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05/10/2017 | CEDH | N°001-177724

CEDH | CEDH, AFFAIRE BECKER c. NORVÈGE, 2017, 001-177724


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE BECKER c. NORVÈGE

(Requête no 21272/12)

ARRÊT

STRASBOURG

5 October 2017

DÉFINITIF

05/01/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Becker c. Norvège,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Angelika Nußberger, présidente,
Erik Møse,
Nona Tsotsoria,
Yonko Grozev,
Síofra O’Leary,

rtiņš Mits,
Lәtif Hüseynov, juges
et de Milan Blaško, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 juillet 2017,

Rend l’...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE BECKER c. NORVÈGE

(Requête no 21272/12)

ARRÊT

STRASBOURG

5 October 2017

DÉFINITIF

05/01/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Becker c. Norvège,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Angelika Nußberger, présidente,
Erik Møse,
Nona Tsotsoria,
Yonko Grozev,
Síofra O’Leary,
Mārtiņš Mits,
Lәtif Hüseynov, juges
et de Milan Blaško, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 juillet 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 21272/12) dirigée contre le Royaume de Norvège et dont une ressortissante de cet État, Mme Cecilie Langum Becker (« la requérante »), a saisi la Cour le 13 mars 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). La requérante est née en 1980 et vit à Oslo. Elle a été représentée devant la Cour par M. V. Strømme, avocat à Oslo.

2. Le gouvernement norvégien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. C. Reusch, du bureau de l’avocat général (affaires civiles).

3. La requérante alléguait qu’elle avait été obligée de livrer un témoignage qui aurait permis d’identifier une ou plusieurs sources journalistiques, ce en quoi elle voyait une violation dans son chef du droit de recevoir et de communiquer des informations garanti par l’article 10 de la Convention.

4. Le 23 octobre 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. La requérante est journaliste pour DN.no, l’édition en ligne du quotidien norvégien Dagens Næringsliv (« DN »), qui est publié par la société DN Nye Medier AS.

6. Le 23 juin 2010, M. X fut accusé de manipulation de marché et de délit d’initié en application de la loi de 1997 relative aux opérations sur les valeurs mobilières (verdipapirhandelloven). Il lui était reproché d’avoir demandé à M. Y, avocat, de rédiger une lettre au sujet de la compagnie pétrolière norvégienne (« DNO »), une société à responsabilité limitée cotée en Bourse. Cette lettre, qui s’adressait à une société fiduciaire représentant les intérêts de porteurs d’obligations DNO (« la société fiduciaire »), donnait l’impression d’avoir été rédigée au nom d’un certain nombre de porteurs d’obligations qui s’inquiétaient sérieusement pour la trésorerie, la situation financière et l’avenir de la compagnie pétrolière. En réalité, elle n’avait été écrite que pour le compte de M. X. Celui-ci n’avait détenu qu’une seule obligation, qu’il avait acquise le jour où il avait demandé à l’avocat Y de rédiger la lettre.

7. M. X avait transmis cette lettre par télécopie à la requérante le vendredi 24 août 2007 et il avait eu avec elle à ce sujet une conversation téléphonique. Le lendemain, le samedi 25 août 2007, la requérante avait rédigé un article intitulé « DNO : on craint l’effondrement » (« Frykter at DNO rakner ») dans lequel elle faisait part des vives préoccupations que suscitait le contenu de la lettre de l’avocat Y., qui était au centre de son article.

8. Le lundi 27 août 2007, lors de la première séance boursière qui avait suivi la révélation dans la presse du contenu de la lettre, le cours de l’action DNO avait cédé 4,1 %. Le même jour, un nouvel article sur ce sujet était paru dans DN. D’autres médias avaient également rendu compte du premier article, y compris un journal en ligne (Hegnar online) qui avait rapporté le 28 août 2007 qu’un analyste avait déclaré qu’il ne serait pas surpris s’il apprenait que la lettre avait été envoyée par une personne qui détenait une position vendeuse à découvert (short position) ou qui voulait voir le cours de l’action baisser. La Bourse d’Oslo (Oslo børs), pressentant une manipulation de marché, avait examiné la question et saisi l’autorité de surveillance financière (Kredittilsynet) en lui indiquant qu’elle soupçonnait M. X d’avoir enfreint la loi relative aux opérations sur les valeurs mobilières. Lorsque M. X avait ultérieurement été entendu par l’autorité de surveillance financière, il avait confirmé qu’il était à l’origine de la lettre et qu’il était la source des informations qui avaient été publiées dans l’article paru dans DN.

9. La requérante avait été interrogée par la police le 19 juin 2008. La police l’avait informée que M. X avait avoué lui avoir transmis la lettre. On avait présenté à la requérante une déposition signée de M. X dans laquelle celui-ci confirmait ce point. La requérante s’était déclarée prête à révéler qu’elle avait reçu par télécopie le vendredi 24 août 2007 à 17 h 35 la lettre sur laquelle l’article se fondait. Elle avait ajouté que l’article avait été publié sur DN.no le 25 août 2007 à 3 h 00. La requérante avait en outre expliqué qu’elle avait estimé que les informations contenues dans la lettre étaient susceptibles d’influer sur les cours de Bourse. Elle avait dit ne pas avoir d’idée précise du nombre de personnes qui se trouvaient derrière cette lettre, au-delà du fait qu’elle avait été signée au nom de plusieurs porteurs d’obligations. La requérante avait refusé de livrer davantage d’informations, invoquant le principe journalistique de la protection des sources.

A. L’injonction de témoigner adressée à la requérante

10. Pendant la procédure pénale ouverte contre M. X en février 2011 devant le tribunal (tingrett) d’Oslo, la requérante fut convoquée en qualité de témoin. Elle refusa de répondre aux questions sur ses éventuels contacts avec M. X. ainsi qu’avec d’autres sources, le cas échéant, en lien avec la publication faite par DN.no le 25 août 2007. Invoquant l’article 125 du code de procédure pénale et l’article 10 de la Convention, elle argua qu’elle n’était pas tenue de témoigner sur ces points.

11. Le procureur demanda au tribunal d’enjoindre à la requérante de témoigner. Dans les procès-verbaux judiciaires (« rettsboken »), la retranscription des arguments qu’il a avancés en faveur de la délivrance d’une injonction de témoigner comporte notamment le passage suivant :

« Le procureur se leva et prit la parole ; il indiqua que le témoin était dans l’obligation de s’exprimer au sujet de ses contacts avec le prévenu concernant la lettre adressée [à la société fiduciaire] le 24 août 2007 et demanda au tribunal de statuer sur la question. Le procureur justifia en outre l’existence à l’égard du témoin d’une obligation de déposer et argua qu’il ne faisait aucun doute que dans cette affaire il était souhaitable d’entendre les explications qu’elle avait à donner, même si les autorités de poursuite estimaient que le dossier était suffisamment solide (fullgodt opplyst) sans sa déposition. Il ajouta que des investisseurs manipulaient parfois la presse afin qu’elle se livrât à des actes susceptibles d’influer sur les cours de Bourse. Il indiqua que dans une affaire comme celle-ci, du fait de l’existence d’une manipulation, on pouvait penser que la presse avait elle aussi intérêt à faire une déposition de manière à se prémunir contre ce type d’abus. Il précisa que le point de savoir si la source avait ou non autorisé le témoin à déposer n’avait aucune incidence sur l’obligation de témoigner qui s’imposait à la journaliste (...) »

12. Au vu de ces mêmes procès-verbaux, il apparaît que M. X, par l’intermédiaire de son avocat principal et de son deuxième avocat, avait fait savoir qu’il avait donné une description de ses contacts avec la requérante et ajouté que celle-ci ne pouvait plus rien livrer d’intéressant.

13. Par une décision du 15 février 2011, le tribunal d’Oslo dit que la requérante était dans l’obligation de témoigner à propos de ses contacts avec M. X au sujet de la lettre du 24 août 2007 qui avait été adressée par l’avocat Y à la société fiduciaire. En ce qui concerne l’étendue de cette obligation, le tribunal d’Oslo déclarait :

« L’obligation de faire une déposition se limite toutefois à ses contacts avec le prévenu considéré comme une source et non à ses communications avec d’autres sources inconnues éventuelles avec lesquelles elle aurait été en contact et qui pourraient bénéficier de la protection des sources. »

14. Selon le procès-verbal de l’audience, le procureur déclara alors « qu’il ne demanderait pas le report de l’affaire car l’accusation considérait que le dossier était suffisamment solide (« tilstrekkelig opplyst ») même sans la déposition du témoin [la requérante] ». Il fut ensuite expliqué que le recours formé par la requérante contre l’injonction ne serait transmis à la cour d’appel qu’après que le tribunal d’Oslo eut rendu son jugement dans l’affaire dirigée contre M. X.

B. La condamnation de M. X en première instance

15. Le 3 mars 2011, le tribunal d’Oslo déclara M. X coupable des charges qui avaient été retenues contre lui et le condamna à une peine d’un an et six mois d’emprisonnement, assortie d’un sursis de neuf mois avec deux ans de mise à l’épreuve.

16. Le jugement contenait le paragraphe suivant :

« L’un des témoins, une journaliste, plaida la protection des sources en vertu de l’article 125 du code de procédure pénale et refusa de décrire ses contacts potentiels avec le prévenu. Le tribunal déclara que ce témoin était tenu de s’expliquer au sujet de ses contacts avec le prévenu puisque ce dernier, qui était la source des informations contenues dans l’article paru sur DN.no, était connu et le tribunal ordonna au témoin de déposer. Le témoin fit immédiatement appel de cette décision. Aucune demande de suspension de l’instance (dans l’attente d’une décision définitive) ne fut présentée car de l’avis du procureur, le dossier était suffisamment solide (tilstrekkelig opplyst) même sans la déposition de [la requérante] et le tribunal s’appuya sur ce point. »

17. Le 28 mars 2011, M. X saisit la cour d’appel (lagmannsrett) de Borgarting d’un recours contre l’appréciation des éléments de preuve effectuée par le tribunal d’Oslo et contre son application du droit interne à la question de la culpabilité, ainsi que contre la procédure et la condamnation (paragraphes 34-36 ci-dessous).

C. L’appel de la requérante contre l’injonction de témoigner

18. La requérante saisit de son côté la cour d’appel de Borgarting d’un recours contre l’injonction qui avait été prise par le tribunal d’Oslo le 15 février 2011. La cour d’appel rejeta son recours par une décision du 28 avril 2011, considérant que le point de savoir si la source était connue était d’une manière générale décisif. Elle estima qu’en l’occurrence, il avait été établi au-delà de tout doute raisonnable que M. X était la source de la requérante.

19. Un pourvoi formé par la requérante devant la Cour suprême fut rejeté par trois voix contre deux le 30 septembre 2011 (Norsk Retstidende (Rt.) 2011, page 1266). Ce pourvoi était dirigé contre l’appréciation des éléments de preuve effectuée par la cour d’appel et contre son application du droit. Le débat au sein de la Cour suprême porta principalement sur l’interprétation du paragraphe premier de l’article 125 du code de procédure pénale qui, entre autres, autorisait les journalistes à refuser de répondre aux questions sur l’identité de la source des informations qui leur avaient été confiées à des fins professionnelles (paragraphe 37 ci-dessous). Au sein de la Cour suprême, les deux camps s’opposèrent en particulier sur le point de savoir si cette disposition s’appliquait lorsque la source s’était elle-même dévoilée ou lorsque l’identité de la source avait été établie par un autre moyen.

1. La majorité

20. La majorité observa qu’au vu du libellé de l’article 125 § 1 du code de procédure pénale, peu importait que la source eût elle-même révélé son rôle ou que ce rôle eût été dévoilé par un autre moyen. Elle ajouta qu’il ne fallait toutefois pas accorder à ce libellé un poids décisif. Selon la majorité, il ressortait des travaux préparatoires que le législateur n’avait pas, avec la formulation retenue, pris position sur la question en cause. Pour la majorité, il se justifiait donc davantage de rechercher s’il fallait accorder un poids significatif à la logique sous-tendant la règle générale, à savoir le droit de ne pas répondre aux questions portant sur l’identité de la source, lorsque la personne qui avait été la source de l’information avait témoigné à propos du rôle qu’elle avait joué et l’avait confirmé. La majorité estima difficile de penser que cela pourrait être le cas.

21. La majorité considéra que si une obligation de témoigner ne s’imposait à la presse que lorsque la source s’était dévoilée, celui qui envisageait de livrer des informations à la presse saurait que c’était lui qui déterminerait si le destinataire des informations serait obligé de témoigner. Pour la majorité, aucune raison impérieuse ne justifiait que cette obligation conditionnelle se traduisît par un surcroît de scepticisme pour quiconque envisagerait de livrer des informations à la presse. De l’avis de la majorité, il en serait dans une large mesure allé de même si l’obligation de témoigner s’était aussi appliquée lorsque l’identité de la source avait été révélée par un autre moyen. Pour la majorité, si la possibilité que l’identité de la source pût être révélée pouvait parfaitement exercer un effet dissuasif, qu’une information déjà connue fût aussi confirmée par le destinataire de l’information n’aurait en revanche guère fait de différence.

22. La majorité ne considéra pas que faire obligation à la presse de témoigner dans ce type de cas fût de nature à éroder la confiance que le public plaçait généralement dans la protection que la presse assurait à ses sources. De l’avis de la majorité, la situation examinée ne concernait pas la divulgation des sources mais plutôt le point de savoir si le rôle qu’avait joué l’intéressé avait été mis au jour par d’autres moyens.

23. La majorité ne partageait pas non plus l’opinion de la requérante selon laquelle il n’existait aucune raison de traiter une situation dans laquelle l’informateur s’était lui-même désigné comme la source différemment des cas dans lesquels la source avait consenti à être nommée. Pour la majorité, une personne qui acceptait d’être nommément désignée pouvait être certaine que le destinataire de l’information respecterait le principe de la protection des sources tant que l’identité de la source resterait inconnue. Aux yeux de la majorité, dès lors qu’un informateur avait confirmé être la source, ce fait deviendrait connu. La majorité considéra que si le destinataire de l’information refusait alors de témoigner, ce refus apparaîtrait normalement comme vain. Elle ajouta qu’en pareille situation, une exonération de l’obligation de témoigner ne conférerait en réalité pas de protection contre l’obligation de révéler sa source mais plutôt un droit d’éviter de contribuer à l’élucidation d’une affaire pénale.

24. Interprétant l’article 125 § 1 du code de procédure pénale à la lumière de certaines assertions contenues dans les travaux préparatoires (Ot.prp. no 55 (1997-1998), pp. 17 et 18) que la jurisprudence de la Cour suprême avait suivies (Rt. 1995, page 1166, et 2003, page 28), la majorité dit que cette disposition ne trouvait pas à s’appliquer lorsque la source s’était elle-même dévoilée et avait confirmé le rôle qu’elle avait joué. Elle ajouta qu’il devait probablement en être de même lorsque l’identité de la source avait été établie au-delà de tout doute raisonnable par d’autres moyens. De l’avis de la majorité, si le contenu du dossier était tel qu’on ne pouvait pas dire qu’une confirmation par le journaliste de l’identité de la source serait de nature à contribuer à l’identification de la source, il semblait indiscutable de maintenir l’obligation de témoigner.

25. Pour déterminer si une protection plus étendue des sources journalistiques découlait de l’article 10 de la Convention, la majorité se pencha sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, et notamment sur les arrêts Goodwin c. Royaume-Uni (27 mars 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996‑II), Financial Times Ltd et autres c. Royaume-Uni (no 821/03, 15 décembre 2009) et sur l’arrêt de chambre dans l’affaire Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas (no 38224/03, 31 mars 2009 – notant que la Grande Chambre s’était fondée sur un terrain différent pour statuer dans cette dernière affaire). Elle observa que dans les deux affaires britanniques, une violation avait été constatée au regard du critère de nécessité alors même qu’il existait de solides arguments contraires. La majorité releva de plus que la Cour n’avait jamais statué sur une situation dans laquelle la source s’était dévoilée elle-même et dans laquelle il n’y avait pas dans ce sens de source à protéger (« ingen kilde å beskytte »). La majorité expliqua que, comme la Cour l’avait défini dans sa jurisprudence, la protection des sources se justifiait principalement par les conséquences que la divulgation de l’identité d’une source pourrait avoir sur la libre circulation de l’information. La majorité ajouta que ces considérations ne s’appliquaient toutefois pas lorsque la source avait confirmé sa participation.

26. Selon la majorité, dans ces conditions, on pouvait sans risque supposer que l’on ne s’exposait pas à une violation de la Convention dans les cas où une source s’était dévoilée et que l’obligation de déposer faite au témoin avait été expressément limitée de manière à ne pas inclure de questions susceptibles de conduire à la divulgation d’autres sources. La majorité ajouta que l’accusation dans cette affaire reposait sur le fait que la journaliste s’était laissé instrumentaliser par la source qui cherchait à manipuler le marché obligataire de manière répréhensible. Pour la majorité, il s’agissait d’une affaire pénale grave où il paraissait probable que le témoignage de la requérante pût contribuer de manière significative à faire la lumière sur les circonstances concrètes dans lesquelles le prévenu avait été en contact avec elle.

2. La minorité

27. La minorité observa que si l’on devait ordonner à la requérante de témoigner à propos de ses éventuels contacts avec M. X au sujet de la lettre envoyée par l’avocat Y le 24 août 2007 à la société fiduciaire, l’intéressée devrait soit confirmer soit nier que M. X était la source de l’article qu’elle avait publié sur DN.no le 25 août 2007. La minorité ajouta que si elle déposait ainsi sur cette question, la journaliste risquerait aussi de révéler par inadvertance d’autres sources potentielles. Pour la minorité, la question juridique à trancher consistait à savoir si un journaliste pouvait s’appuyer sur le principe de la protection des sources dans le cas où la source, sans avoir été dévoilée par le journaliste, était susceptible d’être identifiée avec plus ou moins de certitude grâce à d’autres preuves.

28. La minorité indiqua que l’article 125 du code de procédure pénale était formulé en termes absolus et qu’il accordait aux membres de la presse, de l’audiovisuel ainsi que d’autres médias le droit de « refuser de répondre aux questions (...) sur l’identité de la source ». Elle ajouta que cette disposition ne prévoyait pas d’exception pour les cas où l’identité pouvait être établie avec plus ou moins de certitude d’une autre manière.

29. La minorité argua que selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, la protection des sources par les journalistes constituait « l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse » (Goodwin, précité, § 39) dont la finalité, selon elle, n’était pas de protéger la source, mais plutôt l’intérêt de la société à la liberté de communiquer des nouvelles et des opinions (Rt. 2010, page 1381). Pour la minorité, quand les journalistes étaient autorisés à protéger leurs sources, ils obtenaient des informations leur permettant plus facilement que dans le cas contraire de mettre au jour des faits appelant la critique de l’opinion publique. La minorité estimait que le fait que c’était au journaliste qu’il appartenait de décider dans quelle mesure il devait recourir à pareille protection montrait que ce n’était pas la source qui était protégée. Elle pensait en effet que si le journaliste voulait révéler sa source, celle-ci ne pouvait pas l’en empêcher.

30. Selon la minorité, si les sources journalistiques ne pouvaient être protégées qu’à la condition préalable qu’aucune autre preuve de leur identité n’eût été présentée, cette protection s’en trouverait amoindrie. La minorité expliqua qu’il serait alors possible de remonter jusqu’à la source même si pour pouvoir déroger à la règle de la protection des sources, il fallait que la source fût identifiée par une preuve répondant aux exigences requises en matière pénale. La minorité considérait que si l’on devait autoriser les témoignages sur l’identité d’une source, les conditions de travail des médias s’en trouveraient considérablement compliquées et l’intérêt de la société à la liberté de communication des informations et des opinions en pâtirait.

31. La minorité indiqua que si, lorsqu’une source potentielle consentait à être dévoilée, cela devait avoir pour effet de lever la protection des sources, il serait alors facile d’identifier la véritable source, ce qui porterait atteinte à la protection des sources. Elle rappela qu’en l’espèce, M. X avait révélé qu’il était la source. Pour la minorité, une situation dans laquelle une personne avait revendiqué sa qualité de source devait recevoir le même traitement qu’une situation dans laquelle la source avait consenti à ce que son identité fût divulguée. Elle ajouta que l’on pouvait imaginer qu’une personne revendiquât à tort être la source de manière à ce que la véritable source pût être identifiée par élimination. Elle précisa que de surcroît, quand bien même cette personne serait véritablement la source, le droit des journalistes de protéger les sources s’en trouverait érodé si la source même était en mesure d’annihiler ce droit revenant au journaliste. Selon la minorité, il était par ailleurs fréquent que les journalistes eussent plusieurs sources et s’il était possible de sommer un journaliste de décrire ses contacts avec une personne se revendiquant comme source, alors, ses contacts avec d’autres sources risqueraient également d’être révélés.

32. La minorité exposa que de la même manière, ce n’était pas parce quelqu’un revendiquait sa qualité de source et que d’autres éléments la confirmaient que la protection des sources devait pour autant être levée. La minorité estimait qu’une protection effective des sources était nécessaire à la liberté de la communication de l’information et des opinions. Aux yeux de la minorité, il ne devait pas être permis aux journalistes de presse de confirmer ou de réfuter qu’une personne se revendiquant comme source l’était véritablement, même en présence de preuves solides allant dans ce sens. Comme indiqué ci-dessus, la minorité considérait que ce n’était pas la source, mais l’intérêt de la société à la liberté de communication des informations et des opinions, qui devait être protégé.

33. La minorité indiqua que le procureur avait avancé que M. X avait instrumentalisé la requérante afin de commettre des infractions graves et que ce point aurait pu constituer un argument pertinent si l’affaire avait concerné une possible exception individuelle au droit à la confidentialité des sources telle que visée au troisième paragraphe de l’article 125. Elle ajouta que cependant, le procureur n’avait pas invoqué ledit paragraphe de cette disposition et que la motivation de la source ne pouvait entraîner l’inapplicabilité du principe de la protection des sources en tant que tel. Elle précisa que dans le champ d’application de l’article 10 de la Convention, la liberté d’expression ne protégeait pas uniquement les informations ou idées accueillies avec faveur, mais aussi celles qui heurtaient, choquaient ou inquiétaient l’État ou des fractions de la population. Partant, pour la minorité, le droit fondamental de protéger leurs sources consenti aux journalistes ne pouvait être tributaire de la motivation desdites sources.

D. La procédure d’appel dans le procès pénal dirigé contre M. X

34. La cour d’appel examina l’appel formé par M. X contre le jugement rendu par le tribunal d’Oslo le 3 mars 2011 (paragraphe 17 ci-dessus) et convoqua puis entendit la requérante en qualité de témoin le 13 janvier 2012. La requérante répondit à certaines questions mais persista à refuser de répondre aux questions concernant ses contacts avec M. X. Le procès-verbal judiciaire contient le passage suivant :

« Lorsqu’elle a déposé en qualité de témoin [la requérante] a déclaré qu’elle avait reçu la lettre de l’avocat [Y] par télécopie le 24 août 2007 à 17 h 35. Elle ne souhaite pas répondre aux questions concernant l’émetteur de la lettre ou les éventuels contacts qu’elle aurait eus avec M. [X] pendant la période qui a précédé ou suivi ce moment. Le président de la chambre a fait observer au témoin que la Cour suprême ayant rendu une décision exécutoire, [la requérante] était obligée de parler de ses contacts avec M. [X]. Le président de la chambre a précisé qu’une absence de réponse à ces questions pouvait lui valoir une amende pour entrave à l’exercice de la justice [« rettergangsbot »]. Il a ajouté que l’obligation de répondre pesait sur le témoin personnellement et que l’amende, le cas échéant, lui serait infligée à elle personnellement. »

35. Face au refus d’obtempérer opposé par la requérante, la cour d’appel prononça le 25 janvier 2012 une décision la condamnant à payer une amende de 30 000 couronnes norvégiennes (NOK), soit environ 3 700 euros (EUR), pour entrave à l’exercice de la justice, faute de quoi elle serait passible d’une peine de dix jours d’emprisonnement. La requérante ne fit pas appel de cette décision.

36. Par un arrêt rendu à cette même date, la cour d’appel déclara M. X coupable des charges qui avaient été retenues contre lui et le condamna à une peine d’un an et six mois d’emprisonnement.

II. LE DROIT INTERNE ET LES TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS

A. Le droit interne

37. Les articles pertinents du code de procédure pénale du 22 mai 1981 (straffeprosessloven) sont ainsi libellés :

« Article 108. Sauf disposition légale contraire, toute personne convoquée en qualité de témoin est tenue de comparaître et de déposer devant le tribunal. »

« Article 125. Le directeur de la rédaction d’une publication imprimée est en droit de refuser de répondre aux questions portant sur l’identité de l’auteur d’un article ou d’un reportage paru dans la publication ou sur l’identité de la source de toute information qui y est mentionnée. Le directeur de la rédaction est également en droit de refuser de répondre aux questions portant sur l’identité de la source de toute autre information qui lui a été confiée à des fins professionnelles.

Les autres personnes qui ont eu connaissance de l’identité de l’auteur ou de la source dans le cadre du travail qu’ils accomplissent pour les éditeurs, directeurs de rédaction, agences de presse ou imprimeurs en question disposent du même droit que le directeur de la rédaction.

Lorsque des intérêts sociaux importants commandent que l’information soit livrée et que celle-ci revêt une importance substantielle pour l’éclaircissement de l’affaire, le tribunal peut toutefois, à la lumière d’une appréciation d’ensemble, ordonner au témoin de dévoiler l’identité [de l’auteur ou de la source]. Si l’auteur ou la source a révélé des informations dont la divulgation sert un intérêt social important, il n’est possible d’ordonner au témoin d’en dévoiler l’identité que lorsque cette information est réputée particulièrement nécessaire.

Lorsqu’une réponse est donnée, le tribunal peut décider qu’elle sera exclusivement communiquée, en séance à huis clos, au tribunal et aux parties, lesquels devront respecter un devoir de silence.

Les dispositions du présent article s’appliquent en conséquence aux dirigeants ou salariés d’une agence de radio et télédiffusion. »

La Cour suprême a produit une jurisprudence abondante sur la règle principale énoncée à l’article 125 § 1 concernant la protection des sources des journalistes ainsi que sur la clause d’exception figurant à l’article 125 § 3 (voir, par exemple, le paragraphe 24 ci-dessus). Cette haute juridiction interprète cette disposition à la lumière de l’article 10 de la Convention.

38. L’article 205 § 1 de la loi du 13 août 1915 sur l’administration de la justice (domstolloven) est ainsi libellé :

« Lorsqu’un témoin refuse de déposer ou de faire une déclaration mais n’indique aucun motif pour ce refus ou n’indique que des motifs qui se trouvent écartés par une décision légalement exécutoire, ledit témoin peut être sanctionné par des amendes et être condamné à rembourser, totalement ou en partie, les frais engagés. Une partie peut aussi être sanctionnée par des amendes dans des affaires de saisie ou de saisie-arrêt sur salaire lorsqu’elle s’abstient délibérément de livrer à l’autorité d’exécution les informations qu’elle est tenue de livrer en vertu de la loi sur les voies d’exécution, §§ 7-12. »

B. Éléments de droit international

39. En 2011, le Comité des droits de l’homme des Nations unies a adopté l’Observation générale no 34 concernant l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (CCPR/C/GC/34), laquelle contient le passage suivant (note de bas de page omise) :

« Les États parties devraient reconnaître et respecter l’élément du droit à la liberté d’expression qui recouvre le privilège limité qu’a tout journaliste de ne pas révéler ses sources d’information. »

40. Le 8 septembre 2015, le Rapporteur spécial sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression a soumis à l’Assemblée générale des Nations unies un rapport (A/70/361) contenant les passages suivants (notes de bas de page omises) :

« C. Nature et portée de la protection

21. Certaines autorités parlent de « privilège » journalistique à propos de la non-divulgation de l’identité des sources, mais aussi bien le reporter que la source jouissent de droits qui ne peuvent être limités qu’en vertu de l’article 19 (3). Le fait de révéler ou de forcer quelqu’un à révéler l’identité d’une source décourage la divulgation de faits, tarit d’autres sources qui permettraient de relater un fait avec exactitude et porte atteinte à un outil important de mise en œuvre de l’obligation de rendre des comptes. Eu égard à l’importance attachée à la confidentialité des sources, toute restriction doit être véritablement exceptionnelle et assujettie aux normes les plus strictes, appliquées par les seules autorités judiciaires. De telles situations doivent se limiter aux enquêtes sur les infractions les plus graves ou à la nécessité de protéger la vie d’autrui.

22. Les législations nationales doivent garantir la stricte application des mesures de protection, les exceptions étant extrêmement limitées. Selon la législation belge, les journalistes et les personnels des rédactions ne peuvent être contraints par un juge à divulguer leurs sources d’information que si cela est de nature à prévenir des infractions constituant une menace sérieuse pour l’intégrité physique d’une ou de plusieurs personnes et que si les deux conditions suivantes sont réunies : a) l’information est d’une importance primordiale pour prévenir de telles infractions et b) l’information ne peut être obtenue par aucun autre moyen. Les mêmes conditions s’appliquent aux mesures prises dans le cadre d’enquêtes, telles que fouilles, saisies et écoutes téléphoniques, à l’égard de sources journalistiques. »

41. Parmi les autres instruments internationaux traitant de la protection des sources journalistiques figurent la Résolution sur les libertés journalistiques et les droits de l’homme, adoptée dans le cadre de la 4e Conférence européenne des ministres responsables de la politique des communications de masse, qui s’est tenue à Prague les 7 et 8 décembre 1994, et la Recommandation no R(2000)7 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe aux États membres sur le droit des journalistes de ne pas révéler leurs sources d’information, adoptée le 8 mars 2000. Les parties pertinentes de la recommandation et de l’exposé des motifs sont citées dans l’arrêt Voskuil c. Pays-Bas (no 64752/01, §§ 43-44, 22 novembre 2007), notamment, et sont ainsi libellées :

« Principe 3 (Limites au droit de non-divulgation)

a. Le droit des journalistes de ne pas divulguer les informations identifiant une source ne doit faire l’objet d’autres restrictions que celles mentionnées à l’article 10, paragraphe 2 de la Convention. En déterminant si un intérêt légitime à la divulgation entrant dans le champ de l’article 10, paragraphe 2, de la Convention l’emporte sur l’intérêt public à ne pas divulguer les informations identifiant une source, les autorités compétentes des États membres porteront une attention particulière à l’importance du droit de non-divulgation et à la prééminence qui lui est donnée dans la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme, et ne peuvent ordonner la divulgation que si, sous réserve des dispositions du paragraphe b, existe un impératif prépondérant d’intérêt public et si les circonstances présentent un caractère suffisamment vital et grave.

b. La divulgation des informations identifiant une source ne devrait être jugée nécessaire que s’il peut être établi de manière convaincante :

i. que des mesures raisonnables alternatives à la divulgation n’existent pas ou ont été épuisées par les personnes ou les autorités publiques qui cherchent à obtenir la divulgation, et

ii. que l’intérêt légitime à la divulgation l’emporte clairement sur l’intérêt public à la non-divulgation, en conservant à l’esprit que :

. un impératif prépondérant quant à la nécessité de la divulgation est prouvé ;

. les circonstances présentent un caractère suffisamment vital et grave ;

. la nécessité de la divulgation est considérée comme répondant à un besoin social impérieux, et

. les États membres jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de cette nécessité, mais cette marge est sujette au contrôle de la Cour européenne des Droits de l’Homme.

c. Les exigences précitées devraient s’appliquer à tous les stades de toute procédure où le droit à la non-divulgation peut être invoqué. »

En l’espèce, les paragraphes ci-après du rapport explicatif se révèlent également pertinents :

« d.Information identifiant une source

18.Pour protéger adéquatement l’identité d’une source, il est nécessaire de protéger toutes les formes d’information qui sont susceptibles de conduire à l’identification de cette source. Le potentiel d’identification de la source détermine donc le type d’informations protégées et l’ampleur de cette protection. Dans la mesure où sa révélation peut conduire à l’identification d’une source, l’information suivante est protégée par la présente Recommandation :

i.le nom d’une source et son adresse, son numéro de téléphone et de télécopie, le nom de son employeur et autres données personnelles, ainsi que la voix de la source et les photographies sur lesquelles elle figure ;

ii.« les circonstances concrètes de l’obtention d’informations », par exemple l’heure et le lieu d’une rencontre avec une source, le moyen de correspondance utilisé ou les particularités convenues entre une source et un journaliste ;

(...) »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

42. La requérante soutient que le rejet par la Cour suprême, le 30 septembre 2011, de son pourvoi dirigé contre la décision de justice qui lui avait ordonné de témoigner au sujet de ses contacts avec M. X s’analyse en une ingérence injustifiée dans l’exercice par elle du droit de ne pas être obligé de révéler ses sources journalistiques, qui est selon elle protégé par l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

43. Le Gouvernement conteste qu’il y ait eu violation de cette disposition.

A. Sur la recevabilité

44. La requérante contesta devant la Cour d’appel et devant la Cour suprême la décision par laquelle le tribunal d’Oslo lui avait, le 15 février 2011, ordonné de témoigner (paragraphes 13, 18 et 19 ci-dessus). Elle ne contesta pas la décision de la Cour d’appel du 25 janvier 2012 l’ayant condamnée à payer une amende pour avoir refusé de témoigner au sujet de ses contacts avec M. X (paragraphe 35 ci-dessus). Le Gouvernement estime que la requête porte sur l’injonction de témoigner. La Cour partage son point de vue et note simplement que le Gouvernement ne soulève pas la question du non-épuisement des voies de recours internes.

45. En ce qui concerne spécifiquement l’injonction de témoigner litigieuse, la Cour relève que l’affaire ne lui a pas été présentée exactement de la même manière qu’à la Cour suprême. Le pourvoi formé par la requérante devant la Cour suprême était dirigé contre l’appréciation des éléments de preuve ainsi que contre l’application du droit telles qu’effectuées par la cour d’appel. Les arguments des parties devant la Cour suprême et la motivation de cette haute juridiction ont principalement porté sur l’interprétation et sur l’applicabilité du paragraphe premier de l’article 125 du code de procédure pénale (paragraphes 19 à 33 ci-dessus).

46. Parallèlement, la Cour tient compte du fait que la Cour suprême a recherché en substance si l’injonction de témoigner pouvait être confirmée à la lumière de l’article 10 de la Convention en s’appuyant sur les arguments des parties, y compris ceux qui avaient trait au critère de proportionnalité découlant du second paragraphe de cette disposition. La Cour suprême a donc examiné les facteurs pertinents comme le comportement de la source, le degré de gravité de l’affaire pénale et l’ampleur de la contribution qu’aurait apportée le témoignage de la requérante dans cette affaire (paragraphe 26 ci-dessus).

47. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) La requérante

48. La requérante soutient que la décision par laquelle il lui a été ordonné de révéler sa source constituait au regard de l’article 10 une ingérence qui n’était pas prévue par la loi. Elle indique qu’en vertu de l’article 125 du code de procédure pénale, on ne pouvait pas contraindre les journalistes à révéler leurs sources. Elle ajoute que le libellé de cet article ne prévoyait pas d’exception pour les situations dans lesquelles la source était censée être connue et qu’aucun texte de jurisprudence interne n’étayait une interprétation différente. Elle argue que ce n’est pas parce qu’une personne avait dévoilé être la source ou qu’un tribunal avait jugé probable que ce fût le cas que le journaliste se trouvait contraint, en application de l’article 125, de confirmer ou de réfuter l’identité de la source.

49. La requérante estime qu’il est évident que dès lors qu’une injonction de témoigner est délivrée, il est possible qu’un journaliste révèle d’autres sources. Elle pense qu’il serait toutefois inapproprié de chercher à évaluer exactement le risque que pareille révélation se produise et que la Cour suprême a, sur ce point, en réalité recouru à un raisonnement « paradoxal » : elle considère que cette haute juridiction a eu tort de fonder sa décision sur le fait que « la » source s’était dévoilée d’elle-même – écartant ainsi selon la haute juridiction tout risque que d’autres sources fussent révélées – dans la mesure où la requérante avait en fait refusé de témoigner au sujet de sa ou de ses sources. Selon la requérante, il était impossible d’évaluer correctement a priori l’absence alléguée de risque que d’autres sources fussent révélées et l’on ne pouvait donc pas en tirer un argument justifiant d’ordonner au témoin de révéler sa ou ses sources. La requérante ajoute que si, à l’inverse, la Cour suprême avait eu raison de fonder sa décision sur ce motif – le fait que « la » source s’était dévoilée d’elle-même – il n’aurait plus été nécessaire qu’elle-même témoignât à ce sujet.

50. La requérante argue que si des sources potentielles futures venaient à apprendre que la police pourrait enquêter sur leur identité et que la justice pourrait ensuite s’intéresser sérieusement à elles, cela produirait sur elles un effet dissuasif évident. Elle estime de surcroît que la presse ne participerait alors pas aux procédures en question et que les parties au litige n’auraient plus qu’à choisir les preuves à présenter devant le tribunal s’agissant de la question de l’identité des sources, si bien qu’à son avis une règle qui ne protégerait pas la source « probable » pourrait facilement conduire à de mauvaises décisions.

51. Selon la requérante, lorsque l’on apprécie la nécessité de l’ingérence en l’espèce, il y a lieu de tenir compte du fait que son témoignage n’aurait, à son avis, pas eu de réelle incidence. Elle ajoute que devant le tribunal d’Oslo le procureur a déclaré catégoriquement qu’il n’était pas nécessaire que la requérante témoignât pour qu’il fût en mesure de réunir des preuves contre M. X, et elle précise que rien n’indiquait que l’identité de la source fût plus incertaine au moment où la Cour suprême a examiné l’injonction litigieuse que lorsque le tribunal d’Oslo avait eu à connaître de l’affaire. Elle dit que M. X a assuré du début jusqu’à la fin qu’il était la source.

52. Selon la requérante, s’il est vrai que l’injonction de témoigner ne s’accompagnait pas spécifiquement de l’obligation de confirmer l’identité de M. X, il est clair à ses yeux que des déclarations relatant ce que M. X avait dit auraient immédiatement révélé s’il était une source ou la seule source ou si au contraire il n’en était pas une. La requérante assure que s’il y avait d’autres sources, il est également extrêmement probable qu’une déclaration détaillée de sa part l’aurait révélé.

b) Le Gouvernement

53. Admettant que l’injonction de témoigner prise par le tribunal constituait une ingérence au regard de l’article 10 de la Convention, le Gouvernement soutient que cette ingérence était prévue par la loi. Il reconnaît que le libellé de l’article 125 § 1 du code de procédure pénale, considéré isolément, pourrait indiquer que le privilège dont bénéficient les journalistes inclut un droit de refuser de nier qu’un individu identifié était une source, ou la source. Il ajoute que la majorité de la Cour suprême a toutefois interprété cette disposition à la lumière des documents législatifs et de sa propre jurisprudence et qu’elle a conclu que l’article 125 § 1 n’allait pas jusqu’à faire une exception pour les journalistes dans les situations où l’identité de la source était déjà connue. Selon le Gouvernement, cette interprétation était accessible et prévisible.

54. Le Gouvernement avance de plus que l’injonction délivrée par le tribunal à l’endroit de la requérante poursuivait un but légitime, celui de la défense de l’ordre et de la prévention du crime, et met également en avant la protection des droits d’autrui, en l’occurrence des droits des entreprises cotées et des investisseurs effectifs ou potentiels sur le marché.

55. Selon le Gouvernement, il conviendrait de rappeler que l’objet du litige n’est pas une injonction ayant explicitement ordonné de révéler une source dans la mesure où M. X avait, devant le tribunal d’Oslo, avoué qu’il était la source. Il ajoute que l’injonction de témoigner ne portait que sur les contacts de la requérante avec M. X.

56. Pour le Gouvernement, le principe de la protection des sources repose sur un double fondement : protéger le rôle du journaliste en tant que tel, mais aussi protéger les sources présentes et futures. Le Gouvernement prétend que lorsque l’une des sources a consenti à être dévoilée, un paramètre à ses yeux important, mais en aucun cas décisif, dans la définition du degré de protection vient à disparaître. Selon lui, étant donné que la source a renoncé volontairement au droit de ne pas se dévoiler elle-même, une limitation du degré de protection n’a pas pu produire un quelconque effet dissuasif sur la volonté des sources futures à se confier à des journalistes. De l’avis du Gouvernement, pareille limitation ne pouvait pas non plus se révéler préjudiciable pour le rôle des journalistes en tant que tel.

57. Bien que le Gouvernement reconnaisse la pertinence générale de l’argument selon lequel un journaliste risque de révéler des sources en niant qu’une personne est la source, il estime que cette question ne peut pas se poser en l’espèce, M. X ayant confirmé qu’il était la source. Le Gouvernement ajoute que la requérante, dans sa déposition restreinte, a aussi en fait corroboré que M. X était la source en déclarant qu’elle avait reçu la télécopie de la part de sa source non désignée à environ 17 h 35, ce qui, selon le Gouvernement, recoupe la déclaration par laquelle M. X aurait indiqué avoir reçu la télécopie de l’avocat Y à 17 heures environ.

58. Le Gouvernement met en avant la gravité de la manipulation de marché opérée par M. X. Il indique que ce type d’infraction renferme le risque intrinsèque d’entraîner de vastes répercussions financières ainsi que des conséquences de grande ampleur, la confiance des investisseurs étant selon lui en jeu. Aux yeux du Gouvernement, ce type d’infraction pénale présente un autre aspect important : elle serait difficile à détecter. De plus, le rôle que la requérante aurait joué malgré elle dans l’infraction pénale constitue de l’avis du Gouvernement une caractéristique fondamentale de cette affaire. Sans mettre en question les méthodes journalistiques dont la requérante aurait usé pour apprécier la véracité du contenu de la lettre qu’aurait fait écrire M. X, le Gouvernement argue que lorsque le travail journalistique contribue en lui-même involontairement à une infraction pénale, le but primordial qui sous-tend l’ingérence doit sans aucun doute revêtir un poids plus grand, dans l’intérêt de l’enquête sur l’infraction elle-même. Selon le Gouvernement, on pourrait également affirmer qu’une obligation de témoigner telle que celle qui a été imposée en l’espèce sert l’intérêt des journalistes, en permettant d’éviter que des tiers utilisent le privilège journalistique comme moyen de dissimuler des actes criminels. Pareille obligation dispenserait le journaliste d’avoir à faire le choix difficile entre deux possibilités : taire sa source alors qu’il est évident qu’il s’est fait manipuler à des fins d’escroquerie ou révéler de son plein gré sa source au risque de compromettre la confiance dont il pourrait bénéficier auprès de ses sources futures.

2. Appréciation de la Cour

59. Les parties conviennent qu’il y a eu au regard de l’article 10 § 1 de la Convention une « ingérence » dans l’exercice par la requérante de ses droits et la Cour ne voit pas de raison d’en juger autrement. Elle doit donc rechercher si cette ingérence était justifiée au titre du second paragraphe de cette disposition.

60. Il est de plus incontesté que l’injonction de témoigner a été émise aux fins de la « prévention du crime », et la Cour partage ce point de vue. Elle juge qu’il n’y a pas lieu de trancher le point de savoir si cette ingérence poursuivait un autre but légitime, celui de la protection des « droits d’autrui », qui est invoqué par le Gouvernement (paragraphe 54 ci-dessus). La Cour va maintenant examiner si cette ingérence était « prévue par la loi » et « nécessaire dans une société démocratique ».

a) Sur le point de savoir si l’ingérence était « prévue par la loi »

61. La requérante avance principalement que l’injonction de témoigner était contraire à l’article 125 du code de procédure pénale car cette disposition ne prévoyait pas d’exceptions pour les situations dans lesquelles l’identité de la source était connue (paragraphe 48 ci-dessus). Le Gouvernement indique que la majorité de la Cour suprême a interprété cette disposition conformément aux sources de droit interne pertinentes (paragraphe 53 ci-dessus).

62. La Cour rappelle sa jurisprudence constante suivant laquelle les termes « prévue(s) par la loi » qui figurent aux articles 8 à 11 de la Convention n’exigent pas seulement que la mesure incriminée ait une base en droit interne mais visent également la qualité de la loi en question. Celle-ci doit être suffisamment accessible et prévisible, c’est-à-dire formulée avec assez de précision pour permettre au justiciable – en s’entourant au besoin de conseils éclairés – de régler sa conduite (voir, par exemple, Sanoma Uitgevers B.V., précité, § 81). De plus, la Cour rappelle qu’il incombe au premier chef aux autorités nationales d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir, pour un exemple récent, De Tommaso c. Italie [GC], no 43395/09, § 108, CEDH 2017 (extraits)).

63. En l’espèce, l’injonction de témoigner était à l’évidence fondée sur les articles 108 et 125 du code de procédure pénale (paragraphe 37 ci-dessus). L’affaire dont a été saisie la Cour suprême était axée sur l’interprétation et sur l’application de cette dernière disposition. Pour statuer, cette haute juridiction s’est appuyée sur sa jurisprudence ainsi que sur les travaux préparatoires relatifs à ces dispositions (paragraphe 24 ci-dessus). Elle a conclu que, le paragraphe premier de l’article 125 ne trouvant pas à s’appliquer, la requérante était contrainte de témoigner en application de l’article 108.

64. Compte tenu de ce qui précède, la Cour est convaincue que l’ingérence était « prévue par la loi ».

b) Sur le point de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique »

i) Principes généraux et jurisprudence

65. La Cour a développé les principes régissant la protection des sources journalistiques dans une série d’arrêts. Dès 1996, la Grande Chambre énonçait ce qui suit dans l’arrêt Goodwin (précité, § 39) :

« La protection des sources journalistiques est l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse, comme cela ressort des lois et codes déontologiques en vigueur dans nombre d’États contractants et comme l’affirment en outre plusieurs instruments internationaux sur les libertés journalistiques (...). L’absence d’une telle protection pourrait dissuader les sources journalistiques d’aider la presse à informer le public sur des questions d’intérêt général. En conséquence, la presse pourrait être moins à même de jouer son rôle indispensable de « chien de garde » et son aptitude à fournir des informations précises et fiables pourrait s’en trouver amoindrie. Eu égard à l’importance que revêt la protection des sources journalistiques pour la liberté de la presse dans une société démocratique et à l’effet négatif sur l’exercice de cette liberté que risque de produire une ordonnance de divulgation, pareille mesure ne saurait se concilier avec l’article 10 (art. 10) de la Convention que si elle se justifie par un impératif prépondérant d’intérêt public. »

66. Dans l’arrêt Sanoma Uitgevers B.V. (précité, § 51), la Grande Chambre a rappelé ce qui suit :

« La Cour a toujours soumis à un examen particulièrement vigilant les garanties du respect de la liberté d’expression dans les affaires relevant de l’article 10 de la Convention. Eu égard à l’importance de la protection des sources journalistiques pour la liberté de la presse dans une société démocratique, une ingérence ne peut être jugée compatible avec l’article 10 de la Convention que si elle est justifiée par un impératif prépondérant d’intérêt public (...). »

67. De plus, dans l’arrêt Financial Times Ltd et autres (précité, § 63), la Cour a déclaré :

« La Cour relève que les injonctions de divulgation des sources peuvent avoir un impact préjudiciable non seulement sur les sources, dont l’identité peut être révélée, mais également sur les journaux qu’elles visent en ce qu’elles peuvent nuire à leur réputation auprès des sources potentielles, et sur les membres du public, qui ont intérêt à recevoir des informations provenant de sources anonymes et sont eux-mêmes des sources en puissance (...). S’il est possible que, dans l’esprit du public, le principe de confidentialité des sources ne soit guère affecté par les dérogations pouvant y être apportées dans les cas où une source agit manifestement de mauvaise foi dans l’intention de nuire et falsifie délibérément des informations, les juridictions nationales devraient se garder de conclure trop hâtivement, en l’absence de preuves irréfutables, que ces éléments sont réunis dans tel ou tel cas. En tout état de cause, la Cour souligne que, compte tenu des multiples intérêts en jeu, le comportement de la source n’est jamais déterminant quant à la question de savoir si une injonction de divulgation doit être délivrée. Il n’est que l’un des éléments – certes important – à prendre en compte dans l’exercice de mise en balance imposé par l’article 10 § 2. »

68. Dans ce même arrêt de chambre, la Cour a toutefois considéré que « l’intention de nuire d’une source pourrait dans certains cas constituer en soi un motif pertinent et suffisant pour justifier une injonction de divulgation » (ibidem, § 66).

69. Dans l’arrêt Voskuil (précité, § 67), en réponse au Gouvernement, qui plaidait que la divulgation de la source avait été nécessaire aux fins d’assurer un procès équitable au prévenu, la Cour a dit :

« La Cour ne voit pas en l’occurrence la nécessité d’examiner si, en une quelconque circonstance, l’obligation incombant à une partie contractante d’assurer un procès équitable peut justifier de contraindre un journaliste à révéler sa source. Quelle que fût l’importance potentielle pour la procédure pénale des informations que la cour d’appel s’est efforcée d’obtenir auprès du requérant, la cour d’appel n’a pas été empêchée d’apprécier le bien-fondé des charges qui pesaient contre les trois prévenus ; il apparaît qu’elle a pu substituer les éléments de preuve recueillis auprès d’autres témoins à ceux qu’elle avait cherché à soutirer au requérant (...). Partant, ce motif censé justifier l’ingérence litigieuse est dépourvu de pertinence. »

70. Des questions relatives à la divulgation des sources se sont posées non seulement en lien avec des injonctions de divulgation, mais aussi dans des affaires portant sur des perquisitions, notamment Görmüş et autres c. Turquie (no 49085/07, 19 janvier 2016) et Nagla c. Lettonie (no 73469/10, 16 juillet 2013). La Cour a noté que cette dernière affaire présentait une différence fondamentale par rapport à d’autres affaires dans lesquelles des injonctions de divulgation avaient été prises à l’égard de journalistes afin de les contraindre à révéler l’identité de leurs sources. Cependant, contrairement à ce qu’affirmait le Gouvernement dans cette dernière affaire, ce n’était pas le fait que les autorités d’enquête connaissaient l’identité de la source avant de mener la perquisition qui la démarquait des autres affaires. Selon la Cour, ce fait « n’effa[çait] pas la protection dont bénéfic[iait] le requérant en vertu de l’article 10 de la Convention » (ibidem, § 95).

ii) Application de ces principes au cas d’espèce

71. La Cour observe d’abord que la condamnation de M. X – la source supposée de l’article mensonger publié par la requérante – reposait sur l’hypothèse selon laquelle l’intéressé avait souhaité que ce contenu fût diffusé comme s’il s’agissait d’une information. Partant, dans la présente espèce, il n’est pas question d’allégations imputant des activités illégales à la requérante, ni d’enquête pénale ou de procédure dirigée contre elle autre que celle qui était liée à son refus de témoigner sur ses contacts avec M. X. À cet égard, la Cour note également que le Gouvernement n’a pas mis en cause les méthodes journalistiques employées par la requérante.

72. La Cour relève de surcroît que la requérante n’a pas reçu l’ordre exprès de révéler l’identité de la ou des sources des informations contenues dans son article d’actualité. Dans sa décision du 15 février 2011 (paragraphe 13 ci-dessus), le tribunal d’Oslo s’est contenté de lui enjoindre de témoigner sur ses contacts avec M. X, qui avait lui-même déclaré qu’il était la source. Cependant, même si la présente espèce ne porte pas formellement sur l’assistance prêtée par un journaliste à l’identification de sources anonymes, la Cour considère que les effets possibles de cette injonction étaient néanmoins d’une nature telle que les principes généraux développés au sujet des injonctions de divulgation des sources trouvent à s’appliquer. Le cadre concret dans lequel s’est inscrite cette injonction entre en revanche en ligne de compte dans l’appréciation globale (paragraphe 82 ci-dessous).

73. Dans sa décision du 30 septembre 2011, la majorité de la Cour suprême a observé que la Cour européenne des droits de l’homme n’avait jamais traité d’affaire dans laquelle la source se serait dévoilée d’elle-même. Elle a ajouté qu’en pareille situation, il n’y avait pas de source à protéger et que partant, la divulgation de l’identité de la source serait sans conséquence pour la libre circulation de l’information (paragraphe 25 ci-dessus).

74. La Cour confirme n’avoir encore jamais eu l’occasion de se pencher sur la question spécifique qui se pose en l’espèce. Elle rappelle parallèlement que dans les cas où une source avait, à l’évidence, agi de mauvaise foi dans l’intention de nuire, elle a précédemment dit que le comportement de la source ne pouvait jamais être déterminant dès lors qu’il s’agissait de savoir si une injonction de divulgation devait être délivrée et qu’il n’était que l’un des éléments – certes important – à prendre en compte dans l’exercice de mise en balance imposé par l’article 10 § 2 de la Convention (voir les paragraphes 67-68 ci-dessus, citant Financial Times Ltd et autres, précité, §§ 63 et 66, et aussi Telegraaf Media Nederland Landelijke Media B.V. et autres c. Pays-Bas, no 39315/06, § 128, 22 novembre 2012). Par conséquent, la protection d’un journaliste au titre de l’article 10 ne saurait être automatiquement levée du fait du comportement d’une source. De l’avis de la Cour, ces considérations valent également dans une situation où une source se dévoile, comme en l’espèce. La Cour entend de plus ajouter qu’elle a déjà dit que la protection d’une source au titre de l’article 10 trouvait également à s’appliquer lorsque les autorités d’enquête connaissaient l’identité de la source avant de mener la perquisition (paragraphe 70 ci-dessus).

75. La Cour note en outre que la Cour suprême a principalement été appelée à déterminer si l’article 125 § 1 du code de procédure pénale (paragraphe 37 ci-dessus) avait été interprété correctement, et en particulier à clarifier la question de savoir si cette disposition s’appliquait dans des situations où la source s’était dévoilée d’elle-même (paragraphes 19-33 ci-dessus). Le procureur ne s’est pas appuyé sur la clause d’exception prévue à l’article 125 § 3, qui commandait aux juridictions internes de mettre en balance la protection des sources avec d’autres intérêts importants (« des intérêts sociaux importants » et « l’éclaircissement de l’affaire ») (paragraphe 33 ci-dessus). La tâche qui incombe à la Cour se révèle toutefois plus vaste. Pour définir si l’ingérence était « nécessaire » au titre de l’article 10 § 2, elle doit examiner si, lorsque le tribunal a délivré l’injonction de témoigner à l’endroit de la requérante, il a invoqué des raisons pertinentes et suffisantes. Les faits relatifs à l’identité de M. X ne sont que l’un des éléments entrant en jeu dans cette appréciation. Si elle considère, comme la Cour suprême, que de manière générale le fait qu’une source se soit elle-même dévoilée pourrait être de nature à atténuer certaines des préoccupations que soulèvent intrinsèquement les mesures impliquant une divulgation des sources, la Cour pense néanmoins toujours que le fait que l’on connaissait l’identité de M. X ne saurait jouer un rôle décisif dans l’analyse de la proportionnalité à laquelle elle doit se livrer.

76. Cela étant, la Cour a dit que la protection offerte aux journalistes s’agissant de leur droit de préserver la confidentialité de leurs sources était « double : elle concern[ait] non seulement le journaliste mais également et particulièrement la personne source qui accept[ait] d’aider la presse à informer le public sur des sujets d’intérêt général » (Nordisk Film & TV A/S c. Danemark (déc.), no 40485/02, CEDH 2005‑XIII, et, par exemple, Stichting Ostade Blade c. Pays-Bas (déc.), no 8406/06, § 64, 27 mai 2014). Partant, les circonstances entourant à la fois la motivation qui était celle de M. X pour se présenter lui-même comme une « source » à la requérante et le fait qu’il se fût dévoilé pendant l’enquête donnent à penser que le degré de protection qu’il convient d’appliquer au titre de l’article 10 de la Convention en l’espèce ne peut pas atteindre le même niveau que celui qui est offert aux journalistes qui ont reçu l’assistance de personnes non identifiées afin de pouvoir informer le public de sujets d’intérêt général ou de questions concernant autrui.

77. Comme l’a observé la Cour suprême, le fait que M. X ait été accusé d’avoir instrumentalisé la requérante aux fins de manipuler le marché doit être pris en compte dans l’appréciation de la proportionnalité (paragraphe 26 ci-dessus). Pourtant, en l’espèce, la divulgation de la source est entrée en considération pour la première fois pendant l’enquête pénale concernant M. X, à un moment où il n’était pas question, par exemple, d’empêcher une aggravation du préjudice pour la société visée dans la lettre qui avait été télécopiée à la requérante (DNO) ou pour ses actionnaires (comparer, par exemple, avec l’affaire Goodwin, précitée, § 41, dans laquelle on avait ordonné en urgence la divulgation de l’identité de la source dans le but d’éviter qu’une société ne subît un grave préjudice avant qu’une injonction ne fût délivrée). En l’espèce, l’intention de nuire que nourrissait la source ne revêtait donc qu’une importance limitée au moment où l’injonction de témoigner a été imposée.

78. De l’avis de la Cour, pour déterminer si l’injonction adressée à la requérante était « nécessaire » au titre de l’article 10 § 2, il y a lieu principalement d’apprécier l’utilité du témoignage de l’intéressée pour l’enquête pénale ainsi que pour la procédure judiciaire ultérieurement dirigée contre M. X. La Cour relève que M. X lui-même n’a pas avancé que la protection de ses droits imposait que l’injonction litigieuse fût prise contre la requérante. Il a déclaré par l’intermédiaire de son avocat avoir donné une description de ses contacts avec la requérante (paragraphe 12 ci-dessus) et il n’a jamais nié être la source.

79. Pour apprécier la nécessité aux fins de la « prévention du crime et de la défense de l’ordre » (paragraphe 60 ci-dessus), il y a lieu de tenir compte de la gravité des infractions dont M. X était soupçonné, comme l’a souligné la Cour suprême (paragraphe 26 ci-dessus), et pour lesquelles il a fini par être condamné à une peine d’un an et six mois d’emprisonnement. Bien que la manipulation de marché ne fût pas le seul chef d’accusation retenu contre M. X, elle représentait une partie importante de son dossier pénal.

80. Par ailleurs, la Cour note que le refus de dévoiler sa ou ses sources opposé par la requérante n’a à aucun moment fait obstacle à l’enquête sur l’affaire ni à la procédure engagée contre M. X. Tout d’abord, les autorités de poursuite ont mis M. X en accusation sans avoir reçu de la requérante la moindre information susceptible de révéler sa ou ses sources (paragraphe 6 ci-dessus). Ensuite, ni le tribunal d’Oslo ni la cour d’appel n’ont été empêchés d’examiner le bien-fondé des charges retenues contre M. X (paragraphes 15 et 36 ci-dessus). Il ressort au contraire des procès-verbaux judiciaires ainsi que du jugement du tribunal d’Oslo que le procureur avait fait savoir à cette juridiction qu’il considérait que le dossier serait suffisamment solide même sans la déposition de la requérante (paragraphes 11 et 16 ci-dessus). Après que la requérante eut fait appel de l’injonction, le procureur déclara qu’il ne demanderait pas le report de l’affaire car l’accusation considérait qu’elle disposait de suffisamment d’éléments même sans la déposition de la requérante (paragraphe 14 ci-dessus). Enfin, il fut alors précisé que le recours de la requérante contre l’injonction ne serait pas transmis à la cour d’appel avant que le tribunal d’Oslo eut statué dans l’affaire dirigée contre M. X (paragraphe 14 ci-dessus). Dans son jugement, le tribunal d’Oslo indiqua qu’il n’y avait pas eu de demande de suspension de l’instance (dans l’attente d’une décision définitive) car de l’avis du procureur, le dossier était suffisamment solide (paragraphe 16 ci-dessus). Dans leurs jugements contre M. X, ni le tribunal d’Oslo ni la cour d’appel n’ont laissé entendre que le refus de témoigner de la requérante avait posé de problèmes pour l’affaire ou pour les éléments à charge contre M. X.

81. Sur le point de savoir si la requérante avait l’obligation de témoigner au sujet de ses contacts avec M. X, la Cour suprême a observé qu’il semblait probable que la déposition de la requérante eût pu contribuer de manière significative à faire la lumière les circonstances dans lesquelles le prévenu avait été en contact avec elle (paragraphe 26 ci-dessus). Dans la procédure pénale dirigée contre M. X en revanche, le refus de la requérante de révéler sa ou ses sources n’a à aucun moment freiné l’avancement du dossier (paragraphe 80 ci-dessus). À cet égard, la Cour observe que dans l’arrêt Voskuil (précité), elle a conclu que l’incidence potentielle pour une procédure pénale de l’information que l’on s’efforçait d’obtenir d’un journaliste ne constituait pas sous l’angle de l’article 10 une raison suffisante de contraindre celui-ci à révéler sa ou ses sources. Elle a tenu compte du fait que la juridiction interne n’avait pas été empêchée d’examiner l’affaire au fond (paragraphe 69 ci-dessus). Cette conclusion a certes été rendue en réponse à l’argument selon lequel la divulgation d’une source était nécessaire aux fins d’assurer au prévenu un procès équitable (Voskuil, précité, § 67), mais la Cour estime qu’elle doit avoir une pertinence en l’espèce également (paragraphes 78-80 ci-dessus).

82. La Cour a déjà souligné que la participation apparente de journalistes à l’identification de sources anonymes a[vait] toujours un effet inhibiteur (Financial Times Ltd. et autres, précité, § 70). En l’espèce, l’injonction s’est bornée à commander à la requérante de témoigner à propos de ses contacts avec M. X, lequel avait déclaré lui-même être la source. S’il est peut-être vrai que la perception de l’opinion publique à l’égard du principe de la non-divulgation des sources n’en souffre pas vraiment dans cette situation (ibidem), la Cour considère que les circonstances de la cause n’étaient pas suffisantes pour justifier que la requérante fût contrainte de témoigner (paragraphes 78-81 ci-dessus).

83. Partant, même si elle est consciente du caractère limité de l’analyse de proportionnalité à laquelle la Cour suprême a été appelée à se livrer sous l’angle de l’article 10 § 2 de la Convention (paragraphe 75 ci-dessus), la Cour – au regard de l’importance de la protection des sources journalistiques pour la liberté de la presse – estime que bien que pertinentes, les raisons avancées pour justifier que la requérante fût contrainte de témoigner au sujet de ses contacts avec M. X sont insuffisantes. Ainsi, même sans perdre de vue le niveau de protection approprié applicable aux circonstances particulières de la cause (paragraphe 76 in fine ci-dessus), elle n’est pas convaincue que l’injonction litigieuse fût justifiée par « un impératif prépondérant d’intérêt public » (paragraphes 65 et 66 ci-dessus), ni, dès lors, qu’elle fût nécessaire dans une société démocratique.

84. Dès lors, la Cour conclut à une violation de l’article 10 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

85. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

86. La requérante ne formule pas de demande pour le préjudice moral. Elle réclame 30 000 couronnes norvégiennes (NOK), soit environ 3 700 euros (EUR), en réparation du dommage matériel.

87. Le Gouvernement s’oppose à cette demande au motif que la requérante n’a produit aucun élément permettant de savoir si l’amende a effectivement été payée par elle-même ou par son employeur.

88. La Cour note qu’une amende de 30 000 NOK a été infligée à la requérante, et qu’elle constituait une créance personnelle non cessible. Bien qu’elle soit libellée comme une demande de satisfaction équitable, sa prétention vise en réalité le remboursement de cette amende. Même si la requérante n’a pas contesté l’amende, la Cour, eu égard au constat de violation ci-dessus (paragraphes 83 et 84 ci-dessus) et au principe de restitutio in integrum, estime dans ces conditions que ni les considérations relatives au caractère direct du lien de causalité ou aux possibilités dont disposait la requérante pour atténuer le préjudice, ni les autres voies de droit internes dont la requérante aurait pu faire usage pour contester l’amende, envisagées isolément, ne changent quoi que ce soit à la conclusion selon laquelle l’amende n’aurait pas dû être exigible, ou si elle a déjà été payée, selon laquelle elle devrait être remboursée par le gouvernement défendeur (voir, à titre de comparaison concernant l’article 6 de la Convention, Sace Elektrik Ticaret ve Sanayi A.Ş. c. Turquie, no 20577/05, § 33, 22 octobre 2013). Elle statue donc dans ce sens.

B. Frais et dépens

89. La requérante demande également 158 399 NOK, soit environ 17 000 EUR, pour les frais et dépens exposés devant la Cour.

90. Le Gouvernement s’oppose à cette demande. Il indique que la requérante n’a pas produit d’éléments de nature à prouver qu’elle a effectivement supporté des frais et dépens. Selon le Gouvernement, il ressort des relevés imprimés des honoraires et des frais que la facturation a été établie au nom de l’employeur de la requérante.

91. Selon la jurisprudence constante de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, aucune facture n’a été produite. Il ressort toutefois des relevés imprimés des honoraires et des frais que le client auquel les factures devaient être adressées était Dn Nye Medier AS, qui était le propriétaire du quotidien Dagens næringsliv. Il n’a pas été démontré que la requérante fût elle-même redevable de certains coûts. Partant, la Cour rejette ses prétentions (comparer avec Voskuil, précité, § 92).

C. Intérêts moratoires

92. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

3. Dit que si l’amende qui a été imposée à la requérante a été payée, le gouvernement défendeur doit la rembourser dans un délai de trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 5 octobre 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Milan BlaškoAngelika Nußberger
Greffier adjointPrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la juge Tsotsoria.

A.N.
M.B.

OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE TSOTSORIA

(Traduction)

J’approuve sans réserve le constat de violation de l’article 10 dans cette affaire. En revanche, je ne suis pas convaincue par certains des arguments qui sont avancés dans l’arrêt, en particulier le point exposé au paragraphe 76 selon lequel, en raison de la motivation de M. X et du fait qu’il ait révélé être la source pendant l’enquête, « le degré de protection qu’il convient d’appliquer au titre de l’article 10 de la Convention en l’espèce ne peut pas atteindre le même niveau que celui qui est offert aux journalistes qui ont reçu l’assistance de personnes non identifiées afin de pouvoir informer le public de sujets d’intérêt général ou de questions concernant autrui » (italique ajouté).

La question intéressante qui découle de ce paragraphe est celle de savoir si le niveau de protection du droit d’un journaliste à ne pas révéler une source, dans le cadre de l’article 10 de la Convention, diminue dans des situations dans lesquelles la source se dévoile elle-même et apporte sa coopération à l’enquête. J’estime que l’approche adoptée par la majorité à cet égard peut engendrer une certaine gêne et entraîner une divergence par rapport à la jurisprudence constante, affaiblissant ainsi la protection offerte par l’article 10. De plus, je pense que le raisonnement exposé par la majorité sur cette question ne trouve pas son origine dans la jurisprudence de la Cour.

Il est bien établi dans la jurisprudence, et l’arrêt l’affirme également, que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, et que les garanties à accorder à la presse revêtent une importance particulière (voir, entre autres, Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 71, CEDH 2004‑XI), en particulier étant donné le rôle crucial que jouent les médias en matière de contrôle public sur les secteurs public et privé dans la société, ainsi que pour l’amélioration de la responsabilisation et de la transparence[1]. La protection des sources journalistiques est l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse (Goodwin c. Royaume-Uni, 27 mars 1996, § 39, Recueil des arrêts et décisions 1996‑II) et l’un des aspects clés du travail journalistique. L’absence d’une telle protection pourrait dissuader les sources journalistiques d’aider la presse à informer le public sur des questions d’intérêt général. En conséquence, la presse pourrait être moins à même de jouer son rôle indispensable de « chien de garde » et son aptitude à fournir des informations précises et fiables pourrait s’en trouver amoindrie (Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas [GC], no 38224/03, § 89, 14 septembre 2010). À la lumière des considérations ci-dessus, les limitations apportées à la confidentialité des sources journalistiques appellent de la part de la Cour l’examen le plus scrupuleux. Une ingérence ne saurait se concilier avec l’article 10 de la Convention que si elle se justifie par un impératif prépondérant de défense de la liberté de la presse dans une société démocratique (Roemen et Schmit c. Luxembourg, no 51772/99, § 46, CEDH 2003‑IV, et Goodwin, précité, §§ 39-40 et 45).

En qualité de journaliste, la requérante n’était pas tenue de révéler l’identité d’une source anonyme. Les effets possibles de l’injonction délivrée par le tribunal d’Oslo étaient néanmoins d’une nature telle que la Cour considère que les principes généraux qu’elle a développés au sujet des ordonnances de divulgation des sources trouvent à s’appliquer en l’espèce (paragraphe 72, à cet égard, voir aussi la déclaration faite par la minorité de la Cour suprême norvégienne, qui a avancé que « si l’on devait ordonner à la requérante de témoigner à propos de ses éventuels contacts avec M. X (...) l’intéressée devrait soit confirmer soit nier que M. X était la source pour son article (...). » La minorité de la Cour suprême a ajouté que « si elle déposait ainsi sur cette question, la journaliste risquerait aussi de révéler par inadvertance d’autres sources potentielles » (paragraphe 27). Les méthodes journalistiques employées par la requérante n’ont pas été mises en cause (paragraphe 71) et l’intéressée n’a pas fait l’objet de poursuites pénales. De plus, l’exigence de divulgation de la source ne visait pas à prévenir une activité nocive (paragraphe 77), pas plus qu’elle n’était nécessaire aux fins de l’enquête, de la condamnation ou des garanties d’un procès équitable (paragraphes 77-81) et dans l’ensemble, l’intérêt public ne dictait pas de contraindre la requérante à témoigner au sujet de ses contacts avec M. X (paragraphe 83). Par ailleurs, l’arrêt reconnaît à juste titre que l’identité de X ne saurait jouer un rôle décisif dans l’appréciation de la proportionnalité (paragraphe 75) puisque, selon la jurisprudence, la connaissance de l’identité de la source ne fait pas disparaître la protection que l’article 10 de la Convention offre à un journaliste (Nagla c. Lettonie, no 73469/10, § 95, 16 juillet 2013).

La Cour suprême a conclu qu’il semblait probable que la déposition de la requérante eût pu contribuer de manière significative à faire la lumière sur les circonstances dans lesquelles M. X avait été en contact avec elle (paragraphe 26). À cet égard, la démarche à adopter consiste à rechercher si l’intérêt public invoqué par les autorités d’enquête ou de poursuite l’emportait sur l’intérêt public général à la protection des sources et si une mesure moins intrusive pouvait suffire pour servir les intérêts publics prépondérants (Sanoma Uitgevers B.V., précité, §§ 91-92). La nécessité de l’injonction de témoigner ne découle pas des circonstances de l’espèce. De plus, les infractions dont M. X a été accusé (paragraphe 6) ne correspondent pas à celles pour lesquelles la délivrance d’une ordonnance de divulgation pouvait être justifiée selon les recommandations du Conseil de l’Europe[2]. Tous les éléments susmentionnés excluent totalement que la possibilité d’offrir à la requérante une protection revue à la baisse fut justifiée.

Dans ce contexte, j’ai peine à comprendre la raison d’être de la différenciation qu’il est suggéré d’opérer dans le degré de protection offert aux journalistes en vertu de l’article 10 de la Convention selon qu’ils ont bénéficié de l’assistance de personnes inconnues ou que leur source s’est dévoilée même au cours de l’enquête. Pareil argument ne découle pas de la jurisprudence et n’est pas non plus requis par les circonstances.

La jurisprudence pertinente évoquée à l’appui de la déclaration contestable énoncée au paragraphe 76 est celle qui est exposée dans la décision Nordisk Film & TV A/S c. Danemark ((déc.), no 40485/02, CEDH 2005‑XIII), ainsi que dans la décision Stichting Ostade Blade c. Pays-Bas (déc.), no 8406/06, § 64, 27 mai 2014). La première affaire concernait une ordonnance imposant la divulgation d’éléments recueillis grâce à des activités secrètes par un journaliste qui réalisait un documentaire sur la pédophilie au Danemark. La Cour a conclu que parce que le journaliste les avaient filmées en caméra cachée, les personnes concernées n’avaient pas eu conscience qu’elles étaient enregistrées. En conséquence, ces personnes ne pouvaient être considérées comme des « sources journalistiques d’information au sens traditionnel du terme ». La société requérante a été sommée de remettre une partie seulement du résultat de ses recherches. À cet égard, l’identité des sources journalistiques au sens traditionnel du terme a été protégée de manière adéquate. La communication du résultat des recherches concernant l’auteur présumé d’une infraction n’a pas été jugée disproportionnée par rapport au but légitime poursuivi et les motifs avancés par les autorités nationales ont été considérés comme pertinents et suffisants.

Par ailleurs, l’affaire Stichting Ostade Blade (précitée) portait sur la perquisition effectuée dans les locaux d’un magazine après que celui-ci eut publié un communiqué de presse par lequel il avait fait savoir qu’il avait reçu une lettre d’une organisation revendiquant la responsabilité d’une série d’attentats à la bombe. Comme l’a établi la Cour, le but de l’informateur du magazine était d’agir sous couvert de l’anonymat en vue d’échapper à sa propre responsabilité pénale. Il fut également noté que le document original qu’avait reçu le comité de rédaction du magazine était requis parce qu’il pouvait permettre d’identifier un ou des individus inconnus qui étaient soupçonnés d’avoir perpétré plusieurs attentats à la bombe. Point important, la Cour a dit que l’auteur de la lettre ne constituait pas une « source journalistique », précisant que : « tout individu auquel un journaliste fait appel pour obtenir des informations ne constitue pas une « source » » et n’est donc pas en droit de bénéficier de la même protection que celle qui est d’ordinaire consentie aux « sources ».

Une rapide lecture montre que dans ces deux affaires, la base sur laquelle la Cour s’est fondée pour conclure qu’il était justifié, au regard de l’article 10, d’appliquer à certains journalistes un degré de protection moindre diffère de manière significative des faits de la présente espèce. La présente opinion ne cherche pas à contester ce standard en tant que tel. Elle pose plutôt la question de savoir si la situation concrète appelle à recourir à un standard qui autorise un degré de protection moindre pour les droits de certains journalistes en vertu de l’article 10. La Cour aboutit certes à la bonne conclusion en l’espèce, mais l’approche qu’elle a retenue, qui offre sans justification une ample marge d’appréciation aux états, pourrait finir par conduire à un constat de non-violation dans des circonstances similaires, ce qui constitue une perspective décourageante. Les incertitudes découlant du paragraphe 76 sont encore exacerbées par la conclusion énoncée au paragraphe 83 selon laquelle « même sans perdre de vue le niveau de protection approprié applicable aux circonstances particulières de la cause (...), [la Cour] n’est pas convaincue que l’injonction litigieuse fût justifiée par un « un impératif prépondérant d’intérêt public » (...), ni, dès lors, qu’elle fût nécessaire dans une société démocratique » (italique ajouté).

Appliquer sans explication ou hors contexte des principes découlant de la Convention qui ont été développés dans des circonstances différentes ne produit rien de bon, ni pour la cohérence de la jurisprudence ni, en général, pour la protection de la liberté d’expression. Ce point est particulièrement troublant dans la présente espèce, qui présente à la Cour une situation inédite, dans laquelle la source se dévoile elle-même et coopère avec les autorités. Il y a lieu de rappeler que le droit des journalistes de taire leurs sources ne saurait être considéré comme « un simple privilège qui leur serait accordé ou retiré (...), mais [comme] un véritable attribut du droit à l’information, à traiter avec la plus grande circonspection » (Tillack c. Belgique, no 20477/05, § 65, 27 novembre 2007). La Cour a déjà dit que l’article 10 ne protégeait pas uniquement les sources anonymes qui aident la presse à informer le public sur des questions d’intérêt général (Nordisk Film & TV A/S, précité). La protection offerte aux journalistes en vertu de l’article 10 ne peut être écartée ou atténuée automatiquement à raison du propre comportement d’une source. À cet égard, si, d’un côté, au paragraphe 74, l’arrêt conclut (à juste titre !) que tous les standards précédemment développés pour la protection des sources conservent également leur pertinence dans une situation dans laquelle une source s’est dévoilée elle-même, d’un autre côté, ce standard précisément se trouve remis en question de manière injustifiable deux paragraphes plus bas. Je ne suis pas non plus convaincue par l’assertion selon laquelle « il est peut-être vrai que la perception de l’opinion publique à l’égard du principe de la non-divulgation des sources n’en souffrirait pas réellement dans cette situation » (paragraphe 82).

Il faut saluer la conclusion unanime de violation de l’article 10. Nous vivons néanmoins à l’ère moderne du numérique et le cadre juridique de la protection des sources journalistiques est soumis à rude épreuve. Le risque d’érosion, de restriction et de compromis dans le travail des journalistes s’accroît, ce qui n’est pas sans conséquences pour la liberté d’expression, les médias et le journalisme d’investigation, en particulier[3]. La Cour joue un rôle précurseur dans la défense de la protection judiciaire des journalistes et de leurs sources et, ce faisant, elle inspire également beaucoup d’autres juridictions[4]. Il ne faut pas revenir en arrière.

* * *

[1] La protection des sources d'information des journalistes, Recommandation 1950 (2011), Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, (document 12443, rapport de la Commission de la culture, de la science et de l'éducation, rapporteur : M. Johansson). Texte adopté par l’assemblée le 25 janvier 2011 (4e séance), paragraphe 1. Disponible à l’adresse: [http://assembly.coe.int/nw/xml/XRef/Xref-XML2HTML-FR.asp?fileid=17943&lang=FR](http://assembly.coe.int/nw/xml/XRef/Xref-XML2HTML-FR.asp?fileid=17943&lang=FR) .

[2] À cet égard, voir l’exposé des motifs de la Recommandation N° R (2000) 7 du Comité des Ministres aux États membres sur le droit des journalistes de ne pas révéler leurs sources d’information (adoptée par le Comité des Ministres le 8 mars 2000, lors de la 701e réunion du Comité des Ministres), en particulier, §§ 38-40, disponible à l’adresse : https://rm.coe.int/16805b0bae.

[3] Voir de manière générale, Protecting Journalism Sources in the Digital Age, UNESCO publication 2017

http://en.unesco.org/news/unesco-releases-new-publication-protecting-journalism-sources-digital-age

[4] Voir, par exemple, Burundi Journalists Union v. Attorney General of the Republic of Burundi, CJAE, arrêt du 15 mai 2015, §§ 107–111, et le Procureur c/ Radoslav Brdjanin et Momir Talic (IT-99-36-AR73.9), ICTY, AC, décision relative à l’appel interlocutoire, 11 décembre 2002. Point important, cette dernière décision, qui concerne des correspondants de guerre opérant depuis des zones en conflit, indique : « qu’afin de pouvoir faire leur travail correctement, les correspondants de guerre doivent être considérés comme des observateurs indépendants plutôt que comme des témoins à charge potentiels (…) (des) problèmes subsistent même lorsque le témoignage des correspondants de guerre ne concerne pas des sources confidentielles. » (§ 42). La décision note par ailleurs que « les différences juridiques entre les sources confidentielles et les autres formes d’éléments de preuve risquent d’échapper à l’homme de la rue qui se trouve dans une zone de conflit et qui doit décider s’il peut donner ses informations à un correspondant de guerre en toute confiance. Publier les informations obtenues de la personne interviewée est une chose ­ c’est souvent dans ce but précis qu’une personne se soumet à une interview ­ mais témoigner contre cette personne sur la base de l’interview en est une autre » (§ 43). Si le contexte diffère, les principes applicables doivent toujours rester les mêmes.


Synthèse
Formation : Cour (cinquiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-177724
Date de la décision : 05/10/2017
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 10 - Liberté d'expression-{général} (Article 10-1 - Liberté d'expression;Liberté de communiquer des informations);Dommage matériel - réparation (Article 41 - Dommage matériel;Satisfaction équitable)

Parties
Demandeurs : BECKER
Défendeurs : NORVÈGE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : STROMME V.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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