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18/07/2017 | CEDH | N°001-175467

CEDH | CEDH, AFFAIRE MESUT YILDIZ ET AUTRES c. TURQUIE, 2017, 001-175467


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE MESUT YILDIZ ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 8157/10)

ARRÊT

STRASBOURG

18 juillet 2017

DÉFINITIF

18/10/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Mesut Yıldız et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Julia Laffranque,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş, >Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambr...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE MESUT YILDIZ ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 8157/10)

ARRÊT

STRASBOURG

18 juillet 2017

DÉFINITIF

18/10/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Mesut Yıldız et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Julia Laffranque,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 27 juin 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 8157/10) dirigée contre la République de Turquie et dont trois ressortissants de cet État, MM. Mesut Yıldız, Mehmet Sıddık Eker et Zeynel Onver (« les requérants »), ont saisi la Cour le 13 janvier 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par M. A. Oruç, avocat à Denizli. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Les requérants allèguent en substance une violation de leur droit à la liberté de manifestation, tel que protégé par l’article 11 de la Convention.

4. Le 29 août 2013, les griefs concernant les articles 10 et 11 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants sont nés respectivement en 1975, en 1948 et en 1958, et résident à Denizli.

6. Le 18 mars 2003, les requérants, en leur qualité de membres du comité d’organisation des festivités prévues pour le Nevruz[1], informèrent les autorités de la préparation pour le 21 mars d’une célébration de cette fête. La préfecture de Denizli leur indiqua un emplacement pour ces festivités en plein air, auxquelles près de trois mille personnes participèrent.

7. Le 4 avril 2003, le parquet de Denizli entama une procédure judiciaire à l’encontre des organisateurs du rassemblement, parmi lesquels les requérants, pour infraction à la loi no 2911 relative aux réunions et manifestations publiques (« la loi no 2911 »). Il indiquait que, au cours des festivités, les participants avaient scandé des slogans illégaux en kurde et en turc, entonné des chants militants en kurde et tenu des discours séparatistes. Il reprochait aux requérants d’avoir organisé l’événement.

8. Le 8 juin 2006, le tribunal de grande instance condamna les requérants, en leur qualité de responsables de l’organisation, à un an et six mois d’emprisonnement et à une amende de 343 livres turques (approximativement 160 euros (EUR)). Dans les motifs de son jugement, le tribunal relevait que des slogans tels que « bonjour, mille fois bonjour à İmralı », « vive le leader Apo », « nous sommes avec toi jusqu’au sang Öcalan ... nous sommes avec toi ou nous mourrons », « que les mains qui ont touché le HADEP soient brisées », « non à l’isolement » et « la volonté des Kurdes du Kurdistan ne sera pas freinée par l’isolement[2] » avaient été scandés lors de la manifestation. Le tribunal estimait donc que le rassemblement avait commencé d’une manière pacifique mais qu’il avait fini dans l’illégalité en raison de ces slogans et de ces discours et que, par conséquent, l’infraction prévue à l’article 23 de la loi no 2911 était constituée. Le tribunal relevait cependant les efforts déployés par les requérants au cours des festivités, soulignant que ceux-ci avaient rappelé aux manifestants de ne pas scander des slogans interdits. L’article 7 § 2 du nouveau code pénal turc fut appliqué, apportant une modification en faveur des requérants concernant seulement le montant de l’amende.

9. Le 22 décembre 2008, sur opposition des requérants, la Cour de cassation infirma le jugement, demandant l’application de nouvelles dispositions du code de procédure pénale (CPP) modifiées par la loi no 5728, et entrées en vigueur après son prononcé.

10. Le 7 juillet 2009, après avoir réexaminé l’affaire, le tribunal de grande instance prononça de nouveau les mêmes peines à l’encontre des requérants sur le fondement de la loi no 2911. Toutefois, en application du nouveau article 231 § 5 du CPP, le tribunal décida de surseoir au prononcé du jugement (hükmün açıklanmasının geri bırakılması) pendant cinq ans. En outre, sur le fondement de l’article 231 § 8 du CPP, il ordonna le placement sous surveillance des requérants pendant cinq ans[3]. Il précisa que le jugement pouvait être contesté devant la cour d’assises d’Üsküdar dans un délai de sept jours. Les requérants firent opposition à ce jugement.

11. La première chambre de la cour d’assises de Denizli, qui se limita à vérifier l’application en l’espèce des conditions de l’article 231 du CPP, sans examen du fond, rejeta l’opposition formulée par les requérants le 23 juillet 2009.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

12. Selon l’article 23 de la loi no 2911, une manifestation est considérée illégale si « (...) les manifestants portent des affiches ou emblèmes appartenant aux organisations illégales ou interdites, (...) et/ou scandent des slogans illégaux ».

13. La responsabilité pénale des organisateurs est encadrée par l’article 28 de la même loi qui dispose : « ceux qui organisent et dirigent des manifestations illégales et ceux qui y participent seront sanctionnés d’une peine d’emprisonnement d’un an six mois jusqu’aux trois ans si toutefois, les faits ne constituent pas une infraction plus importante ». En pratique, l’illégalité d’une manifestation ou d’un rassemblement autorisé peut être constatée le cas échéant par le tribunal compétent, à l’issue d’une procédure pénale. Ainsi, une manifestation légalement autorisée peut devenir pendant son déroulement, illégale en raison du comportement de certains manifestants.

14. L’article 231 du code de procédure pénale, issu de la loi no 5271 du 4 décembre 2004 et modifié par les lois no 5560 du 6 décembre 2006 et no 5728 du 23 janvier 2008 dispose :

« 5. Lorsque la peine à laquelle l’accusé a été condamné à l’issue de la procédure menée en raison de l’infraction imputée est inférieure ou égale à deux ans d’emprisonnement ou bien lorsqu’il s’agit d’une amende pénale, le tribunal peut décider de surseoir au prononcé du jugement. (...) Le sursis au prononcé du jugement signifie que le jugement ne crée pas de conséquence juridique à l’égard de l’accusé.

6. Pour que le tribunal puisse décider de surseoir au prononcé du jugement :

a) l’accusé ne doit pas avoir été antérieurement condamné pour une infraction volontaire ;

b) le tribunal doit, à la lumière des caractéristiques de la personnalité de l’accusé, de son attitude et de son comportement lors de l’audience, parvenir à la conviction qu’il ne commettra pas de nouvelle infraction ;

c) le préjudice de la victime ou du public résultant de la commission de l’infraction doit être intégralement réparé par voie de restitution, de remise en l’état antérieur à la commission de l’infraction ou d’indemnisation. Si l’accusé n’accepte pas, aucune décision de surseoir au prononcé ne peut être prise[4]. (...)

8. Lorsqu’il est décidé de surseoir au prononcé du jugement, l’accusé est soumis à un contrôle d’une durée de cinq ans.

(...)

12. La voie d’opposition contre la décision de surseoir au prononcé du jugement est ouverte. »

À l’époque des faits, la Chambre pénale réunie de la Cour de Cassation avait confirmé dans un arrêt du 3 février 2009 que l’examen sur l’opposition à une décision de surseoir au prononcé se limitait à un examen de forme et ne portait pas sur la condamnation.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION

15. Les requérants dénoncent une atteinte à leurs droits à la liberté d’expression et à la liberté de manifestation en raison de leur condamnation au pénal avec sursis. Ils invoquent la violation des articles 10 et 11 de la Convention.

16. La Cour rappelle que, s’agissant d’une manifestation sous la forme de rassemblement et de défilé, la liberté de pensée et la liberté d’expression s’effacent derrière la liberté de réunion pacifique (Oya Ataman c. Turquie, no [74552/01](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2274552/01%22%5D%7D), décision du 8 mars 2005, Barraco c. France, no 31684/05, § 26, 5 mars 2009, et, mutatis mutandis, Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, § 85, CEDH 2015). Par conséquent, elle examinera ces griefs sous l’angle de l’article 11 de la Convention, qui est la lex specialis en l’espèce. Cette disposition est ainsi libellée :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État. »

A. Sur la recevabilité

17. Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

18. Les requérants se plaignent d’avoir été condamnés au pénal, en leur qualité d’organisateurs des festivités du Nevruz, en raison des slogans scandés par les manifestants et des discours prononcés au cours de cet événement. Ils affirment qu’aucune atteinte à la sécurité nationale ou à l’ordre public n’a été commise lors de cette manifestation. Ils estiment en outre que le sursis au prononcé du jugement et leur placement sous surveillance judiciaire pendant cinq ans a un effet direct sur leur activités syndicales et les empêche d’organiser d’autres manifestations.

19. Le Gouvernement estime que l’intervention litigieuse avait une base légale et poursuivait un but légitime. Il s’en remet à la sagesse de la Cour pour apprécier la nécessité d’une pareille ingérence dans une société démocratique.

2. Appréciation de la Cour

20. La Cour note que nul ne conteste ni l’ingérence dans le droit à la liberté de réunion des requérants ni le fait que cette ingérence était prévue par la loi.

a) Sur le but légitime

21. Le Gouvernement soutient que l’ingérence avait pour but « la protection de la sécurité nationale », « le maintien de la sûreté publique » et « la défense de l’ordre ». Les requérants ne se prononcent pas sur ce point.

22. En ce qui concerne le but légitime, la Cour partira de l’hypothèse que l’ingérence visait la « défense de l’ordre » (Dedecan et Ok c. Turquie, nos 22685/09 et 39472/09, § 33, 22 septembre 2015, et Küçükbalaban et Kutlu c. Turquie, nos 29764/09 et 36297/09, § 29, 24 mars 2015).

23. Il reste à déterminer si l’ingérence litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ces buts.

b) Sur la nécessité dans une société démocratique

i. Les principes généraux pertinents

24. Le droit à la liberté de réunion est un droit fondamental dans une société démocratique et, à l’instar du droit à la liberté d’expression, l’un des fondements d’une telle société. Dès lors, il ne doit pas faire l’objet d’une interprétation restrictive. Ce droit couvre à la fois les réunions privées et celles tenues sur la voie publique, ainsi que les réunions statiques et les défilés publics. En outre, il peut être exercé non seulement par les participants au rassemblement mais aussi par les organisateurs de celui‑ci (Kudrevičius et autres, précité, § 91).

25. Malgré son rôle autonome et la spécificité de sa sphère d’application, l’article 11 de la Convention doit s’envisager aussi à la lumière de l’article 10 de la Convention lorsque l’exercice de la liberté de réunion a pour objectif l’expression d’opinions personnelles (ibidem, § 86).

26. Toutefois, l’article 11 de la Convention ne protège que le droit à la liberté de « réunion pacifique », notion qui ne couvre pas les manifestations dont les organisateurs et participants ont des intentions violentes. Les garanties de cette disposition s’appliquent donc à tous les rassemblements, à l’exception de ceux où les organisateurs ou les participants, animés par de telles intentions, incitent à la violence ou renient d’une autre façon les fondements de la société démocratique (ibidem, § 92).

27. À cet égard, il n’est pas sans intérêt de rappeler qu’une personne ne cesse pas de jouir du droit à la liberté de réunion pacifique en raison d’actes de violence sporadiques ou d’autres actes répréhensibles commis par d’autres personnes au cours de la manifestation, dès lors que les intentions ou le comportement de l’individu en question demeurent pacifiques. La possibilité que des extrémistes aux intentions violentes non membres de l’association organisatrice se joignent à la manifestation ne peut pas, en tant que telle, faire obstacle à l’exercice de ce droit. Même s’il existe un risque réel qu’un défilé public soit à l’origine de troubles par suite d’événements échappant au contrôle des organisateurs, ce défilé ne sort pas pour cette seule raison du champ d’application du paragraphe 1 de l’article 11 de la Convention, et toute restriction imposée à pareille réunion doit être conforme aux termes du paragraphe 2 de cette disposition (ibidem, § 94).

28. La nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence par rapport au but qu’elle poursuit. Lorsque les sanctions infligées sont de nature pénale, elles appellent une justification particulière. Une manifestation pacifique ne doit pas, en principe, faire l’objet d’une menace de sanction pénale, notamment d’une privation de liberté. Ainsi, la Cour doit examiner avec un soin particulier les affaires où les sanctions infligées par les autorités nationales pour des comportements non violents impliquent une peine d’emprisonnement (ibidem, § 146).

ii. L’application des principes précités à la présente espèce

29. En l’espèce, la Cour note que la manifestation litigieuse avait bel et bien été autorisée et que les célébrations de la fête du Nevruz avaient commencé dans le respect de la réglementation en vigueur.

30. Elle constate qu’un groupe de trois mille personnes s’était réuni, que la manifestation avait entre autres donné lieu à des discours et des chants et que les festivités s’étaient terminées sans aucun acte de violence.

31. Elle observe toutefois qu’une procédure pénale avait été entamée à l’encontre des requérants, en leur qualité d’organisateurs, en raison de certains propos tenus et de slogans scandés lors de ladite manifestation. Il ressort du jugement daté du 8 juin 2006 que les intéressés ont été condamnés en application de l’article 28 de la loi no 2911 relative aux réunions et manifestations publiques (« la loi no 2911 »), en tant qu’organisateurs de la manifestation - qui s’était par ailleurs terminée de manière pacifique -, et non en raison de leurs comportements précis qui auraient été constitutifs d’une infraction pénalement condamnable (voir, a contrario, Barraco c. France, no 31684/05, § 46, 5 mars 2009, et Gün et autres c. Turquie, no 8029/07, § 79, 18 juin 2013).

32. La Cour relève que le jugement de condamnation citait certains slogans tenus par les manifestants, toutefois, il ressort des motifs du jugement que, lors du rassemblement, les requérants, en leur qualité d’organisateurs, avaient parfaitement pris conscience du caractère illégal de certains propos et slogans scandés et avaient pris l’initiative d’y mettre fin.

33. La Cour note donc que la loi no 2911 met en place une responsabilité pénale des organisateurs dans son article 28, en cas d’illégalité de la manifestation. Dans le cas précis, il est acté dans le jugement que les organisateurs se sont désolidarisés des agissements de certains des manifestants pendant l’événement.

34. Pour la Cour, la responsabilité pénale des organisateurs de manifestations ne saurait être engagée dès lors que ces derniers ne participent pas directement aux actes incriminés, qu’ils ne les encouragent pas ou qu’ils ne font pas preuve de complaisance en faveur des comportements illégaux (voir, mutatis mutandis, Gün et autres, précité, § 83). Il relève de la responsabilité des organisateurs d’apprécier si les agissements des manifestants constituent des dérapages condamnables. Toutefois, les organisateurs ne sauraient être tenus pour responsables des agissements d’autrui s’ils n’y ont pris part ni explicitement par une participation active et directe, ni implicitement, en s’abstenant, par exemple, d’intervenir par des avertissements ou des injonctions d’arrêter de scander des slogans illégaux. Les organisateurs d’une manifestation illégale peuvent donc s’exonérer de leur responsabilité pénale par leurs comportements pacificateurs.

35. De plus, la Cour observe en l’espèce que les requérants ont été condamnés à des peines d’emprisonnement avec sursis, et placés sous surveillance pendant cinq ans (paragraphe 10 ci‑dessus). La Cour rappelle, à cet égard, que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit d’apprécier la proportionnalité d’une ingérence. Elle renvoie à sa jurisprudence selon laquelle les sanctions pénales appellent une justification particulière (Kudrevičius et autres, précité, § 146).

36. La Cour estime que les peines infligées, à savoir la condamnation à une peine d’emprisonnement même commuée en une mesure alternative, sont excessives et de nature à avoir un « effet dissuasif », décourageant toute personne à exercer son droit de manifester garanti par l’article 11 de la Convention (Akgöl et Göl c. Turquie, nos 28495/06 et 28516/06, § 43, 17 mai 2011, mutatis mutandis, İsmail Sezer c. Turquie, no 36807/07, § 55, 24 mars 2015).

37. En particulier, en l’espèce, eu égard à la décision de surseoir « au prononcé du jugement » pendant cinq ans - période pendant laquelle les requérants seraient soumis à une surveillance et s’abstiendraient de commettre d’autres infractions de même type (paragraphe 14 ci-dessus) -, la Cour considère que cette mesure floue a placé les requérants sous la menace de l’application de dispositions pénales pendant une longue période de temps. Il n’en reste pas moins que les requérants avaient dû subir directement les effets de ces dispositions dans l’utilisation de leur liberté de manifestation. Du moins, l’effet d’une autocensure sur l’exercice des droits constitutionnels n’ait nullement hypothétique, et cette disposition reste comme une mesure dissuasive sur leurs activités.

38. Partant, à la lumière de ces considérations, la Cour conclut que l’ingérence dans la liberté de manifestation des requérants ne peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique », au sens de l’article 11 de la Convention. En effet, elle estime qu’un juste équilibre n’a pas été ménagé entre, d’une part, l’intérêt général commandant la défense de la sécurité publique et, d’autre part, la liberté des requérants de manifester. La condamnation pénale des requérants et la situation qui en découle ne peut donc raisonnablement être considérée comme ayant répondu à un « besoin social impérieux ».

39. Partant, il y a eu violation de l’article 11 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

40. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

41. Les requérants réclament chacun 10 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’ils disent avoir subi.

42. Le Gouvernement conteste ce montant.

43. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer à chacun des requérants 1 500 EUR au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

44. Les requérants demandent également 1 542 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour, pour lesquels ils soumettent les factures y afférentes.

45. Le Gouvernement conteste ce montant.

46. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable le montant sollicité au titre des frais et dépens pour la procédure devant elle et l’accorde aux requérants.

C. Intérêts moratoires

47. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention ;

3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

i. 1 500 EUR (mille cinq cents euros) à chacun des requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

ii. 1 542 EUR (mille cinq cent quarante-deux euros) conjointement aux requérants, plus tout montant pouvant être dû par ceux-ci à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 18 juillet 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident

* * *

[1]. Le nom de cette fête est « Nevruz » en turc, « Norouz » en persan, « Newroz » en kurde. C’est la fête traditionnelle des peuples iraniens, azéris, afghans, pakistanais et kurdes.

[2]. Le leader du PKK, Abdullah Öcalan, dit « Apo », se trouve en prison sur l’île d’İmralı ; « l’isolement » fait référence à sa situation sur cette île. Le HADEP, « Parti de la démocratie du peuple », était un parti politique en Turquie fondé le 11 mai 1994 et dissous le 13 mars 2003 par un arrêt de la Cour constitutionnelle en raison de ses activités illégales.

[3]. Il s’agit pour les intéressés de ne pas commettre les mêmes types d’infractions pendant cinq ans. Après ce délai, le procès initial est considéré nul et non avenu.

[4]. Cette dernière phrase fut ajoutée par un amendement entré en vigueur le 25 juillet 2010 par la loi n° 6008.


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-175467
Date de la décision : 18/07/2017
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 11 - Liberté de réunion et d'association (Article 11-1 - Liberté de réunion pacifique)

Parties
Demandeurs : MESUT YILDIZ ET AUTRES
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : ORUC A.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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