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03/10/2017 | CEDH | N°001-177223

CEDH | CEDH, AFFAIRE ALEXANDRU ENACHE c. ROUMANIE, 2017, 001-177223


QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE ALEXANDRU ENACHE c. ROUMANIE

(Requête no 16986/12)

ARRÊT

STRASBOURG

3 octobre 2017

DÉFINITIF

03/01/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Alexandru Enache c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Ganna Yudkivska, présidente,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Faris Vehabović,
Egidijus Kū

ris,
Iulia Motoc,
Marko Bošnjak,
Péter Paczolay, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du co...

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE ALEXANDRU ENACHE c. ROUMANIE

(Requête no 16986/12)

ARRÊT

STRASBOURG

3 octobre 2017

DÉFINITIF

03/01/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Alexandru Enache c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Ganna Yudkivska, présidente,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Faris Vehabović,
Egidijus Kūris,
Iulia Motoc,
Marko Bošnjak,
Péter Paczolay, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 juillet 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 16986/12) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Alexandru Enache (« le requérant »), a saisi la Cour le 13 mars 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté jusqu’en février 2015 par Me S.D. Bartha, avocat à Bucarest, puis par Me N. Mircioi, avocate à Bucarest. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.

3. Le requérant se plaignait en particulier de ses conditions de détention dans les locaux de la 4e section de police de Bucarest, à la prison de Bucarest‑Rahova et à la prison de Mărgineni. Il se plaignait également d’une discrimination dans l’exercice de son droit au respect de sa vie familiale, la législation roumaine autorisant uniquement les femmes condamnées, mères d’un enfant de moins d’un an, à demander le report de leur peine.

4. Par une décision du 5 février 2013, la Cour a communiqué les griefs tirés de l’article 3 de la Convention et de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention, et a déclaré la requête irrecevable pour le surplus.

5. Le 16 décembre 2014, la Cour a décidé de demander aux parties des informations supplémentaires concernant les conditions de détention du requérant à la prison de Giurgiu, où il avait entre-temps été transféré.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. Le requérant est né en 1973 et réside à Bucarest. Il est avocat de profession.

7. Par un jugement du 25 mai 2011, le tribunal de première instance de Bucarest le condamna à une peine de sept ans de prison pour détournement de fonds et faux. Le 1er décembre 2011, il fut incarcéré dans les locaux de détention de la police à Bucarest (Centrul de reţinere şi arestare preventivă nr. 2 – secţia 4 Poliţie) pour commencer à purger sa peine. Le jugement de première instance fut confirmé par un arrêt définitif de la cour d’appel de Bucarest du 25 novembre 2011, mis au net le 25 mai 2012.

A. Demandes de report de l’exécution de la peine

8. Le requérant forma deux demandes de report de l’exécution de la peine fondées sur l’article 453 § 1 b) et c) de l’ancien code de procédure pénale (« le CPP ») (paragraphe 22 ci-dessous). Il plaida qu’il était marié, qu’il avait un enfant âgé de quelques mois, né le 19 mai 2011, dont il voulait s’occuper, et que sa famille éprouvait des difficultés financières et sociales en raison de sa détention.

9. Par un jugement du 27 mars 2012, le tribunal de première instance de Bucarest rejeta la première demande du requérant, considérant que le report de l’exécution de la peine, prévu par l’article 453 § 1 b) du CPP pour les mères condamnées jusqu’au premier anniversaire de leur enfant, était d’interprétation stricte, et que l’intéressé ne pouvait pas en demander l’application par analogie. Il estima également que les difficultés financières et familiales évoquées par le requérant n’entraient pas dans la catégorie des circonstances spéciales exigées par l’article 453 § 1 c) du CPP pour autoriser le report de la peine, d’autant plus qu’elles existaient avant son placement en détention.

10. Sur un recours du requérant, le tribunal départemental de Bucarest confirma, par un arrêt du 7 mai 2012, le jugement rendu en première instance.

11. Par un jugement du 13 juin 2012, le tribunal de première instance de Bucarest rejeta la deuxième demande formée par le requérant sur le fondement de l’article 453 § 1 c) du CPP, au motif que les conditions légales n’étaient pas remplies. En particulier, de l’avis du tribunal, l’exécution de la peine ne mettait pas en danger la situation personnelle ou familiale de l’intéressé. Par un arrêt du 17 juillet 2012, le tribunal départemental de Bucarest rejeta le recours formé par le requérant contre ce jugement.

B. Les conditions de détention

12. Le requérant fut détenu dans plusieurs établissements pénitentiaires, dont les locaux de détention de la police à Bucarest (du 1er au 13 décembre 2011), la prison de Bucarest‑Rahova (du 13 au 19 décembre 2011, du 21 décembre 2011 au 9 janvier 2012 et du 17 janvier 2012 au 30 janvier 2013), la prison de Mărgineni (du 9 au 17 janvier 2012) et la prison de Giurgiu (du 30 janvier au 25 février 2013 et du 11 mars au 26 septembre 2013).

1. La version du requérant

13. S’agissant des locaux de détention de la police à Bucarest, le requérant indique avoir été incarcéré, avec trois autres détenus, dans la cellule no 1, qui mesurait selon lui 1,80 mètre par 2 mètres. Il précise que cette cellule disposait d’une seule fenêtre mesurant 30 centimètres par 40 centimètres, mais que celle-ci ne permettait pas de bénéficier d’un éclairage naturel en raison de la présence de deux rangées de barreaux. Il ajoute que les toilettes étaient sales et qu’elles n’étaient séparées du reste de la cellule que par un rideau. Enfin, il expose que l’eau courante n’était disponible que deux heures par jour.

14. S’agissant de la prison de Bucarest‑Rahova, le requérant expose avoir été détenu dans la cellule no 209 avec huit autres détenus. Il indique que la cellule mesurait 3,20 mètres par 5,80 mètres et qu’elle disposait d’une seule fenêtre de 1 mètre par 1,20 mètre ne permettant pas de bénéficier d’un éclairage naturel en raison de la présence de barreaux et d’une grille. Il ajoute que la cellule était humide et qu’il y régnait une odeur désagréable.

15. S’agissant de la prison de Mărgineni, il indique qu’il a été logé avec vingt-quatre détenus dans une cellule mesurant 2 mètres par 6 mètres et qu’il n’y avait pas l’eau courante.

16. S’agissant de la prison de Giurgiu, il indique avoir été incarcéré dans une cellule surpeuplée. Il affirme, entre autres, que l’eau chaude n’était que rarement disponible, que le matelas et le linge de lit étaient sales. Il se plaint également de la présence de cafards, de rats et de punaises de lit.

2. La version du Gouvernement

17. Le Gouvernement affirme que, dans les locaux de détention de la police à Bucarest, le requérant a été détenu dans une cellule de 10,68 m2 disposant de quatre lits superposés, d’une télévision, de l’éclairage naturel ainsi que de toilettes d’une superficie de 2,5 m2.

18. Il expose que, à la prison de Bucarest-Rahova, le requérant a été successivement logé dans sept cellules, que celles-ci avaient une superficie variant de 19,30 m2 à 19,58 m2 et qu’elles contenaient dix lits superposés. Il ajoute que ces cellules disposaient de toilettes, d’un coin cuisine ainsi que d’une aération et d’un éclairage naturels.

19. Il indique que, à la prison de Mărgineni, la cellule du requérant mesurait 28,35 m2 et qu’elle contenait vingt et un lits. Il précise qu’elle disposait de toilettes, d’un coin cuisine ainsi que d’une aération et d’un éclairage naturels.

20. Il dit que, à la prison de Giurgiu, le requérant a été successivement logé dans quatre cellules, que celles-ci avaient une superficie variant de 20,35 m2 à 20,96 m2 et qu’elles étaient prévues pour six détenus. Il expose qu’elles comportaient des lits individuels, une table permettant aux détenus de prendre leurs repas ensemble, trois tables de chevet, un petit banc, une prise de télévision et un coffre pour les chaussures. Il ajoute que ces cellules disposaient toutes de toilettes d’une superficie de 4,03 m2, mais il ne précise pas si cette superficie était incluse ou non dans celle des cellules. Il affirme que, enfin, les cellules ainsi que le linge fourni aux détenus étaient en bon état.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

21. Un résumé du droit interne pertinent, dans sa version en vigueur au moment des faits, relatif aux droits des personnes détenues, à savoir l’ordonnance d’urgence du Gouvernement no 56/2003 concernant les droits des personnes exécutant une peine privative de liberté (« l’OUG no 56/2003 ») et la loi no 275/2006 sur l’exécution des peines (« la loi no 275/2006 »), est présenté dans l’affaire Marcu c. Roumanie (no 43079/02, § 42, 26 octobre 2010).

22. L’article 453 du CPP, dans sa version en vigueur au moment des faits, était ainsi rédigé en ses parties pertinentes en l’espèce :

« 1. L’exécution d’une peine d’emprisonnement ou de réclusion à perpétuité peut être reportée [amânată] dans les cas suivants :

(...)

b) lorsque la [femme] condamnée est enceinte ou est mère d’un enfant de moins d’un an. Dans les cas [énoncés ci-dessus], l’exécution de la peine est reportée jusqu’à la fin de la cause qui a déterminé le report.

c) lorsque, en raison de circonstances spéciales, l’exécution immédiate de la peine aurait des conséquences graves pour le condamné, sa famille ou son employeur. Dans ce cas, l’exécution peut être reportée pour une durée maximale de trois mois, et ce une fois seulement. »

23. L’article 589 § 1 b) du nouveau code de procédure pénale (« le NCPP »), entré en vigueur le 1er février 2014, est rédigé dans les mêmes termes que l’article 453 du CPP dans son ensemble.

24. Par un arrêt définitif no 1220 du 11 mars 2003, dans lequel elle a accueilli un recours (recurs) formé par le parquet et rejeté la demande d’une femme détenue visant le report de sa peine, la Cour suprême de justice (désormais dénommée Haute Cour de cassation et de justice) a considéré que l’interruption sollicitée n’était pas dans l’intérêt de l’enfant de la demanderesse, celle-ci purgeant une peine de prison pour avoir causé la mort d’un autre nouveau-né.

25. Par un arrêt définitif no 267/R du 16 février 2010, dans lequel il a de même accueilli un recours du parquet et rejeté la demande d’une femme détenue visant l’interruption de sa peine, le tribunal départemental de Bucarest a retenu la mauvaise foi de la demanderesse qui, une fois mise en liberté, ne s’était pas occupée de son enfant, avait commis de nouvelles infractions et avait fait l’objet d’une nouvelle détention provisoire.

III. LES DOCUMENTS INTERNATIONAUX PERTINENTS

26. Les conclusions du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains et dégradants (« le CPT »), rendues à la suite des visites effectuées en 2010 dans les locaux de détention de la police à Bucarest, sont résumées dans l’affaire Căşuneanu c. Roumanie (no 22018/10, § 43, 16 avril 2013).

27. Le 11 janvier 2006, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a adopté la Recommandation Rec(2006)2 sur les règles pénitentiaires européennes lors de la 952e réunion des Délégués des Ministres. L’annexe à cette Recommandation dispose, en ses passages pertinents en l’espèce :

« Champ d’application

(...)

13. Les présentes règles doivent être appliquées avec impartialité, sans discrimination aucune fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation (...).

Contacts avec le monde extérieur

24.1 Les détenus doivent être autorisés à communiquer aussi fréquemment que possible – par lettre, par téléphone ou par d’autres moyens de communication – avec leur famille, des tiers et des représentants d’organismes extérieurs, ainsi qu’à recevoir des visites desdites personnes.

(...)

24.4 Les modalités des visites doivent permettre aux détenus de maintenir et de développer des relations familiales de façon aussi normale que possible.

(...)

24.7 Lorsque les circonstances le permettent, le détenu doit être autorisé à quitter la prison – soit sous escorte, soit librement – pour rendre visite à un parent malade, assister à des obsèques ou pour d’autres raisons humanitaires.

(...)

Femmes

34.1 Outre les dispositions des présentes règles visant spécifiquement les détenues, les autorités doivent également respecter les besoins des femmes, entre autres aux niveaux physique, professionnel, social et psychologique, au moment de prendre des décisions affectant l’un ou l’autre aspect de leur détention.

34.2 Des efforts particuliers doivent être déployés pour permettre l’accès à des services spécialisés aux détenues qui ont des besoins tels que mentionnés à la Règle 25.4. [relative à l’attention due aux détenus qui ont subi des violences physiques, mentales ou sexuelles].

34.3 Les détenues doivent être autorisées à accoucher hors de prison mais, si un enfant vient à naître dans l’établissement, les autorités doivent fournir l’assistance et les infrastructures nécessaires. »

28. L’ensemble des normes et des principes établis au sein des Nations unies relatifs au traitement et à la protection des détenus est résumé dans l’affaire Khoroshenko c. Russie ([GC], no 41418/04, §§ 69-75, CEDH 2015). Les normes internationales visant spécialement la protection des femmes et de la maternité sont décrites dans l’affaire Khamtokhu et Aksenchik c. Russie ([GC], nos 60367/08 et 961/11, §§ 27-31, 24 janvier 2017). Le passage pertinent en l’espèce de la Convention des Nations unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW), ratifiée par la Roumanie en 1982, se lit ainsi :

Article 4

« (...)

2. L’adoption par les États parties de mesures spéciales, y compris de mesures prévues dans la présente Convention, qui visent à protéger la maternité n’est pas considérée comme un acte discriminatoire. »

29. En particulier, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté, le 21 décembre 2010, la Résolution no 65/229 sur les Règles concernant le traitement des détenues et l’imposition de mesures non privatives de liberté aux délinquantes (Règles de Bangkok) qui dispose, en ses parties pertinentes en l’espèce :

« Certaines de ces règles abordent des questions pouvant s’appliquer à toutes les personnes détenues, hommes et femmes, notamment celles ayant trait aux responsabilités parentales, à certains services médicaux, aux méthodes de fouille et à d’autres questions apparentées mais, dans l’ensemble, les règles traitent principalement des besoins des femmes et de leurs enfants. Toutefois, étant donné que l’accent est notamment mis sur les enfants des détenues, il est indispensable de reconnaître le rôle central des deux parents dans la vie des enfants. Par conséquent, certaines règles s’appliquent également aux pères détenus ou délinquants.

Règle 1

Afin de traduire dans les faits le principe de non-discrimination énoncé dans la règle 6 de l’Ensemble de règles minima pour le traitement des détenus, il convient de prendre en compte, lors de l’application des présentes règles, les besoins particuliers des détenues. Les mesures adoptées pour satisfaire à ces besoins dans un souci d’égalité des sexes ne doivent pas être considérées comme discriminatoires.

Règle 2

(...)

2. Avant ou au moment de leur admission, les femmes ayant à leur charge des enfants doivent être autorisées à prendre pour eux des dispositions, dont éventuellement l’obtention d’une suspension raisonnable de leur détention, compte tenu de l’intérêt supérieur des enfants.

(...)

Règle 48

1. Les détenues qui sont enceintes ou qui allaitent doivent recevoir des conseils sur leur santé et leur régime alimentaire dans le cadre d’un programme établi et suivi par un professionnel de la santé qualifié. Les femmes enceintes, les nourrissons, les enfants et les mères allaitantes doivent disposer gratuitement d’une nourriture adéquate et apportée en temps voulu, d’un environnement sain et de la possibilité de faire régulièrement de l’exercice.

2. Les détenues ne doivent pas être dissuadées d’allaiter leur enfant, si ce n’est pour des raisons de santé bien précises.

3. Les besoins médicaux et nutritionnels des détenues ayant récemment accouché, mais dont l’enfant ne séjourne pas avec elles en prison, doivent être inclus dans les programmes de traitement.

Règle 49

La décision d’autoriser un enfant à séjourner avec sa mère en prison doit être fondée sur l’intérêt supérieur de l’enfant. Les enfants en prison avec leur mère ne doivent jamais être traités comme des détenus.

Règle 50

Il faut faire en sorte que les détenues séjournant en prison avec leurs enfants puissent passer le plus de temps possible avec eux.

Règle 51

1. Les enfants vivant avec leur mère en prison doivent pouvoir bénéficier à tout moment de services de soins de santé primaires et leur développement doit être suivi par des spécialistes, en collaboration avec des services de santé de l’extérieur.

2. Les conditions dans lesquelles l’enfant est élevé doivent être aussi proches que possible de celles dont bénéficie un enfant vivant hors du milieu carcéral.

Règle 52

1. Les décisions concernant le moment où l’enfant sera séparé de sa mère doivent être prises sur la base d’évaluations individuelles et de l’intérêt supérieur de l’enfant, dans les limites des lois nationales applicables.

2. Le transfert de l’enfant hors de la prison doit être opéré avec tact, uniquement lorsqu’une autre solution de prise en charge a été trouvée et, dans le cas d’une détenue de nationalité étrangère, en consultation avec les autorités consulaires.

3. Lorsque les enfants ont été séparés de leur mère et placés dans la famille ou chez des parents, ou ont été pris en charge d’une autre manière, les détenues doivent se voir accorder le maximum de possibilités et de facilités pour les rencontrer si cela correspond à l’intérêt supérieur des enfants et ne compromet pas la sécurité publique.

(...)

Règle 64

Les peines non privatives de liberté doivent être privilégiées, lorsque cela est possible et indiqué, pour les femmes enceintes et les femmes ayant des enfants à charge, des peines privatives de liberté étant envisagées en cas d’infraction grave ou violente ou lorsque la femme représente encore un danger et après la prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant ou des enfants, étant entendu que des solutions appropriées doivent avoir été trouvées pour la prise en charge de ces derniers. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

30. Le requérant se plaint de ses conditions de détention dans les établissements pénitentiaires où il a été incarcéré. Il invoque l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Sur l’objet du grief

31. Dans ses observations supplémentaires portant sur le grief tiré des conditions de détention dans la prison de Giurgiu, le Gouvernement émet des doutes quant à la réalité de ce grief. Il soutient que le requérant ne l’a pas étayé.

32. Le requérant réitère son grief à cet égard.

33. La Cour note que le requérant a été transféré à la prison de Giurgiu le 30 janvier 2013 (paragraphe 12 ci-dessus) et que sa requête devant la Cour a été communiquée au gouvernement défendeur six jours plus tard, soit le 5 février 2013 (paragraphe 4 ci-dessus). Dans sa réponse du 7 janvier 2014 aux observations du Gouvernement, le requérant, toujours en détention, a indiqué que « tous les établissements pénitentiaires » où il a été détenu étaient surpeuplés et a insisté sur le caractère continu de cette situation.

34. Dès lors, la Cour estime que le requérant a bien entendu se plaindre de ses conditions de détention dans la prison de Giurgiu, dans laquelle il a été transféré peu de temps avant la communication de sa requête.

35. Par ailleurs, elle note que, dans sa réponse aux observations du Gouvernement, le requérant a soulevé de nouveaux griefs tirés de certains aspects particuliers de ses conditions de détention, relatifs notamment à des conditions de transport inadéquates et à des fouilles corporelles fréquentes. Elle observe que ces griefs ont été soulevés après la communication de l’affaire au gouvernement défendeur. Or elle a déjà jugé qu’il n’y a pas lieu de statuer sur de nouveaux griefs soulevés après la communication et pour lesquels la Cour n’a pas estimé nécessaire de poser des questions supplémentaires au Gouvernement (voir, en ce sens, Enășoaie c. Roumanie, no 36513/12, § 60, 4 novembre 2014). Par conséquent, la Cour limitera son examen aux aspects des conditions de détention évoquées par le requérant dans son formulaire de requête, à savoir notamment la surpopulation carcérale et les mauvaises conditions d’hygiène.

B. Sur la recevabilité

36. Le Gouvernement excipe de l’irrecevabilité du grief relatif aux conditions de détention à la prison de Giurgiu pour non-épuisement des voies de recours internes. Il affirme que le requérant n’a jamais saisi les autorités compétentes pour se plaindre de ses conditions de détention dans cette prison sur le fondement des dispositions de la loi no 275/2006.

37. La Cour relève que, s’agissant des conditions matérielles de sa détention, le grief du requérant porte en particulier sur la surpopulation carcérale et sur les mauvaises conditions d’hygiène. Elle rappelle à ce propos avoir déjà jugé, dans des affaires portant sur un grief similaire et dirigées contre la Roumanie que, eu égard à la particularité de ce grief, l’action indiquée par le Gouvernement et fondée sur les dispositions de la loi no 275/2006 ne constituait pas un recours effectif à épuiser (Marin Vasilescu c. Roumanie, no 62353/09, § 27, 11 juin 2013 ; Bulea c. Roumanie, no 27804/10, §§ 41-42, 3 décembre 2013 ; et Bujorean c. Roumanie, no 13054/12, § 21, 10 juin 2014). En l’espèce, les arguments du Gouvernement ne sauraient conduire la Cour à une conclusion différente. Dès lors, il convient de rejeter cette exception.

38. Constatant que le grief concernant les conditions de détention du requérant n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

C. Sur le fond

39. Le requérant se plaint du surpeuplement carcéral dans les locaux de détention de la police à Bucarest et dans les prisons de Bucarest‑Rahova, de Mărgineni et de Giurgiu. Se référant aux rapports du CPT ainsi qu’à ceux d’une organisation non gouvernementale roumaine, il allègue que, dans ces établissements, il a bénéficié d’un espace de vie bien inférieur à la norme recommandée par le CPT. Il ajoute qu’il n’y avait pas d’eau chaude ni de chauffage, que les matelas et le linge de lit étaient sales et que les cellules étaient infestées de rats, de cafards et de parasites.

40. Le Gouvernement expose que les conditions de détention litigieuses n’ont pas dépassé le seuil de gravité requis pour l’application de l’article 3 de la Convention. S’agissant en particulier de la prison de Giurgiu, il indique que le requérant a bénéficié d’un espace de vie mesurant entre 3,39 m2 et 3,49 m2.

41. La Cour rappelle que l’article 3 de la Convention fait peser sur les autorités une obligation positive qui consiste à s’assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions qui sont compatibles avec le respect de la dignité humaine et que les modalités d’exécution de la mesure en cause ne soumettent pas l’intéressé à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 94, CEDH 2000-XI ; Ananyev et autres c. Russie, nos 42525/07 et 60800/08, § 141, 10 janvier 2012 ; et Enășoaie, précité, § 46).

42. La Cour a récemment réitéré les principes pertinents, notamment ceux relatifs à la surpopulation carcérale et aux facteurs susceptibles de compenser le manque d’espace personnel, dans l’arrêt Muršić c. Croatie ([GC], no 7334/13, §§ 96-141, 20 octobre 2016). Elle a dit notamment que lorsque la surface au sol dont dispose un détenu en cellule collective est inférieure à 3 m², le manque d’espace personnel est considéré comme étant à ce point grave qu’il donne lieu à une forte présomption de violation de l’article 3. La charge de la preuve pèse alors sur le gouvernement défendeur, qui peut toutefois réfuter la présomption en démontrant la présence d’éléments propres à compenser cette circonstance de manière adéquate (Ibid., § 137). En revanche, lorsqu’un détenu dispose dans la cellule d’un espace personnel compris entre 3 et 4 m², le facteur spatial demeure un élément de poids dans l’appréciation qu’elle fait du caractère adéquat ou non des conditions de détention. En pareil cas, la Cour conclura à la violation de l’article 3 de la Convention si le manque d’espace s’accompagne d’autres mauvaises conditions matérielles de détention, notamment d’un défaut d’accès à la cour de promenade ou à l’air et à la lumière naturels, d’une mauvaise aération, d’une température insuffisante ou trop élevée dans les locaux, d’une absence d’intimité dans les toilettes ou de mauvaises conditions sanitaires et hygiéniques (Ibid., § 139).

43. Faisant application de ces principes en l’espèce, la Cour note que le requérant se plaint du surpeuplement dans les locaux de détention de la police à Bucarest et dans les prisons de Bucarest-Rahova, de Mărgineni et de Giurgiu. Elle note que, s’agissant des trois premiers établissements pénitentiaires, les parties divergent tant sur la superficie des cellules où a été détenu le requérant que sur le nombre de personnes y logées (voir les paragraphes 13, 14 et 15 pour la version du requérant et les paragraphes 17, 18 et 19 pour la version du Gouvernement). Quoi qu’il en soit, la Cour relève que, même en retenant la version du Gouvernement, on parvient à la conclusion que dans tous ces établissements le requérant a bénéficié d’un espace de vie inférieur à 3 m2.

44. Outre le problème de surpopulation carcérale, les allégations du requérant quant aux conditions d’hygiène précaires sont conformes aux conclusions de la Cour dans des affaires similaires relatives à la prison de Bucarest-Rahova (Geanopol c. Roumanie, no 1777/06, § 62, 5 mars 2013, et Constantin Aurelian Burlacu c. Roumanie, no 51318/12, § 27, 10 juin 2014) et à la prison de Mărgineni (Iacov Stanciu¸ précité, § 175, et Necula c. Roumanie, no 33003/11, § 57, 18 février 2014). S’agissant des conditions d’hygiène dans les locaux de détention de la police à Bucarest, les allégations du requérant sont plus que plausibles et reflètent des réalités décrites par le CPT dans son rapport rendu à la suite des visites effectuées en 2010 dans les locaux de détention de la police à Bucarest (paragraphe 26 ci-dessus).

45. Dans ces circonstances, la Cour ne saurait estimer que, par rapport à ces trois établissements, le Gouvernement ait fourni des éléments propres à réfuter la forte présomption de violation de l’article 3 qui découlait d’un espace personnel inférieur à 3 m².

46. Quant à la prison de Giurgiu, la Cour note que les parties sont en désaccord. Le requérant indique avoir été détenu dans des cellules surpeuplées, sans toutefois donner de détails sur leurs dimensions, tandis que le Gouvernement expose que l’intéressé a bénéficié, pendant ses sept mois de détention dans cet établissement, d’un espace de vie compris entre 3,39 m2 et 3,49 m2 (paragraphe 20 ci-dessus). Toutefois, la Cour rappelle avoir déjà conclu dans d’autres affaires à la violation de l’article 3 de la Convention à raison principalement du manque d’espace individuel et des mauvaises conditions d’hygiène dans la prison de Giurgiu, et cela pendant une période correspondant à celle où le requérant y a été incarcéré (Marian Toma c. Roumanie, no 48372/09, § 33, 17 juin 2014, et Adrian Radu c. Roumanie, no 26089/13, § 29, 7 avril 2015). Elle en déduit que, outre la surpopulation carcérale, le requérant a également dû faire face dans cette prison à d’autres mauvaises conditions matérielles de détention, notamment sur les plans sanitaire et hygiénique (Muršić, précité, § 139).

47. Dès lors, elle estime que les conditions de détention dans les établissements en cause ont soumis le requérant à une épreuve d’une intensité qui excédait le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention.

48. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 3 de la Convention de ce chef.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

49. Le requérant se plaint d’avoir été victime d’une discrimination fondée sur le sexe, au motif qu’il s’est vu refuser la possibilité d’obtenir le report de l’exécution de sa peine de prison, l’article 453 § 1 b) du CPP autorisant uniquement les femmes condamnées, mères d’un enfant de moins d’un an, à demander un tel report. Il invoque l’article 14 de la Convention combiné en substance avec l’article 8 ainsi que l’article 1 du Protocole no 12 à la Convention.

50. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (voir, entre autres, Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I), la Cour estime qu’il y a lieu d’examiner ce grief uniquement sous l’angle de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention (voir, mutatis mutandis et par rapport aux visites conjugales en prison, Laduna c. Slovaquie, no 31827/02, § 54, CEDH 2011, et Varnas c. Lituanie, no 42615/06, § 110, 9 juillet 2013), dispositions qui sont ainsi libellées :

Article 8

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

Article 14

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

A. Sur la recevabilité

1. Sur l’exception du Gouvernement tirée de l’incompatibilité ratione materiae du grief du requérant

51. Le Gouvernement soutient que l’article 8 de la Convention n’est pas applicable en l’espèce, au motif que la norme interne instituant le report de l’exécution de la peine vise à assurer l’intérêt supérieur du nouveau-né à bénéficier d’un environnement adéquat pour ses soins et sa nourriture mais non l’organisation de la vie familiale et n’a pas pour but de garantir à un parent et à son enfant d’être ensemble. Se fondant sur la jurisprudence des juridictions nationales (paragraphes 24 et 25 ci-dessus), il ajoute que le report de la peine n’a pas pour but de préserver les liens familiaux, mais de s’assurer que l’enfant n’est pas privé de protection parentale. Il précise que, en l’espèce, le fils du requérant habitait avec sa mère, ses frères et ses grands-parents et n’était donc pas privé de soins parentaux.

52. Le Gouvernement estime en outre que l’article 8 de la Convention ne comporte pas un droit à bénéficier d’un congé pénitentiaire pour élever un enfant. Il expose que la personne détenue dispose d’autres moyens pour continuer de jouir de son droit au respect de la vie familiale : les visites familiales et conjugales, la correspondance – écrite ou sous d’autres formes –, ou encore la participation à l’exercice de l’autorité parentale. Il considère que, l’article 8 n’étant pas applicable en l’espèce, l’article 14 de la Convention, qui n’a pas d’existence indépendante, n’est non plus applicable.

53. Le requérant soutient pour sa part que l’article 8 combiné avec l’article 14 de la Convention est applicable en l’espèce.

54. Comme la Cour l’a constamment déclaré, l’article 14 de la Convention complète les autres clauses normatives de la Convention et des Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, il possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s’appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l’empire de l’une au moins desdites clauses (voir, parmi beaucoup d’autres, Van Raalte c. Pays‑Bas, 21 février 1997, § 33, Recueil 1997-I ; Petrovic c. Autriche, 27 mars 1998, § 22, Recueil 1998-II ; et Zarb Adami c. Malte, no 17209/02, § 42, CEDH 2006-VIII).

55. La Cour doit donc établir si les faits dont le requérant se plaint, à savoir l’impossibilité d’obtenir un report de l’exécution de sa peine pour s’occuper de son enfant de moins d’un an, tombent dans le champ d’application de l’article 8 de la Convention. À cet égard, elle rappelle que les détenus continuent de jouir pendant leur détention de tous les droits et libertés fondamentaux garantis par la Convention, à l’exception du droit à la liberté (voir, par exemple, Dickson c. Royaume-Uni [GC], no 44362/04, § 67, CEDH 2007-V, et Boulois c. Luxembourg [GC], no 37575/04, § 82, CEDH 2012).

56. En conséquence, les personnes placées en détention ne perdent pas leurs droits garantis par la Convention, y compris le droit au respect de leur vie familiale (Płoski c. Pologne, no 26761/95, §§ 32 et 35, 12 novembre 2002), de sorte que toute restriction à ces droits doit être justifiée dans chaque cas (Khoroshenko c. Russie [GC], no 41418/04, § 117, CEDH 2015). La Cour a ainsi examiné la légalité et la proportionnalité des limitations aux droits des détenus de recevoir les visites de leurs familles (Moïsseïev c. Russie, no 62936/00, § 246, 9 octobre 2008 ; Laduna, précité, § 54 ; et Varnas, précité, § 110), d’obtenir l’autorisation de rendre visite à un parent malade (Schemkamper c. France, no 75833/01, § 31, 18 octobre 2005 et Lind c. Russie, no 25664/05, § 92, 6 décembre 2007) ou de se rendre aux funérailles d’un membre de la famille (Giszczak c. Pologne, no 40195/08, §§ 36-40, 29 novembre 2011), d’avoir recours à l’insémination artificielle (Dickson, précité, § 66) ou de communiquer par téléphone avec les membres de leur famille dans leur langue maternelle (Nusret Kaya et autres c. Turquie, nos 43750/06, 43752/06, 32054/08, 37753/08 et 60915/08, § 36, CEDH 2014 (extraits)).

57. En l’espèce, la Cour note que l’objet du grief du requérant est circonscrit aux dispositions de l’article 453 § 1 b) du CPP, qui permettait le report de l’exécution de la peine des femmes détenues ayant un enfant de moins de un an, et ce jusqu’au premier anniversaire de celui-ci. Elle estime que cette disposition visait à assurer que l’enfant passe la première année de sa vie dans le milieu familial. Une telle possibilité a donc des conséquences directes sur l’organisation de la vie familiale des personnes intéressées. La Cour en déduit que l’impossibilité d’obtenir un report de sa peine, alors que son enfant avait moins d’un an, a eu une incidence sur le droit du requérant au respect de sa vie familiale protégé par l’article 8 de la Convention. Les faits du litige tombant sous l’empire de l’une au moins des clauses normatives de la Convention, l’article 14 de la Convention trouve à s’appliquer.

58. Dès lors, la Cour rejette l’exception d’incompatibilité ratione materiae soulevée par le Gouvernement.

2. Autres motifs d’irrecevabilité

59. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

60. Le Gouvernement explique que, à l’époque des faits, le CPP n’autorisait le report de la peine que dans des circonstances spéciales liées à la personne du détenu. Il expose que le but des normes légales en question n’était pas de discriminer, mais de prendre en considération des situations personnelles spécifiques, dont la grossesse de la femme détenue et la période précédant le premier anniversaire du nouveau-né, prolongement logique et cohérent de la grossesse. Il se fonde sur les liens particuliers qui existent entre la mère et l’enfant pendant les premiers mois suivant la naissance. En outre, se référant aux Règles de Bangkok adoptées par les Nations unies (paragraphe 29 ci-dessus), il estime que l’article 453 du CPP s’inscrivait dans le cadre normatif international destiné à la protection de la femme et de l’enfant. Il considère donc que la situation d’une femme ayant un enfant âgé de moins d’un an et celle d’un homme ayant un enfant du même âge ne sont pas comparables.

61. Il soutient en outre que les principes applicables en droit du travail, notamment ceux relatifs aux congés parentaux, ne peuvent s’appliquer en l’espèce en raison de la nature pénale des dispositions en cause. Il indique que le droit à un congé parental représente un bénéfice reconnu aux personnes ayant accompli un travail et ayant contribué au système de prestations sociales. Il avance que la possibilité d’obtenir le report d’une peine n’est pas de même nature : selon lui, il s’agit d’une mesure destinée à préserver l’intérêt supérieur de l’enfant nouveau-né et, dans ce domaine, l’État jouit d’une large marge d’appréciation. À son avis, le but d’une disposition pénale telle que l’article 453 du CPP n’était ni d’octroyer un bénéfice aux personnes condamnées, ni de réduire les désagréments inhérents à une condamnation.

62. Le Gouvernement indique enfin que les tribunaux internes ont examiné les demandes du requérant et les moyens de preuve présentés par celui-ci, qu’ils ont rendu des décisions dénuées d’arbitraire et dûment motivées et qu’ils ont estimé que la situation familiale du requérant ne justifiait pas un report de sa peine.

63. Se référant aux dispositions de l’article 453 § 1 b) du CPP, le requérant estime quant à lui avoir subi une discrimination injustifiée. Se fondant sur le principe de l’égalité entre les parents, il soutient que la présence du père dans la vie d’un nouveau-né est tout aussi importante que celle de la mère, même lorsque cette dernière allaite son enfant. Il estime que le père peut et doit participer aux soins quotidiens de l’enfant et soutenir ainsi la mère.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur le point de savoir si la situation du requérant était comparable à celle d’une femme détenue ayant un enfant de moins d’un an

64. La Cour rappelle que, pour qu’une question se pose sous l’angle de l’article 14, il doit y avoir une différence de traitement entre des personnes se trouvant dans des situations analogues ou comparables (D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 175, CEDH 2007-IV). L’obligation de démontrer l’existence de situations analogues ne signifie pas que les groupes comparés doivent être identiques. Il faut établir que le requérant, eu égard à la particularité de son grief, s’est trouvé dans une situation comparable à celle d’autres personnes qui ont été traitées différemment (Clift c. Royaume-Uni, no 7205/07, § 66, 13 juillet 2010).

65. En l’espèce, il n’est pas contesté entre les parties qu’il y avait en droit roumain une différence de traitement entre deux catégories de détenus ayant un enfant de moins d’un an : les femmes d’un côté, qui pouvaient bénéficier d’un report de l’exécution de la peine, et les hommes de l’autre, auxquels un tel report ne pouvait pas être octroyé. Il reste à déterminer si, par rapport à la formulation d’une demande de report de peine aux termes de l’article 453 § 1 b) du CPP, le requérant se trouvait dans une situation comparable à celle d’une femme détenue ayant un enfant de moins d’un an.

66. La Cour a déjà dit, dans un contexte relatif à l’emploi, que les hommes se trouvent dans une situation analogue à celle des femmes pour ce qui est du congé parental et de l’allocation de congé parental (Petrovic, précité, § 36, et Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 132, CEDH 2012 (extraits)). Dans ces deux affaires, la Cour a conclu, sans ignorer les différences qui pouvaient exister entre le père et la mère dans leur relation avec l’enfant que, pour ce qui est des soins à apporter à l’enfant pendant la période correspondant au congé parental (qui pouvait aller jusqu’aux trois ans de l’enfant dans l’affaire Konstantin Markin, précitée), les hommes et les femmes étaient placés dans des situations analogues.

67. La Cour ne saurait ignorer les arguments du Gouvernement tirés de la différence entre la présente affaire et les affaires relatives au congé parental en raison de la nature pénale de la mesure visée en l’espèce et de la marge d’appréciation dont bénéficie l’État dans la mise en œuvre de sa politique pénale (paragraphe 61 ci-dessus). Elle concède avec le Gouvernement que, la mesure de report d’une peine privative de liberté étant de nature pénale, elle est essentiellement différente du congé parental, qui est une mesure de droit du travail.

68. Toutefois, s’agissant de la question de savoir si, pendant la première année de l’enfant, un père détenu se trouve dans une situation analogue à celle d’une mère détenue, la Cour estime que les conclusions qu’elle a énoncées dans les affaires Petrovic et Konstantin Markin (précitées) sont applicables en l’espèce. En effet, comme le Gouvernement l’admet lui‑même (paragraphe 61 ci-dessus), l’institution du report d’une peine privative de liberté vise en premier lieu l’intérêt supérieur de l’enfant afin d’assurer qu’il reçoive l’attention et les soins adéquats pendant sa première année de vie ; or, bien qu’il puisse y avoir des différences dans leur relation avec leur enfant, tant la mère que le père peuvent apporter cette attention et ces soins (voir, mutatis mutandis, Konstantin Markin, précité, § 132). De plus, la Cour observe que la possibilité d’obtenir le report de la peine s’étend jusqu’au premier anniversaire de l’enfant et va donc au-delà des suites de la grossesse de la mère et de l’accouchement.

69. La Cour estime donc que, en ce qui concerne les faits du litige, le requérant peut prétendre se trouver dans une situation comparable à celle des femmes détenues. Les arguments du Gouvernement tirés de la marge d’appréciation de l’État dans la mise en œuvre de sa politique pénale doivent plutôt être examinés sous l’angle de la justification de la différence de traitement (paragraphe 78 ci-dessous).

b) Sur le point de savoir si la différence de traitement était objectivement justifiée

70. La Cour rappelle qu’une différence de traitement est discriminatoire si elle manque de justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement (voir Khamtokhu et Aksenchik c. Russie [GC], nos 60367/08 et 961/11, § 64, CEDH 2017, et les affaires qui y sont citées).

71. Selon le Gouvernement, le but légitime poursuivi par la législation roumaine reconnaissant aux seules femmes détenues la possibilité d’obtenir le report de l’exécution de leur peine jusqu’au premier anniversaire de leur enfant était de protéger l’intérêt supérieur de l’enfant nouveau-né (paragraphe 61 ci-dessus). Le Gouvernement fait aussi référence aux liens particuliers qui existent entre la mère et l’enfant pendant les premiers mois suivant la naissance (paragraphe 60 ci-dessus). À cet égard, la Cour rappelle avoir déjà dit, dans des affaires concernant le droit au respect de la vie privée et/ou familiale, que l’intérêt supérieur de l’enfant doit constituer la principale considération et qu’il existe un large consensus autour de l’idée que dans toutes les décisions concernant des enfants, leur intérêt supérieur doit primer (voir, mutatis mutandis, X c. Lettonie [GC], no 27853/09, §§ 95‑96, CEDH 2013, et Paradiso et Campanelli c. Italie [GC], no 25358/12, § 208, 24 janvier 2017). Elle prend également note des divers instruments européens et internationaux qui traitent des besoins de protection des femmes contre les violences fondées sur le sexe, contre les abus et contre le harcèlement sexuel dans l’environnement pénitentiaire, ainsi que de la nécessité de protéger les femmes enceintes et les mères (paragraphes 27, 28 et 29 ci‑dessus).

72. La Cour rappelle ensuite avoir dit à maintes reprises que les différences fondées sur le sexe doivent être justifiées par des raisons particulièrement sérieuses, et que des références aux traditions, présupposés d’ordre général ou attitudes sociales majoritaires ayant cours dans un pays donné ne peuvent en soi passer pour constituer une justification suffisante de la différence de traitement en cause, pas plus que ne le peuvent des stéréotypes du même ordre fondés sur la race, l’origine, la couleur ou l’orientation sexuelle (voir, mutatis mutandis, Konstantin Markin, précité, § 127 ; X et autres c. Autriche [GC], no 19010/07, § 99, CEDH 2013 ; Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 77, CEDH 2013 (extraits) ; et Hämäläinen c. Finlande [GC], no 37359/09, § 109, CEDH 2014). Elle a également affirmé que les autorités nationales, qui se doivent aussi de prendre en considération, dans les limites de leurs compétences, les intérêts de la société dans son ensemble, disposent d’une grande latitude lorsqu’elles sont appelées à se prononcer sur des questions sensibles telles que les politiques pénales (Khamtokhu et Aksenchik, précité, § 85 ; voir également Clift, précité, § 73, et les affaires qui y sont citées, et Costel Gaciu c. Roumanie, no 39633/10, § 56, 23 juin 2015).

73. En l’espèce, la Cour observe que le requérant a fait une demande de report de sa peine, arguant qu’il avait un enfant de moins d’un an, et que sa demande a été rejetée par les tribunaux internes au motif que la norme qu’il invoquait était d’interprétation stricte et qu’il ne pouvait pas demander son application par analogie (paragraphe 9 ci-dessus). La Cour estime que, en l’espèce, plusieurs éléments sont à prendre en considération. Ainsi, à l’instar du Gouvernement, elle note que l’octroi aux femmes détenues de la mesure de report de leur peine n’était pas automatique. En effet, il ressort des éléments fournis par les parties que, en présence de demandes similaires formulées par des femmes détenues, les tribunaux internes ont procédé à un examen circonstancié desdites demandes et qu’ils les ont rejetées lorsque la situation personnelle des demanderesses ne justifiait pas un report de l’exécution de la peine (paragraphes 24 et 25 ci‑dessus).

74. La Cour observe ensuite que le droit pénal roumain en vigueur au moment des faits ménageait à tous les détenus, quel que fût leur sexe, d’autres possibilités de demander un report de leur peine. Ainsi, les tribunaux pouvaient notamment examiner si des circonstances spéciales découlant de l’exécution de la peine pouvaient avoir des conséquences graves pour la personne du détenu, mais aussi pour sa famille ou son employeur (paragraphe 22 ci-dessus). Le requérant s’est d’ailleurs prévalu de cette possibilité légale, mais les tribunaux internes ont jugé que les difficultés qu’il évoquait n’entraient pas dans la catégorie des circonstances spéciales prévues par l’article 453 § 1 c) du CPP (paragraphes 9 et 11 ci‑dessus).

75. Il est vrai que la progression vers l’égalité des sexes est aujourd’hui un but important des États membres du Conseil de l’Europe, et que seules des considérations très fortes peuvent amener à estimer compatible avec la Convention une telle différence de traitement (voir, mutatis mutandis, Petrovic, précité, § 37).

76. La Cour prend également en considération les arguments du Gouvernement selon lesquels le but des normes légales en question était de tenir compte de situations personnelles spécifiques, dont la grossesse de la femme détenue et la période précédant le premier anniversaire du nouveau‑né, ayant notamment regard aux liens particuliers qui existent entre la mère et l’enfant pendant cette période (paragraphes 60 et 71 ci-dessus). La Cour estime que ce but peut être tenu pour légitime au sens de l’article 14 de la Convention et que les arguments avancés par le Gouvernement ne sauraient passer pour manifestement dénués de fondement ou déraisonnables. Elle est prête à considérer que, dans le domaine spécifique concerné par la présente affaire, ces considérations peuvent constituer une base suffisante pour justifier la différence de traitement dont a fait l’objet le requérant.

77. En effet, la Cour accepte que la maternité présente des spécificités qu’il convient de prendre en compte, parfois par des mesures de protection. Elle note par exemple que l’article 4 § 2 de la Convention des Nations unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes prévoit expressément que l’adoption par les États parties de mesures spéciales qui visent à protéger la maternité n’est pas considérée comme un acte discriminatoire (paragraphe 28 ci-dessus) et que les normes de droit international vont dans le même sens (paragraphe 29 ci-dessus). Elle estime que ces constats sont également valables lorsque la femme fait l’objet d’une mesure de privation de liberté.

78. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que, compte tenu de l’ample marge d’appréciation qu’elle reconnaît à l’État défendeur dans ce domaine, il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but légitime recherché. L’exclusion litigieuse ne constitue donc pas une différence de traitement prohibée aux sens de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Khamtokhu et Aksenchik, précité, § 87).

79. Partant, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 de celle-ci.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

80. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

81. Le requérant réclame 3 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’il dit avoir subi en raison de la perte des revenus qu’il aurait selon lui pu percevoir si les tribunaux internes avaient fait droit à sa demande de report de l’exécution de sa peine. Il réclame également 15 000 EUR au titre du dommage moral qu’il aurait subi en raison des souffrances provoquées par ses conditions de détention, ainsi que 15 000 EUR au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi pour avoir été absent lors de la première année de vie de son enfant.

82. Le Gouvernement s’oppose à l’allocation d’une quelconque somme pour préjudice matériel au motif que la demande du requérant n’a aucun lien avec la requête. S’agissant du préjudice moral allégué, il estime qu’un éventuel constat de violation représenterait une réparation suffisante et que, en tout état de cause, la somme demandée par le requérant est exorbitante par rapport à la jurisprudence de la Cour en la matière.

83. La Cour considère que, en l’espèce, le seul fondement à retenir pour l’octroi d’une satisfaction équitable découle du constat de violation de l’article 3 de la Convention. Or, elle ne voit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le préjudice matériel invoqué par le requérant, la perte de revenus alléguée par l’intéressé étant un élément intrinsèque de la détention et non des mauvaises conditions de cette dernière.

84. En revanche, la Cour considère que le requérant a subi un dommage moral certain et, statuant en équité comme le veut l’article 41 de la Convention, elle lui alloue à ce titre la somme de 4 500 EUR.

B. Frais et dépens

85. Le requérant sollicite également le remboursement des frais et dépens engagés devant la Cour. Il dit avoir dépensé 1 500 EUR pour les honoraires de son avocat (soit quinze heures de travail de documentation et quinze heures de rédaction de documents) et pour les frais de ce dernier (frais de déplacement dans les différents établissements pénitentiaires, frais postaux et divers frais de secrétariat). Il joint un document en anglais qu’il présente comme une facture d’un montant de 1 500 EUR délivrée par son avocat.

86. Le Gouvernement s’oppose à ce que soit allouée au requérant une somme pour frais et dépens au motif que ceux-ci ne sont ni prouvés, ni nécessaires. Il estime que le requérant n’a pas fourni de pièces justificatives à cet égard, par exemple un contrat d’assistance judiciaire ou un document détaillant les frais. En outre, il s’interroge sur la réalité et la nécessité de ces frais, le requérant étant lui-même avocat.

87. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], no 23118/93, § 62, CEDH 1999-VIII). En l’espèce, la Cour note que le requérant n’a produit ni l’original en roumain de la facture délivrée par son avocat, ni une copie de celui-ci. Aux yeux de la Cour, le document anglais qu’il a joint à sa correspondance (paragraphe 85 ci-dessus) ne saurait faire office de facture. Puisque le requérant n’a pas produit d’autres éléments permettant d’établir la réalité des frais qu’il allègue, la Cour rejette sa demande relative aux frais et dépens.

C. Intérêts moratoires

88. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Déclare, à l’unanimité, le grief tiré de l’article 3 de la Convention recevable ;

2. Déclare, par six voix contre une, le grief tiré de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 recevable ;

3. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;

4. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 ;

5. Dit, à l’unanimité,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 4 500 EUR (quatre mille cinq cents euros), à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 octobre 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Marialena TsirliGanna Yudkivska
GreffièrePrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante de la juge Yudkivska ;

– opinion en partie dissidente commune aux juges Pinto de Albuquerque et Bošnjak.

G.Y.
M.T.

OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE YUDKIVSKA

(Traduction)

Je suis tout à fait convaincue qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 en l’espèce. Je suis toutefois en désaccord avec mes éminents collègues de la majorité dans leur approche de l’affaire. En particulier, je ne puis partager la conclusion aux paragraphes 68-69 selon laquelle « le requérant peut prétendre se trouver dans une situation comparable à celle des femmes détenues ».

Si la procréation est l’affaire des hommes comme des femmes, seules les femmes sont capables de tomber enceintes et de donner naissance à un enfant, et cette différence a une dimension physique, psychologique et émotionnelle.

Selon la Recommandation générale no 24 sur la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (20ème session, 1999), « [l]es droits des femmes [devraient être pris] en compte [selon] leurs intérêts et leurs spécificités par rapport aux hommes, notamment : a) [l]es caractéristiques biologiques (...), telles que (...) leur fonction en matière de procréation (...) ; (...) c) [l]es facteurs psychosociaux spécifiquement féminins ou plus répandus chez les femmes que chez les hommes : par exemple, (...) la dépression post-partum (...) ».

L’article 453 § 1 b) du CPP, dont le requérant tire grief sur le terrain de l’article 14 de la Convention, apparaît suivre strictement la recommandation cidessus. Il vise un groupe particulier, en l’occurrence les femmes enceintes et les femmes venant d’accoucher, et ayant très probablement choisi l’allaitement. Il va de soi qu’elles ne peuvent être regardées comme se trouvant dans une situation analogue aux hommes – ceux qui attendent leur enfant ou sont pères d’un nouveau-né. Les hommes et les femmes sont égaux, mais ils ne sont pas les mêmes. Il existe s’agissant de leur fonction de procréation des différences fondamentales fondées sur la biologie qui doivent être reconnues dans la loi et prises en considération par celle-ci ; et c’est ce que font la disposition litigieuse du CPP ainsi qu’un certain nombre d’autres textes internationaux mentionnés dans l’arrêt. L’égalité des sexes ne veut pas dire que les hommes et les femmes soient contraints à l’homogénéité. Une mauvaise perception de l’égalité peut conduire à l’assimiler à l’homogénéité, ce qu’il ne faudrait pas défendre sur le terrain de la lutte contre la discrimination.

Les différences tenant à la procréation justifient incontestablement la reconnaissance en droit d’une sphère distincte pour les femmes en matière d’accouchement. Bien des matériaux scientifiques sont consacrés à l’attachement de l’enfant à sa mère et à la dépendance de celui-ci vis-à-vis d’elle. Un lien émotionnel fort naît au cours des neuf mois de grossesse : il conduit l’enfant à rechercher précisément le contact physique direct avec sa mère. Le fœtus est touché par le son des battements du cœur de sa mère et, après la naissance, ceux-ci calment le bébé. Les mamans et leurs enfants sont littéralement alignés au même niveau de leur système nerveux ; le toucher de la mère et le son de son cœur sont pour un bébé des sources de réconfort et de sentiment de sécurité ; voilà pourquoi la présence de l’enfant auprès de la mère après la naissance est primordiale et est dans l’intérêt supérieur de ce dernier. Aucun père, aussi merveilleux soit-il, ne peut offrir la même chose.

Il est communément reconnu en outre que séparer un enfant de sa mère pendant la première année de sa vie perturbe notablement son développement psychologique et peut avoir pour lui des répercussions irrémédiables pendant toute sa vie. À cet égard, la « théorie de l’attachement », développée par l’éminent psychologue et psychanalyste britannique John Bowlby, donne des indications sur ce qui permet de dégager l’intérêt supérieur de l’enfant.

Par ailleurs, l’Organisation mondiale de la santé, dans sa stratégie mondiale d’alimentation du nourrisson et du jeune enfant, souligne que l’allaitement « est le nec plus ultra pour favoriser la croissance et le bon développement des nourrissons » et qu’il « fait partie intégrante de la procréation et a des répercussions importantes pour la santé de la mère ». Elle recommande l’allaitement exclusif du nourrisson jusqu’à l’âge de six mois « pour que l’enfant ait une croissance, un développement et une santé optimale » et sa poursuite jusqu’à l’âge de deux ans voire au-delà. L’allaitement est la prérogative exclusive de la femme.

Ces éléments importants ont été pris en compte par le législateur roumain afin de préserver l’intérêt supérieur de l’enfant. La majorité le reconnaît aux paragraphes 76-77 de l’arrêt, mais dans son analyse de proportionnalité, au lieu d’y voir une absence de « situation comparable », ce qui serait beaucoup plus logique à mes yeux.

Je pense que la bonne approche en l’espèce serait de reconnaître qu’il existe une différence entre les hommes et les femmes parents d’un nouveau‑né pour ce qui est des besoins de celui-ci, et que les jeunes mères ont des devoirs différents, qui appellent donc des régimes différents en droit. Par conséquent, l’égalité justifie en matière de grossesse et d’accouchement un traitement spécial qui s’applique aux femmes dans une sphère où les hommes ne sauraient supplanter ou concurrencer ces dernières.

opinion en partie dissidente commune aux juges Pinto de Albuquerque et Bošnjak

(Traduction)

1. À notre grand regret, nous ne pouvons souscrire à la conclusion de la majorité selon laquelle il n’y a pas eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention. Après avoir jugé que l’article 8 était applicable en l’espèce, la majorité a estimé à juste titre que le requérant se trouvait dans une situation comparable à celle d’une femme détenue ayant un enfant de moins d’un an et qu’il existait une différence de traitement entre les deux catégories en question. Toutefois, et c’est sur ce point que nous ne partageons pas son avis, elle a considéré que cette différence de traitement reposait sur une justification objective et raisonnable.

2. Selon la jurisprudence bien établie de la Cour, les différences exclusivement fondées sur le sexe doivent être justifiées par des « considérations très fortes », par des « motifs impérieux » ou, autre formule parfois utilisée, par des « raisons particulièrement solides et convaincantes » (voir, par exemple, Van Raalte c. Pays-Bas, 21 février 1997, § 39 in fine, Recueil des arrêts et décisions 1997-I, Petrovic c. Autriche, 27 mars 1998, § 37, Recueil 1998-II, Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 52, CEDH 2005-X, ainsi que Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 77, CEDH 2013 (extraits), et les références citées dans cet arrêt). Plus particulièrement, la Grande Chambre a souligné « que la progression vers l’égalité des sexes est aujourd’hui un but important des États membres du Conseil de l’Europe et que seules des considérations très fortes peuvent amener à estimer compatible avec la Convention une telle différence de traitement (Burghartz c. Suisse, 22 février 1994, § 27, série A no 280-B, et Schuler-Zgraggen c. Suisse, 24 juin 1993, § 67, série A no 263). En particulier, des références aux traditions, présupposés d’ordre général ou attitudes sociales majoritaires ayant cours dans un pays donné ne suffisent pas à justifier une différence de traitement fondée sur le sexe » (Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 127, CEDH 2012 (extraits)). Elle a également observé, et cette considération est à notre avis tout à fait pertinente en l’espèce, que les sociétés européennes contemporaines ont évolué vers un partage plus égalitaire entre les hommes et les femmes des responsabilités en matière d’éducation des enfants, et que le rôle des pères auprès des jeunes enfants est mieux reconnu (ibidem, § 140). Par ailleurs, dans l’arrêt Petrovic (précité, § 36), sans négliger les différences qui peuvent exister entre le père et la mère dans leur relation avec l’enfant, la Cour est partie de l’hypothèse que pour les soins à apporter à celui-ci, les deux parents étaient placés dans des « situations analogues ».

3. Au vu de la jurisprudence de la Cour, selon laquelle les deux parents sont égaux quand il s’agit de s’occuper d’un enfant et une différence de traitement fondée sur le sexe ne peut être justifiée que par des motifs impérieux, il nous est difficile de nous rallier au point de vue de la majorité selon lequel les autorités nationales disposent d’une grande latitude lorsqu’elles sont appelées à se prononcer sur des questions de politique pénale (§ 72 de l’arrêt), ce qui, selon la majorité, justifierait la différence de traitement pratiquée en l’espèce. Les choix politiques en matière de droit pénal doivent être rationnels et la Cour contrôle le raisonnement qui les sous-tend. Quelle que soit généralement l’ampleur de la marge d’appréciation, celle-ci est encadrée par les droits de l’homme et les libertés fondamentales tels qu’ils sont protégés par la Convention et la jurisprudence de la Cour. Par conséquent, la marge d’appréciation des autorités ne peut l’emporter sur l’exigence bien établie, qui vient d’être rappelée, de motifs impérieux en cas de différence de traitement fondée sur le sexe. Qui plus est, nous sommes d’avis que la Cour a l’obligation d’apprécier de manière autonome l’existence de tels motifs impérieux, alors qu’il incombe à l’État défendeur de justifier la différence de traitement et de s’acquitter de la charge de la preuve à cet égard (voir, mutatis mutandis, D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 188, CEDH 2007‑IV).

4. Nous estimons que, dans cette affaire, le gouvernement roumain n’a pas avancé de motifs impérieux justifiant une différence de traitement entre les hommes qui se trouvent dans la situation du requérant et les femmes qui se trouvent dans la même situation. Le Gouvernement soutient que traiter les deux catégories en question de manière différente est dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Il argue notamment que des liens particuliers existent entre la mère et l’enfant pendant les premiers mois suivant la naissance. Si l’on garde ces éléments à l’esprit, il apparaît que la disposition législative roumaine pertinente, à savoir l’article 453 § 1 b) du code de procédure pénale, a pour but de protéger les enfants âgés de moins d’un an. Étant donné que la jurisprudence de la Cour souligne la place importante du père dès le plus jeune âge de l’enfant, on voit mal comment cette différence de traitement peut servir l’intérêt supérieur de l’enfant, et encore moins comment cet intérêt pourrait fournir une justification objective et raisonnable à une mesure excluant ex lege le père du cercle des bénéficiaires de la disposition en question.

5. La majorité énonce d’autres motifs qui, selon elle, justifieraient la différence de traitement, à savoir la protection des femmes contre les violences fondées sur le sexe, contre les abus et contre le harcèlement sexuel dans l’environnement pénitentiaire, ainsi que la nécessité de protéger les femmes enceintes et les mères. Outre le fait que ces arguments n’ont pas été avancés par le Gouvernement, il est difficile de leur reconnaître une quelconque pertinence. Nous sommes fermement convaincus que la maternité en général, et les femmes qui viennent d’accoucher et donc se trouvent dans une situation vulnérable en particulier, ne seraient pas moins protégées si la législation prévoyait que, lorsque sa situation le justifie, le père d’un nouveau-né peut aussi voir sa peine suspendue. Une réforme législative qui autoriserait les hommes, de même que les femmes, à demander que leur peine soit suspendue afin de leur permettre de s’occuper de leurs enfants en bas âge ne présenterait guère de risques. Comme le Gouvernement l’a soutenu à plusieurs reprises, le juge prendra toujours en considération l’ensemble des circonstances, et il n’accordera une suspension que si elle est justifiée. Une réforme législative qui offrirait aux hommes les mêmes possibilités qu’aux femmes ne prévoirait pas une suspension automatique de peine au bénéfice de tous les pères ayant des enfants âgés de moins d’un an (de même que la législation actuelle ne prévoit pas de report automatique de peine pour les mères). Elle donnerait simplement aux hommes comme aux femmes le droit de présenter leurs arguments en faveur d’un report de leur peine. Permettre aux pères aussi bien qu’aux mères de plaider leur cause devant un juge ne présenterait ni menace ni risque sérieux pour le système judiciaire ou pour le but plus général d’équité au sein de la société roumaine, au contraire. En ouvrant cette possibilité aux hommes, on reconnaîtrait que tant les hommes que les femmes peuvent avoir la charge d’un enfant, et que les pères ont une place aussi importante que celle des mères dans la vie de leurs enfants. On œuvrerait indirectement non pas contre mais pour l’égalité des sexes en Roumanie.

6. Compte tenu de ces éléments, nous ne voyons aucune raison particulièrement solide et convaincante justifiant la différence de traitement en question. Au contraire, nous sommes d’avis qu’il ressort de la présente affaire que c’est précisément un nivellement par le haut des avantages conférés aux détenus des deux sexes qui permettrait le mieux de réaliser l’objectif proclamé consistant à protéger l’intérêt supérieur de l’enfant. Ainsi, un nivellement par le bas est interdit et peu judicieux, et il n’existe aucune raison valable d’établir la distinction en cause : il y a donc lieu de conclure à la violation de l’article 14 et à la nécessité de modifier la législation en cause de telle sorte qu’elle autorise les hommes comme les femmes à demander qu’une suspension de peine leur soit accordée au motif qu’ils doivent s’occuper de leurs enfants.

7. Partant, nous considérons qu’il y a eu violation de l’article 14 combiné à l’article 8 de la Convention.


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