enfant par l’autorité publique (voir, entre autres, Y.C. c. Royaume-Uni, précité, § 138).

108. Lorsque des enfants sont concernés, il est impératif de tenir compte de leur intérêt supérieur. La Cour rappelle qu’il existe un large consensus – y compris en droit international – autour de l’idée que dans toutes les décisions concernant des enfants, leur intérêt supérieur doit primer (voir, parmi beaucoup d’autres, Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], no 41615/07, § 135, CEDH 2010). La Cour souligne d’ailleurs que dans les affaires où sont en jeu des questions de placement d’enfants et de restrictions du droit de visite, l’intérêt de l’enfant doit passer avant toute autre considération (Jovanovic c. Suède, no 10592/12, § 77, 22 octobre 2015, et Gnahoré, précité, § 59).

109. D’une part, l’intérêt supérieur de l’enfant dicte que les liens entre lui et sa famille soient maintenus, sauf dans les cas où celle-ci se serait montrée particulièrement indigne. D’autre part, il est certain que garantir à l’enfant une évolution dans un environnement sain relève de cet intérêt et que l’article 8 de la Convention ne saurait autoriser un parent à prendre des mesures préjudiciables à la santé et au développement de son enfant (voir, parmi beaucoup d’autres, Neulinger et Shuruk, précité, § 136). Lorsqu’une période de temps considérable s’est écoulée depuis que l’enfant a été placé pour la première fois sous assistance, l’intérêt qu’a l’enfant à ne pas voir sa situation familiale de facto changer de nouveau peut l’emporter sur l’intérêt des parents à la réunion de leur famille (K. et T. c. Finlande, § 155, précité, paragraphe 104 ci-dessus, et, par exemple, Kutzner, précité, § 67). Il est également rappelé que dans l’arrêt R. et H. c. Royaume-Uni, no 35348/06, § 88, 31 mai 2011, la Cour a dit :

« (...) il est dans la nature même de l’adoption d’exclure des perspectives réelles de réintégration dans la famille ou de réunion de la famille et (...) l’intérêt supérieur de l’enfant dicte au contraire qu’elle soit placée à titre permanent au sein d’une nouvelle famille. L’article 8 n’impose pas aux autorités internes de faire des tentatives incessantes de réunir la famille ; il leur impose simplement de prendre toutes les mesures nécessaires que l’on peut raisonnablement exiger d’elles pour assurer le regroupement de l’enfant et de ses parents (Pini et autres c. Roumanie, nos 78028/01 et 78030/01, § 155, CEDH 2004‑V (extraits)). De même, la Cour observe que lorsqu’une période de temps considérable s’est écoulée depuis qu’un enfant a été placé pour la première fois sous assistance, l’intérêt qu’a l’enfant à ne pas voir sa situation familiale de facto changer de nouveau peut l’emporter sur l’intérêt des parents à la réunion de leur famille (voir, mutatis mutandis, K. et T. c. Finlande, précité, § 155, et Hofmann c. Allemagne (déc.), no 66516/01, 28 août 2007). Des considérations identiques doivent s’appliquer lorsqu’un enfant a été retiré à ses parents. »

110. Lorsqu’elle recherche si les motifs ayant justifié les mesures litigieuses étaient pertinents et suffisants aux fins du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention, la Cour tient compte du fait que la conception que l’on a du caractère opportun d’une intervention des autorités publiques dans les soins à donner à un enfant varie d’un État à l’autre en fonction d’éléments tels que les traditions relatives au rôle de la famille et à l’intervention de l’État dans les affaires familiales, ainsi que des ressources que l’on peut consacrer à des mesures publiques dans ce domaine particulier. Il reste que le souci de l’intérêt supérieur de l’enfant revêt dans chaque cas une importance décisive. Il ne faut d’ailleurs pas perdre de vue que les autorités nationales bénéficient de rapports directs avec tous les intéressés, souvent dès le moment où des mesures de placement sont envisagées ou immédiatement après leur mise en œuvre. Il découle de ces considérations que la Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux autorités internes dans l’exercice de leurs responsabilités en matière de réglementation des questions de prise en charge d’enfants par l’autorité publique et des droits des parents dont les enfants ont été ainsi placés par les autorités locales, mais de contrôler sous l’angle de la Convention les décisions qu’elles ont rendues dans l’exercice de leur pouvoir d’appréciation (voir, par exemple, K.et T. c. Finlande, précité, § 154).

ii. Application de ces principes au cas d’espèce

α) Les procédures

111. Au sujet des procédures internes, la Cour note que les mesures litigieuses ont en premier lieu été adoptées par le bureau d’aide sociale du comté, qui était composé de trois personnes – un juriste, un psychologue et un citoyen ordinaire – et que le bureau a examiné l’affaire pendant trois jours. La première requérante était présente et accompagnée d’un avocat. Vingt-et-un témoins ont été entendus (paragraphe 40 ci-dessus). L’affaire a de plus été ultérieurement examinée pendant trois jours par le tribunal de district, qui était lui aussi composé d’un juge professionnel, d’un psychologue et d’un citoyen ordinaire. Là encore, la première requérante était présente et représentée par un avocat, et vingt-et-un témoins, dont plusieurs experts, ont été entendus (paragraphe 47 ci-dessus). Un nouveau contrôle a été effectué pour les besoins des deux degrés de la procédure d’autorisation d’appel (paragraphes 62-64 ci-dessus).

112. L’un des experts, le psychologue K.M., qui avait examiné, reçu en consultation et soigné la première requérante, n’était pas d’accord sur la nécessité d’autoriser l’adoption (paragraphe 53 ci-dessus). Le tribunal de district a ainsi reçu des avis professionnels divergents sur ce que serait la décision la plus compatible avec l’intérêt supérieur de X. Il a étudié et apprécié les différents rapports et témoignages, et indiqué les raisons pour lesquelles il estimait qu’il ne pouvait pas accorder une importance décisive à l’avis du psychologue qui avait témoigné en faveur de l’interruption du placement : cet avis ne reposait pas sur les travaux de recherche les plus récents (paragraphe 53 ci-dessus). La Cour, incluant à titre supplémentaire dans son analyse le fait que la première requérante a été pleinement associée à la procédure considérée dans son ensemble, est convaincue que le processus de décision interne a été équitable et propre à préserver les droits de la première requérante et du deuxième requérant découlant de l’article 8 de la Convention.

β) La décision de ne pas mettre un terme au placement en famille d’accueil

113. Recherchant si des motifs pertinents et suffisants ont été invoqués pour justifier la décision de ne pas mettre un terme au placement de X en famille d’accueil, la Cour observe d’emblée que nul n’allègue devant elle que les parents d’accueil n’étaient pas aptes à élever X. La première requérante soutient toutefois qu’elle était capable de s’occuper correctement de X elle-même. Elle indique qu’avant l’adoption de X, elle a donné naissance à un autre enfant, Y, qu’elle s’est mariée et qu’aucune mesure de protection n’a été prise à l’égard de Y.

114. La Cour note que le tribunal de district a déduit, sur la base des éléments qui lui avaient été fournis, que contrairement à X, Y ne présentait pas de besoins particuliers (paragraphe 49 ci-dessus). En ce qui concerne X, le tribunal de district a conclu qu’il s’agissait d’un enfant vulnérable présentant des besoins particuliers et qu’il courrait un « risque considérable de ne pas connaître un développement normal » si l’on ne répondait pas à ses besoins. La conclusion du tribunal s’est appuyée sur des éléments pertinents, notamment les témoignages de plusieurs professionnels (paragraphe 49 ci-dessus). Bien que la Cour sache que, comme le souligne la première requérante, aucune mesure de protection n’a été prise à l’égard de Y, elle relève dans le même temps que le tribunal de district a justifié de manière raisonnable le fait que ce facteur ne pouvait pas jouer un rôle déterminant dans la décision concernant X. Dans le principe, la Cour ne considère pas que pareille approche individualisée soit problématique.

115. Qui plus est, il n’appartient pas à la Cour de rechercher si des motifs pertinents et suffisants ont étayé la décision initiale de placer X en famille d’accueil en 2008 ou l’arrêt de la cour d’appel qui a confirmé la décision de délivrer une ordonnance de placement en 2010. La Cour observe toutefois que dans son jugement du 22 février 2012, le tribunal de district a conclu que les éléments de preuve avaient « clairement démontré » que les « limitations fondamentales » concernant la première requérante et ses aptitudes parentales qui existaient au moment où la cour d’appel avait décidé que X devait être placé persistaient près de deux années plus tard (paragraphe 51 ci-dessus). Il a étayé cette conclusion en invoquant les éléments pertinents, notamment l’évolution défavorable observée lors des rencontres (paragraphes 50-51 ci-dessus).

116. La Cour tient de plus compte du fait que des mesures de caractère obligatoire concernant le placement de X ont été décidées et mises en œuvre depuis le 17 octobre 2008, date à laquelle la première requérante avait révoqué le consentement par lequel elle avait accepté d’être hébergée dans le centre familial (paragraphe 8 ci-dessus). Après cette date, X a résidé de manière continue chez sa famille d’accueil jusqu’à ce que le bureau d’aide sociale du comté autorisât le 8 décembre 2011 ses parents d’accueil à l’adopter (paragraphe 41 ci-dessus). De manière générale, l’intérêt qu’a l’enfant à ne pas voir sa situation familiale de facto changer de nouveau peut l’emporter sur l’intérêt des parents à la réunion de leur famille lorsqu’une « période de temps considérable » s’est écoulée depuis que l’enfant a été placé pour la première fois (paragraphes 104 et 109 ci-dessus). En l’espèce, X avait vécu avec ses parents d’accueil pendant environ trois ans et demi lorsque le tribunal de district a examiné son affaire (paragraphe 57 ci-dessus), ce qui, de l’avis de la Cour, constitue une période de temps considérable. Qui plus est, X était alors dans la petite enfance, à savoir une période durant laquelle il importait tout particulièrement de garantir ses droits (voir aussi, entre autres, l’Observation générale no 7 (2005) sur la mise en œuvre des droits de l’enfant dans la petite enfance, paragraphe 75 ci-dessus).

117. Dans ces conditions, la Cour est convaincue que le tribunal de district a été soucieux de l’intérêt supérieur de X et que sa décision de maintenir le placement de X, prise à la lumière des besoins particuliers de celui-ci, n’a pas été entachée d’arbitraire. Compte tenu des circonstances de l’espèce, la Cour considère qu’en concluant que l’interruption du placement de X n’aurait pas correspondu à l’intérêt supérieur de celui-ci, les autorités internes n’ont pas outrepassé la marge d’appréciation accordée à l’État défendeur et que les motifs justifiant cette décision étaient pertinents et suffisants.

γ) La décision de déchoir la première requérante de son autorité parentale et d’autoriser l’adoption

118. La Cour observe que la seule raison qui a dicté la décision de déchoir la première requérante de son autorité parentale était que cette autorité serait ensuite transférée aux pouvoirs publics de manière à ce qu’il pût être consenti à l’adoption. Il est par conséquent approprié d’examiner simultanément les deux éléments de cette décision.

119. La Cour rappelle pour commencer que les décisions de déchoir la première requérante de son autorité parentale à l’égard de X et d’autoriser que celui-ci fût adopté par ses parents d’accueil étaient par nature des mesures qui pouvaient « totalement priv[er] l’intéressée d’une vie familiale avec l’enfant et ne cadraient pas avec le but de réunir mère et [fils] » (Johansen, précité, § 78). Partant, les mesures en question doivent s’apprécier à l’aune de la norme rappelée au paragraphe 106 ci-dessus, à savoir que « [d]e telles mesures ne doivent être appliquées que dans des circonstances exceptionnelles et ne peuvent se justifier que si elles s’inspirent d’une exigence primordiale touchant à l’intérêt supérieur de l’enfant ».

120. Le tribunal de district a pris pour point de départ général le principe selon lequel il devait exister « des raisons impérieuses » et qu’il fallait qu’il fût établi avec « un degré élevé de certitude » que l’adoption servirait l’intérêt supérieur de l’enfant (paragraphes 55 et 56 ci-dessus). Il a également déclaré que la décision devait se fonder sur une évaluation concrète du cas d’espèce, mais aussi sur l’expérience générale tirée des travaux de recherche en psychologie pédiatrique (paragraphe 56 ci-dessus). De plus, le tribunal de district a fait expressément référence à la décision parue au Rt. 2007, page 561, dans laquelle la Cour suprême avait analysé la norme applicable aux affaires d’adoption à la lumière de la jurisprudence de la Cour (paragraphe 69 ci-dessus), et il a conclu qu’il existait des « raisons particulièrement impérieuses » de consentir à l’adoption de X dans cette affaire (paragraphe 60 ci-dessus). La Cour estime que ces déclarations impliquent que le tribunal de district entendait appliquer la législation nationale pertinente dans le respect des principes généraux énoncés dans la jurisprudence de la Cour relativement à l’article 8 de la Convention, comme l’a dit la Cour suprême dans sa jurisprudence (paragraphes 67-72 et 106 ci-dessus). Soulignant que l’adoption entraînerait une rupture des liens juridiques avec la famille biologique (paragraphe 58 ci-dessus), mais qu’elle renforcerait la relation avec la famille d’accueil (paragraphe 57 ci-dessus), le tribunal de district a conclu que l’intérêt supérieur de X dictait qu’une décision dans ce sens fût prise (paragraphe 60 ci-dessus). La Cour rappelle qu’elle a admis dans sa jurisprudence que les autorités et les juridictions locales se trouvaient devant une tâche difficile à l’extrême quand elles devaient se prononcer dans un domaine aussi délicat (voir, par exemple, Y.C. c. Royaume-Uni, précité, § 136).

121. En venant aux faits de l’espèce, la Cour rappelle que le tribunal de district a décidé d’autoriser l’adoption de X après qu’il eut constaté que mettre un terme à la prise en charge de X par l’autorité publique irait à l’encontre de l’intérêt supérieur de celui-ci (paragraphes 48-54 ci-dessus). La Cour conclut que cette décision relevait de la marge d’appréciation consentie à l’État défendeur (paragraphe 117 ci-dessus). Partant, pour rechercher si les circonstances de la présente espèce étaient exceptionnelles et si l’adoption a été motivée par une exigence primordiale touchant à l’intérêt supérieur de X (paragraphes 106 et 119 ci‑dessus), il y a lieu de tenir compte du fait que l’autre possibilité envisageable consistait à maintenir le placement en famille d’accueil.

122. L’autorisation de l’adoption était synonyme pour X d’une rupture de ses liens juridiques avec sa mère biologique. À cet égard, le tribunal de district a noté que bien qu’ayant passé les trois premières semaines de sa vie auprès de sa mère et l’ayant vue ensuite à l’occasion de nombreuses visites, X n’avait pas développé avec elle de liens psychologiques, même lorsqu’il avait appris que c’était elle qui l’avait mis au monde (paragraphe 58 ci‑dessus). Le tribunal de district a de plus souligné que X avait trois ans et demi à l’époque où la décision d’autoriser l’adoption avait été prise et qu’il vivait dans sa famille d’accueil depuis l’âge de trois semaines. C’était à l’égard de ses parents d’accueil que X avait développé un attachement fondamental, au sens social et psychologique du terme (paragraphe 57 ci‑dessus).

123. Pour l’essentiel, les observations ci-dessus montrent que le tribunal de district a conclu que les liens sociaux entre X et la première requérante étaient très limités. La Cour a déjà dit que pareil constat devait avoir des conséquences sur le degré de protection qui devait être apporté au droit de l’intéressée au respect de sa vie familiale au sens du premier paragraphe de l’article 8 lors de l’appréciation de la nécessité de l’ingérence sous l’angle du second paragraphe dudit article (Aune, précité, § 69, avec les références citées, entre autres Johansen c. Norvège (décision précitée)). En l’espèce, le tribunal de district a également souligné que si l’adoption n’était pas autorisée, il était en tout état de cause envisagé d’inscrire le placement de X dans le long terme (voir le paragraphe 57 ci-dessus ainsi que Aune, précité, §§ 70-71).

124. Sur la question spécifique des visites entre X et la première requérante, la Cour observe que le tribunal de district n’a pas établi de droit de visite et qu’il n’était pas compétent pour ce faire (paragraphe 61 ci‑dessus). L’adoption signifiait ainsi que la première requérante et X étaient juridiquement privés du droit de se voir. Le tribunal de district a toutefois noté que bien que les modalités de visite mises en place fussent loin d’être optimales, les parents d’accueil étaient néanmoins disposés à laisser X contacter la première requérante s’il le souhaitait (paragraphe 59 ci-dessus). La Cour considère qu’en l’espèce, l’attitude favorable affichée par les parents d’accueil à l’idée de « la poursuite des contacts » est plus difficile à interpréter que dans l’affaire Aune, précitée, §§ 74-78. La Cour estime néanmoins que cet aspect n’est pas dénué de pertinence.

125. Concernant l’appréciation effectuée par le tribunal de district à propos de la solution de substitution consistant à maintenir le placement en famille d’accueil, la Cour observe que le tribunal de district a souligné que X était un enfant vulnérable et qu’une adoption l’aiderait à renforcer le sentiment d’appartenance qu’il nourrissait à l’égard de ses parents d’accueil, qu’il considérait comme ses parents, et lui procurerait un sentiment de sécurité pour les années à venir (voir les paragraphes 49 et 57 ci-dessus et, mutatis mutandis, Aune, précité, § 70). Il a en particulier fait référence à la déclaration d’un membre du corps médical de l’hôpital psychiatrique de jour pour enfants et adolescents, qui avait expliqué que X était sujet au stress et avait besoin de beaucoup de calme, de sécurité et de soutien (paragraphe 49 ci-dessus). Par ailleurs, dans sa décision du 8 décembre 2011, le bureau d’aide sociale du comté, se fondant sur les constats établis par une psychologue, M.S., l’avait décrit comme un « enfant particulièrement vulnérable » (paragraphe 41 ci-dessus).

126. À cet égard, la Cour observe qu’en justifiant sa décision de ne pas mettre un terme au placement de X, le tribunal de district a tenu compte de la description que les parents d’accueil et l’agent de supervision avaient faite des réactions émotionnelles de X après les rencontres avec sa mère : selon leurs dires, l’enfant « pleurait et était inconsolable, et il avait besoin de beaucoup de sommeil » (paragraphe 50 ci-dessus). Il a considéré que cette réaction pouvait notamment s’expliquer par le fait que le garçon était « vulnérable face à des interactions inopportunes et à des informations qui n’étaient adaptées ni à son âge ni à son fonctionnement. Les débordements d’émotions auxquels s’était livrée la première requérante dans certaines situations pendant les visites, par exemple lorsque X avait eu un mouvement vers sa mère d’accueil et l’avait appelée « maman », furent considérés comme potentiellement effrayants et peu propices au bon développement de X » (paragraphe 50 ci-dessus).

127. Dans l’arrêt Aune (précité), dans lequel la Cour a considéré que l’adoption n’avait pas emporté violation de l’article 8 de la Convention, elle a conclu qu’il perdurait un « conflit latent susceptible d’éclater et d’entraîner des difficultés au vu de la vulnérabilité particulière de A et de son besoin de sécurité » et que l’adoption « semblait pouvoir parer à cette éventualité » (ibidem, § 71). En l’espèce, le conflit a constitué un thème récurrent tout au long de la procédure (voir, entre autres, les paragraphes 18, 29, 41 et 46 ci-dessus) et le jugement du tribunal de district a dit que la première requérante avait déclaré devant le tribunal qu’elle se battrait jusqu’à ce que X lui fût restitué et qu’elle ne considérait pas qu’une exposition publique ainsi que des procédures judiciaires à répétition pouvaient se révéler nocives pour X à long terme (paragraphe 52 ci-dessus). Même s’il faut s’attendre à ce qu’un parent biologique s’oppose à une ordonnance de placement, le comportement de la mère, qui était à l’origine des réactions émotionnelles de X, constituait à l’évidence un facteur à prendre en compte.

128. Si le tribunal de district a conclu que la situation de la première requérante s’était améliorée à certains égards – elle s’était mariée, le couple avait eu un autre enfant et sa situation matérielle avait progressé (paragraphe 48 ci-dessus) – les éléments de preuve présentés à ce tribunal l’ont conduit à conclure qu’il avait été clairement démontré que les « limitations fondamentales » perduraient et que la première requérante n’avait pas donné de signe d’évolution positive (paragraphes 42, 34 et 51 ci-dessus). À cet égard, la Cour note aussi que le bureau d’aide sociale du comté, après avoir souligné la nécessité que la première requérante témoignât d’une « grande capacité d’empathie et de compréhension » à l’égard de X et de ses problèmes en cas de retour, l’a décrite comme « complètement dépourvue (...) de l’empathie et de la compréhension requises » (paragraphe 41 ci-dessus).

129. Dans les conditions exposées ci-dessus, la Cour observe que le tribunal de district a été confronté à la difficile et délicate mission de ménager un juste équilibre entre les intérêts concurrents en jeu dans une affaire complexe. Il a à l’évidence été guidé par les intérêts de X, et notamment son besoin particulier de sécurité au sein de sa famille d’accueil, qui s’expliquait par sa vulnérabilité psychologique. Étant donné que le tribunal de district a conclu que pendant les trois années durant lesquelles la première requérante avait pu rendre visite à son enfant, aucun signe d’évolution positive de ses aptitudes dans les situations de visite n’avait été décelé (paragraphe 51 ci-dessus), que le processus de décision interne a été équitable (paragraphe 112 ci-dessus) et que les autorités nationales ont bénéficié de rapports directs avec tous les intéressés (paragraphe 110 ci‑dessus), la Cour est convaincue que la présente espèce se caractérise par des circonstances exceptionnelles de nature à justifier les mesures en question et que ces mesures ont été motivées par une exigence primordiale touchant à l’intérêt supérieur de l’enfant (paragraphes 106 et 119 ci-dessus).

iii. Conclusion sur le fond

130. À la lumière de ce qui précède (voir, en particulier, les paragraphes 112, 117 et 129 ci-dessus), il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, recevables les griefs introduits par la première requérante et le deuxième requérant et la requête irrecevable pour le surplus ;

2. Dit, par quatre voix contre trois, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 30 novembre 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Milan BlaškoAngelika Nußberger
Adjoint au greffierPrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion commune aux juges Grozev, O’Leary et Hüseynov.

A.N.
M.B.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES GROZEV, O’LEARY ET HÜSEYNOV

(Traduction)

I. Introduction

1. Une majorité de la chambre a conclu que la décision d’autoriser l’adoption du deuxième requérant par ses parents d’accueil n’a pas emporté violation du droit au respect de la vie familiale garanti par l’article 8 de la Convention dans le chef de la mère biologique[1].

2. Eu égard aux circonstances particulières de la présente espèce, aux informations communiquées à l’appui des décisions par les autorités internes et par le gouvernement défendeur ainsi qu’aux normes juridiques énoncées dans la jurisprudence de la Cour dans ce domaine, nous devons respectueusement dire notre désaccord avec la majorité.

3. Il est bien établi que dans les affaires de placement d’enfant, les autorités internes disposent d’une ample marge d’appréciation. Cette marge se réduit lorsque les droits parentaux sont restreints ou supprimés[2]. De plus, les autorités internes bénéficient d’un rapport direct avec les personnes dont les droits sont affectés par la décision supposée emporter violation de l’article 8 de la Convention. Partant, la Cour n’a pas, à l’évidence, à endosser les habits d’une juridiction de quatrième instance et à substituer volontairement ou par inadvertance sa propre appréciation à celle des autorités internes dans un domaine aussi sensible[3]. Notre opinion dissidente en l’espèce ne perd pas de vue ces limitations nécessaires et fondamentales.

4. Néanmoins, on ne saurait oublier que la jurisprudence de la Cour reconnaît qu’une adoption allant à l’encontre des souhaits d’un parent biologique, qui a pour conséquence de rompre les liens de facto et de jure entre parent et enfant et de mettre un terme au droit de visite, constitue une ingérence irréversible et lourde de conséquences dans l’exercice à la fois par le parent et par l’enfant du droit au respect de la vie familiale : « briser ce lien revient à couper l’enfant de ses racines »[4]. C’est la raison pour laquelle la Cour a dit que l’intérêt de l’enfant commande que « seules des circonstances tout à fait exceptionnelles puissent conduire à une rupture du lien familial »[5].

5. La subsidiarité et la marge d’appréciation appellent à faire preuve d’une prudence particulière dans une affaire telle que celle-ci. Elles ne dispensent toutefois pas la Cour de procéder à un examen clinique des faits, de rechercher si les motifs avancés par les autorités internes étaient à la fois pertinents et suffisants et, enfin, de déterminer si les circonstances exceptionnelles susmentionnées existaient.

II. Les circonstances de l’espèce

6. Étant donné que notre désaccord avec la majorité porte non seulement sur la manière dont elle a présenté et appliqué les normes jurisprudentielles pertinentes relatives à l’article 8 de la Convention, mais aussi sur la manière dont elle a pris en compte les circonstances concrètes de l’espèce, ou peut-être pris ses distances avec celles-ci, il est nécessaire de rappeler les faits de manière assez détaillée.

7. L’enfant de la première requérante naquit le 25 septembre 2008. La première requérante et l’enfant s’installèrent dans un centre familial quatre jours plus tard, la mère ayant accepté d’y séjourner pendant trois mois eu égard à son besoin reconnu d’accompagnement et de soutien après la naissance[6].

1. Placement d’urgence

8. Le 17 octobre 2008, alors que l’enfant avait trois semaines, la première requérante révoqua le consentement par lequel elle avait accepté de séjourner dans le centre familial, et ce même jour, l’enfant fit l’objet d’un placement d’urgence parce qu’il avait perdu du poids pendant les premières semaines de sa vie et qu’il avait été rapporté que sa mère ne comprenait pas ses besoins et n’y répondait pas. Il ressort de l’arrêt de la majorité que la première requérante avait cherché à obtenir l’assurance qu’à la fin des trois mois de séjour prévus, elle serait autorisée à rentrer chez elle avec son enfant. Faute d’avoir reçu cette garantie, elle souhaita quitter le centre (paragraphe 33 de l’arrêt de la majorité). Dans le recours dont elle saisit le bureau d’aide sociale du comté, la première requérante indiqua qu’elle et X pouvaient vivre chez ses parents, que sa mère était disposée à l’épauler et qu’elle-même était prête à accepter l’aide des services de protection de l’enfance. Le bureau d’aide sociale du comté comme le tribunal de district rejetèrent son recours et firent référence au rapport établi par le centre familial, lequel avait considéré que la mère était incapable de s’occuper de son enfant sans soutien ou suivi, ainsi qu’à un rapport d’expertise psychologique qui s’était fondé sur une évaluation à laquelle X avait été soumis entre l’âge de dix jours et celui de deux mois et qui avait mis en évidence, lorsqu’il avait été examiné pour la première fois, son retard de développement et le grand risque qu’il courait. Ce rapport indiquait ensuite qu’à l’âge de deux mois, après son placement, X « se comport[ait] comme un bébé de deux mois normal, et présent[ait] un potentiel de développement normal » (paragraphe 12 de l’arrêt de la majorité).

2. Placement à long terme

9. L’ordonnance de placement d’urgence fut transformée en une ordonnance à plus long terme en mars 2009, alors que l’enfant avait un peu plus de cinq mois. Le droit de visite de la première requérante fut à ce moment-là ramené à six visites de deux heures par an, sous supervision. La prolongation du placement fut justifiée par le risque de déficiences physiques et psychologiques graves qu’aurait couru l’enfant s’il avait été confié aux soins de sa mère et par l’impossibilité de remédier à ce risque par des mesures d’assistance. La première requérante forma un recours dans lequel elle reprocha aux autorités de ne pas avoir envisagé de mesures de substitution au placement et de ne pas avoir produit d’éléments suffisants pour justifier la prolongation du placement. Elle obtint gain de cause dans un premier temps. Le tribunal de district, qui rendit sa décision alors que X avait près de onze mois, dit que celui-ci devrait rentrer vivre chez la première requérante à l’issue d’une période de réadaptation et que la perte de poids qu’il avait subie pendant les premières semaines de sa vie avait pu être causée par une infection. Le droit de visite accordé à la première requérante fut alors étendu mais l’on rapporta qu’elle-même et ses parents, qui furent présents lors de plusieurs de ces visites, témoignaient de l’hostilité à l’égard de la mère d’accueil et des services de protection de l’enfance. Nulle part dans le dossier il n’est expliqué pourquoi toutes les visites mère-enfant supervisées se sont déroulées en présence de la mère d’accueil. Les services de protection de l’enfance firent appel du jugement rendu par le tribunal de district et l’exécution de ce jugement fut suspendue jusqu’à ce que l’affaire pût être entendue par la cour d’appel. Des psychologues et une experte des relations familiales furent désignés par les services de protection de l’enfance ainsi que par la cour d’appel. Dans sa décision du 22 avril 2010, la cour d’appel confirma la décision de placement d’office de X qui avait été prise par le bureau d’aide sociale du comté et ramena le droit de visite de la première requérante à quatre visites de deux heures par an. À ce moment-là, X avait presque un an et sept mois. La cour d’appel fonda sa décision sur le rapport qui avait été antérieurement remis par le centre familial et qui décrivait en détail le manque de soins qui avait marqué les trois premières semaines de la vie de X, ainsi que sur les rapports remis par une psychologue et thérapeute familiale, M.S. Le comportement de la première requérante pendant les rencontres avec X, sur lesquelles les agents de supervision désignés avaient porté un jugement négatif, joua également un rôle important. Selon la psychologue M.S., ces visites se passaient si mal qu’il fallait empêcher la mère de voir l’enfant. La psychologue s’inspira en outre beaucoup du rapport susmentionné établi par le centre familial, lequel indiquait que X avait été négligé pendant les trois premières semaines de son existence, ainsi que de rapports antérieurs qui décrivaient en détail les antécédents médicaux de la mère biologique et les problèmes médicaux qu’elle avait rencontrés pendant son enfance. La Cour d’appel conclut qu’une ordonnance de placement était nécessaire et qu’il ne suffirait pas d’instaurer des mesures d’assistance à l’intention de la mère pour que l’on pût autoriser le retour de X chez elle. La Cour d’appel accorda également de l’importance à l’attachement que X avait développé envers ses parents d’accueil, et en particulier sa mère d’accueil. Il y a lieu de noter que lorsque la cour d’appel s’est prononcée, le 22 avril 2010, le droit de visite de la première requérante à l’égard de X avait déjà été réduit une première fois alors que l’enfant avait trois semaines, puis avait été fortement restreint lorsque l’enfant avait cinq mois[7].

3. La procédure d’adoption

10. En juillet 2011, alors que l’enfant avait deux ans et dix mois, les autorités voulurent déchoir la première requérante de son autorité parentale dans le but d’autoriser l’adoption de X par ses parents d’accueil. À titre subsidiaire, elles cherchèrent à la priver de son droit de visite à l’égard de X. De son côté, la première requérante s’efforça d’obtenir la révocation de l’ordonnance de placement ou l’octroi d’un droit de visite étendu.

11. Par une décision du 8 décembre 2011, le bureau d’aide sociale du comté dit que la première requérante devait être déchue de son autorité parentale à l’égard de X et que les parents d’accueil de ce dernier devaient être autorisés à l’adopter.

12. La procédure formelle suivie par le bureau d’aide sociale du comté pour parvenir à cette décision ne se trouve pas au cœur de cette opinion dissidente, même si le point de savoir quels expertises et autres éléments de preuve ont été pris en considération et de quelle manière entre en ligne de compte[8].

13. La base sur laquelle le bureau d’aide sociale du comté a fondé sa décision compte en revanche davantage. Le bureau d’aide sociale s’est appuyé sur les déclarations faites par la première requérante pendant l’audience et qui attestaient de la persistance de tensions entre elle-même et les services de protection de l’enfance, sur le fait que les visites supervisées restaient marquées par l’hostilité entre la mère biologique ainsi que la grand-mère maternelle et la mère d’accueil, sur l’hypothèse raisonnable formulée par le bureau d’aide sociale selon laquelle X était un « enfant particulièrement vulnérable », sur les conditions dans lesquelles celui-ci avait vécu peu après sa naissance, sur le rapport d’expertise de M.S., qui avait été consultée un an et demi auparavant dans le cadre de la procédure de placement de l’enfant et sur le fait que l’autre solution envisageable aurait été un placement à long terme, ce qui n’aurait pas correspondu à l’intérêt supérieur de X ni à celui de ses parents d’accueil, qui l’élevaient.

14. Lorsque le bureau d’aide sociale du comté rendit sa décision en 2011, la première requérante s’était entre-temps mariée et avait donné naissance à un second enfant, Y. Elle plaçait beaucoup d’espoir dans ce changement intervenu dans sa vie personnelle ainsi que dans le fait que ses compétences parentales à l’égard de son deuxième enfant avaient été examinées et n’avaient pas été remises en cause. Le bureau d’aide sociale du comté prit note de ces informations mais jugea que l’aptitude de la première requérante à élever son deuxième enfant, Y, ne suffisait pas à démontrer qu’elle était capable de s’occuper de son premier enfant, X, eu égard aux besoins particuliers de ce dernier.

15. La décision du bureau d’aide sociale du comté fut confirmée par le tribunal de district le 22 février 2012.

III. Principes généraux relatifs au placement et à l’adoption des enfants découlant de l’article 8 de la Convention

16. L’arrêt de la majorité reprend les principes généraux découlant de l’article 8 établis dans la jurisprudence de la Cour relativement aux procédures de placement et d’adoption d’enfants[9]. Lorsqu’on opère une distinction entre ces deux aspects, comme le demande la jurisprudence de la Cour, ces principes ainsi que les normes juridiques qui en sont dérivées peuvent être résumés ainsi :

– Lorsqu’il s’agit d’apprécier la nécessité de placer un enfant, les autorités nationales bénéficient d’une ample marge d’appréciation. Cette marge se rétrécit toutefois selon la nature des questions en litige et la gravité des intérêts en jeu. Lorsque le droit de visite est réduit ou supprimé, la marge est incontestablement plus étroite et le contrôle de la Cour plus strict[10].

– La Cour a reconnu à plusieurs reprises que la perception de l’opportunité de l’intervention des pouvoirs publics dans la prise en charge d’un enfant varie d’un État à l’autre. De plus, les autorités nationales bénéficiant de rapports directs avec toutes les personnes concernées par une décision litigieuse, la Cour doit veiller à ne pas se substituer aux autorités internes dans l’exercice de leurs responsabilités dans ce domaine[11].

– Lorsqu’il s’agit d’apprécier si le processus qui a abouti à une décision contestée sous l’angle de l’article 8 respecte les normes de la Convention, la Cour se penchera sur l’ensemble du processus et recherchera si un parent a été suffisamment associé et pleinement en mesure de présenter sa cause, si les juridictions internes ont mené un examen approfondi de la situation familiale dans son intégralité et d’un ensemble d’autres facteurs (factuels, affectifs, psychologiques, matériels et médicaux), si les intérêts respectifs de chacune des personnes concernées ont fait l’objet d’une appréciation équilibrée et raisonnable et si les décisions litigieuses ont été justifiées par des motifs pertinents et suffisants[12].

– La jurisprudence opère une distinction entre les décisions de placement et les décisions d’adoption. Concernant les premières, la Cour n’a cessé de déclarer que le placement doit en principe être considéré comme une mesure temporaire, qui doit être suspendue dès que les circonstances s’y prêtent et que tout acte d’exécution doit concorder avec un but ultime : unir à nouveau le parent naturel et l’enfant. L’obligation positive de prendre des mesures afin de faciliter la réunion de la famille dès que cela sera vraiment possible s’impose aux autorités compétentes dès le début de la période de prise en charge et avec de plus en plus de force, mais doit toujours être mise en balance avec le devoir de considérer l’intérêt supérieur de l’enfant[13].

– En ce qui concerne là encore le placement, avec l’écoulement d’une période de temps considérable, l’intérêt qu’a l’enfant à ne pas voir sa situation familiale de facto changer peut l’emporter sur l’intérêt des parents biologiques à la réunion de leur famille[14].

– En revanche, lorsque les décisions relatives à la prise en charge des enfants par l’autorité publique sont irréversibles, par exemple lorsqu’une adoption est autorisée, et entraînent la rupture des liens de facto et de jure entre un parent biologique et un enfant, la jurisprudence de la Cour exhorte « encore plus que de coutume [à] une protection contre les ingérences arbitraires »[15]. Il y a alors lieu d’exercer un contrôle plus rigoureux des restrictions supplémentaires appliquées au droit de visite des parents ; contrôle qui devient plus strict encore lorsqu’il s’agit d’une déchéance de l’autorité parentale et d’une autorisation d’adoption. Comme l’indique l’arrêt de la majorité, « de telles mesures ne doivent être appliquées que dans des circonstances exceptionnelles et ne peuvent se justifier que si elles s’inspirent d’une exigence primordiale touchant à l’intérêt supérieur de l’enfant »[16].

– L’examen de ce qui sert au mieux l’intérêt de l’enfant est toujours d’une importance cruciale dans toute affaire de cette sorte. Les autorités nationales doivent ménager un juste équilibre entre les intérêts de l’enfant et ceux des parents et, ce faisant, attacher une importance particulière à l’intérêt supérieur de l’enfant, qui, selon les circonstances, peut l’emporter sur celui des parents[17].

IV. Sur le point de savoir si en l’espèce les normes établies par la jurisprudence ont été respectées

17. À notre avis, il n’a pas été démontré en l’espèce que les normes pertinentes relatives à l’adoption aient été respectées.

18. À titre liminaire, l’arrêt de la majorité dit qu’il n’appartient pas à la Cour de rechercher si des motifs pertinents et suffisants ont étayé la décision de placer X en famille d’accueil, d’abord à titre de mesure d’urgence puis à titre de mesure de long terme. Si cela est vrai à strictement parler (le grief de la première requérante porte sur l’adoption de l’enfant), il ne faut pas oublier que ces décisions ont inexorablement conduit à celles qui ont abouti à l’adoption, qu’elles sont à l’origine du passage du temps qui est si préjudiciable à la réunification d’une cellule familiale, qu’elles ont influencé l’appréciation au fil du temps de l’intérêt supérieur de l’enfant et qu’elles ont placé la première requérante dans une position qui se trouvait inévitablement en conflit avec celle des autorités qui avaient ordonné puis prolongé le placement ainsi qu’avec celle des parents d’accueil, lesquels avaient eux intérêt à favoriser leur relation avec l’enfant dans l’optique de finir par l’adopter. Nous n’avons pas pour objectif, dans cette opinion dissidente, de remettre en cause les décisions prises par les autorités internes concernant le placement dès lors que les éléments de preuve ont montré que, particulièrement lorsque le conflit susmentionné s’est envenimé, la première requérante a éprouvé des difficultés à faire passer l’intérêt, le vécu et les perceptions de l’enfant devant l’épreuve qu’elle traversait elle-même. Il n’est toutefois pas possible d’ignorer l’enchaînement des événements qui ont précédé l’adoption et y ont conduit et dans le contexte desquels ce conflit paraît avoir pris corps[18]. Comme l’indiquent clairement les principes généraux susmentionnés, la décision de placement doit en principe être considérée comme une mesure temporaire, à suspendre dès que les circonstances s’y prêtent et les États sont tenus par l’obligation positive de faciliter la réunion de la famille[19].

19. En ce qui concerne la déchéance de l’autorité parentale qui a été infligée à la première requérante dans l’optique d’une autorisation d’adoption, l’arrêt de la majorité approuve la décision rendue par le tribunal de district le 22 février 2012 selon laquelle il existait « des raisons particulièrement impérieuses » d’autoriser ladite adoption (paragraphe 120 de l’arrêt de la majorité). L’arrêt de la majorité expose ces raisons de la manière suivante :

20. En premier lieu, l’attachement fondamental et psychologique de X à l’égard de ses parents d’accueil, qui s’explique par la durée de son séjour chez eux et par l’absence d’attachement psychologique à l’égard de sa mère, malgré les nombreuses visites, est considéré comme un aspect important (paragraphe 122 de l’arrêt de la majorité). Invoquant l’arrêt Aune c. Norvège, la majorité dit que le caractère limité des liens sociaux entre la mère biologique et l’enfant « devait avoir des conséquences sur le degré de protection qui devait être apporté au droit de l’intéressé[e] au respect de sa vie familiale » (paragraphe 123 de l’arrêt de la majorité).

21. Alors que l’adoption devait normalement priver la première requérante et X du droit de se voir, la majorité évoque en deuxième lieu la référence faite par le tribunal de district à la volonté des parents d’accueil « de laisser X contacter la première requérante s’il le souhaitait » (paragraphes 59 et 124 de l’arrêt de la majorité). Pour la majorité, cela ne correspondait pas au droit de visite garanti en cause dans l’affaire Aune, qui était une affaire d’adoption dans laquelle la Cour n’avait pas constaté de violation de l’article 8[20]. La bonne volonté des parents d’accueil est néanmoins considérée comme une raison soit pertinente soit suffisante en l’espèce.

22. En troisième lieu, toutes les décisions des autorités internes ainsi que l’arrêt rendu par la majorité font référence à la vulnérabilité de X. Dans la décision du bureau d’aide sociale du comté de 2011 autorisant l’adoption, il est dit que le bureau « juge raisonnable de partir du principe que [X] est un enfant particulièrement vulnérable » (paragraphe 41 de l’arrêt de la majorité). Par ailleurs, dans leur opposition au recours formé par la première requérante contre l’adoption, les services de protection de l’enfance rapportent que X est un enfant vulnérable (ibidem, paragraphe 46), et c’est également le qualificatif qui est utilisé par le tribunal de district (ibidem, paragraphes 49 et 57). L’arrêt de la majorité renvoie à ces sources et conclut que le tribunal de district a été guidé par l’intérêt de X, et notamment par le besoin particulier de sécurité de celui-ci au sein de sa famille d’accueil, qui s’expliquait par sa « vulnérabilité psychologique » (ibidem, paragraphe 129).

23. Enfin, la situation de tension et de conflit qui prévalait entre la première requérante, les autorités et la mère d’accueil ainsi que la réaction de l’enfant à l’égard de cette dernière, sur laquelle les autorités internes se sont appuyées pour ordonner la prolongation du placement, servent à justifier la déchéance de l’autorité parentale et l’adoption. Renvoyant une fois encore à l’affaire Aune, l’arrêt de la majorité considère l’adoption comme un moyen de contrer ces risques de conflit latent.

24. Compte tenu des effets juridiques et sociaux de l’adoption, de son caractère irréversible et du critère des circonstances exceptionnelles énoncé par la jurisprudence de la Cour et prétendument respecté en l’espèce, ces facteurs sont-ils suffisants ? D’après les éléments figurant dans le dossier, d’autres facteurs feraient-ils défaut dans l’appréciation effectuée par la majorité ?

1) Sur la question de l’absence de liens sociaux et/ou psychologiques entre la mère biologique et l’enfant, si la première était à l’évidence au moins en partie responsable de la qualité des visites qui ont eu lieu, une mère qui a été empêchée de voir son enfant, âgé de trois semaines, fût-ce pour des motifs légitimes, est en l’espèce tenue pour l’unique responsable du relâchement inévitable, voire de la dégradation, de leurs liens sociaux. En Norvège, le droit de visite est remarquablement restrictif[21] et un droit de visite limité produit un effet particulièrement préjudiciable pendant les premiers semaines, mois et années de la vie[22]. En avril 2010, le droit dont disposait la première requérante avait été ramené à quatre visites de deux heures par an. De plus, la référence à l’arrêt Aune n’est pertinente que dans une certaine mesure et aurait dû à notre avis être assortie de réserves très claires. Dans l’affaire Aune, l’enfant qui fit ultérieurement l’objet d’une procédure d’adoption à l’âge de 12 ans avait été placé à l’âge de six mois à la suite de violences physiques et psychologiques graves qui avaient entraîné une hémorragie cérébrale. Ses parents, toxicomanes, continuèrent de consommer des drogues après son placement. Sa mère biologique manquait souvent les visites et disparut complètement pendant un an. Dans la présente affaire, il ne fait aucun doute que la première requérante a négligé son enfant pendant les premières semaines de sa vie, mais il est difficile de ne pas percevoir des différences très fondamentales entre les circonstances factuelles de l’affaire Aune, dans laquelle certains des principes juridiques appliqués par la majorité dans la présente espèce ont été développés, et les actes de la première requérante ainsi que de sa famille élargie à partir du moment où X leur fut retiré[23].

2) Nul ne conteste que l’adoption a rompu les liens juridiques entre la mère biologique et l’enfant et a mis un terme au droit de visite des deux. Il semble donc extraordinaire que l’ouverture d’esprit témoignée par les parents d’accueil à l’idée de consentir à des visites « si l’enfant le souhaitait » soit prise en compte dans l’analyse juridique, étant donné que cette bonne volonté n’était pas juridiquement contraignante et que l’enfant en question avait trois ans et demi à l’époque considérée. L’arrêt fait référence à l’existence en droit norvégien d’une forme d’adoption ouverte mais il ne mentionne ni la nécessité que les parents adoptifs consentent formellement à pareil arrangement ni leur capacité à le révoquer. Une fois encore, l’arrêt de la majorité renvoie à l’affaire Aune, cette fois pour mettre en évidence une différence fondamentale entre les deux cas – dans l’affaire Aune, le droit de visite avait été garanti et la bonne volonté prouvée. Cette différence est toutefois écartée car non pertinente.

3) Il ne fait aucun doute que lorsque X a été placé d’urgence, c’était un nouveau-né vulnérable dont les besoins élémentaires n’étaient pas satisfaits. Cependant, à l’âge de deux mois, il est décrit dans le rapport du centre familial comme un enfant qui se comporte comme un bébé de deux mois normal et qui montre « les signes d’un bon développement psychosocial et cognitif ». Les rapports présentés aux autorités internes soulignent les difficultés engendrées pour l’enfant par les tensions lors des visites. Les besoins spéciaux de l’enfant ne sont toutefois jamais explicités[24]. Dans la décision prise par le bureau d’aide sociale du comté le 8 décembre 2011, il est dit que X avait souffert « de négligences graves, de nature à mettre sa vie en péril, pendant les trois premières semaines de son existence » et qu’il avait traversé beaucoup d’épreuves, ayant « vécu dans la famille d’accueil pendant trois ans sans [connaître] sa mère biologique ». La première affirmation n’est ni expliquée ni nécessairement étayée par des éléments de preuve[25]. Une fois encore, notre intention n’est pas de remettre en question la décision de placement prise par les autorités ni, point crucial, les conséquences de l’écoulement du temps sur les modalités de placement de l’enfant. Comme la Cour l’a dit à maintes reprises, avec l’écoulement du temps, l’intérêt qu’a l’enfant à ne pas voir sa situation familiale de facto changer peut l’emporter sur l’intérêt des parents à la réunion de leur famille. La rupture irréversible des liens juridiques revêt toutefois un caractère différent. Elle requiert des circonstances exceptionnelles et il apparaît que l’on a supposé en l’espèce qu’il était plausible que ces circonstances existaient au lieu de chercher à les mettre en évidence de manière tangible.

4) Rien dans le dossier ne fait apparaître clairement que les autorités internes auraient pris en compte les effets à long terme sur l’enfant de la rupture permanente et irréversible des liens de facto et juridiques avec sa mère biologique[26]. La Cour a dit à plusieurs reprises que briser pareils liens revient à couper l’enfant de ses racines et que cette mesure ne peut être justifiée que par des circonstances tout à fait exceptionnelles. Au sujet de la préservation de ces racines, elle a dans d’autres circonstances dit que les autorités internes pouvaient légitimement priver un mineur, contre la volonté de celui-ci, de sa filiation avec la personne qu’il considérait comme son père et avec laquelle il avait noué des liens affectifs solides, dans le but de reconnaître le lien de filiation du mineur en question avec son père biologique, l’intérêt primordial de l’enfant étant de connaître la vérité sur ses origines. Selon la Cour dans ladite affaire – Mandet c. France – il a été raisonnable de la part des autorités internes de décider que l’intérêt de l’enfant ne se trouvait pas tant là où celui-ci le voyait que dans l’établissement de sa filiation réelle[27]. Chaque affaire relative à l’article 8 doit faire l’objet d’une appréciation individuelle effectuée en fonction des faits de la cause et de la marge d’appréciation déterminante susmentionnée qui est celle des autorités internes. Il apparaît toutefois que cette marge constitue en elle-même l’unique fil de logique juridique qui lie ces affaires entre elles, la Cour faisant figure de simple spectateur, principe de subsidiarité oblige, de la désintégration des relations familiales et de la destruction des racines suivant la manière dont cette marge est utilisée dans une affaire donnée.

5) Comme la Cour l’a dit à maintes reprises, non seulement les circonstances justifiant de rompre tous les liens doivent être exceptionnelles, mais les motifs justifiant leur existence doivent être pertinents et suffisants. Lorsqu’elle a contesté la déchéance de l’autorité parentale et l’adoption, la première requérante a largement insisté sur le fait que sa situation personnelle avait évolué depuis l’époque où X était né et avait été placé et où ses aptitudes parentales avaient été évaluées pour la première fois. Depuis cette époque-là, elle s’était mariée et avait eu un deuxième enfant, Y, et une enquête sur la manière dont elle élevait celle-ci n’avait révélé aucune carence. Elle a ultérieurement donné naissance à un troisième enfant après la fin de la procédure d’adoption et sa manière d’élever cet enfant n’a pas non plus été remise en cause. L’avis rendu par un expert qui s’était prononcé en faveur de la première requérante, qui l’avait aidée à faire face au traumatisme que représentait la perte de son premier enfant après le placement de celui-ci et qui préconisait la restauration des droits de cette dernière a été écarté au motif qu’il se fondait sur des travaux de recherche obsolètes. De surcroît, la majorité passe sous silence l’évaluation effectuée par la commune dans laquelle la première requérante vit désormais[28]. L’appréciation individuelle requise ainsi que la mise en balance des intérêts de l’enfant avec ceux de son parent biologique ne tiennent nullement compte de la rupture des liens de X avec sa sœur (et ultérieurement avec l’autre membre de sa fratrie) ou avec ses grands-parents. Les autorités internes ont dit qu’il fallait se garder de confondre les besoins du deuxième enfant, Y, avec les besoins particuliers, non explicités, de X. Par conséquent, l’évolution favorable de la situation personnelle de la première requérante n’a eu aucune incidence sur l’appréciation menée en vue de l’adoption et sur l’intérêt supérieur de X à cet égard. Dans l’arrêt Johansen, dans lequel elle n’a pas constaté de violation à raison du placement mais a conclu à une violation de l’article 8 à raison de l’adoption, la Cour a dit que les autorités internes avaient pour justifier l’adoption litigieuse donné des motifs pertinents mais non suffisants. La non-prise en compte de l’évolution et de l’amélioration de la situation de la mère biologique dans cette affaire apparaît avoir joué un rôle clé à cet égard[29]. Dans une affaire norvégienne récente, I.D. c. Norvège, qui portait sur un droit de visite, la Cour a conclu que le grief d’une mère biologique était manifestement mal fondé mais a souligné que le droit de visite pouvait et devait donner lieu à un contrôle régulier : « [la mère] a la possibilité d’obtenir un contrôle régulier de ces mesures lors duquel les autorités devront tenir compte de tout changement et de toute évolution de la situation de la requérante et de X, notamment d’une éventuelle progression des aptitudes parentales de la requérante ou d’un renforcement de la solidité affective de X[30] ». Dans la présente espèce, la première requérante a saisi la cour d’appel d’un recours portant à la fois sur l’appréciation des éléments de preuve et sur une impossibilité d’obtenir la déposition d’un expert concernant son aptitude ainsi que celle de son époux à élever correctement un enfant. Bien que le tribunal de district eût rejeté l’avis d’expertise favorable à la première requérante, la cour d’appel refusa l’autorisation de faire appel, disant que la première requérante n’avait pas expliqué pourquoi il aurait été nécessaire de désigner un expert devant la cour d’appel (paragraphe 63 de l’arrêt de la majorité). Il apparaît que cette position renferme une contradiction : elle suppose que l’inaptitude parentale de la mère revêt un caractère fondamental et que son potentiel de changement est limité, comme l’avancent le gouvernement défendeur et les autorités internes (paragraphe 128 de l’arrêt de la majorité ainsi que les paragraphes qui y sont mentionnés), mais aucune disposition n’a été arrêtée en vue d’une prise en charge de ses plus jeunes enfants par l’autorité publique[31]. Pour pouvoir rompre les liens de l’enfant avec sa mère et sa fratrie, il fallait pouvoir prouver que la famille était particulièrement indigne ; or il apparaît qu’au fil du temps elle a prouvé qu’elle ne l’était pas[32].

6) De plus, il est difficile de dissiper l’impression que l’appréciation de l’aptitude et de la conduite de la première requérante a été d’un bout à l’autre influencée par le fait que celle-ci était en conflit avec les services de protection de l’enfance ainsi qu’avec la mère d’accueil. Le tribunal de district a souligné qu’« il n’était apparu aucun élément de nature à indiquer que la première requérante avait développé une attitude plus positive à l’égard des services de protection de l’enfance ou de la mère d’accueil »[33]. Un conflit de cette nature n’a toutefois rien d’exceptionnel[34]. Dans une situation où tant les parents d’accueil que les autorités internes étaient censés agir au nom de l’intérêt supérieur de l’enfant, la première requérante a, en les contestant ou en étant en conflit avec eux, été perçue comme agissant à l’encontre de cet intérêt[35]. Le comportement de la mère à l’égard des autorités et sa volonté déclarée de se battre jusqu’à ce que son enfant lui fût restitué ont joué contre elle (paragraphe 127 de l’arrêt de la majorité). Il y a lieu de noter que ni l’un ni l’autre de ces facteurs n’est contrebalancé dans l’arrêt de la majorité par les engagements répétés de la première requérante, qui promettait que si son autorité parentale était préservée, si son droit de visite était étendu ou si l’enfant lui était restitué, elle collaborerait avec les services de protection de l’enfance[36]. En l’espèce, l’autorité chargée de mettre en balance les différents intérêts en jeu était elle-même en conflit avec l’une des personnes dont les intérêts étaient mis en balance. Il s’agit là d’une situation très délicate.

7) Enfin, le conflit qui a été à l’origine des tensions pendant les visites opposait la première requérante et sa famille élargie, d’une part, et la mère d’accueil ainsi que les services de protection de l’enfance, d’autre part. Il n’est pas expliqué pourquoi on n’a pas essayé d’y soustraire l’enfant et de faire en sorte que les visites eussent lieu à l’abri des tensions qui apparaissaient dès que la mère biologique et la mère d’accueil étaient en présence l’une de l’autre[37]. Dans d’autres affaires de ce type, la Cour a mis en avant la nécessité d’examiner dûment les autres solutions possibles et de préserver les droits parentaux tout en trouvant un moyen de permettre aux enfants de recouvrer leur équilibre affectif[38]. De plus, si la Cour a reconnu que les tensions dans les relations (parentales) placent les autorités internes dans une situation délicate, elle a dit que pareil défaut de coopération n’exonérait pas les autorités de leurs obligations positives découlant de l’article 8[39].

V. La nécessité de respecter les normes jurisprudentielles existantes

25. Nous avons tenté d’expliquer pourquoi, sur un plan factuel et juridique, nous ne nous rallions pas à l’appréciation faite par nos collègues dans les circonstances de la cause, tout en demeurant pleinement conscients des limites qu’imposent à juste titre la subsidiarité et la marge d’appréciation.

26. Nous savons parfaitement non seulement que les autorités sont en contact direct avec les personnes affectées par leurs décisions mais aussi qu’elles possèdent une expertise dans les questions de placement d’enfant, de droit de visite et d’adoption. Cette affaire démontre qu’on a en Norvège nettement tendance à préférer l’adoption au placement à long terme, la première passant pour mieux répondre à l’intérêt supérieur de l’enfant. Les décisions de cette nature et les appréciations qui les sous-tendent sont légitimes et relèvent de la marge d’appréciation des autorités internes.

27. Une étude de la jurisprudence de la Cour démontre toutefois l’existence de normes juridiques – la nécessité d’établir l’existence de raisons particulièrement impérieuses, de réserver la rupture des liens de facto et de jure aux circonstances exceptionnelles et d’appliquer un contrôle plus strict lorsque ces dernières se présentent. Il s’agit de normes qui ont une signification juridique et qui devraient, à notre avis, produire des conséquences juridiques. L’arrêt de la majorité prend acte de ces normes de manière abstraite mais ne les applique que partiellement aux circonstances de la présente espèce.

28. Les principes généraux énoncés à la section III reflètent l’état actuel de la jurisprudence et indiquent clairement les exigences de procédure et de fond qui doivent être respectées dans une affaire telle que celle-ci. Dès lors que l’on passe à l’application concrète de ces principes aux circonstances de la cause, il semblerait que l’axe d’analyse devienne presque exclusivement procédural. Or une attention excessive aux aspects procéduraux risque de faire passer pour banales des intrusions de grande ampleur dans la vie familiale et privée. De plus, lorsqu’ils sont lus dans l’abstrait, les principes généraux de la Cour risquent de susciter de faux espoirs de réunion familiale, qui, comme le démontre cette affaire, ont peu de chances de se concrétiser dès lors que l’enfant est placé, que le droit de visite a été significativement restreint, que du temps s’est écoulé et que la procédure interne a formellement respecté les normes procédurales découlant de l’article 8.

* * *

[1]. Les griefs de la mère biologique (la première requérante) et de l'enfant (le deuxième requérant, X), qui a fait l'objet d'une procédure de placement puis d'adoption, ont été jugés recevables. Les griefs du deuxième enfant et des parents de la première requérante ont été déclarés irrecevables (paragraphes 78-94 de l’arrêt de la majorité). Le troisième enfant de la première requérante n'est né qu’après la fin de la procédure d'adoption.

[2]. Voir, par exemple, Gnahoré c. France, no 40031/98, § 54, CEDH 2000‑IX, Sahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 65, CEDH 2003‑VIII ainsi que la jurisprudence citée à la section III ci-dessous. Cette jurisprudence pose clairement que la marge se réduit et que la Cour exerce un contrôle strict sur les restrictions ou les privations du droit de visite.

[3]. Voir, par exemple, T.P. et K.M. c. Royaume-Uni [GC], no 28945/95, § 70, CEDH 2001‑V (extraits) ainsi que la jurisprudence citée à la section III ci-dessous.

[4]. Görgülü c. Allemagne, no 74969/01, § 48, 26 février 2004, Gnahoré, précité, § 59, ou Johansen c. Norvège, 7 août 1996, § 78, Recueil des arrêts et décisions 1996‑III.

[5]. Görgülü, précité, § 48 (italiques ajoutés).

[6]. Il n'est pas contesté au niveau interne ou devant la Cour que la première requérante avait eu des problèmes médicaux considérables à surmonter lorsqu’elle était enfant, que ces problèmes avaient eu des conséquences sur son développement social et psychologique et qu'elle nourrissait à propos de sa grossesse des sentiments contradictoires.

[7]. Les visites hebdomadaires de 1,5 heure furent remplacées par six visites de deux heures par an puis par quatre visites de deux heures par an. Pendant une brève période après que le tribunal de district eut fait droit à la demande de la première requérante, ce droit de visite fut porté à trois heures trois fois par semaine.

[8]. Il n'est pas contesté que, formellement, la procédure devant le bureau d'aide sociale du comté (composition du bureau, organisation d'une audience orale, présence de la première requérante accompagnée de son avocat, nombre des témoins entendus – paragraphe 40 de l’arrêt de la majorité) et devant le tribunal de district (paragraphe 47 de l’arrêt de la majorité) était conforme aux exigences procédurales implicites découlant de l'article 8 de la Convention (paragraphes 111-112 de l’arrêt de la majorité). Pour de plus amples détails sur l'appréciation des éléments de preuve, voir plus bas.

[9]. Voir, en particulier, les paragraphes 102-110 de l’arrêt de la majorité.

[10]. Voir la note 2 ci-dessus, Görgülü, précité, § 50 ou Anayo c. Allemagne, no 20578/07, § 66, 21 décembre 2010.

[11]. Voir, par exemple, K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, § 154-155, CEDH 2001‑VII, Görgülü, précité, § 42, ou Johansen, précité, § 64. Voir également les paragraphes 104 et 110 de l’arrêt de la majorité.

[12]. Voir, par exemple, Y.C. c. Royaume-Uni, no 4547/10, § 138, 13 mars 2012, et les paragraphes 102, 107 et 110 de l’arrêt de la majorité qui font référence à la nécessité de motifs pertinents et suffisants.

[13]. Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 169, CEDH 2000‑VIII, et K. et T. c. Finlande, précité, § 178. À propos de l'intérêt supérieur de l'enfant, voir plus bas.

[14]. K. et T. c. Finlande, précité, § 155.

[15]. Y.C. c. Royaume-Uni, précité, § 136.

[16]. Voir divers arrêts tels que Johansen, précité, § 78, Gnahoré, précité, § 59, ou Pontes c. Portugal, no 19554/09, § 79, 10 avril 2012.

[17]. Görgülü, précité, §§ 41 et 43.

[18]. Voir également Johansen, précité, § 79. D’ailleurs, il apparaît plus loin que l’arrêt de la majorité reconnaît ce point et s’appuie sur la légitimité du placement en famille d’accueil pour suggérer que l’adoption aurait légitimement pu être considérée par les autorités internes comme étant préférable au maintien du placement à long terme en famille d’accueil (paragraphes 121 et 123).

[19]. Voir, entre autres, K. et T. c. Finlande, précité, § 178.

[20]. Dans l'arrêt Aune, précité, §§ 76-78, la Cour a fait référence aux conclusions rendues par les juridictions internes concernant « la certitude immense, quasiment absolue » que l'attitude ouverte des parents adoptifs sur la question des visites perdurerait. Du fait de cette attitude ouverte, qui avait déjà été établie, la mère biologique ne fut pas empêchée de rester en relation avec son fils.

[21]. Voir, par exemple, I.D. c. Norvège (déc.), 4 avril 2017 (droit de visite de quatre heures, trois fois par an), T.S. et J.J. c. Norvège (déc.), no 15633/15, § 5, 11 octobre 2016 (droit de visite de quatre heures, deux fois par an, certes pour une grand-mère, mais qui devait venir de Pologne pour voir l'enfant de sa fille décédée), ou J.M.N. et C.H. c. Norvège (déc.), 11 octobre 2016 (droit de visite de deux heures, trois fois par an).

[22]. Voir, à cet égard, Görgülü, précité, §§ 46 et 48, Pontes, précité, § 80, Ignaccolo-Zenide c. Roumanie, no 31679/96, § 102, CEDH 2000‑I, ou Maire c. Portugal, no 48206/99, § 74, CEDH 2003‑VII.

[23]. Voir les faits décrits à la section II ci-dessus ainsi que les paragraphes 7-18 de l’arrêt de la majorité.

[24]. Comparer avec la description claire de la vulnérabilité de l'enfant adoptif qui figure dans l'arrêt Aune, précité ; avec l’évocation des besoins spéciaux de l'enfant placé dans l'arrêt T.S. et J.J., précité, § 5, ou avec mention de la vulnérabilité et des besoins spéciaux des parents et de l'enfant dans l'arrêt J.M.N. et C.H., précité, §§ 3-10.

[25]. Comparer les déclarations du bureau d’aide sociale du comté, reproduites au paragraphe 41 de l’arrêt de la majorité, avec les rapports du centre familial (paragraphe 10) et de la clinique pédopsychiatrique (paragraphe 12) ainsi qu'avec le témoignage de la consultante familiale (paragraphe 25).

[26]. Voir à ce sujet l’appréciation faite par la Cour dans l’arrêt Görgülü, précité, § 46 : « il n’apparaît pas que cette juridiction ait examiné s’il serait viable de réunir [X] et le requérant dans des circonstances de nature à atténuer le plus possible l’épreuve pour [X]. Au lieu de cela, la cour d’appel s’est apparemment focalisée exclusivement sur les effets immédiats qu’une séparation d’avec ses parents d’accueil produirait sur l’enfant, mais n’a pas pris en considération les effets à long terme qu’une séparation définitive d’avec son père naturel aurait sur [X]. La solution envisagée par le tribunal de district, qui consistait à multiplier et à faciliter les visites entre le requérant et [X], lequel devait dans un premier temps rester vivre dans sa famille d’accueil, n’a apparemment pas été prise en compte. La Cour rappelle à cet égard que les perspectives d’une réunion de la famille s’amenuiseront progressivement et finiront par disparaître si le père biologique et l’enfant ne sont pas autorisés à se voir du tout ou seulement à de si rares occasions qu’il est peu probable que des liens se forment naturellement entre eux ». Voir également Anayo, précité, § 71.

[27]. Mandet c. France, no 30955/12, §§ 56-57, 14 janvier 2016.

[28]. Paragraphes 62-63 de l’arrêt de la majorité.

[29]. Voir Johansen, précité, §§ 83-84 ainsi que Pontes, précité, § 96 pour la nécessité de tenir compte de l'évolution de la situation familiale.

[30]. I.D. c. Norvège, précité, § 65 (italiques ajoutés).

[31]. Voir de même Pontes, précité, § 96 pour une appréciation contradictoire d'une situation familiale.

[32]. Görgülü, précité, § 48 et d'autres références.

[33]. Paragraphe 51 de l’arrêt de la majorité.

[34]. Le fait que ce conflit ne revête pas un caractère exceptionnel transparaît également dans la possibilité qu’a eue la première requérante d’introduire un grief au nom de son enfant biologique devant une Cour dont l'arrêt confirme la fin de leurs relations sociales et juridiques. Comme le reconnaît le paragraphe 81 de l’arrêt de la majorité au sujet de la recevabilité, citant Scozzari et Giunta, « des mineurs peuvent saisir la Cour même, et à plus forte raison, s'ils sont représentés par une mère en conflit avec les autorités, dont elle critique les décisions et la conduite à la lumière des droits garantis par la Convention ».

[35]. Pour une description d'un antagonisme de même type entre les intérêts en jeu qui s'est également révélé fatal pour la revendication d'un parent biologique (mais dans des circonstances très différentes), voir R. et H. c. Royaume-Uni, no 35348/06, § 88, 31 mai 2011 : « dès lors que les juridictions internes eurent conclu que l'adoption servait l'intérêt supérieur de N, elles furent aussi en droit de conclure que tout parent raisonnable se souciant du bien-être de son enfant devait consentir à l'adoption ».

[36]. Voir, entre autres, les arguments de la première requérante devant le tribunal de district, au paragraphe 45 de l’arrêt de la majorité.

[37]. Voir également les arguments de la requérante dans l'arrêt Johansen, précité, § 74.

[38]. Voir, par exemple, Vojnity c. Hongrie, no 29617/07, §§ 42-43, 12 février 2013, bien que l'affaire concerne un grief relatif à l'article 14 combiné avec l'article 8.

[39]. Voir, par exemple, Kacper Nowakowski c. Pologne, no 32407/13, § 89, 10 janvier 2017.


Synthèse
Formation : Cour (cinquiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-179264
Date de la décision : 30/11/2017
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Partiellement irrecevable (Art. 35) Conditions de recevabilité;(Art. 35-1) Épuisement des voies de recours internes;(Art. 35-3-a) Ratione personae;Non-violation de l'article 8 - Droit au respect de la vie privée et familiale (Article 8-1 - Respect de la vie familiale)

Parties
Demandeurs : STRAND LOBBEN ET AUTRES
Défendeurs : NORVÈGE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : REIKERAS M.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award