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03/10/2017 | CEDH | N°001-177231

CEDH | CEDH, AFFAIRE N.D. ET N.T. c. ESPAGNE, 2017, 001-177231


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE N.D. ET N.T. c. ESPAGNE

(Requêtes nos 8675/15 et 8697/15)

ARRÊT

STRASBOURG

3 octobre 2017

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT
LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE

13/02/2020

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.




En l’affaire N.D. et N.T. c. Espagne,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Branko Lubarda, président,
Luis López Guerra,
Helen Keller,
Dmitry Dedov,
P

ere Pastor Vilanova,
Alena Poláčková,
Georgios A. Serghides, juges,
et de Fatoş Aracı, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en cha...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE N.D. ET N.T. c. ESPAGNE

(Requêtes nos 8675/15 et 8697/15)

ARRÊT

STRASBOURG

3 octobre 2017

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT
LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE

13/02/2020

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.

En l’affaire N.D. et N.T. c. Espagne,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Branko Lubarda, président,
Luis López Guerra,
Helen Keller,
Dmitry Dedov,
Pere Pastor Vilanova,
Alena Poláčková,
Georgios A. Serghides, juges,
et de Fatoş Aracı, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 septembre 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 8675/15 et 8697/15) dirigées contre le Royaume d’Espagne. Le requérant de la requête no 8675/15, N.D. (« le premier requérant »), est un ressortissant malien. Le requérant de la requête no 8697/15, N.T. (« le deuxième requérant »), est un ressortissant ivoirien. Ils ont saisi la Cour le 12 février 2015 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). La chambre à laquelle les affaires ont été attribuées a accédé à la demande de non‑divulgation de leur identité formulée par les requérants (article 47 § 4 du règlement de la Cour).

2. Les requérants ont été représentés par Me C. Gericke et Me G. Boye Tuset, avocats à Hambourg et à Madrid respectivement. Le gouvernement espagnol (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. R.-A. León Cavero, avocat de l’État et chef du service juridique des droits de l’homme au ministère de la Justice.

3. Les requérants alléguaient en particulier une violation de l’article 3 et de l’article 13 de la Convention, de ces deux articles combinés, de l’article 4 du Protocole no 4 et, enfin, de l’article 13 combiné avec l’article 4 du Protocole no 4. Ils se plaignaient de leur refoulement immédiat vers le Maroc et de l’absence d’un recours effectif à cet égard. Ils précisaient qu’ils avaient fait l’objet d’une expulsion collective, qu’ils n’avaient eu aucune possibilité d’être identifiés, de faire valoir leurs circonstances individuelles et les mauvais traitements dont, selon eux, ils risquaient de faire l’objet au Maroc, et de contester leur refoulement au moyen d’un recours à effet suspensif.

4. Par une décision du 7 juillet 2015, les griefs tirés de l’article 4 du Protocole no 4 et de l’article 13 de la Convention et de ces deux articles combinés ont été communiqués au Gouvernement. La Cour a décidé de joindre les requêtes et de les déclarer irrecevables pour le surplus.

5. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire.

6. Le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe (« le Commissaire DH ») a exercé son droit de prendre part à la procédure et a présenté des observations écrites (articles 36 § 3 de la Convention et 44 § 2 du règlement).

7. Des observations écrites ont également été adressées à la Cour par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), le Haut‑Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH) et la Commission espagnole d’aide aux réfugiés (CEAR), ainsi que, conjointement, le Centre de conseil sur les droits de l’individu en Europe (« le Centre AIRE »), Amnesty International (AI), l’European Council on Refugees and Exiles (ECRE) et de l’International Commission of Jurists (ICJ). Le président les avait autorisés à intervenir en vertu des articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement.

8. Les parties ont répondu à ces observations. Elles ont également présenté des observations à la suite du prononcé par la Cour, le 15 décembre 2016, de l’arrêt Khlaifia et autres c. Italie ([GC], no 16483/12, CEDH 2016).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

9. Le premier requérant et le second requérant sont nés respectivement en 1986 et en 1985.

10. Le premier requérant quitta son village au Mali en raison du conflit armé de 2012. Il arriva au Maroc en mars 2013. Il séjourna pendant neuf mois environ au camp « non officiel » de migrants du mont Gourougou, près du poste-frontière espagnol de Melilla, enclave espagnole située sur la côte nord-africaine. Il affirme avoir fait l’objet de plusieurs descentes des forces de l’ordre marocaines.

11. Le second requérant arriva au Maroc à la fin 2012. Il séjourna également au camp de migrants du mont Gourougou.

A. La première tentative d’entrée en Espagne à travers le poste- frontière de Melilla

12. Le 13 août 2014, les requérants quittèrent le camp du mont Gourougou et tentèrent d’entrer en Espagne avec un groupe de migrants subsahariens par le poste-frontière de Melilla. Ce poste-frontière est caractérisé par trois clôtures successives, deux extérieures hautes de 6 mètres et une intérieure haute de 3 mètres. Un système de caméras de surveillance à infrarouges et de détecteurs de mouvement y a été installé. Les requérants et d’autres migrants escaladèrent la première clôture le matin. Ils disent avoir fait l’objet d’une attaque de jets de pierres de la part des autorités marocaines. Le premier requérant parvint à grimper jusqu’en haut de la troisième clôture et y resta jusqu’à l’après-midi, sans assistance médicale ou juridique. Le deuxième requérant dit avoir été touché par une pierre lors de son escalade de la première clôture et être tombé, mais être parvenu ensuite à franchir les deux premières clôtures. Pendant ce temps, les requérants auraient été témoins de violences commises contre des migrants subsahariens par les agents de la Guardia Civil espagnole et les forces de l’ordre marocaines. Vers 15 heures et vers 14 heures respectivement, le premier requérant et le deuxième requérant descendirent de la troisième clôture avec l’aide des forces de l’ordre espagnoles. Dès qu’ils eurent posé leurs pieds sur le sol, ils furent appréhendés par des membres de la Guardia Civil qui les menottèrent et les renvoyèrent vers le Maroc. À aucun moment les requérants ne firent l’objet d’une procédure d’identification. Ils n’eurent pas la possibilité de s’exprimer sur les circonstances personnelles ni d’être assistés par des avocats, des interprètes ou des médecins.

13. Les requérants furent alors transférés au commissariat de Nador, où ils demandèrent une assistance médicale qui leur fut refusée. Ils furent ensuite conduits, avec d’autres personnes elles aussi refoulées dans des circonstances similaires, à Fez, à environ 300 kilomètres de Nador, où ils furent abandonnés à leur sort. Les requérants affirment que soixante-quinze à quatre-vingts migrants subsahariens ont été eux aussi refoulés vers le Maroc le 13 août 2014.

14. Des journalistes et d’autres témoins étaient sur place au moment de l’assaut donné aux clôtures et des expulsions du 13 août 2014. Ils ont fourni des vidéos qui ont été apportés par les requérants devant la Cour. Des organisations non gouvernementales ont porté plainte par la suite devant le juge d’instruction no 3 de Melilla en demandant l’ouverture d’une enquête.

B. L’entrée ultérieure en Espagne

15. Le 9 décembre 2014 et le 23 octobre 2014 respectivement, le premier requérant et le deuxième requérant réussirent à pénétrer sur le territoire espagnol par le poste-frontière de Melilla. Deux procédures furent entamées à leur encontre. Depuis, les requérants ont fait l’objet d’arrêtés d’expulsion.

N.D. fut renvoyé vers le Mali le 31 mars 2015 à la suite de l’arrêté d’expulsion pris à son encontre le 26 janvier 2015 et du rejet administratif, le 26 mars 2015, de sa demande d’asile présentée le 17 mars 2015. Il se trouve à présent dans la région de Bankoumana (Koulikoro, au sud-ouest de Bamako).

N.T. fit l’objet d’un arrêté d’expulsion le 7 novembre 2014, confirmé le 23 février 2015 à la suite du rejet de son recours administratif (de alzada). Sa situation actuelle n’est pas connue.

Les deux requérants ont été représentés, dans le cadre de ces procédures, par des avocats.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. Le décret royal 557/2011 du 20 avril 2011 (règlement d’application de la loi organique 4/2000 du 11 janvier 2000 relative aux droits et libertés des étrangers en Espagne et à leur intégration sociale « LOEX »)

16. Les dispositions du décret royal 557/2011 se lisent comme suit :

Article 1. Entrée par les postes autorisés

« 1. Sans préjudice des dispositions des conventions internationales auxquelles l’Espagne est partie, l’étranger souhaitant pénétrer sur le territoire espagnol doit le faire par les postes autorisés à cet effet, être muni d’un passeport ou d’un document de voyage valide qui atteste son identité et qui soit considéré comme valable à cet effet, être muni d’un visa valable lorsque celui-ci est exigé et ne pas être pas frappé d’une interdiction expresse d’entrée. Il doit également présenter les documents qui sont requis par ce règlement et qui renseignent sur l’objet et les conditions d’entrée et de séjour, et il doit prouver qu’il dispose des moyens financiers suffisants pour la durée du séjour prévu en Espagne ou, le cas échéant, qu’il est à même de les obtenir légalement.

(...) »

Article 4. Conditions

« 1. L’entrée pour un ressortissant étranger sur le territoire espagnol est conditionnée au respect des exigences suivantes :

a) Être titulaire du passeport ou des documents de voyage visés à l’article suivant.

b) Être titulaire du visa pertinent aux termes établis à l’article 7.

c) [Présenter des] justificatifs relatifs à l’objet et aux conditions de l’entrée et du séjour dans les termes établis à l’article 8.

d) [Fournir] la garantie, le cas échéant, qu’il dispose des moyens économiques suffisants pour sa subsistance pendant la durée envisagée de son séjour en Espagne, ou être à même d’obtenir pareils moyens, ainsi que pour son déplacement vers un autre pays ou son retour vers le pays de provenance, aux termes de l’article 9.

e) Présenter, le cas échéant, des certificats sanitaires visés à l’article 10.

f) Ne pas être frappé d’une interdiction d’entrée, aux termes de l’article 11.

g) Ne pas constituer un danger pour la santé publique, l’ordre public, la sécurité nationale ou les relations internationales de l’Espagne ou d’autres États avec lesquels l’Espagne est liée par une Convention en ce sens.

2. Le Commissariat général des étrangers et des frontières (Comisaría General de Extranjería y Fronteras) pourra autoriser l’entrée en Espagne des étrangers ne remplissant pas les conditions établies au paragraphe précédent lorsque il y a des motifs exceptionnels de nature humanitaire, d’intérêt public ou de respect des engagements conclus par l’Espagne. »

B. Le Protocole opératoire de surveillance des frontières de la Guardia Civil du 26 février 2014 ayant introduit l’expression « frontière opérationnelle »

17. Les parties pertinentes en l’espèce du Protocole opératoire de surveillance des frontières de la Guardia Civil du 26 février 2014 se lisent comme suit :

« Avec ce système de clôtures, il existe un besoin objectif de déterminer quand l’entrée illégale a échoué ou quand elle a eu lieu. Cela nécessite de définir la ligne qui délimite, aux seuls effets du régime portant sur les étrangers, le territoire national : cette ligne est matérialisée par la clôture en question. Ainsi, lorsque les tentatives des migrants de franchir illégalement cette ligne sont contenues et repoussées par les forces de l’ordre chargées de la surveillance de la frontière, il est considéré qu’aucune entrée illégale effective n’a eu lieu. L’entrée n’est considérée comme ayant eu lieu que lorsqu’un migrant a dépassé la clôture interne citée, qu’il a de la sorte pénétré sur le territoire national et qu’il relève dès lors du régime relatif aux étrangers (...) »

C. La loi organique 4/2000 du 11 janvier 2000 relative aux droits et libertés des étrangers en Espagne et à leur intégration sociale telle que modifiée, entre autres, par la loi 4/2015 du 30 mars 2015 relative à la protection de la sécurité des citoyens

18. À la suite de divers évènements comparables à ceux objet des présentes requêtes, le gouvernement espagnol a adopté la loi organique 4/2015 du 30 mars 2015 relative à la protection de la sécurité des citoyens, qui modifie la loi organique 4/2000 du 11 janvier 2000 relative aux droits et libertés des étrangers en Espagne et à leur intégration sociale (« la LOEX »). Cette modification, en vigueur depuis le 1er avril 2015, établit un régime spécial d’interception et de reconduite à la frontière des migrants qui arrivent à Ceuta et à Melilla.

19. Les dispositions pertinentes de la LOEX actuellement en vigueur, se lisent comme suit :

Article 25

« 1. L’étranger souhaitant entrer en Espagne doit le faire aux postes autorisés à cet effet, être muni d’un passeport ou d’un document de voyage attestant son identité qui soit considéré comme valable à cet effet en vertu des conventions internationales auxquelles l’Espagne est partie et ne pas être frappé d’une interdiction expresse d’entrée. Il doit également présenter les documents qui sont requis par le règlement d’application [de la présente loi] et qui renseignent sur l’objet et les conditions de son séjour, et il doit prouver qu’il dispose des moyens d’existence suffisants pour la durée du séjour prévu en Espagne ou qu’il est à même de les obtenir légalement.

(...) »

Dixième disposition additionnelle, insérée par la loi organique 4/2015 du 30 mars 2015 précitée. Régime spécial pour Ceuta et Melilla

« 1. Les étrangers qui tentent de franchir les dispositifs de contention frontaliers pour traverser la frontière de façon irrégulière et dont la présence a été détectée dans les lignes de démarcation territoriale de Ceuta ou de Melilla pourront être refoulés de sorte qu’ils soient empêchés d’entrer illégalement en Espagne.

2. Dans tous les cas, le refoulement aura lieu dans le respect de la réglementation internationale en matière de droits de l’homme et de protection internationale que l’Espagne a reconnue.

3. Les demandes de protection internationale seront présentées dans les lieux prévus à cet effet aux postes-frontières ; la procédure sera conforme aux normes établies en matière de protection internationale. »

III. LE DROIT DE L’UNION EUROPÉENNE

A. Le Traité sur l’Union européenne (tel que modifié par le Traité de Lisbonne, entré en vigueur le 1er décembre 2009)

20. Les droits fondamentaux, tels que garantis par la Convention, font partie du droit de l’Union européenne et sont reconnus en ces termes dans le Traité sur l’Union européenne (tel que modifié par le Traité de Lisbonne, entré en vigueur le 1er décembre 2009) :

Article 2

« L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. (...) »

Article 6

« 1. L’Union reconnaît les droits, les libertés et les principes énoncés dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 7 décembre 2000, telle qu’adaptée le 12 décembre 2007 à Strasbourg, laquelle a la même valeur juridique que les traités.

(...)

3. Les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, font partie du droit de l’Union en tant que principes généraux. »

B. La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (2000) qui fait partie, depuis l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, du droit primaire de l’Union européenne

21. L’article 18 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne contient une disposition expresse garantissant le droit d’asile. Elle est formulée en ces termes :

« Le droit d’asile est garanti dans le respect des règles de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 et du protocole du 31 janvier 1967 relatifs au statut des réfugiés et conformément au traité instituant la Communauté européenne. »

22. L’article 19 de cette charte dispose :

Protection en cas d’éloignement, d’expulsion et d’extradition

« 1. Les expulsions collectives sont interdites.

2. Nul ne peut être éloigné, expulsé ou extradé vers un État où il existe un risque sérieux qu’il soit soumis à la peine de mort, à la torture ou à d’autres peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

23. L’article 47 de la charte, intitulé « Droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial », est énoncé dans les termes suivants :

« Toute personne dont les droits et libertés garantis par le droit de l’Union ont été violés a droit à un recours effectif devant un tribunal dans le respect des conditions prévues au présent article.

Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi. Toute personne a la possibilité de se faire conseiller, défendre et représenter.

Une aide juridictionnelle est accordée à ceux qui ne disposent pas de ressources suffisantes, dans la mesure où cette aide serait nécessaire pour assurer l’effectivité de l’accès à la justice. »

C. Le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (tel que modifié par le Traité de Lisbonne, entré en vigueur le 1er décembre 2009)

24. Les matières qui intéressent plus spécifiquement la présente affaire sont réglées au titre V, « L’espace de liberté, de sécurité et de justice », de la troisième partie du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) concernant les politiques et actions de l’Union. Au chapitre premier de ce titre, l’article 67 dispose :

« 1. [L]’Union constitue un espace de liberté, de sécurité et de justice dans le respect des droits fondamentaux et des différents systèmes et traditions juridiques des Etats membres.

2. Elle (...) développe une politique commune en matière d’asile, d’immigration et de contrôle des frontières extérieures qui est fondée sur la solidarité entre États membres et qui est équitable à l’égard des ressortissants des pays tiers. (...) »

25. L’article 72 dudit chapitre du traité dispose :

« Le présent titre ne porte pas atteinte à l’exercice des responsabilités qui incombent aux États membres pour le maintien de l’ordre public et la sauvegarde de la sécurité intérieure ».

26. Le second chapitre du titre V concerne les « Politiques relatives aux contrôles aux frontières, à l’asile et à l’immigration ». L’article 78 § 1 se lit comme suit :

« [L]’Union développe une politique commune en matière d’asile, de protection subsidiaire et de protection temporaire visant à offrir un statut approprié à tout ressortissant d’un pays tiers nécessitant une protection internationale et à assurer le respect du principe de non-refoulement. Cette politique doit être conforme à la Convention de Genève (...) ainsi qu’aux autres traités pertinents. »

27. L’article 78 § 2 prévoit entre autres que le législateur de l’Union adopte des statuts uniformes d’asile et de protection subsidiaire, ainsi que des « critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile ».

D. La « directive retour »

28. Dans le cadre de l’Union européenne, le renvoi des étrangers en situation irrégulière est réglementé par la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 (dite « directive retour ») relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier. Ce texte comprend notamment les dispositions suivantes :

Article 1 – Objet

« La présente directive fixe les normes et procédures communes à appliquer dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, conformément aux droits fondamentaux en tant que principes généraux du droit communautaire ainsi qu’au droit international, y compris aux obligations en matière de protection des réfugiés et de droits de l’homme. »

Article 2 – Champ d’application

« 1. La présente directive s’applique aux ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier sur le territoire d’un État membre.

2. Les États membres peuvent décider de ne pas appliquer la présente directive aux ressortissants de pays tiers :

a) faisant l’objet d’une décision de refus d’entrée conformément à l’article 13 du code frontières Schengen, ou arrêtés ou interceptés par les autorités compétentes à l’occasion du franchissement irrégulier par voie terrestre, maritime ou aérienne de la frontière extérieure d’un État membre et qui n’ont pas obtenu par la suite l’autorisation ou le droit de séjourner dans ledit État membre ;

(...) »

Article 8 – Éloignement

« 1. Les États membres prennent toutes les mesures nécessaires pour exécuter la décision de retour si aucun délai n’a été accordé pour un départ volontaire conformément à l’article 7, paragraphe 4, ou si l’obligation de retour n’a pas été respectée dans le délai accordé pour le départ volontaire conformément à l’article 7.

(...) »

Article 12 – Forme

« 1. Les décisions de retour et, le cas échéant, les décisions d’interdiction d’entrée ainsi que les décisions d’éloignement sont rendues par écrit, indiquent leurs motifs de fait et de droit et comportent des informations relatives aux voies de recours disponibles. (...) »

Article 13 – Voies de recours

« 1. Le ressortissant concerné d’un pays tiers dispose d’une voie de recours effective pour attaquer les décisions liées au retour visées à l’article 12, paragraphe 1, devant une autorité judiciaire ou administrative compétente ou une instance compétente composée de membres impartiaux et jouissant de garanties d’indépendance.

2. L’autorité ou l’instance visée au paragraphe 1 est compétente pour réexaminer les décisions liées au retour visées à l’article 12, paragraphe 1, et peut notamment en suspendre temporairement l’exécution, à moins qu’une suspension temporaire ne soit déjà applicable en vertu de la législation nationale.

3. Le ressortissant concerné d’un pays tiers a la possibilité d’obtenir un conseil juridique, une représentation juridique et, en cas de besoin, une assistance linguistique.

4. Les États membres veillent à ce que l’assistance juridique et/ou la représentation nécessaires soient accordées sur demande gratuitement conformément à la législation ou à la réglementation nationale applicable en matière d’assistance juridique et peuvent prévoir que cette assistance juridique et/ou cette représentation gratuites sont soumises aux conditions énoncées à l’article 15, paragraphes 3 à 6, de la directive 2005/85/CE. »

29. Appelée à interpréter la « directive retour », la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a dit que tout étranger a le droit d’exprimer, avant l’adoption d’une décision concernant son renvoi, son point de vue sur la légalité de son séjour (voir, notamment, Khaled Boudjlida c. Préfet des Pyrénées-Atlantiques, affaire C-249/13, arrêt du 11 décembre 2014, points 28-35). Les principes qui se dégagent de la jurisprudence de la CJUE sur le respect du droit d’être entendu dans la « directive retour » peuvent être consultés en détail aux paragraphes 42 à 45 de l’arrêt Khlaifia et autres (précité). Ce droit d’être entendu, qui s’applique en tant que principe fondamental du droit de l’Union : a) garantit à toute personne la possibilité de faire connaître, de manière utile et effective, son point de vue au cours de la procédure administrative et avant l’adoption de toute décision susceptible d’affecter de manière défavorable ses intérêts ; b) a pour but que l’autorité compétente soit mise à même de tenir utilement compte de l’ensemble des éléments pertinents, prêtant toute l’attention requise aux observations soumises par l’intéressé et motivant sa décision de façon circonstanciée (voir l’affaire Khaled Boudjlida c. Préfet des Pyrénées-Atlantiques, précitée, points 37 et 38). La CJUE a ajouté, entre autres, que l’intéressé ne doit pas nécessairement pouvoir s’exprimer sur tous les éléments sur lesquels l’autorité nationale entend fonder sa décision de retour, mais qu’il doit simplement avoir l’opportunité de présenter les éventuels motifs qui empêcheraient son éloignement. La CJUE a établi les restrictions auxquelles le droit d’être entendu peut être soumis ainsi que les conséquences du non-respect de cette condition et a indiqué qu’une décision prise à la suite d’une procédure administrative qui a violé le droit d’être entendu ne peut être annulée que si, en l’absence de cette irrégularité, la procédure aurait abouti à un résultat différent. Par ailleurs, le droit d’être entendu peut être soumis à des restrictions, à condition que celles-ci répondent à des objectifs d’intérêt général et qu’elles ne constituent pas, au regard du but poursuivi, une intervention démesurée et intolérable qui porterait atteinte à la substance du droit (Khlaifia et autres, précité, §§ 44-45).

E. La Directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale (refonte)

30. Les dispositions pertinentes en l’espèce du chapitre II de la Directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale (refonte) disposent :

Article 8 – Information et conseil dans les centres de rétention
et aux points de passage frontaliers

« 1. S’il existe des éléments donnant à penser que des ressortissants de pays tiers ou des apatrides placés en rétention dans des centres de rétention ou présents à des points de passage frontaliers, y compris les zones de transit aux frontières extérieures, peuvent souhaiter présenter une demande de protection internationale, les États membres leur fournissent des informations sur la possibilité de le faire. Dans ces centres de rétention et points de passage, les États membres prennent des dispositions en matière d’interprétation dans la mesure nécessaire pour faciliter l’accès à la procédure d’asile.

2. Les États membres veillent à ce que les organisations et les personnes qui fournissent des conseils et des orientations aux demandeurs puissent accéder effectivement aux demandeurs présents aux points de passage frontaliers, y compris aux zones de transit, aux frontières extérieures. Les États membres peuvent prévoir des règles relatives à la présence de ces organisations et de ces personnes à ces points de passage et, en particulier, soumettre l’accès à un accord avec les autorités compétentes des États membres. Des restrictions à cet accès ne peuvent être imposées que, lorsqu’en vertu du droit national, elles sont objectivement nécessaires à la sécurité, l’ordre public ou la gestion administrative des points de passage, pour autant que ledit accès n’en soit pas alors considérablement restreint ou rendu impossible. »

Article 9 – Droit de rester dans l’État membre
pendant l’examen de la demande

« 1. Les demandeurs sont autorisés à rester dans l’État membre, aux seules fins de la procédure, jusqu’à ce que l’autorité responsable de la détermination se soit prononcée conformément aux procédures en première instance prévues au chapitre III. Ce droit de rester dans l’État membre ne constitue pas un droit à un titre de séjour.

(...) »

Article 11 – Conditions auxquelles sont soumises les décisions
de l’autorité responsable de la détermination

« 1. Les États membres veillent à ce que les décisions portant sur les demandes de protection internationale soient communiquées par écrit.

2. Les États membres veillent en outre à ce que, lorsqu’une demande ayant trait au statut de réfugié et/ou au statut conféré par la protection subsidiaire est rejetée, la décision soit motivée en fait et en droit et que les possibilités de recours contre une décision négative soient communiquées par écrit.

Les États membres ne sont pas tenus de communiquer par écrit, en liaison avec une décision, les possibilités de recours contre une décision négative lorsque le demandeur a été informé à un stade antérieur de ces possibilités par écrit ou par un moyen électronique auquel il a accès.

3. Aux fins de l’article 7, paragraphe 2, et lorsque la demande est fondée sur les mêmes motifs, les États membres peuvent adopter une décision unique concernant toutes les personnes à charge, à moins qu’une telle action ne conduise à une divulgation de la situation particulière d’un demandeur, qui pourrait nuire à ses intérêts, notamment en cas de persécution fondée sur le genre, l’orientation sexuelle, l’identité de genre et/ou sur l’âge. En pareil cas, une décision distincte est communiquée à la personne concernée. »

Article 12 – Garanties accordées aux demandeurs

« 1. En ce qui concerne les procédures [de demande de protection internationale] prévues au chapitre III, les États membres veillent à ce que tous les demandeurs bénéficient des garanties suivantes:

a) ils sont informés, dans une langue qu’ils comprennent ou dont il est raisonnable de supposer qu’ils la comprennent, de la procédure à suivre et de leurs droits et obligations au cours de la procédure ainsi que des conséquences que pourrait avoir le non-respect de leurs obligations ou le refus de coopérer avec les autorités. Ils sont informés du calendrier, des moyens dont ils disposent pour remplir leur obligation de présenter les éléments visés à l’article 4 de la directive 2011/95/UE, ainsi que des conséquences d’un retrait explicite ou implicite de la demande. Ces informations leur sont communiquées à temps pour leur permettre d’exercer les droits garantis par la présente directive et de se conformer aux obligations décrites à l’article 13;

b) ils bénéficient, en tant que de besoin, des services d’un interprète pour présenter leurs arguments aux autorités compétentes. Les États membres considèrent qu’il est nécessaire de fournir les services d’un interprète, au moins lorsque le demandeur doit être interrogé selon les modalités visées aux articles 14 à 17, et 34 et lorsqu’il n’est pas possible de garantir une communication adéquate sans ces services. Dans ce cas, ainsi que dans les autres cas où les autorités compétentes souhaitent entendre le demandeur, ces services sont payés sur des fonds publics;

c) la possibilité de communiquer avec le HCR ou toute autre organisation qui fournit des conseils juridiques ou d’autres orientations aux demandeurs conformément au droit de l’État membre concerné ne leur est pas refusée;

d) ils ont accès et, le cas échéant, leurs conseils juridiques ou autres conseillers ont accès, conformément à l’article 23, paragraphe 1, aux informations visées à l’article 10, paragraphe 3, point b), et aux informations communiquées par les experts visées à l’article 10, paragraphe 3, point d), lorsque l’autorité responsable de la détermination a tenu compte de ces informations pour prendre une décision relative à leur demande;

e) ils sont avertis dans un délai raisonnable de la décision prise par l’autorité responsable de la détermination concernant leur demande. Si un conseil juridique ou un autre conseiller représente légalement le demandeur, les États membres peuvent choisir de l’avertir de la décision plutôt que le demandeur;

f) ils sont informés du résultat de la décision prise par l’autorité responsable de la détermination dans une langue qu’ils comprennent ou dont il est raisonnable de supposer qu’ils la comprennent lorsqu’ils ne sont pas assistés ni représentés par un conseil juridique ou un autre conseiller. Les informations communiquées indiquent les possibilités de recours contre une décision négative, conformément aux dispositions de l’article 11, paragraphe 2.

2. En ce qui concerne les procédures prévues au chapitre V, les États membres veillent à ce que tous les demandeurs bénéficient de garanties équivalentes à celles visées au paragraphe 1, points b) à e). »

31. Les dispositions suivantes du chapitre II exposent, entre autres, les obligations des demandeurs de protection internationale vis-à-vis des autorités compétentes en vue de l’établissement de leur identité et des autres éléments nécessaires, la possibilité pour eux d’avoir un entretien personnel avec une personne compétente en vertu du droit national, les conditions auxquelles est soumis un tel entretien, le contenu de celui-ci et son enregistrement, l’examen médical auquel le demandeur peut être soumis et qui porte sur des signes de persécution ou d’atteinte grave qu’il aurait subies dans le passé, la fourniture gratuite d’informations juridiques et procédurales, les conditions pour la fourniture gratuite de ces dernières, le droit à l’assistance juridique et à la représentation à toutes les étapes de la procédure, la portée de ces dernières et les conditions de leur octroi (articles 13 à 23).

F. Le Règlement UE 2016/399 du Parlement européen et du Conseil du 9 mars 2016 concernant un code de l’Union relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes – code frontières Schengen

32. L’article 13 § 1 du code frontières Schengen (CFS) dispose :

« La surveillance des frontières a pour objet principal d’empêcher le franchissement non autorisé de la frontière, de lutter contre la criminalité transfrontalière et de prendre des mesures à l’encontre des personnes ayant franchi illégalement la frontière. Une personne qui a franchi illégalement une frontière et qui n’a pas le droit de séjourner sur le territoire de l’État membre concerné est appréhendée et fait l’objet de procédures respectant la directive 2008/115/CE. »

IV. AUTRES TEXTES INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS

A. Le défenseur du peuple

33. Dans son rapport annuel de 2005, le défenseur du peuple espagnol s’exprimait comme suit :

« Sur la question de savoir si le périmètre frontalier doit être considéré comme territoire espagnol et, par conséquent, quelles normes doivent lui être appliquées, [il peut être affirmé, à] la lumière des diverses conventions signées au cours du XIXe siècle entre l’Espagne et le Maroc et fixant les limites juridictionnelles de la ville autonome de Melilla, que le périmètre est construit (...) sur le territoire espagnol ; que l’Espagne est pleinement le titulaire [de l’espace en question] et que ce sont les forces de l’ordre espagnoles qui en assurent le contrôle ; il ne revient donc pas à l’administration espagnole de déterminer où doit commencer à s’appliquer la législation de notre pays. Cette application territoriale est régie par les traités internationaux ou, le cas échéant, par la coutume internationale, qui fixent les limites avec les États voisins. »

34. Lors de la présentation de son rapport annuel de 2013 au Sénat, le 9 avril 2014, la défenseure du peuple espagnole « a déploré les images déchirantes de personnes ayant grimpé jusqu’en haut des clôtures et a souligné que, à partir du moment où une personne se trouve sur le territoire espagnol – et nous estimons qu’elle s’y trouve [lorsqu’elle est sur les clôtures du poste-frontière de Melilla] –, elle doit être traitée conformément à la légalité en vigueur. [La défenseure du peuple] a dès lors condamné les refoulements immédiats (devoluciones en caliente) qui, a-t-elle rappelé, n’existent pas dans la loi relative aux étrangers. »[1]

B. La Convention de Vienne sur le droit des traités du 23 mai 1969

35. L’article 31 de la Convention de Vienne sur le droit des traités du 23 mai 1969, relatif à la règle générale d’interprétation, se lit comme suit :

« 1. Un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but.

2. Aux fins de l’interprétation d’un traité, le contexte comprend, outre le texte, préambule et annexes inclus :

a) tout accord ayant rapport au traité et qui est intervenu entre toutes les parties à l’occasion de la conclusion du traité;

b) tout instrument établi par une ou plusieurs parties à l’occasion de la conclusion du traité et accepté par les autres parties en tant qu’instrument ayant rapport au traité.

3. Il sera tenu compte, en même temps que du contexte :

a) de tout accord ultérieur intervenu entre les parties au sujet de l’interprétation du traité ou de l’application de ses dispositions;

b) de toute pratique ultérieurement suivie dans l’application du traité par laquelle est établi l’accord des parties à l’égard de l’interprétation du traité ;

c) de toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties.

4. Un terme sera entendu dans un sens particulier s’il est établi que telle était l’intention des parties. »

36. L’article 32 du traité, relatif aux moyens complémentaires d’interprétation, dispose ce qui suit :

« Il peut être fait appel à des moyens complémentaires d’interprétation, et notamment aux travaux préparatoires et aux circonstances dans lesquelles le traité a été conclu, en vue soit de confirmer le sens résultant de l’application de l’article 31, soit de déterminer le sens lorsque l’interprétation donnée conformément à l’article 31 :

a) laisse le sens ambigu ou obscur ; ou

b) conduit à un résultat qui est manifestement absurde ou déraisonnable. »

C. La Commission du droit international

37. Lors de sa soixante-sixième session, en 2014, la Commission du droit international a adopté un « Projet d’articles sur l’expulsion des étrangers ». Ce texte, dont l’Assemblée générale des Nations unies a pris note (résolution A/RES/69/119 du 10 décembre 2014), comprend notamment les dispositions suivantes :

Article 2 – Définitions

« Aux fins du présent projet d’articles :

a) « Expulsion » s’entend d’un acte juridique ou d’un comportement attribuable à un État par lequel un étranger est contraint de quitter le territoire de cet État ; elle n’inclut pas l’extradition vers un autre État, ni le transfert à une juridiction pénale internationale, ni la non-admission d’un étranger dans un État ;

b) « Étranger » s’entend d’un individu qui n’a pas la nationalité de l’État sur le territoire duquel il se trouve. »

Article 3 – Droit d’expulsion

« Un État a le droit d’expulser un étranger de son territoire. L’expulsion doit se faire dans le respect du présent projet d’articles, sans préjudice des autres règles applicables du droit international, en particulier celles relatives aux droits de l’homme. »

Article 4 – Obligation de conformité à la loi

« Un étranger ne peut être expulsé qu’en exécution d’une décision prise conformément à la loi. »

Article 5 – Motifs d’expulsion

« 1. Toute décision d’expulsion doit être motivée.

2. Un État ne peut expulser un étranger que pour un motif prévu par la loi.

3. Le motif d’expulsion doit être apprécié de bonne foi et de manière raisonnable, à la lumière de toutes les circonstances, en tenant compte notamment, lorsque cela est pertinent, de la gravité des faits, du comportement de l’étranger concerné ou de l’actualité de la menace que les faits génèrent.

4. Un État ne peut expulser un étranger pour un motif contraire à ses obligations en vertu du droit international. »

Article 9 – Interdiction de l’expulsion collective

« 1. Aux fins du présent projet d’article, l’expulsion collective s’entend de l’expulsion d’étrangers en tant que groupe.

2. L’expulsion collective des étrangers est interdite.

3. Un État peut expulser concomitamment les membres d’un groupe d’étrangers, à condition que la mesure d’expulsion soit prise à l’issue et sur la base d’une appréciation de la situation particulière de chacun des membres qui forment le groupe conformément au présent projet d’articles.

4. Le présent projet d’article est sans préjudice des règles de droit international applicables à l’expulsion des étrangers en cas de conflit armé impliquant l’État expulsant. »

Article 13 – Obligation de respecter la dignité humaine
et les droits de l’homme de l’étranger objet de l’expulsion

« 1. Tout étranger objet d’une expulsion est traité avec humanité et avec le respect de la dignité inhérente à la personne humaine tout au long de la procédure d’expulsion.

2. Il a droit au respect de ses droits de l’homme, notamment ceux énoncés dans le présent projet d’articles. »

Article 17 – Prohibition de la torture et des peines ou traitements cruels,
inhumains ou dégradants

« L’État expulsant ne peut soumettre l’étranger objet de l’expulsion à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. »

38. Dans son commentaire à l’article 9 du projet, la Commission du droit international a noté, entre autres, ce qui suit :

« (...) 4) L’interdiction de l’expulsion collective des étrangers, qui est énoncée au paragraphe 2 du projet d’article 9, doit se lire à la lumière du paragraphe 3, qui l’éclaire en précisant les conditions auxquelles les membres d’un groupe d’étrangers peuvent être expulsés concomitamment sans pour autant qu’une telle mesure soit à considérer comme une expulsion collective au sens du projet d’articles. Le paragraphe 3 indique qu’une telle expulsion est admissible à condition qu’elle soit prise à l’issue et sur la base d’une appréciation de la situation individuelle de chacun des membres qui forment le groupe conformément au présent projet d’articles. (...) »

V. LES DOCUMENTS DU CONSEIL DE L’EUROPE

A. Le rapport du Comité pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants du Conseil de l’Europe (CPT)

39. Du 14 au 18 juillet 2014, une délégation du CPT a effectué une visite en Espagne. La délégation avait notamment pour objectif d’examiner certains aspects du traitement des migrants en situation irrégulière interceptés, le long de la frontière avec le Maroc, dans l’enclave de Melilla.

40. Dans son rapport, rendu public le 9 avril 2015, le CPT indiquait ce qui suit :

« (...)

36. Le CPT reconnaît que certains États européens sont fréquemment confrontés à l’afflux de migrants en situation irrégulière. C’est notamment le cas des pays situés aux frontières extérieures de l’Union européenne, qui sont une porte d’entrée vers le reste de l’Europe. L’Espagne est l’un des pays soumis à ces pressions.

37. La ville autonome de Melilla est une enclave espagnole de 12 km² située sur la côte nord de l’Afrique et entourée par le territoire marocain. Elle se trouve sur la route migratoire des personnes venant de l’Afrique du Nord et de l’Afrique subsaharienne, ainsi que des migrants syriens. La délégation a appris que le nombre d’étrangers tentant de traverser la frontière illégalement à Melilla s’était considérablement accru au cours des dix-huit derniers mois.

La Guardia Civil est chargée de faire des patrouilles terrestres et côtières à la frontière pour empêcher les entrées clandestines. La délégation a appris à Melilla que la Guardia Civil avait institutionnalisé la coopération avec la gendarmerie marocaine, mais qu’il n’y avait pas de coopération formelle avec les Forces auxiliaires marocaines (« les FAM »), auxquelles incombe la responsabilité première de la surveillance des frontières.

38. Les autorités espagnoles ont construit une barrière composée de clôtures parallèles le long des treize kilomètres de la frontière qui sépare Melilla du Maroc, afin d’empêcher les migrants en situation irrégulière de pénétrer sur le territoire espagnol. Le CPT note que la barrière a été entièrement édifiée sur le territoire espagnol et qu’elle relève donc totalement de la compétence de l’Espagne.

La barrière consiste en une clôture de 6 mètres de haut, légèrement concave du côté du Maroc, un cordage tridimensionnel suivi d’une deuxième clôture de 3 mètres de haut et, de l’autre côté d’une route de patrouille, une autre clôture de 6 mètres de haut. À intervalles réguliers, des portes ont été intégrées dans les clôtures pour permettre le passage d’un côté à l’autre. En outre, un système de vidéosurveillance sophistiqué (avec des caméras infrarouges) combiné à des détecteurs de mouvement a été installé. La plupart des clôtures sont également équipées de grilles anti-escalade.

39. Le 13 février 1992, l’Espagne a conclu un accord bilatéral avec le Royaume du Maroc sur la circulation des personnes, le transit et la réadmission des étrangers entrés illégalement (« l’accord de réadmission »). En vertu de cet accord, « à la suite d’une demande formelle déposée par les autorités chargées du contrôle aux frontières de l’État requérant, les autorités chargées du contrôle aux frontières de l’État requis réadmettent sur leur territoire les ressortissants de pays tiers qui sont entrés illégalement sur le territoire de l’État requérant depuis le territoire de l’État requis ». La demande de réadmission doit être soumise dans un délai de dix jours suivant l’entrée illégale sur le territoire de l’État requérant.

44. Des groupes plus ou moins importants d’étrangers – allant de quelques individus à un millier de personnes – tentent régulièrement de pénétrer sur le territoire espagnol. En ce qui concerne les tentatives de pénétrer sur le territoire espagnol par la mer, le CPT a été informé d’un drame qui s’est déroulé le 6 février 2014 et dont les médias se sont largement fait l’écho. Des membres de la Guardia Civil ont tiré des balles en caoutchouc depuis la plage sur des personnes qui tentaient de gagner Melilla à la nage et les ont forcées à retourner au Maroc. Cependant, toutes n’ont pu rentrer à la nage et il semble que 15 étrangers se soient noyés.

En ce qui concerne l’accès au territoire espagnol via la barrière frontalière, la délégation a reçu des allégations concordantes, confirmées par des images vidéo, selon lesquelles des migrants irréguliers étaient interceptés à l’intérieur de la barrière frontalière ou au-delà de celle-ci par des membres de la Guardia Civil, et immédiatement renvoyés de force au Maroc – parfois après avoir été menottés ‑ sans avoir été identifiés. Plusieurs ressortissants étrangers ont également indiqué à la délégation avoir été appréhendés par la Guardia Civil plusieurs centaines de mètres au-delà de la frontière. Il semble en effet que les attributions de la Guardia Civil comprennent également l’appréhension de migrants irréguliers en route vers le CETI de Melilla et leur renvoi au Maroc. De plus, les ressortissants étrangers auraient parfois été renvoyés au Maroc alors qu’ils étaient blessés ou pouvaient à peine marcher (voir également le paragraphe 47).

Le CPT considère la pratique décrite de renvoyer immédiatement et par la force les migrants irréguliers, sans une identification préalable ou une évaluation de leurs besoins, est une violation flagrante du principe de non-refoulement tel que décrit ci‑dessus.

(...)

46. Le CPT recommande que des instructions claires soient données aux forces de l’ordre espagnoles afin que le principe de non-refoulement soit pleinement respecté. Les migrants entrés irrégulièrement sur le territoire espagnol ne devraient pas être renvoyés de force au Maroc avant qu’il ait été procédé à une évaluation des personnes qui ont besoin de protection, que ces besoins aient été analysés et que les mesures qui s’imposent aient été prises.

De plus, il recommande que des mesures soient prises pour assurer que la législation nationale demeure en conformité avec le principe de non-refoulement. »

B. Le rapport annuel d’activité 2015 de Nils Muižnieks, Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe (Commissaire DH), du 14 mars 2016

41. Les parties pertinentes en l’espèce du rapport se lisent comme suit :

« (...) 1.2 Visites

Visite en Espagne

Le Commissaire s’est rendu à Melilla et à Madrid du 13 au 16 janvier 2015 pour y évoquer les questions relatives aux droits de l’homme des migrants, des réfugiés et des demandeurs d’asile à Ceuta et Melilla, deux enclaves espagnoles en Afrique du Nord.

À Melilla, le Commissaire a eu des réunions avec le délégué du gouvernement, M. Abdelmalik El Barkani, et le président de la ville, M. Juan José Imbroda Ortiz. Il a également rencontré le chef de la Garde civile de Melilla, le colonel Ambrosio Martín Villaseñor ; le chef de la police nationale, M. José Angel González Jiménez, et des représentants d’organisations de la société civile. Il a en outre visité le point de contrôle de Beni-Enzar, où un bureau d’enregistrement des demandes d’asile a été ouvert en novembre 2014, s’est rendu à la triple clôture érigée autour de Melilla et a visité le centre d’’hébergement temporaire pour migrants (CETI), où il a rencontré le directeur de l’établissement, M. Carlos Montero Díaz, d’autres membres du personnel et des migrants.

À Madrid, le Commissaire a rencontré le secrétaire d’État à la sécurité, M. Francisco Martínez Vázquez, ainsi que la Défenseure du peuple, Mme Soledad Becerril Bustamante, la représentante du Haut-Commissariat aux Réfugiés (HCR) des Nations Unies en Espagne, et des représentants de la société civile. Le 27 janvier 2015, il a également tenu un échange de vues avec des membres de la délégation espagnole auprès de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur les thèmes abordés pendant sa visite.

Celle-ci a essentiellement porté sur le projet d’amendement à la loi sur les étrangers, qui vise à établir un régime spécial pour Ceuta et Melilla et à permettre le renvoi immédiat des migrants entrés à Ceuta ou Melilla sans passer par un poste‑frontière autorisé. Tout en reconnaissant que l’Espagne a le droit d’établir ses propres politiques d’immigration et de contrôle des frontières, le Commissaire a souligné qu’elle doit aussi respecter ses obligations en matière de droits de l’homme. Par conséquent, il a instamment invité les autorités espagnoles à veiller à ce que tout futur texte législatif soit entièrement conforme à ces obligations, qui consistent notamment à garantir le plein accès à une procédure d’asile effective, à apporter une protection contre le refoulement et à ne pas procéder à des expulsions collectives. Il a en outre souligné que l’Espagne avait l’obligation de faire en sorte que, dans la pratique, il ne soit procédé à aucun refoulement de migrant, et de mener des enquêtes approfondies sur toutes les allégations de recours excessif à la force contre des migrants par des agents des forces de l’ordre à la frontière.

Tout en se félicitant de l’ouverture d’un bureau chargé des questions d’asile à l’un des postes-frontières de Melilla et de la bonne coopération de la police avec le HCR, le Commissaire a insisté sur la nécessité de renforcer le système d’asile à Melilla, de manière à ce que toutes les personnes ayant besoin de protection, quel que soit leur pays d’origine, puissent entrer sur le territoire en toute sécurité, bénéficier d’un examen individuel de leur situation et déposer une demande de protection internationale. En outre, il a instamment prié les autorités de prendre des mesures d’urgence pour améliorer les dispositions existantes concernant l’accueil des migrants à Melilla, et de clarifier les règles régissant les transferts vers le continent.

Le communiqué de presse publié à l’issue de la visite du Commissaire (le 16 janvier) est consultable sur son site web. Cette visite a également servi de base aux observations écrites que le Commissaire a soumis à la Cour en tant que tierce partie dans deux affaires contre l’Espagne (N.D. et N.T., requêtes no8675/15 et no8697/15) portant sur le refoulement allégué de migrants de la ville espagnole de Melilla vers le Maroc (voir plus bas, Cour européenne des droits de l’homme).

(...)

2. Activités thématiques

(...) 2.3 Droits de l’homme des immigrés, des réfugiés et des demandeurs d’asile

Les droits de l’homme des immigrés, des réfugiés et des demandeurs d’asile figurent en bonne place parmi les activités menées par le Commissaire en 2015. Il a activement pris part à divers débats sur ces questions en rappelant aux États membres du Conseil de l’Europe leurs obligations en matière de droits de l’homme vis-à-vis des immigrés, des demandeurs d’asile et des réfugiés. Il a en outre abordé des questions relatives aux migrations (...) lors de ses visites ad hoc (...) en Espagne, ainsi que dans le cadre d’interventions en qualité de tierce partie devant la Cour de Strasbourg.

(...)

6. Cour européenne des droits de l’homme

En 2015, le Commissaire a largement fait usage de son droit de présenter des observations écrites dans des affaires portées devant la Cour européenne des droits de l’homme, conformément à l’article 36, paragraphe 3, de la CEDH. Il en a fait usage dans (...) deux affaires contre l’Espagne concernant le refoulement allégué de migrants de la ville espagnole de Melilla vers le Maroc.

(...) Le 12 novembre 2015, le Commissaire a rendu publiques des observations écrites présentées à la Cour européenne des droits de l’homme dans deux affaires contre l’Espagne (N.D. et N.T., requêtes no 8675/15 et no 8697/15), qui portent sur le refoulement allégué de migrants de la ville espagnole de Melilla vers le Maroc. Dans ses observations, qui se fondent notamment sur la visite qu’il a effectuée à Melilla et à Madrid du 13 au 16 janvier 2015 (...), le Commissaire attire l’attention sur une pratique selon laquelle les migrants qui tentent d’entrer à Melilla en groupe, en escaladant la clôture qui entoure la ville, sont renvoyés de manière expéditive au Maroc par les gardes-frontières espagnols. Le Commissaire souligne que ces retours ont lieu hors de toute procédure officielle et sans identification des personnes concernées ni évaluation de leur situation individuelle, ce qui empêche les migrants d’exercer leur droit de demander une protection internationale en Espagne. Il ajoute que les migrants ainsi renvoyés de Melilla sont privés de tout recours effectif qui leur permettrait de contester leur refoulement ou de demander réparation pour les mauvais traitements qu’ils pourraient avoir subis lors des opérations de refoulement. »

C. Le communiqué de presse publié le 16 janvier 2015 à l’issue de la visite (du 13 au 16 janvier 2015) du Commissaire DH en Espagne

42. Le communiqué de presse en question est libellé comme suit :

« Espagne : la législation et la pratique en matière d’immigration et d’asile doivent respecter les normes des droits de l’homme

Madrid 16/01/2015

Le Commissaire à Melilla, Espagne

En Espagne sont actuellement examinées des propositions de modifications de la loi relative aux étrangers, qui visent à légaliser le renvoi des migrants qui arrivent à Ceuta et à Melilla ; ces propositions sont clairement en contradiction avec les normes des droits de l’homme. Les autorités espagnoles devraient les reconsidérer et veiller à ce que tout futur texte législatif soit pleinement conforme aux obligations internationales de l’Espagne, qui consistent notamment à garantir le plein accès à une procédure d’asile effective, à apporter une protection contre le refoulement et à ne pas procéder à des expulsions collectives », a déclaré aujourd’hui Nils Muižnieks, Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, à l’issue d’une visite à Melilla et à Madrid, entamée le 13 janvier.

Le Commissaire a rappelé que les États ne doivent jamais déroger à ces garanties fondamentales en matière de droits de l’homme, quelles que soient les difficultés que la gestion des flux migratoires peut poser dans certains contextes. « Les migrations sont indéniablement une question complexe, qui requiert une réponse européenne concertée, mais cela n’exonère pas les États de leurs obligations. L’Espagne a certes le droit d’établir ses propres politiques d’immigration et de contrôle des frontières, mais elle doit aussi respecter ses obligations en matière de droits de l’homme, et en particulier celles qui lui incombent au titre de la Convention européenne des droits de l’homme et de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés. »

Au cours de sa visite à Melilla, le Commissaire a reçu des informations cohérentes faisant état de refoulements, parfois accompagnés d’un recours excessif à la force par les gardes-frontières espagnols (Guardia Civil). « Les refoulements doivent cesser et devraient être remplacés par une pratique qui concilie le contrôle des frontières et les droits de l’homme. Ce n’est pas mission impossible, car les flux migratoires à Melilla restent actuellement à un niveau gérable. Tout recours excessif à la force par des membres des forces de l’ordre doit donner lieu à une enquête complète et effective, et les personnes dont la responsabilité a été établie doivent être sanctionnées de manière adéquate. »

Le Commissaire salue la création, en novembre 2014, d’un bureau chargé des questions d’asile, situé à l’un des points de passage entre Melilla et le Maroc, qui permet aux personnes ayant besoin de protection d’entrer en Espagne dans de meilleures conditions de sécurité. « Cela est particulièrement vrai pour les personnes qui fuient le conflit syrien, et qui sont d’ailleurs de plus en plus nombreuses à utiliser cette nouvelle possibilité. Cependant, pour les autres personnes, notamment celles qui sont originaires d’Afrique sub-saharienne, qui peuvent aussi avoir de bonnes raisons de demander une protection, cette possibilité reste hors d’atteinte et elles doivent prendre de grands risques pour entrer dans la ville, y compris escalader les grillages qui l’entourent. J’appelle les autorités espagnoles à renforcer le système d’asile à Melilla, de manière à ce que toutes les personnes ayant besoin de protection puissent entrer sur le territoire espagnol en toute sécurité et soumettre leurs demandes. » Face à l’augmentation rapide du nombre de demandes d’asile, le Commissaire invite instamment les autorités espagnoles à mobiliser les ressources humaines et matérielles nécessaires, y compris des effectifs suffisants de policiers dûment formés, d’avocats et d’interprètes.

Le Commissaire salue également la présence sur le terrain du HCR à Melilla depuis juillet 2014 et sa bonne coopération avec les autorités. Il recommande toutefois d’adopter d’urgence des mesures visant à améliorer les conditions d’accueil à Melilla (...).

En outre, le Commissaire appelle les autorités à établir des règles claires et transparentes applicables aux transferts de demandeurs d’asile de Melilla vers le continent, et de rationaliser ces transferts, pour réduire le surpeuplement, mais aussi l’incertitude des migrants, qui ne savent souvent pas ce qu’il adviendra d’eux. »

EN DROIT

I. SUR LA QUESTION DE LA JURIDICTION AU TITRE DE L’ARTICLE 1 DE LA CONVENTION

43. Aux termes de l’article 1 de la Convention :

« Les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la (...) Convention. »

A. Les arguments des parties

44. Le Gouvernement considère que les requêtes reposent sur des faits qui se sont produits hors de la juridiction de l’Espagne au motif que les requérants n’auraient pas réussi à aller au-delà du dispositif de protection du poste‑frontière de Melilla (paragraphe 17 ci-dessus) et qu’ils n’auraient donc pas pénétré sur le territoire espagnol. Il estime par conséquent que les forces de l’ordre ne pouvaient qu’empêcher les requérants de pénétrer sur le territoire espagnol et que, dès lors, les intéressés ne relevaient pas de la juridiction de l’Espagne au titre de l’article 4 du Protocole nº 4 à la Convention. Il ajoute cependant que, « à supposer que la clôture frontalière se situe à l’intérieur des frontières terrestres de l’Espagne, l’exercice de la juridiction, même à l’intérieur du territoire des États membres, peut avoir un objet et un but variables par rapport à chacun des droits protégés par la Convention. »

45. Les requérants estiment quant à eux que la juridiction de l’Espagne ne saurait être remise en cause en l’espèce et ils se réfèrent aux observations soumises par les tierces parties développées ci-dessous. Ils sont d’avis que l’éloignement d’étrangers, qui a selon eux pour effet d’empêcher les migrants de rejoindre les frontières de l’État, voire de les refouler vers un autre État, constitue un exercice de la juridiction au sens de l’article 1 de la Convention, qui engage la responsabilité de l’État en question sur le terrain de l’article 4 du Protocole no 4 (Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, § 180, CEDH 2012).

46. Le Commissaire DH, tiers intervenant dans la présente affaire, fait référence notamment à une affirmation publiée par la défenseure du peuple espagnole le 9 avril 2014 sur son site web officiel (paragraphe 34 ci-dessus), selon laquelle la juridiction espagnole s’exerce aussi sur le terrain qui se trouve entre les clôtures au poste-frontière de Melilla et pas seulement au-delà du dispositif de protection du poste en question.

47. La CEAR estime que ni l’État espagnol ni l’Union européenne ne reconnaissent une situation juridique spécifique à la délimitation des frontières de Ceuta et de Melilla. La ligne frontalière entre le Royaume du Maroc et les villes de Ceuta et de Melilla est, dès lors, celle qui a été délimitée par les traités internationaux auxquels les Royaumes d’Espagne et du Maroc sont parties. La CEAR se réfère au paragraphe suivant du rapport annuel de 2005 du défenseur du peuple espagnol reproduit au paragraphe 33 ci-dessus).

48. Les ONG Centre for Advice on Individual Rights in Europe (Centre AIRE), Amnesty International (AI), European Council on Refugees and Exiles (ECRE) et International Commission of Jurists (ICJ), qui ont présenté conjointement leurs observations en tant que tiers intervenants, citant la Cour dans son arrêt Hirsi Jamaa (précité, § 180), considèrent « que les éloignements d’étrangers effectués dans le cadre d’interceptions en haute mer par les autorités d’un État dans l’exercice de leurs prérogatives de puissance publique, et qui ont pour effet d’empêcher les migrants de rejoindre les frontières de l’État, voire de les refouler vers un autre État, constituent un exercice de leur juridiction au sens de l’article 1 de la Convention, qui engage la responsabilité de l’État en question sur le terrain de l’article 4 du Protocole no 4 ». Ces ONG estiment qu’il ne peut qu’en aller de même pour le refus d’admission sur le territoire national des personnes entrées clandestinement en Espagne (Sharifi et autres c. Italie et Grèce, no 16643/09, § 212, 21 octobre 2014), qui relèvent d’après les ONG du contrôle effectif des autorités de cet État, qu’elles soient à l’intérieur du territoire de l’État ou sur ses frontières terrestres.

B. L’appréciation de la Cour

1. Bref rappel des principes généraux relatifs à la juridiction au sens de l’article 1 de la Convention

49. La Cour juge opportun de rappeler que, aux termes de l’article 1 de la Convention, l’engagement des États contractants consiste à « reconnaître » aux personnes relevant de leur « juridiction » les droits et libertés qui y sont énumérés (Banković et autres c. Belgique et 16 autres États contractants (déc.) [GC], no 52207/99, § 66, CEDH 2001-XII). L’exercice de la « juridiction » est une condition nécessaire pour qu’un État contractant puisse être tenu pour responsable des actes ou omissions qui lui sont imputables et qui sont à l’origine d’une allégation de violation des droits et libertés énoncés dans la Convention (Hirsi Jamaa, précité, § 70).

50. La juridiction d’un État, au sens de l’article 1, est principalement territoriale (Banković et autres, décision précitée, §§ 61 et 67, et Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, § 312, CEDH 2004‑VII) et est présumée s’exercer normalement sur l’ensemble de son territoire (Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 139, CEDH 2004-II).

51. En conformité avec le caractère essentiellement territorial de la notion de « juridiction », la Cour n’a admis que dans des circonstances exceptionnelles la possibilité que les actes des États contractants accomplis ou produisant des effets en dehors de leur territoire s’analysent en l’exercice par eux de leur juridiction au sens de l’article 1 de la Convention (Banković et autres, décision précitée, § 67, Ilaşcu et autres, précité, § 314). Elle renvoie, pour des exemples concrets, aux paragraphes 73 et suivants de son arrêt Hirsi Jamaa (précité). Elle rappelle toutefois que, dès l’instant où un État, par le biais de ses agents opérant hors de son territoire, exerce son contrôle et son autorité sur un individu, et par voie de conséquence sa juridiction, il pèse sur lui en vertu de l’article 1 une obligation de reconnaître à celui-ci les droits et libertés définis au titre I de la Convention qui concernent son cas (Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, § 137, CEDH 2011, et Hassan c. Royaume-Uni [GC], no 29750/09, § 74, CEDH 2014).

2. Application de ces principes en l’espèce

52. La Cour note que, pour le Gouvernement, les faits de la présente espèce se sont produits hors de la juridiction de l’État défendeur dans la mesure où les requérants n’auraient pas pénétré sur le territoire espagnol (paragraphes 17 et 44 ci-dessus) et où, à supposer même que « la clôture frontalière se situe à l’intérieur des frontières terrestres de l’Espagne », l’action des forces de l’ordre empêchant l’entrée des migrants ne relèverait pas de la juridiction de l’Espagne au titre de l’article 4 du Protocole nº 4. Les requérants et les tierces parties estiment quant à eux que l’éloignement d’étrangers ayant pour objet d’empêcher les migrants de rejoindre les frontières de l’État ou de les refouler vers un autre État constitue un exercice de la juridiction, au sens de l’article 1 de la Convention, qui engagerait la responsabilité de l’État en question sur le terrain de l’article 4 du Protocole no 4.

53. La Cour observe par ailleurs que la ligne frontalière entre le Royaume du Maroc et les villes de Ceuta et de Melilla a été délimitée par les traités internationaux auxquels les Royaumes d’Espagne et du Maroc sont parties et qu’elle ne peut pas être modifiée à l’initiative de l’un de ces États pour les besoins d’une situation de fait concrète. Elle prend note des affirmations de la CEAR dans ses observations relatives au périmètre frontalier entre l’Espagne et le Maroc (paragraphes 47 et 33 ci-dessus) ainsi que de celles du Commissaire DH reprenant celles de la défenseure du peuple espagnole, selon lesquelles la juridiction espagnole s’exercerait aussi sur le terrain situé entre les clôtures au poste-frontière de Melilla et pas seulement au-delà du dispositif de protection du poste en question (paragraphes 46 et 34 ci‑dessus).

54. Au vu de ce qui précède et du contexte des présentes requêtes, la Cour renvoie au droit international applicable et aux accords intervenus entre les Royaumes du Maroc et de l’Espagne concernant l’établissement des frontières terrestres entre ces deux États. Elle estime toutefois qu’il n’est pas nécessaire d’établir si la clôture frontalière dressée entre le Maroc et l’Espagne se situe ou non sur le territoire de ce dernier État. Elle se borne à rappeler, comme elle l’a déjà établi par le passé, que, dès lors qu’il y a contrôle sur autrui, il s’agit dans ces cas d’un contrôle de jure exercé par l’État en question sur les individus concernés (Hirsi Jamaa, précité, § 77), c’est-à-dire d’un contrôle effectif des autorités de cet État, que celles-ci soient à l’intérieur du territoire de l’État ou sur ses frontières terrestres. De l’avis de la Cour, à partir du moment où les requérants étaient descendus des clôtures frontalières, ils se trouvaient sous le contrôle continu et exclusif, au moins de facto, des autorités espagnoles. Aucune spéculation concernant les compétences, les fonctions et l’action des forces de l’ordre espagnoles sur la nature et le but de leur intervention ne saurait conduire la Cour à une autre conclusion.

55. Partant, il ne fait aucun doute que les faits qui sous-tendent les violations alléguées relèvent de la « juridiction » de l’Espagne au sens de l’article 1 de la Convention.

II. SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES SOULEVÉES PAR LE GOUVERNEMENT

A. Sur l’absence de qualité de victime

56. Le Gouvernement estime que les requérants ne peuvent se prétendre « victimes », au sens de l’article 34 de la Convention, des faits qu’ils dénoncent. Il expose qu’ils ont affirmé, sans documents officiels d’identité à l’appui, avoir participé, à l’aube du 13 août 2014, à l’assaut donné au poste-frontière de Melilla, et s’être reconnus sur les enregistrements vidéo qu’ils ont fournis (paragraphe 14 ci-dessus). Il critique, en s’appuyant sur des rapports d’expertise, la mauvaise qualité des enregistrements vidéo en question, qui empêcherait la comparaison des images filmées avec les photos des archives officielles d’identité, lesquelles auraient été vérifiés lors de leur entrée ultérieure sur le territoire espagnol. En outre, il est d’avis que, à supposer même que les personnes visibles sur les images filmées soient effectivement les requérants, ces derniers ont perdu la qualité de victime dans la mesure où, quelques mois plus tard, ils auraient réussi à pénétrer illégalement dans le territoire espagnol par le même poste-frontière et auraient fait l’objet d’arrêtés d’expulsion adoptés dans le cadre de procédures dotées, selon le Gouvernement, de toutes les garanties. Par ailleurs, il précise qu’aucun des deux requérants n’a présenté de demande de protection internationale auprès des autorités espagnoles avant la saisine de la Cour. Il ajoute que seul le requérant N.D. l’a fait par la suite, alors que, lors de leur entrée irrégulière en Espagne postérieure aux faits des présentes requêtes, les deux requérants auraient été assistés par des avocats et des interprètes. Il conclut que, par conséquent, les requérants ne sont pas victimes des violations qu’ils allèguent.

57. Les requérants, pour leur part, considèrent que les éléments de preuve qu’ils avaient réunis – des vidéos de l’assaut donné aux clôtures en cause, sur lesquelles ils disent se reconnaître parmi les autres migrants (paragraphe 13 ci-dessus), et des rapports d’institutions et d’organisations internationales et indépendantes – étaient suffisants pour démontrer qu’ils faisaient bien partie du groupe qui a tenté d’entrer en Espagne en escaladant en nombre la clôture de Melilla le 13 août 2014 et qu’ils ont été renvoyés de façon sommaire. Ils indiquent que, par ailleurs, le gouvernement espagnol a déjà reconnu l’existence de la pratique systématique d’expulsions sommaires collectives à la clôture de Melilla. Ils mettent en doute l’indépendance et la qualité des rapports soumis par le Gouvernement et soutiennent qu’il n’y a pas de « comparaison » possible, dans la mesure où les images filmées utilisées par le Gouvernement ne seraient pas les images pertinentes. Ils reprochent au Gouvernement de ne pas avoir produit les enregistrements vidéo effectués avec les caméras de sécurité à infrarouges et des détecteurs de mouvement installés à la clôture de Melilla, dont les images auraient été, d’après les requérants, plus claires que celles qu’ils ont eux-mêmes produites (paragraphe 14 ci-dessus) et qui auraient été prises par des tiers malgré les menaces proférées par les agents de la Guardia Civil visant à empêcher ces derniers de filmer. Ils soutiennent encore que l’impossibilité d’apporter des preuves supplémentaires concernant leur identité résulte du non-respect par le gouvernement espagnol des procédures d’identification et d’évaluation des circonstances individuelles imposées par l’article 4 du Protocole no 4. Ils estiment que le Gouvernement n’a pas été en mesure de répondre à la demande de renseignements relatifs aux faits formulée par la Cour le 7 juillet 2015, ce qui, d’après les intéressés, constitue en soi une violation du devoir du Gouvernement de produire les preuves ou informations requises par la Cour en vertu de l’article 44 c) de son règlement et empêche de contrôler la véracité de leurs témoignages.

58. Par ailleurs, les requérants indiquent qu’ils n’ont pas été indemnisés pour les préjudices qu’ils estiment avoir subis et qu’ils n’ont bénéficié d’aucun recours pour se plaindre de leur expulsion sommaire. Ils estiment dès lors qu’ils n’ont pas perdu la qualité de victime et que les évènements ultérieurs ne sont pas pertinents pour l’appréciation de l’existence de la violation alléguée.

59. Compte tenu des éléments figurant au dossier, la Cour estime que les requérants peuvent se prétendre victimes des violations alléguées de la Convention. Elle note en effet qu’ils ont rendu compte d’une manière cohérente des circonstances, de leur pays d’origine, des difficultés qui les ont conduits jusqu’au mont Gourougou et de leur participation, le 13 août 2014, avec d’autres migrants, à l’assaut contre les clôtures dressées à la frontière terrestre qui sépare le Maroc de l’Espagne par le poste-frontière de Beni-Enzar (paragraphe 41 ci-dessus), assaut qui a été immédiatement réprimé par la Guardia Civil espagnole. Elle observe que les requérants ont fourni à l’appui de leurs affirmations des images vidéo qui apparaissent comme crédibles. Le Gouvernement ne nie d’ailleurs pas l’existence d’expulsions sommaires et il a même modifié, peu après les faits de la présente espèce, la loi organique sur les droits et libertés des ressortissants étrangers de manière à légaliser ces « expulsions à chaud ».

60. En outre, la Cour ne saurait ignorer que, si les requérants ne peuvent apporter des documents les identifiant de manière plus précise parmi le groupe des migrants expulsés le 13 août 2014, c’est avant tout parce que, lors de leur expulsion, les étrangers renvoyés n’ont fait l’objet d’aucune procédure d’identification. Elle estime que le Gouvernement ne peut se retrancher derrière l’absence d’identification lorsqu’il en est lui-même responsable. Par ailleurs, le fait que les requérants ont ultérieurement accédé par d’autres moyens au territoire espagnol ne peut les priver de la qualité de victime des violations de la Convention qu’ils allèguent dans la présente affaire, dans la mesure où aucune éventuelle violation de la Convention n’a été examinée, voire constatée, dans le cadre des procédures ultérieures.

61. En conséquence, l’exception que le Gouvernement tire de l’absence de qualité de victime est rejetée.

B. Sur l’épuisement des voies de recours internes

62. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes : il indique que les arrêtés d’expulsion de N.T. et N.D. n’ont pas été attaqués devant les juridictions du contentieux administratif et que seul N.D. a présenté une demande d’asile. Celle-ci aurait été rejetée à la suite des deux rapports du HCR concluant à l’absence de motifs pour l’octroi d’un tel bénéfice et, en l’absence de recours contentieux administratif contre l’arrêté d’expulsion, cette dernière a été exécutée le 31 mars 2015, N.D. ayant ainsi été renvoyé au Mali. Quant à N.T., le Gouvernement indique qu’il n’a présenté aucun recours contre la décision du 23 février 2015 rejetant son recours administratif contre l’arrêté d’expulsion pris à son encontre, alors que, tout comme le premier requérant, il aurait été représenté par un avocat (paragraphe 15 ci-dessus).

63. Les requérants soulignent que leurs requêtes portent sur l’expulsion sommaire du 13 août 2014 et non sur les procédures ultérieures évoquées par le Gouvernement et menées pour des faits différents. Ils plaident, en tout état de cause, que seuls les recours internes ayant effet suspensif et étant par conséquent considérés comme effectifs doivent être épuisés. Ils estiment que l’article 4 du Protocole no 4 à la Convention et l’article 13 de la Convention sont intimement liés (Géorgie c. Russie (I) [GC], no 13255/07, § 212, CEDH 2014 (extraits)) et affirment que, contre leur expulsion sommaire du 13 août 2014, ils n’ont eu accès à aucun recours effectif qu’ils auraient pu introduire avant de saisir la Cour.

64. La Cour observe que le Gouvernement fait référence aux arrêtés d’expulsion qui ont été pris après les faits qui sont examinés dans les présentes requêtes. En effet, à une date ultérieure à l’expulsion dont les requérants ont fait l’objet le 13 août 2014, les intéressés ont de nouveau réussi à entrer irrégulièrement en Espagne en déjouant les contrôles du périmètre frontalier de la ville de Melilla. Ils ont alors fait l’objet d’une procédure administrative qui a débouché sur l’adoption des deux arrêtés d’expulsion du 7 novembre 2014 et du 26 janvier 2015. Cela dit, les requérants ne se plaignent pas ici desdits arrêtés, mais d’une expulsion collective consécutive aux événements du 13 août 2014, que les autorités espagnoles auraient menée sans avoir suivi aucune procédure d’identification des migrants et sans avoir recueilli aucune information concernant leur situation personnelle, et qui n’aurait été nullement documentée.

65. En conséquence, l’exception de non-épuisement ayant trait à des arrêtés d’expulsion ultérieurs aux faits dénoncés dans les présentes requêtes doit, dès lors, être rejetée.

C. Conclusion

66. Les présentes requêtes ne sauraient être rejetées pour absence de qualité de victime ou pour non-épuisement des voies de recours internes dans le chef des requérants. En conséquence, la Cour écarte ces exceptions préliminaires formulées par le Gouvernement défendeur.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 4 DU PROTOCOLE No 4 À LA CONVENTION

67. Les requérants affirment avoir fait l’objet d’une expulsion collective et sans examen individuel de leurs circonstances, qui est, à leurs yeux, le reflet d’une politique systématique de refoulement atypique, dépourvue de toute base légale et en l’absence de toute assistance juridique. Ils invoquent à cet égard l’article 4 du Protocole no 4 à la Convention, ainsi libellé :

« Les expulsions collectives d’étrangers sont interdites. »

A. Les arguments des parties

1. Le Gouvernement

68. Le Gouvernement excipe de l’inapplicabilité de l’article 4 du Protocole no 4 à la Convention en l’espèce. Il estime que les faits de la présente affaire ne constituent pas une « expulsion collective d’étrangers ». Il soutient que, pour tomber sous le coup de l’article 4 du Protocole no 4, il doit s’agir d’une « expulsion » d’une personne se trouvant sur le territoire de l’État défendeur en cause, que l’expulsion doit être « collective », c’est-à-dire qu’elle doit affecter un groupe de personnes caractérisé par des circonstances communes et spécifiques au groupe en question, et qu’elle doit s’appliquer à des « étrangers ».

69. Le Gouvernement souhaite rappeler de prime abord que la force contraignante de la Convention se limite aux accords expressément passés par les Hautes Parties contractantes lors de la conclusion dudit traité et inspirés, à des fins d’interprétation en cas de doute, du préambule, des annexes et des travaux préparatoires comme l’indiquerait la Convention de Vienne sur le droit des traités (paragraphe 35 ci-dessus) à laquelle se référeraient les paragraphes 170 et 171 de l’arrêt Hirsi Jamaa et autres (précité). Il reconnaît que la Convention est un instrument vivant appelant une approche dynamique et évolutive qui rende les droits pratiques et effectifs et non pas simplement théoriques et illusoires, mais il estime que la Cour ne peut, au moyen d’une interprétation évolutive, dégager de la Convention un droit qui n’y avait pas été inséré au départ.

70. Se référant à l’arrêt Hirsi Jamaa et autres (précité), le Gouvernement estime que les circonstances de la présente affaire diffèrent. Il expose qu’il s’agit en l’espèce de migrants ayant tenté de pénétrer illégalement sur le territoire espagnol en traversant une frontière terrestre au lieu de formuler une demande d’entrée sur ce territoire, ce qui était, selon lui, possible.

71. Il précise qu’ils auraient pu entrer en Espagne de façon régulière s’ils avaient présenté des demandes d’asile dans les pays de transit, à savoir la Mauritanie et le Maroc, ou auprès des consulats d’Espagne dans ces pays ou au poste-frontière autorisé de Beni-Enzar, ou s’ils avaient obtenu, dans leurs pays d’origine, un contrat de travail en Espagne. Il souligne par ailleurs que N.T. n’a jamais formulé de demande d’asile et que N.D. n’en a présenté une qu’après avoir fait l’objet d’un arrêté d’expulsion.

72. Selon le Gouvernement, le droit d’entrer sur le territoire espagnol tel que les requérants le réclament, à savoir, d’après lui, non soumis à contrôle et à n’importe quel endroit de la frontière, est contraire au système de la Convention et met en danger la jouissance des droits de l’homme tant par les citoyens des États membres que par les migrants, et procure de grands profits aux mafias de trafiquants d’êtres humains. Aux yeux du Gouvernement, une décision de la Cour légitimant un pareil comportement illégal et concluant que le maintien du système de protection de la frontière aux passages non autorisés, comme en l’espèce, a constitué une violation des droits de l’homme produirait un effet « d’appel d’air » non souhaitable et aboutirait à une crise migratoire aux conséquences catastrophiques pour la protection des droits de l’homme.

73. Le Gouvernement indique à cet égard que le TFUE lui-même précise, dans son article 72 (paragraphe 25 ci-dessus), que les politiques relatives aux contrôles aux frontières, à l’asile et à l’immigration ne portent pas atteinte à l’exercice des responsabilités qui incombent aux États membres en matière de maintien de l’ordre public et de sauvegarde de la sécurité intérieure. Il estime qu’une interprétation dynamique de la Convention ne peut mener jusqu’à garantir le droit de violer le dispositif de protection des frontières qui aurait été mis en place en donnant aux non-ressortissants la possibilité d’utiliser – en dehors du pays dans lequel ils souhaitent entrer – les procédures prévues pour leur entrée.

74. Le respect des obligations découlant de la Convention et de l’article 4 du Protocole nº 4 est, selon le Gouvernement, compatible avec le maintien par l’Espagne d’un dispositif de protection des frontières. Ce dispositif prévoirait la possibilité de demander l’asile au poste-frontière de Beni‑Enzar, accessible librement depuis le territoire marocain. D’après le Gouvernement, ce dispositif de protection de frontières consiste en un système de détection avancée, constitué de caméras et de capteurs, ainsi que de clôtures dont la finalité serait, premièrement, de dissuader de passer et, deuxièmement, d’entraver ou d’empêcher l’entrée sur le territoire espagnol, au sens de l’article 13 du CFS (paragraphe 32 ci-dessus). À cela s’ajoutent, selon le Gouvernement, des mesures actives de surveillance, de contention et d’empêchement par le biais de moyens humains appropriés.

75. Le Gouvernement indique ensuite que les personnes qui n’ont pas demandé à entrer sur le territoire national par le poste-frontière autorisé ou qui n’ont pas demandé l’asile avant l’entrée sur le territoire en question et qui sont toutefois parvenues à franchir, par des moyens illégaux, le dispositif de protection de la frontière peuvent être réputées être entrées sur le territoire espagnol et qu’elles ont le droit à ce que soit engagée une procédure administrative, susceptible de révision juridictionnelle, concernant la légalité de leur séjour. En revanche, selon le Gouvernement, les personnes qui n’ont pas utilisé les voies légales indiquées ou qui n’ont pas réussi à franchir le dispositif de protection de la frontière – ce qui serait le cas des requérants – se voient offrir de l’aide pour redescendre des clôtures. Elles resteraient ainsi sur le territoire marocain ou, le cas échéant, seraient conduites par la Croix-Rouge vers les centres d’assistance sanitaire adéquats.

76. Le Gouvernement renvoie au régime spécial pour Ceuta et Melilla prévu par la dixième disposition additionnelle de la LOEX telle que modifié par la loi organique 4/2015, précitée (paragraphe 19 ci-dessus). Il ajoute que l’Espagne, en tant qu’État souverain, membre de l’Union européenne et frontière extérieure de cette dernière, a l’obligation de protéger, surveiller et sauvegarder ses frontières. Il estime qu’il s’agit dès lors d’une obligation qui dépasse le cadre strictement national pour se convertir en une responsabilité envers l’ensemble de l’Union européenne.

77. Le Gouvernement expose qu’il en est ainsi tant dans la législation espagnole (paragraphes 18 et 19 ci-dessus) que dans le code frontières Schengen, dont l’article 13 (paragraphe 32 ci-dessus) distinguerait deux étapes différentes, la première tendant à empêcher le franchissement non autorisé de la frontière et la seconde destinée à prendre des mesures à l’encontre des personnes ayant franchi illégalement cette dernière. Il se réfère en particulier à la LOEX en vigueur au moment de la présentation des requêtes devant la Cour (paragraphe 18 ci-dessus) et à sa modification ultérieure (paragraphe 19 ci-dessus), qui disposerait que l’entrée sur le territoire espagnol doit se faire aux postes-frontières autorisés à cet effet. Il précise que c’est à la Guardia Civil qu’incombe la surveillance de la frontière.

78. Le Gouvernement conteste en outre les observations écrites des tiers intervenants et précise ce qui suit : a) la présente affaire est la première dans laquelle la Cour a déclaré irrecevable le grief tiré de l’article 3 dans un cas d’expulsion collective ; b) il existe, certes, un poste-frontière terrestre avec une clôture, mais il existe aussi la possibilité, fournie par les autorités espagnoles ainsi que par le HCR à Rabat ou en Mauritanie, de demander l’asile, ce qui rendrait inutile tout assaut des clôtures ; c) les clôtures en question constituent une frontière terrestre européenne extérieure protégeant l’espace Schengen ainsi que la population européenne vivant dans une enclave espagnole en Afrique ; d) les présentes requêtes n’ont été introduites que par deux personnes qui ont finalement réussi par d’autres moyens à entrer ultérieurement sur le territoire espagnol et qui ont dès lors eu accès à des procédures pleinement respectueuses de la Convention.

79. Le Gouvernement conclut qu’un dispositif de protection des frontières a été établi pour faire barrage à l’entrée illégale des personnes qui omettraient volontairement de suivre la procédure permettant de demander l’entrée légale ou la protection internationale au poste-frontière autorisé. Enfin, il indique qu’il n’existe pas de droit inconditionnel pour les étrangers de pénétrer par n’importe quel endroit dans les États membres du Conseil de l’Europe.

2. Les requérants

80. Les requérants contestent les affirmations du Gouvernement concernant la possibilité de présenter des demandes d’asile en Mauritanie ou au Maroc. Ils affirment que le Maroc n’a pas de système national d’asile, qu’il n’y a pas de reconnaissance automatique du statut de réfugié et que les demandeurs d’asile enregistrés par le HCR ne reçoivent aucune assistance de l’État. Ils soutiennent que cette situation n’a pas changé depuis l’époque des faits objets de la présente espèce et que le Maroc a même intensifié la répression à l’encontre des migrants subsahariens, y compris les demandeurs d’asile enregistrés.

81. Concernant le poste-frontière de Beni-Enzar, les requérants combattent la thèse du Gouvernement. Ils indiquent que, avant l’ouverture, en novembre 2014, du bureau de protection internationale, ils n’avaient pas accès à la procédure d’asile, ce qu’auraient confirmé (paragraphe 87 ci‑dessous) le HCR ainsi que le Commissaire DH, selon lequel ce poste‑frontière serait accessible presque exclusivement aux demandeurs d’asile syriens et inaccessible depuis le Maroc aux demandeurs d’asile subsahariens (paragraphe 86 ci-dessous).

82. Les requérants exposent qu’ils ont tenté, avec un groupe de 70 à 85 personnes, de pénétrer sur le territoire espagnol par les clôtures de Melilla, qu’ils ont fait l’objet d’une expulsion « sommaire » et « automatique » le 13 août 2014 et que rien ne permet de dire que leur expulsion n’était pas collective. Ils se réfèrent par ailleurs à l’interprétation donnée au terme « étranger » dans les travaux préparatoires du Protocole no 4 (Hirsi Jamaa et autres, précité, § 174 ) et à l’intervention écrite du HCDH à cet égard dans la présente affaire (paragraphe 90 ci-dessous) pour tenter de démontrer qu’aucune distinction ne pouvait être opérée entre les réfugiés et les non-réfugiés ou entre les migrants réguliers et les migrants irréguliers en ce qui concerne le bénéfice de la protection garantie par l’article 4 du Protocole no 4.

83. Concernant les arguments du Gouvernement relatifs à l’obligation de l’Espagne, en tant qu’État souverain, de protéger les frontières face aux tentatives d’entrée irrégulière sur son territoire, les requérants renvoient aux arrêts Hirsi Jamaa et autres (précité, § 179) et Sharifi et autres (précité, § 224), et indiquent que les difficultés dans la gestion des flux migratoires ou dans l’accueil des demandeurs d’asile ne peuvent justifier le recours, de la part des États, à des pratiques incompatibles avec leurs obligations conventionnelles.

84. Pour ce qui est du caractère collectif de leur expulsion, les requérants indiquent que, pour conclure par le passé à l’absence de violation du Protocole no 4, les organes de la Convention ont précisé que le fait pour plusieurs étrangers d’avoir été soumis à de telles décisions ne permettait pas en soi de conclure à l’existence d’une expulsion collective dès lors que chaque intéressé a pu individuellement exposer devant les autorités compétentes les arguments qui s’opposaient à son expulsion. Selon les requérants, la question de l’individualisation dans la procédure d’expulsion est par conséquent le point crucial à examiner pour déterminer si leur expulsion a ou non été contraire à l’article 4 du Protocole no 4, ce qu’indiquerait aussi le HCDH dans son intervention écrite en l’espèce (paragraphe 90 ci-dessous).

85. Se référant aux tierces interventions versées au dossier, en particulier à celles du Commissaire DH et de la CEAR (paragraphes 86 et 92 ci‑dessous), les requérants concluent que leur expulsion constitue un exemple classique d’expulsion collective interdite par l’article 4 du Protocole no 4 dans la mesure où elle aurait affecté un groupe de non-nationaux expulsés du territoire national en l’absence de tout examen individualisé de leurs demandes et en vertu d’une loi ou d’une politique expresse.

3. Les tiers intervenants

a) Le Commissaire DH

86. Le Commissaire DH se réfère aux modifications de la LOEX non encore adoptées au moment de sa visite en Espagne en janvier 2015 et à ses injonctions aux autorités espagnoles à veiller à ce que le texte législatif définitif soit conforme aux obligations internationales de l’Espagne, lesquelles consisteraient notamment à garantir le plein accès à une procédure d’asile effective et à la protection contre le refoulement, ainsi qu’à interdire les expulsions collectives. Il rappelle que, en novembre 2014, un bureau chargé des questions d’asile a été créé à Beni-Enzar, l’un des points de passage entre Melilla et le Maroc, mais il note que, mis à part pour les personnes fuyant le conflit syrien, cette possibilité est restée hors d’atteinte pour les personnes originaires de l’Afrique subsaharienne. Selon le Commissaire DH, celles-ci prennent de grands risques pour entrer dans la ville et prennent d’assaut, en groupe, les grillages qui l’entourent ou tentent d’y accéder par la mer (paragraphes 41 et 42 ci-dessus). Le Commissaire DH indique que les refoulements (push-backs) ont lieu hors toute procédure officielle et sans identification des personnes concernées ni évaluation de leur situation individuelle, ce qui empêcherait les migrants d’exercer leur droit de demander la protection internationale en Espagne. Il précise enfin que les migrants renvoyés de Melilla sont privés de tout recours effectif susceptible de leur permettre de contester leur refoulement ou de demander réparation pour les mauvais traitements que les gardes-frontières leur infligeraient lors des refoulements (paragraphe 41 ci-dessus).

b) Le HCR

87. Le HCR expose que, jusqu’en novembre 2014, il n’était pas possible de demander l’asile au postes-frontières de Melilla et qu’il n’y avait aucun mécanisme pour identifier les personnes ayant besoin d’une protection internationale.

88. Il considère qu’il incombe aux autorités nationales de s’enquérir du traitement auquel les migrants seront exposés après leur refoulement et que le fait que les intéressés omettent de demander expressément l’asile ne dispense pas l’État de respecter ses obligations au titre de l’article 3 de la Convention (Hirsi Jamaa et autres, précité, § 133, et M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, § 359, CEDH 2011). Il estime que l’interdiction concerne aussi, comme en l’espèce, les refoulements directs ou indirects vers le pays qu’un migrant a fui (voir, parmi d’autres, Müslim c. Turquie, no 53566/99, §§ 72-76, 26 avril 2005, et M.S.S., précité, §§ 286, 298).

89. Se référant aux garanties minimales que les procédures d’asile doivent réunir, le HCR expose qu’elles exigent au minimum l’identification du demandeur d’asile et la prise en compte réelle et différenciée de la situation de chacune des personnes. Il renvoie au chapitre II de la Directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 (paragraphe 30 ci-dessus) relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale (refonte), applicable également aux passages frontaliers, ainsi qu’aux constats de la Cour dans son arrêt Hirsi Jamaa et autres (précité, § 185) en ce qui concerne l’interdiction des expulsions sans identification des migrants.

c) Le HCDH

90. Le HCDH rappelle que l’interdiction des expulsions collectives est une règle de droit international générale, inhérente au droit à un procès équitable, et que cette règle implique le droit à l’examen individualisé par le biais d’une procédure offrant des garanties suffisantes de prise en compte réelle et différenciée de la situation individuelle des personnes concernées. La tierce partie note également que le caractère collectif de l’expulsion est plus déterminé par l’absence d’un examen objectif et raisonnable de chaque cas individuel, ou par l’existence d’un examen imprévisible, injuste, inapproprié et non respectueux des règles de droit de ces cas, que par le nombre des étrangers expulsés. Elle considère comme étrangers les personnes qui n’ont pas la nationalité de l’État concerné, indépendamment de leur statut (de réfugié ou non). Elle indique que cette interdiction des expulsions collectives est par ailleurs différente du principe de non-refoulement dans la mesure où elle ferait partie du droit à un procès équitable. Elle ajoute que les États doivent garantir aux victimes d’expulsions collectives le droit à un recours effectif par le biais duquel elles puissent attaquer la mesure en cause, éviter que soient prises des mesures contraires aux droit international des droits de l’homme, et, le cas échéant, réparer la violation, mettre un terme à ses effets, éliminer ses conséquences et indemniser les personnes qui ont été expulsées en violation de l’interdiction des expulsions collectives. Pour être effectif, ce recours tendant à attaquer une mesure d’expulsion collective doit avoir un effet suspensif automatique.

91. Le HCDH estime encore que les frontières ne sont pas des zones d’exclusion ou d’exception au regard des obligations qui découleraient du respect des droits de l’homme incombant aux États, tout comme ne le sont pas les no-man’s land entre les postes-frontières et les zones de transit. Il ajoute que c’est l’autorité et le contrôle qu’un État exerce sur un territoire ou sur une personne qui déterminent l’applicabilité de ses obligations juridiques internationales et non pas la nationalité de la personne ou sa localisation géographique.

d) La CEAR

92. Se référant à ses affirmations précédentes concernant la juridiction de l’Espagne sur le poste-frontière de Melilla (paragraphe 47 ci-dessus), la CEAR estime qu’il ne fait aucun doute que la frontière entre les Royaumes d’Espagne et du Maroc à Ceuta et à Melilla est soumise au régime juridique ordinaire. Dès lors, aux yeux de la CEAR, rien ne justifie l’application du régime spécial créé par la dixième disposition additionnelle de la LOEX pour Ceuta et Melilla (paragraphe 19 ci-dessus). Ce régime spécial permettrait que l’administration procède à des refoulements en l’absence de toute procédure, de manière totalement incompatible avec le principe de la sécurité juridique. Il priverait les étrangers refoulés de toute possibilité de faire valoir leurs arguments devant une juridiction espagnole et ne leur reconnaîtrait aucune garantie procédurale ni aucune assistance juridique et linguistique. La CEAR estime en outre que le simple fait d’ajouter une mention à la réglementation internationale en matière de droits de l’homme au paragraphe 2 de la dixième disposition additionnelle en cause (paragraphe 19 ci-dessus) ne signifie pas, en soi, un respect effectif des droits de l’homme. Selon la CEAR, cette mention ne peut donc pas légitimer une voie de fait qui ne prévoirait aucune procédure administrative ni aucune garantie.

e) Les ONG Centre AIRE, AI, ECRE et ICJ, agissant conjointement

93. Les ONG Centre AIRE, AI, ECRE et ICJ, agissant conjointement, soutiennent que l’article 4 du Protocole no 4 à la Convention interdit les expulsions collectives et l’absence de prise en compte individuelle de la situation de chaque personne soumise à expulsion. Elles indiquent que, lorsque cette disposition entre en ligne de compte, il appartient à l’État demandeur d’établir un recours effectif avec effet suspensif à tout le moins en cas de risque pour la vie ou de risque de mauvais traitements ou d’expulsion collective.

94. Elles rappellent que l’article 19 § 1 de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne interdit les expulsions collectives, ce qui inclut les interceptions et les refus en frontière ainsi que les refoulements indirects. Elles ajoutent que les États ne sont pas dispensés de respecter leurs obligations à cet égard du fait que les requérants auraient omis de demander explicitement l’asile ni d’exposer les risques encourus en cas d’expulsion. Elles se réfèrent également à l’article 47 de la Charte des Droits fondamentaux et indiquent que, pour qu’un recours puisse être considéré comme effectif, il doit être accessible (paragraphe 23 ci-dessus).

95. Concernant l’acquis sur le droit d’asile au sein de l’Union européenne, les tiers intervenants renvoient à la Directive 2013/32/UE (dont les parties pertinentes en l’espèce sont citées au paragraphe 30 ci-dessus) et ils indiquent que l’acquis sur le droit d’asile s’applique non seulement aux demandes de protection internationale faites par les personnes qui ont été autorisées à pénétrer sur le territoire d’un État, mais aussi aux procédures frontalières. Ils précisent que le refus collectif d’accès au territoire d’un État à des individus qui se trouvent dans les frontières terrestres de celui-ci et qui sont, par conséquent, soumis à sa juridiction, et ce sans que les circonstances individuelles soient prises en compte, constitue une violation de l’article 4 du Protocole no 4. D’après les tiers intervenants, pareil refus engage aussi la responsabilité dudit État du point de vue de l’acquis sur l’asile au sein de l’Union européenne par rapport à tout individu souhaitant demander à bénéficier de la protection internationale.

B. L’appréciation de la Cour

1. Sur la recevabilité

96. La Cour estime que l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement quant à l’applicabilité ratione materiae de l’article 4 du Protocole no 4 à la présente espèce est si étroitement liée à la substance du grief des requérants qu’il y a lieu de les joindre au fond des requêtes.

97. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond

a) Bref rappel des principes établis par la jurisprudence de la Cour

98. La Cour rappelle qu’il faut entendre par expulsion collective toute mesure contraignant des étrangers, en tant que groupe, à quitter un pays, sauf dans les cas où une telle mesure est prise à l’issue et sur la base d’un examen raisonnable et objectif de la situation particulière de chacun des étrangers qui forment le groupe (voir, en dernier lieu, Khlaifia et autres, précité, §§ 237 et suivants, CEDH 2016, avec les références qui y figurent, pour le détail in extenso de ces principes). Les circonstances entourant la mise en œuvre de décisions d’expulsion jouent toutefois un rôle dans l’appréciation du respect de l’article 4 du Protocole no 4 (Géorgie c. Russie (I), précité, § 167).

99. Le but de l’article 4 du Protocole no 4 est d’éviter que les États puissent éloigner un certain nombre d’étrangers sans examiner leur situation personnelle et, par conséquent, sans leur permettre d’exposer leurs arguments s’opposant à la mesure prise par l’autorité compétente (Hirsi Jamaa et autres, précité, § 177, et Sharifi et autres, précité, § 210). Cela dit, le fait que plusieurs étrangers fassent l’objet de décisions semblables ne saurait suffire, en soi, pour conclure à l’existence d’une expulsion collective lorsque chaque intéressé a pu individuellement exposer devant les autorités compétentes les arguments qui s’opposaient à son expulsion (Hirsi Jamaa et autres, précité, § 184). De plus, la Cour a jugé qu’il n’y avait pas violation de l’article 4 du Protocole no 4 lorsque l’absence de décision individuelle d’éloignement était la conséquence du comportement fautif des personnes intéressées (Hirsi Jamaa et autres, précité, § 184, parmi d’autres).

100. À ce jour, la Cour a conclu à la violation de l’article 4 du Protocole no 4 dans six affaires seulement. Dans quatre d’entre elles ([Čonka c. Belgique](http://hudoc.echr.coe.int/fre?i=001-64585), no 51564/99, §§ 60-63, CEDH 2002 I, [Géorgie c. Russie (I)](http://hudoc.echr.coe.int/fre?i=001-145552), précité, Shioshvili et autres c. Russie, no 19356/07, 20 décembre 2016, et Berdzenishvili et autres c. Russie, nos 14594/07 et 6 autres, 20 décembre 2016), les expulsions concernaient des individus de même origine (des familles de Roms en provenance de Slovaquie dans la première affaire et des ressortissants géorgiens dans les autres). Dans les deux autres affaires ([Hirsi Jamaa et autres ](http://hudoc.echr.coe.int/fre?i=001-109230)et [Sharifi et autres, précitées](http://hudoc.echr.coe.int/fre?i=001-147287)), la violation qui a été constatée portait sur le renvoi de tout un groupe de personnes (des migrants et des demandeurs d’asile) qui avait été effectué en l’absence d’une vérification préalable en bonne et due forme de l’identité de chacun des membres du groupe.

101. La Cour rappelle ses affirmations précédentes concernant la souveraineté des États en matière de politique d’immigration et l’interdiction de recourir à des pratiques incompatibles avec la Convention ou ses Protocoles dans la gestion des flux migratoires (paragraphe 83 ci‑dessus). Elle prend acte des « nouveaux défis » auxquels doivent faire face les États européens en matière de gestion de l’immigration, dus au contexte de la crise économique et aux récentes mutations sociales et politiques ayant touché tout particulièrement certaines régions d’Afrique et du Moyen-Orient (Khlaifia et autres, précité, § 241).

b) Application de ces principes en l’espèce

102. La Cour doit tout d’abord se pencher sur l’argument du Gouvernement (paragraphe 68 ci-dessus) selon lequel l’article 4 du Protocole no 4 ne s’applique pas aux faits de la présente affaire dans la mesure où il ne s’agirait pas d’une « expulsion » d’une personne se trouvant sur le territoire de l’État défendeur en cause et où, à supposer même qu’il soit question d’une expulsion, celle-ci n’aurait pas été « collective », c’est‑à-dire n’aurait pas affecté un groupe de personnes caractérisé par des circonstances communes et spécifiques au groupe en question.

103. La Cour rappelle que, selon la Commission du droit international, « l’« expulsion » s’entend d’un acte juridique ou d’un comportement attribuable à un État par lequel un étranger est contraint de quitter le territoire de cet État » (voir l’article 2 du « Projet d’articles sur l’expulsion des étrangers », cité au paragraphe 37 ci-dessus) (Khlaifia et autres, précité, § 243). Elle renvoie à l’analyse contenue dans son arrêt Hirsi Jamaa et autres (précité, §§ 166-180, citée dans Sharifi et autres, précité, § 210) et aux références qui y figurent, et elle rappelle que, en application de la Convention de Vienne sur le droit des traités, elle doit établir le sens ordinaire à attribuer aux termes dans leur contexte et à la lumière de l’objet et du but de la disposition dont ils sont tirés. Elle doit tenir compte du fait que l’article 4 du Protocole no 4 fait partie d’un traité pour la protection effective des droits de l’homme, et que la Convention doit se lire comme un tout et s’interpréter de manière à promouvoir sa cohérence interne et l’harmonie entre ses diverses dispositions, tout en prenant en considération toute règle et tout principe de droit international applicables aux relations entre les Parties contractantes ainsi que des moyens complémentaires d’interprétation, notamment les travaux préparatoires de la Convention (article 32 de la Convention de Vienne). À cet égard, la Cour a déjà établi que ni le libellé de l’article 4 du Protocole no 4 en soi ni ses travaux préparatoires ne s’opposent pas à l’application extraterritoriale de cette disposition (Hirsi Jamaa et autres, notamment §§ 173-174).

104. Aussi la Cour ne juge-t-elle pas nécessaire d’établir, dans la présente affaire, si les requérants ont été expulsés après être entrés sur le territoire espagnol ou s’ils ont été refoulés avant d’avoir pu le faire, comme le soutient le Gouvernement. Compte tenu de ce que même les interceptions en haute mer tombent sous l’empire de l’article 4 du Protocole no 4 (Hirsi Jamaa et autres, précité), il ne peut qu’en aller de même pour le refus d’admission sur le territoire national dont seraient légalement l’objet les personnes arrivées clandestinement en Espagne.

105. La Cour observe qu’il ne fait pas de doute que les requérants, qui se trouvaient sous contrôle continu et exclusif des autorités espagnoles (voir aussi les paragraphes 50 et suivants ci-dessus), ont été éloignés et renvoyés vers le Maroc contre leur gré, ce qui constitue clairement une « expulsion » au sens de l’article 4 du Protocole no 4 (Sharifi et autres, précité, § 212).

106. Il reste à établir si ladite expulsion était on non « collective ».

107. La Cour rappelle que, dans son arrêt Čonka (précité, §§ 61-63), afin d’évaluer l’existence d’une expulsion collective, elle avait examiné les circonstances de l’espèce et vérifié si les décisions d’éloignement avaient pris en considération la situation particulière des individus concernés. Les requérants faisaient partie d’un groupe de soixante-quinze à quatre-vingt migrants subsahariens qui ont tenté d’entrer illégalement en Espagne par le poste-frontière de Melilla (paragraphe 13 ci-dessus). Ils se sont vus appliquer une mesure à caractère général consistant à contenir et repousser les tentatives des migrants de franchir illégalement la frontière (paragraphe 17 ci-dessus). La Cour note qu’en l’espèce, les mesures d’éloignement ont été prises en l’absence de toute décision administrative ou judiciaire préalable. À aucun moment les requérants n’ont fait l’objet d’une quelconque procédure. La question des garanties suffisantes attestant d’une prise en compte réelle et différenciée de la situation de chacune des personnes concernées ne se pose même pas en l’espèce, en l’absence de tout examen de la situation individuelle des requérants, ces derniers n’ayant fait l’objet d’aucune procédure d’identification de la part des autorités espagnoles. Dans ces circonstances, la Cour estime que le procédé suivi ne permet en rien de douter du caractère collectif des expulsions critiquées.

108. Au vu de ce qui précède, l’exception ratione materiae soulevée par le gouvernement défendeur est écartée. La Cour conclut que l’éloignement des requérants revêtait un caractère collectif contraire à l’article 4 du Protocole no 4. Partant, il y a eu violation de cette disposition.

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 4 DU PROTOCOLE No 4 À LA CONVENTION

109. Les requérants dénoncent l’impossibilité qui leur aurait été faite d’établir leur identité, de faire valoir leurs circonstances individuelles, de contester devant les autorités espagnoles, par le biais d’un recours à effet suspensif, leur refoulement immédiat vers le Maroc et de faire prendre en compte le risque de mauvais traitements dans ce dernier État. Ils invoquent l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 4 du Protocole no 4 à la Convention. L’article 13 est libellé comme suit :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale (...). »

A. Les arguments des parties

110. Le Gouvernement rappelle que le droit à un recours interne effectif est un droit procédural qui doit être rattaché à l’éventualité d’une violation d’un droit matériel de la Convention ou de ses Protocoles. Il indique que, dans sa décision sur la recevabilité du 7 juillet 2015, § 15, la Cour a conclu qu’« en l’absence de grief défendable de violation de l’article 3 de la Convention, le grief tiré de l’article 13 est inapte à prospérer ». Il soutient par conséquent que, dans la mesure où, selon lui, aucune atteinte n’a été portée non plus à l’article 4 du Protocole nº 4 en l’espèce, il n’y a pas lieu de conclure à la violation de l’article 13 de la Convention.

111. Le Gouvernement expose encore que, en tout état de cause, les requérants auraient pu présenter une demande de protection internationale au poste-frontière alors qu’ils se trouvaient sur le territoire marocain, ce qui, d’après le Gouvernement, leur aurait permis de bénéficier des procédures administratives et juridictionnelles y afférentes.

112. Les requérants estiment quant à eux que, dans le cas d’une violation de l’article 4 du Protocole no 4, les voies de recours disponibles doivent avoir un effet suspensif automatique afin de pouvoir être considérées comme effectives au sens de l’article 13 de la Convention. Ils exposent qu’ils n’ont jamais fait l’objet d’une quelconque procédure d’identification, ce que le Gouvernement ne contesterait pas, et ils dénoncent l’absence d’assistance juridique et linguistique ainsi que de toute procédure relative à leur expulsion de facto vers le Maroc. Ils indiquent que leurs assertions sont confirmées par les interventions écrites des tiers intervenants résumées ci‑dessus, en particulier celles du Commissaire DH ou de la CEAR. Ils se réfèrent également aux principes inhérents à l’article 13 de la Convention rappelés dans l’arrêt A.C. et autres c. Espagne (no 6528/11, 22 avril 2014), exposant que, dans le cadre d’un refoulement immédiat, les exigences de l’article 13 ne peuvent pas être remplies, dès lors que les étrangers refoulés se verraient privés de tout accès à des procédures et à des garanties légales et que leur refoulement s’effectuerait en l’absence de toute décision individuelle susceptible de faire l’objet d’un recours.

B. Appréciation de la Cour

1. Sur la recevabilité

113. La Cour considère que ce grief pose des questions de droit et de fait complexes qui ne peuvent être tranchées qu’après un examen au fond ; il s’ensuit qu’il n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Constatant par ailleurs qu’il ne se heurte à autre motif d’irrecevabilité et qu’aucune autre exception préliminaire n’a été soulevée par le Gouvernement à cet égard, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond

a) Les principes établis dans la jurisprudence de la Cour

114. La Cour rappelle que l’article 13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de se prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu’ils s’y trouvent consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d’exiger un recours interne permettant d’examiner le contenu d’un « grief défendable » fondé sur la Convention et d’offrir un redressement approprié. La portée de l’obligation que l’article 13 fait peser sur les États contractants varie en fonction de la nature du grief du requérant. Toutefois, le recours exigé par l’article 13 doit être « effectif » en pratique comme en droit (Hirsi Jamaa et autres, précité, § 197, et Khlaifia et autres, précité, § 268).

115. Sur la question de l’exigence du caractère suspensif du recours, la Cour est parvenue à des solutions différentes en tenant compte du risque potentiellement irréversible encouru par les requérants dans le pays de destination en cas d’éloignement du territoire de l’État défendeur. Elle a estimé qu’un tel préjudice n’existait pas, par exemple, lorsque l’intéressé soutenait que son expulsion porterait atteinte à son droit au respect de sa vie privée et familiale (De Souza Ribeiro c. France [GC], no 22689/07, § 83, CEDH 2012), bien qu’elle ait conclu à la violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 8 pour d’autres raisons. Dans l’arrêt Khlaifia et autres (précité), la Cour a estimé que, lorsqu’un requérant alléguait que la procédure suivie pour ordonner son expulsion avait eu un caractère « collectif » sans alléguer concomitamment qu’elle l’avait exposé à un préjudice irréversible résultant d’une violation des articles 2 ou 3 de la Convention, la Convention n’imposait pas aux États l’obligation absolue de garantir un remède de plein droit suspensif, mais qu’elle se bornait à exiger que la personne concernée ait une possibilité effective de contester la décision d’expulsion en obtenant un examen suffisamment approfondi de ses doléances par une instance interne indépendante et impartiale (Khlaifia et autres, précité, § 279). La Cour a donc conclu dans l’arrêt Khlaifia et autres que l’absence d’effet suspensif d’un recours contre une décision d’éloignement n’était pas en soi constitutive d’une violation de l’article 13 de la Convention lorsque, comme en l’espèce, les requérants n’alléguaient pas un risque réel de violation des droits garantis par les articles 2 et 3 dans le pays de destination.

b) Application des principes précités en l’espèce

116. Les requérants se plaignent de l’absence d’un recours effectif susceptible de leur permettre de contester leur expulsion sous l’angle du caractère « collectif ».

117. La Cour vient de conclure que le renvoi des requérants vers le Maroc s’analysait en une violation de l’article 4 du Protocole no 4 (paragraphe 108 ci-dessus). Le grief soulevé par les requérants sur ce point est dès lors « défendable » aux fins de l’article 13 de la Convention (Hirsi Jamaa et autres, précité, § 201).

118. La Cour constate que, dans la présente espèce, la question du caractère suspensif de plein droit du recours ne se pose même pas, les requérants n’ayant eu accès, avant leur éloignement vers le Maroc, à aucune procédure tendant à leur identification et à la vérification de leurs situations personnelles. Le Gouvernement ne se prononce pas sur le défaut d’identification des requérants par les agents de la Guardia Civil, se bornant à indiquer qu’il n’a pas connaissance de l’identité des intéressés. Il soutient toutefois que les requérants n’ont pas réussi à prouver leur identité devant la Cour (paragraphe 56 ci-dessus).

119. La Cour attache un poids particulier à la version des requérants, car elle est corroborée par de nombreux témoignages recueillis, entre autres, par le HCR ou par le Commissaire DH.

120. Elle a déjà relevé plus haut, sur le terrain de l’article 4 du Protocole no 4, que les requérants ont été repoussés sur-le-champ par les autorités des frontières et qu’ils n’ont eu accès ni à un interprète ni à des agents pouvant leur fournir les informations minimales nécessaires à propos du droit d’asile et/ou de la procédure pertinente contre leur expulsion. Il y a, en l’espèce, un lien évident entre les expulsions collectives dont les requérants ont fait l’objet à la clôture de Melilla et le fait qu’ils ont été concrètement empêchés d’accéder à une quelconque procédure nationale satisfaisant aux exigences de l’article 13 de la Convention (Sharifi et autres, précité, § 242).

121. Compte tenu des circonstances de la présente espèce et du caractère immédiat de leur expulsion de facto, la Cour estime que les requérants ont été privés de toute voie de recours qui leur eût permis de soumettre à une autorité compétente leur grief tiré de l’article 4 du Protocole no 4 et d’obtenir un contrôle attentif et rigoureux de leur demande avant leur renvoi.

122. Dès lors, la Cour estime qu’il y a eu également violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 4 du Protocole no 4 à la Convention.

V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

123. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

124. Les requérants réclament 5 000 EUR chacun pour préjudice moral. Ils estiment que ce montant se justifie en raison du caractère absolu de l’interdiction des expulsions collectives, des sentiments d’injustice, d’impuissance, de gêne, de détresse et de frustration qu’ils ont éprouvés ainsi que de l’impossibilité d’une restitutio in integrum.

125. Le Gouvernement considère que les demandes de satisfaction équitable des requérants « ne sont pas acceptables ».

126. Au vu des circonstances particulières de l’espèce, la Cour considère que les sommes réclamées par chacun des requérants sont raisonnables et elle les accorde en entier. Par conséquent, elle décide qu’il y a lieu d’octroyer à chacun des requérants 5 000 EUR pour préjudice moral, soit la somme totale de 10 000 EUR pour les deux requérants.

B. Intérêts moratoires

127. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Rejette, à l’unanimité, les exceptions préliminaires soulevées par le gouvernement défendeur concernant l’absence de qualité de victime des requérants et le non-épuisement des voies de recours internes (paragraphe 66 ci-dessus) ;

2. Décide, à l’unanimité, de joindre au fond l’exception ratione materiae soulevée par le gouvernement défendeur, et de rejeter celle-ci (paragraphe 108 ci-dessus) ;

3. Déclare, à l’unanimité, les requêtes recevables ;

4. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 4 du Protocole no 4 ;

5. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 4 du Protocole no 4 ;

6. Dit, par six voix contre une,

a) que l’État défendeur doit verser à chacun des requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 octobre 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Fatoş AracıBranko Lubarda
Greffière adjointePrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Dedov.

B.L.
F.A.

OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DU JUGE DEDOV

Je regrette de ne pas pouvoir adhérer sans réserve à l’opinion de mes collègues dans le cas d’espèce. J’ai voté en faveur d’une violation de l’article 4 du Protocole no 4 de la Convention, mais je crois que le constat d’une violation suffirait aux fins du préjudice moral. Les faits de la cause démontrent que les requérants ne se trouvaient pas dans une situation d’urgence résultant d’une persécution ou d’une menace immédiate pour la vie, l’intégrité ou la dignité. En outre, les requérants ont franchi la frontière illégalement et violemment. Les autorités ont quant à elles examiné la situation individuelle de chacun des requérants lorsqu’ils ont traversé de nouveau la frontière, comme l’exige la Convention. Par conséquent, même au fond, la violation ne peut être considérée comme grave.

Toutes les circonstances sont claires pour moi. Je n’ai qu’un seul souci à propos de la présente affaire et de nombreux autres cas similaires examinés par la Cour, c’est que la Cour maintienne (quoique pas dans tous les cas) ses normes élevées pesant sur les autorités dans une situation de comportement illégal ou même de violence. Je peux imaginer à quel point les gardes-frontières espagnols ont été choqués par cette invasion, lorsque les candidats, accompagnés de nombreux autres migrants, ont attaqué la frontière. Nous pensons que les agents de l’État devraient rester calmes et impartiaux dans tous les cas de figure parce qu’ils ont été formés pour être parés à toute situation "standard". Mais ce sont des gens comme nous, qui ressentent des émotions; ils méritent également notre respect, et nous devrions en tenir compte. Il faut alors se demander qui était le plus vulnérable dans le cas d’espèce.

* * *

[1]. https://www.defensordelpueblo.es/noticias/la-defensora-del-pueblo-concluye-en-el-senado-el-tramite-parlamentario-del-informe-anual-2/


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