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25/07/2017 | CEDH | N°001-176020

CEDH | CEDH, AFFAIRE M c. PAYS-BAS [Extraits], 2017, 001-176020


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE M c. PAYS-BAS

(Requête no 2156/10)

ARRÊT

(Extraits)

STRASBOURG

25 juillet 2017

DÉFINITIF

25/10/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire M c. Pays-Bas,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Helena Jäderblom, présidente,
Branko Lubarda,
Luis López Guerra,
Helen Keller,
Pere Pastor V

ilanova,
Alena Poláčková, juges,
Egbert Myjer, juge ad hoc,
et de Fatoş Aracı, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conse...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE M c. PAYS-BAS

(Requête no 2156/10)

ARRÊT

(Extraits)

STRASBOURG

25 juillet 2017

DÉFINITIF

25/10/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire M c. Pays-Bas,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Helena Jäderblom, présidente,
Branko Lubarda,
Luis López Guerra,
Helen Keller,
Pere Pastor Vilanova,
Alena Poláčková, juges,
Egbert Myjer, juge ad hoc,
et de Fatoş Aracı, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 juillet 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 2156/10) dirigée contre le Royaume des Pays-Bas et dont un ressortissant de cet État, M. M (« le requérant »), a saisi la Cour le 7 janvier 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). La présidente de la section a accédé à la demande de non-divulgation de son identité formulée par le requérant (article 47 § 4 du règlement de la Cour – « le règlement »).

2. Le requérant a été représenté par Mes A.W. Eikelboom et M. Pestman, avocats à Amsterdam. Le gouvernement néerlandais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent et son agent adjoint, M. R.A.A. Böcker et Mme K. Adhin, du ministère des Affaires étrangères.

3. Dans sa requête devant la Cour, le requérant se plaignait en particulier d’une violation de l’article 6 §§ 1 et 3 b), c) et d) de la Convention. Il alléguait que dans le cadre de la procédure pénale dirigée contre lui l’AIVD (Algemene Inlichtingen. en Veiligheidsdienst – Service général de renseignement et de sécurité) avait exercé une mainmise décisive sur les preuves, restreignant son accès et celui des tribunaux aux informations contenues dans les pièces du dossier et contrôlant leur usage, ce qui l’aurait empêché de donner à ses avocats les instructions nécessaires et d’exercer de manière effective son droit de faire citer des témoins.

4. Le 2 décembre 2014, les griefs susmentionnés ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus.

5. Le 21 mai 2015, à la suite du déport de Johannes Silvis, juge élu au titre des Pays-Bas (article 28 du règlement), la présidente de la section a désigné Egbert Myjer pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 26 § 4 de la Convention et 29 § 1 du règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. Le requérant est né en 1970 et réside à Houten.

A. Introduction

7. Le requérant était employé par l’AIVD en qualité de monteur son et d’interprète. Dans l’exercice de ses fonctions, il avait accès à des informations classifiées (gerubriceerde informatie), qu’il lui était interdit de divulguer aux personnes non autorisées à en avoir connaissance.

8. Il fut soupçonné d’avoir transmis des copies de documents classifiés à des personnes extérieures au service, dont certaines faisaient l’objet d’une enquête secrète de l’AIVD en lien avec de possibles activités terroristes.

9. Le 30 septembre 2004, le requérant fut arrêté. Accusé d’avoir révélé des secrets d’État à des personnes non autorisées, il fut placé en détention provisoire (voorlopige hechtenis).

10. L’AIVD l’avisa par écrit qu’il était toujours soumis à son obligation de secret et qu’il se rendrait coupable d’une infraction pénale distincte s’il discutait d’informations couvertes par le secret avec quiconque, y compris avec ses défenseurs.

11. Les avocats du requérant furent également avertis qu’ils s’exposaient à des poursuites s’ils venaient à divulguer des secrets d’État à des tiers.

B. La procédure devant le tribunal d’arrondissement

12. Le procès s’ouvrit devant le tribunal d’arrondissement (rechtbank) de Rotterdam le 10 janvier 2005. Il fut suspendu à plusieurs reprises.

13. Les avocats du requérant protestèrent contre les restrictions touchant leurs communications avec le requérant, qui, selon eux, portaient atteinte à l’effectivité de leur défense. Ils demandèrent également le versement au dossier de certaines pièces, notamment le rapport de l’enquête interne de l’AIVD sur lequel se fondaient les poursuites et qui ne figurait pas dans le dossier, ainsi que les documents que le requérant était accusé d’avoir divulgués et qui avaient été versés au dossier dans une version expurgée. Ils réitérèrent également la demande qu’ils avaient présentée auparavant par écrit, à savoir que le requérant fût relevé sans condition de son obligation de secret afin qu’il pût assurer sa défense (vrijwaring).

14. Le parquet (officier van justitie) accepta que certaines pièces, mais non toutes, demandées par la défense fussent versées au dossier, mais refusa de relever sans condition le requérant de son obligation de secret.

15. Le 24 janvier 2005, le tribunal d’arrondissement renvoya l’affaire devant le juge d’instruction auquel il demanda de mener ses enquêtes de manière à réduire les obstacles qui entravaient le travail de la défense et à les compenser autant que possible.

16. Le 4 mars 2005, la direction de l’AIVD informa le requérant par écrit qu’il pouvait communiquer des informations couvertes par son obligation de secret dans les conditions suivantes :

1. Il ne pouvait discuter de ces éléments qu’avec ses avocats, Mes Böhler et Pestman.

2. Il n’était pas autorisé à révéler l’identité de membres du personnel ou d’informateurs de l’AIVD.

3. Il ne pouvait discuter que de ce qui était « contenu dans le dossier de l’affaire ».

4. Cette exemption ne s’appliquait qu’aux informations strictement nécessaires à sa défense.

5. Elle n’était valable que jusqu’à l’adoption d’une décision définitive dans la procédure interne.

(...)

18. Le 15 avril 2005, le tribunal d’arrondissement, suivant l’avis du parquet, refusa de relever sans condition le requérant de son obligation de secret. Il estima qu’autoriser le requérant à divulguer à ses avocats l’identité de membres du personnel ou d’informateurs de l’AIVD ne présentait pas la moindre utilité en ce que les intérêts du requérant étaient suffisamment protégés par l’exemption qui s’appliquait aux informations strictement nécessaires à sa défense. Il ordonna au juge d’instruction d’entendre treize témoins désignés par leur nom et sept témoins désignés par un nom de code ou un numéro. Il refusa d’ordonner immédiatement l’audition de quinze autres témoins désignés par un numéro et d’un témoin nommément désigné, laissant au juge d’instruction le soin de prendre cette décision après avoir entendu un témoin particulier, membre de l’AIVD et dénommé B. Quant aux documents partiellement expurgés, le tribunal d’arrondissement observa que même si cela l’empêchait lui aussi d’apprécier le caractère secret des informations qu’ils contenaient au sens des articles 98 et 98a du code pénal (Wetboek van Strafrecht, voir ci-dessous), l’intérêt de l’accusation à la préservation du secret prévalait.

19. Le témoin dénommé B. fut entendu le 23 mai et le 6 juin 2005. Il ressort de sa déposition qu’il invoqua l’obligation de secret à laquelle il était tenu pour refuser de répondre à certaines questions.

20. Il apparaît que le 9 juin 2005, le juge d’instruction refusa, par manque de temps (agendatechnische redenen), d’entendre le seizième témoin dont l’audition avait été demandée par la défense.

21. Le 17 juin 2005, le juge d’instruction décida que les témoins non nommément désignés dont l’audition avait été autorisée seraient entendus dans un lieu secret, qu’ils seraient déguisés et que leur voix serait modifiée. Il autorisa également un représentant de l’AIVD et un avocat de l’État à assister à l’audition aux côtés de l’accusation et de la défense.

22. La défense forma devant le tribunal d’arrondissement une opposition contre la décision rendue le 17 juin 2005 par le juge d’instruction, déclarant qu’elle ne coopérerait à aucune audition de témoin qui se déroulerait dans un lieu secret. Elle demanda également que les témoins nommément désignés qui avaient déjà été entendus fussent relevés de leur obligation de secret et entendus à nouveau.

23. Le tribunal d’arrondissement tint une audience à huis clos le 5 juillet 2005. La défense exposa sa stratégie provisoire, qui visait à disculper le requérant en identifiant d’autres sources potentielles de divulgation des informations et en démontrant que les documents divulgués ne contenaient aucun secret d’État à proprement parler, ainsi qu’à établir l’attitude du requérant à l’égard de son travail pour l’AIVD. Elle argua que cette stratégie exigeait l’audition des anciens collègues directs du requérant et la consultation, par la défense et le tribunal, de copies non censurées des documents en cause.

24. Le 8 juillet 2005, le tribunal d’arrondissement ordonna l’audition de deux autres témoins nommément désignés mais rejeta l’opposition de la défense pour le surplus.

25. Le 14 juillet 2005, la défense demanda le dessaisissement de deux juges de la formation de jugement qui avaient également pris part à la décision du 8 juillet 2005, arguant que les positions adoptées dans cette dernière décision préjugeaient de l’issue du procès.

26. Le lendemain, le 15 juillet 2005, la demande de dessaisissement des juges fut rejetée et le procès reprit. La défense demanda que des pièces fussent versées au dossier, dont tous les documents qui avaient été trouvés dans le bureau du requérant. Le tribunal d’arrondissement renvoya l’affaire au juge d’instruction pour qu’il entendît les témoins dont l’audition avait été autorisée, pour autant qu’ils n’eussent pas déjà été entendus, et il demanda au parquet de verser des pièces au dossier, dont une description – qui devait être préparée par l’AIVD – des documents trouvés dans le bureau du requérant.

27. Les témoins furent entendus à différentes dates. Les membres du personnel de l’AIVD non nommément désignés furent identifiés par un numéro, ils furent déguisés, placés dans un box qui ne permettait de voir que la partie supérieure de leur corps, et leur voix fut modifiée. Le requérant se plaignit de ne pouvoir discerner ni leur langage corporel ni l’expression de leur visage. Il reprocha également au juge d’instruction d’avoir autorisé un responsable de l’AIVD à assister au procès et de lui avoir permis d’empêcher les témoins, nommément désignés ou non, de répondre à certaines des questions posées par la défense.

28. Le procès reprit le 30 août 2005. N’ayant trouvé aucun élément indiquant que les informations de l’AIVD avaient pu être divulguées par quelqu’un d’autre, le tribunal d’arrondissement refusa à nouveau d’entendre le témoin nommément désigné et les quinze témoins non nommément désignés. Quant aux membres du personnel de l’AIVD qui avaient refusé de divulguer certaines informations en raison de l’obligation de secret à laquelle ils étaient tenus, il considéra que la décision finale d’admettre ce refus appartenait à la formation de jugement mais estima qu’il n’était pas possible de fixer des limites précises comme le souhaitait l’accusation.

29. Le procès se poursuivit les 6 et 7 octobre 2005. Le requérant ne fit aucune déposition.

30. Le 30 novembre 2005, le procès reprit. L’accusation et la défense présentèrent leurs conclusions.

31. Le tribunal d’arrondissement rendit son jugement le 14 décembre 2005. Il déclara le requérant coupable des faits qui lui étaient reprochés et le condamna à quatre ans et six mois d’emprisonnement.

C. La procédure devant la cour d’appel

32. Le requérant saisit la cour d’appel (gerechtshof) de La Haye.

33. L’audience d’appel s’ouvrit le 28 septembre 2006. Les avocats de la défense contestèrent notamment le refus, opposé au cours de la procédure de première instance, de relever le requérant sans condition de son obligation de secret pour lui permettre de communiquer librement avec ses avocats. Ils se plaignirent également de ce que les témoins non nommément désignés avaient été déguisés lors de leur audition, qu’ils avaient été placés dans un box qui les cachait partiellement et que leur voix avait été modifiée, alors même qu’il s’agissait des anciens collègues directs du requérant. Ils critiquèrent enfin la rétention d’informations de la part des témoins en raison de l’obligation de secret qui leur était imposée en leur qualité de membres du personnel de l’AIVD et la non-divulgation de certains documents dont la production avait été demandée par la défense. L’avocat général (advocaat-generaal) fit part de la proposition de l’AIVD d’autoriser un expert indépendant à examiner les documents non censurés de l’AIVD et à rendre compte de leur teneur. L’expert proposé était un ancien membre d’une commission chargée d’enquêter sur le fonctionnement interne de l’AIVD. La défense plaida que cet expert ne pouvait être considéré comme indépendant précisément pour cette raison.

34. La cour d’appel rendit un jugement avant dire droit le 12 octobre 2006.

(...)

Elle releva la « tension particulière entre des intérêts fondamentalement opposés », à savoir l’intérêt du requérant en tant qu’accusé dans un procès pénal et l’intérêt de l’État à la préservation du caractère secret des informations de l’AIVD, mais elle rejeta les griefs soulevés pour le compte du requérant. Dans sa décision, la cour d’appel prit note d’une promesse de l’avocat général de ne pas engager de poursuites pour violation de l’obligation de secret si cette violation était justifiée par les exigences de l’article 6 de la Convention (gerechtvaardigd is door een beroep op artikel 6 EVRM). Elle demanda à l’accusation de produire certains rapports officiels, mais non les documents non expurgés de l’AIVD qui avaient été demandés par la défense.

35. L’audience devant la cour d’appel reprit le 12 février 2007. Le requérant déclara qu’il risquait d’être amené à révéler des secrets d’État pour assurer sa propre défense, ce qui incita la cour d’appel à exclure le public lors de la déposition du requérant, malgré les protestations de celui‑ci.

36. Au cours de son interrogatoire par ses avocats, le requérant mentionna le nom de certains membres du personnel de l’AIVD, noms qui ne sont pas consignés dans le procès-verbal officiel de l’audience. L’avocat général s’opposa à la mention des noms qui ne figuraient pas déjà dans le dossier, et il estima qu’elle n’était pas nécessaire au regard de l’article 6 de la Convention. Il fit part de son intention de poursuivre le requérant si celui-ci devait « transgresser ces limites » (mocht hij die grenzen overschrijden). Les avocats du requérant répliquèrent que la défense avait besoin de ces noms pour décider s’il fallait citer les personnes concernées en qualité de témoin de la défense et ils soulignèrent que le public avait été exclu. Le président ayant décidé que l’avocat général avait le droit d’exprimer son opinion sur l’acceptabilité des questions posées au requérant par ses avocats, le requérant déclara qu’il respecterait son obligation de secret pendant le reste de l’audience, qui fut alors rouverte au public.

37. Le 14 février 2007, Me Pestman, avocat du requérant, envoya par télécopie à l’avocat général la liste des questions que lui-même et Me Böhler souhaitaient poser à leur client à l’appui de la thèse de la défense. Ces questions concernaient les méthodes de travail, les procédures et les membres de l’AIVD. Dans une question, il était demandé au requérant de désigner par leur nom certains membres de l’AIVD sur un organigramme écrit à la main et anonymisé. D’autres questions portaient sur les noms des membres de l’AIVD qui, à part lui, avaient eu accès aux documents qui avaient été divulgués.

38. L’audience se poursuivit le 15 février 2007. L’avocat général annonça son intention de poursuivre le requérant s’il répondait aux questions lui demandant de nommer des sources de l’AIVD, de fournir des informations sur les méthodes de travail de l’AIVD ou concernant les parties censurées des documents expurgés. En réponse aux protestations de la défense, la cour d’appel renvoya à son jugement avant dire droit du 12 octobre 2006 (paragraphe 34 ci-dessus), dans lequel elle avait jugé que si le requérant considérait qu’un manquement à son obligation de secret était dans l’intérêt de la défense, il pourrait, en cas de poursuites, se justifier en invoquant le droit de se défendre garanti par l’article 6 de la Convention. Elle ajouta que la décision de poursuivre revenait toutefois au parquet, et non au juge.

39. La cour d’appel rendit un arrêt le 1er mars 2007. Elle annula le jugement du tribunal d’arrondissement au motif qu’il lui était impossible de simplement confirmer la décision de ce dernier, reconnut le requérant coupable des faits qui lui étaient reprochés et le condamna à une peine de quatre ans d’emprisonnement.

40. Elle s’appuya sur les éléments suivants :

(...)

53. Procès-verbal de vérification par le procureur national en charge de la lutte contre le terrorisme, 29 décembre 2006. Le procureur a personnellement examiné les documents en cause dans leur version non expurgée et confirmé que les parties non censurées des documents expurgés étaient identiques aux parties correspondantes des documents non expurgés.

(...)

D. La procédure devant la Cour suprême

42. Le requérant forma un pourvoi sur des points de droit (cassatie) devant la Cour suprême (Hoge Raad).

43. La haute juridiction statua le 7 juillet 2009 (ECLI:NL:HR:BG7232). Elle estima que, devant elle, la durée de la procédure avait été excessive et que le requérant avait droit à une réparation sous la forme d’une réduction de peine. Elle annula donc l’arrêt de la cour d’appel pour des motifs procéduraux afin de modifier la peine qu’elle réduisit de deux mois pour la ramener à trois ans et dix mois. Elle jugea toutefois le pourvoi non fondé. Les motifs de sa décision comportaient le passage suivant :

« 5.5. Aucune disposition ne prévoit d’exception à l’obligation de secret imposée par l’article 85 de la loi de 2002 sur les services de renseignement et de sécurité dans le cas où l’agent concerné est un suspect. Même dans ce cas, l’agent est lié par son obligation de secret et il ne peut être autorisé à divulguer des informations en violation de cette obligation.

Si, toutefois, la juridiction de jugement, en réponse ou non à une demande ou à un argument juridique (verweer) avancé par la défense, est d’avis que l’intérêt de la défense exige que des informations couvertes par le secret soient divulguées par le suspect, elle devra apprécier les intérêts contradictoires en présence. Elle doit être guidée (richtsnoer) en cela par la question de savoir si, dans le cas où ces informations ne peuvent en définitive pas être divulguées, il peut tout de même y avoir un procès équitable au sens de l’article 6 de la Convention.

Si la formation de jugement parvient à la conclusion qu’il est nécessaire, du point de vue de cette garantie conventionnelle, de prendre connaissance de ces informations secrètes et que l’inconvénient pour la défense [qui résulte de l’impossibilité pour elle de les révéler][1] n’est pas suffisamment compensé par la procédure suivie, elle devra déterminer – par exemple en entendant sur ce point l’agent ou les agents de l’AIVD appropriés – si l’obligation de secret doit être maintenue relativement à ces informations. Si tel est le cas, la conclusion sera que le procès ne peut être équitable et les poursuites devront être déclarées irrecevables (zal de officier van justitie niet-ontvankelijk moeten worden verklaard in de vervolging).

5.6. La cour d’appel a mal interprété la loi (heeft het blijk gegeven van een onjuiste rechtsopvatting) en ce qu’elle a été guidée par un cadre procédural différent de celui exposé ci-dessus. Cela ne doit toutefois pas nécessairement conduire à l’annulation de l’arrêt [de la cour d’appel] pour les raisons suivantes. (...) »

La Cour suprême ajouta que les mesures compensatoires avaient été suffisantes dans les circonstances de l’espèce : les agents de l’AIVD avaient pu être entendus en qualité de témoins sans que leur identité ne fût révélée et les informations contenues dans le dossier – les parties non censurées des documents, les documents explicatifs officiels fournis par l’AIVD et la vérification effectuée par le procureur national en charge de la lutte contre le terrorisme concernant la position de l’AIVD – avaient été suffisantes pour permettre à la cour d’appel d’apprécier si les documents en cause étaient à juste titre classifiés comme secrets d’État.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. Le code pénal

44. Les dispositions du code pénal pertinentes en l’espèce se lisent comme suit :

Article 98

« 1. Quiconque livre ou communique délibérément à une personne ou à un organisme non autorisé à en prendre connaissance une information (inlichting) dont le secret est requis dans l’intérêt de l’État ou de ses alliés, un objet dont il est possible d’extraire ladite information ou toute donnée de cette nature (gegevens) encourt, s’il sait ou doit raisonnablement soupçonner qu’il s’agit d’une information, d’un objet ou d’une donnée de cette nature, une peine d’emprisonnement d’une durée maximale de six ans ou une amende de cinquième catégorie [jusqu’à 74 000 euros (EUR)].

(...) »

Article 98c

« 1. Encourt une peine d’emprisonnement d’une durée maximale de six ans ou une amende de cinquième catégorie :

i) quiconque prend ou garde en sa possession, délibérément et sans y avoir été dûment autorisé, une information, un objet ou une donnée visés à l’article 98 ;

ii) quiconque entreprend, sans y avoir été dûment autorisé, une action quelle qu’elle soit dans le but d’obtenir une information, un objet ou une donnée visés à l’article 98 ;

(...) »

B. Le code de procédure pénale

45. Au moment des faits litigieux, les dispositions du code de procédure pénale (Wetboek van Strafvordering) pertinentes en l’espèce se lisaient ainsi :

Article 190

« 1. Le juge d’instruction demande aux suspects, témoins et experts de décliner leurs noms et prénoms, âge, profession et lieu de résidence ou domicile ; le suspect doit également indiquer son lieu de naissance. Si le suspect est connu, le juge d’instruction demande aux témoins et experts s’ils sont parents ou alliés du suspect et, dans l’affirmative, leur degré de parenté avec lui.

2. Le juge d’instruction peut, d’office ou à la demande (vordering) du ministère public, du suspect ou du témoin, décider de ne pas demander les informations particulières visées au premier paragraphe lorsqu’il y a des raisons de soupçonner (vermoeden) que la déposition du témoin pourrait lui porter préjudice ou entraver l’exercice de sa profession. Le juge d’instruction prend toute mesure raisonnablement nécessaire pour éviter la divulgation de ces informations.

3. Le juge d’instruction indique dans le procès-verbal les raisons pour lesquelles le deuxième paragraphe a été appliqué. (...) »

C. La loi de 2002 sur les services de renseignement et de sécurité

46. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi de 2002 sur les services de renseignement et de sécurité sont ainsi libellées :

Article 6

« 1. Un service général de renseignement et de sécurité [l’AIVD] est instauré.

2. Il [l’AIVD] est chargé d’assurer, dans l’intérêt de la sécurité nationale, les missions suivantes :

a) mener des enquêtes sur des organisations et des personnes qui, en raison des objectifs poursuivis ou des activités déployées par elles, donnent sérieusement à penser (het ernstige vermoeden) qu’elles constituent un danger pour le maintien de la légalité démocratique, pour la sécurité ou pour d’autres intérêts importants de l’État ;

b) (...)

c) promouvoir des mesures (het bevorderen van maatregelen) pour la protection des intérêts mentionnés à l’alinéa a), notamment des mesures visant à empêcher la divulgation d’informations qui doivent rester secrètes dans l’intérêt de la sécurité nationale ou des services de l’État et entreprises privées (bedrijfsleven) qui, selon les ministres compétents en la matière, sont d’une importance cruciale pour la préservation de la vie sociale (de instandhouding van het maatschappelijk leven) ;

d) mener des enquêtes concernant d’autres pays sur les questions indiquées par le Premier ministre, ministre des Affaires générales (Minister-President, Minister van Algemene Zaken [le Premier ministre étant les deux à la fois]), en accord avec les autres ministres concernés ; (...) »

Article 9

« 1. Les agents des services [de renseignement et de sécurité] ne sont pas investis de pouvoirs d’enquête en matière pénale (bezitten geen bevoegdheid tot het opsporen van strafbare feiten). (...) »

Article 12

« 1. Les services [de renseignement et de sécurité] sont habilités (bevoegd) à traiter les données en tenant compte des contraintes (eisen) définies par la présente loi (...)

2. Les données ne peuvent être traitées que dans un but déterminé et pour autant que cela soit nécessaire pour une bonne mise en œuvre de la présente loi (...)

3. Les données sont traitées conformément à la loi, de manière appropriée et avec le soin requis. »

Article 15

« Les chefs des services [de renseignement et de sécurité] doivent veiller :

a) à ce que demeurent effectivement secrètes les données censées être couvertes par le secret (daarvoor in aanmerking komende gegevens) ;

b) à ce que demeurent secrètes les sources censées être couvertes par le secret ;

c) à ce que la sécurité des personnes qui coopèrent à la collecte des données soit assurée. »

Article 16

« Les chefs des services [de renseignement et de sécurité] doivent également veiller à :

a) prendre les dispositions nécessaires pour garantir l’exactitude et l’exhaustivité des données à traiter ;

b) prendre les dispositions techniques et organisationnelles nécessaires pour garantir la sécurité du traitement des données contre le risque de perte, de dommage ou de traitement non autorisé ;

c) désigner les personnes autorisées, à l’exclusion de toute autre personne, à exécuter les tâches définies dans le cadre du traitement des données. »

Article 85

« 1. Sans préjudice des articles 98-98c du code pénal, quiconque prend part à l’exécution de la présente loi et entre ainsi en possession d’informations dont il connaît le caractère confidentiel ou devrait raisonnablement le soupçonner (en daarbij de beschikking krijgt over gegevens waarvan hij het vertrouwelijke karakter kent of redelijkerwijs moet vermoeden) a l’obligation de préserver le secret de ces informations, sauf si des dispositions légales lui imposent de les divulguer (...) »

Article 86

« L’obligation de secret à laquelle est tenu tout agent qui prend part à l’exécution de la présente loi ne s’impose pas à la personne à laquelle l’agent est directement ou indirectement subordonné. Elle ne s’applique pas non plus à l’agent concerné s’il a été libéré de cette obligation par un supérieur.

2. Si l’agent visé au premier paragraphe est contraint par une disposition légale de comparaître en qualité de témoin ou d’expert, sa déposition ne peut porter sur les questions couvertes par son obligation de secret que dans la mesure où le ministre concerné et le ministre de la Justice l’ont ensemble libéré de cette obligation par écrit (...) »

D. La loi sur la protection des secrets d’État

47. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi sur la protection des secrets d’État (Wet bescherming staatsgeheimen) sont ainsi libellées :

Article 1

« L’accès à tout lieu utilisé par l’État ou par une entreprise publique (staatsbedrijf) peut être interdit par Nous [c’est-à-dire le monarque, en fait le ministre de l’Intérieur et des Relations au sein du Royaume (Minister van Binnenlandse Zaken en Koninkrijksrelaties)] (kan door Ons als verboden plaats worden aangewezen) aux fins de la protection des informations qui doivent être tenues secrètes dans l’intérêt de la sécurité de l’État (waarvan de geheimhouding door het belang van de veiligheid van de Staat wordt geboden). »

48. Les lieux dont l’accès est interdit par arrêté royal (koninklijk besluit) en vertu de cette disposition incluent les bâtiments utilisés par l’AIVD.

E. L’ordonnance relative aux informations propres au service (de sécurité) de l’État

49. Les dispositions pertinentes en l’espèce de l’ordonnance relative aux informations propres au service (de sécurité) de l’État (Voorschrift informatiebeveiliging rijksdienst-bijzondere informatie, également appelée « Vir-bi » au niveau interne) sont ainsi libellées :

Article 1

« Aux fins de la présente ordonnance :

– l’expression « secret d’État » désigne une information spécifique qui doit être tenue secrète dans l’intérêt de l’État ou de ses alliés ;

– le terme « classifier » signifie établir et indiquer que certaines données (een gegeven) constituent une information spécifique, et déterminer et indiquer le niveau de sécurité à leur assigner. »

Article 5

« Les secrets d’État sont classifiés comme suit :

a) Secret d’État TOP SECRET (Stg. ZEER GEHEIM), lorsque les intérêts de l’État ou de ses alliés pourraient être très gravement lésés si des personnes non autorisées en avaient connaissance ;

b) Secret d’État SECRET (Stg. GEHEIM), lorsque les intérêts de l’État ou de ses alliés pourraient être gravement lésés si des personnes non autorisées en avaient connaissance ;

c) Secret d’État CONFIDENTIEL (Stg. CONFIDENTIEEL), lorsque les intérêts de l’État ou de ses alliés pourraient être lésés si des personnes non autorisées en avaient connaissance. »

F. Classification de l’identité des membres du personnel de l’AIVD

50. Il ressort des travaux préparatoires de la loi de 2002 sur les services de renseignement et de sécurité (documents parlementaires, chambre basse du Parlement (Kamerstukken II) 1997-98, 25877, no 3 (rapport explicatif (Memorie van Toelichting), page 93) que l’identité des membres du personnel de l’AIVD peut, selon les circonstances, constituer un secret d’État.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

51. Le requérant se plaint d’un manque d’équité de la procédure pénale dirigée contre lui. Il allègue que l’AIVD a exercé une mainmise décisive sur les preuves, restreignant son accès et celui des tribunaux aux informations contenues dans les pièces du dossier et contrôlant leur usage, ce qui l’aurait empêché de donner des instructions utiles à ses avocats. Il y voit une violation de l’article 6 §§ 1 et 3 b), c) et d), ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Le jugement doit être rendu publiquement, mais l’accès de la salle d’audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l’intérêt de la moralité, de l’ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l’exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice.

(...)

3. Tout accusé a droit notamment à :

(...)

b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ;

c) se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent ;

d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;

(...) »

52. Le Gouvernement conteste cette thèse.

53. Les griefs du requérant portent sur la censure de certains documents et la non-divulgation de certains autres, sur les restrictions apportées à son droit de livrer des informations à ses avocats et de les instruire, sur le refus de l’autoriser à désigner par leur nom certains membres de l’AIVD devant la cour d’appel, sur les conditions dans lesquelles certains membres de l’AIVD furent entendus en qualité de témoins et sur le refus d’entendre certains autres membres de l’AIVD en qualité de témoins de la défense.

A. Sur la recevabilité

54. Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

B. Sur le fond

1. Généralités

55. Ainsi que la Cour l’a souvent dit, les exigences du paragraphe 3 de l’article 6 représentent des aspects particuliers du droit à un procès équitable garanti par le paragraphe 1 (voir, parmi beaucoup d’autres, Sakhnovski c. Russie [GC], no 21272/03, § 94, 2 novembre 2010, et Schatschaschwili c. Allemagne [GC], no 9154/10, § 100, CEDH 2015).

56. Le droit à un procès équitable consacré par l’article 6 § 1 ne souffre aucune dérogation ; toutefois, la définition de cette notion ne saurait être soumise à une règle unique et invariable mais elle est au contraire fonction des circonstances propres à chaque affaire. Lorsqu’elle examine un grief tiré de l’article 6 § 1, la Cour doit essentiellement déterminer si la procédure pénale a globalement revêtu un caractère équitable (Ibrahim et autres c. Royaume‑Uni [GC], nos 50541/08 et 3 autres, § 250, 13 septembre 2016, et la jurisprudence qui y est citée).

2. Sur la censure de certains documents et la non-divulgation alléguée de certains autres

57. La Cour examinera ces questions sous l’angle de l’article 6 §§ 1 et 3 b).

58. Le Gouvernement argue que la publication des informations censurées aurait gravement nui aux intérêts de l’État, expliquant qu’elle aurait permis d’identifier des personnes et organisations visées par une enquête, des informateurs ainsi que des services étrangers de renseignement et de sécurité avec lesquels l’AIVD coopérait. Il ajoute que, dans certains cas, la sécurité du personnel de l’AIVD aurait été mise en danger. Il estime donc que les restrictions dont la défense a fait l’objet étaient strictement nécessaires.

59. D’après le Gouvernement, la juridiction nationale a examiné au cas par cas s’il était nécessaire de refuser la divulgation de certaines informations. Elle se serait pour cela fondée sur les parties non censurées des pièces versées au dossier, sur les explications fournies par l’AIVD concernant la classification et l’intérêt en jeu pour l’État et sur la vérification effectuée par le procureur national en charge de la lutte contre le terrorisme. Cette approche aurait été approuvée par la Cour suprême.

60. La nécessité de la censure de certaines informations aurait été réexaminée périodiquement et certains documents auraient finalement été versés au dossier dans leur version originale ou dans une version moins expurgée.

61. Le Gouvernement affirme qu’il existait des mesures compensatoires. S’appuyant sur les arrêts Jasper c. Royaume-Uni [GC], no 27052/95, 16 février 2000, et Fitt c. Royaume-Uni [GC], no 29777/96, CEDH 2000‑II, il plaide ainsi que le requérant a pu apprécier la fiabilité de l’enquête interne de l’AIVD grâce aux dépositions des témoins entendus et contester à différents stades de la procédure la non-divulgation d’éléments de preuve.

62. Pour sa part, le requérant se plaint que certains des documents sur lesquels l’accusation s’est fondée dans la procédure dirigée contre lui ont été fournis à la défense en version expurgée, des parties ayant été censurées par l’AIVD, voire ne lui ont pas été fournis du tout.

63. Il admet que des considérations de sécurité nationale puissent justifier de ne pas divulguer des informations à la défense. Invoquant les arrêts Edwards et Lewis c. Royaume-Uni [GC], nos 39647/98 et 40461/98, CEDH 2004‑X, et A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, CEDH 2009, il plaide toutefois que la stricte nécessité d’une telle non‑divulgation doit être démontrée, que les restrictions apportées à l’accès aux informations doivent être le moins intrusives possible et que des procédures faisant contrepoids doivent exister.

64. Le requérant estime que la nécessité de restreindre l’accès de la défense à certaines informations n’a pas été démontrée. D’après lui, aucune vérification indépendante n’a été réalisée. En effet, les juridictions nationales auraient fondé leur appréciation sur les parties non censurées de chaque texte, sur l’explication fournie par l’AIVD et sur la décision du procureur national en charge de la lutte contre le terrorisme, et ni l’AIVD ni le procureur national en charge de la lutte contre le terrorisme n’auraient été indépendants. Même les juridictions nationales n’auraient pas eu directement accès aux informations non divulguées à la défense, ce qui distinguerait le cas d’espèce des affaires Jasper et Fitt (précitées).

65. Le requérant considère que le fait que certains documents ont par la suite été versés au dossier dans une version moins expurgée ne fait aucune différence car, d’après lui, les parties qui ont été divulguées ultérieurement ne contenaient aucune information pertinente.

66. Dans l’arrêt Fitt (précité), la Cour a dit ce qui suit (voir aussi Jasper, précité, §§ 51-53) :

« 44. Tout procès pénal, y compris ses aspects procéduraux, doit revêtir un caractère contradictoire et garantir l’égalité des armes entre l’accusation et la défense : c’est là un des aspects fondamentaux du droit à un procès équitable. Le droit à un procès pénal contradictoire implique, pour l’accusation comme pour la défense, la faculté de prendre connaissance des observations ou éléments de preuve produits par l’autre partie (Brandstetter c. Autriche du 28 août 1991, série A no 211, pp. 27‑28, §§ 66-67). De surcroît, l’article 6 § 1 exige, comme du reste le droit anglais (paragraphe 18 ci-dessus), que les autorités de poursuite communiquent à la défense toutes les preuves pertinentes en leur possession, à charge comme à décharge (Edwards c. Royaume-Uni, 16 décembre 1992, § 36, série A no 247‑B).

45. Cela dit, le requérant l’admet d’ailleurs (...), le droit à une divulgation des preuves pertinentes n’est pas absolu. Dans une procédure pénale donnée, il peut y avoir des intérêts concurrents – tels que la sécurité nationale ou la nécessité de protéger des témoins risquant des représailles ou de garder secrètes des méthodes policières de recherche des infractions – qui doivent être mis en balance avec les droits de l’accusé (voir, par exemple, Doorson c. Pays-Bas du 26 mars 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-II, p. 470, § 70). Dans certains cas, il peut être nécessaire de dissimuler certaines preuves à la défense, de façon à préserver les droits fondamentaux d’un autre individu ou à sauvegarder un intérêt public important. Toutefois, seules sont légitimes au regard de l’article 6 § 1 les mesures restreignant les droits de la défense qui sont absolument nécessaires (Van Mechelen et autres c. Pays‑Bas du 23 avril 1997, Recueil 1997-III, p. 712, § 58). De surcroît, si l’on veut garantir un procès équitable à l’accusé, toutes difficultés causées à la défense par une limitation de ses droits doivent être suffisamment compensées par la procédure suivie devant les autorités judiciaires (Doorson précité, p. 471, § 72, et Van Mechelen et autres précité, p. 712, § 54).

46. Lorsque des preuves ont été dissimulées à la défense au nom de l’intérêt public, il n’appartient pas à la Cour de dire si pareille attitude était absolument nécessaire car, en principe, c’est aux juridictions internes qu’il revient d’apprécier les preuves produites devant elles (Edwards précité, pp. 34-35, § 34). De toute manière, dans beaucoup d’affaires où, comme en l’occurrence, les preuves en question n’ont jamais été révélées, il ne serait pas possible à la Cour de chercher à mettre en balance l’intérêt public à une non-divulgation des éléments litigieux et l’intérêt de l’accusé à se les voir communiquer. Aussi la Cour doit-elle examiner si le processus décisionnel a satisfait dans toute la mesure du possible aux exigences du contradictoire et de l’égalité des armes et s’il était assorti de garanties aptes à protéger les intérêts de l’accusé. »

67. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour relève que le requérant a demandé la divulgation du rapport de l’enquête interne de l’AIVD et des parties censurées des documents de l’AIVD versés au dossier.

68. En ce qui concerne l’enquête interne de l’AIVD, la Cour observe que la cour d’appel n’a pas jugé établie l’existence d’un tel rapport (paragraphe 34 ci-dessus). En tout état de cause, elle considère que pareil document n’était pas en la possession de l’accusation, et encore moins de la cour d’appel, et qu’il ne faisait donc pas partie du dossier de l’accusation (comparer avec Fitt, précité, § 48). Pour autant que le requérant laisse entendre que l’enquête aurait pu mettre au jour des informations susceptibles de le disculper, la Cour rejette pareille allusion qu’elle juge totalement hypothétique.

69. En ce qui concerne les documents communiqués à la cour d’appel et au requérant dans leur version expurgée, la Cour souligne que les informations censurées n’auraient été d’aucune aide à la défense. En effet, le requérant était accusé d’avoir révélé des secrets d’État à des personnes non autorisées et la seule question relative à ces documents était donc de savoir s’ils constituaient ou non des secrets d’État.

70. Les éléments sur la base desquels le requérant a été condamné comprenaient des déclarations de l’AIVD attestant que les documents en cause étaient classés secrets d’État et expliquant les raisons pour lesquelles il était nécessaire de garder secrètes les informations qu’ils contenaient. Le procureur national en charge de la lutte contre le terrorisme a confirmé que les documents versés au dossier pénal étaient effectivement des copies des documents qu’elles étaient censées reproduire (paragraphe 40, sous‑paragraphe 53 ci-dessus), ce que le requérant ne conteste pas. Au vu de ces éléments, la Cour estime que les informations restées lisibles dans les pièces en cause étaient suffisantes pour permettre à la défense et à la cour d’appel d’en apprécier la nature.

71. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 b) quant à la censure de certains documents et à la non-divulgation alléguée de certains autres.

3. Sur les restrictions apportées au droit du requérant de livrer des informations à ses avocats et de les instruire et sur le refus de l’autoriser à désigner par leur nom certains membres de l’AIVD devant la cour d’appel

72. La Cour examinera ces deux questions sous l’angle de l’article 6 §§ 1 et 3 c).

73. Le Gouvernement reconnaît que la libre communication entre un accusé et son avocat revêt une importance cruciale, mais il considère qu’aucune atteinte fondamentale n’y a été portée en l’espèce. Il indique que le requérant a été libéré de son obligation de secret, sous certaines conditions, afin de lui permettre de communiquer avec ses avocats.

74. S’appuyant sur les arrêts Öcalan c. Turquie ([GC], no 46221/99, § 133, CEDH 2005‑IV), et Marcello Viola c. Italie (no 45106/04, § 61, CEDH 2006‑XI (extraits)), il ajoute que l’accès d’un accusé à son avocat peut être soumis à des restrictions pour des raisons valables.

75. Il estime que les conditions imposées au requérant étaient nécessaires aux fins de la protection du personnel et des informateurs de l’AIVD mais aussi de la préservation du secret d’informations classifiées qui, d’après lui, n’étaient pas pertinentes dans la procédure pénale dirigée contre le requérant. Selon le Gouvernement, l’AIVD, en tant que service de renseignement, ne peut fonctionner que si le secret est maintenu.

76. De plus, l’avocat général près la cour d’appel se serait engagé à de ne pas poursuivre le requérant pour violation de son obligation de secret si pareille infraction était justifiée au regard de l’article 6 de la Convention.

77. Enfin, au vu de la déposition effectivement faite par le requérant lors de l’audience du 12 février 2007 (paragraphe 36 ci‑dessus) et des questions posées par Me Pestman dans la lettre envoyée par télécopie le 14 février 2007 (paragraphe 34 ci-dessus), il n’y aurait guère d’éléments donnant à penser que le requérant s’est laissé dissuader par les menaces de poursuites, contrairement à ce que l’intéressé laisserait entendre dans ses observations devant la Cour.

78. Le requérant soutient que les conditions imposées s’analysent en des restrictions à la libre communication entre lui et ses avocats et qu’elles ont entravé sa défense. Il allègue, en particulier, avoir été empêché de parler avec ses avocats d’éléments de preuve qui auraient pu le disculper et de scénarios possibles pour autant que les informations s’y rapportant ne figuraient pas déjà dans le dossier. Il estime que l’accusation et, à travers elle, l’AIVD ont ainsi pu contrôler la défense.

79. Le requérant ajoute que l’AIVD a pu définir la portée des éléments de preuve que la défense a été autorisée à produire au cours de la procédure. Il allègue également qu’il s’exposait à des poursuites même dans le cadre confidentiel d’une audience à huis clos.

80. Il invoque l’arrêt S. c. Suisse (28 novembre 1991, § 48, série A no 220), dans lequel, d’après son analyse, la Cour a reconnu le droit d’un avocat à s’entretenir avec son client et à en recevoir des instructions confidentielles sans surveillance (il indique qu’il s’agissait dans cette affaire de la surveillance par la police des visites de l’avocat et de l’interception de la correspondance entre l’avocat et son client). Il s’appuie également sur l’arrêt A. et autres c. Royaume-Uni (précité, § 220) dans lequel la Cour aurait reconnu qu’un détenu doit pouvoir donner des instructions utiles à un avocat spécial, et il argue que l’obligation de secret qui lui a été imposé l’a empêché d’instruire ses avocats selon ses besoins.

81. Quant au refus de l’autoriser à mentionner les noms de membres de l’AIVD devant la cour d’appel, le requérant allègue qu’il lui a été interdit de divulguer des informations secrètes aux tribunaux afin de l’empêcher notamment de présenter d’autres explications crédibles pour prouver qu’il n’était pas responsables des infractions qui lui étaient reprochées. Selon le Gouvernement, au vu des éléments de preuve contre le requérant, les juridictions nationales ont à juste titre exclu tout autre scénario.

82. La Cour rappelle que s’il reconnaît à tout accusé le droit de « se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur (...) », l’article 6 § 3 c) n’en précise pas les conditions d’exercice. Il laisse ainsi aux États contractants le choix des moyens propres à permettre à leur système judiciaire de le garantir, la tâche de la Cour consistant à rechercher si la voie qu’ils ont empruntée cadre avec les exigences d’un procès équitable. À cet égard, il ne faut pas oublier que la Convention a pour but de « protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs », et que la nomination d’un conseil n’assure pas à elle seule l’effectivité de l’assistance qu’il peut procurer à l’accusé (voir, entre autres, Sakhnovski c. Russie, précité, § 95, et la jurisprudence citée).

83. Le droit à un procès équitable, garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, englobe, entre autres, le droit des parties au procès à présenter les observations qu’elles estiment pertinentes pour leur affaire. Ce droit ne peut passer pour effectif que si ces observations sont vraiment « entendues », c’est-à-dire dûment examinées par le tribunal saisi. Autrement dit, l’article 6 implique notamment, à la charge du « tribunal », l’obligation de se livrer à un examen effectif des moyens, arguments et offres de preuve des parties, sauf à en apprécier la pertinence (Perez c. France [GC], no 47287/99, § 80, CEDH 2004‑I).

84. La Cour observe par ailleurs que l’article 6 § 1 tient compte des considérations de sécurité nationale dans sa deuxième phrase, qui dispose que « l’accès à la salle d’audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès ». Il ne fait aucun doute que pareilles considérations étaient pertinentes lors du procès du requérant et qu’il était véritablement nécessaire de dissimuler des secrets d’État à la presse et au public.

85. La Cour a dit que le droit, pour l’accusé, de communiquer avec son avocat hors de portée d’ouïe d’un tiers figure parmi les exigences élémentaires du procès équitable dans une société démocratique et découle de l’article 6 § 3 c) de la Convention. Si un avocat ne pouvait s’entretenir avec son client sans surveillance et en recevoir des instructions confidentielles, son assistance perdrait beaucoup de son utilité (S. c. Suisse, précité, § 48, et Öcalan, précité, § 133).

86. La Cour a également considéré, dans le contexte de l’article 5 § 4, qu’une atteinte au secret de la relation entre un avocat et son client, et ainsi aux droits de la défense d’un détenu, ne suppose pas nécessairement qu’il y ait eu une interception ou une écoute indiscrète (voir, mutatis mutandis, Castravet c. Moldova, no 23393/05, § 51, 13 mars 2007).

87. La Cour a également estimé, dans le contexte de l’article 8 de la Convention, qu’il y va clairement de l’intérêt public qu’une personne désireuse de consulter un homme de loi puisse le faire dans des conditions propices à une pleine et libre discussion. D’où le régime privilégié dont bénéficie, en principe, la relation avocat-client (voir, mutatis mutandis, Campbell c. Royaume-Uni, 25 mars 1992, § 46, série A no 233).

88. La Cour a toléré certaines restrictions apportées aux relations entre un avocat et son client dans des affaires de terrorisme et de criminalité organisée (voir, en particulier, Erdem c. Allemagne, no 38321/97, §§ 65 et suiv., CEDH 2001‑VII (extraits), et Khodorkovskiy et Lebedev c. Russie, nos 11082/06 et 13772/05, § 627, 25 juillet 2013). Il n’en demeure pas moins que la confidentialité de la correspondance entre un détenu et son défenseur constitue un droit fondamental pour un individu et touche directement les droits de la défense. C’est pourquoi la Cour a énoncé – toujours dans le contexte de l’article 8 de la Convention – qu’une dérogation à ce principe ne peut être autorisée que dans des cas exceptionnels et doit s’entourer de garanties adéquates et suffisantes contre les abus (voir, mutatis mutandis, Erdem, précité, § 65).

89. Dans l’arrêt qu’elle a rendu dans l’affaire A. et autres c. Royaume‑Uni (précité), la Cour était appelée à se prononcer sur des mesures visant à garantir l’équité de la procédure aux fins de l’article 5 § 4 de la Convention sans que fussent divulgués à la défense certains éléments sur lesquels s’était appuyée l’accusation. La Cour est partie du constat selon lequel les visées et menées du réseau Al-Qaida avaient créé un « danger public menaçant la vie de la nation » pendant la période où les requérants avaient été détenus. Il convenait donc de garder à l’esprit que, à l’époque pertinente, on considérait que la protection de la population du Royaume-Uni contre un attentat terroriste était une nécessité pressante et qu’un intérêt public éminent s’attachait à la collecte d’informations sur Al-Qaida et ses complices ainsi qu’à la dissimulation des sources d’où elles étaient tirées, bien que le Royaume-Uni n’eût pas dérogé à l’article 5 § 4 mais seulement à l’article 5 § 1 (ibidem, § 216).

90. Une procédure où l’accusation s’emploie elle-même à apprécier l’importance des informations dissimulées à la défense pour la mettre en regard de l’intérêt public à tenir ces informations secrètes ne saurait satisfaire aux exigences précitées de l’article 6 § 1 (Dowsett c. Royaume‑Uni, no 39482/98, § 44, CEDH 2003‑VII). La Cour a également dit que l’article 6 § 3 b) protège le droit de « disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense » et suppose donc que la défense de l’accusé puisse mettre en œuvre tout ce qui est « nécessaire » pour préparer le procès (Mayzit c. Russie, no 63378/00, § 78, 20 janvier 2005).

91. Pour ce qui concerne la présente affaire, la Cour note la position du Gouvernement selon laquelle les conditions appliquées à la communication entre le requérant et ses avocats étaient une concession faite à la défense compte tenu de l’obligation de secret imposée au requérant. Elle adopte cependant le point de vue opposé, à savoir que ces conditions ont constitué une restriction au droit de l’accusé de communiquer librement avec ses avocats.

92. La présente espèce diffère sur plusieurs points des affaires citées ci‑dessus. Tout d’abord, le requérant ne s’est pas vu refuser l’accès aux éléments de preuve à charge. Il lui a été ordonné de ne pas révéler à ses avocats certaines informations factuelles utiles pour sa défense. En cela, la présente affaire se distingue de l’affaire A. et autres c. Royaume-Uni (précité). Ensuite, il n’y a eu aucune atteinte à la confidentialité des relations entre l’accusé et ses avocats. Sur ce point, la présente affaire diffère des affaires S. c. Suisse (précitée, § 48), Campbell (précitée, § 48), et Moïsseïev c. Russie (no 62936/00, § 210, 9 octobre 2008) où la surveillance des communications était en cause. Par ailleurs, aucun contrôle indépendant des informations communiquées par le requérant à ses avocats n’a été effectué. Au lieu de cela, le requérant a été menacé de poursuites ex post facto s’il donnait des informations secrètes à ses avocats. À cet égard, la présente affaire se distingue de l’affaire Erdem (précitée).

93. Ces différences ne sont toutefois pas déterminantes : ce qui importe, c’est que la communication entre le requérant et ses avocats n’était pas libre et dépourvue de restriction quant à sa teneur, contrairement aux règles normales d’un procès équitable.

94. La Cour admet que des règles de confidentialité puissent s’appliquer de manière générale et ne voit aucune raison de principe pour qu’elles soient écartées lorsque les membres du personnel d’un service de sécurité sont poursuivis pour des infractions en lien avec leur emploi. La question qui se pose à la Cour est celle de savoir en quoi une interdiction de divulguer des informations secrètes nuit aux droits de la défense du suspect en ce qui concerne tant la communication avec ses avocats que la procédure devant le tribunal.

95. Il ressort des deux arrêts de la cour d’appel et des audiences des 12 et 15 février 2007 (paragraphes 34-41 ci-dessus) que l’avocat général a pris l’engagement de ne pas poursuivre le requérant pour violation de son obligation de secret si cette violation était justifiée par les droits de la défense tels que garantis par l’article 6 de la Convention. Le requérant a donc dû décider, sans avoir pu bénéficier de l’avis de ses avocats, s’il devait révéler ou non des éléments non encore versés au dossier, au risque de s’exposer à de nouvelles poursuites s’il le faisait, l’avocat général conservant un pouvoir discrétionnaire absolu à cet égard.

96. La Cour considère qu’on ne saurait attendre d’une personne faisant l’objet d’accusations pénales graves qu’elle soit en mesure, sans l’avis de professionnels, de mettre en balance les avantages qu’il y aurait pour elle de révéler à son avocat tout ce qu’elle sait et le risque, si elle le fait, de s’exposer à de nouvelles poursuites.

97. Dans ces circonstances, la Cour estime que l’équité de la procédure a été irrémédiablement compromise par les restrictions apportées aux communications entre le requérant et ses avocats. Elle conclut donc à la violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention.

98. À la lumière de cette conclusion, la Cour ne juge pas nécessaire d’examiner séparément si le refus d’autoriser le requérant à mentionner les noms de membres de l’AIVD devant la cour d’appel a également emporté violation de la Convention.

4. Sur les conditions dans lesquelles certains membres de l’AIVD ont été entendus en qualité de témoins et sur le refus d’en entendre certains autres en qualité de témoins de la défense

99. La Cour examinera ces questions sous l’angle de l’article 6 §§ 1 et 3 d).

100. Le Gouvernement soutient que les témoins entendus par le juge d’instruction et uniquement identifiés par un numéro n’étaient pas « anonymes » au sens, par exemple, de l’arrêt Van Mechelen et autres c. Pays-Bas (23 avril 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997‑III). Il indique que le requérant connaissait en effet le nom de ces témoins et leur fonction, ce qui, d’après lui, était totalement différent d’une situation dans laquelle l’identité d’un témoin est inconnue de la défense.

101. Il ajoute que le recours au déguisement et à la distorsion de la voix pour cacher l’identité des témoins visait à rendre leur audition aussi interactive que possible et il estime donc que les restrictions imposées à la défense n’ont eu aucun impact réel sur l’équité de la procédure.

102. Il expose que les témoins à charge ont fait de longues dépositions devant le juge d’instruction et ont seulement refusé de répondre à certaines questions en lien avec leur obligation de secret. Il considère donc que la présente affaire se distingue de la situation décrite dans l’arrêt Al-Khawaja et Tahery c. Royaume-Uni ([GC], nos 26766/05 et 22228/06, CEDH 2011) où, indique-t-il, un témoin à charge avait gardé le silence en réponse aux questions qui lui étaient posées par la défense.

103. Il plaide que les mesures adoptées étaient justifiées par de bonnes raisons, affirmant qu’au moment où les témoins furent entendus, les membres de l’AIVD et/ou les informateurs concernés étaient encore en activité et qu’il fallait prendre en considération leur sécurité.

104. Tout en soutenant que la jurisprudence établie dans les arrêts Van Mechelen et autres et Al-Khawaja et Tahery ne s’applique pas à la présente affaire, le Gouvernement argue que la condamnation du requérant ne reposait pas « uniquement ou dans une mesure déterminante » sur les dépositions des témoins identifiés seulement par un numéro. Selon lui, seule la déposition de l’un de ces témoins a été utilisée comme élément à charge. Ce témoin aurait été un employé du service informatique de l’AIVD connu du requérant et aurait répondu à un grand nombre des questions posées par la défense. Les autres témoins dont les dépositions auraient été utilisées comme éléments à charge auraient été entendus sous leur propre nom et d’autres éléments de preuve auraient été retenus, notamment des traces de l’ADN du requérant relevées sur une enveloppe retrouvée au domicile de l’une des cibles.

105. Le requérant expose que sa stratégie de défense consistait à démontrer qu’il existait d’autres scénarios que sa seule culpabilité pour expliquer la divulgation de documents de l’AIVD qui lui était imputée. Il argue que, compte tenu des fortes restrictions qui pesaient selon lui sur le travail de la défense, les témoignages étaient l’un des rares moyens dont il aurait disposé pour obtenir les informations nécessaires à la démonstration de sa thèse. Il estime donc que pour cette seule raison ses demandes tendant à ce que certains témoins fussent entendus auraient dû être examinées de manière plus favorable.

106. Exposant qu’il ne pouvait pas reconnaître les témoins, ni même leurs expressions non verbales, il déclare ne pas avoir été en mesure de vérifier s’il s’agissait de personnes qu’il connaissait.

107. Il estime que la nécessité de cette mesure n’a pas été démontrée. Premièrement, les témoins auraient été des personnes qu’il connaissait – ses anciens collègues. Deuxièmement, ceux-ci n’auraient pas été entendus en public. Troisièmement, ses avocats auraient été tenus au secret professionnel et, quatrièmement, l’accusation aurait été autorisée à s’entretenir avec ces témoins sans qu’ils fussent déguisés.

108. Selon le requérant, tout au long des auditions des témoins, un responsable de l’AIVD était présent pour opposer son veto aux questions de la défense, en particulier concernant les méthodes de travail et les mesures de sécurité au sein de l’AIVD. Cela aurait fait obstacle aux tentatives de la défense de démontrer qu’il était possible que les documents de l’AIVD en cause eussent été divulgués par quelqu’un d’autre que par lui-même.

109. Le requérant considère que l’exigence de confidentialité aurait pu être satisfaite par la tenue d’une audience à huis clos et qu’une telle atteinte au droit de la défense à interroger des témoins n’était donc nullement nécessaire.

110. La Cour rappelle que la recevabilité des preuves relève au premier chef des règles de droit interne, et qu’en principe il revient aux juridictions nationales d’apprécier les éléments recueillis par elles. La mission confiée à la Cour par la Convention ne consiste pas à se prononcer sur le point de savoir si des dépositions de témoins ont été à bon droit admises comme preuves, mais à rechercher si la procédure considérée dans son ensemble, y compris le mode de présentation des moyens de preuve, a revêtu un caractère équitable (voir, entre autres, Van Mechelen et autres, précité, § 50).

111. La Cour observe que contrairement à ce qui s’était produit dans les affaires Van Mechelen et autres, Al-Khawaja et Tahery ou Schatschaschwili, la défense n’a en l’occurrence pas été privée de la possibilité de contre‑interroger les témoins à charge afin de vérifier la véracité des dépositions qu’ils avaient faites à un stade antérieur de la procédure. En l’espèce, le requérant argue plutôt qu’il n’a pas eu accès aux informations dont les membres de l’AIVD avaient connaissance et qui auraient été susceptibles de faire douter de sa culpabilité.

112. Bien que jeter le doute sur l’identité de l’auteur d’une infraction en cherchant à démontrer que celle-ci a très bien pu être commise par quelqu’un d’autre soit une stratégie de défense tout à fait légitime en matière pénale, cela ne veut pas pour autant dire qu’un suspect a le droit de formuler des demandes d’information spécieuses dans l’espoir qu’une autre explication puisse éventuellement apparaître.

113. La cour d’appel a basé son verdict de culpabilité (...) sur pas moins de cinquante-trois éléments de preuve différents, dont plusieurs rattachaient directement le requérant aux documents divulgués et aux personnes non autorisées trouvées en possession de ceux‑ci. Dans ces circonstances, la Cour ne saurait considérer que la cour d’appel a agi de manière déraisonnable ou arbitraire en rejetant certaines demandes de citation de témoins formulées par le requérant ou en jugeant que la défense du requérant n’a pas été matériellement compromise par les conditions dans lesquelles les témoins autorisés à comparaître avaient été interrogés.

114. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

115. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

116. Le requérant invite la Cour à ordonner au Gouvernement de « remédier aux violations de l’article 6 en annulant sa condamnation ». Il indique que cela lui permettrait de demander réparation, en vertu du droit interne, du préjudice matériel qu’il estime avoir subi. Il sollicite également 25 000 EUR pour dommage moral.

117. Le Gouvernement indique que, dans l’hypothèse où la Cour constaterait une violation de la Convention, le requérant aura la possibilité de former un recours en révision (herziening) en vertu du droit national. Il demande à la Cour de considérer que le constat d’une violation constituerait en soi une satisfaction équitable suffisante pour dommage moral.

118. La Cour rappelle qu’elle n’a pas compétence pour annuler les condamnations prononcées par des juridictions nationales (voir, entre autres, Albert et Le Compte c. Belgique (article 50), 24 octobre 1983, § 9, série A no 68, Findlay c. Royaume-Uni, 25 février 1997, § 88, Recueil des arrêts et décisions 1997‑I, et Sannino c. Italie, no 30961/03, § 65, CEDH 2006‑VI). Elle observe par ailleurs que lorsque, comme en l’espèce, une personne est condamnée au cours d’une procédure entachée de manquements aux exigences de l’article 6 de la Convention, un nouveau procès ou une réouverture de la procédure interne à la demande de l’intéressé représente en principe un moyen approprié de redresser la violation constatée (voir, entre autres, Gençel c. Turquie, no 53431/99, § 27, 23 octobre 2003, Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 126, CEDH 2006-II, et Cudak c. Lituanie [GC], no 15869/02, § 79, CEDH 2010). À ce sujet, elle note que l’article 457 § 1 b) du code de procédure pénale néerlandais prévoit la possibilité d’une révision par la Cour suprême d’un jugement de condamnation lorsque la Cour conclut qu’il y a eu une violation de la Convention ou de l’un de ses Protocoles dans le cadre d’une procédure interne ayant abouti à la condamnation d’un requérant ou à une condamnation pour une infraction identique, dans les cas où une révision est nécessaire aux fins d’une réparation au sens de l’article 41 de la Convention.

119. La Cour estime que, dans les circonstances de l’espèce, le constat de violation représente en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant.

B. Frais et dépens

120. Le requérant demande également 732 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour, montant qui correspond selon lui à la somme qu’il a dû verser pour ses frais de représentation dans la procédure devant la Cour en vertu du régime national d’aide judiciaire. Aucune demande concernant la taxe sur la valeur ajoutée n’a été formulée.

121. Le Gouvernement se refuse à tout commentaire.

122. La Cour accorde la somme demandée, soit 732 EUR.

C. Intérêts moratoires

123. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 b) de la Convention concernant la censure de certains documents et la non‑divulgation alléguée de certains autres ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention concernant les restrictions apportées au droit du requérant de livrer des informations à ses avocats et de les instruire ;

4. Dit qu’il n’est pas nécessaire d’examiner s’il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention concernant l’interdiction de divulguer les noms de membres de l’AIVD devant la cour d’appel ;

5. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention concernant les conditions dans lesquelles certains membres de l’AIVD ont été entendus en qualité de témoins et le refus de faire comparaître d’autres membres de l’AIVD en qualité de témoins de la défense ;

6. Dit que le constat de violation ci-dessus représente en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral pouvant avoir été subi par le requérant ;

7. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 732 EUR (sept cent trente-deux euros) pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

8. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 25 juillet 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Fatoş AracıHelena Jäderblom
Greffière adjointePrésidente

* * *

[1]. Précision ajoutée par la Cour.


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