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19/09/2017 | CEDH | N°001-177294

CEDH | CEDH, AFFAIRE ZOLOTOREV c. RUSSIE, 2017, 001-177294


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE ZOLOTOREV c. RUSSIE

(Requête no 13408/07)

ARRÊT

STRASBOURG

19 septembre 2017

DÉFINITIF

19/12/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Zolotorev c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :

Branko Lubarda, président,
Luis López Guerra,
Helen Keller,
Dmitry Dedov,
Pere Pastor Vilanova,


Alena Poláčková,
Jolien Schukking, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 29 août 20...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE ZOLOTOREV c. RUSSIE

(Requête no 13408/07)

ARRÊT

STRASBOURG

19 septembre 2017

DÉFINITIF

19/12/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Zolotorev c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :

Branko Lubarda, président,
Luis López Guerra,
Helen Keller,
Dmitry Dedov,
Pere Pastor Vilanova,
Alena Poláčková,
Jolien Schukking, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 29 août 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 13408/07) dirigée contre la Fédération de Russie et dont un ressortissant de cet État, M. Leonid Leonidovich Zolotorev (« le requérant »), a saisi la Cour le 25 janvier 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. G. Matiouchkine, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, et puis par son successeur dans ce bureau, M. M. Galperine.

3. Le requérant alléguait en particulier avoir été soumis à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention alors qu’il se trouvait en détention.

4. Le 27 août 2013, le grief tiré de l’article 3 de la Convention relatif aux mauvais traitements que l’intéressé aurait subis après son arrestation a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1965 et est détenu à Kharp.

A. Les allégations de mauvais traitements

1. Les mauvais traitements allégués du 7 juillet 2003

a) L’arrestation du requérant et les événements ultérieurs

6. Le 4 juillet 2003, le requérant, soupçonné d’avoir commis plusieurs infractions, dont un meurtre en bande organisée, fut interpellé par la police. Le même jour, à 15 heures environ, il fut conduit au centre de détention temporaire (изолятор временного содержания) du commissariat de police de la ville de Saint‑Pétersbourg (« l’IVS »). À son arrivée dans ledit centre, il fut examiné par l’aide-médecin M. Ce dernier constata l’absence de lésions corporelles apparentes chez le requérant et ne consigna aucune plainte de la part de l’intéressé quant à son état de santé.

7. Aux dires du requérant, le soir du 7 juillet 2003, deux hommes en uniforme le firent sortir de sa cellule et le conduisirent dans une salle d’interrogatoire de l’IVS. Le requérant indique que ceux-ci avaient insisté pour qu’il avouât le meurtre dont il était soupçonné et qu’ils lui avaient asséné deux coups de matraque dans le ventre. Il déclare que les deux hommes l’avaient ensuite reconduit dans sa cellule. Il allègue que, le même soir, par peur de subir de nouveau des mauvais traitements de la part de policiers, il s’était introduit une « épingle » dans le ventre et qu’il avait informé le policier de garde de sa blessure le lendemain matin.

8. Le 8 juillet 2003, le requérant fut de nouveau examiné par l’aide‑médecin M., qui constata la présence de griffures sur son ventre. Il revint sur sa déclaration verbale (paragraphe 7 ci-dessus) quant à la lésion qu’il se serait infligée et signa une note écrite rédigée en ces termes :

« Je soussigné [le requérant explique] que, le 7 juillet 2003, je me suis griffé le ventre parce que j’étais nerveux et parce que je n’ai pas pu me laver. Je n’ai pas de réclamations concernant le personnel. »

9. Le 8 et le 9 juillet 2003, le requérant fut interrogé respectivement par les enquêteurs P. et G. dans l’enceinte de l’IVS. Il a soumis à la Cour des extraits des procès-verbaux des interrogatoires en question. Il en ressort que, lors de l’interrogatoire du 8 juillet 2003, il avait déclaré être prêt à faire une déposition en présence de ses avocats, P. et S., et que, lors de l’interrogatoire du 9 juillet 2003, tenu en présence des avocats susmentionnés, il avait nié toute implication dans le meurtre dont il était suspecté et n’avait par ailleurs fait aucune déclaration supplémentaire.

10. Le 9 juillet 2003, le requérant fut transféré dans la maison d’arrêt no IZ‑47/1 de Saint‑Pétersbourg. Selon lui, immédiatement après son placement dans cette maison d’arrêt, il avait informé l’administration des mauvais traitements subis le 7 juillet 2003 à l’IVS et de la blessure qu’il se serait infligée ce jour-là.

11. Le 18 juillet 2003, le requérant fut soumis à une fluographie au sein du service médical de la maison d’arrêt no IZ‑47/1. Cet examen révéla la présence d’un objet sous la peau de la paroi abdominale de l’intéressé.

b) Les documents médicaux attestant des lésions corporelles du requérant

12. Le requérant a fourni des extraits de la fiche médicale établie par la maison d’arrêt no IZ-47/1 :

– une note du 21 juillet 2003, dans laquelle un médecin de la maison d’arrêt no IZ-47/1 avait consigné les résultats de l’examen médical de l’intéressé. Elle se lit comme suit en sa partie pertinente en l’espèce :

« État [du requérant] satisfaisant. Avant son arrestation, [le requérant] est tombé sur une construction métallique dans sa maison de campagne, alors en travaux, [et] a découvert un durcissement longitudinal sous la peau de la paroi abdominale droite (fil de fer). Dans la [maison d’arrêt], [le requérant] s’est adressé au service médical le 18 juillet 2003 [et] a été soumis à une fluographie (le cabinet de radiologie étant fermé pour changement de l’installation radiographique). Selon le cliché de l’abdomen [du requérant] obtenu par fluographie, on constate la présence d’un objet métallique de 10 à 12 cm de longueur à droite de la ligne médiane [de la paroi abdominale]. [Le requérant] est envoyé par transfert régulier à [l’hôpital pénitentiaire] pour consulter un chirurgien afin de décider d’une intervention (...) ».

– une note du 28 juillet 2003, dans laquelle un chirurgien de l’hôpital pénitentiaire auprès de la colonie pénitentiaire IK-12 de Saint‑Pétersbourg (« l’hôpital pénitentiaire ») avait consigné les résultats de l’examen médical de l’intéressé. Celui‑ci indiquait :

« Diagnostic : un corps étranger dans les tissus de la paroi abdominale frontale. Il n’y a pas d’indication pour une intervention chirurgicale urgente (...) »

13. Selon un extrait de la fiche médicale du requérant, le 14 avril 2004, celui-ci subit, au sein de l’hôpital pénitentiaire, une intervention chirurgicale visant à extraire l’objet en question des tissus de son abdomen.

2. Les mauvais traitements allégués du 20 septembre 2003

a) Les événements des 19 et 20 septembre 2003

14. Le 19 septembre 2003, le requérant, interrogé une nouvelle fois en tant qu’accusé, nia de nouveau toute implication dans le meurtre. L’extrait du procès-verbal de l’interrogatoire soumis par le requérant est ainsi rédigé :

« Je confirme les dépositions faites auparavant [et] ne souhaite ni les modifier ni ajouter quoi que ce soit sur le fond de l’affaire.

Cependant, je veux déclarer que, le 30 août de l’année en cours, je me suis adressé au médecin de la maison d’arrêt no IZ-47/1 qui a diagnostiqué chez moi un micro‑accident vasculaire cérébral. Je me suis adressé [par la suite] aux médecins et à l’administration [de la maison d’arrêt] afin d’obtenir des soins médicaux mais ceux-ci m’ont été refusés ».

15. Le requérant indique que, le soir du 20 septembre 2003, l’officier de police Z., en service à la maison d’arrêt no IZ-47/1, entra dans sa cellule et lui demanda d’avouer le meurtre dont il était accusé. Face à son refus, Z. lui aurait alors porté un coup au ventre, tandis que ses codétenus T. et Ye., qui auraient agi sur ordre de Z., l’auraient frappé au corps et à la tête. Le requérant déclare s’être évanoui sous ces coups. Toujours selon ses dires, il reprit conscience le lendemain et demanda à ses codétenus d’appeler un médecin, ce que ceux-ci auraient refusé de faire.

16. Le 21 septembre 2003, vers midi, le requérant fut transféré dans une autre cellule. Son état de santé se serait progressivement détérioré.

17. Le 26 septembre 2003, le requérant fut admis à l’hôpital pénitentiaire.

b) Les documents médicaux et autres éléments attestant des lésions corporelles du requérant

18. Dans une attestation du 22 octobre 2003, établie à la suite d’une demande de l’avocat du requérant du 17 octobre 2003, le chef adjoint de l’hôpital pénitentiaire, K., indiquait notamment que :

– le 26 septembre 2003, le requérant avait été admis à l’hôpital pénitentiaire avec le diagnostic suivant : traumatisme crânien fermé et contusion du cerveau datant du 20 septembre 2003, et parésie du poignet gauche ; séquelles d’un traumatisme crânien grave subi en 1997 sous la forme d’une encéphalopathie post-traumatique et de défauts de craniectomie des os temporaux droits et gauches ;

– le requérant souffrait d’une éversion post-traumatique de la paupière supérieure gauche dans le tiers inférieur et une contusion du bulbe de l’œil gauche datant du 20 septembre 2003.

19. Dans une attestation du 17 décembre 2003, établie à la suite d’une demande de l’avocat du requérant du 15 décembre 2003, K. déclarait notamment que :

– le requérant avait été admis à l’hôpital avec le diagnostic suivant : traumatisme crânien subi en 2003 (l’intéressé présentait déjà des séquelles d’un traumatisme crânien subi en 1997), contusion du bulbe de l’œil gauche subi en septembre 2003 assorti d’un colobome (éversion) post-traumatique de la paupière supérieure gauche et d’un endommagement du tube oculaire ;

– le traumatisme crânien subi par l’intéressé en 2003 avait provoqué une hémiparésie gauche, un syndrome asthénique, une perturbation des fonctions cognitives, une hémianesthésie, des perturbations de la coordination modérées de la moitié gauche du corps ainsi que des crises syncopales fréquentes.

20. Dans une attestation du 16 février 2004, établie à la suite d’une demande de l’avocat du requérant du 3 février 2004, K. indiquait notamment que :

– le 23 janvier 2004, le requérant avait été placé dans l’unité psychiatrique de l’hôpital pénitentiaire avec un diagnostic de psychose post‑

traumatique ;

– l’intéressé souffrait d’une lésion organique du cerveau de genèse mixte (le traumatisme crânien de 1997 et celui de 2003, avec des crises syncopales, des états crépusculaires de la conscience et un syndrome persistant de délire anxieux oniroïde).

3. Les mauvais traitements allégués du 23 juin 2005

a) Les événements du 23 juin 2005

21. Le 23 juin 2005, le requérant fut transféré de la maison d’arrêt no IZ‑47/4 au tribunal de la ville de Saint-Pétersbourg pour assister à une audience relative à l’examen de la nécessité de reconduire sa détention provisoire. Le convoi se composait des policiers T., M. et Kh., ainsi que de l’enquêteur G.

22. Le requérant allègue que, dans le couloir menant à la salle d’audience dans l’enceinte du tribunal de la ville de Saint-Pétersbourg, alors qu’il était menotté par une main à celle du policier M., il fut placé face contre le mur. Selon le requérant, après son refus d’assister à l’audience en l’absence de l’avocat de son choix, un ou deux policiers qui se trouvaient derrière lui lui portèrent des coups de poing dans le dos et le policier M. lui cogna la tête contre le mur. À la suite de ces coups, le requérant serait tombé à genoux. Le policier M. l’aurait ensuite forcé à se relever en tirant sur les menottes et en lui faisant en même temps une clé de bras.

b) Les documents médicaux attestant des lésions corporelles du requérant

23. Le requérant a soumis un extrait d’une fiche médicale établie par la maison d’arrêt no IZ-47/4, rédigée en ces termes :

« 23 juin 2005. 21 h 15. [Le requérant] se plaint d’avoir mal à la tête [et] au poignet gauche. Lors de l’examen : contusion et éraflure du front, éraflure de l’articulation du poignet gauche ».

B. Les enquêtes sur les allégations de mauvais traitements

1. Les enquêtes concernant les mauvais traitements allégués des 7 juillet et 20 septembre 2003

a) Les démarches des autorités internes avant la plainte formelle du requérant du 5 avril 2004

24. Le 26 septembre 2003, les autorités chargées de l’instruction refusèrent d’ouvrir une instruction pénale sur les circonstances des traumatismes que le requérant déclarait avoir subis le 20 septembre 2003. La Cour ne dispose pas d’une copie de cette décision.

25. Le même jour, eu égard aux lésions constatées sur son client, l’avocat P. demanda à l’enquêteur S., chargé de l’affaire pénale dirigée contre le requérant, d’ordonner une expertise médicolégale de ce dernier et de poser aux experts des questions relatives à la nature et à la localisation des blessures du requérant, ainsi qu’au mécanisme d’apparition desdites blessures en vue, notamment, de savoir si elles avaient pu résulter d’une chute du requérant.

26. Par une décision du 29 septembre 2003, l’enquêteur refusa d’ordonner une expertise médicolégale. Il nota que le requérant, interrogé en tant qu’accusé, avait déclaré avoir subi des traumatismes pendant la nuit du 20 au 21 septembre 2003 dans la maison d’arrêt, avant son transfert à l’hôpital pénitentiaire, et ne pas se souvenir des circonstances dans lesquelles il les avait subis.

b) Les démarches des autorités internes après la plainte formelle du requérant du 5 avril 2004

27. Le 5 avril 2004, le requérant adressa une plainte écrite au procureur dans laquelle il se plaignait des mauvais traitements qui lui auraient été infligés les 7 juillet et 20 septembre 2003.

28. Les autorités chargées de l’instruction se penchèrent sur les allégations du requérant en recourant à la procédure de vérification préliminaire de l’article 144 du code de procédure pénale (CPP).

i. L’enquête préliminaire sur les mauvais traitements allégués du 7 juillet 2003

29. Entre 2004 et 2013, les autorités chargées de l’instruction rendirent cinq décisions de refus d’ouvrir une enquête pénale. Il s’agit des décisions des 21 avril et 22 décembre 2004, du 5 avril et des 1er et 15 novembre 2013.

30. Toutes les décisions susmentionnées sont, en substance, basées sur les éléments suivants :

α) des explications de personnes entendues dont le contenu fut reproduit, avec de légères modifications, d’une décision à l’autre, notamment celles :

– du requérant, qui avait maintenu ses allégations ;

– des policiers de l’IVS V., O. et A., qui avaient tous nié avoir maltraité le requérant ;

– de l’aide-médecin M., de l’IVS, qui avait reproduit en substance le contenu de la déclaration écrite du requérant du 8 juillet 2003 selon laquelle ce dernier s’était griffé le ventre dans un état de trouble nerveux ;

– de l’enquêteur G., qui avait déclaré ne pas avoir reçu de plaintes du requérant relatives à des mauvais traitements ;

– du codétenu présumé du requérant, B., qui ne confirma ni n’infirma les allégations du requérant en déclarant ne pas se souvenir de ce dernier.

β) des documents, notamment :

– la note du requérant du 8 juillet 2003 (paragraphe 8 ci‑dessus) selon laquelle ce dernier, nerveux, s’était griffé le ventre ;

– une lettre de l’administration de la maison d’arrêt no IZ-47/1 selon laquelle le registre médical pour la période concernée par la plainte du requérant avait été détruit.

31. En se basant sur les éléments susmentionnés, les autorités chargées de l’instruction estimèrent qu’il n’y avait pas de preuves de maltraitance du requérant par des policiers de l’IVS.

32. Il ressort en outre des éléments soumis par les parties à la Cour que le dossier concernant la vérification préliminaire menée en 2004 a été perdu par les autorités chargées de l’instruction.

ii. L’enquête préliminaire sur les mauvais traitements allégués du 20 septembre 2003

33. Entre 2004 et 2013, les autorités chargées de l’instruction rendirent huit décisions de refus d’ouvrir une enquête pénale. Il s’agit des décisions des 21 avril et 9 décembre 2004, du 9 février 2007, des 30 janvier, 11 juin, 31 août et 30 septembre 2009, et du 1er février 2010.

34. Toutes les décisions étaient basées, en substance, sur les éléments suivants :

α) des explications de personnes entendues dont le contenu fut reproduit, avec de légères modifications, d’une décision à l’autre, notamment celles :

– du requérant, qui avait maintenu ses allégations ;

– du policier Z. et d’un codétenu du requérant, Sv., qui avaient nié avoir maltraité le requérant ;

– du codétenu du requérant, Sv., qui, dans des déclarations supplémentaires, avait indiqué que, le 20 septembre 2003, le requérant était tombé de son lit et s’était cogné la tête contre une table de chevet ;

– du médecin de la maison d’arrêt no IZ-47/1, Se., qui avait confirmé avoir prodigué, le 21 septembre 2003, des soins médicaux au requérant, qui présentait une plaie à l’arcade sourcilière ;

– de l’enquêteur G., qui avait déclaré ne pas avoir reçu de la part du requérant de plaintes relatives à des mauvais traitements.

β) des documents, notamment :

– un avis consultatif rendu le 3 septembre 2009 par l’expert K. qui, se basant sur la fiche médicale de l’intéressé, conclut que la plaie contuse de l’arcade sourcilière dont souffrait le requérant pouvait être considérée comme une lésion légère ;

– une lettre de l’administration de la maison d’arrêt no IZ-47/1 du 5 novembre 2009 selon laquelle le registre médical pour la période concernée par la plainte du requérant avait été détruit.

35. En se basant sur les éléments susmentionnés, les autorités chargées de l’instruction estimèrent qu’il n’y avait pas de preuves de mauvais traitements infligés au requérant et que les lésions dont il souffrait résultaient d’une chute de celui-ci de son lit.

36. Il ressort en outre des éléments soumis par les parties à la Cour que le dossier contenant les enquêtes préliminaires conduites avant 2007 ainsi que la fiche médicale de l’intéressé établie par la maison d’arrêt no IZ-47/1, versée au dossier de l’enquête le 28 janvier 2009, ont été perdus.

2. L’enquête concernant les mauvais traitements allégués du 23 juin 2005

37. Le 12 juillet 2005, les autorités chargées de l’instruction, informées des lésions constatées chez le requérant le 23 juin 2005 par le service médical de la maison d’arrêt no IZ-47/4, engagèrent une vérification préliminaire sur la base de l’article 144 du CPP.

38. Entre 2005 et 2013, elles rendirent douze décisions de refus d’ouvrir une enquête pénale. Il s’agit des décisions des 8 août 2005, 13 mars, 25 juillet, 5 et 22 septembre, 6 octobre, 26 novembre et 6 décembre 2008, 15 juin 2009, 28 avril 2010, 25 décembre 2013 et 14 janvier 2014.

39. Toutes les décisions se basèrent, en substance, sur les éléments suivants :

α) des « explications » de personnes entendues dont le contenu fut reproduit, avec de légères modifications, d’une décision à l’autre, notamment celles :

– du requérant, qui avait maintenu ses allégations ;

– des policiers T., M. et Kh. et de l’enquêteur G., qui avait tous nié avoir maltraité le requérant ;

– du policier P., qui avait déclaré ne pas se souvenir des circonstances dans lesquelles le requérant, lors de son retour à la maison d’arrêt no IZ-47/4 le 23 juin 2005, s’était plaint de mauvais traitements.

β) des documents, notamment :

– un extrait de la fiche médicale établie par la maison d’arrêt no IZ-47/4 le 23 juin 2005, qui constatait la présence de lésions sur le front et le poignet gauche du requérant ;

– un avis consultatif rendu le 14 avril 2010 par un expert qui, se basant sur la fiche médicale de l’intéressé, avait conclu que la contusion et l’éraflure du front ainsi que l’éraflure du poignet gauche du requérant ne pouvaient être considérées comme ayant causé un dommage à la santé de l’intéressé.

40. En se basant sur les éléments susmentionnés, les autorités chargées de l’instruction estimèrent qu’il n’y avait pas de preuves de mauvais traitements infligés au requérant par les policiers T., M. et Kh., et que l’intéressé s’était vraisemblablement infligé les lésions en cause dans d’autres circonstances et par sa propre imprudence.

41. Il ressort des éléments soumis par les parties à la Cour que le dossier concernant la vérification préliminaire conduite en 2005 a été perdu par les autorités chargées de l’instruction.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

42. Les dispositions du CPP relatives à l’enquête préliminaire et à l’ouverture de l’instruction pénale sont décrites dans l’arrêt Lyapin c. Russie (no 46956/09, § 99, 24 juillet 2014).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

43. Le requérant se plaint d’avoir subi des mauvais traitements en détention et dénonce l’absence d’enquêtes effectives relatives à ces allégations. Il invoque l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Thèses des parties

1. Le Gouvernement

44. Le Gouvernement conteste la thèse du requérant. Il estime que les mauvais traitements allégués par ce dernier n’ont pas eu lieu et se réfère à cet égard aux conclusions des enquêtes préliminaires conduites à la suite des plaintes du requérant par les autorités chargées de l’instruction. En ce qui concerne les enquêtes relatives aux allégations de mauvais traitements, le Gouvernement considère qu’elles ont présenté l’effectivité requise.

2. Le requérant

45. Le requérant maintient son grief. Dans ses observations en réplique, il remet en cause les conclusions tant du Gouvernement que des autorités chargées de l’instruction selon lesquelles il n’aurait pas fait l’objet de mauvais traitements. Il soumet à cet égard une analyse détaillée des contradictions ou des incohérences qui existent, selon lui, entre les explications des différentes personnes entendues. Il soutient, enfin, que les enquêtes menées à la suite de ses allégations de mauvais traitements n’ont pas été effectives.

B. Appréciation de la Cour

1. Sur la recevabilité

46. Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

2. Sur le fond

a) Sur l’effectivité des enquêtes

47. La Cour considère que, lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’État, de graves sévices illicites et contraires à l’article 3 de la Convention, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’État par l’article 1 de la Convention de « reconnaître à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective (Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 116, CEDH 2015).

48. Pour qu’une enquête relative à une allégation de mauvais traitements puisse passer pour effective, elle doit être approfondie. Cela signifie que les autorités doivent entreprendre des démarches appropriées pour établir ce qui s’est passé et qu’elles ne doivent pas se fier à des conclusions hâtives et mal fondées pour motiver leurs décisions à l’issue de l’enquête et notamment pour clôturer celle-ci (Markaryan c. Russie, no 12102/05, § 55, 4 avril 2013). Les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, la déclaration détaillée de la victime présumée au sujet de ces allégations, les dépositions des témoins oculaires, les expertises et, le cas échéant, les certificats médicaux complémentaires propres à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations médicales, notamment de la cause des blessures. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause des blessures ou les responsabilités risque de ne pas répondre à cette norme (Davitidze c. Russie, no 8810/05, § 100, 30 mai 2013).

49. En outre, une exigence de célérité et de diligence raisonnables est implicite dans ce contexte. Une réponse rapide des autorités, lorsqu’il s’agit d’enquêter sur des allégations de mauvais traitements, peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le principe de la légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux (Bouyid, précité, § 121).

50. Se tournant vers les circonstances de l’espèce, la Cour constate, tout d’abord, que les mauvais traitements que le requérant déclare avoir subis les 7 juillet et 20 septembre 2003 et le 23 juin 2005, alors qu’il était privé de sa liberté, ont été examinés par les autorités internes dans le cadre d’enquêtes préliminaires sur la base de l’article 144 du CPP (paragraphe 28 ci-dessus). Elle relève ensuite que les enquêtes menées sur chacun des incidents susmentionnés n’ont jamais abouti à l’ouverture d’une véritable instruction pénale (paragraphes 31, 35 et 40 ci-dessus).

51. La Cour souligne avoir déjà jugé que le refus des autorités internes d’ouvrir une instruction pénale au sujet d’un grief défendable de mauvais traitements subis entre les mains de la police est révélateur d’un manquement de l’État à son obligation de conduire une enquête effective sur la base de l’article 3 de la Convention (Lyapin, précité, §§ 133-140). Elle ne voit aucune raison d’aboutir à un constat différent en l’espèce. En effet, elle note que les autorités chargées de l’instruction se sont bornées à recueillir les explications de différentes personnes et se sont appuyées principalement sur ces explications pour rejeter les allégations du requérant en les considérant comme non étayées (paragraphes 30, 34 et 39 ci-dessus). Elle rappelle que des explications recueillies dans le cadre d’une vérification préliminaire ne sont pas assorties, en droit interne, des garanties inhérentes à une enquête pénale effective comme, par exemple, l’engagement de la responsabilité pénale pour faux témoignage ou refus de témoigner (Lyapin, précité, § 134).

52. La Cour note ensuite que les autorités internes n’ont à aucun moment ordonné une expertise médicolégale pour consigner les lésions corporelles du requérant et qu’elles n’ont pas non plus essayé d’analyser et d’expliquer leur origine afin de savoir si les lésions subies par le requérant étaient compatibles avec son récit des faits (voir, dans un contexte similaire, Zolotarev c. Russie, no 43083/06, § 50, 15 novembre 2016). Elle constate en outre que les autorités internes ont même explicitement refusé d’ordonner une expertise médicolégale relative aux lésions constatées sur le requérant le 21 septembre 2003 malgré une demande expresse en ce sens soumise par l’avocat de l’intéressé le 26 septembre 2003 (paragraphes 25 et 26 ci‑dessus). Quant aux avis médicaux recueillis dans le cadre des enquêtes préliminaires sur les incidents du 20 septembre 2003 et du 23 juin 2005 (paragraphes 34 et 39 ci-dessus), la Cour observe qu’ils ne sont pas assimilables à une expertise médicolégale rendue dans le cadre d’une instruction pénale et qu’ils ne peuvent donc pas présenter les garanties nécessaires évoquées au paragraphe 51 ci‑dessus. Par ailleurs, elle relève que les experts en cause n’ont jamais examiné le requérant personnellement et qu’ils ont fondé leurs avis uniquement sur des documents médicaux datant, de surcroît, de cinq et six ans respectivement après les mauvais traitements allégués du 20 septembre 2003 et du 23 juin 2005 (voir, dans un contexte similaire, Igoshin c. Russie, no 21062/07, § 68, 21 juin 2016).

53. La Cour estime que les défauts constatés sont la conséquence de l’absence d’ouverture d’une instruction pénale, laquelle aurait constitué une réponse adéquate aux allégations de mauvais traitements du requérant puisqu’elle aurait permis de déployer toutes les mesures d’instruction prévues par le CPP, telles que – entre autres – les interrogatoires, les confrontations, les identifications, les reconstitutions et les expertises (Aleksey Borisov c. Russie, no 12008/06, § 60, 16 juillet 2015).

54. Enfin, la Cour constate que les autorités chargées de l’instruction ont perdu, au stade initial de chacune des enquêtes préliminaires sur les trois épisodes de mauvais traitements allégués, les dossiers y relatifs ainsi que les fiches médicales du requérant (paragraphes 32, 36 et 41 ci-dessus). Elle estime que ces circonstances ont contribué à compromettre l’effectivité et la célérité des enquêtes (Tigran Ayrapetyan c. Russie, no 75472/01, § 72, 16 septembre 2010).

55. Ces éléments lui suffisent pour conclure que les enquêtes sur l’ensemble des mauvais traitements dont le requérant avance avoir été victime en détention n’ont pas rempli la condition d’effectivité requise. Partant, elle juge qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural.

b) Sur les allégations de mauvais traitements

56. La Cour rappelle que les allégations de mauvais traitements contraires à l’article 3 de la Convention doivent être étayées par des éléments de preuve appropriés. Pour l’établissement des faits allégués, elle se sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », une telle preuve pouvant néanmoins résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants. Sur ce dernier point, elle a précisé que lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, comme dans le cas des personnes soumises à leur contrôle en garde à vue, toute blessure survenue pendant cette période donne lieu à de fortes présomptions de fait. La charge de la preuve pèse alors sur le Gouvernement : il lui incombe de fournir une explication satisfaisante et convaincante en produisant des preuves établissant des faits qui font peser un doute sur le récit de la victime. En l’absence d’une telle explication, la Cour est en droit de tirer des conclusions pouvant être défavorables au Gouvernement (Bouyid, précité, §§ 82‑83).

i. Sur les mauvais traitements allégués du 7 juillet 2003

57. La Cour note que le requérant, en alléguant avoir reçu deux coups de matraque dans le ventre le 7 juillet 2003, s’appuie dans une large mesure sur la présence d’un fil de fer dans sa paroi abdominale. Selon lui, il s’est mutilé en s’introduisant, par peur, une « épingle » dans le ventre à la suite des mauvais traitements dont il aurait été victime (paragraphe 7 ci-dessus).

58. Si la Cour est prête à accepter que la présence d’un fil de fer dans l’abdomen du requérant (paragraphe 11 ci-dessus) peut constituer un élément de preuve indirect à prendre en considération, les données susmentionnées sont toutefois insuffisantes, à elles seules, pour constituer une preuve au‑delà de tout doute raisonnable des mauvais traitements allégués.

59. La Cour relève que, selon la note du 21 juillet 2003 établie par un médecin de la maison d’arrêt no IZ-47/1, la présence d’un fil de fer dans l’abdomen du requérant résulterait d’un accident subi par l’intéressé lors de travaux de construction avant son incarcération (paragraphe 12 ci-dessus). Elle souligne à cet égard que la version retenue par le médecin n’a pas été étayée par une expertise médicolégale. Toutefois, la Cour constate que la version des faits du requérant est sujette à caution.

60. Elle a toujours tenu compte du fait que les allégations de torture ou de mauvais traitements subis pendant une garde à vue sont extrêmement difficiles à étayer pour la victime si elle a été isolée du monde extérieur et privée de la possibilité de voir médecins, avocats, parents ou amis, susceptibles de lui fournir un soutien et d’établir les preuves nécessaires (Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996, § 97, Recueil des arrêts et décisions 1996‑VI). Cependant, il lui est impossible de constater, dans le cas d’espèce, que le requérant a été privé de contacts avec le monde extérieur lors de sa garde à vue. En effet, elle note que l’intéressé a eu l’occasion de voir ses avocats, P. et S., lors de l’interrogatoire du 9 juillet 2003, soit deux jours après la survenance hypothétique des mauvais traitements allégués (paragraphe 9 ci-dessus). Elle constate cependant que le requérant n’explique pas pourquoi il n’a pas saisi cette occasion pour se plaindre auprès de ses avocats P. et S. des mauvais traitements qu’il aurait subis. Eu égard au récit des événements fourni par l’intéressé, les séquelles éventuelles des deux coups de matraque n’auraient pas perduré dans le temps, d’où l’intérêt, selon la Cour, d’en fixer l’existence au moins par le biais de témoignages de tierces personnes.

61. La Cour relève également que, lors de l’interrogatoire du 19 septembre 2003, le requérant a été en mesure de formuler des plaintes quant à la qualité de l’assistance médicale dans la maison d’arrêt sans toutefois soulever la question des mauvais traitements qu’il aurait subis le 7 juillet 2003 (paragraphe 14 ci-dessus).

62. Il est vrai que la Cour est consciente des difficultés – voire de l’impossibilité – qu’un détenu peut rencontrer pour produire des preuves des mauvais traitements qu’il dit avoir subis alors qu’il était entre les mains de la police. À cet égard, elle tient à souligner que, en l’espèce, l’impossibilité de produire des preuves découle en grande partie de l’absence d’une enquête approfondie et effective par les autorités nationales à la suite de la plainte présentée par le requérant pour mauvais traitements (voir, pour des situations similaires, Aleksey Borisov, précité, § 73, et les arrêts auxquels il renvoie), pour laquelle la Cour a conclu à la violation de l’article 3 de la Convention dans son volet procédural (paragraphe 55 ci-dessus). Elle constate notamment que la fiche médicale de la maison d’arrêt no IZ-47/1 a été perdue lors des enquêtes préliminaires menées à la suite de la plainte du requérant (paragraphes 32 et 36 ci-dessus), ce qui l’empêche de vérifier si le requérant s’était effectivement plaint de mauvais traitements au moment du placement à la maison d’arrêt no IZ-47/1 le 9 juillet 2003 ou si des lésions avaient été constatées sur son corps le même jour (voir, a contrario, Shamardakov c. Russie, no 13810/04, §§ 29 et 117, 30 avril 2015). La Cour considère néanmoins que, lorsque le requérant lui a soumis sa thèse, il n’a pas fourni d’explication satisfaisante quant aux incohérences constatées ci‑dessus (voir, dans le même sens, Samartsev c. Russie, no 44283/06, §§ 79‑85, 2 mai 2013).

63. En conclusion, en raison de l’absence d’éléments probatoires suffisants due, notamment, à l’insuffisance de l’enquête menée en l’espèce, la Cour considère ne pas être en mesure d’affirmer avec un degré de certitude suffisant, en accord avec sa propre jurisprudence, que le requérant a été soumis, le 7 juillet 2003, aux mauvais traitements allégués.

64. Partant, la Cour ne peut conclure raisonnablement à une violation substantielle de l’article 3 de la Convention en ce qui concerne l’incident susmentionné.

ii. Sur les mauvais traitements allégués du 20 septembre 2003 et du 23 juin 2005

65. La Cour observe que les parties ne contestent pas le fait que le requérant a subi des lésions corporelles le 20 septembre 2003 et le 23 juin 2005 alors qu’il se trouvait en détention.

66. Elle considère que le récit du requérant quant aux circonstances dans lesquelles les lésions lui avaient été infligées (paragraphes 15 et 22 ci‑dessus) concorde avec la nature et la localisation des lésions identifiées (paragraphes 19, 20 et 23 ci-dessus). Ces éléments suffisent pour faire naître une forte présomption en faveur de la thèse du requérant.

67. Le Gouvernement se trouve, par conséquent, dans l’obligation de donner une explication plausible de la manière dont les lésions constatées ont été infligées pour réfuter la thèse du requérant.

68. À cet égard, la Cour note que le Gouvernement se rallie aux conclusions des autorités internes selon lesquelles, en ce qui concerne l’incident du 20 septembre 2003, les lésions ont été causées par la chute du requérant de son lit, et, en ce qui concerne l’incident du 23 juin 2005, par le requérant lui‑même, qui se serait infligé des blessures dans des circonstances inconnues (paragraphes 35 et 40 ci-dessus).

69. La Cour rappelle qu’elle ne saurait tirer aucune conclusion probante d’une enquête qu’elle a jugée ineffective (voir, mutatis mutandis, dans le cadre de l’article 2 de la Convention, Lykova c. Russie, no 68736/11, § 130, 22 décembre 2015). En l’espèce, elle a jugé que les enquêtes préliminaires menées sur les allégations de mauvais traitements n’avaient pas constitué une enquête effective au sens de l’article 3 de la Convention (paragraphe 55 ci‑dessus). Elle relève notamment que, bien que les autorités internes aient été informées des lésions dont souffrait le requérant, elles n’ont pas ordonné d’expertise médicolégale afin d’élucider les questions relatives au caractère desdites lésions et au mécanisme éventuel de leur apparition. Les autorités ont à chaque fois admis de manière hâtive les versions des policiers mis en cause par le requérant sans s’efforcer de reconstituer les événements pour vérifier la véracité de ces versions, en organisant, par exemple, des confrontations entre le requérant et les auteurs présumés des mauvais traitements. Eu égard aux défauts constatés, les conclusions desdites enquêtes ne sont pas suffisantes pour réfuter la thèse du requérant selon laquelle les lésions lui ont été infligés par des agents de l’État. En l’absence d’autres explications plausibles, la Cour estime, par conséquent, que l’État défendeur ne s’est pas acquitté de la charge de la preuve lui incombant sur le terrain de l’article 3 de la Convention et qu’il n’a pas renversé la présomption en faveur de la thèse du requérant (voir, dans le même sens, Samartsev, précité, §§ 94‑99).

70. La Cour accueille donc la thèse du requérant selon laquelle les lésions qu’il a subies le 20 septembre 2003 et le 23 juin 2005 lui ont été infligées par des agents de l’État.

71. En ce qui concerne, d’une part, la gravité des mauvais traitements subis par le requérant le 20 septembre 2003, la Cour prend en considération l’intensité des actes en question, le fait que les mauvais traitements subis par le requérant lui ont été infligés de manière intentionnelle par un agent de l’État agissant dans l’exercice de ses fonctions ainsi que par des personnes agissant sous le contrôle de ce dernier dans le but d’extorquer un aveu de crime, et la particulière gravité des séquelles physiques et psychologiques (paragraphes 19 et 20 ci-dessus). Eu égard à ces éléments, elle estime dès lors que les actes dénoncés relèvent de la torture (Tigran Ayrapetyan, précité, § 77).

72. En ce qui concerne, d’autre part, la gravité des traitements subis par le requérant le 23 juin 2005, eu égard aux critères indiqués ci-dessus, la Cour estime que les actes dénoncés s’analysent, dans le cas d’espèce, en un traitement inhumain et dégradant (Kopylov c. Russie, no 3933/04, § 165, 29 juillet 2010).

73. Les éléments susmentionnés permettent à la Cour de conclure que les mauvais traitements subis par le requérant le 20 septembre 2003 et le 23 juin 2005 ont emporté violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

74. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

75. Le requérant réclame 240 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il dit avoir subi en raison des mauvais traitements allégués et de l’absence d’enquête effective.

76. Le Gouvernement estime que la somme réclamée par le requérant est excessive. Il est d’avis que, si la Cour conclut à la violation de la Convention, ce constat constituera en soi une satisfaction équitable suffisante.

77. Eu égard aux circonstances de l’espèce et au constat de violation de l’article 3 de la Convention auquel elle est parvenue tant sous son volet matériel, en ce qui concerne les incidents du 20 septembre 2003 et du 23 juin 2005, que sous son volet procédural, la Cour considère que l’intéressé a nécessairement connu une souffrance, une détresse, une frustration et un sentiment d’injustice qui ne sauraient être réparés par le seul constat de violation opéré par le présent arrêt. Elle juge toutefois que la somme réclamée est excessive. Eu égard à l’ensemble des éléments dont elle dispose, elle estime qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 45 500 EUR au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

78. Le requérant n’a pas présenté de demande de remboursement des frais et dépens.

C. Intérêts moratoires

79. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 3 de la Convention ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural ;

3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel en ce qui concerne l’allégation de mauvais traitements du 7 juillet 2003 ;

4. Dit que le requérant a été soumis à la torture lors de l’incident du 20 septembre 2003 et à un traitement inhumain et dégradant lors de l’incident du 23 juin 2005 en violation de l’article 3 de la Convention ;

5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 45 500 EUR (quarante-cinq mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 septembre 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stephen PhillipsBranko Lubarda
GreffierPrésident


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