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12/10/2017 | CEDH | N°001-178084

CEDH | CEDH, AFFAIRE ADYAN ET AUTRES c. ARMÉNIE, 2017, 001-178084


PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE ADYAN ET AUTRES c. ARMÉNIE

(Requête no 75604/11)

ARRÊT

STRASBOURG

12 octobre 2017

DÉFINITIF

12/01/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Adyan et autres c. Arménie,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Linos-Alexandre Sicilianos, président,
Kristina Pardalos,
Aleš Pejchal,
Ksenija Turković

,
Pauliine Koskelo,
Tim Eicke, juges,
Siranush Sahakyan, juge ad hoc,
et de Abel Campos, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre...

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE ADYAN ET AUTRES c. ARMÉNIE

(Requête no 75604/11)

ARRÊT

STRASBOURG

12 octobre 2017

DÉFINITIF

12/01/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Adyan et autres c. Arménie,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Linos-Alexandre Sicilianos, président,
Kristina Pardalos,
Aleš Pejchal,
Ksenija Turković,
Pauliine Koskelo,
Tim Eicke, juges,
Siranush Sahakyan, juge ad hoc,
et de Abel Campos, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 septembre 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 75604/11) dirigée contre la République d’Arménie et dont quatre ressortissants de cet État, MM. Artur Adyan, Garegin Avetisyan, Harutyun Khachatryan et Vahagn Margaryan (« les requérants »), ont saisi la Cour le 6 décembre 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par M. P. Muzny, professeur de droit aux universités de Savoie et de Genève, et par Mes A. Carbonneau et A. Martirosyan, avocats exerçant respectivement à Paris et à Erevan. Le gouvernement arménien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. G. Kostanyan, représentant de la République d’Arménie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.

3. Dans leur requête, les requérants soutenaient en particulier que les condamnations prononcées à leur encontre avaient emporté violation de l’article 9 de la Convention et que les juridictions internes avaient justifié leur placement en détention par une motivation stéréotypée.

4. Le 29 février 2016, les griefs tirés par les requérants de leur condamnation pour avoir refusé d’effectuer un service militaire ou un service de remplacement et du manquement allégué des juridictions nationales à leur obligation de justifier, par des motifs pertinents et suffisants, le placement en détention provisoire des intéressés ont été communiqués au Gouvernement, et la requête déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

5. M. Armen Harutyunyan, juge élu au titre de l’Arménie, a été empêché de siéger dans l’affaire (article 28 du règlement de la Cour). En conséquence, le président de la chambre a décidé de désigner Mme Siranush Sahakyan pour siéger en qualité de juge ad hoc (article 29 § 1 b) du règlement de la Cour).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. M. Adyan (« le premier requérant ») est né en 1991, et MM. Avetisyan, Khachatryan et Margaryan (les deuxième, troisième et quatrième requérants) en 1993. Le premier et le deuxième requérants résident à Erevan, et le troisième et le quatrième requérants à Tsaghkavan et Kapan respectivement.

A. Le contexte de l’affaire

7. Les requérants sont quatre témoins de Jéhovah qui furent déclarés aptes au service militaire.

8. Ils furent appelés sous les drapeaux en mai et en juin 2011. Ils refusèrent de se présenter et adressèrent au commissariat militaire local (զինվորական կոմիսարիատ) et au parquet régional des lettres par lesquelles ils exprimaient leur refus d’effectuer un service militaire ou un service de remplacement. Déclarant qu’ils étaient témoins de Jéhovah, ils affirmaient qu’après avoir étudié la loi sur le service de remplacement, ils étaient parvenus à la conclusion qu’au regard des normes européennes celui‑ci n’était pas de nature véritablement civile puisqu’il était supervisé par les autorités militaires. Ils arguaient que leur conscience ne leur permettait pas de travailler directement ou indirectement pour le système militaire et qu’il était notoire que le service de travail de remplacement était organisé et supervisé par les autorités militaires puisque les recrues de ce type de service avaient un livret portant la mention « Forces armées de l’Arménie », qu’elles étaient assujetties à la discipline et aux sanctions militaires, et qu’elles devaient s’inscrire auprès des subdivisions militaires des forces armées arméniennes. Ils ajoutaient que le droit applicable obligeait les recrues à demeurer sur leur lieu d’affectation vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept, ce qui s’analysait, pour les requérants, en une assignation à résidence inacceptable. Ils estimaient que l’obligation d’effectuer un service militaire ou un service de remplacement tel qu’organisé par le droit interne portait atteinte à leurs droits découlant notamment de l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme et que, pour les raisons exposées ci-dessus, leur conscience ne leur permettait pas d’accomplir le service de remplacement qui leur était proposé en Arménie. Ils concluaient qu’ils étaient prêts à effectuer un service de remplacement à condition qu’il ne fût en aucune manière lié aux autorités militaires et qu’il ne portât pas atteinte à leurs convictions religieuses.

B. Les poursuites engagées contre les requérants et le placement des premier, troisième et quatrième requérants en détention provisoire

1. Le deuxième requérant

9. Le 15 juin 2011, des poursuites furent engagées contre le deuxième requérant en application de l’article 327 § 1 du code pénal (refus d’accomplir un service militaire ou un service de remplacement).

2. Les premier et quatrième requérants

10. Le 6 juillet 2011, le premier et le quatrième requérants furent arrêtés.

11. Le 7 juillet 2011, ils furent inculpés des mêmes chefs que le deuxième requérant. Jugeant que les demandes de placement en détention formulées à leur encontre par les enquêteurs étaient justifiées, le tribunal régional de Syunik ordonna leur incarcération.

12. Le 28 juillet 2011, la cour d’appel pénale rejeta les recours formés par les intéressés contre les décisions de placement en détention les concernant au motif, notamment, que la durée de la peine d’emprisonnement qu’ils encouraient pour l’infraction qui leur était reprochée, supérieure à un an, augmentait le risque de récidive ou de fuite s’ils restaient en liberté.

3. Le troisième requérant

13. Le 27 juillet 2011, le troisième requérant fut inculpé des mêmes chefs que les autres requérants et le tribunal régional de Tavush ordonna, à la demande de l’enquêteur, le placement en détention de l’intéressé au motif qu’il existait des raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis l’infraction qui lui était reprochée.

14. À une date non précisée, il fut renvoyé en jugement.

15. Le 19 août 2011, le tribunal régional de Tavush fixa la date de l’audience et jugea qu’il « n’y avait pas lieu de remettre en cause le maintien en détention » du troisième requérant.

16. Le 24 août 2011, la cour d’appel pénale examina un recours que celui-ci avait formé contre la décision de le placer en détention adoptée le 27 juillet 2011 et le débouta au motif notamment que la durée de la peine d’emprisonnement qu’il encourait pour l’infraction qui lui était reprochée, supérieure à un an, augmentait les risques de récidive ou de fuite s’il restait en liberté.

C. Les procédures judiciaires dirigées contre les requérants et les condamnations prononcées à leur encontre

17. Au cours des procédures devant les juridictions de jugement chargées de leurs affaires respectives, les requérants plaidèrent que leur opposition au service militaire et au service de remplacement était fondée sur leurs convictions religieuses. Ils arguèrent que le service de remplacement tel que prévu par le droit interne n’était pas de nature véritablement civile puisqu’il était supervisé par les autorités militaires. Ils indiquèrent que le droit à l’objection de conscience était protégé, entre autres, par l’article 9 de la Convention et se déclarèrent prêts à effectuer un service de remplacement à condition qu’il ne fût pas supervisé par les autorités militaires et qu’il fût de nature véritablement civile.

18. Le 19 juillet 2011, le tribunal régional de Kotayk jugea le deuxième requérant coupable de l’infraction qui lui était reprochée et le condamna à une peine de deux ans et six mois d’emprisonnement. L’intéressé fut placé en détention le même jour.

19. Le 27 juillet 2011, le tribunal régional de Syunik prononça des peines analogues à l’encontre du premier et du quatrième requérants.

20. Le 25 novembre 2011, le tribunal régional de Tavush prononça une peine analogue à l’encontre du troisième requérant.

21. Les requérants formèrent des recours contre leur condamnation, arguant qu’elle portait atteinte aux exigences de l’article 9 de la Convention. Ils plaidèrent que leur opposition au service de remplacement qui leur était proposé en Arménie était fondée sur leurs convictions religieuses en ce que ce service n’était pas de nature véritablement civile et qu’il n’était pas conforme aux normes européennes. Ils avancèrent qu’il était organisé et supervisé par les autorités militaires (article 14 de la loi sur le service de remplacement, paragraphe 28 ci-dessous) et qu’il équivalait à un service militaire non armé, alors que leur conscience leur interdisait d’accomplir un service quel qu’il fût s’il était supervisé par les autorités militaires. Ils exposèrent que l’article 17 § 3 de la loi permettait à l’autorité militaire d’ordonner la mutation d’une recrue du service de travail de remplacement vers une autre institution et que certains aspects de ce service étaient organisés conformément aux règles militaires (article 18 § 2 de la loi). Ils indiquèrent en particulier que les recrues devaient porter un uniforme ressemblant à celui des militaires, qu’elles étaient tenues de se conformer aux ordres et ne pouvaient quitter leur lieu d’affectation sans autorisation. Ils firent observer que le livret remis aux recrues (այլընտրանքային աշխատանքային ծառայողի գրքույկ) portait la mention « Forces armées de l’Arménie » ainsi que l’insigne de l’armée, et que la solde qui était versée mensuellement aux recrues du service de remplacement était identique à celle perçue par les recrues du service militaire. Ils soutinrent par ailleurs que le service de remplacement avait un caractère punitif du fait de sa durée, quarante-deux mois, et que les recrues étaient tenues de rester sur leur lieu d’affectation vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ils confirmèrent qu’ils étaient prêts à effectuer un service de remplacement de nature véritablement civile et qu’en l’absence d’un tel service conforme aux normes européennes, les condamnations qui leur avaient été infligées ne répondaient à aucun besoin social impérieux et n’étaient pas nécessaires dans une société démocratique.

22. Le 2 décembre 2011, la cour d’appel pénale confirma les jugements rendus par les tribunaux régionaux dans les affaires des premier et deuxième requérants.

Concernant le premier requérant, la cour d’appel statua comme suit :

« Après avoir examiné les arguments de la défense selon lesquels le service de travail de remplacement en Arménie ne serait pas conforme aux normes européennes, qu’il serait de nature militaire et supervisé par les autorités militaires, la cour d’appel conclut que [l’État] (...) prend les mesures appropriées au regard des obligations qu’il a contractées auprès du Conseil de l’Europe concernant, en particulier, l’adoption d’une législation relative au service de remplacement et son amélioration constante.

La cour d’appel juge nécessaire de souligner que la loi sur le service de remplacement, les décrets [pertinents] et les [autres règlements d’application] sont fondés sur la Constitution arménienne et qu’ils doivent dès lors être appliqués en l’espèce en fonction de ce qui suit.

[Citation des articles 2 et 3 § 1 de la loi (paragraphe 28 ci-dessous)]

Il ressort des dispositions susmentionnées que [l’État] a clairement distingué entre le service militaire de remplacement et le service de travail de remplacement, et qu’il a garanti par la loi la nature civile de ce dernier.

[Citation des articles 17 et 18 § 3 de la loi (paragraphe 28 ci-dessous)]

Se fondant sur l’analyse des dispositions susmentionnées, la cour d’appel juge nécessaire de souligner que le fait que le directeur de l’institution [où le service de remplacement est effectué] informe [le commissariat militaire local] quant au service de travail de remplacement à effectuer par la recrue, que celle-ci puisse être mutée dans une autre institution ou sur un autre lieu d’affectation et que l’accomplissement d’un service de travail de remplacement la libère de son obligation de servir dans l’armée de réserve où elle est inscrite selon la procédure prévue par la loi ne suffit pas à conclure que le service de travail de remplacement en Arménie est de nature militaire en ce que (...) le type de travail, les procédures à suivre et les conditions de ce travail sont déterminés par le directeur de l’institution compétente sans aucune ingérence des autorités militaires ou de leurs représentants.

Par ailleurs, c’est le directeur de l’institution [compétente] qui est responsable de l’organisation et de la mise en place du service de travail de remplacement, et non les subdivisions de l’armée arménienne.

De même, l’argument de la défense selon lequel le service de travail de remplacement serait supervisé par une autorité publique agréée par le gouvernement arménien et relevant du domaine de la défense ne signifie pas qu’il n’existe pas de service de travail de remplacement en Arménie. Il convient d’observer qu’en réalité les recrues effectuent leur service de travail en dehors de l’armée arménienne, et que celui-ci ne comporte aucun élément de service militaire.

La cour d’appel juge également nécessaire de souligner qu’une analyse de la loi sur le service de remplacement montre que les caractéristiques du statut juridique des recrues du service de travail de remplacement sont définies par ladite loi et par la législation arménienne en matière de travail, et qu’elles relèvent plus (...) des relations de travail que des relations militaires.

La conclusion qui précède est également confirmée par un certain nombre d’autres dispositions de la loi, en particulier par le fait que les recrues du service de travail de remplacement ne sont subordonnées qu’au directeur de l’institution civile dont elles dépendent, qu’elles ne sont tenues de se conformer qu’aux ordres et instructions impartis par ce dernier, et qu’elles doivent respecter les règles de la discipline interne de chaque institution, alors que les questions relatives à la sécurité sociale des recrues et des membres de leurs familles sont régies par la législation relative aux pensions d’État et non par la législation militaire (articles 19 et 20).

Il convient d’observer que le décret no 940-N du 25 juin 2004 a établi la liste des institutions dans lesquelles un service de remplacement peut être effectué, ainsi que le type d’uniforme que les recrues du service de remplacement doivent porter et la manière dont elles doivent le faire.

Le paragraphe 2 b) du décret dispose que « les recrues du service de travail de remplacement effectuent leur service dans les institutions placées sous l’autorité du ministère de la Santé et du ministère du Travail et des Affaires sociales ».

En vertu de l’[annexe 1] du décret, « les recrues du service de travail de remplacement accomplissent dans lesdits organismes des tâches d’auxiliaire ».

Le gouvernement a confié aux ministres dont dépendent les organismes en question, ainsi qu’au ministre de la Défense, certaines responsabilités telles que la mise à disposition des tenues, des repas et du financement, ainsi que certains aspects organisationnels (paragraphe 3 du décret).

Le fait que le ministre de la Défense est également impliqué dans l’organisation du service de remplacement ne signifie pas que le service de travail se transforme en un service militaire puisque le ministre de la Défense et certaines subdivisions des forces armées sont avant tout appelés à participer à l’organisation du service militaire de remplacement.

La cour d’appel considère par ailleurs que le fait que les autorités militaires sont chargées de la supervision des recrues du service de travail en collaboration avec les directeurs des institutions compétentes ne change en rien la nature du service effectué. De surcroît, comme cela a déjà été évoqué ci-dessus, le type de travail civil, les procédures à suivre et les conditions de ce travail sont déterminés par le directeur de l’institution compétente et ne peuvent être modifiés que par lui.

(...)

Il convient d’observer qu’effectuer des tâches d’auxiliaire dans les institutions sanitaires arméniennes compétentes n’est absolument pas humiliant. Il s’agit au contraire d’une mission humanitaire qui sert les intérêts de la société et tend à la préservation de la santé et de la vie humaine.

L’argument de la défense selon lequel le service de travail de remplacement serait punitif par nature est également dépourvu de fondement.

(...)

Au vu de ce qui précède, la cour d’appel, s’appuyant sur les faits concrets de l’espèce, à savoir que [le premier requérant] a catégoriquement refusé d’effectuer un service de travail de remplacement, conclut que celui-ci a été reconnu coupable des faits qui lui étaient reprochés et condamné pour ces faits d’une manière justifiée et équitable, et que cette condamnation n’est en rien contraire à (...) la jurisprudence de la Cour européenne relative à l’article 9 de la Convention. »

Concernant le deuxième requérant, la cour d’appel jugea que sa condamnation avait été régulière, bien fondée et motivée.

23. Le 9 décembre 2011 et le 6 mars 2012, la cour d’appel pénale rendit dans les affaires des troisième et quatrième requérants des décisions analogues à celle prononcée dans l’affaire du premier requérant.

24. Les requérants se pourvurent en cassation, invoquant les mêmes arguments que dans les procédures d’appel.

25. Les 7, 8 et 17 février et le 7 mai 2012, la Cour de cassation rejeta leurs pourvois, qu’elle jugea dépourvus de fondement.

26. Les 8 et 9 octobre 2013, après avoir purgé entre vingt-six et vingt‑sept mois des peines qui leur avaient été infligées, les requérants furent libérés de prison à la faveur d’une amnistie générale.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES

A. Le code pénal (en vigueur depuis 2003)

27. L’article 327 § 1 prévoit que le refus d’accomplir un service militaire d’une durée fixe ou un service de remplacement, en l’absence de toute cause légale d’exemption, est punissable d’une peine privative de liberté (entendue dans ce cadre comme une incarcération en régime d’isolement strict) pour une durée maximale de deux mois ou d’une peine d’emprisonnement pour une durée maximale de trois ans.

B. La loi sur le service de remplacement

1. La loi sur le service de remplacement telle qu’en vigueur à l’époque des faits

28. Les dispositions pertinentes de la loi sur le service de remplacement du 17 décembre 2003, entrée en vigueur le 1er juillet 2004, se lisent ainsi :

Article 2 – Définition du service de remplacement et types de service de remplacement

« 1. Aux fins de la présente loi on entend par service de remplacement un service qui remplace le service militaire obligatoire d’une durée fixe, qui ne nécessite pas de porter, de conserver, d’entretenir et d’utiliser des armes et qui est effectué aussi bien dans des institutions militaires que dans des institutions civiles.

2. Les différents types de service de remplacement sont :

a) le service militaire de remplacement, c’est-à-dire le service militaire effectué dans l’armée arménienne sans obligation de combattre ni de porter, conserver, entretenir et utiliser des armes ; et

b) le service de travail de remplacement, c’est-à-dire le service de travail effectué en dehors de l’armée arménienne.

3. Le but du service de remplacement est d’assurer que soit remplie l’obligation civique envers la patrie et la société ; pareil service n’a aucun caractère punitif, humiliant ou dégradant. »

Article 3 - Motifs d’effectuer un service de remplacement

« 1. Un citoyen arménien qui en raison de sa foi ou de ses convictions religieuses ne peut pas effectuer le service militaire dans une unité militaire, et notamment porter, conserver, entretenir et utiliser des armes, peut effectuer un service de remplacement. (...) »

Article 5 – Durée du service de remplacement

« La durée du service militaire de remplacement est de 36 mois.

La durée du service de travail de remplacement est de 42 mois. »

Article 14 – La mise en œuvre du service de remplacement

« L’enrôlement dans le service de remplacement est organisé par une autorité publique agréée par le gouvernement arménien et relevant du domaine de la défense, qui supervise également la mise en œuvre dudit service (...) »

Article 17 – Procédure pour effectuer un service de travail de remplacement

« 1. Un citoyen enrôlé pour effectuer un service de travail de remplacement est affecté, conformément à la procédure prescrite, à l’institution où il doit accomplir ledit service.

2. Le directeur de l’institution locale dans laquelle le service de travail de remplacement doit être effectué est tenu d’inscrire la recrue sur la liste du personnel de l’institution, de déterminer le type de travail qu’elle devra accomplir, les procédures à suivre et les conditions de ce travail, en s’assurant qu’elle est pleinement occupée, et d’en informer le commissariat militaire local par écrit dans un délai de trois jours.

3. La recrue du service de travail de remplacement peut, sur ordre ou à l’initiative de l’autorité publique agréée relevant du domaine de la défense, être mutée dans une autre institution ou sur un autre lieu d’affectation pour y effectuer son service.

4. La recrue du service de travail de remplacement est tenue de rester sur son lieu d’affectation vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Par lieu d’affectation on entend la zone dont l’institution a la charge, la possession et l’usage.

5. La recrue du service de travail de remplacement ne peut être nommée à un poste d’encadrement ni exercer d’autres activités pendant son service.

6. La recrue du service de travail de remplacement est libérée de son obligation de servir dans l’armée de réserve et elle y est inscrite conformément à la procédure prévue par la loi. »

Article 18 – Responsabilités du directeur de l’institution dans laquelle le service
de travail de remplacement est effectué

« 1. Le directeur de l’institution dans laquelle le service de travail de remplacement est effectué est tenu de fournir à la recrue de la nourriture, l’uniforme requis, des sous‑vêtements, un lit, du matériel de couchage et des produits d’hygiène personnelle. Il doit également sensibiliser [la recrue du service de travail de remplacement] aux règles internes de la discipline professionnelle et aux particularités du travail à accomplir.

2. Le directeur de l’institution est tenu de garantir à la recrue du service de travail de remplacement la sécurité sur son lieu d’affectation, de superviser la mise en œuvre du service et de créer les conditions nécessaires au repos et aux visites familiales de la recrue, conformément à la procédure prévue par la loi portant règlement intérieur du service dans les forces armées.

3. Le directeur de l’institution est responsable de l’organisation et de la mise en œuvre du service de travail de remplacement dans l’institution. »

Article 19 – Droits et obligations des recrues du service de remplacement

« 1. La recrue du service de travail de remplacement perçoit la même solde mensuelle que celle établie pour un soldat effectuant son service militaire obligatoire.

(...)

4. Pendant la durée de leur service, les recrues du service de remplacement doivent respecter les règles internes de discipline du service, s’acquitter de leurs responsabilités et se conformer aux ordres ou instructions impartis par le directeur (ou le commandant) compétent, porter l’uniforme prescrit et ne pas quitter leur lieu d’affectation sans autorisation.

(...) »

Article 20 – Affiliation à la sécurité sociale pour les recrues du service
de remplacement et les membres de leur famille

« 1. Les questions relatives à l’affiliation à la sécurité sociale pour les recrues du service militaire de remplacement et les membres de leur famille sont régies par la loi sur la sécurité sociale pour les militaires et les membres de leur famille.

2. La sécurité sociale (...) pour les recrues du service de travail de remplacement et les membres de leur famille doit être mise en place conformément à la procédure définie par la loi sur les pensions d’État.

(...) »

2. Les amendements du 2 mai 2013 entrés en vigueur le 8 juin 2013

29. Le 28 avril 2011, des amendements à la loi sur le service de remplacement furent proposés. Dans le rapport explicatif relatif à ces amendements, il était indiqué que la loi, qui avait été introduite afin que l’Arménie s’acquittât des obligations qu’elle avait contractées lors de son adhésion au Conseil de l’Europe, ne répondait pas aux normes internationales. Les principaux défauts relevés étaient les suivants :

a) le fait que les recrues du service de travail de remplacement étaient placées sous une supervision militaire contraire à leurs convictions religieuses, d’autant que cette supervision était prévue non seulement pour le service militaire de remplacement mais aussi pour le service de travail de remplacement. Ce faisant, la loi privait ceux dont les convictions religieuses s’opposaient non seulement au port et à l’usage des armes mais aussi à toute forme de service sous supervision militaire d’une alternative au service militaire obligatoire ; et

b) la durée du service de remplacement.

30. Les amendements en question furent finalement adoptés le 2 mai 2013 et ils entrèrent en vigueur le 8 juin 2013. Ils contenaient les modifications suivantes :

– article 5 : réduction de la durée du service militaire de remplacement à trente mois et de celle du service de travail de remplacement à trente-six mois ;

– article 14 : distinction entre le service militaire de remplacement, organisé et supervisé par une autorité publique relevant du domaine de la défense, et le service de travail de remplacement relevant d’une autorité publique agréée par le gouvernement. Le nouvel article 14 précisait par ailleurs que le service de travail de remplacement ne pouvait être supervisé par l’armée ;

– article 17 : suppression de l’exigence de s’assurer que la recrue du service de travail de remplacement fût pleinement occupée dans l’institution dans laquelle elle devait effectuer son service. La mutation de la recrue relevait désormais de la compétence de la Commission nationale (paragraphes 35 et 36 ci-dessous) et non plus de celle d’une « autorité publique agréée relevant du domaine de la défense », et la recrue n’était plus tenue de rester sur son lieu d’affectation vingt-quatre heures sur vingt-quatre ;

– article 18 § 1 : suppression de l’obligation faite au directeur de l’institution dans laquelle le service de remplacement était effectué de fournir à la recrue de la nourriture, un uniforme ou d’autres produits. Dans le nouvel article 18 § 2, il n’était plus fait référence au règlement intérieur du service dans les forces armées, et le nouveau libellé imposait au directeur de l’institution de s’assurer que les conditions de travail de la recrue fussent identiques à celles des autres employés temporaires ou permanents de l’institution.

En vertu du nouvel article 19, la recrue du service de travail de remplacement ne devait plus percevoir la même solde mensuelle que celle établie pour un soldat effectuant son service militaire obligatoire, mais une indemnité pouvant s’élever jusqu’à 30 000 drams arméniens. L’obligation de porter un uniforme fut supprimée.

C. La loi sur le service militaire (2002)

31. L’article 4 dispose que la durée du service militaire obligatoire pour les soldats est de vingt-quatre mois.

D. La loi d’application du code pénal (loi de 2003 telle que modifiée en 2013)

32. Le 2 mai 2013, un certain nombre d’amendements à la loi furent adoptés. Ils entrèrent en vigueur le 8 juin 2013 et contenaient notamment la modification suivante :

« Quiconque s’est rendu coupable d’une infraction [notamment à l’article 327 du code pénal] à raison de ses convictions ou opinions religieuses et purge une peine (...) peut saisir un tribunal pour faire réexaminer sa condamnation. Le tribunal met fin à toute procédure pénale dirigée contre l’intéressé et le dispense de purger le reliquat de sa peine à condition que celui-ci ait demandé avant le 1er août 2013 à effectuer un service de remplacement et que l’organe compétent ait accueilli sa demande conformément à la procédure prévue par la loi sur le service de remplacement. »

E. Le décret gouvernemental no 940-N du 25 juin 2004 établissant la liste des institutions dans lesquelles un service de remplacement peut être effectué et les règles concernant l’uniforme des recrues du service de remplacement

33. En vertu du paragraphe 2 b), les recrues du service de travail de remplacement pouvaient effectuer leur service dans différentes institutions placées sous l’autorité du ministère de la Santé et du ministère du Travail et des Affaires sociales, telles que des orphelinats, des maisons de retraite, des établissements psychiatriques, des établissements pour personnes handicapées ou des hôpitaux, où elles devaient s’acquitter de tâches d’auxiliaire. En vertu du paragraphe 3, le ministre de la Défense, le ministre du Travail et des Affaires sociales et le ministre de la Santé étaient chargés de mettre à la disposition des recrues des tenues, des repas et des moyens financiers. Le décret fixait également les règles relatives aux uniformes que les recrues du service militaire de remplacement et celles du service de travail de remplacement étaient tenues de porter.

34. Le 1er août 2013, ce décret fut modifié et il ne fut dès lors applicable qu’aux recrues du service militaire de remplacement.

G. Le décret gouvernemental no 271-N du 10 mars 2005 portant approbation de la création de la Commission nationale pour l’examen des demandes de service de remplacement, des procédures à suivre et de sa composition

35. Le décret créa une Commission nationale pour examiner les demandes de service de remplacement. La commission était composée du chef d’état-major des forces armées de l’Arménie, en qualité de président de la commission, du Commissaire militaire d’Arménie (ՀՀ զինվորական կոմիսար), en qualité de vice-président, du ministre délégué à la Santé, du ministre délégué au Travail et aux Affaires sociales, du chef de la Direction gouvernementale pour les minorités nationales et les affaires religieuses, et du chef de la Direction gouvernementale pour les organes administratifs.

36. Le 25 juillet 2013, le décret fut annulé et remplacé par le décret no 797-A, qui modifia la composition de la Commission nationale désormais constituée du premier ministre délégué à l’Administration territoriale, en qualité de président, du ministre délégué à la Santé, du ministre délégué au Travail et aux Affaires sociales, du ministre délégué à l’Éducation et aux Sciences, du ministre délégué à la Défense, du chef adjoint de la police et du chef de la Direction gouvernementale pour les minorités nationales et les affaires religieuses.

G. Arrêté no 142 du 20 décembre 2004 du chef d’état-major des forces armées de l’Arménie

37. Afin de superviser la discipline de travail des personnes enrôlées pour effectuer un service de travail de remplacement, le Commissaire militaire d’Arménie et le chef de la Division de la police militaire du ministère de la Défense se virent ordonner : a) d’effectuer des contrôles hebdomadaires conjoints par sondage pour vérifier la présence de personnes effectuant un service de travail de remplacement dans les institutions situées sur le territoire des commissariats militaires régionaux et de leurs subdivisions ; b) de communiquer les résultats de ces contrôles au chef d’état-major à la fin de chaque mois ; et c) de signaler immédiatement au chef d’état-major toute recrue absente du service de travail de remplacement et de prendre les mesures nécessaires pour la retrouver.

H. Jurisprudence de la Cour de cassation

38. Le 28 mars 2014 et le 27 mars 2015, la Cour de cassation examina les recours formés par deux objecteurs de conscience contre les condamnations prononcées à leur encontre par les juridictions inférieures en application de l’article 327 du code pénal (affaires pénales nos KD1/0053/01/12 et GD1/0006/01/13). Elle conclut que, leurs affaires satisfaisant aux conditions définies par la loi d’application du code pénal telle que modifiée le 8 juin 2013, les dispositions de ladite loi étaient applicables et qu’il convenait donc d’annuler leurs condamnations et de mettre un terme aux procédures pénales dirigées contre eux pour absence de corps du délit.

I. Le défenseur des droits de l’homme de l’Arménie

39. Dans son rapport annuel de 2008, le défenseur des droits de l’homme de l’Arménie observa :

« Les appelés, qui appartiennent au mouvement des témoins de Jéhovah, expliquent leur refus de s’engager dans un service de travail de remplacement par le fait que ce service est géré et supervisé par des divisions du (...) ministère de la Défense. Par exemple, l’enrôlement dans le service de travail de remplacement est conduit par des commissariats militaires ; la (...) [Division] de la police militaire du ministère de la Défense effectue régulièrement des visites d’inspection dans les institutions où le service de travail de remplacement est effectué, demandant au personnel du service de remplacement de se mettre en rangs, par exemple. De plus, certaines recrues se sont plaintes du fait que les uniformes pour le personnel du service de travail de remplacement ont été fournis par le (....) ministère de la Défense.

D’après [l’article 18 de la loi sur le service de remplacement], le directeur de l’institution où le service de travail de remplacement est (...) effectué est responsable de la mise en œuvre et de la supervision du service de travail de remplacement. [L’article 14 de la même loi] dispose toutefois que l’enrôlement dans le service de travail de remplacement est organisé et supervisé par [une autorité publique agréée relevant du domaine de la défense]. En effet, le (...) ministère de la Défense justifie les visites d’inspection régulières [effectuées par] la police militaire par l’application de [l’article 14] et il prétend que le but de ces visites est de vérifier que le personnel du service de remplacement se trouve bien sur les lieux où le service de travail de remplacement est (...) effectué.

Compte tenu de ce qui précède, le bureau du défenseur des droits de l’homme recommande que des modifications soient apportées à la législation afin que la compétence pour le traitement des demandes de service de remplacement ainsi que pour la mise en œuvre et la supervision subséquentes dudit service soit confiée à un organisme agréé (...) de la sécurité sociale et du travail. Ainsi, plutôt que d’inscrire les recrues du service de remplacement sur les registres de l’armée de réserve, ce qu’exige actuellement la (...) [loi sur la responsabilité militaire], il est possible d’envisager [un registre] pour les citoyens qui ont effectué un service de remplacement, qui serait accompagné d’un nouveau type de [livret] (différent du livret des militaires réguliers) à instituer par la loi.

III. LES TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS

A. Le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe

1. La Recommandation no R (87) 8 relative à l’objection de conscience au service militaire obligatoire

40. Le Comité des Ministres a établi que le « service de remplacement ne doit pas revêtir le caractère d’une punition. Sa durée doit rester, par rapport à celle du service militaire, dans les limites raisonnables ».

2. La Recommandation CM/Rec(2010)4 du Comité des Ministres aux États membres sur les droits de l’homme des membres des forces armées

41. Le Comité des Ministres a recommandé aux États membres de s’assurer que toute restriction apportée au droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion des membres des forces armées se conforme aux exigences de l’article 9 § 2 de la Convention, que les appelés aient le droit d’être enregistrés comme objecteurs de conscience, et qu’un service alternatif de nature civile leur soit proposé. L’exposé des motifs relatif à cette recommandation précise notamment que la durée des autres formes de services effectués à la place du service militaire ne devrait pas être déraisonnable par rapport à celle du service militaire qu’il remplace. Il relève en outre que le Comité européen des droits sociaux a jugé excessive une durée excédant une fois et demie celle du service militaire normal.

B. L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE)

1. Documents généraux

Recommandation 1518 (2001) : Exercice du droit à l’objection de conscience au service militaire dans les États membres du Conseil de l’Europe

42. L’APCE a recommandé au Comité des Ministres d’inviter ceux des États membres qui ne l’ont pas encore fait à introduire dans leurs législations respectives un véritable service alternatif de nature exclusivement civile, qui ne puisse être ni dissuasif ni punitif.

2. Documents spécifiques à l’Arménie

a) Avis no 221 (2000) : Demande d’adhésion de l’Arménie au Conseil de l’Europe

43. L’APCE a pris note que l’Arménie s’est engagée à respecter l’engagement qui suit :

« adopter une loi sur un service de remplacement conforme aux normes européennes, dans les trois années suivant son adhésion, et, entre-temps, (...) amnistier les objecteurs de conscience purgeant actuellement des peines de prison ou servant dans des bataillons disciplinaires, en les autorisant (une fois la loi sur le service de remplacement entrée en vigueur) à faire leur service militaire dans des unités non armées ou dans un service civil de remplacement ».

b) Résolution 1532 (2007) : Respect des obligations et des engagements de l’Arménie

44. En ce qui concerne l’engagement de l’Arménie d’adopter une loi sur un service de remplacement « conforme aux normes européennes » et d’« amnistier les objecteurs de conscience purgeant (...) des peines de prison », l’APCE a constaté avec déception que la loi en vigueur, telle que modifiée en 2005 puis en juin 2006, ne garantissait toujours pas aux objecteurs de conscience un « véritable service alternatif de nature exclusivement civile, qui ne puisse être ni dissuasif ni punitif », conformément aux normes du Conseil de l’Europe. Elle s’est déclarée fortement préoccupée par le fait que, en l’absence d’un véritable service civil, des dizaines d’objecteurs de conscience, des témoins de Jéhovah pour la plupart, continuaient à être emprisonnés, ayant préféré la prison à un service alternatif qui n’était pas véritablement civil. L’APCE a demandé instamment aux autorités arméniennes de réviser la loi sur le service alternatif en conformité avec les recommandations faites par les experts du Conseil de l’Europe et, entre-temps, d’amnistier les jeunes objecteurs de conscience purgeant des peines d’emprisonnement.

C. La Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI)

45. Dans son deuxième rapport sur l’Arménie, adopté le 30 juin 2006, l’ECRI a noté :

« En Arménie, les objecteurs de conscience sont, pour la plupart, des témoins de Jéhovah. Par conséquent, ceux-ci sont touchés par la question d’un service alternatif d’une manière disproportionnée. Sur cette question, le Parlement arménien a adopté, le 1er décembre 2003, une loi sur le service alternatif qui est entrée en vigueur le 1er juillet 2004. Cette loi prévoit un service militaire alternatif de 36 mois et un service alternatif civil de 42 mois. L’ECRI note que le service civil alternatif, qui dure plus longtemps que le service militaire, est effectué sous le contrôle de l’armée. Elle a par ailleurs été informée que les directeurs des institutions (qui comprennent des hôpitaux) dans lesquelles les objecteurs de conscience accomplissaient leurs obligations recevaient directement de l’armée leurs instructions sur les conditions et les modalités de leur service. En outre, les objecteurs de conscience sont envoyés dans des hôpitaux militaires pour se voir prodiguer un traitement médical, ils sont généralement cantonnés sur leur lieu de service et doivent porter l’uniforme militaire. Ils reçoivent également des affectations et des changements d’affectation qui sont déterminés par l’armée. (...) L’ECRI souhaite rappeler à ce sujet que l’objectif de la loi sur le service alternatif était d’empêcher que les objecteurs de conscience ne soient emprisonnés pour avoir refusé d’accomplir leur service militaire. Cependant, compte tenu du nombre de personnes qui sont actuellement en prison pour avoir quitté ou refusé d’effectuer le service civil alternatif en raison de l’influence des autorités militaires sur ce service, l’objectif de la loi sur le service alternatif n’a malheureusement pas été atteint. »

D. Le Commissaire des droits de l’homme du Conseil de l’Europe

46. Dans son rapport du 9 mai 2011 ayant fait suite à sa visite en Arménie du 18 au 21 janvier 2011, le Commissaire a déclaré :

« La question des objecteurs de conscience emprisonnés – tous actuellement membres de la communauté des témoins de Jéhovah – est en suspens depuis de nombreuses années. Les objecteurs de conscience ne veulent pas effectuer un service de remplacement placé sous la supervision de l’armée. Il n’existe à l’heure actuelle en Arménie aucune alternative au service militaire qui puisse être qualifiée de véritablement civile. Le Commissaire est fermement convaincu que les objecteurs de conscience ne devraient pas être emprisonnés et il demande instamment aux autorités de mettre en place un service civil alternatif.

(...)

Le droit à l’objection de conscience demeure une question non tranchée en Arménie. Ceux qui demandent à effectuer un service civil en raison d’une objection de conscience sont essentiellement des membres de la communauté des témoins de Jéhovah. Plus de soixante-dix personnes sont actuellement emprisonnées en raison de leur refus de servir dans l’armée ou d’effectuer un service militaire alternatif. Les objecteurs de conscience ont tous été condamnés, en application de [l’article] 327 § 1 du code pénal, à des peines d’emprisonnement allant de vingt-quatre à trente-six mois.

La loi relative au service de remplacement a été adoptée en 2003 et elle est entrée en vigueur en 2004. La prestation d’un service de remplacement demeure sous la supervision de l’armée, ce qui constitue un obstacle majeur pour les membres de la communauté des témoins de Jéhovah en raison de leurs convictions religieuses. La durée potentiellement punitive du service civil, qui est actuellement de quarante-deux mois alors que celle du service militaire ordinaire est de vingt-quatre mois, constitue un autre problème. À cet égard, le Comité européen des droits sociaux du Conseil de l’Europe a jugé que la durée d’un service de remplacement qui est le double de celle du service militaire est excessive et contraire à l’article 1 § 2 de la Charte sociale européenne. En vertu de cette disposition, la durée du service de remplacement ne peut excéder une fois et demie celle du service militaire armé.

Lors de leur rencontre avec le Commissaire, des fonctionnaires du ministère de la Défense se sont expressément déclarés prêts à modifier la [loi sur le service de remplacement]. Le ministre a notamment indiqué qu’en application de la réforme la supervision sera exercée par un ministère désigné pour la mise en œuvre du service de remplacement (Travail, Santé, Défense, etc.), laissant ainsi penser qu’un véritable service civil pourrait exister. Le projet de loi sur la réforme de la [loi sur le service de remplacement] a été adopté par le gouvernement en avril 2011.

Conclusions et recommandations

(...)

Le Commissaire juge urgent de réformer la [loi sur le service de remplacement] et de développer des mécanismes appropriés afin de créer la possibilité d’un service véritablement civil en Arménie. Il est également important que la durée du service de remplacement soit adaptée en prenant en considération la durée du service militaire, de manière à ce qu’elle ne soit pas perçue comme punitive, dissuasive ou discriminatoire. »

47. Dans sa réponse formelle au rapport du Commissaire, le gouvernement a admis que l’exercice du droit à l’objection de conscience en Arménie était encore imparfait et indiqué qu’il entendait introduire d’autres réformes législatives pour promouvoir le contrôle civil sur le service de remplacement et retirer tout contrôle militaire sur ce type de service. Cette fonction devrait être assignée à un nouvel organe composé de représentants du ministère de la Santé, du ministère du Travail et des Affaires sociales et de fonctionnaires du ministère de la Défense strictement civils.

E. Le Comité européen des droits sociaux

48. Dans ses conclusions XIX-I du 24 octobre 2008 concernant le respect par la Grèce de l’article 1 § 2 de la Charte sociale européenne (Le droit au travail : la protection effective du droit pour le travailleur de gagner sa vie par un travail librement entrepris), le Comité européen des droits sociaux a observé ce qui suit :

« Le Comité constate que [les durées de service militaire non armé en remplacement du service militaire armé] représentent près du double de la durée du service militaire armé. Certes, les objecteurs de conscience reconnus sont dans une position plus favorable que dans les pays où ils ne bénéficient pas d’un statut particulier et où le refus de servir est passible d’une peine d’emprisonnement. Mais si l’État admet le principe de l’objection de conscience et institue en conséquence un service de remplacement, il ne peut donner à celui-ci une importance supérieure à celle qui est nécessaire pour s’assurer de la sincérité de l’empêchement de conscience déclaré (car, à défaut de cette sincérité, le travail de remplacement est choisi comme la solution la plus avantageuse, plutôt que ressenti comme une contrainte). Le Comité rappelle qu’au regard de l’article 1 § 2 de la Charte, la durée du service de remplacement ne peut excéder une fois et demie la durée du service militaire armé. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 9 DE LA CONVENTION

49. Les requérants soutiennent que la procédure pénale dirigée contre eux ainsi que les condamnations prononcées à leur encontre ont emporté violation de leurs droits tels que garantis par l’article 9 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A. Sur la recevabilité

50. Le Gouvernement soutient que les requérants n’ont pas épuisé les voies de recours internes. Il argue en particulier que le 2 mai 2013 des modifications ont été introduites dans la loi d’application du code pénal, en vertu desquelles : a) toute personne qui purgeait une peine prononcée en application de l’article 327 du code pénal devait être libérée dès lors qu’elle avait demandé avant le 1er août 2013 à effectuer un service de remplacement et que cette demande avait été accueillie, b) tant la procédure préliminaire que le procès devaient être abandonnés, c) la condamnation devait, le cas échéant, être effacée du casier judiciaire de l’intéressé, et d) de la durée du service de remplacement devait être déduite la période d’exécution effective de la peine ou la période de détention provisoire. Il indique qu’après l’introduction de ces modifications, la Cour de cassation a annulé plusieurs condamnations infligées à des objecteurs de conscience et mis fin pour absence de corps du délit aux procédures pénales dirigées contre eux. Il expose que lesdites modifications ayant été introduites pendant que les requérants purgeaient leur peine, ceux-ci auraient pu, s’ils avaient demandé avant la date fixée à effectuer un service de remplacement, obtenir un redressement approprié par le biais d’un acquittement ou d’une réhabilitation. Il observe toutefois que les intéressés n’ont pas saisi cette occasion.

51. Les requérants contestent l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement et arguent que les dispositions de la loi d’application du code pénal telles que modifiées ne constituaient pas un recours effectif en ce qu’elles ne permettaient pas d’obtenir une véritable réhabilitation ou une indemnisation. Ils ajoutent que la substitution du reliquat de leur peine par un service de remplacement aurait eu pour effet qu’après avoir passé vingt‑quatre mois en prison, ils auraient encore été tenus d’effectuer douze mois de service de remplacement, puisqu’un jour d’incarcération équivalait à une journée de huit heures de travail d’un service de remplacement. Ils soutiennent qu’un tel procédé était punitif et qu’il revenait à substituer à leur peine d’emprisonnement une peine non privative de liberté tout en augmentant la durée de leur condamnation de trente à trente-six mois, ce qui selon eux ne pourrait passer pour un acquittement ou une réhabilitation. Ils plaident par ailleurs que le Gouvernement a omis de mentionner que la Commission nationale, c’est‑à‑dire l’autorité chargée de statuer sur les demandes de service de remplacement, n’a commencé à fonctionner que plusieurs mois après l’introduction des modifications dans la loi puisque la première audience de ladite commission s’est tenue le 23 octobre 2013, date à laquelle ils avaient déjà été libérés.

52. La Cour considère que l’exception de non-épuisement des voies de recours formulée par le Gouvernement est si étroitement liée à la substance du grief des requérants qu’il y a lieu de la joindre au fond.

53. Par ailleurs, bien que l’applicabilité de l’article 9 en l’espèce ne soit pas contestée, la Cour estime nécessaire d’examiner ce point de sa propre initiative. Elle rappelle à cet égard que l’opposition au service militaire, lorsqu’elle est motivée par un conflit grave et insurmontable entre l’obligation de servir dans l’armée et la conscience d’une personne ou ses convictions sincères et profondes, de nature religieuse ou autre, constitue une conviction atteignant un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance pour entraîner l’application des garanties de l’article 9. Quant à savoir si et dans quelle mesure l’objection au service militaire relève de cette disposition, la question doit être tranchée en fonction des circonstances propres à chaque affaire (Bayatyan c. Arménie [GC], no 23459/03, § 110, CEDH 2011, Erçep c. Turquie, no 43965/04, § 47, 22 novembre 2011, Savda c. Turquie, no 42730/05, § 91, 12 juin 2012, et Papavasilakis c. Grèce, no 66899/14, § 36, 15 septembre 2016).

54. En l’espèce, les requérants sont des témoins de Jéhovah, groupe religieux dont les croyances comportent la conviction qu’il y a lieu de s’opposer au service militaire, indépendamment de la nécessité de porter les armes. Il a déjà été jugé que l’article 9 était applicable à une telle opposition au service militaire (Bayatyan, précité, § 111). Contrairement à ce qui s’est produit dans l’affaire Bayatyan, toutefois, les requérants en l’espèce se sont opposés non seulement à l’obligation d’effectuer un service militaire mais également à celle d’accomplir un service de remplacement, qui existe en Arménie depuis 2004, alléguant que celui-ci n’était pas de nature véritablement civile et qu’il revêtait un caractère punitif. Eu égard à l’ensemble des circonstances de l’espèce, la Cour n’a aucune raison de douter que l’objection des requérants au service militaire et au service de remplacement ait été motivée par des convictions religieuses sincères qui entraient en conflit, de manière sérieuse et insurmontable, avec leur obligation d’effectuer un tel service. Partant, l’article 9 trouve à s’appliquer en l’espèce.

55. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle le déclare donc recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Les requérants

56. Se référant aux arguments soulevés dans le cadre des recours qu’ils ont formés devant les juridictions internes (paragraphe 21 ci-dessus), les requérants allèguent que le service de travail de remplacement n’était pas de nature véritablement civile. Ils plaident que même si le travail concret des recrues du service de remplacement était techniquement accompli dans une institution civile, l’organisation du service de travail de remplacement et les activités des recrues se faisaient entièrement sous le contrôle et la supervision de l’armée. Ils indiquent que les autorités militaires pouvaient à leur gré muter une recrue du service de remplacement et que les recrues étaient tenues de rester sur leur lieu d’affectation vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept, ainsi que de porter un uniforme fourni par l’armée et qui ressemblait à un uniforme militaire. Ils ajoutent que la couverture du livret de chaque recrue portait l’insigne de l’armée et qu’une fois qu’elle avait terminé son service de remplacement, la recrue se voyait libérée de ses obligations et inscrite dans l’armée de réserve. Ils exposent également que toute violation de la procédure prescrite donnait lieu à des sanctions définies par les règles militaires et que tout ordre donné à une recrue du service de travail de remplacement devait être exécuté conformément à la procédure prévue par la loi portant règlement intérieur du service dans les forces armées. Ils arguent enfin que les recrues du service de travail de remplacement étaient à tout moment assujetties à l’autorité et à la discipline militaires et estiment donc qu’on ne peut affirmer, comme le fait le Gouvernement (paragraphe 58 ci-dessous), que le service de travail de remplacement ne contenait que quelques éléments formels de supervision militaire en ce que, du point de vue de la conscience religieuse, le service de travail de remplacement était identique au service militaire non armé.

57. Les requérants indiquent par ailleurs que la loi a par la suite été modifiée et ils relèvent que le Gouvernement a admis que celle-ci était fondamentalement imparfaite. Ils observent que, lors du dépôt des propositions d’amendements à la loi, un des principaux défauts cités résidait dans le fait que le service de travail de remplacement était placé sous contrôle militaire. Ils soutiennent qu’avant cette réforme législative il n’existait en Arménie aucun service de remplacement de nature véritablement civile et rappellent que l’APCE et le Comité des Ministres ont à plusieurs reprises invité les autorités arméniennes à introduire un service alternatif de nature exclusivement civile. Ils estiment enfin que les modifications finalement apportées au droit interne en 2013 afin de supprimer tout contrôle ou toute supervision par l’armée et de placer le programme sous administration entièrement civile confirment que les poursuites dirigées contre eux ainsi que leur placement en détention n’étaient pas nécessaires dans une société démocratique.

b) Le Gouvernement

58. Le Gouvernement argue qu’en application des engagements qu’elle a contractés lors de son adhésion au Conseil de l’Europe, l’Arménie a adopté en 2003 une loi sur le service de remplacement qui présentait, malheureusement, un certain nombre d’omissions et d’incohérences par rapport aux normes européennes. Il estime toutefois que lorsqu’elles ont été amenées à statuer dans les affaires des requérants, les juridictions internes étaient tenues d’appliquer le droit en vigueur au moment des faits. Se référant aux conclusions de la cour d’appel pénale, il soutient que le service de travail de remplacement tel qu’il existait à l’époque des faits était de nature civile et qu’il ne contenait que quelques éléments formels de supervision militaire en théorie, sans toutefois être directement contrôlé par l’armée en pratique. Il considère donc que l’ingérence était légitime et prévue par la loi.

59. Le Gouvernement affirme par ailleurs qu’il convient de distinguer la présente affaire de l’affaire Bayatyan en ce que les requérants, en l’espèce, avaient la possibilité de substituer au service militaire un service de remplacement de nature civile. Il indique néanmoins que, pour tenir compte du revirement de jurisprudence apporté par l’arrêt Bayatyan et d’un certain nombre d’avis et de recommandations formulés par différents organes internationaux, dont la Commission de Venise, le droit interne a été modifié le 2 mai 2013 de manière à permettre aux objecteurs non seulement de ne pas porter d’armes ou effectuer d’autres activités militaires, mais également de ne pas servir sous les ordres d’un commandement militaire de manière générale. En conclusion, pour le Gouvernement, il n’y a pas eu ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion, ni donc violation de l’article 9 de la Convention.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur l’existence d’une ingérence

60. Le Gouvernement a formulé des arguments contradictoires quant à l’existence d’une ingérence, affirmant d’un côté que « l’ingérence était légitime et prévue par la loi » et, de l’autre, qu’il n’y avait eu aucune ingérence. En tout état de cause, la Cour considère que le refus par les requérants d’accomplir leurs obligations militaires et un service de remplacement était une manifestation de leurs convictions religieuses et que leur condamnation pour s’être soustraits à la conscription s’analyse donc en une atteinte à leur liberté de manifester leur religion, telle que garantie par l’article 9 § 1 (voir, mutatis mutandis, Bayatyan, précité, § 112). Pareille ingérence enfreint l’article 9 sauf si elle est « prévue par la loi », tournée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et « nécessaire dans une société démocratique » (voir, entre autres, İzzettin Doğan et autres c. Turquie [GC], no 62649/10, § 98, 26 avril 2016).

b) Sur la justification de l’ingérence

i. Ingérence « prévue par la loi » et poursuivant un but légitime

61. Il n’est pas contesté entre les parties que l’ingérence était prévue par la loi et qu’elle poursuivait un but légitime.

62. La Cour considère qu’il n’y a pas lieu de trancher cette question car l’ingérence était en tout état de cause incompatible avec l’article 9 pour les motifs exposés ci-après (voir, mutatis mutandis, Bayatyan, précité, §§ 113‑117).

ii. Nécessaire dans une société démocratique

α) Principes généraux

63. La Cour rappelle que, telle que la protège l’article 9, la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de la Convention. Cette liberté figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus importants de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – consubstantiel à pareille société. Cette liberté suppose, entre autres, celle d’adhérer ou non à une religion et celle de la pratiquer ou non (Buscarini et autres c. Saint-Marin [GC], no 24645/94, § 34, CEDH 1999‑I, Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 104, CEDH 2005‑XI, et Bayatyan, précité, § 118).

64. Si la liberté de religion relève d’abord du for intérieur, elle implique également celle de manifester sa religion individuellement et en privé, ou de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi. L’article 9 énumère les diverses formes que peut prendre la manifestation d’une religion ou conviction, à savoir le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites (Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no 30985/96, § 60, CEDH 2000‑XI, et Bayatyan, précité, § 119).

65. Selon sa jurisprudence constante, la Cour reconnaît aux États parties à la Convention une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence et de l’étendue de la nécessité d’une ingérence. Cette marge d’appréciation va toutefois de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent. La tâche de la Cour consiste à rechercher si les mesures prises au niveau national se justifient dans leur principe et sont proportionnées (Leyla Şahin, précité, § 110). Par ailleurs, pour autant qu’elle a pu examiner cette question, la Cour a clairement dit qu’un État qui n’a pas introduit de formes de service de remplacement du service militaire obligatoire afin d’offrir une solution en cas de conflit entre la conscience individuelle et les obligations militaires ne dispose que d’une marge d’appréciation limitée et doit présenter des raisons convaincantes et impérieuses pour justifier quelque ingérence que ce soit. En particulier, il doit faire la preuve que l’ingérence répond à un « besoin social impérieux » (Bayatyan, précité, § 123).

66. La Cour a également dit que tout système de service militaire obligatoire impose aux citoyens une lourde charge. Celle-ci peut être acceptée si elle est partagée équitablement entre tous et si toute dispense de l’obligation d’accomplir le service se fonde sur des raisons solides et convaincantes. Un système qui impose aux citoyens une obligation susceptible d’engendrer de graves conséquences pour les objecteurs de conscience, telle l’obligation de servir dans l’armée, sans prendre en considération les exigences dictées par la conscience et les convictions d’un individu, ne ménage toutefois pas un juste équilibre entre les intérêts de la société dans son ensemble, d’une part, et ceux de l’individu, d’autre part (ibidem, §§ 124 et 125).

β) Application en l’espèce des principes ci-dessus

67. La Cour note que, comme cela a été relevé ci-dessus, contrairement au requérant dans l’affaire Bayatyan précitée, les requérants en l’espèce pouvaient, pour des raisons de conscience, refuser d’effectuer le service militaire obligatoire et accomplir un « service de travail de remplacement » en vertu des articles 2 et 3 de la loi sur le service de remplacement, puisque ce type de service avait été introduit en Arménie en 2004 et qu’il devait s’effectuer en dehors de l’armée arménienne (paragraphe 28 ci-dessus). Pour la Cour, ce fait ne permet toutefois pas à lui seul de conclure que les autorités se sont acquittées de leurs obligations découlant de l’article 9 de la Convention. La Cour doit également vérifier que les dispositions adoptées prenaient en considération les exigences dictées par la conscience et les convictions d’un individu. À cet égard, tout en admettant que les États parties à la Convention disposent d’une certaine marge d’appréciation pour l’organisation et la mise en œuvre de leurs systèmes de service de remplacement, la Cour considère que le droit à l’objection de conscience garanti par l’article 9 de la Convention serait illusoire si un État était autorisé à organiser et mettre en œuvre son système de service de remplacement d’une manière qui n’offrirait pas, que ce soit en droit ou en pratique, une solution de substitution au service militaire qui présente un caractère véritablement civil et qui ne soit ni dissuasive ni punitive. Il convient donc de déterminer si le service de remplacement qui était proposé aux requérants à l’époque des faits répondait à ces exigences.

68. La Cour observe que la nature civile du travail accompli par les recrues du service de remplacement n’est pas contestée entre les parties. Ces recrues étaient affectées à différentes institutions civiles, telles que des orphelinats, des maisons de retraite, des établissements psychiatriques, des établissements pour personnes handicapées ou des hôpitaux, dans lesquelles elles exerçaient des fonctions d’auxiliaire (paragraphe 33 ci-dessus). Pour la Cour, la nature du travail accompli n’est toutefois que l’un des facteurs à prendre en compte lorsqu’il s’agit de déterminer si le service de remplacement présentait un caractère véritablement civil. D’autres facteurs, comme l’exercice de l’autorité, les contrôles, les règles applicables ou les apparences, peuvent également revêtir une certaine importance pour trancher cette question.

69. La Cour relève, tout d’abord, que si les recrues du service de travail de remplacement dépendaient avant tout du directeur de l’institution civile où elles effectuaient leur travail et lui étaient subordonnées, les autorités militaires étaient néanmoins activement impliquées dans la supervision de ce service. En particulier, celles-ci procédaient régulièrement à des contrôles ponctuels dans les institutions civiles compétentes, sur ordre du chef d’état-major des forces armées de l’Arménie, afin de « superviser la discipline de travail des personnes enrôlées pour effectuer un service de travail de remplacement » et, en cas d’absence injustifiée d’une recrue, elles étaient tenues de prendre les mesures nécessaires pour la retrouver (paragraphe 37 ci-dessus). Deuxièmement, les autorités militaires pouvaient influer sur le déroulement du service de travail de remplacement d’une recrue en ce qu’elles pouvaient ordonner sa mutation dans une autre institution ou sur un autre lieu d’affectation (article 17 § 3 de la loi sur le service de remplacement, paragraphe 28 ci-dessus). Troisièmement, certains aspects du service de travail de remplacement étaient organisés selon le règlement intérieur du service dans les forces armées (article 18 § 2 de la loi, paragraphe 28 ci‑dessus). La Cour se réfère par ailleurs aux conclusions de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance, que le Gouvernement n’a pas expressément contestées, selon lesquelles les directeurs des institutions civiles dans lesquelles le service de travail de remplacement était effectué recevaient de l’armée leurs instructions sur les conditions et les modalités de ce service, alors que les objecteurs de conscience étaient envoyés dans des hôpitaux militaires pour se voir prodiguer un traitement médical et que leurs affectations et changements d’affectation étaient déterminés par l’armée (paragraphe 45 ci-dessus). La Cour considère par conséquent qu’à l’époque des faits le service de remplacement n’était pas suffisamment séparé de l’armée sur les plans hiérarchique et institutionnel. Par ailleurs, en ce qui concerne les apparences, la Cour relève que les recrues du service civil étaient tenues de porter un uniforme et de rester sur leur lieu d’affectation. La mention « Forces armées de l’Arménie » figurait également sur la couverture de leur livret. Compte tenu de tous les facteurs susmentionnés, la Cour considère que le service de travail de remplacement qui était proposé aux requérants à l’époque des faits ne présentait pas un caractère véritablement civil.

70. La Cour en arrive à la question de savoir si le service de travail de remplacement pouvait être perçu comme présentant un caractère dissuasif ou punitif. Elle reconnaît que la durée du service peut être un facteur pertinent à prendre en considération, avec d’autres, afin de répondre à cette question. À cet égard, la Cour se réfère aux conclusions du Comité européen des droits sociaux, également mentionnées par le Commissaire des droits de l’homme du Conseil de l’Europe dans son rapport établi à la suite de sa visite en Arménie en janvier 2011, selon lesquelles la durée du service de remplacement ne peut excéder une fois et demie la durée du service militaire armé (paragraphes 46 et 48 ci-dessus). En Arménie, où la durée du service militaire est relativement longue – vingt-quatre mois – (paragraphe 31 ci‑dessus), celle du service de travail de remplacement excédait largement une fois et demie cette durée, puisqu’au moment des faits elle s’élevait à quarante-deux mois (article 5 de la loi sur le service de remplacement, paragraphe 28 ci-dessus). Selon la Cour, un écart de durée aussi important a forcément produit un effet dissuasif et peut passer pour présenter une dimension punitive.

71. La Cour note que le Gouvernement a admis que le système du service de travail de remplacement, tel que prévu par la loi sur le service de remplacement, présentait des défauts. Le Parlement arménien a même été plus explicite dans sa critique et il a mis en exergue les deux principaux défauts du système : la supervision par l’armée et la durée du service (paragraphe 29 ci-dessus). La loi sur le service de remplacement a finalement été modifiée en 2013 dans le but d’éliminer ces défauts, et un certain nombre de décrets furent ensuite modifiés ou abrogés (paragraphes 30, 34 et 36 ci-dessus). La Cour observe enfin que les défauts du service de travail de remplacement ont également été soulignés dans un certain nombre de rapports établis au niveau international et national (paragraphes 39 et 44-47 ci-dessus).

72. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’à l’époque des faits les autorités arméniennes n’ont pas dûment pris en considération les exigences dictées par la conscience et les convictions des requérants et ne leur ont pas proposé un système de service civil de remplacement qui aurait ménagé un juste équilibre entre les intérêts de la société dans son ensemble, d’une part, et ceux des requérants, d’autre part, comme l’exige l’article 9 de la Convention. Il s’ensuit que les condamnations prononcées à l’encontre des requérants ont constitué des ingérences qui n’étaient pas nécessaires dans une société démocratique, au sens de cette disposition.

73. Eu égard à cette conclusion, la Cour juge nécessaire de répondre à l’exception de non-épuisement des voies de recours soulevée par le Gouvernement. La Cour relève que les autorités ont apporté le 8 juin 2013 des modifications législatives qui permettaient aux requérants de faire réexaminer les condamnations définitives prononcées à leur encontre et d’être libérés de prison, à condition qu’ils présentent avant le 1er août 2013 leurs demandes pour effectuer un service de remplacement et que ces demandes soient accueillies par l’autorité compétente (paragraphe 32 ci‑dessus). À cette date, les requérants avaient déjà purgé presque deux années de leur peine. Par ailleurs, cette mesure a été adoptée après que les requérants avaient déjà introduit leurs requêtes devant la Cour. La Cour observe que si ladite mesure était susceptible de conduire à la commutation du reliquat de la peine à purger par les requérants en un service de remplacement et à l’annulation pour absence de corps du délit des condamnations définitives prononcées à leur encontre, il ne ressort pas de la jurisprudence de la Cour de cassation – et le Gouvernement ne l’a pas avancé non plus – qu’elle aurait permis la reconnaissance d’une violation des droits des requérants découlant de l’article 9 de la Convention ou l’octroi d’une indemnité pour le dommage moral subi par les intéressés à raison d’une violation alléguée de ces droits (paragraphe 38 ci-dessus). Cette mesure supposait en outre l’accomplissement par les requérants d’un service de remplacement en lieu et place de l’exécution du reliquat de leur peine et dépendait de l’exercice par l’autorité compétente de son pouvoir d’appréciation en faveur des requérants. Dans ces conditions, la Cour estime que la mesure en question ne constituait pas un recours effectif et approprié susceptible de remédier à la violation des droits des requérants. Elle rejette par conséquent l’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement.

74. Il y a donc eu violation de l’article 9 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 DE LA CONVENTION

75. Les premier, troisième et quatrième requérants soutiennent que les juridictions internes n’ont pas justifié par des motifs pertinents et suffisants leurs décisions de les placer en détention. Ils invoquent l’article 5 § 1 de la Convention.

76. Le Gouvernement conteste ces allégations.

77. Eu égard aux faits de la cause, aux thèses des parties et aux conclusions formulées sous l’angle de l’article 9 de la Convention, la Cour estime qu’elle a examiné la principale question juridique soulevée par la présente requête et qu’il n’y a pas lieu de statuer séparément sur cet autre grief (voir, mutatis mutandis, Kamil Uzun c. Turquie, no 37410/97, § 64, 10 mai 2007, et Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 156, CEDH 2014).

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

78. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

79. Les requérants réclament 32 400 euros (EUR) chacun pour dommage moral.

80. Le Gouvernement s’oppose à ces demandes et soutient que les montants réclamés sont exorbitants.

81. La Cour considère que les requérants ont incontestablement subi un dommage moral du fait de leur condamnation et de leur détention et alloue à chacun d’eux 12 000 EUR à titre de réparation de ce dommage.

B. Frais et dépens

82. Les requérants réclament également une somme totale de 11 900 EUR pour les frais des deux avocats qui les ont représentés devant les juridictions internes et 9 000 EUR pour ceux des deux avocats qui les ont représentés devant la Cour. À l’appui de leurs demandes, les requérants produisent des lettres qui leur ont été adressées par lesdits avocats, sollicitant le paiement de sommes forfaitaires pour différentes parties du travail effectué.

83. Le Gouvernement estime que les montants réclamés sont excessifs et qu’ils ne s’appuient pas sur des pièces justificatives suffisantes. Il soutient, premièrement, que les requérants ont employé un nombre trop élevé d’avocats et, deuxièmement, que les taux horaires réclamés (200 à 300 EUR) sont sans précédent en Arménie. Troisièmement, il plaide que les frais en question ne peuvent être considérés comme ayant été réellement supportés en ce que les lettres produites par les requérants, en l’absence d’un véritable contrat entre les parties ou d’une facture, ne peuvent passer pour une preuve de paiement ou d’obligation de payer. Quatrièmement, il argue que les requérants n’ont pas fourni d’informations détaillées quant au nombre d’heures de travail effectuées.

84. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, les requérants n’ont produit aucun document juridique, tels un contrat signé avec leurs représentants ou des factures établies par eux, à l’appui de leur allégation selon laquelle ils étaient tenus de payer les montants en question. Les lettres produites par les requérants ne sauraient passer pour une preuve. En pareilles circonstances, la Cour rejette la demande des requérants au titre des frais et dépens.

C. Intérêts moratoires

85. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre au fond l’exception préliminaire du Gouvernement tirée du non-épuisement de la voie de recours civile et la rejette ;

2. Déclare recevables les griefs concernant la violation alléguée du droit des requérants à la liberté de pensée, de conscience et de religion et le manquement allégué des juridictions internes à leur obligation de justifier par des motifs pertinents et suffisants la détention des premier, troisième et quatrième requérants ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 9 de la Convention ;

4. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément les griefs soulevés par les premier, troisième et quatrième requérants et communiqués sous l’angle de l’article 5 de la Convention ;

5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 12 000 EUR (douze mille euros) chacun, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, à convertir en drams arméniens au taux applicable à la date du règlement, pour dommage moral ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 12 octobre 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Abel CamposLinos-Alexandre Sicilianos
GreffierPrésident


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