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07/11/2017 | CEDH | N°001-178353

CEDH | CEDH, AFFAIRE SUKHANOV ET AUTRES c. RUSSIE, 2017, 001-178353


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE SUKHANOV ET AUTRES c. RUSSIE

(Requêtes nos 56251/12 et 2 autres – voir liste en annexe)

ARRÊT

STRASBOURG

7 novembre 2017

DÉFINITIF

07/02/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Sukhanov et autres c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Helena Jäderblom, présidente,
Branko Lubarda,
Helen

Keller,
Dmitry Dedov,
Pere Pastor Vilanova,
Georgios A. Serghides,
Jolien Schukking, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,

...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE SUKHANOV ET AUTRES c. RUSSIE

(Requêtes nos 56251/12 et 2 autres – voir liste en annexe)

ARRÊT

STRASBOURG

7 novembre 2017

DÉFINITIF

07/02/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Sukhanov et autres c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Helena Jäderblom, présidente,
Branko Lubarda,
Helen Keller,
Dmitry Dedov,
Pere Pastor Vilanova,
Georgios A. Serghides,
Jolien Schukking, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 octobre 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent trois requêtes (nos 56251/12, 23302/13 et 53116/15) dirigées contre la Fédération de Russie et dont trois ressortissants de cet État, M. Mikhail Yuryevich Sukhanov (« le premier requérant »), Mme Svetlana Vladimirovna Krestovskaya (« la deuxième requérante ») et M. Konstantin Valeryevich Mazunin (« le troisième requérant »), ont saisi la Cour le 8 août 2012, le 6 mars 2013 et le 22 octobre 2015 respectivement en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. M. Mazunin a été représenté par Me P.A. Nefedov, avocat à Perm. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté initialement par M. G. Matiouchkine, ancien représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, puis par M. M. Galperine, son représentant actuel.

3. Les requérants alléguaient en particulier que le refus des tribunaux d’examiner leur recours sur le fond avait porté atteinte à leur droit à un tribunal.

4. Entre le 2 juin 2014 et le 12 mai 2016, le grief concernant l’accès à un tribunal a été communiqué au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants sont nés respectivement en 1987, en 1958 et en 1978 et résident respectivement à Volsk (région de Volgograd), à Saint‑Pétersbourg et à Perm.

A. En ce qui concerne M. Sukhanov (requête no 56251/12)

6. Le 10 mai 2012, le premier requérant intenta une action civile dirigée contre son employeur visant à sa réintégration à son poste. L’intéressé demanda à ce que l’action fût examinée en son absence.

7. Par une décision avant dire droit du 1er juin 2012, le tribunal militaire de la garnison de Saratov constata l’extinction de l’instance au motif que le requérant ne s’était pas présenté à l’audience à deux reprises, les 23 mai et 1er juin 2012, et qu’il n’avait pas demandé à ce que son action fût examinée en son absence. Le tribunal releva que le défendeur ne s’opposait pas à l’extinction de l’instance.

8. Le premier requérant interjeta appel de cette décision devant la cour militaire de la circonscription Privoljskiy. Par une lettre du 30 juillet 2012, cette dernière l’informa que, en application de l’article 222 alinéas 7 et 8 du code de procédure civile, la décision du 1er juin 2012 n’était pas susceptible d’appel.

9. Le 5 novembre 2013, le premier requérant introduisit une demande identique devant le tribunal militaire de la garnison de Perm. Par une décision du 22 novembre 2013, confirmée en appel le 11 février 2014, le tribunal rejeta la demande pour prescription (пропуск срока для обращения в суд).

B. En ce qui concerne Mme Krestovskaya (requête no 23302/13)

10. La deuxième requérante et son fils introduisirent une action civile dirigée contre l’administration de district visant notamment au recouvrement de dommages et intérêts. Le tribunal du district Leninski de Saint-Pétersbourg fixa l’audience au 8 octobre 2012. Le 7 octobre 2012, la requérante envoya un télégramme au tribunal par lequel elle l’informait qu’elle était malade et sollicitait le report de l’audience pour ce motif. Elle précisait qu’un certificat médical serait présenté à sa guérison.

11. Le tribunal ajourna l’audience au 15 octobre 2012, et, ensuite, au 22 octobre 2012, la requérante en fut informée par télégrammes. Celle-ci ne se présenta pas à ces audiences.

12. Par une décision du 22 octobre 2012, le tribunal releva que la requérante était absente aux deux audiences, qu’elle n’avait pas demandé à ce qu’il fût statué en son absence et, enfin, que le défendeur ne s’opposait pas à l’extinction de l’instance. Le tribunal déclara donc l’extinction de l’instance, en application de l’article 222 alinéa 8 du code de procédure civile.

13. Le 5 décembre 2012, la requérante et son fils interjetèrent appel de cette décision. Par une lettre du 6 décembre 2012, la juge S. du tribunal informa les intéressés que la décision en question était insusceptible d’appel. Elle les informa également que le tribunal pourrait reprendre la procédure, conformément à l’article 223 § 3 du code de procédure civile, s’ils formulaient une demande en ce sens, et les avisa des modalités d’exercice de ce recours.

14. Le 24 décembre 2012, l’intéressée déposa au greffe du tribunal du district une lettre demandant de « reprendre l’instance et de renvoyer l’affaire avec son recours à la cour de la ville de Saint-Pétersbourg ». La requérante fonda sa demande sur les articles du code de procédure civile régissant l’examen en appel.

15. Par une lettre du 26 décembre 2012, la juge refusa d’examiner la demande pour vice de forme, à savoir pour non-conformité à l’article 223 § 3 du code de procédure civile.

C. En ce qui concerne M. Mazunin (requête no 53116/15)

16. Le troisième requérant, agissant par l’intermédiaire d’un représentant, intenta un litige civil contre une banque. Sa demande en justice était assortie d’une demande de statuer en son absence et en celle de son représentant.

17. Le tribunal du district Sverdlovski de Perm fixa l’audience au 1er avril 2015.

18. Par une lettre du 31 mars 2015, le troisième requérant réitéra sa demande d’examiner l’affaire en son absence.

19. Le 15 avril 2015, le tribunal du district Sverdlovski mit fin à l’instance, en application de l’article 222 alinéa 8 du code de procédure civile, notant ce qui suit :

« Le demandeur, ayant été dûment convoqué, n’a pas comparu aux audiences des 1er et 15 avril 2015, et n’a pas demandé de statuer en son absence. »

20. Le tribunal indiqua également que sa décision pouvait être frappée d’appel devant la cour régionale de Perm.

21. Les 28 et 29 avril 2015, le requérant déposa deux déclarations d’appel.

22. Par une lettre du 5 mai 2015, le tribunal de district retourna au troisième requérant ces dossiers au motif que la décision du 15 avril 2015 était insusceptible d’appel.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

23. Selon l’article 222 du code de procédure civile, l’instance s’éteint notamment, lorsque les deux parties, n’ayant pas demandé l’examen de l’affaire en leur absence, ne se sont pas présentées deux fois à l’audience du tribunal (alinéa 7 de l’article 222), ou bien lorsque le demandeur, n’ayant pas demandé l’examen de l’affaire en son absence, ne s’est pas présenté deux fois à l’audience du tribunal et que le défendeur n’insiste pas pour que l’affaire soit examinée sur le fond (alinéa 8 de l’article 222).

24. Selon l’article 223 dudit code, dans les cas susmentionnés, le tribunal rend une décision mettant fin à l’instance. Dans cette décision, le tribunal est tenu d’indiquer comment le demandeur peut écarter les obstacles à l’instance énumérés à l’article 222 susmentionné (article 223 § 1). Le demandeur a le droit de réintroduire la même action après avoir corrigé les défauts mentionnés dans cette dernière disposition (article 223 § 2). Dans les cas prévus par les alinéas 7 et 8 de l’article 222 du code de procédure civile, le tribunal, saisi d’une demande de l’une des parties, annule sa propre décision relative à l’extinction de l’instance, à condition que cette partie présente des preuves démontrant le caractère valable des motifs de son absence aux audiences et de son impossibilité à communiquer ces preuves au tribunal. La décision rejetant cette demande est susceptible d’appel (article 223 § 3).

25. Selon l’article 331 du même code, la décision avant dire droit du tribunal est susceptible d’appel, indépendamment de la décision sur le fond, si cela est expressément prévu par ce code ou si cette décision fait obstacle à l’évolution de l’affaire.

26. Les autres décisions avant dire droit ne sont pas susceptibles d’un appel séparé, mais les arguments dirigés contre elles peuvent être inclus dans l’appel contre la décision sur le fond (article 331 § 3).

27. La Cour suprême de Russie dans sa directive du 28 juin 2008 no 13 a précisé que la décision d’extinction d’instance est définitive. En revanche, la décision refusant la reprise de l’instance, rendue sur le fondement de l’article 223 § 3 du code de procédure civile, est susceptible d’appel.

EN DROIT

I. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES

28. Compte tenu de la similitude des présentes requêtes quant aux faits et aux questions juridiques qu’elles posent, la Cour juge approprié de les joindre, en application de l’article 42 § 1 de son règlement.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

29. Les requérants allèguent que leurs recours judiciaires n’ont pas été examinés sur le fond, portant ainsi atteinte à leur droit d’accès à un tribunal. Ils invoquent l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

A. Les thèses des parties

30. Le Gouvernement conteste les thèses des requérants. Il soutient que ces griefs sont manifestement mal fondés.

1. En ce qui concerne M. Sukhanov

31. Le Gouvernement indique que, faisant usage de son droit prévu par l’article 167 § 5 du code de procédure civile, le premier requérant a demandé au tribunal d’examiner son recours en son absence. Il ajoute que le tribunal n’était pas en mesure de passer outre cette demande et d’ordonner la présence des parties à l’audience puisque, selon le principe du dispositif régissant la procédure civile, les parties définiraient le degré de leur participation au procès, quitte à perdre ce dernier en cas de non‑comparution.

32. Le Gouvernement indique en outre que le code de procédure civile prévoit en la matière deux garanties et estime par conséquent que l’article 222 § 8 dudit code n’est pas de nature à porter atteinte au droit à un tribunal.

33. À cet égard, il expose que, en premier lieu, l’extinction de l’instance n’empêche pas le demandeur de réintroduire la même demande, une fois les manquements étant à l’origine de l’extinction de la première instance corrigés. Il indique que le premier requérant n’a pourtant pas fait usage de ce droit, mais au contraire il a saisi un autre tribunal – le tribunal de garnison de Perm – d’une demande identique sans préciser avoir déjà saisi le tribunal de garnison de Saratov, et que le tribunal de garnison de Perm a rejeté la demande pour prescription.

34. Le Gouvernement ajoute que, en second lieu, dans le cas prévu par l’article 222 § 8 du code de procédure civile, à savoir la non-comparution à l’audience, le demandeur peut solliciter du juge de revenir sur sa décision ordonnant l’extinction de l’instance, à la condition de présenter des preuves démontrant le caractère valable des motifs de ses absences aux audiences et de son impossibilité à communiquer ces preuves au tribunal (article 223 § 3 du même code). Il précise que, au sens de cet article, le plaignant n’est limité à aucun délai pour formuler une telle demande. Il indique que, en l’espèce, le premier requérant n’a pas fait usage de ce droit.

35. Le requérant n’a pas présenté d’observations.

2. En ce qui concerne Mme Krestovskaya

36. Le Gouvernement développe la même analyse que celle exposée dans le cas du premier requérant (paragraphe 34 ci-dessus). Il indique que la deuxième requérante n’a pas fait usage de son droit prévu par l’article 223 § 3 du code de procédure civile, à savoir le droit de demander au juge de revenir sur sa décision d’extinction de l’instance. Le Gouvernement ajoute par ailleurs que l’intéressée peut toujours réintroduire la même demande, son action n’étant pas prescrite.

37. La requérante a maintenu son grief.

3. En ce qui concerne M. Mazunin

38. Le Gouvernement indique que M. Mazunin n’a pas contesté la décision du 15 avril 2015 sur le fondement de l’article 223 § 3 du code de procédure civile, et il estime que le grief doit être rejeté pour non‑épuisement des voies de recours internes.

39. Le Gouvernement affirme que la construction légale prévue par les articles 222 et 223 dudit code n’empêche pas le demandeur de réintroduire, après l’extinction de l’instance, la même demande s’il le souhaite. Par conséquent, il considère que, faute de réintroduction d’une telle demande, le requérant a perdu tout intérêt à l’examen de sa demande par les instances nationales. Alternativement, se référant à la décision Goryachev c. Russie ((déc.), no 53757/10, 7 octobre 2014), le Gouvernement invite la Cour à rayer la requête de son rôle en application de l’article 37 § 1 c) de la Convention.

40. Le requérant soutient que la décision d’extinction de l’instance manquait de base légale. Sur ce point, il indique que le tribunal national a conclu à son désistement implicite eu égard à son absence à l’audience. Or l’article 222 § 8 du code de procédure civile (paragraphe 24 ci-dessus) ne permettrait cette conclusion qu’en cas de non-formulation, par la partie absente, d’une demande d’examen du recours en son absence. L’intéressé affirme que, contrairement à ce qui a été retenu par le tribunal, il a exprimé son souhait de voir sa demande être examinée en son absence (paragraphes 16 et 18 ci-dessus).

41. Quant à l’exception soulevée par le Gouvernement sur le non-épuisement des voies des recours internes (paragraphe 38 ci-dessus), le requérant objecte qu’il avait demandé l’examen de l’affaire en son absence et que, par conséquent, l’exercice du recours prévu par l’article 223 du code de procédure civile n’avait aucun sens.

42. En outre, le requérant soutient que, même à supposer que la décision contestée soit annulée et l’instance reprise, rien n’empêcherait le tribunal de prononcer à nouveau l’extinction de l’instance sur le même fondement.

B. L’appréciation de la Cour

1. En ce qui concerne MM. Sukhanov et Mazunin

a) Sur la recevabilité

43. La Cour estime que l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement est si étroitement liée à la substance du grief qu’il y a lieu de la joindre au fond de la requête. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

b) Sur le fond

i. Les principes généraux

44. La Cour rappelle que l’article 6 § 1 de la Convention garantit à chacun le droit de faire statuer par un tribunal sur toute contestation portant sur ses droits et obligations de caractère civil (Paroisse Gréco-Catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 84, CEDH 2016 (extraits)). Ce droit d’accès à un tribunal comprend non seulement le droit d’engager une action mais aussi le droit à une solution juridictionnelle du litige (idem, § 86, Multiplex c. Croatie, no 58112/00, § 45, 10 juillet 2003, et Kutić c. Croatie, no 48778/99, § 25, CEDH 2002‑II).

45. La Cour rappelle ensuite que le droit d’accès à un tribunal, reconnu par l’article 6 § 1 de la Convention, n’est pas absolu ; il peut donner lieu à des limitations implicitement admises car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État. Néanmoins, ces limitations ne sauraient restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Al-Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse [GC], no 5809/08, § 129, CEDH 2016).

46. La réglementation relative aux formalités et délais à observer pour former un recours vise à assurer la bonne administration de la justice et le respect, en particulier, de la sécurité juridique. Les intéressés doivent s’attendre à ce que ces règles soient appliquées (Běleš et autres c. République tchèque, no 47273/99, § 60, CEDH 2002‑IX).

47. La Cour rappelle enfin qu’il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit éventuellement commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles peuvent avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999‑I). La Cour n’a pas à tenir lieu de juge de quatrième instance et elle ne remet pas en cause sous l’angle de l’article 6 § 1 l’appréciation des tribunaux nationaux, sauf si leurs conclusions peuvent passer pour arbitraires ou manifestement déraisonnables (Paroisse Gréco‑Catholique Lupeni et autres, précité, § 90).

48. La Cour n’a pas normalement pour tâche d’examiner dans l’abstrait la législation et la pratique pertinentes, mais de rechercher si la manière dont elles ont été appliquées au requérant ou l’ont touché a donné lieu à une violation de la Convention (Roman Zakharov c. Russie [GC], no 47143/06, § 164, CEDH 2015).

ii. L’application de ces principes

49. En l’espèce, la Cour note que les parties sont en désaccord sur le caractère justifié de l’application de l’article 222 § 8 du code de procédure civile. Les requérants assurent qu’ils ne se sont pas désistés, alors que le Gouvernement affirme le contraire. En effet, selon le Gouvernement, les requérants n’ont ni comparu ni demandé l’examen de leurs causes en leur absence. Le Gouvernement estime que pareille situation signifie un désistement implicite des demandeurs et entraîne une extinction d’instance, et ce conformément à l’article 222 § 8 du code de procédure civile.

50. La Cour note d’emblée que la comparution devant le tribunal, en matière civile, est un droit et non une obligation du demandeur (paragraphe 31 ci-dessus). Le tribunal est en mesure de considérer la non‑comparution répétée du demandeur comme un désistement implicite et de prononcer, en conséquence, l’extinction d’instance. Cette dernière décision est possible si les deux conditions suivantes sont réunies : le demandeur a été dûment informé de la date d’audience, et il n’a pas demandé l’examen de l’affaire en son absence (paragraphe 23 ci-dessus). Dès lors, la question principale qui se pose dans la présente affaire est de savoir si les requérants ont sollicité ou non l’examen de leurs causes en leur absence.

51. La Cour relève d’abord que MM. Sukhanov et Mazunin, ont formulé des demandes en ce sens. Les lettres destinées aux tribunaux en font foi (paragraphes 6, 16 et 18 ci‑dessus), et, en outre, le Gouvernement le confirme dans ses observations en ce qui concerne M. Sukhanov (paragraphe 31 ci-dessus). Ces démarches démontrent que lesdits requérants ne se sont désistés ni expressément ni implicitement. Ainsi, l’application par les tribunaux de l’article 222 § 8 du code de procédure civile paraît manifestement arbitraire, puisqu’elle ne fait pas de lien entre les faits établis, la disposition applicable et l’issue des procès (Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, §§ 61-65, CEDH 2015, Anđelković c. Serbie, no 1401/08, §§ 24-28, 9 avril 2013, et Khamidov c. Russie, no 72118/01, §§ 170 et 174, 15 novembre 2007).

52. La Cour considère dès lors qu’il serait inutile pour elle de rechercher in abstracto si l’extinction de l’instance, telle que conçue par le législateur dans l’article 222 § 8 du code de procédure civile, poursuivait un but légitime, dans la mesure où son application, manifestement arbitraire, a détourné le sens de cette disposition. Pour la même raison, la Cour ne trouve pas nécessaire d’examiner la proportionnalité de la mesure contestée, notamment quant à la question de savoir si les requérants susmentionnés ont la possibilité, suggérée par le Gouvernement, de réintroduire la même demande pour réaliser leur droit au tribunal (paragraphes 24, 33 et 39 ci‑dessus).

53. Quant à l’exception soulevée par le Gouvernement (paragraphe 43 ci-dessus), la Cour rappelle que l’article 35 de la Convention n’exige l’épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (Saoud c. France, no 9375/02, § 77, 9 octobre 2007, et Civet c. France [GC], no 29340/95, § 41, CEDH 1999‑VI).

54. La Cour relève que l’article 223 du code de procédure civile n’est pas opérant dans le cas de MM. Sukhanov et Mazunin l’exercice du recours prévu par cette disposition étant envisageable en cas d’application correcte de l’article 222 § 8 du même code, c’est-à-dire en cas d’absence injustifiée du demandeur. En effet, ce recours permet à la partie concernée de renverser la présomption de désistement en apportant des preuves que son absence était due à des raisons excusables dont elle était incapable d’informer le tribunal à temps (paragraphe 24 ci-dessus). Exiger des requérants susmentionnés, qui, dès le début, ont fait part de leur volonté de ne pas comparaître (paragraphe 51 ci-dessus), d’apporter de telles preuves reviendrait à leur demander l’impossible. Partant, la Cour rejette cette exception en ce qui concerne MM. Sukhanov et Mazunin et juge que les décisions de justice concernant les requérants revêtaient un caractère arbitraire et s’analysent donc en un « déni de justice ».

55. La Cour conclut à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention à l’égard de MM. Sukhanov et Mazunin.

2. En ce qui concerne Mme Krestovskaya

Sur la recevabilité

56. La Cour note ensuite que la situation de Mme Krestovskaya est différente de celle des deux autres requérants. En effet, l’intéressée, qui a sollicité une fois le report de l’audience (paragraphe 10 ci-dessus), n’a pas demandé l’examen de l’affaire en son absence. Or, alors qu’elle avait été dûment informée des dates d’audience, elle a omis de comparaître les 15 et 22 octobre 2012 et de demander des reports d’audience (paragraphe 11 ci‑dessus). Aussi la Cour considère-t-elle, dans ce cas, que la décision d’extinction d’instance apparaît conforme au but de l’article 222 § 8 du code de procédure civile. Par conséquent, le recours prévu par l’article 223 § 3 du même code était adéquat pour remédier à l’extinction d’instance, qualifiée d’injustifiée par la deuxième requérante. En outre, dans sa lettre du 6 décembre 2012, la juge du tribunal du district a informé l’intéressée de la possibilité pour elle d’introduire ce recours et lui a fourni les explications nécessaires sur les modalités d’exercice de celui-ci (paragraphe 13 ci‑dessus). Or la requérante, qui n’allègue pas que ces modalités étaient particulièrement complexes et inaccessibles, n’a pas introduit le recours en bonne et due forme (paragraphes 14 et 15 ci-dessus).

57. Partant, la Cour déclare le grief irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

III. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

58. M. Mazunin se plaint que l’absence d’examen de son appel contre la décision d’extinction d’instance s’analyse en une violation de son droit d’accès au tribunal. Mme Krestovskaya soulève le même grief sous l’angle des articles 13 et 17 de la Convention. Enfin, M. Sukhanov et Mme Krestovskaya se plaignent d’une violation de leur droit au respect de leurs biens, au motif que les tribunaux nationaux, s’étant abstenus d’examiner leurs actions sur le fond, n’ont pas protégé leurs droits à obtenir respectivement, pour l’un, le versement de traitements et émoluments qui lui seraient dus et, pour l’autre, une indemnisation pour son appartement.

59. Eu égard au contenu du dossier et pour autant qu’elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour estime que ces griefs ne révèlent pas de violations des droits consacrés par la Convention et ses Protocoles.

60. Il s’ensuit que cette partie des requêtes est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

61. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

1. En ce qui concerne M. Sukhanov

62. Le premier requérant n’a présenté aucune demande de satisfaction équitable. Partant, la Cour ne lui accorde aucune somme.

2. En ce qui concerne M. Mazunin

63. M. Mazunin réclame 2 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il dit avoir subi.

64. Se référant aux arrêts Larin c. Russie (no 15034/02, § 62, 20 mai 2010 ‑ dans cette affaire, la Cour a alloué 500 EUR à la partie requérante au titre du dommage moral) et Rozhin c. Russie (no 50098/07, § 39, 6 décembre 2011 ‑ dans cette affaire, la Cour a alloué 1 000 EUR à la partie requérante), le Gouvernement estime que la somme demandée excessive et déraisonnable et qu’elle ne correspond pas à la jurisprudence de la Cour.

65. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer à M. Mazunin 2 000 EUR au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

66. M. Mazunin demande 1 500 EUR pour frais de représentation devant la Cour, à verser directement sur le compte bancaire de son représentant.

67. Le Gouvernement estime que les frais en question ne devraient pas être remboursés au troisième requérant, au motif que le contrat conclu entre celui-ci et son avocat est nul et non avenu. À cet égard, il indique que, d’après les termes de ce contrat, les honoraires dus sont à payer à l’avocat après le prononcé de l’arrêt de la Cour dans cette affaire. Se fondant sur cette clause, il soutient que le paiement des frais ne doit être pas conditionné par le prononcé ultérieur d’un jugement.

68. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En outre, la Cour rappelle que, selon l’article 60 § 2 de son règlement, toute prétention présentée au titre de l’article 41 de la Convention doit être chiffrée, ventilée par rubrique et accompagnée des justificatifs nécessaires, faute de quoi elle peut rejeter la demande, en tout ou en partie (Negrepontis‑Giannisis c. Grèce (satisfaction équitable), no 56759/08, § 34, 5 décembre 2013).

69. La Cour observe en l’espèce que le contrat susmentionné ne comporte pas de clause conditionnant le paiement des honoraires au prononcé de son arrêt. Ce contrat stipule simplement que les frais de représentation sont à verser sur le compte bancaire du représentant, ce qui n’est pas en contradiction avec la jurisprudence de la Cour. Au demeurant, la validité du contrat vis-à-vis du droit national n’a à aucun moment été remise en question.

70. Eu égard aux éléments dont elle dispose et aux critères exposés ci‑dessus, la Cour juge raisonnable d’allouer au troisième requérant la somme réclamée pour frais et dépens au titre des frais d’avocat. À cet égard, elle note que le montant des frais d’avocat indiqué n’est pas ventilé par rubrique. Elle ne doute pas cependant que ledit requérant a engagé ces frais à hauteur de la somme réclamée. La Cour lui accorde donc la somme de 1 500 EUR, à verser sur le compte bancaire de son représentant.

C. Intérêts moratoires

71. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;

2. Déclare les requêtes de MM. Sukhanov et Mazunin recevables quant au grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention relatif à l’accès à un tribunal, et irrecevables pour le surplus ;

3. Déclare la requête de Mme Krestovskaya irrecevable ;

4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention dans le chef de MM. Sukhanov et Mazunin ;

5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser à M. Mazunin, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

i. 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 1 500 EUR (mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû par ce requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens, à verser sur le compte bancaire du représentant de M. Mazunin ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 novembre 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stephen PhillipsHelena Jäderblom
GreffierPrésidente

ANNEXE

1. 56251/12Sukhanov c. Russie
2. 23302/13Krestovskaya c. Russie
3. 53116/15Mazunin c. Russie


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