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16/11/2017 | CEDH | N°001-178690

CEDH | CEDH, AFFAIRE BOUKROUROU ET AUTRES c. FRANCE, 2017, 001-178690


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE BOUKROUROU ET AUTRES c. FRANCE

(Requête no 30059/15)

ARRÊT

STRASBOURG

16 novembre 2017

DÉFINITIF

16/02/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Boukrourou et autres c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :

Angelika Nußberger, présidente,
Erik Møse,
Nona Tsotsoria,
André Potocki, >Síofra O’Leary,
Mārtiņš Mits,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer, juges,
et de Milan Blaško, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambr...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE BOUKROUROU ET AUTRES c. FRANCE

(Requête no 30059/15)

ARRÊT

STRASBOURG

16 novembre 2017

DÉFINITIF

16/02/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Boukrourou et autres c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :

Angelika Nußberger, présidente,
Erik Møse,
Nona Tsotsoria,
André Potocki,
Síofra O’Leary,
Mārtiņš Mits,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer, juges,
et de Milan Blaško, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 octobre 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 30059/15) dirigée contre la République française et dont six ressortissants français, M. Abdelkader Boukrourou, Mmes Samira Boukrourou épouse Mehigueni et Fatiha Boukrourou épouse Hassioui, MM. Karim Boukrourou et Lahoucin Boukrourou, et Mme Yamina Hassioui épouse Boukrourou, (« les requérants »), ont saisi la Cour le 18 mai 2015 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me Y. Bouzrou, avocat à Paris. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères.

3. Les requérants allèguent une violation des articles 2 et 3 de la Convention suite au décès de M.B., leur fils, frère et époux.

4. Le 2 juin 2016, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le premier requérant est un ressortissant français né, en 1970 et résidant à Mouroux. Il est le frère de la victime, M.B. né en 1968.

Les deuxième, troisième, quatrième, cinquième et sixième requérants, nés respectivement en 1977, 1973, 1972, 1939 et 1951, sont les sœur, veuve, frère, père et mère de la victime. Ils résident respectivement à Mouroux, Massy, Valentigney et Thulay.

6. Le 12 novembre 2009, vers 16 h 30, M.B., mesurant 1 m 80 et pesant environ 100 kilos, se rendit dans une pharmacie à Valentigney. Il était connu du personnel de cette officine où il se procurait le traitement qui lui était prescrit pour ses troubles psychiatriques.

7. M.B. voulait procéder à l’échange de médicaments délivrés sans ordonnance dont il n’était pas satisfait. Une préparatrice en pharmacie, Mme R., et le propriétaire de la pharmacie, M. F., lui expliquèrent que l’effet de ces médicaments s’était estompé en raison d’un phénomène d’accoutumance. M.B. commença à s’énerver, jetant les boites de médicaments, haussa le ton et tint des propos incohérents :

« J’en ai marre de vos visites la nuit, de votre assistante et de vous-même ! »

8. M.B. informa M. F. qu’il entendait porter plainte contre lui. Le pharmacien demanda à Mme R. de contacter les services de police. M.B. s’assit sur une des chaises mises à disposition de la clientèle de la pharmacie.

9. À 16 h 53, quatre fonctionnaires de police arrivèrent sur place, après avoir été informés par le centre d’information et de commandement (CIC) qu’ils devaient intervenir pour un perturbateur présentant des troubles psychiatriques.

10. Le sous-brigadier L. et le gardien de la paix M. demandèrent à M.B. de sortir de l’officine à plusieurs reprises. Devant son refus véhément, le sous-brigadier L. et le gardien de la paix D. saisirent alors M.B. par le bras afin de le faire sortir de la pharmacie. Le gardien de la paix M. prit le mollet droit de l’intéressé. M.B. se débattit et appela au secours.

11. Arrivé sur le perron de la pharmacie, l’intéressé se retrouva au sol. Le gardien de la paix M. tenta de le menotter dans le dos alors qu’il continuait à se débattre et à appeler la police à l’aide. Le gardien de la paix M. asséna deux coups de poing sur le plexus de M.B. sans que cela permette de le menotter.

12. M.B. fut alors tourné sur le flanc droit et le gardien de la paix D. put le menotter par devant à l’aide de deux paires de menottes liées entre elles.

13. Le sous-brigadier P. alla chercher le véhicule de police afin de le rapprocher. Deux policiers saisirent M.B. par le bras afin de le faire pénétrer dans le fourgon. Malgré sa résistance, M.B. fut monté de force à l’intérieur du fourgon de police.

14. Dans le fourgon de police, M.B., continua de se débattre et de crier et projeta un policier contre le porte bagage situé en hauteur et un autre contre une tablette avant de chuter à plat ventre. Le sous-brigadier L. se plaça au-dessus de ses épaules afin de fixer une autre paire de menottes permettant de l’attacher à la partie fixe de la banquette du fourgon. Les gardiens de la paix D. et M. se placèrent sur lui, sur les mollets et les fesses.

15. À 16 h 58, soit exactement cinq minutes après leur arrivée, les trois fonctionnaires de police présents dans le véhicule demandèrent à leur centrale l’assistance des sapeurs-pompiers et du service d’aide médicale urgente (SAMU).

16. Arrivés à 17 h 07, selon la retranscription des appels du CIC, les sapeurs-pompiers demandèrent aux policiers de transférer M.B. dans leur véhicule. Le sous-brigadier L. s’y refusa en raison de l’état d’extrême excitation de M.B.

17. Les pompiers établirent alors un bilan de l’état de M.B. Si ce dernier s’était calmé, son rythme cardiaque ne put être mesuré à l’aide du saturomètre dont les capteurs ne fonctionnaient pas. Un des sapeurs-pompiers contrôla constamment sa ventilation. À un moment, la respiration s’arrêta. Un pompier constata l’absence de circulation sanguine.

18. L’équipe de sapeurs-pompiers transporta M.B. à l’intérieur de la pharmacie. Un de ses membres prévint le SAMU par radio. Les pompiers posèrent un défibrillateur semi-automatique et procédèrent à un massage cardiaque.

19. Un médecin urgentiste du service mobile d’urgence et de réanimation (SMUR), appelé par les pompiers, procéda à une réanimation cardio‑pulmonaire spécialisée. Il constata le décès de M.B. à 18 h 02.

20. Une enquête sur les causes de la mort de M.B. fut immédiatement diligentée.

21. Sur les trois pharmaciens entendus le jour même, 12 novembre 2009, deux étaient présents lorsque les policiers avaient demandé à M.B. de quitter les lieux. Ils confirmèrent que devant le refus de l’intéressé, les policiers s’étaient approchés de ce dernier et l’avaient saisi. Ils indiquèrent que M.B. avait commencé à crier et à se débattre à compter de ce moment, et qu’il était monté dans le fourgon, menotté, hurlant et se débattant. Aucun des trois témoins n’avait vu ce qui s’était passé dans le fourgon.

22. L’un d’eux insista sur le fait que M.B. fréquentait la pharmacie depuis un an et demi et qu’il s’était toujours montré très aimable à chacune de ses visites mensuelles pour retirer son traitement de neuroleptiques.

23. Le même jour, M.S., adjudant pompier volontaire, fut également interrogé. Il indiqua qu’à son arrivée, M.B. était toujours très agité, ventre au sol dans le fourgon, des policiers le maîtrisant : l’un était assis ou à genoux sur les fesses de la victime, l’autre maintenait les jambes ; ses mains étaient en croix et attachées par plusieurs menottes aux pieds de la banquette du fourgon ; la tête de la victime se trouvait côté conducteur, la joue droite posée à plat sur le sol. Il expliqua qu’il avait sollicité le renfort d’un médecin puis que, constatant l’arrêt cardiaque, les pompiers avaient décidé de le transporter dans la pharmacie pour continuer à faire des massages cardiaques.

24. Le 13 novembre 2009, un des pharmaciens fut interrogé une seconde fois. Il déclara que M.B. était un client régulier de la pharmacie. Il indiqua que les policiers n’avaient pas porté de coup à M.B.

25. Le même jour, le gardien de la paix M. fut interrogé. Il déclara que le sous-brigadier L. s’était présenté à M.B. et lui avait demandé de sortir « pour expliquer le problème car dans ce genre d’intervention le but est de séparer les parties ». Il expliqua que l’intéressé avait refusé à plusieurs reprises de sortir malgré les demandes réitérées des fonctionnaires de police qui l’avaient finalement traîné vers la sortie. Il indiqua qu’il avait alors saisi la jambe droite de M.B. et que, juste devant l’entrée de l’officine, ce dernier, en déséquilibre, s’était laissé tomber. Il ajouta que les policiers avaient alors tenté de le menotter. Face à sa résistance à entrer dans le fourgon, il indiqua que le gardien de la paix D. avait alors tiré sur les jambes de l’intéressé, ce qui lui avait fait perdre son équilibre et entraîné leur chute ainsi que celle du sous-brigadier L. dans le fourgon. Il indiqua que L. était parvenu, « je ne sais pas comment à le replaquer au sol ». Il précisa encore qu’afin d’achever le menottage, le sous-brigadier L. s’était accroupi sur les épaules de M.B. alors que le gardien de la paix D. était au niveau de ses jambes ; l’intéressé continuant de se débattre, lui-même s’était mis debout sur ses fesses. Il déclara qu’ils étaient restés « comme ceci un petit moment, mais je ne peux pas vous dire combien, cela m’a paru très long, moi sur ses fesses, le collègue sur ses épaules et la troisième fonctionnaire sur ses pieds, aidés par la collègue P. qui avait mis ses jambes en croix pour éviter qu’il bouge. À ce moment, les pompiers sont arrivés ».

26. Également le 13 novembre 2009, le sous-brigadier L. fut interrogé. Il déclara avoir été sollicité par sa centrale pour se rendre dans une pharmacie et qu’il avait été informé que M.B. « était sujet à des troubles psychiatriques ». Il confirma que ce dernier s’était violemment débattu avant de se laisser glisser au sol devant l’entrée de l’officine. Il expliqua que le gardien de la paix M. lui avait porté deux coups de poing dans les abdominaux, faisant usage de la technique dite des « coups de diversion ». Pour le reste, il confirma les conditions précitées de menottage dans le fourgon.

27. Le 13 novembre 2009, une autopsie fut pratiquée. Le médecin légiste décrit et expliqua les lésions traumatiques observées : la plaie de l’arcade sourcilière gauche et la tuméfaction associée n’évoquaient pas des blessures consécutives à un coup porté mais étaient en rapport avec un impact de cette partie de la face sur un élément présentant une arrête. Les autres lésions de la face évoquaient un contact appuyé sur une surface rugueuse. Les lésions présentées sur les poignets étaient caractéristiques du menottage. Les lésions de la partie basse du thorax et dans le creux épigastrique pouvaient faire suite à deux coups violents portés à cet endroit. Le médecin légiste précisa que ces blessures n’avaient entrainé ni hémorragie interne, ni fracture. Il releva essentiellement des taches sur les poumons et une sténose à 70% sur une artère du cœur. Le rapport du Dr H. établi le 16 novembre 2009 se conclut comme suit :

« Le décès est vraisemblablement consécutif à la survenue d’une défaillance cardiaque.

L’atteinte athéromateuse observée sur une artère du cœur de l’intéressé l’a exposé à un risque accru de troubles du rythme et de mort subite.

D’autre part, cette défaillance du cœur a potentiellement été favorisée par l’état de stress et d’agitation présentée par l’intéressé lors de son interpellation.

Une éventuelle contrainte à l’ampliation du thorax lors de la contention de l’intéressé peut également être envisagée, mais l’on ne peut affirmer qu’une asphyxie mécanique est la cause du décès. (...)

Des lésions traumatiques récentes évoquant l’action de tiers ont été repérées. En tout état de cause, ces différentes lésions n’ont pas participé directement à la survenue du décès et il n’y a pas, en outre, de blessure caractéristique de coups de poing portés sur la face. »

28. Les 14 et 23 novembre 2009, Mme S., une commerçante, fut interrogée et déclara avoir entendu des cris depuis son magasin situé en face de la pharmacie. Elle indiqua avoir vu quatre policiers avec un homme couché sur le ventre avec les bras derrière le dos qui recevait des coups de poing et de pied. D’une fenêtre latérale du fourgon de police, elle affirma avoir vu une policière et un policier piétiner sur place en s’accrochant au plafond du fourgon, l’un portant trois coups de poing vers le sol et levant son genou très haut avant de l’abattre d’un coup sec.

29. Le 23 novembre 2009, le fils mineur de la commerçante interrogée déclara que deux policiers piétinaient M.B. sur la voie publique et qu’une policière lui avait asséné plusieurs coups de matraque dans le ventre, ainsi que des coups au dos et au visage.

30. Le 3 décembre 2009, une information judiciaire, confiée à deux magistrats instructeurs, fut ouverte contre personne non dénommée du chef d’homicide involontaire.

31. Les requérants se portèrent parties civiles à une date inconnue.

32. Le 7 janvier 2010, Mme C., voisine de la pharmacie, déclara avoir vu M.B. se débattre ventre au sol à l’extérieur de l’officine. Elle expliqua que les policiers l’avaient « jeté dans le fourgon » et qu’elle était partie après que les portes de celui-ci furent fermées. Elle affirma que les policiers n’avaient pas frappé M.B.

33. Le 21 janvier 2010, M. D., brigadier chef de police, formateur dans les domaines de techniques de défense et d’interpellation, ainsi qu’en aspect psychologique et comportemental d’intervention, fut entendu comme témoin. Il déclara qu’en cas de différend entre personnes, « il faut dans la mesure du possible séparer les antagonistes » : les policiers, en cherchant à faire sortir l’intéressé de l’officine, voulaient éviter une bagarre dans la pharmacie. Il fit valoir que les coups portés par le gardien de la paix M. et décrits comme « deux coups de poing au niveau de l’abdomen du mis en cause dans le but de détourner son attention et finir le menottage font partie des zones à privilégier pour rechercher l’amoindrissement de la résistance de l’individu. Ils [les policiers] n’ont pas versé dans l’acharnement et ont terminé le menottage par l’avant. Ces fonctionnaires ont agi aussi dans l’urgence. La technique employée par le gardien M. semble la plus adaptée dans le contexte de l’intervention ». Il ajouta que toutes les techniques enseignées ont pour objet d’amoindrir une résistance en vue de l’interpellation. Il précisa que, s’agissant de l’immobilisation de M.B. dans le fourgon, se placer debout sur les fesses d’un individu n’est pas une action enseignée et que, se positionner latéralement sur les épaules de M.B., comme l’avait fait le gardien de la paix L., fait partie des procédures enseignées. Cette technique permettrait de bloquer la mobilité de l’interpellé tout en évitant l’asphyxie posturale. Il conclut que les fonctionnaires intervenants, compte tenu du contexte d’intervention, avaient fait preuve de pragmatisme et de discernement.

34. Plusieurs experts désignés par un des juges d’instruction rendirent leurs rapports. Le 23 juin 2010, le Dr L., professeur de médecine légale et le Dr R., maître de conférences en médecine légale, rendirent un rapport d’autopsie médico-légale après avoir examiné le corps de M.B. le 18 décembre 2009. Ils indiquèrent que leurs examens avaient révélé « un ensemble de lésions cutanées ne pouvant avoir contribué au décès ». Ils ne mirent en évidence aucun « élément en faveur d’un décès par compression thoracique ». Il n’a ainsi pas été mis en évidence de lésions sous-conjonctivales pétéchiales ni de lésions pétéchiales au niveau de la face ». Ils firent valoir que :

« l’exploitation des scellés ne permet pas de retrouver des éléments précisant les causes du décès de [M.B.]. Ces scellés permettent de retenir un suivi psychiatrique pour une psychose avec plusieurs épisodes d’hallucinations nécessitant la prise de médicaments antipsychotiques de façon régulière. (...) Aux concentrations mesurées, cette imprégnation médicamenteuse psychoactive révélée par les investigations toxicologiques n’apparaît pas susceptible d’expliquer le décès de l’intéressé par un mécanisme de toxicité directe. (...) En conclusion, le décès de [M.B.] (...) est selon toute vraisemblance la conséquence d’un infarctus du myocarde. Le décès est d’origine naturelle. »

35. Le 10 décembre 2010, les Drs T. et F. rendirent leur rapport d’expertise anatomo-pathologique après avoir examiné la copie du rapport d’autopsie du 16 novembre 2009, la copie des auditions des membres de l’équipage de la patrouille de police ayant interpellé M.B., la copie de l’audition de deux témoins, plusieurs scellés prélevés par le Dr H. d’une part et par le professeur L. et le Dr R. d’autre part :

« [M.B] est décédé subitement de troubles du rythme cardiaque par un spasme coronaire déclenché dans le contexte d’un stress émotionnel et physique intense et prolongé. (...) En conclusion, le stress aigu émotionnel prolongé et intense, ainsi que l’agitation prolongée et importante, qui ont débuté dans la pharmacie et qui se sont prolongés au cours de l’interpellation expliquent l’enchaînement des phénomènes physiopathologiques qui ont provoqué le décès : (1) stimulation intense du système nerveux sympathique (système neuro-hormonal adrénergique), (2) spasme coronaire-ischémie, (3) troubles du rythme cardiaque mortels. »

36. Les 14 et 16 décembre 2010, ainsi que le 19 janvier 2011, les quatre policiers comparurent pour la première fois en tant que témoins assistés.

37. Le 8 avril 2011, une reconstitution fut organisée, par les deux magistrats instructeurs co-saisis, en présence des avocats des parties civiles et des témoins assistés. Au cours de ce transport sur les lieux, le médecin légiste rappela qu’il n’avait relevé aucune lésion traumatique susceptible de refléter la violence décrite par le témoin Mme S, les seules lésions évoquant l’action directe d’un tiers étant celles correspondant aux coups de poing dans le ventre.

38. Le 5 juillet 2011, le Dr C., professeur des universités, neurologue et psychiatre, chef d’un service de médecine légale, examina le dossier médical de M.B. chez son médecin psychiatre, le dossier médical auprès du service des urgences du centre hospitalier de Montbéliard, ainsi que le dossier médical conservé par le médecin traitant de M.B. Il indiqua que M.B., suivi depuis de nombreuses années sur le plan psychiatrique, avait été hospitalisé à plusieurs reprises en établissement psychiatrique et présentait une affection psychotique caractérisée par des idées délirantes à type d’envoûtement, de tonalité persécutive, de mécanisme interprétatif. Le diagnostic posé lors de la dernière hospitalisation était celui de psychose paranoïde, ce qui fait référence à la schizophrénie. Le Dr C. conclut ainsi son rapport :

« [M.B.] présentait une affection psychiatrique grave à savoir une psychose délirante, ce qui rend compte de l’altercation initiale avec le pharmacien puis du déclenchement d’un état d’agitation extrême lorsque les policiers ont tenté de le faire sortir de l’officine. Il est en outre possible que l’intervention de la police ait été interprétée de manière délirante.

Lors de l’intervention du SMUR, le critère de gravité était (...) le fait que [M.B.] se trouvait en arrêt cardio-respiratoire depuis une vingtaine de minutes.

Les lésions superficielles observées à l’autopsie sur l’hémiface droite et à la face antérieure des genoux [lui paraissent] compatibles avec la contention sur le plancher du fourgon et les lésions pétéchiales de l’épigastre et de la région basithoracique sont compatibles avec les coups de poing portés comme indiqué dans le rapport d’autopsie. »

39. Le 25 novembre 2011, le Défenseur des droits, institution indépendante de l’Etat, chargé notamment de veiller au respect de la déontologie des policiers, saisi par un parlementaire, rendit un rapport. Il indiqua que si les policiers avaient demandé très rapidement l’intervention des pompiers et du service d’aide médicale urgente, il était regrettable que le CIC ait décrit de manière erronée la situation aux pompiers préalablement à leur intervention (ces derniers ayant été informés de « l’état de manque » de M.B.). Il considéra qu’il n’y avait pas de péril imminent pour les personnes ou les biens dans la pharmacie et donc aucune urgence n’imposait de faire sortir M.B. au plus vite. Il indiqua que les gestes de maintien et de compression pratiqués dans le fourgon étaient dangereux et disproportionnés. Il considéra comme « constitutifs d’une grave atteinte à la dignité humaine et d’un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3 », les gestes par lesquels les gardiens de la paix D. et M. maintinrent M.B. sur le plancher du fourgon de police. Le Défenseur des droits nota également des contradictions entre les déclarations des policiers sur l’existence de violences physiques autres que les deux coups de poing de diversion et indiqua qu’aucun témoin n’avait assisté à l’intégralité de la scène. Le Défenseur des droits conclut que la précipitation avec laquelle les actes des policiers s’étaient enchaînés les avaient conduits à faire une appréciation erronée de la situation de M.B. et à réagir de façon stéréotypée, sans adapter leur comportement au cours de l’intervention, et ce alors qu’ils savaient que M.B. était suivi pour des troubles psychiatriques et qu’ils avaient pu constater son comportement anormal. Il préconisa le renforcement de la formation initiale et continue des fonctionnaires de police quant à la prise en charge des personnes atteintes de troubles mentaux. Il recommanda enfin que les quatre policiers ayant interpellé M.B. fassent l’objet d’une procédure disciplinaire pour « avoir fait un usage disproportionné de la force ou n’avoir pas tenté de mettre fin à cet usage ».

40. Le 18 janvier 2012, les Drs T. et F. complétèrent leur expertise du 10 décembre 2010. Ils confirmèrent la conclusion de leur précédent rapport et exclurent une asphyxie mécanique : « M.B. est décédé subitement de troubles du rythme cardiaque, sans contexte d’asphyxie mécanique. » Ils rappelèrent le rôle du stress aigu dans la survenance du décès en affirmant que « cette stimulation adrénergique a été en rapport avec le stress aigu émotionnel et physique intense et prolongé. Le stress a duré environ une heure trente ayant débuté dans la pharmacie et s’étant prolongé au cours de l’interpellation ».

41. Le 26 mars 2012, les quatre policiers ayant interpellé M.B. furent mis en examen du chef d’homicide involontaire par violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement.

42. Le 5 novembre 2012, le procureur de la République près le tribunal de grande instance de Montbéliard rendit un réquisitoire de non-lieu.

43. Le 21 décembre 2012, les juges d’instruction rendirent une ordonnance de non-lieu à statuer. Ils considérèrent que s’il était vrai que M.B. était dans un état de relatif apaisement, il n’en demeurait pas moins que son comportement avait été jugé suffisamment inquiétant par le pharmacien pour qu’il signale à la police la présence dans son établissement d’une personne agitée et souffrant de troubles psychiatriques. Ils indiquèrent que les policiers n’avaient pas usé immédiatement de la force et, qu’informés de la pathologie psychiatrique dont souffrait M.B., ils avaient appelé le SAMU. Les juges considérèrent que le témoignage effectué par Mme S. était invalidé par les constations effectuées durant la reconstitution, par les témoignages des pharmaciens ainsi que par les conclusions du médecin légiste. Les magistrats instructeurs notèrent que :

« (...) le maintien au sol n’a pas été identifié par les experts médicaux comme étant la cause directe du décès ; si l’intervention des fonctionnaires de la police a nécessairement généré du stress, la victime l’était bien avant leur intervention ; les policiers n’ayant pas connaissance de la pathologie cardiaque de [M.B.] qui l’ignorait lui‑même, ils ne pouvaient envisager que l’accumulation de ces deux facteurs [stress et problème cardiaque] pouvait présenter un risque pour la victime. »

44. Les juges estimèrent que la force utilisée par les policiers était nécessaire et proportionnée « même si le maintien au sol dans le fourgon, par L. et P. ainsi que le positionnement de M. – debout sur les mollets – peuvent apparaître critiquables dans l’absolu ».

45. Les requérants interjetèrent appel de cette ordonnance. Le 16 octobre 2013, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Besançon confirma l’ordonnance de non-lieu pour les motifs suivants :

« [Le décès de M.B. est dû] selon le médecin-légiste ayant pratiqué une première autopsie (...) à une défaillance survenue dans un contexte de stress et d’effort sur un terrain cardiaque prédisposant ; que la contre-expertise médico-légale a permis de conclure à l’existence de lésions cutanées ne pouvant avoir contribué au décès et d’exclure une mort par compression thoracique ; que les experts ont indiqué que le décès de [M.B.] était, selon toute vraisemblance, la conséquence d’un infarctus du myocarde et d’origine naturelle ; que l’expertise anatomo-pathologique (...) [a conduit] les experts à conclure que [M.B.] était décédé subitement des troubles du rythme cardiaque par un spasme coronaire déclenché dans le contexte d’un stress émotionnel et physique prolongé et a écarté formellement tout phénomène d’asphyxies mécanique ; qu’enfin, l’expert légiste et psychiatre (...) a conclu que [M.B.] présentait une affection psychiatrique grave (...) ce qui rendait compte de l’altercation initiale avec le pharmacien puis du déclenchement d’un état d’agitation extrême lorsque les policiers ont tenté de le faire sortir de l’officine, leur intervention pouvant être interprétée de manière délirante ».

46. S’agissant des conditions d’interpellation, la chambre de l’instruction considéra que l’état d’excitation et l’attitude « récalcitrante, voire violente, de [M.B.] ont contraint les policiers à employer la force et les gestes techniques d’intervention qui leur ont été enseignés pour le maîtriser » dont les deux coups de poing portés par le gardien de la paix M. « qui a expliqué avoir exécuté un geste technique enseigné aux fonctionnaires de police dans le but de favoriser le menottage en créant un effet de surprise, explication confirmée par ses collègues et le formateur ». La chambre de l’instruction considéra que M.B. avait été maintenu sur le plancher du fourgon dans des conditions « certes inhabituelles, voire critiquables », mais que celles-ci préservaient les capacités respiratoires et la ventilation d’une personne qui « opposait toujours une forte résistance aux policiers ». Elle conclut qu’« aucune maladresse, imprudence, inattention, négligence ou manquement à une obligation de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement ni aucune faute caractérisée ne peut leur être imputée [aux policiers] dans le décès de [M.B.] ».

47. Les requérants formèrent un pourvoi en cassation. Le 18 novembre 2014, la Cour de cassation rejeta ce pourvoi au motif que :

« (...) les énonciations de l’arrêt attaqué mettent la Cour de cassation en mesure de s’assurer que, pour confirmer l’ordonnance de non-lieu entreprise, la chambre de l’instruction, après avoir analysé l’ensemble des faits qui lui étaient déférés et répondu aux articulations essentielles des mémoires dont elle était saisie, a exposé, par des motifs exempts d’insuffisance comme de contradiction, que l’information était complète et qu’il n’existait pas de charges suffisantes contre les personnes mises en examen d’avoir commis le délit d’homicide involontaire qui leur était reproché, ni toute autre infraction (...) »

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Les dispositions pertinentes du code pénal

Article 121-3

« Il n’y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre.

Toutefois, lorsque la loi le prévoit, il y a délit en cas de mise en danger délibérée de la personne d’autrui.

Il y a également délit, lorsque la loi le prévoit, en cas de faute d’imprudence, de négligence ou de manquement à une obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, s’il est établi que l’auteur des faits n’a pas accompli les diligences normales compte tenu, le cas échéant, de la nature de ses missions ou de ses fonctions, de ses compétences ainsi que du pouvoir et des moyens dont il disposait.

Dans le cas prévu par l’alinéa qui précède, les personnes physiques qui n’ont pas causé directement le dommage, mais qui ont créé ou contribué à créer la situation qui a permis la réalisation du dommage ou qui n’ont pas pris les mesures permettant de l’éviter, sont responsables pénalement s’il est établi qu’elles ont, soit violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, soit commis une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d’une particulière gravité qu’elles ne pouvaient ignorer.

(...) »

Article 221-6

« Le fait de causer, dans les conditions et selon les distinctions prévues à l’article 121‑3, par maladresse, imprudence, inattention, négligence ou manquement à une obligation de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement, la mort d’autrui constitue un homicide involontaire puni de trois ans d’emprisonnement et de 45000 euros d’amende.

En cas de violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement, les peines encourues sont portées à cinq ans d’emprisonnement et à 75000 euros d’amende. »

B. Les textes encadrant le recours à la force des fonctionnaires de police

1. Textes en vigueur au moment des faits

a) Décret no 86-592 du 18 mars 1986 portant code de déontologie de la police nationale

Article 10

« Toute personne appréhendée est placée sous la responsabilité et la protection de la police ; elle ne doit subir, de la part des fonctionnaires de police ou de tiers, aucune violence ni aucun traitement inhumain ou dégradant.

Le fonctionnaire de police qui serait témoin d’agissements prohibés par le présent article engage sa responsabilité disciplinaire s’il n’entreprend rien pour les faire cesser ou néglige de les porter à la connaissance de l’autorité compétente.

Le fonctionnaire de police ayant la garde d’une personne dont l’état nécessite des soins spéciaux doit faire appel au personnel médical et, le cas échéant, prendre des mesures pour protéger la vie et la santé de cette personne. »

b) Note du 8 octobre 2008 énonçant les prescriptions de l’inspection générale de la police nationale relatives à l’usage de la force

« (...) Lorsque dans le cadre des missions de police le recours à la force s’avère nécessaire, toute la difficulté d’action réside dans la conciliation d’une triple exigence : celle de la réactivité immédiate, conjuguée avec le discernement permanent et la proportionnalité de la mesure prise.

Les conditions d’usage légitime de la force sont clairement définies par les textes, qui rappellent que lorsque son emploi est rendu nécessaire, elle doit être utilisée avec discernement et proportionnellement à la gravité du danger encouru.

Ainsi il convient de rappeler avec fermeté que dès son interpellation, et quelle que soit la gravité des infractions pouvant lui être reprochées, toute personne se trouve sous la responsabilité et la protection des policiers intervenants.

Dans ce cadre, lorsque l’immobilisation de la personne est nécessaire, la compression – tout particulièrement lorsqu’elle s’exerce sur le thorax ou l’abdomen – doit être la plus momentanée possible et relâchée dès que la personne est entravée par les moyens règlementaires et adaptés. Ainsi, comme le soulignent régulièrement les services médicaux, l’immobilisation en position ventrale doit être la plus limitée possible, surtout si elle est accompagnée du menottage dans le dos de la personne allongée. Il en est de même, a fortiori, pendant le transport des personnes interpellées.

Le cas échéant, toutes dispositions doivent être prises afin qu’un examen médical puisse être rapidement pratiqué.

Préalablement à toute intervention estimée périlleuse, mettant notamment en cause une personne dangereuse pour elle ou pour autrui, l’information d’un médecin régulateur (centre 15) doit être systématique. C’est à lui qu’il reviendra de décider de la pertinence de l’envoi d’une équipe médicale sur place. (...) »

2. Textes entrés en vigueur postérieurement aux faits de l’espèce

a) Code de déontologie de la police nationale et de la gendarmerie nationale (codifié au livre IV, titre 3 , chapitre 4 de la partie réglementaire du code de la sécurité intérieure et entré en vigueur le 1er janvier 2014)

Article R. 434-10

« Le policier ou le gendarme fait, dans l’exercice de ses fonctions, preuve de discernement.

Il tient compte en toutes circonstances de la nature des risques et menaces de chaque situation à laquelle il est confronté et des délais qu’il a pour agir, pour choisir la meilleure réponse légale à lui apporter. »

Article R. 434-17

« Toute personne appréhendée est placée sous la protection des policiers ou des gendarmes et préservée de toute forme de violence et de tout traitement inhumain ou dégradant.

Nul ne peut être intégralement dévêtu, hors le cas et dans les conditions prévus par l’article 63-7 du code de procédure pénale visant la recherche des preuves d’un crime ou d’un délit.

Le policier ou le gendarme ayant la garde d’une personne appréhendée est attentif à son état physique et psychologique et prend toutes les mesures possibles pour préserver la vie, la santé et la dignité de cette personne.

L’utilisation du port des menottes ou des entraves n’est justifiée que lorsque la personne appréhendée est considérée soit comme dangereuse pour autrui ou pour elle-même, soit comme susceptible de tenter de s’enfuir. »

Article R. 434-18

« Le policier ou le gendarme emploie la force dans le cadre fixé par la loi, seulement lorsque c’est nécessaire, et de façon proportionnée au but à atteindre ou à la gravité de la menace, selon le cas.

Il ne fait usage des armes qu’en cas d’absolue nécessité et dans le cadre des dispositions législatives applicables à son propre statut. »

b) Note du 4 novembre 2015 du directeur général de la police nationale sur les principes d’emploi de la force ou de la contrainte pour la maîtrise d’une personne en état de forte agitation en vue de son interpellation ou de son transport

« I. L’emploi de la force pour s’assurer d’un individu difficilement maîtrisable

(...) Dans la plupart des situations auxquelles le policier est confronté, les techniques de dissuasion et de négociation dispensées au cours des formations initiale ou continue suffisent à obtenir l’assentiment de la personne à son interpellation.

Cependant, l’emploi de la force s’impose aux forces de l’ordre en cas d’opposition violente d’un individu à sa maîtrise, soit parce qu’il refuse délibérément de se soumettre à l’autorité publique, soit parce qu’il est privé de l’entendement nécessaire à la compréhension de l’opération de police. C’est notamment le cas lorsqu’il présente des troubles psychiatriques ou psychologiques, ou se trouve sous l’empire de produits stupéfiants, médicamenteux ou alcooliques.

Si la protection de toute personne appréhendée, parfois contre sa volonté, notamment en cas de tentative de suicide, constitue une priorité expressément rappelée par le code de déontologie de la police nationale et de la gendarmerie nationale (article R. 434-17 du code de la sécurité intérieure), il n’existe aucune méthode ou protocole permettant d’assurer ou de garantir l’étape préalable constituée de la nécessaire maîtrise de la personne. Il s’agit donc pour les policiers de prendre les mesures qui limitent le risque d’incident ou de blessure sans pouvoir garantir de l’éviter.

Ce risque est considérablement accru lorsque la personne est dans un état d’excitation extrême tel qu’elle ne craint plus de mettre sa vie – ou celle de tiers – en péril par son acte de résistance ou encore qu’elle est inaccessible aux injonctions des policiers du fait de son état.

Dans ces circonstances, souvent marquées par le caractère d’urgence, il revient au policier intervenant d’apprécier la nécessité de recourir à la force et, des modalités de ce recours. Il prend en compte les éléments du contexte de l’intervention et l’ensemble des moyens matériels dont il dispose.

Ces situations, même si elles sont peu nombreuses, doivent faire l’objet d’une attention plus particulière.

La personne en état de surexcitation devient en effet physiquement plus fragile et donc plus sujette à une détresse cardio-respiratoire.

II. Les règles d’emploi des moyens de contention

(...) Lorsque l’immobilisation de la personne est nécessaire pour parvenir à sa maîtrise, la compression, tout particulièrement lorsqu’elle s’exerce sur le thorax ou l’abdomen, doit être la plus courte possible. Cette exigence est particulièrement prégnante lorsque la personne est maintenue allongée en position ventrale, lors de son menottage dans le dos. (...)

L’obligation de protection de la personne interpellée ou maîtrisée, impose lorsque la force aura été utilisée pour contenir son état d’extrême agitation, un examen médical pratiqué le plus rapidement possible. Il incombe alors aux policiers intervenants de préciser aux autorités médicales les techniques ou les moyens de force ou de contrainte employés.

En outre, lorsque les policiers intervenants ou le Centre d’Information et de Commandement ont connaissance préalablement à une intervention qu’une personne mise en cause présente des troubles psychiques susceptibles de compliquer sa maîtrise, il convient de procéder systématiquement à l’information d’un médecin régulateur (centre 15 ou 112) ou du centre d’appel des pompiers (18) à qui il reviendra de décider de la pertinence de l’envoi d’une équipe médicale sur place. (...) »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

48. Les requérants allèguent, en raison de l’intervention des forces de police, une violation du droit à la vie de leur proche tel que prévu par l’article 2 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement (...)..

2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;

c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

49. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

50. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle le déclare donc recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Les requérants

51. Les requérants estiment que les policiers, qui étaient informés des troubles psychiatriques de M.B., n’ont en aucun cas déployé la vigilance voulue et ont fait preuve d’un grand nombre de négligences, ayant amené au décès de leur proche. Ils ne contestent pas que ce dernier, en raison de sa sténose asymptomatique sur une artère du cœur révélée par l’autopsie, avait une prédisposition à des troubles du rythme cardiaque, mais ils relèvent que ces troubles ont été engendrés par un stress aigu émotionnel et physique intense, prolongé du fait de l’intervention des forces de l’ordre. Ils contestent en premier lieu la décision de sortir M.B. de la pharmacie, alors que celui-ci était calme, outre l’absence de péril imminent et de tout conflit physique avec le pharmacien et ses employées. Ils considèrent que l’emploi de la coercition et de la force ne pouvait avoir d’autre effet que d’amplifier le trouble psychiatrique subi par M.B. Les requérants affirment que les services de police, insuffisamment formés aux interventions impliquant des personnes vulnérables, ont été à l’origine du stress de leur proche, qui a perduré à mesure que les mesures de coercition s’accentuaient. Ils déplorent en second lieu les coups portés à l’abdomen et les gestes inadaptés d’immobilisation qui ont continué à accentuer, de manière exceptionnelle, la pression supportée par M.B. Les requérants soutiennent que « ce stress aigu, émotionnel et physique, intense et prolongé », tel que relevé par les experts, compte incontestablement parmi les éléments à l’origine de la décompensation de l’état morbide préexistant de leur proche.

b) Le Gouvernement

52. Le Gouvernement considère que le recours à la force par les fonctionnaires de police était absolument nécessaire et strictement proportionné. Il fait valoir que l’intervention des fonctionnaires de police était justifiée par la nécessité d’assurer l’intégrité physique de toute personne présente sur les lieux au regard du comportement dangereux de M.B., qui souffrait de troubles psychologiques. Il précise que les fonctionnaires ont tenté d’apaiser la situation et sollicité le départ de M.B. de la pharmacie, mais que ce dernier a refusé avec véhémence avant de se mettre dans un état d’agitation extrême.

53. Le Gouvernement souligne que les différentes expertises et contre-expertises ont conclu à l’absence de lien de causalité entre le décès de M.B. et la force employée, en écartant notamment tout phénomène d’asphyxie mécanique et en retenant la défaillance cardiaque. Enfin, le Gouvernement estime que les fonctionnaires de police ont respecté l’obligation positive de protéger la vie de M.B. et adapté leur intervention à son comportement en sollicitant, moins de cinq minutes après leur arrivée sur les lieux, les services de secours (pompiers et SAMU), tout en leur précisant que l’intéressé était en état de surexcitation. Les fonctionnaires, après avoir cherché à raisonner M.B. sans succès et confrontés à sa forte agitation et à son état de démence, ont cherché à le maîtriser en employant les gestes techniques enseignés et suivi les recommandations issues de la note du 8 octobre 2008 de l’inspection générale de la police nationale sur les règles juridiques et déontologiques relatives à l’usage de la force.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

54. La Cour rappelle que l’article 2 de la Convention, qui protège le droit à la vie, se place parmi les articles primordiaux de la Convention. Combiné à l’article 3, il consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe. L’objet et le but de la Convention, en tant qu’instrument de protection des êtres humains, requièrent que l’article 2 soit interprété et appliqué d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives (voir, entre autres, McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 146-147, série A no 324, Taïs c. France, no 39922/03, § 82, 1er juin 2006, et Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, §§ 174 et 177, CEDH 2011 (extraits)).

55. Eu égard à l’importance de la protection offerte par l’article 2, la Cour doit examiner avec la plus grande vigilance les griefs relatifs à des cas où la mort est infligée, en prenant en considération non seulement les actes des agents de l’Etat ayant eu recours à la force, mais également l’ensemble des circonstances de l’affaire, notamment la préparation et le contrôle des actes en question (cf., par exemple, McCann et autres, précité, § 150, et Scavuzzo-Hager et autres c. Suisse, no 41773/98, § 89, 7 février 2006).

56. La Cour rappelle que les exceptions définies au paragraphe 2 montrent que l’article 2 vise certes les cas où la mort a été infligée intentionnellement, mais que ce n’est pas son unique objet. Le texte de l’article 2, pris dans son ensemble, démontre que son paragraphe 2 ne définit pas avant tout les situations dans lesquelles il est permis d’infliger intentionnellement la mort, mais décrit celles où il est possible d’avoir « recours à la force », ce qui peut conduire à donner la mort de façon involontaire. Le recours à la force doit cependant être rendu « absolument nécessaire » pour atteindre l’un des objectifs mentionnés aux alinéas a), b) ou c) (McCann et autres, précité, § 148, et Saoud c. France, no 9375/02, 9 octobre 2007).

57. Pour apprécier les preuves, la Cour adopte le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable ». Toutefois une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 131, CEDH 2014).

b) L’application de ces principes au cas d’espèce

58. La Cour juge opportun d’aborder le point de savoir si l’action des fonctionnaires de police répond aux exigences de l’article 2 sous l’angle de deux volets distincts : i) la causalité alléguée entre la force utilisée par les policiers et la mort de M.B., ii) la question de savoir si les fonctionnaires de police ont violé l’obligation positive de protéger la vie de M.B., qui était en situation de vulnérabilité et sous leur contrôle (Saoud, précité, § 96).

i) Sur la causalité alléguée entre la force utilisée par les policiers et la mort de M.B. et la prévisibilité des conséquences qui pourraient en résulter

59. S’agissant tout d’abord du lien de causalité entre la force utilisée par les policiers et la mort de M.B., compte tenu des éléments dont dispose la Cour, notammment du rapport d’autopsie du médecin légiste, de la contre expertise médico légale effectuée par deux experts, de l’expertise anatomo-pathologique et du rapport du médecin psychiatre (respectivement paragraphes 27, 34, 35 et 38, ci-dessus), il apparaît que les fonctionnaires de police n’ont pas eu recours à une force en soi fatale pour M.B. La Cour constate en effet, avec les juridictions internes, que l’ensemble de ces expertises médico-légales ont permis d’exclure une mort par compression thoracique, tout en révélant que M.B. souffrait, sans le savoir, d’une sténose athéroscléreuse coronarienne d’environ 70 %. Selon les experts, l’intéressé est décédé subitement de troubles du rythme cardiaque par un spasme coronaire déclenché dans le contexte d’un stress émotionnel et physique intense et prolongé sur un sujet souffrant d’une atteinte athéromateuse sur une artère du coeur. La Cour observe que si l’intervention des fonctionnaires de police a également généré une tension supplémentaire, M.B. présentait un état de nervosité dès son arrivée dans la pharmacie, bien avant leur intervention. La Cour relève que, selon l’expert psychiatre, la victime présentait une affection psychiatrique grave, à savoir une psychose délirante, ce qui expliquait tant l’altercation initiale avec le pharmacien que son état d’agitation extrême lorsque les policiers ont tenté de le faire sortir de la pharmacie, leur intervention pouvant avoir été interprétée de « manière délirante », selon les termes utilisés par l’expert psychiatre.

60. Une question distincte est celle de savoir si la force employée par les fonctionnaires de police, même si elle n’était pas fatale en tant que telle, était néanmoins susceptible, face à l’état de faiblesse de M.B., de provoquer sa mort, ou pour le moins de l’accélérer. La Cour est d’avis que dans la mesure où le décès de M.B. est intervenu précisément pendant que les agents essayaient de l’immobiliser, il n’est a priori pas exclu que la force infligée à cette fin ait néanmoins provoqué l’issue fatale (cf. Scavuzzo-Hager et autres, précité, §§ 58 et 60).

61. Concernant ensuite la prévisibilité des conséquences du recours à la force en l’espèce, à supposer même que la lutte entre M.B. et les policiers ait aggravé ses conditions de santé, la Cour rappelle que pour engager la responsabilité internationale de l’Etat défendeur, il faut en plus que les agents aient raisonnablement pu se rendre compte que la victime se trouvait dans un état de vulnérabilité exigeant un degré de précaution élevé dans le choix des techniques d’arrestation « usuelles » (cf. Scavuzzo-Hager et autres, précité, §§ 58 et 60 et dans un autre contexte, mutatis mutandis, Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, § 93, CEDH 2001‑III). Or, les policiers avaient certes connaissance de l’existence d’un suivi psychiatrique de M.B., mais ils ignoraient la pathologie cardiaque dont il souffrait. Partant, ils ne pouvaient envisager l’existence d’un danger encouru en raison de l’accumulation de ces deux facteurs, le stress et cette pathologie cardiaque, susceptibles de présenter un risque pour la victime.

62. Compte tenu de ce qui précède, considérant qu’il n’existe aucun motif de nature à remettre en cause les conclusions concordantes des experts, retenues par les autorités nationales, la Cour estime que s’il existe un certain lien de causalité entre la force utilisée par les policiers et la mort de M.B., cette conséquence n’était quant à elle pas prévisible dans les circonstances de l’espèce.

ii) Sur l’obligation positive pour les autorités de protéger la vie de M.B.

63. La Cour rappelle que, face à des personnes détenues, placées en garde à vue ou venant, comme M.B., d’être interpellées et se trouvant donc dans un rapport de dépendance par rapport aux autorités de l’État, ces dernières ont une obligation de protection de la santé. Celle-ci implique de dispenser avec diligence des soins médicaux lorsque l’état de santé de la personne le nécessite afin de prévenir une issue fatale (voir, Saoud, précité, § 98, et Ketreb c. France, no 38447/09, §§ 73-74 et 93, 19 juillet 2012).

64. Par ailleurs, la Cour rappelle qu’il faut interpréter l’étendue de l’obligation positive de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif. En d’autres termes, ne peut constituer une violation éventuelle d’une obligation positive de la part des autorités que le fait de ne pas avoir pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient sans doute pallié un risque réel et immédiat de perte de vie (Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 116, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII, Scavuzzo‑Hager et autres, précité, § 66, et Saoud c. France, précité, § 99).

65. La Cour estime qu’il convient, au vu des circonstances de l’espèce, de s’interroger sur la prise en compte par les forces de l’ordre de la pathologie psychiatrique de M.B. Elle observe que les forces de l’ordre ne pouvaient ignorer la vulnérabilité résultant de cette pathologie pour ce dernier, ayant été requis par, Mme R., préparatrice en pharmacie, puis leur centre opérationnel afin d’intervenir au sein d’une pharmacie dans laquelle une personne bénéficiant d’un suivi psychiatrique menaçait de « tout casser » et refusait de quitter les lieux. Or, du fait de sa maladie psychiatrique, ce dernier était en situation de vulnérabilité et les policiers se devaient de s’assurer de son état de santé, M.B. étant placé par la contrainte sous leur responsabilité.

66. La Cour note à ce titre que la retranscription des communications permet de connaître précisément la chronologie des faits : les policiers sont arrivés sur site à 16 h 53 et ont demandé l’assistance des pompiers et du SAMU dès 16 h 58, soit 5 minutes seulement après leur arrivée ; les pompiers sont quant à eux arrivés à 17 h 07 ; à 17 h 20, le commandement a été informé que M.B. était en arrêt cardio-ventilatoire ; enfin, la présence du SMUR a été confirmée à 17 h 40. À la lumière de ces éléments, constatés par les juridictions internes et non contestés par les parties, la Cour considère que la demande rapide d’assistance de la part des fonctionnaires de police et l’intervention rapide de ces services de secours sur les lieux (paragraphes 16‑19 ci-dessus) permettent d’exclure tout manquement des autorités quant à leur obligation de protéger la vie de M.B.

67. Compte tenu de ce qui précède, la Cour dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

68. Les requérants dénoncent des traitements inhumains et dégradants dont leur proche aurait été victime. Ils invoquent l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

69. Le Gouvernement conteste cette thèse.

A. Sur la recevabilité

70. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle le déclare donc recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Les requérants

71. Les requérants estiment que les deux coups de poing dans l’abdomen dont leur proche a été victime et dont la violence a été relevée dans le rapport d’autopsie n’étaient ni nécessaires ni proportionnés au but à atteindre. Ils considèrent, en tout état de cause, que le menottage ne s’imposait en aucun cas, dans la mesure où M.B. n’était pas dangereux pour lui ou pour autrui, son comportement ayant uniquement pour objet de se soustraire à l’emprise des policiers qu’il ne comprenait pas.

72. Les requérants rappellent que des témoins indiquent que leur proche aurait été victime de coups violents qui lui auraient été portés alors qu’il était au sol dans le fourgon. Ils font valoir que la plaie constatée à l’arcade sourcilière de M.B. vient corroborer ces témoignages.

73. Ils mettent également en cause les gestes d’immobilisation pratiqués dans le fourgon, M.B. ayant été menotté durant de longues minutes à un point fixe, pendant qu’il était maintenu sur le ventre à la fois par un premier policier qui le chevauchait au niveau des épaules, par un deuxième et un troisième qui se tenaient respectivement debout sur ses mollets et ses fesses. Les requérants considèrent que ce procédé est inacceptable, humiliant et attentatoire à la dignité humaine. Ils relèvent que les différentes instances ayant eu à connaître de cette affaire ont d’ailleurs reconnu qu’il ne s’agissait pas de comportements adaptés. Les requérants soulignent que des procédés différents auraient permis de calmer M.B., et ce d’autant que son comportement n’était pas en soi dangereux.

b) Le Gouvernement

74. Le Gouvernement soutient qu’au vu des circonstances et des éléments dont disposaient les fonctionnaires, confrontés à un individu extrêmement agité et violent, ceux-ci ont effectué, comme l’ont constaté les juridictions françaises, une intervention adaptée. Il rappelle que les coups portés à l’abdomen constituent un geste technique enseigné aux fonctionnaires de police dans le but de favoriser un menottage par un effet de surprise. Concernant l’immobilisation au sol de M.B., le Gouvernement indique que la posture des policiers placés debout sur les fesses et l’autre sur les mollets est certes inhabituelle, mais qu’ils ont dû s’adapter par rapport à leur propre connaissance, à l’urgence et à leur capacité physique pour immobiliser M.B. sans le blesser, afin d’éviter de mettre en danger non seulement les fonctionnaires de police mais également l’intéressé lui-même.

75. Par ailleurs, le Gouvernement rappelle que la France dispose d’un socle légal et déontologique actualisé, relatif aux techniques d’intervention, à leur sécurité et encadrant le recours à la force, à savoir : la note de l’inspection générale de la police nationale du 8 octobre 2008, récemment actualisée par la note du 4 novembre 2015 qui rappelle les principes d’emploi de la force ou de la contrainte pour la maîtrise d’une personne en état de forte agitation ; le code de déontologie du 16 mars 1986 et guide pratique de déontologie revu en 2001.

76. Enfin, les dispositifs de formation mis en place ont été suivis par les agents ayant participé à l’interpellation de M.B.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

77. La Cour rappelle que l’article 3 consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Même dans les circonstances les plus difficiles, telles que la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, la Convention prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants. L’article 3 ne prévoit pas de restrictions, en quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives de la Convention et des Protocoles nos 1 et 4, et d’après l’article 15 § 2 il ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation (voir, par exemple, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 95, CEDH 1999‑V, Ghedir et autres c. France, no 20579/12, § 108, 16 juillet 2015).

78. La Cour rappelle également que, selon sa jurisprudence, pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques et mentaux, ainsi que parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (Ketreb, précité, § 108, et Ghedir, précité, § 109).

79. Parmi les autres facteurs à considérer figurent le but dans lequel le traitement a été infligé ainsi que l’intention ou la motivation qui l’ont inspiré, étant entendu que la circonstance qu’un traitement n’avait pas pour but d’humilier ou de rabaisser la victime n’exclut pas de façon définitive un constat de violation de l’article 3 (voir, entre autres, V. c. Royaume-Uni [GC], no 24888/94, § 71, CEDH 1999‑IX, et Svinarenko et Slyadnev c. Russie [GC], nos 32541/08 et 43441/08, § 114, CEDH 2014 (extraits)). Doit également être pris en compte le contexte dans lequel le traitement a été infligé, telle une atmosphère de vive tension et à forte charge émotionnelle (Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 86, CEDH 2015).

80. À l’égard d’une personne privée de sa liberté, tout usage de la force physique qui n’est pas rendu strictement nécessaire par le propre comportement de cette personne porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par l’article 3 (Bouyid, précité, § 88). De même, le traitement infligé à un malade mental peut se trouver incompatible avec les normes imposées par l’article 3 s’agissant de la protection de la dignité humaine, même si cette personne n’est pas en mesure, ou pas capable, d’indiquer des effets néfastes précis (Keenan c. Royaume-Uni, précité, §§ 111-113).

81. Par ailleurs, l’article 3 de la Convention met à la charge des États parties l’obligation positive de former les agents de maintien de l’ordre de manière à garantir un degré élevé de compétence quant à leur comportement professionnel afin que personne ne soit soumis à un traitement contraire à cette disposition (voir Bouyid, précité, § 108).

b) Application au cas d’espèce

i) Sur l’établissement des faits

82. La Cour relève que l’instruction diligentée en interne a permis d’établir les faits de manière assez claire, le Gouvernement admettant que les lésions sur le corps de M.B., constatées par les experts médicaux, ont été causées par les fonctionnaires de police qui ont procédé à son interpellation le 12 novembre 2009.

83. La Cour estime ensuite, à l’instar des juridictions internes, que le témoignage de Mme S. et de son fils mineur, qui ont déclaré avoir été témoins de coups de pied et de poing violents ainsi que de coups de matraque, volontairement portés à M.B. alors que celui-ci était maintenu allongé, dans le fourgon et sur le perron de la pharmacie, sont sujets à caution. En effet, elle constate que les magistrats instructeurs et le procureur de la République ont relevé que la reconstitution a permis d’établir qu’au vu du temps maussade, de l’absence de luminosité au moment des faits, de l’absence d’éclairage et de la distance, Mme S. et son fils ne pouvaient avoir vu les gestes décrits. Par ailleurs, il ressort de l’information judicaire que le témoignage du mineur relatif à l’épisode s’étant déroulé sur le perron de la pharmacie et à l’usage d’une matraque est en discordance totale avec les autres témoignages. Enfin, les violences décrites par ces témoins ne correspondent pas davantage aux constatations des experts médicaux.

84. En revanche, la Cour observe que des lésions établies par les expertises judiciaires (paragraphe 27 ci-dessus) correspondent aux gestes décrits par les policiers : celles visibles dans la partie basse du thorax et dans le creux épigastrique pouvant correspondre aux deux coups de poing portés au plexus ; celles présentent sur le visage évoquant un contact appuyé sur la surface rugueuse du fourgon ; une plaie à l’arcade sourcilière pouvant s’expliquer par la chute de M.B. sur la tablette du fourgon, des lésions aux poignets caractéristiques du menottage. Au-delà des constatations médicales, la Cour constate que les fonctionnaires de police reconnaissent des gestes à l’encontre de M.B. dont la compatibilité avec l’article 3 se pose.

ii) Sur la qualification du traitement infligé au proche des requérants

85. La Cour relève tout d’abord que, si M.B. avait eu un accès d’énervement à propos des médicaments qu’il voulait échanger, il s’était ensuite assis sur une chaise et qu’aucun témoignage ne le décrit comme particulièrement agité lors de l’arrivée des forces de l’ordre. Elle constate également que si les policiers ont bien demandé à l’intéressé de sortir à plusieurs reprises, devant son refus, ils ont ensuite décidé de passer directement à un mode coercitif en tentant de le faire sortir par la force alors qu’il ne s’agissait pas d’une intervention nécessaire pour maîtriser une personne qui constituait une menace pour la vie ou l’intégrité physique d’autres personnes ou de lui-même (cf. Tekın et Arslan c. Belgique, no 37795/13, § 101, 5 septembre 2017). Les difficultés rencontrées pour parvenir à faire sortir et menotter M.B. ont conduit les forces de l’ordre à lui porter deux coups de poing au plexus. S’agissant de cette action, la Cour n’est pas convaincue par l’explication du Gouvernement selon laquelle ces coups de poing, correspondant à un geste technique enseigné aux fonctionnaires dans le but de créer une diversion et de faciliter le menottage, étaient nécessaires dans les circonstances de l’affaire. En effet, elle note que la violence de ce geste, attestée par le rapport d’autopsie, n’a en réalité eu pour effet que d’amplifier l’agitation et la résistance de M.B., renforçant son sentiment d’exaspération et, à tout le moins, d’incompréhension dans le déroulement des faits. La Cour constate d’ailleurs qu’il ressort des témoignages non contestés que M.B. appelait au secours en réclamant l’intervention de la police, ce qui a conduit l’un des policiers à lui montrer son insigne. Elle relève que l’expert psychiatre a en effet expliqué que M.B., atteint d’une affection psychiatrique grave, avait pu vivre ces gestes sur un mode très persécutif. Dans les circonstances de l’espèce, la Cour considère que ces coups de poing constituent un traitement ni justifié ni strictement nécessaire, infligé à une personne vulnérable qui ne comprenait manifestement pas l’action des policiers.

86. La Cour se doit également d’examiner le traitement infligé à M.B. à l’intérieur du fourgon de police. L’intéressé a été maintenu sur le ventre, menotté à un point fixe et avec trois policiers debout et pesant de tout leur poids sur différentes parties de son corps, le premier le chevauchant accroupi au niveau des épaules, le deuxième debout sur ses fesses et le troisième debout sur ses mollets. De plus, elle observe que les déclarations des pompiers et des fonctionnaires de police eux-mêmes attestent de la violence de la situation. Les juridictions internes ont quant à elles souligné le caractère inhabituel, voire critiquable, de ces gestes. La Cour relève ainsi que M.B., bien que placé dans une situation de vulnérabilité tant en raison de sa maladie psychiatrique que de sa qualité de personne privée de sa liberté, a littéralement été foulé aux pieds par les forces de police. Ces dernières sont clairement apparues dans l’incapacité de faire face à la situation, qui a semblé leur échapper.

87. La Cour souligne que rien ne laisse supposer que ces violences infligées au requérant auraient été inspirées par une quelconque intention des fonctionnaires de police d’humilier l’intéressé ou de lui infliger des souffrances, mais qu’elles pourraient s’expliquer, comme semble le suggérer le Défenseur des droits lorsqu’il préconise le renforcement de la formation des fonctionnaires de police quant à la prise en charge des personnes atteintes de troubles mentaux (paragraphe 39 ci-dessus), par un manque de préparation, d’expérience, de formation adéquate ou d’équipement. Il ne semble pas y avoir eu une réflexion des policiers sur la manière dont ils allaient aborder M.B. et éventuellement réagir face à une réaction négative ou agressive de celui-ci, alors qu’il ressort du dossier qu’ils connaissaient sa problématique psychiatrique (cf. Tekin et Arslan, précité, § 104). Il n’en demeure pas moins que la Cour considère que ces gestes, violents, répétés et inefficaces, pratiqués sur une personne vulnérable, sont constitutifs d’une atteinte à la dignité humaine et atteignent un seuil de gravité les rendant incompatibles avec l’article 3.

88. Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

89. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

90. Les requérants sollicitent la somme de 10 000 euros (EUR) chacun, soit la somme totale de 60 000 EUR au titre du préjudice moral qu’ils auraient subi.

91. Le Gouvernement estime que la somme totale de 60 000 EUR réclamée par les requérants est excessive. Il considère, dans l’hypothèse d’un constat de violation des articles 2 et 3 de la Convention, que le préjudice moral des requérants ne saurait excéder la somme totale de 38 000 EUR. Le Gouvernement précise que la somme de 10 000 EUR peut être allouée à la veuve de M.B., mais évalue à 8 000 EUR la somme tendant à réparer le préjudice moral de ses parents et à 4 000 EUR la somme pouvant être allouée à chacun des trois frères et sœur de la victime.

92. La Cour, statuant en équité, considère qu’il y a lieu d’octroyer aux requérants la somme totale de 30 000 EUR au titre du préjudice moral subi du fait de la violation de l’article 3, soit 6 000 EUR pour l’épouse, 6 000 EUR pour chacun des parents, et 4 000 EUR pour chacun des frères et de la sœur.

B. Frais et dépens

93. Les requérants demandent également 10 176 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et 8 400 EUR pour ceux engagés devant la Cour, soit un total de 18 576 EUR.

94. Le Gouvernement considère que cette somme apparaît disproportionnée par rapport à ce qui est généralement attribué au titre des frais et dépens et estime que le versement d’une somme de 8 000 EUR suffirait.

95. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, les requérants justifiant avoir effectivement engagé les sommes demandées, la Cour juge raisonnable la somme de 18 576 EUR tous frais confondus et l’accorde aux requérants.

C. Intérêts moratoires

96. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i. 6 000 EUR (six mille euros) à Mme Fatiha Boukerourou veuve Boukrourou épouse Hassioui, 6 000 EUR (six mille euros) à Mme Yamina Hassioui épouse Boukrourou, 6 000 EUR (six mille euros) à M. Lahoucin Boukrourou, 4 000 EUR (quatre mille euros) à Mme Samira Boukrourou épouse Mehigueni, 4 000 EUR (quatre mille euros) à M. Abdelkader Boukrourou, et 4 000 EUR (quatre mille euros) à M. Karim Boukrourou, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 18 576 EUR (dix-huit mille cinq cent soixante-seize euros), plus tout montant pouvant être dû par les requérants à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 novembre 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Milan Blaško Angelika Nußberger
Greffier adjointPrésidente


Synthèse
Formation : Cour (cinquiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-178690
Date de la décision : 16/11/2017
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 2 - Droit à la vie (Article 2 - Obligations positives;Article 2-1 - Vie);Violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Traitement dégradant);Préjudice moral - réparation (Article 41 - Préjudice moral;Satisfaction équitable)

Parties
Demandeurs : BOUKROUROU ET AUTRES
Défendeurs : FRANCE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : BOUZROU Y.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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