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27/06/2017 | CEDH | N°001-175219

CEDH | CEDH, AFFAIRE MEDŽLIS ISLAMSKE ZAJEDNICE BRČKO ET AUTRES c. BOSNIE-HERZÉGOVINE, 2017, 001-175219


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE MEDŽLIS ISLAMSKE ZAJEDNICE BRČKO ET AUTRES c. BOSNIE-HERZÉGOVINE

(Requête no 17224/11)

ARRÊT

STRASBOURG

27 juin 2017

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie‑Herzégovine,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

András Sajó, président,
Işıl Karakaş,
Angelika Nußberger,
Khanlar Hajiyev,
Luis López Guerra,
Mirjana

Lazarova Trajkovska,
Nebojša Vučinić,
Vincent A. De Gaetano,
André Potocki,
Paul Mahoney,
Faris Vehabović,
Egidijus Kūris,
Iulia Motoc,
...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE MEDŽLIS ISLAMSKE ZAJEDNICE BRČKO ET AUTRES c. BOSNIE-HERZÉGOVINE

(Requête no 17224/11)

ARRÊT

STRASBOURG

27 juin 2017

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie‑Herzégovine,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

András Sajó, président,
Işıl Karakaş,
Angelika Nußberger,
Khanlar Hajiyev,
Luis López Guerra,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Nebojša Vučinić,
Vincent A. De Gaetano,
André Potocki,
Paul Mahoney,
Faris Vehabović,
Egidijus Kūris,
Iulia Motoc,
Jon Fridrik Kjølbro,
Mārtiņš Mits,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer, juges,
et de Søren Prebensen, greffier adjoint de la Grande Chambre,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 31 août 2016 et le 16 mars 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 17224/11) dirigée contre la Bosnie-Herzégovine et dont quatre organisations, à savoir la branche de Brčko de la Communauté islamique de Bosnie-Herzégovine (Medžlis Islamske zajednice Brčko), l’association culturelle bosniaque « Preporod » (Bošnjačka zajednica kulture « Preporod »), l’association caritative bosniaque « Merhamet » (« Merhamet » Humanitarno udruženje građana Bošnjaka Brčko Distrikta) et le Conseil des intellectuels bosniaques (Vijeće Kongresa Bošnjačkih intelektualaca Brčko Distrikta) (« les requérantes »), ont saisi la Cour le 21 janvier 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Comme indiqué par les requérantes, la première requérante est une communauté religieuse musulmane du district de Brčko (BD)[1] et les autres requérantes sont des associations regroupant des Bosniaques[2] du district de Brčko, en Bosnie‑Herzégovine.

2. Les requérantes ont été représentées par Me O. Mulahalilović, avocat dans le district de Brčko. Le gouvernement de la Bosnie-Herzégovine (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme M. Mijić.

3. Les requérantes alléguaient en particulier que les décisions de justice qui avaient été rendues à l’issue d’une action en diffamation engagée contre elles avaient porté atteinte à leur droit à la liberté d’expression.

4. La requête a été attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »). Dans un arrêt rendu le 13 octobre 2015, une chambre de cette section a déclaré, à l’unanimité, la requête recevable, et a conclu à la majorité à la non-violation de l’article 10 de la Convention. La chambre se composait de Guido Raimondi, président, Päivi Hirvelä, George Nicolaou, Ledi Bianku, Nona Tsotsoria, Krzysztof Wojtyczek, Faris Vehabović, juges, ainsi que de Françoise Elens-Passos, greffière de section. Trois juges (George Nicolaou, Nona Tsotsoria et Faris Vehabović) ont exprimé une opinion dissidente commune. Le 8 janvier 2016, les requérantes ont demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre en vertu de l’article 43 de la Convention. Le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande le 14 mars 2016.

5. La composition de la Grande Chambre a ensuite été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.

6. Tant les requérantes que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement). Par ailleurs, des observations écrites ont été reçues du Centre de recherche et d’études sur les droits fondamentaux (CREDOF) de l’Université Paris Ouest Nanterre-la Défense, et de l’association Blueprint for Free Speech, que le président avait autorisés à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement).

7. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 31 août 2016 (article 59 § 3 du règlement).

8. Ont comparu :

– pour le Gouvernement
MmesM. Mijić,agente,
S. Malešić, assistante de l’agente du Gouvernement,
M.P. Đurasović,
Mme D.Tešić,conseillers ;

– pour les requérantes
M.O. Mulahalilović, conseil,
Mme L. Murselović,
MM.I. Šadić,
E. Fazlić, conseillers,
S. Ravkić,représentant d’une des requérantes.

9. La Cour a entendu Mme Mijić et Mme Murselović en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses aux questions posées par des juges.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A. La lettre des requérantes aux plus hautes autorités du district de Brčko

10. En mai 2003, à une date inconnue, les requérantes adressèrent une lettre aux plus hautes autorités du district de Brčko, à savoir le superviseur international, le président de l’assemblée et le gouverneur de ce district, alors que la procédure de nomination d’un directeur pour la station de radio publique multiethnique du district était encore pendante. Dans cette lettre, elles faisaient part de leurs préoccupations au sujet de cette procédure de nomination. Elles reprochaient notamment aux autorités d’avoir méconnu le principe de la représentation proportionnelle des communautés ethniques dans le service public du district de Brčko tel qu’énoncé dans le statut de ce district[3]. Elles déclaraient sur ce point :

« (...) Nous sommes conscients de votre soutien et des efforts que vous déployez pour créer une radio multiethnique et nous vous en remercions (...) Malheureusement, il semble qu’une omission majeure ait été commise au tout début de cette importante entreprise : le jury de sélection du directeur [de la radio] a été composé en infraction au statut du district de Brčko. Ce jury comprend en effet trois membres serbes[4], un membre croate[5] et un membre bosniaque. Ainsi, une fois de plus, il a été fait fi du statut du district de Brčko, qui exige au sein des institutions publiques une représentation proportionnelle des trois peuples constituants. Le Parlement a mis au jour plusieurs cas de non-respect de ce principe, au détriment des Bosniaques et des Croates, dans la composition du personnel du secteur public, notamment à la radio du district de Brčko, et il a prié le gouverneur de corriger ce déséquilibre. Malheureusement, rien n’a été fait pour remédier à ce manquement. Les informations officieuses que nous avons reçues, indiquant que la candidature de Mme M.S. au poste de directeur de la radio était proposée par les membres serbes du jury, qui sont majoritaires, alors que l’ancien directeur était bosniaque, confirment ce qui précède. Cette proposition est inacceptable, et ce d’autant plus qu’elle concerne une personne qui ne présente ni les qualités professionnelles ni les qualités morales requises pour un tel poste. »

11. La lettre poursuivait ainsi :

« Selon les informations dont nous disposons (našim informacijama),

1) la personne en question a déclaré dans une interview parue dans NIN[6], à propos de la destruction de mosquées à Brčko, que les musulmans ne formaient pas un peuple (Muslimani nisu narod), qu’ils ne possédaient pas de culture propre et que, par conséquent, la destruction de mosquées ne pouvait pas être considérée comme une destruction de monuments culturels,

2) alors qu’elle travaillait pour la radio du district de Brčko, elle a ostensiblement déchiré en morceaux (demonstrativno kidala), dans les locaux de la radio, le calendrier mentionnant les offices religieux prévus pendant le mois du ramadan,

3) dans les locaux de la radio, elle a recouvert les armoiries de la Bosnie‑Herzégovine avec celles de la Republika Srpska,

4) en sa qualité de responsable des programmes culturels de la radio du district de Brčko, elle a interdit la diffusion de sevdalinka[7] au motif que ce genre de chansons n’avait aucune valeur culturelle ou musicale.

Nous sommes absolument persuadés que les actes décrits ci-dessus disqualifient totalement la candidature de Mme M.S. au poste de directeur de la radio-télévision multiethnique du district de Brčko et que c’est un Bosniaque qui devrait être nommé à ce poste, ce qui assurerait le respect du statut [du district de Brčko] et répondrait à la nécessité de corriger le déséquilibre ethnique affectant l’emploi dans le secteur public.

Nous espérons que vous donnerez à notre lettre les suites qui conviennent (...)

Si tel n’était pas le cas, nous serions contraints de rendre l’affaire publique (obratiti se javnosti), et aussi [de contacter] les représentants internationaux et autres compétents. »

12. Peu après, toujours en mai 2003, la lettre fut publiée dans trois quotidiens différents.

B. La procédure en diffamation contre les requérantes

1. Le tribunal de première instance

13. Le 29 mai 2003, M.S. engagea une action civile en diffamation, soutenant que les requérantes avaient énoncé dans la lettre susmentionnée des déclarations diffamatoires qui avaient porté atteinte à sa réputation et l’avaient discréditée sur les plans tant personnel que professionnel.

14. Lors du procès, le tribunal de première instance admit une quantité considérable d’éléments de preuve, dont les dépositions orales de sept témoins (qui travaillaient apparemment tous à la radio publique du district de Brčko) concernant la véracité des quatre allégations contenues dans la lettre qui avait été envoyée par les requérantes ainsi que les dépositions orales de la demanderesse et de O.H. et S.C., qui étaient à la fois membres et représentants de deux des requérantes.

15. Comme l’indique le jugement du 29 septembre 2004 (paragraphe 18 ci-dessous), M.S. déclara qu’elle avait entendu parler de la lettre peu après l’envoi de celle-ci par les requérantes, mais qu’elle ne savait pas qui l’avait transmise aux médias. Elle confirma que, dans les locaux de la station de radio, elle avait retiré d’un mur le calendrier mentionnant les offices religieux prévus pendant le mois du ramadan, mais expliqua que le mur en question était réservé aux annonces ayant trait au travail. Elle nia avoir déchiré le calendrier. Concernant les armoiries de la Bosnie-Herzégovine, elle indiqua qu’un carton d’invitation portant les armoiries de la Republika Srpska[8] avait été placé sur un coin des armoiries de la Bosnie-Herzégovine, mais que ces dernières n’avaient pas été recouvertes. Enfin, elle nia avoir interdit la diffusion de sevdalinka. Elle indiqua que tous ces éléments avaient été extraits de leur contexte, que sa carrière de journaliste en avait pâti et qu’elle s’inquiétait pour son avenir professionnel.

16. O.H. confirma qu’il avait participé à la rédaction de la lettre et déclara qu’il avait appris les informations qui y étaient rapportées par des collaborateurs de la station de radio qui lui avaient demandé de l’aide. Il ajouta que cette lettre n’était pas destinée à être rendue publique et que c’était d’ailleurs pour cette raison qu’elle avait été adressée aux autorités à titre personnel. Il dit ignorer comment la lettre avait été transmise aux médias.

17. S.C. indiqua que c’était O.H. qui avait porté à son attention la plupart des informations en cause. Il précisa que la lettre avait été envoyée aux autorités à titre personnel et que l’intention n’avait pas été de la faire publier dans les médias, raison pour laquelle il y était précisé qu’elle concernait des allégations et non des faits établis. Il ajouta que l’objectif avait été d’attirer l’attention des autorités sur les erreurs censées avoir été commises par M.S., en laquelle les auteurs de la lettre voyaient une candidate sérieuse au poste de directeur de la radio du district de Brčko.

18. Par un jugement du 29 septembre 2004, le tribunal de première instance du district de Brčko débouta M.S. et la condamna à faire publier le jugement à ses frais et à rembourser les frais et dépens engagés par les requérantes. Il estima que celles-ci ne pouvaient être tenues pour responsables, rien ne prouvant selon lui que c’étaient elles qui avaient fait publier la lettre dans les médias. La partie pertinente du jugement était ainsi libellée :

« Il est clair que la lettre écrite par les défenderesses a été adressée personnellement (upućeno na ruke) au gouverneur, au président de l’assemblée et au superviseur du district de Brčko (...) et qu’elle n’a pas été envoyée aux médias (...) Le tribunal a établi que cette lettre avait pour but d’attirer l’attention des autorités compétentes sur [ces] questions et de permettre à ces autorités d’en tirer des conclusions après vérification de ces informations, et non de rendre publiques des informations non vérifiées.

Après examen des articles parus dans les médias, le tribunal conclut qu’aucun d’entre eux n’a été publié par [les requérantes]. »

2. La cour d’appel

19. Saisie d’un recours par M.S., la cour d’appel du district de Brčko infirma ce jugement le 16 mai 2005 et décida de tenir une nouvelle audience.

20. Lors de l’audience, M.S. soutint de nouveau que les quatre déclarations visées ci-dessus (paragraphe 11) contenaient des allégations fausses et diffamatoires qui avaient pour but de la dépeindre sous les traits d’une nationaliste et ainsi de disqualifier sa candidature au poste qu’elle souhaitait. Elle ajouta que non seulement elle n’avait pas été nommée à ce poste, mais que la lettre avait eu pour elle d’autres effets préjudiciables à long terme.

21. Les requérantes avancèrent qu’elles ne pouvaient pas être poursuivies parce que, à leurs dires, ce n’était pas elles qui avaient envoyé la lettre aux médias et que, par conséquent, elles n’avaient ni énoncé ni diffusé auprès du public des déclarations diffamatoires dirigées contre l’appelante, précisant que c’était aux autorités qu’elles avaient envoyé cette lettre. Par un arrêt rendu le 11 juillet 2007, la cour d’appel du district de Brčko rejeta cet argument et déclara :

« (...) il peut y avoir atteinte à la réputation d’autrui dès lors qu’une personne expose ou communique à des tiers des faits ou des allégations contraires à la vérité concernant le passé, le savoir, les capacités ou toute autre caractéristique (alors qu’elle sait ou devrait savoir que ces faits ou ces allégations sont faux). C’est pourquoi le tribunal rejette les arguments avancés par les intimées selon lesquels la responsabilité relativement à l’accusation de diffamation ne peut être engagée que si [pareilles] informations ont été exposées publiquement, diffusées ou publiées dans les médias. »

22. Les requérantes arguèrent en outre que M.S. était fonctionnaire et qu’en concourant pour le poste de directeur de la radio, elle était devenue une figure de la vie publique. S’appuyant sur le cinquième alinéa de l’article 6 de la loi sur la diffamation (paragraphe 41 ci-dessous), la cour d’appel s’exprima ainsi :

« (...) même si la partie lésée est fonctionnaire ou candidate à un poste dans un organisme public et si elle passe généralement pour avoir une influence importante sur les questions politiques d’intérêt général (...) [un défendeur] doit être tenu pour responsable de diffamation s’il savait que les informations énoncées étaient fausses ou si, par négligence, il n’a fait aucun cas de leur inexactitude. »

23. Se référant à la première partie de la lettre (paragraphe 10 ci-dessus), la cour d’appel du district de Brčko se borna à relever que cette partie énonçait des jugements de valeur pour lesquels la loi sur la diffamation ne permettait pas d’imputer une responsabilité aux requérantes. Elle cita aussi les quatre déclarations qui figuraient ensuite dans la lettre (paragraphe 11 ci‑dessus) et dit qu’elles « concernaient des déclarations de fait que les intimées étaient tenues de prouver ». Elle entendit de nouveau à ce sujet O.H., S.C. et les témoins qui avaient déjà déposé oralement devant la juridiction de première instance (paragraphe 14 ci-dessus).

24. La cour d’appel relevait également que R.S. et O.S., qui travaillaient tous deux à la radio publique du district de Brčko, étaient allés s’entretenir avec l’une des requérantes du comportement qu’avait adopté M.S. sur son lieu de travail. À cette occasion, R.S. avait dit à O.H. que pendant le mois du ramadan M.S. avait retiré du mur sur lequel il était affiché dans les locaux de la radio le calendrier mentionnant les offices religieux prévus. La cour d’appel notait que ce mur servait à l’affichage d’annonces liées au travail. Elle indiquait également que, à l’époque des faits, un autre texte, qui ne concernait pas le travail, était affiché sur ce mur. O.S. (ingénieur du son à la radio) avait dit à O.H. qu’une fois M.S. lui avait demandé de lui expliquer pourquoi de la sevdalinka avait été diffusée dans la plage réservée à un autre type de musique dans la grille des programmes. Il confirma qu’elle avait retiré du mur le calendrier mentionnant les offices religieux prévus pendant le ramadan.

25. Au cours d’une réunion qui s’était tenue peu après, O.H. avait fait part aux autres intimées des informations que R.S. et O.S. lui avaient transmises. À cette occasion, l’une des intimées avait mentionné un article de presse ainsi que la déclaration présumée de M.S. concernant les musulmans et la destruction de mosquées. Il avait également été allégué que M.S. avait recouvert les armoiries de la Bosnie-Herzégovine avec celles de la Republika Srpska. S.C. avait confirmé avoir entendu parler de cet épisode en ville.

26. Après avoir analysé les dépositions des témoins et des intimées, la cour d’appel conclut que les faits qui avaient été rapportés dans la lettre à propos du calendrier des offices religieux pendant le mois du ramadan et de la diffusion de sevdalinka étaient contraires à la vérité. En effet, selon elle, « la lettre ne reprenait manifestement pas ce que [R.S. et O.S.] avaient dit à propos de l’appelante et de ses actes concernant le calendrier religieux et la diffusion de sevdalinka ». Sur le caractère contraire à la vérité de l’allégation selon laquelle M.S. était l’auteur de la déclaration publiée dans la presse, la cour d’appel déclara :

« (...) sur la base de la déclaration de S.C., [la cour établit] que, lors de la réunion qui précéda la rédaction de la lettre, un membre distingué d’une [intimée] informa les personnes présentes que l’appelante avait fait dans la presse une déclaration dont la teneur était identique à celle de la lettre. Après vérification [S.C.] a établi qu’un tel texte avait bien été publié, mais que l’appelante n’en était pas l’auteur (...) »

27. La cour d’appel déclara en outre :

« Les intimées n’ont par ailleurs pas prouvé la véracité de l’allégation selon laquelle, dans son bureau, l’appelante avait recouvert les armoiries de la Bosnie-Herzégovine avec celles de la Republika Srpska. Se fondant sur les dépositions des témoins entendus pendant le procès (B.S., D.N. et K.P.) [la cour d’appel] a établi que l’appelante avait placé un carton d’invitation, lequel portait les armoiries de la Republika Srpska, sur un coin des armoiries de la Bosnie-Herzégovine (...) »

28. En conclusion, la cour d’appel déclara :

« Par la lettre qu’elles ont adressée au bureau du Haut Représentant à Brčko – superviseur international du district de Brčko, au président de l’assemblée et au gouverneur de ce district, les intimées ont porté atteinte à la réputation et à l’honneur de l’appelante là où elle vit et travaille, et ce en exposant et diffusant aux personnes susmentionnées des faits concernant le comportement, les actes et les déclarations de l’appelante dont elles savaient ou auraient dû savoir qu’ils étaient contraires à la vérité (...) »

29. La cour d’appel ordonna aux requérantes d’informer dans les quinze jours le superviseur international, le président de l’assemblée et le gouverneur du district de Brčko qu’elles retiraient les déclarations contenues dans leur lettre, faute de quoi elles seraient tenues de verser conjointement à M.S. l’équivalent de 1 280 euros (EUR) pour préjudice moral. La cour les condamna également à faire diffuser à leurs frais l’arrêt à la radio-télévision du district de Brčko ainsi que dans deux journaux. En ce qui concerne le calcul de la somme accordée à titre de réparation du préjudice moral, la cour d’appel déclara :

« Pour fixer le montant des dommages et intérêts à accorder à titre de réparation à l’appelante, [la cour d’appel] a tenu compte du fait que les allégations litigieuses avaient été mentionnées dans l’article publié dans les médias (...) »

30. Le 15 novembre 2007, M.S. déposa auprès du tribunal de première instance du district de Brčko une demande d’exécution de l’arrêt rendu par la cour d’appel. Le 5 décembre 2007, le tribunal de première instance rendit une ordonnance d’exécution.

31. Le 12 décembre 2007, les requérantes payèrent l’équivalent de 1 445 EUR (intérêts et frais d’exécution compris) en exécution de l’arrêt du 11 juillet 2007. Le 27 mars 2009, le tribunal de première instance clôtura la procédure d’exécution.

C. La procédure devant la Cour constitutionnelle

32. Le 15 octobre 2007, les requérantes saisirent la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine afin de faire valoir leurs droits garantis par l’article 10 de la Convention.

33. Le 13 mai 2010, la Cour constitutionnelle jugea que l’ingérence dans l’exercice par les requérantes de leur droit à la liberté d’expression était « nécessaire dans une société démocratique » et elle conclut à la non‑violation de l’article II/3.h) de la Constitution de la Bosnie-Herzégovine ou de l’article 10 de la Convention. Les passages pertinents de sa décision étaient ainsi libellés :

« 34. La Cour constitutionnelle note d’emblée que les appelantes n’ont pas contesté qu’elles ont été tenues pour responsables de diffamation sur le fondement de la loi de 2003 sur la diffamation et que, par conséquent, l’ingérence dans l’exercice du droit [à la liberté d’expression] protégé par l’article 10 de la Convention européenne était prévue par la loi (...)

35. L’arrêt attaqué a été rendu dans le cadre d’une action civile en diffamation qui avait été engagée par l’intimée contre les appelantes (...) partant, l’ingérence poursuivait un but légitime : protéger la « réputation ou les droits d’autrui ».

36. Il reste à déterminer si l’ingérence contestée était « nécessaire dans une société démocratique » (...)

37. En ce qui concerne l’existence d’un « besoin social impérieux », la Cour constitutionnelle observe que les décisions [judiciaires] litigieuses concernent la lettre que les appelantes ont adressée aux autorités du district de Brčko et au superviseur de ce district et qui présentait l’intimée [M.S.] sous un jour défavorable. La cour d’appel a jugé qu’il y avait eu diffamation car [l’affaire] concerne l’énoncé d’informations dont la véracité pouvait être vérifiée (...) La Cour constitutionnelle note que la cour d’appel a considéré que les déclarations litigieuses qui étaient contenues dans la lettre constituaient des déclarations de fait et non des jugements de valeur. La Cour constitutionnelle estime elle aussi qu’il s’agit de déclarations de fait devant être prouvées. Or les appelantes n’ont pas prouvé ce qu’elles ont avancé, puisqu’elles ne se sont pas efforcées dans la mesure du raisonnable de vérifier la véracité de [ces] déclarations de fait avant [de les rapporter], mais se sont contentées de faire [ces déclarations].

38. La Cour constitutionnelle considère que la cour d’appel a établi au-delà de tout doute que les déclarations de fait litigieuses concernant M.S. étaient fausses et que les appelantes devaient être tenues pour responsables de diffamation. En s’appuyant sur les dépositions des deux témoins, qui étaient les personnes qui avaient communiqué aux appelantes les informations qu’elles avaient reprises dans leur lettre (dans le passage dans lequel il était écrit que M.S. avait « tenu à retirer du mur sur lequel il avait été affiché (et à le déchirer en morceaux) le calendrier mentionnant les offices religieux prévus pendant le mois du ramadan et, en sa qualité de responsable des programmes culturels, interdit la diffusion de sevdalinka au motif que ce genre de chansons n’avait aucune valeur culturelle ou musicale »), la cour d’appel a établi qu’il existait une incohérence manifeste entre ce qui avait été dit aux appelantes et ce qu’elles avaient rapporté dans leur lettre. De plus, l’affirmation, figurant dans la lettre litigieuse, selon laquelle M.S. avait donné une interview à propos de la destruction de mosquées, a été réfutée par un autre témoin, lequel a indiqué qu’une vérification ultérieure avait révélé que M.S. n’était pas l’auteur de l’interview en cause. Enfin, les appelantes n’ont pas été en mesure de prouver la véracité des allégations selon lesquelles M.S. aurait recouvert les armoiries de la Bosnie-Herzégovine avec celles de la Republika Srpska. Compte tenu de ce qui précède, en l’espèce, l’intérêt public qui permet de signaler des irrégularités alléguées dans la conduite de fonctionnaires ne saurait reposer sur l’énoncé d’allégations factuelles manifestement contraires à la vérité qui portent atteinte à leur réputation [et] qui ne peuvent passer pour des critiques que ces derniers devraient tolérer eu égard à leur fonction. Dès lors, la Cour estime que c’est à juste titre que la cour d’appel a conclu qu’il existait en l’espèce « un besoin social impérieux » [justifiant l’ingérence dans l’exercice par les appelantes de leur droit à la liberté d’expression].

39. De plus, la Cour constitutionnelle note que la cour d’appel a accordé à M.S. une indemnité au titre du préjudice moral au motif que les fausses déclarations contenues dans la lettre litigieuse avaient porté atteinte à la réputation de l’intéressée. (...) La Cour constitutionnelle a déjà précisé dans sa jurisprudence que la réputation d’une personne faisait partie de son identité personnelle et de son intégrité psychologique (...)

(...)

43. Les appelantes (...) ont omis de vérifier en amont les déclarations litigieuses, alors qu’il était de leur devoir de le faire. La cour d’appel a établi que, par ces fausses allégations, les appelantes avaient porté atteinte à la réputation de M.S. et lui avaient ainsi infligé des souffrances morales (...) Pour statuer sur la demande d’indemnisation du préjudice moral et sur le montant à accorder, la cour d’appel a pris en compte la finalité d’une telle indemnisation ainsi que la règle voulant que l’on évite d’encourager des aspirations incompatibles avec la nature et le but social d’une telle mesure.

44. [L]a Cour constitutionnelle considère que la mesure imposée en l’espèce aux appelantes était proportionnée au but poursuivi (...) Elle juge en outre que la cour d’appel n’a pas outrepassé les limites de son pouvoir discrétionnaire lorsqu’elle s’est prononcée sur la demande d’indemnisation du préjudice moral (...) [L]a Cour constitutionnelle juge que les motifs qui ont été invoqués par la cour d’appel étaient « pertinents » et « suffisants » au sens de l’article 10 de la Convention européenne.

45. Eu égard à ce qui précède, la Cour constitutionnelle considère que l’ingérence dans l’exercice par les appelantes de leur droit à la liberté d’expression était « nécessaire dans une société démocratique » et conclut par conséquent à la non‑violation de l’article II/3.h) de la Constitution de la Bosnie-Herzégovine ou de l’article 10 de la Convention européenne. »

34. Le 21 septembre 2010, la décision de la Cour constitutionnelle fut signifiée aux requérantes.

D. Autres informations pertinentes

35. Selon le procès-verbal d’une réunion du conseil d’administration de la radio du district de Brčko en date du 9 mai 2003, deux personnes avaient présenté leur candidature pour le poste de directeur de la radio, et l’une d’entre elles était M.S. Le conseil d’administration décida de prolonger le mandat du directeur en exercice de la radio car, « du fait des pressions politiques et du résultat non concluant des tours de scrutin successifs », il était impossible de trancher en faveur de l’un ou l’autre des candidats.

II. ACCORD-CADRE GÉNÉRAL DE 1995 POUR LA PAIX EN BOSNIE-HERZÉGOVINE (« LES ACCORDS DE DAYTON »)

36. Les accords de Dayton ont été conclus sur la base aérienne de Wright-Patterson, près de Dayton (États-Unis d’Amérique) le 21 novembre 1995 et signés à Paris (France) le 14 décembre 1995. Ils marquent l’aboutissement des quelque quarante-quatre mois de négociations conduites par intermittence sous l’égide de la Conférence internationale sur l’ex‑Yougoslavie et du Groupe de contact. Ils sont entrés en vigueur à cette dernière date et comprennent douze annexes.

37. L’annexe 2 renferme l’accord relatif à la ligne de démarcation inter-entités et aux questions connexes. Dans sa partie pertinente, cet accord est ainsi libellé :

« La République de Bosnie-Herzégovine, la Fédération de Bosnie-Herzégovine et la Republika Srpska (ci-après dénommées « les Parties ») sont convenues de ce qui suit :

(...)

Article V : Arbitrage relatif à la zone de Brčko

1. Les Parties conviennent de se soumettre à un arbitrage en ce qui concerne la partie contestée de la ligne de démarcation inter-entités dans la zone de Brčko, indiquée sur la carte jointe à l’Appendice.

2. Six mois au plus tard après l’entrée en vigueur du présent Accord, la Fédération et la Republika Srpska nommeront chacune un arbitre. Dans les trente jours suivants, un tiers arbitre sera choisi d’un commun accord par les arbitres nommés par les Parties. Si ces derniers ne parviennent pas à se mettre d’accord, le tiers arbitre sera nommé par le Président de la Cour internationale de Justice. Le tiers arbitre présidera le tribunal d’arbitrage.

3. À moins que les Parties n’en conviennent autrement, la procédure sera conduite conformément au règlement d’arbitrage de la CNUDCI. Les arbitres appliqueront les principes juridiques et équitables pertinents.

4. Sauf accord contraire, la zone visée au paragraphe 1 ci-dessus continuera d’être administrée comme à l’heure actuelle.

5. Les arbitres rendront leur décision au plus tard un an après l’entrée en vigueur du présent Accord. La décision sera définitive et contraignante et les Parties l’appliqueront sans délai. »

38. L’annexe 4 énonce les dispositions de la Constitution de la Bosnie-Herzégovine (paragraphe 39 ci-dessous).

III. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. La Constitution de la Bosnie-Herzégovine

39. La Constitution de la Bosnie-Herzégovine (annexe 4 à l’accord‑cadre général pour la paix en Bosnie-Herzégovine) est entrée en vigueur le 14 décembre 1995. L’article II de la Constitution, dans ses parties pertinentes, se lit ainsi :

« 3. Énumération des droits

Toutes les personnes se trouvant sur le territoire de la Bosnie-Herzégovine jouissent des droits de l’homme et des libertés fondamentales mentionnés au paragraphe 2 ci‑dessus ; ces droits et libertés comprennent :

(...)

h) La liberté d’expression

(...) »

40. En mars 2009, l’Assemblée parlementaire de Bosnie-Herzégovine a adopté l’amendement no 1 à la Constitution (publié au Journal officiel de la Bosnie-Herzégovine sous le no 25/09), lequel se lit ainsi dans ses parties pertinentes :

« Dans la Constitution de la Bosnie-Herzégovine, à la suite de l’article VI(3) est inséré un nouvel article VI(4), ainsi libellé :

4. Le district de Brčko de Bosnie–Herzégovine

Le district de Brčko de Bosnie–Herzégovine, qui est placé sous la souveraineté de la Bosnie-Herzégovine, qui relève de la compétence des institutions de la Bosnie-Herzégovine telle qu’elles découlent de cette Constitution et dont le territoire appartient conjointement aux entités, est une collectivité locale autonome dotée de ses propres institutions, lois et règlements, ainsi que des pouvoirs et du statut qui lui ont été définitivement conférés par les sentences du tribunal arbitral pour les litiges sur la ligne de démarcation inter-entités dans la zone de Brčko. Les relations entre le district de Brčko de Bosnie-Herzégovine et les institutions de la Bosnie-Herzégovine ainsi que les entités peuvent être définies plus en détail par une loi adoptée par l’Assemblée parlementaire. »

B. La loi de 2003 sur la diffamation (Zakon o zaštiti od klevete Brčko Distrikta, Journal officiel du district de Brčko no 14/03)

41. Les dispositions pertinentes de la loi de 2003 du district de Brčko sur la diffamation se lisent ainsi :

Article 2

« (...)

a) le droit à la liberté d’expression, garanti par la Convention européenne des droits de l’homme (...), par la Constitution de la Bosnie-Herzégovine et par le statut du district de Brčko, joue un rôle fondamental dans une société démocratique, en particulier lorsqu’il concerne des questions de politique ou d’intérêt général ;

b) le droit à la liberté d’expression protège la teneur de l’information ainsi que les modes de transmission de celle-ci (...)

(...) »

Article 6

« Quiconque porte atteinte à la réputation d’une autre personne en avançant ou en diffusant de fausses informations à son sujet et en assimilant cette personne à une autre sera tenu pour responsable de diffamation.

Si une information diffamatoire est publiée dans les médias, seront tenus pour responsables de diffamation l’auteur, le directeur de la publication et l’éditeur, et toute autre personne ayant supervisé, de quelque manière que ce soit, le contenu de la publication.

La responsabilité de ces personnes pour diffamation sera engagée dans les situations visées ci-dessus dès lors que les fausses informations ont été avancées ou diffusées avec la volonté de nuire ou par négligence.

Lorsqu’une déclaration diffamatoire porte sur une question d’intérêt général, son auteur sera tenu pour responsable de diffamation s’il a avancé de fausses informations en toute connaissance de cause ou si, par négligence, il n’a fait aucun cas de leur inexactitude.

La responsabilité est définie selon les mêmes critères qu’indiqué ci-dessus lorsqu’une déclaration diffamatoire vise un fonctionnaire (...) ou un candidat à un poste dans la fonction publique (...) »

Exonération de responsabilité
Article 7

« La responsabilité pour diffamation n’est pas engagée

a) si les déclarations diffamatoires sont des jugements de valeur ou si elles reflètent pour l’essentiel la vérité et ne s’en éloignent que par des détails non pertinents (...)

(...)

c) si l’énoncé ou la diffusion de pareilles déclarations présentait un caractère raisonnable.

(...) »

C. La loi de 1978 sur les obligations civiles (Zakon o obligacionim odnosima, Journal officiel de la République socialiste fédérative de Yougoslavie nos 29/78, 39/85 et 57/8, et Journal officiel de la République de Bosnie-Herzégovine nos 2/92, 13/93 et 13/94)

42. La disposition pertinente de la loi de 1978 sur les obligations civiles se lit comme suit :

Réparation du dommage moral
Article 200

« Le tribunal octroie une indemnité pour dommage moral dans les cas de douleur physique, de souffrance morale due à une limitation des activités, de défiguration, d’atteinte à la réputation, à l’honneur, à la liberté ou aux droits de la personne, ou de décès d’un proche, et d’angoisse, si pareille indemnité se justifie au vu des circonstances de l’espèce, notamment l’intensité et la durée de la douleur, de la souffrance morale ou de l’angoisse, indépendamment de l’octroi éventuel d’une indemnité pour dommage matériel, et même en l’absence de dommage matériel.

Lorsqu’il statue sur une demande d’indemnisation pour dommage moral et sur son montant, le tribunal devra prendre en compte (...) la finalité d’une telle indemnisation et devra chercher à éviter d’encourager des aspirations incompatibles avec la nature et le but social d’une telle mesure. »

IV. TEXTES INTERNATIONAUX ET ÉLÉMENTS DE DROIT COMPARÉ PERTINENTS

A. Résolution 1729 (2010), Protection des « donneurs d’alerte », adoptée par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe le 29 avril 2010

43. La partie pertinente de cette résolution est ainsi libellée :

« 6.3. En ce qui concerne la charge de la preuve, il doit incomber à l’employeur d’établir au-delà de tout doute raisonnable que toute mesure prise à l’encontre d’un donneur d’alerte a été motivée par des raisons autres que l’acte de signalement par ce dernier. »

B. Recommandation CM/Rec(2014)7, Protection des lanceurs d’alerte, adoptée par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe le 30 avril 2014

44. La partie pertinente de cette recommandation est ainsi libellée :

« II. Champ d’application personnel

3. Le champ d’application personnel du cadre national devrait couvrir toutes les personnes travaillant soit dans le secteur public, soit dans le secteur privé, indépendamment de la nature de leur relation de travail et du fait qu’elles sont ou non rémunérées.

4. Le cadre national devrait également inclure les personnes dont la relation de travail a pris fin ou, éventuellement, n’a pas encore commencé, si les informations concernant une menace ou un préjudice pour l’intérêt général ont été obtenues durant le processus de recrutement ou à un autre stade de la négociation précontractuelle. »

C. Principes fondamentaux sur le statut des organisations non gouvernementales en Europe, Strasbourg, 13 novembre 2002, Conseil de l’Europe, adoptés lors de réunions multilatérales qui se sont tenues à Strasbourg entre le 19 novembre 2001 et le 5 juillet 2002

45. Les parties pertinentes de ce document sont ainsi libellées :

« Considérant que les organisations non gouvernementales (ci-après ONG) apportent une contribution essentielle au développement, à la réalisation et au maintien des sociétés démocratiques, en particulier à travers la sensibilisation du public et la participation des citoyens à la chose publique, et que leur contribution à la vie culturelle et au bien-être social de ces sociétés est tout aussi importante ;

(...)

Considérant que leurs apports prennent la forme d’un ensemble extrêmement varié d’activités qui comprennent notamment un rôle de communication entre différents secteurs de la société et les pouvoirs publics (...)

Reconnaissant que le fonctionnement des ONG entraîne des responsabilités aussi bien que des droits,

(...)

74. Les ONG devraient être encouragées à participer aux mécanismes gouvernementaux et quasi gouvernementaux de dialogue, de consultation et d’échange, afin de rechercher des solutions aux besoins de la société. »

D. Code de déontologie et de conduite à l’intention des ONG, Association mondiale des organisations non gouvernementales (WANGO), 2004

46. Les parties pertinentes de ce code sont ainsi libellées :

« C. Droits de l’homme et dignité

Nulle ONG ne doit porter atteinte aux droits fondamentaux de quiconque.

(...)

F. Véracité et légalité

Une ONG doit communiquer des informations exactes, que lesdites informations la concernent elle-même ou ses projets ou qu’elles concernent toute personne, toute organisation, tout projet ou toute législation auxquels elle s’oppose ou dont elle débat.

VI. Confiance du public

B. Plaidoyer public

1. Exactitude et présentation en contexte

Les informations que l’organisation choisit de diffuser auprès des médias, des autorités ou du public doivent être exactes et présentées dans le contexte approprié. Cette obligation vaut notamment pour les informations présentées par l’ONG concernant toute législation, toute politique, toute personne, toute organisation ou tout projet auxquels elle s’oppose, qu’elle défend ou dont elle débat (...)

2. Déclarations orales et écrites

L’organisation doit se doter de lignes directrices et de processus d’autorisation clairs pour la publication de déclarations orales et écrites.

3. Divulgation de conflits d’intérêts

L’organisation doit présenter les informations de manière équitable et impartiale. Lorsqu’un conflit d’intérêts ne peut être exclu ou est inévitable, il doit être rendu public. »

(traduction effectuée par le greffe)

EN DROIT

I. SUR L’OBJET DU LITIGE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE

47. Dans leurs mémoires déposés devant la Cour et dans leurs plaidoiries devant la Grande Chambre, les requérantes soulèvent des griefs au titre des articles 6, 9, 10, 13 et 14 de la Convention.

48. Le Gouvernement soutient que la présente espèce se limite au grief formulé par les requérantes sur le terrain de l’article 10 de la Convention et que les autres points soulevés par elles ne peuvent pas faire l’objet d’un examen par la Cour.

49. La Cour rappelle que l’« affaire » renvoyée devant la Grande Chambre est la requête telle qu’elle a été déclarée recevable par la chambre (K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, §§ 140-141, CEDH 2001‑VII, Janowski c. Pologne [GC], no 25716/94, §§ 19 et 20, CEDH 1999‑I, Pentikäinen c. Finlande [GC], no 11882/10, § 81, CEDH 2015, et Murray c. Pays-Bas [GC], no 10511/10, § 88, CEDH 2016).

50. En l’espèce, elle note que les griefs fondés sur les articles 6, 9, 13 et 14 de la Convention ne font pas partie de la requête telle qu’elle a été déclarée recevable par la chambre dans son arrêt du 13 octobre 2015. La Cour se bornera par conséquent à examiner le grief formulé par les requérantes sous l’angle de l’article 10 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

51. Les requérantes allèguent que la sanction qui leur a été infligée dans le contexte de la responsabilité civile pour diffamation a emporté violation de leur droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention. Cette disposition est ainsi libellée :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A. L’arrêt de la chambre

52. La chambre a jugé que les décisions des juridictions nationales s’analysaient en « une ingérence » dans l’exercice par les requérantes de leur droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention, que cette ingérence était « prévue par la loi » et qu’elle poursuivait un but légitime, celui de protéger la réputation de M.S.

53. Elle s’est dite convaincue que les juridictions nationales avaient opéré une distinction entre déclarations de fait et jugements de valeur et que, en s’appuyant sur les éléments de preuve disponibles, elles avaient conclu à juste titre que les requérantes avaient agi par négligence en ce qu’elles s’étaient contentées de signaler les écarts de conduite supposés de M.S. sans s’efforcer dans la mesure du raisonnable de vérifier l’exactitude de ces allégations. Elle a en outre estimé que les dommages et intérêts que les requérantes avaient été condamnées à payer n’étaient pas disproportionnés. Elle a donc conclu que les juridictions nationales avaient ménagé un juste équilibre entre le droit de M.S. à la protection de sa réputation et le droit des requérantes de signaler à l’autorité compétente les écarts de conduite d’un fonctionnaire, et que les raisons avancées pour justifier leurs décisions étaient « pertinentes et suffisantes » et répondaient à un « besoin social impérieux ». Dès lors, la chambre a dit qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

B. Les thèses des parties

1. Les requérantes

54. Les requérantes soutiennent que la correspondance litigieuse revêtait la forme d’une lettre qui avait selon elles été adressée à titre privé et de manière confidentielle aux autorités pour lesquelles la question présentait un intérêt direct sur le plan institutionnel. Elles précisent que cette lettre contenait des allégations concernant une candidate potentielle au poste de directeur de la radio publique du district de Brčko, qui devait à leurs yeux être considéré comme un poste de la fonction publique. De leur point de vue, la nomination du directeur de la radio publique du district de Brčko était une question d’intérêt général. Les requérantes estiment qu’étant donné que les limites de la critique admissible sont plus larges dans le cas des fonctionnaires, M.S. devait faire preuve d’un degré plus élevé de tolérance. De plus, la lettre en cause ne contenait pas selon elles de déclaration de fait précise. Les requérantes considèrent donc que les autorités avaient le devoir d’examiner « les informations officieuses » qui étaient contenues dans la lettre et d’agir en conséquence.

55. Dans leur plaidoirie devant la Grande Chambre, les requérantes ont avancé que l’article 6 de la loi sur la diffamation n’était pas libellé avec suffisamment de précision pour leur permettre de prévoir qu’il s’appliquerait à leur cas, lequel aurait concerné le signalement d’écarts de conduite aux autorités compétentes. Les juridictions nationales n’auraient donc pas ménagé un juste équilibre entre le droit de M.S. à la protection de sa réputation, d’une part, et leur droit à la liberté d’expression, d’autre part. Dans l’accomplissement de leurs obligations civiques, les administrés seraient en droit de porter des informations pertinentes à l’attention des autorités et même d’employer des mots durs ou qui dérangent dans le but de pousser les autorités à vérifier ces informations aux fins d’une bonne gouvernance. Les autorités auraient le devoir de préserver la confiance dans l’administration civile en encourageant les citoyens à agir pour résoudre les problèmes dans la société. Leur lettre aurait renfermé des jugements de valeur sur les qualités professionnelles et morales de M.S. au regard du poste pour lequel elle avait présenté sa candidature.

56. Les requérantes ajoutent que M.S. n’a subi aucun préjudice, que la lettre n’était pas destinée à être communiquée au grand public et que ce n’était pas elles qui l’avaient envoyée aux médias, mais que la responsabilité en la matière devait être imputée soit aux destinataires de la lettre soit à M.S.

57. Les requérantes exposent qu’à l’époque des faits M.S. n’était pas directrice et n’était donc pas en droit de retirer le calendrier des offices religieux du mur sur lequel il était affiché dans les locaux de la station de radio, et que l’arrêt de la cour d’appel n’a pas mentionné ce fait. Elles ajoutent avoir avancé que le statut du district de Brčko n’autorisait pas l’affichage des symboles officiels (armoiries) d’une entité de la Bosnie-Herzégovine (la Republika Srpska, en l’occurrence) dans les locaux des institutions publiques, et que l’arrêt n’en disait rien non plus.

2. Le Gouvernement

58. Le Gouvernement soutient que rien dans la lettre litigieuse n’en indiquait le caractère confidentiel. Il déclare qu’aucune des autorités auprès desquelles les requérantes s’étaient plaintes n’avait la moindre compétence dans le processus de nomination du directeur de la radio du district de Brčko mais que, conformément à la législation qui était applicable à l’époque des faits, c’était le conseil d’administration de la radio du district de Brčko qui était compétent pour nommer et révoquer le directeur de la radio.

59. Le Gouvernement affirme par ailleurs que, dans la lettre litigieuse, les requérantes formulaient de très graves accusations contre M.S., une fonctionnaire qui n’appartenait ni à la même religion ni au même groupe ethnique qu’elles. Il considère que les requérantes étaient des associations qui avaient bonne réputation et que l’on pouvait donc s’attendre à ce que leurs membres distingués consentissent quelque effort pour s’assurer de la véracité de leurs déclarations. Il estime que cette absence d’effort de leur part témoigne d’une responsabilité sociale défaillante, comme le montrerait notamment le fait que les requérantes n’ont pas vérifié que M.S. était bien l’auteur de l’interview mentionnée dans la lettre. Il expose que les circonstances particulières qui prévalaient dans la Bosnie-Herzégovine de l’après-guerre, une société multiethnique où il était de la plus haute importance de préserver la paix et de rétablir la confiance mutuelle, imposaient aux requérantes de se montrer plus vigilantes avant de porter des accusations aussi graves. Il précise que, dans la société multiethnique qui caractérisait la Bosnie-Herzégovine après la guerre, le renforcement de la confiance de la population dans les institutions publiques et dans les fonctionnaires revêtait une importance particulière, et que les citoyens étaient tenus de s’abstenir de faire de fausses déclarations, que ce fût intentionnellement ou par négligence, surtout si ces déclarations portaient sur des questions ethniques ou religieuses. Selon le Gouvernement, en leur qualité d’organisations non gouvernementales bosniaques, les requérantes ont exercé des pressions en faveur du candidat bosniaque au poste de directeur de la radio. À l’époque, la lettre en cause aurait servi de moyen de pression politique, ce qui aurait conduit le conseil d’administration de la station de radio à ne nommer aucun des candidats potentiels, c’est-à-dire ni M.S., qui représentait les Serbes, ni l’autre candidat, qui était bosniaque.

60. Le Gouvernement confirme que les juridictions nationales ne se sont pas appuyées sur la publication de la lettre dans les médias pour conclure à la responsabilité des requérantes relativement à l’accusation de diffamation. Pour lui, l’atteinte à la réputation de M.S. engendrée par la communication aux autorités d’informations non vérifiées et fausses a été d’autant plus grave que le contenu de la lettre est parvenu à la connaissance du public à la suite d’une fuite. Les juridictions nationales ont selon lui tenu compte de cette communication au public pour calculer le montant de l’indemnité à verser à M.S. au titre du préjudice moral. Il ne serait pas rare que dans l’État défendeur le public ait, à la suite d’une fuite, connaissance de lettres adressées aux autorités avant même que celles-ci aient pu réagir aux informations reçues. Les sources d’information des médias bénéficieraient d’un degré élevé de protection juridique, et l’identité des personnes communiquant des « informations privées et confidentielles » aux médias ne serait ainsi pas divulguée.

61. Le Gouvernement conclut qu’en statuant en faveur de M.S. les juridictions nationales ont ménagé un juste équilibre entre les droits et les libertés concurrents en présence, ainsi qu’entre le but légitime qui était poursuivi et les moyens employés pour l’atteindre.

3. Les tiers intervenants

62. Dans des observations communes, le CREDOF et l’association Blue Print for Free Speech avancent que la présente affaire offre l’occasion de compléter les critères pertinents établis dans la jurisprudence de la Cour pour la protection de la liberté d’expression des donneurs d’alerte. Ils soutiennent que les donneurs d’alerte qui « signalent » des informations aux autorités compétentes devraient bénéficier d’une protection équivalente à celle qui est accordée aux donneurs d’alerte qui « divulguent » des informations au public. Ils affirment qu’il faut se garder d’imposer aux donneurs d’alerte qui rapportent des irrégularités supposées aux autorités par le biais d’une correspondance privée, comme en l’espèce, des exigences excessives relativement à la preuve qu’ils doivent apporter de l’authenticité des informations communiquées. Ils précisent que, dans le but d’encourager la révélation de faits d’intérêt général et d’inciter l’État à enquêter sur ces faits, les instruments juridiques pertinents du Conseil de l’Europe ainsi que la jurisprudence de la Cour n’exigent qu’un niveau peu élevé s’agissant de la preuve des faits dénoncés par les donneurs d’alerte. De leur point de vue, au lieu de demander aux donneurs d’alerte de prouver la véracité des faits rapportés, il est plus judicieux de permettre aux États d’enquêter sur ces faits. À cet égard, le lancement d’alerte formerait un mécanisme de responsabilité démocratique visant à favoriser la réception et le traitement des alertes par les personnes les mieux placées pour remédier au problème dénoncé.

63. Pour ces deux tiers intervenants, en cas de divulgation publique d’une information par des donneurs d’alerte, le niveau de preuve requis ne va pas au-delà d’une « base factuelle suffisante », que le donneur d’alerte se doit d’apprécier à la lumière de son expérience personnelle. Dans les cas de signalement d’une information aux autorités compétentes, le préjudice causé aux personnes ou aux institutions par des allégations potentiellement diffamatoires serait moins grave qu’en cas de divulgation publique, car le cercle des destinataires de l’alerte serait plus restreint. L’effet plus limité de pareil signalement justifierait de se montrer plus indulgent s’agissant de l’exigence de modération des propos. Par ailleurs, offrir un niveau de protection moindre aux citoyens signalant des informations aux autorités produirait un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression et encouragerait la fuite d’informations qui seraient ainsi rendues publiques au lieu d’être communiquées aux autorités compétentes.

64. En outre, l’obligation faite aux autorités d’enquêter sur les informations divulguées constituerait le corollaire du principe de l’indivisibilité des droits de l’homme et des obligations positives incombant aux États. Seule une enquête des pouvoirs publics sur la véracité des allégations émanant des donneurs d’alerte serait à même de mettre au jour tous les aspects du problème, auquel le donneur d’alerte n’aurait généralement qu’un accès partiel.

65. Enfin, la divulgation publique d’une information se traduirait pour les fonctionnaires par une atteinte à la réputation plus grave que celle résultant du signalement d’une information aux autorités compétentes. Pour conclure, les tiers intervenants estiment que la Cour devrait se montrer plus attentive à la proportionnalité des sanctions imposées aux donneurs d’alerte qui se sont bornés à rapporter une information aux autorités compétentes par voie de correspondance privée.

B. Appréciation de la Cour

1. Sur l’existence d’une ingérence

66. La Cour estime que la décision litigieuse rendue par la cour d’appel du district de Brčko, par laquelle celle-ci a reconnu la responsabilité des requérantes relativement à l’accusation de diffamation et leur a ordonné de retirer les déclarations contenues dans leur lettre sous peine de devoir indemniser M.S. au titre du préjudice moral, s’analysait en une ingérence dans l’exercice par les requérantes de leur droit à la liberté d’expression garanti par le paragraphe premier de l’article 10 de la Convention.

67. Pour être justifiée au regard du deuxième paragraphe de l’article 10, pareille ingérence doit être prévue par la loi, poursuivre un ou plusieurs buts légitimes et être nécessaire dans une société démocratique pour atteindre ce ou ces buts.

2. Sur le point de savoir si l’ingérence était prévue par la loi

68. Les mots « prévue par la loi » contenus au second paragraphe de l’article 10 non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000‑V, et Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004‑I).

69. Les parties ne contestent pas que l’ingérence dans l’exercice par les requérantes de leur droit à la liberté d’expression reposait sur une base légale en droit interne, à savoir l’article 6 de la loi de 2003 sur la diffamation (paragraphe 41 ci-dessus), ni que la loi en cause était accessible. En revanche, dans leur plaidoirie devant la Grande Chambre, les requérantes ont avancé que l’application de l’article 6 de la loi sur la diffamation n’avait dans leur cas pas été suffisamment prévisible aux fins de l’article 10 § 2 de la Convention.

70. À cet égard, la Cour rappelle qu’on ne peut considérer comme une « loi » au sens de l’article 10 § 2 qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite ; en s’entourant au besoin de conseils éclairés, celui-ci doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences qui peuvent découler d’un acte déterminé. Ces conséquences n’ont pas besoin d’être prévisibles avec une certitude absolue. La certitude, bien que souhaitable, s’accompagne parfois d’une rigidité excessive ; or le droit doit pouvoir s’adapter aux changements de situation. Aussi beaucoup de lois se servent‑elles, par la force des choses, de formules plus ou moins vagues dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (Karácsony et autres c. Hongrie [GC], no 42461/13, § 124, CEDH 2016 (extraits), et Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 121, CEDH 2015).

71. Pour en venir au cas d’espèce, la Cour juge qu’il n’y a pas lieu qu’elle se prononce sur la tardiveté de la contestation par les requérantes de la prévisibilité de la législation nationale pertinente, puisque cette contestation est en tout état de cause dénuée de fondement, pour les raisons exposées ci-après. Elle observe que les requérantes n’ont soumis aucun argument juridique fondé sur les termes des dispositions du droit national ou sur la jurisprudence nationale pour démontrer que leur cas sortait du champ d’application de la règle générale énoncée au premier alinéa de l’article 6 de la loi de 2003 sur la diffamation, qui définit les circonstances dans lesquelles une personne pourra être tenue pour responsable de diffamation (paragraphe 41 ci-dessus). Dans son arrêt du 11 juillet 2007, la cour d’appel du district de Brčko a conclu que les quatre déclarations litigieuses contenues dans la lettre écrite par les requérantes (paragraphe 11 ci-dessus) constituaient un énoncé ou une diffusion susceptible de donner lieu à une action en diffamation (paragraphe 21 ci‑dessus). La Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine a également admis que l’article 6 de la loi de 2003 sur la diffamation s’appliquait à la correspondance privée des requérantes avec les autorités du district de Brčko (paragraphe 33 ci-dessus). Elle a donc reconnu qu’une diffusion ne passait pas nécessairement par les médias. S’il appartient en premier lieu aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir, entre autres, Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 140, CEDH 2012, Korbely c. Hongrie [GC], no 9174/02, §§ 72-73, CEDH 2008, et Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, § 54, CEDH 1999‑I), la Cour ne voit aucun élément suggérant que les requérantes se trouvaient dans l’impossibilité de prévoir, dans une mesure raisonnable, comment la juridiction d’appel nationale interpréterait et appliquerait dans leur affaire l’article 6 de la loi de 2003 sur la diffamation.

72. Dans ces conditions, la Cour est convaincue que l’article 6 de la loi de 2003 sur la diffamation présentait le niveau de précision voulu et que, partant, l’ingérence était prévue par la loi.

3. Sur le point de savoir si l’ingérence poursuivait un but légitime

73. Les parties ne contestent pas que l’ingérence à l’origine du grief poursuivait un but légitime, celui de protéger la « réputation ou [l]es droits d’autrui ». La Cour n’aperçoit aucune raison de conclure autrement sur ce point.

4. Sur le point de savoir si l’ingérence était nécessaire dans une société démocratique

74. Il reste à déterminer si l’ingérence en cause était « nécessaire dans une société démocratique », ce qui constitue la question centrale en jeu en l’espèce. Pour ce faire, la Cour doit rechercher si les juridictions nationales ont ménagé un juste équilibre entre, d’une part, le droit des requérantes à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention et, d’autre part, le droit de M.S. à la protection de sa réputation.

a) Principes généraux

i. Application de la condition énoncée à l’article 10 § 2 de la Convention voulant qu’une ingérence soit « nécessaire dans une société démocratique »

75. Les principes généraux à suivre pour apprécier la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice de la liberté d’expression ont récemment été résumés dans l’arrêt Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, CEDH 2016) en ces termes :

« i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...).

ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) »

ii. Protection de la réputation en vertu de l’article 8 de la Convention

76. De plus, on peut rappeler que le droit à la protection de la réputation est un droit qui relève, en tant qu’élément du droit au respect de la vie privée, de l’article 8 de la Convention. La notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive, qui recouvre également l’intégrité physique et morale de la personne. Cependant, pour que l’article 8 entre en ligne de compte, l’atteinte à la réputation personnelle doit présenter un certain niveau de gravité et avoir été effectuée de manière à causer un préjudice à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée (Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 83, 7 février 2012, et A. c. Norvège, no 28070/06, § 64, 9 avril 2009). Par ailleurs, une personne ne saurait invoquer l’article 8 pour se plaindre d’une atteinte à sa réputation qui résulterait de manière prévisible de ses propres actions, telle une infraction pénale (Axel Springer, précité, § 83, et Sidabras et Džiautas c. Lituanie, nos 55480/00 et 59330/00, § 49, CEDH 2004‑VIII).

iii. Mise en balance des articles 10 et 8 de la Convention

77. Dans les cas où, conformément aux critères énoncés ci-dessus, la finalité de la protection de la « réputation ou des droits d’autrui » fait entrer en jeu l’article 8, la Cour peut être appelée à vérifier si les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre entre deux valeurs protégées par la Convention, à savoir, d’une part, la liberté d’expression garantie par l’article 10 et, d’autre part, le droit au respect de la vie privée consacré par l’article 8. Les principes généraux régissant cette mise en balance ont été initialement exposés dans les arrêts Von Hannover c. Allemagne (no 2) ([GC], nos 40660/08 et 60641/08, §§ 104-107, CEDH 2012) et Axel Springer AG (précité, §§ 85-88), puis formulés plus en détail dans l’arrêt Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France ([GC], no 40454/07, §§ 90-93, CEDH 2015 (extraits)) et, plus récemment, synthétisés dans l’arrêt Perinçek c. Suisse ([GC], no 27510/08, § 198, CEDH 2015 (extraits)) dans les termes suivants :

« i. Dans les affaires de cette nature, l’issue ne saurait varier selon que la requête a été portée devant la Cour, sous l’angle de l’article 8, par la personne faisant l’objet des propos litigieux ou, sous l’angle de l’article 10, par leur auteur, ces droits méritant en principe un égal respect.

ii. Le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 de la Convention dans les rapports interindividuels relève en principe de la marge d’appréciation des Hautes Parties contractantes, que les obligations à leur charge soient positives ou négatives. Il existe plusieurs manières différentes d’assurer le respect de la vie privée. La nature de l’obligation de l’État dépendra de l’aspect de la vie privée qui se trouve en cause.

iii. De même, sur le terrain de l’article 10 de la Convention, les Hautes Parties contractantes disposent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité et de l’ampleur d’une ingérence dans le droit à la liberté d’expression.

iv. Toutefois, cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions nationales, mais il lui incombe de vérifier, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si leurs décisions se concilient avec les dispositions de la Convention invoquées.

v. Si la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis au leur. »

b) Approche à adopter par la Cour en l’espèce

78. Pour définir quelle est l’approche à appliquer au cas d’espèce, la Cour doit considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la forme sous laquelle les déclarations reprochées aux requérantes ont été communiquées, leur teneur et le contexte dans lequel les intéressées les ont formulées (Stankiewicz et autres c. Pologne, no 48723/07, § 61, 14 octobre 2014, et Nikula c. Finlande, no 31611/96, §§ 44 et 46, CEDH 2002‑II).

i. Sur le point de savoir si le droit protégé par l’article 10 doit être mis en balance avec le droit consacré par l’article 8

79. La Cour note qu’il n’a pas été avancé, et qu’il n’apparaît pas non plus, que les accusations portées contre M.S. dans la lettre écrite par les requérantes concernaient une conduite qui pouvait passer pour criminelle à l’aune du droit interne (voir, a contrario, White c. Suède, no 42435/02, § 25, 19 septembre 2006, Sanchez Cardenas c. Norvège, no 12148/03, §§ 37-39, 4 octobre 2007, Pfeifer c. Autriche, no 12556/03, §§ 47-48, 15 novembre 2007, et A. c. Norvège, précité, § 73). Cependant, elle estime que les accusations qui imputaient à M.S. une attitude irrespectueuse à l’égard d’une autre origine ethnique et d’une autre religion étaient de nature non seulement à ternir la réputation de celle-ci, mais aussi à lui porter préjudice dans son milieu professionnel et social (paragraphe 104 ci-dessous). Partant, ces accusations présentaient le niveau de gravité requis pour constituer une atteinte aux droits de M.S. protégés par l’article 8 de la Convention (voir, mutatis mutandis, l’affaire Dorota Kania c. Pologne (no 2), no 44436/13, § 73, 4 octobre 2016, dans laquelle un recteur d’université avait été accusé d’avoir secrètement collaboré avec les services de sécurité sous le régime communiste). La Cour doit donc rechercher si les autorités internes ont ménagé un juste équilibre entre deux valeurs consacrées par la Convention, à savoir, d’une part, la liberté d’expression des requérantes garantie par l’article 10 et, d’autre part, le droit de M.S. au respect de sa réputation protégé par l’article 8 (Axel Springer AG [GC], précité, § 84).

ii. Sur la pertinence de la jurisprudence de la Cour relative aux donneurs d’alerte

80. La Cour recherche ensuite si, en communiquant les informations litigieuses, les requérantes ont, comme l’avancent les tiers intervenants, agi en donneurs d’alerte, conformément à la définition donnée de ce phénomène dans sa jurisprudence. La Cour note toutefois que les requérantes n’avaient avec la radio publique du district de Brčko aucun lien de subordination dans le cadre d’une relation de travail (paragraphes 43 et 44 ci-dessus), lien qui les aurait tenues à l’égard de celle‑ci à un devoir de loyauté, de réserve et de discrétion, lequel constitue une caractéristique particulière de cette notion telle que la définit sa jurisprudence (voir, a contrario, Guja c. Moldova [GC], no 14277/04, § 70, CEDH 2008, Bucur et Toma c. Roumanie, no 40238/02, § 93, 8 janvier 2013, et Heinisch c. Allemagne, no 28274/08, § 64, CEDH 2011 (extraits)). Les requérantes, dont les membres n’étaient pas des salariés de la station de radio du district de Brčko, ne disposaient pas d’un accès exclusif à ces informations et ne pouvaient pas non plus en avoir directement connaissance (Aurelian Oprea c. Roumanie, no 12138/08, § 59, 19 janvier 2016), mais elles ont apparemment joué un « rôle de communication » (paragraphe 45 ci-dessus) entre les salariés de la radio (à propos de l’écart de conduite supposé de M.S. sur son lieu de travail) et les autorités du district de Brčko. Il n’a été produit aucun élément tendant à indiquer que ces salariés aient eu à pâtir des conséquences du signalement par eux de l’écart de conduite allégué (ibidem). Les requérantes n’ont par ailleurs nullement avancé que leur lettre devait être considérée comme motivée par la volonté de lancer une alerte (voir, a contrario, Guja, précité, § 60, Heinisch, précité, § 43, et Aurelian Oprea, précité, § 45). En l’absence de tout devoir de loyauté, de réserve et de discrétion, la Cour peut se dispenser de se pencher sur le type de problématique qui joue un rôle central dans la jurisprudence susmentionnée relative aux donneurs d’alerte. Elle n’a donc pas à rechercher si les intéressées disposaient d’autres voies ou d’autres moyens effectifs (par exemple la dénonciation au supérieur ou à une autre autorité ou un autre organe compétent) pour faire remédier à la situation qu’elles entendaient signaler (comparer avec Guja, précité, § 73).

iii. Sur la pertinence de la jurisprudence de la Cour relative au signalement d’irrégularités alléguées dans la conduite d’agents de l’État

81. Il y a toutefois lieu de noter que ce qui a incité M.S. à engager une action en diffamation était la teneur de la lettre adressée par les requérantes aux plus hautes autorités du district de Brčko, dans laquelle elles critiquaient M.S., qui était à l’époque des faits responsable des programmes culturels de la radio publique du district de Brčko et comptait parmi les candidats au poste de directeur de cette station de radio. Étant donné qu’il s’agissait d’une radio publique financée par des fonds publics, il ne fait aucun doute que M.S. doit être considérée comme une fonctionnaire. Le Gouvernement partage cette analyse (paragraphe 59 ci‑dessus).

82. À cet égard, la Cour relève que l’approche suivie par la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine en l’espèce (paragraphe 33 ci‑dessus) est particulièrement digne d’intérêt. La haute juridiction s’est appuyée en substance sur la jurisprudence relative à la Convention élaborée dans un ensemble d’affaires comparables et dans lesquelles la Cour avait conclu au vu des faits que « les impératifs de la protection au titre de l’article 10 de la Convention devaient être évalués à l’aune non pas des intérêts de la liberté de la presse ou de la libre discussion de questions d’intérêt général, mais plutôt du droit du requérant de signaler des irrégularités supposées dans la conduite de fonctionnaires » (Zakharov c. Russie, no 14881/03, § 23, 5 octobre 2006, Siryk c. Ukraine, no 6428/07, § 42, 31 mars 2011, Sofranschi c. Moldova, no 34690/05, § 29, 21 décembre 2010, Bezymyannyy c. Russie, no 10941/03, § 41, 8 avril 2010, Kazakov c. Russie, no 1758/02, § 28, 18 décembre 2008, et Lešník c. Slovaquie, no 35640/97, CEDH 2003‑IV). Cette jurisprudence renferme une considération importante : « la possibilité pour les citoyens de faire part aux agents de l’État compétents d’une conduite qui leur paraît irrégulière ou illicite de la part de fonctionnaires » constitue « l’un des principes de l’état de droit » (Zakharov, § 26, Siryk, § 42, Sofranschi, § 30, Bezymyannyy, § 40, Kazakov, § 28, et mutatis mutandis, Lešník, § 60, tous précités). Le principe ci-dessus tout comme les arrêts qui le mettent en application montrent que la Cour est disposée à apprécier la bonne foi d’un requérant ainsi que les efforts déployés par celui-ci pour rechercher la vérité à l’aune de critères plus subjectifs et plus souples que dans d’autres types d’affaires (Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 87, CEDH 2004‑XI).

83. Parallèlement, il faut souligner que, dans les arrêts précités, un facteur a été déterminant dans l’appréciation de la proportionnalité effectuée par la Cour : les déclarations diffamatoires litigieuses avaient été transmises par le biais d’une correspondance privée adressée par le requérant au supérieur hiérarchique de la partie lésée (comparer avec Siryk, § 42, Bezymyannyy, § 41, Kazakov, § 28, Zakharov, § 23, et Lešník, tous précités) ou à des agents de l’État (comparer avec Sofranschi, précité, § 29). Dans certaines de ces affaires, les allégations contestées étaient le fruit de l’expérience personnelle directe des requérants (dans l’affaire Siryk, la requérante alléguait que des agents de l’école des impôts où son fils étudiait avaient exigé d’elle le paiement d’un pot de vin ; dans l’affaire Bezymyannyy, le requérant avait signalé un comportement illicite supposé de la part d’une juge qui avait statué dans une procédure le concernant ; dans l’affaire Kazakov, un ancien officier de l’armée avait envoyé une lettre dans laquelle il se plaignait d’un comportement répréhensible de la part du commandant d’une unité militaire ; dans l’affaire Lešník, le requérant accusait d’abus de pouvoir et de corruption un procureur qui avait rejeté sa plainte contre une tierce personne). Dans d’autres affaires, les allégations émanaient de requérants qui n’étaient pas directement concernés par les faits qu’ils dénonçaient (dans l’affaire Zakharov, un particulier accusait une fonctionnaire municipale d’avoir abusé de son pouvoir et facilité une usurpation de terres ; enfin, dans l’affaire Sofranschi, le requérant, qui faisait partie de l’équipe de campagne d’un candidat aspirant à être élu maire de son village, avait écrit une lettre dans laquelle il critiquait un autre candidat).

84. Ainsi, l’analyse qui précède fait apparaître un certain nombre de similitudes entre les affaires analogues à l’affaire Zakharov et la présente espèce. Cependant, ainsi que cela sera expliqué plus loin, du fait de certaines particularités, il sera plus judicieux d’adopter une approche plus nuancée reposant sur d’autres critères.

iv. Sur la pertinence de la jurisprudence de la Cour relative à la diffamation à l’encontre d’agents de l’État et au rôle des ONG et de la presse

85. En particulier, contrairement à ce qui a été observé dans les affaires susmentionnées, les allégations exposées en l’espèce aux autorités n’émanaient pas de particuliers mais de quatre ONG, et elles ne se fondaient pas sur l’expérience personnelle directe de leurs auteurs.

86. Il y a lieu de souligner d’emblée que le rôle joué par une ONG qui signale un écart de conduite ou des irrégularités censément commis par des agents publics ne revêt pas moins d’importance que celui tenu par un particulier comme dans les précédents analogues à l’affaire Zakharov, même si, comme en l’espèce, le signalement ne se fonde pas sur l’expérience personnelle directe. D’ailleurs, la Cour a admis que, lorsqu’une ONG appelle l’attention de l’opinion sur des sujets d’intérêt public, elle exerce un rôle de chien de garde public semblable par son importance à celui de la presse (Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 103, CEDH 2013 (extraits)) et elle peut donc être qualifiée de « chien de garde » social, fonction qui justifie qu’elle bénéficie en vertu de la Convention d’une protection similaire à celle accordée à la presse (ibidem, et Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 166, 8 novembre 2016). La Cour a reconnu l’apport important de la société civile au débat sur les affaires publiques (voir, par exemple, Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 89, CEDH 2005‑II, et Magyar Helsinki Bizottság, précité, § 166). Il est également à noter que les Principes fondamentaux sur le statut des organisations non gouvernementales en Europe cités au paragraphe 45 ci-dessus soulignent la contribution importante des ONG « au développement, à la réalisation et au maintien des sociétés démocratiques » et la nécessité que les ONG soient « encouragées à participer aux mécanismes (...) de dialogue, de consultation et d’échange » par ces sociétés.

87. Par ailleurs, il convient de garder à l’esprit que, à l’instar de la presse, une ONG jouant un rôle de chien de garde public aura probablement davantage d’impact lorsqu’elle signalera des irrégularités commises par des agents publics et elle disposera souvent de plus de moyens pour vérifier et corroborer la véracité des critiques ainsi alléguées qu’un particulier rapportant le fruit de ses observations personnelles. Dans le domaine de la liberté de la presse, la Cour a dit que « [e]n raison des « devoirs et responsabilités » inhérents à l’exercice de la liberté d’expression, la garantie que l’article 10 offre aux journalistes en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect de la déontologie journalistique » (Goodwin c. Royaume-Uni, 27 mars 1996, § 39, Recueil des arrêts et décisions 1996‑II, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 54, CEDH 1999‑I, et Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 65, CEDH 1999‑III). Récemment, dans l’affaire Magyar Helsinki Bizottság susmentionnée, la Cour a affirmé que les mêmes considérations devaient s’appliquer à une ONG jouant un rôle de chien de garde social (§ 159). Un point de vue similaire transparaît dans le Code de déontologie et de conduite à l’intention des ONG cité au paragraphe 46 ci-dessus, selon lequel « [n]ulle ONG ne doit porter atteinte aux droits fondamentaux de quiconque », « [u]ne ONG doit communiquer des informations exactes (...) [concernant] toute personne » et « [l]es informations [qu’une ONG] choisit de diffuser auprès (...) des autorités (...) doivent être exactes et présentées dans le contexte approprié ».

v. Conclusion

88. Par conséquent, la présente espèce fait apparaître la nécessité de tenir compte d’un ensemble de facteurs plus large que dans les affaires de type Zakharov, dans lesquelles la Cour a jugé d’une « importance déterminante » le fait que les requérants avaient exprimé leurs doléances par voie de correspondance privée (Zakharov, § 26, Sofranschi, § 33, et Kazakov, § 29, tous précités, et Raichinov c. Bulgarie, no 47579/99, § 48, 20 avril 2006), et dans lesquelles elle a accepté d’être comparativement moins exigeante concernant la vérification par les requérants de la véracité des allégations en cause (paragraphe 82 ci-dessus). Dans la mise en balance des intérêts concurrents en jeu, à savoir le droit à la liberté d’expression des requérantes, d’une part, et le droit de M.S. au respect de sa vie privée, d’autre part (paragraphe 79 ci-dessus), la Cour estime approprié de tenir aussi compte des critères qui s’appliquent généralement à la diffusion de déclarations diffamatoires par les médias dans l’exercice de leur fonction de chien de garde public, à savoir le degré de notoriété de la personne concernée, l’objet du reportage, le contenu, la forme et les répercussions de la publication ainsi que le mode d’obtention des informations et leur véracité, et la gravité de la sanction imposée (Von Hannover, précité, §§ 108-113, Axel Springer AG, précité, §§ 89-95, et Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 93).

c) Application de ces principes et critères au cas d’espèce

89. La Cour examinera successivement les facteurs applicables en l’espèce afin de déterminer si l’ingérence considérée dans sa globalité était justifiée par des motifs pertinents et suffisants et proportionnée au but légitime visé.

i. Le caractère privé de la correspondance

90. La Cour observe que les juridictions nationales ont cantonné leur examen à la correspondance privée entre les requérantes et les agents de l’État. En effet, pour conclure à la responsabilité des requérantes relativement à l’accusation de diffamation, la cour d’appel s’est uniquement appuyée sur « la lettre qu’elles [avaient] adressée au bureau du Haut Représentant à Brčko – superviseur international du district de Brčko, au président de l’assemblée et au gouverneur de ce district (...) [dans laquelle les requérantes ont] expos[é] et diffus[é] aux personnes susmentionnées des faits concernant le comportement, les actes et les déclarations de [M.S.] » (paragraphe 28 ci-dessus). La Cour constitutionnelle a confirmé que les « décisions [judiciaires] litigieuses concern[ai]ent la lettre que les [requérantes] [avaient] adressée aux autorités du district de Brčko et au superviseur de ce district et (...) qui présentait [M.S.] sous un jour défavorable » (paragraphe 33 ci-dessus). Pour conclure à la responsabilité des requérantes relativement à l’accusation de diffamation, les juridictions nationales n’ont ainsi nullement tenu compte de la publication de la lettre dans la presse locale, étant donné qu’il n’avait pas été prouvé que les requérantes étaient à l’origine de cette publication. Le Gouvernement le confirme d’ailleurs dans son mémoire (paragraphe 60 ci-dessus).

91. La Cour estime elle aussi que, pour statuer sur la responsabilité des requérantes relativement à l’accusation de diffamation, il y a lieu de se fonder uniquement sur leur correspondance privée avec les autorités locales et de faire abstraction de la publication de cette lettre dans les médias (Bezymyannyy, précité, § 37) ou par tout autre moyen (Sofranschi, précité, § 28, affaire qui concernait la diffusion des rumeurs litigieuses auprès des villageois).

ii. L’intérêt général en jeu dans les informations contenues dans la lettre

92. Il y a lieu de rechercher si les informations contenues dans la lettre rédigée par les requérantes concernaient une question d’intérêt général. Il faudra pour ce faire examiner plus largement le sujet traité et le contexte dans lequel cette lettre s’inscrivait (Bladet Tromsø et Stensaas, précité, § 63, Björk Eiðsdóttir c. Islande, no 46443/09, § 67, 10 juillet 2012, et Tønsbergs Blad A.S. et Haukom c. Norvège, no 510/04, § 87, 1er mars 2007).

93. La Cour note que dans leur lettre, les requérantes formulaient des critiques sur le degré de mise en œuvre par les autorités nationales du principe de représentation proportionnelle des communautés ethniques dans la fonction publique du district de Brčko (paragraphe 10 ci-dessus). Les requérantes y indiquaient qu’en plusieurs occasions ce principe avait déjà été bafoué, selon elles au détriment des Croates et des Bosniaques de ce district, notamment à propos de la dotation en personnel de la station de radio. À cet égard, elles contestaient la candidature de M.S. au poste de directeur de la radio, qui avait selon elles été proposée par les membres majoritaires du jury de sélection, qui étaient serbes. Elles avançaient que M.S. avait fait preuve d’un comportement désobligeant à l’égard des Bosniaques.

94. De l’avis de la Cour, il ne fait aucun doute que tout débat sur l’équilibre ethnique au sein du personnel de la fonction publique revêtait un caractère important et relevait de la sphère publique. Le degré élevé d’exigence attendu d’un service public dans lequel les fonctionnaires, et en particulier ceux qui passaient « généralement pour avoir une influence importante sur les questions politiques d’intérêt général » (paragraphe 22 ci‑dessus), devaient se montrer respectueux de l’identité ethnique et religieuse des habitants de la Bosnie-Herzégovine, était une question d’intérêt général de premier plan. L’importance particulière, mise en avant par le Gouvernement, que revêtait à l’époque des faits dans la société bosnienne toute question liée aux origines ethniques ou à la religion constitue un facteur supplémentaire incitant à considérer que, dans l’ensemble, la lettre concernait des questions d’intérêt général dans le district de Brčko. Ces questions préoccupaient à tout le moins considérablement les Bosniaques, représentés par les requérantes, qui, d’après ce qui ressort de la lettre, se considéraient comme sous‑représentés dans la fonction publique (Albert-Engelmann-Gesellschaft mbH c. Autriche, no 46389/99, § 30, 19 janvier 2006).

iii. La compétence des destinataires de la lettre

95. La Cour observe que les autorités auxquelles les requérantes se sont adressées n’étaient pas investies d’une compétence directe dans le processus de nomination du directeur de la radio (paragraphe 35 ci-dessus). Elle admet toutefois qu’elles avaient un intérêt légitime à être informées de questions telles que celles qui étaient soulevées dans la lettre. Le Gouvernement n’affirme pas le contraire.

iv. La façon dont les requérantes ont rapporté les écarts de conduite allégués aux autorités compétentes

96. La Cour se concentrera sur les allégations formulées par les requérantes à l’encontre de M.S., qui constituent le seul élément sur lequel les juridictions nationales se sont appuyées pour conclure à la responsabilité des intéressées relativement à l’accusation de diffamation (paragraphe 23 ci‑dessus et paragraphe 33 de l’arrêt de la chambre). Les déclarations pertinentes se lisaient ainsi :

« Selon les informations dont nous disposons (našim informacijama),

1) la personne en question a déclaré dans une interview parue dans NIN, à propos de la destruction de mosquées à Brčko, que les musulmans ne formaient pas un peuple, qu’ils ne possédaient pas de culture propre et que, par conséquent, la destruction de mosquées ne pouvait pas être considérée comme une destruction de monuments culturels,

2) alors qu’elle travaillait pour la radio du district de Brčko, elle a ostensiblement déchiré en morceaux (demonstrativno kidala), dans les locaux de la radio, le calendrier mentionnant les offices religieux prévus pendant le mois du ramadan,

3) dans les locaux de la radio, elle a recouvert les armoiries de la Bosnie‑Herzégovine avec celles de la Republika Srpska,

4) en sa qualité de responsable des programmes culturels de la radio du district de Brčko, elle a interdit la diffusion de sevdalinka au motif que ce genre de chansons n’avait aucune valeur culturelle ou musicale. »

97. Les juridictions internes (la cour d’appel du district de Brčko et la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine) ont qualifié ces allégations de déclarations de fait (et non de jugements de valeur). Notant que les déclarations litigieuses décrivaient pour l’essentiel des paroles et des actes dont M.S. était censée être l’auteur, la Cour ne voit aucun motif de conclure autrement.

α) La notoriété de la personne concernée et le sujet des allégations

98. Il est à noter que les allégations susmentionnées concernaient M.S. qui, à l’époque des faits, travaillait à la station de radio du district de Brčko et était donc fonctionnaire (paragraphe 81 ci-dessus). La Cour rappelle que, pour les fonctionnaires agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles, les limites de la critique admissible sont plus larges que pour un simple particulier (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 131, CEDH 2015). Étant donné la nature du poste qu’occupait M.S. à l’époque des faits (responsable des programmes culturels), on ne saurait affirmer que ces limites étaient aussi larges que dans le cas du personnel politique (Pedersen et Baadsgaard, précité, § 80, Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 47, CEDH 2001‑III, et Janowski, précité, § 33). Cependant, la Cour note qu’à partir du moment où M.S. eut présenté sa candidature au poste de directeur de la radio et sachant que les informations contenues dans la lettre concernaient une question d’intérêt général (paragraphe 94 ci‑dessus), force est de considérer que M.S. était inévitablement et en toute connaissance de cause entrée dans la sphère publique et s’était exposée ainsi à un examen attentif de ses faits et gestes. La cour d’appel du district de Brčko a également admis que M.S. était une fonctionnaire et que le poste de directeur de la radio devait être considéré comme une question particulière d’intérêt général (paragraphe 22 ci‑dessus). Dans ces conditions, la Cour estime que les limites de la critique acceptable doivent par conséquent être plus larges que dans le cas de personnes exerçant une profession ordinaire (voir, mutatis mutandis, Björk Eiðsdóttir, précité, § 68, et Erla Hlynsdόttir c. Islande, no 43380/10, § 65, 10 juillet 2012).

99. Comme indiqué ci-dessus (paragraphe 96), les quatre déclarations litigieuses contenaient des allégations selon lesquelles M.S. aurait commis des écarts de conduite sur son lieu de travail et aurait été l’auteur d’un commentaire publié dans la presse, qui témoignait du mépris à l’égard de différents segments ethniques et religieux de la société bosnienne.

β) La teneur, la forme et les conséquences des informations communiquées aux autorités

100. Pour l’appréciation de ces différents éléments, il importe de s’attacher au libellé choisi par les requérantes dans la lettre litigieuse. À cet égard, la Cour note que, dans leur lettre, les requérantes n’indiquaient pas expressément qu’elles avaient obtenu auprès de tiers (des salariés de la station de radio) une partie des informations qu’elles transmettaient aux autorités (Thoma, précité, § 64, et Thorgeir Thorgeirson c. Islande, 25 juin 1992, § 65, série A no 239), ce qu’elles auraient pu faire sans pour autant avoir à identifier leurs sources (Albert-Engelmann-Gesellschaft mbH, précité, § 32). Les requérantes introduisaient leur lettre par les mots « selon les informations dont nous disposons », mais n’affirmaient pas clairement qu’elles agissaient en qualité de messagers. Elles laissaient donc implicitement entendre qu’elles avaient un accès direct à cette information (Verdens Gang et Aase c. Norvège (déc.), no 45710/99, CEDH 2001‑X ; comparer avec Thoma, précité, § 64). Dans ces conditions, elles assumaient la responsabilité des déclarations contenues dans leur lettre.

101. Des considérations similaires valent pour l’allégation selon laquelle, dans son bureau, M.S. avait recouvert les armoiries de la Bosnie‑Herzégovine avec celles de la Republika Srpska, allégation qui était fondée sur une rumeur, comme la procédure en diffamation l’a établi (paragraphe 25 ci-dessus – Tønsbergs Blad A.S. et Haukom, précité, § 95). La Cour reviendra sur cette question ultérieurement, dans le cadre de son analyse relative à l’obligation de diligence qui imposait aux requérantes de vérifier la véracité des informations litigieuses.

102. Il importe également de déterminer si les déclarations litigieuses visaient principalement à accuser M.S. ou plutôt à signaler aux agents de l’État compétents une conduite qui leur paraissait irrégulière ou illicite (Zakharov, précité, § 26). Dans son examen du contexte dans lequel s’inscrivait la lettre litigieuse dans son ensemble, la Cour doit procéder à sa propre appréciation des déclarations en cause (Nikowitz et Verlagsgruppe News GmbH c. Autriche, no 5266/03, §§ 25-26, 22 février 2007).

103. Les requérantes soutiennent que leur intention était d’informer les autorités compétentes de certaines irrégularités et de les inciter à enquêter et à vérifier les allégations qui étaient formulées dans la lettre (paragraphes 17 et 53 ci-dessus). La Cour observe toutefois que la lettre litigieuse ne contenait aucune « demande » d’enquête et de vérification des allégations qui y étaient énoncées. Si les requérantes affirmaient espérer que les autorités « donner[aient] à [leur] lettre les suites qui conviennent » (paragraphe 11 ci-dessus), on ne saurait dire si cette expression sous-entendait la réalisation d’une enquête ou la vérification des allégations factuelles relatives à M.S. En tout état de cause, la Cour ne peut manquer de prendre note de la déclaration contenue dans la lettre des requérantes selon laquelle « c’[était] un Bosniaque qui devrait être nommé à ce poste [de directeur de la radio] » (paragraphe 11 ci-dessus).

104. S’agissant des conséquences des accusations susmentionnées transmises aux autorités, la Cour estime qu’il ne fait guère de doute que lorsqu’elle est envisagée dans sa globalité et replacée dans le contexte propre à l’époque des faits (paragraphe 59 ci-dessus), la conduite attribuée à M.S. devait être considérée comme particulièrement inappropriée, tant moralement que socialement. Ces allégations présentaient en effet M.S. sous un jour très négatif, et elles étaient de nature à donner d’elle l’image d’une personne nourrissant des opinions et des sentiments irrespectueux et méprisants à l’endroit des musulmans et des Bosniaques. Les juridictions nationales ont considéré que les déclarations en question contenaient des accusations diffamatoires qui avaient porté atteinte à la réputation de M.S. (paragraphe 28 ci-dessus). La Cour n’aperçoit aucun motif de conclure autrement. En effet, ces accusations étaient de nature à mettre sérieusement en question l’aptitude de M.S. non seulement à occuper le poste de directeur de la radio du district de Brčko auquel elle postulait, mais aussi à exercer ses fonctions de responsable des programmes culturels de cette radio, qui était une station de radio publique multiethnique.

105. Ce n’est pas parce que ces allégations ont été communiquées à un nombre limité d’agents de l’État dans le cadre d’une correspondance privée qu’elles étaient dénuées de tout effet néfaste potentiel sur les perspectives de carrière de M.S. dans la fonction publique ainsi que sur sa réputation professionnelle de journaliste. Le Gouvernement avance que la lettre litigieuse a servi de « moyen de pression politique » ayant empêché le jury de sélection de nommer l’un des deux candidats à ce poste. Sans tirer de conclusion sur le point de savoir si les déclarations contenues dans la lettre ont exercé une quelconque influence sur la procédure de sélection qui était alors en cours, la Cour note que M.S. n’a pas été nommée au poste de directeur de la radio du district de Brčko.

106. Enfin, la Cour relève que les accusations diffamatoires portées par les requérantes à l’encontre de M.S. ont fait l’objet de fuites dans la presse. Toute conclusion sur la manière dont, en l’espèce, les médias ont eu connaissance de la lettre litigieuse confinerait à la spéculation. Quelle que soit la manière dont la lettre est parvenue aux médias, on peut penser que sa publication a suscité un débat public et a aggravé l’atteinte à la dignité et à la réputation professionnelle de M.S.

γ) L’authenticité des informations communiquées

107. L’authenticité des informations communiquées aux autorités constitue un autre facteur pertinent pour la mise en balance des droits en présence, et de l’avis de la Cour, il s’agit même du facteur le plus important dans cette optique.

108. La Cour rappelle avoir conclu que le rôle de chien de garde social joué par les requérantes justifiait que celles-ci bénéficient en vertu de la Convention d’une protection similaire à celle accordée à la presse (paragraphe 87 ci-dessus). Dans le contexte de la liberté de la presse, la Cour a dit qu’il devait exister des motifs particuliers pour pouvoir relever les médias de l’obligation qui leur incombe d’habitude de vérifier les déclarations factuelles diffamatoires formulées à l’encontre de particuliers. À cet égard, entrent spécialement en jeu la nature et le degré de la diffamation en cause et la question de savoir à quel point le média peut raisonnablement considérer ses sources comme crédibles pour ce qui est des allégations (voir, entre autres, Bladet Tromsø et Stensaas, § 66, Pedersen et Baadsgaard, § 78, et Björk Eiðsdóttir, § 70, tous précités). Ces facteurs appellent à leur tour à se pencher sur d’autres éléments, et notamment à se demander si le journal a mené des recherches d’une ampleur raisonnable avant la publication (Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 37, série A no 313), s’il a donné de l’affaire un compte rendu raisonnablement équilibré (Bergens Tidende et autres c. Norvège, no 26132/95, § 57, CEDH 2000‑IV) et s’il a offert aux personnes diffamées la possibilité de se défendre (ibidem, § 58).

109. La Cour considère que, à l’instar de la presse, les requérantes étaient en l’espèce tenues par l’obligation de vérifier la véracité des allégations formulées à l’encontre de M.S. Cette obligation est contenue dans le code de déontologie et de conduite à l’intention des ONG (paragraphes 46 et 86 ci-dessus) et doit s’envisager dans le contexte des « responsabilités » dont s’accompagne le fonctionnement des ONG (paragraphe 45 ci-dessus). Le fait que les allégations litigieuses ont été communiquées aux autorités de l’État par voie de correspondance privée constitue certes un élément important à prendre en compte, mais les requérantes n’en avaient pas pour autant toute latitude pour communiquer des informations calomnieuses et non vérifiées. Le devoir qui incombe aux autorités de vérifier ce type d’allégations ne saurait se substituer à l’obligation ordinaire de vérifier des déclarations de fait présentant un caractère diffamatoire, y compris à l’endroit de fonctionnaires. Parce que les requérantes étaient perçues (paragraphe 16 ci-dessus) comme représentant les intérêts de segments particuliers de la population du district de Brčko, et qu’elles agissaient d’ailleurs comme telles, elles n’en étaient que davantage tenues de vérifier l’exactitude des informations avant de les transmettre aux autorités. La Cour recherchera si les requérantes ont satisfait à cette obligation pour chacune des quatre déclarations litigieuses. Le caractère raisonnable ou non des efforts déployés à cet égard doit être apprécié à la lumière de la situation qui prévalait à l’époque où la lettre a été rédigée et non avec le bénéfice du recul (voir, mutatis mutandis, Stankiewicz et autres, précité, § 72).

110. Les informations communiquées par les requérantes aux autorités peuvent être classées en deux catégories en fonction de leur source : 1) les informations que les requérantes avaient recueillies auprès de collaborateurs de la station de radio et 2) les informations qu’elles avaient obtenues d’une autre manière.

111. Les informations relevant de la première catégorie concernent des allégations de fait relatives au retrait du calendrier des offices religieux pendant le mois du ramadan du mur où il était affiché dans les locaux de la radio ainsi que l’interdiction supposée de diffuser de la sevdalinka. Les juridictions nationales ont établi que R.S. et O.S. (qui travaillaient tous deux à la station de radio) avaient discuté de ces deux questions avec O.H., qui était membre de la première organisation requérante et l’avait représentée devant elles. Néanmoins, elles ont estimé que le récit qui avait été fait par les collaborateurs de la radio n’avait pas été fidèlement restitué dans la lettre des requérantes. Tant R.S. que O.S. ont déclaré que M.S. avait retiré le calendrier des offices religieux prévus pendant le mois du ramadan du mur sur lequel il était affiché dans les locaux de la radio. Cependant, ils n’ont pas confirmé la partie de la déclaration des requérantes selon laquelle M.S. avait ce faisant « ostensiblement déchiré [le calendrier] en morceaux ». De plus, O.S. a confirmé qu’il s’était plaint auprès de la première requérante que M.S. lui avait demandé de lui expliquer pourquoi de la sevdalinka avait été diffusée dans la plage réservée à un autre type de musique dans la grille des programmes. Toutefois, aucun élément n’a permis de prouver que O.S. ait dit que M.S. avait « interdit la diffusion de sevdalinka au motif que ce genre de chansons n’avait aucune valeur culturelle ou musicale ».

112. La Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine a établi « qu’il existait une incohérence manifeste entre ce qui avait été dit aux appelantes et ce qu’elles avaient rapporté dans leur lettre (...) » (paragraphe 33 ci‑dessus). Si l’on doit tolérer un certain degré d’hyperbole et d’exagération dans la communication des ONG, et même s’y attendre (Steel et Morris, précité, § 90), cette divergence n’était pas anodine mais déformait au contraire le récit qui avait été recueilli auprès des collaborateurs de la radio, contribuant à renforcer l’image de personne peu respectueuse de l’identité culturelle et ethnique des Bosniaques et des musulmans qui était donnée de M.S. La Cour souligne qu’en qualité d’ONG dont les membres jouissaient d’une bonne réputation dans la société (paragraphe 59 ci-dessus), les requérantes se devaient de restituer fidèlement les propos tenus par les salariés de la radio, ce qui était important pour l’instauration et la préservation d’un climat de confiance mutuelle ainsi que pour leur image d’acteurs compétents et responsables de la vie publique. Qui plus est, les allégations litigieuses ont été présentées comme des déclarations de fait plutôt que comme des jugements de valeur. Les juridictions nationales ont jugé que cette incohérence était imputable aux requérantes, et celles-ci n’ont produit aucun élément susceptible de mettre en doute cette conclusion.

113. Les informations relevant de la deuxième catégorie susmentionnée concernent les accusations selon lesquelles M.S. avait recouvert les armoiries de la Bosnie‑Herzégovine avec celles de la Republika Srpska, et selon lesquelles elle avait déclaré à un journal local que « les musulmans ne formaient pas un peuple, qu’ils ne possédaient pas de culture propre et que, par conséquent, la destruction de mosquées ne pouvait pas être considérée comme une destruction de monuments culturels ».

114. Les juridictions internes ont établi que les requérantes s’étaient entretenues de l’« incident » supposé relatif aux armoiries pendant la réunion préalable à la rédaction de la lettre. Lors de cette réunion, S.C., le représentant de la deuxième requérante dans la procédure interne, avait confirmé qu’il avait entendu parler de cet incident en ville (paragraphe 25 ci-dessus). Que ce soit devant les juridictions nationales ou devant la Cour, les requérantes n’ont présenté aucun élément de preuve de nature à démontrer qu’elles se fussent d’une quelconque manière efforcées de vérifier la véracité de cette rumeur avant de la rapporter aux autorités. Sur la base des dépositions de trois collaborateurs de la radio entendus pendant le procès, les juridictions internes ont établi que cette information était inexacte (paragraphe 27 ci‑dessus).

115. Point plus important encore, l’imputation par les requérantes à M.S. de la déclaration reprise dans l’article litigieux qui était paru dans la presse reposait sur les conjectures d’« un membre distingué d’une [organisation requérante] » (paragraphes 25 et 26 ci-dessus). Si l’article en question contenait bien une déclaration telle que celle rapportée par les requérantes, les juridictions nationales ont établi que M.S. n’en était pas l’auteur. La Cour estime que la vérification de ce point avant son signalement aux autorités n’aurait pas demandé d’efforts particuliers aux requérantes. L’identité de l’auteur de la déclaration en cause était facile à vérifier et une simple recherche aurait permis aux requérantes de la déterminer. Malgré la gravité des accusations qu’elles portaient contre M.S., les requérantes ont agi à la légère sans se donner la peine de vérifier l’authenticité de leurs allégations avant de les transmettre. La Cour souligne que plus les accusations sont graves plus il y a lieu de se montrer diligent avant de les porter à l’attention des autorités compétentes (Pedersen et Baadsgaard, précité, §§ 80 et 87). Après avoir découvert que M.S. n’était pas l’auteur de la déclaration litigieuse, les requérantes n’ont pas non plus informé les destinataires de leur lettre de l’inexactitude qu’elle contenait (paragraphe 26 ci-dessus). Elles n’avancent aucune raison pour justifier cette omission.

116. Dans les circonstances particulières de l’espèce, la Cour note en outre que M.S. n’a pas eu la possibilité de commenter les allégations que les requérantes s’apprêtaient à porter à l’attention des autorités (Bergens Tidende et autres, précité, § 58). Les requérantes n’ont avancé aucun argument tendant à démontrer que pareil effort aurait été impossible ou inapproprié dans les circonstances de la cause.

117. La cour d’appel du district de Brčko a estimé que les requérantes n’avaient pas « prouvé la véracité de [ces déclarations] (...) dont elles savaient ou auraient dû savoir qu’[elles] étaient contraires à la vérité » (paragraphes 27 et 28 ci-dessus). La Cour constitutionnelle a dit pour sa part que ces déclarations concernaient des « faits manifestement contraires à la vérité » et que les requérantes « ne s’[étaient] pas efforcées dans la mesure du raisonnable de vérifier la véracité de [ces] déclarations de fait avant [de les rapporter], mais qu’elles s’[étaient] contentées de faire [ces déclarations] » (paragraphe 33 ci-dessus). La Cour ne voit aucune raison de s’écarter de ce constat. Elle conclut par conséquent que les requérantes ne disposaient pas d’une base factuelle suffisante pour étayer les allégations litigieuses relatives à M.S. qu’elles énonçaient dans leur lettre.

δ) La sévérité de la sanction

118. Le dernier élément à prendre en compte est la sévérité de la sanction imposée aux requérantes. À cet égard, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur de la peine infligée sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une ingérence (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 64, CEDH 1999‑IV, Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 37, CEDH 1999‑IV, Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 78, CEDH 2004‑VI, et Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 69, CEDH 2001‑I).

119. La Cour note que la cour d’appel du district de Brčko a ordonné deux mesures aux requérantes : elle leur a enjoint d’informer les autorités qu’elles retiraient les déclarations contenues dans leur lettre (injonction de rétractation), faute de quoi elles seraient tenues de verser conjointement 1 280 EUR au titre du préjudice moral (injonction de paiement), et elle leur a ordonné de faire diffuser à leurs frais l’arrêt à la radio-télévision du district de Brčko ainsi que dans deux journaux (injonction de publication) (paragraphe 29 ci-dessus). La chambre a jugé que « les dommages et intérêts auxquels les requérantes [avaient] été condamnées à l’issue de l’action civile n’étaient pas disproportionnés » (paragraphe 35 de l’arrêt de la chambre).

120. La Cour considère que l’ordre de retirer les déclarations énoncées dans la lettre dans les quinze jours sous peine de devoir payer des dommages et intérêts ne soulève aucun problème sur le terrain de la Convention. Ce n’est qu’après l’expiration du délai qui avait été fixé par la cour d’appel du district de Brčko que les juridictions internes ont commencé à prendre des mesures en vue de l’exécution de l’injonction de paiement. La Cour est par ailleurs convaincue que le montant des dommages et intérêts imposé aux requérantes n’était pas en soi disproportionné. Partant, peu importe que pour fixer ce montant la cour d’appel du district de Brčko ait pris en compte la publication de la lettre litigieuse dans les médias alors qu’elle ne s’était pas appuyée sur cet élément pour conclure à la responsabilité des requérantes relativement à l’accusation de diffamation (paragraphes 29 et 60 ci-dessus). Des considérations analogues valent pour l’injonction de publication.

ε) Conclusion

121. À la lumière de ce qui précède, la Cour ne décèle pas de raisons sérieuses qui justifieraient qu’elle substitue son avis à celui des juridictions nationales et qu’elle écarte la mise en balance qui a été effectuée par celles‑ci (Von Hannover (no 2), précité, § 107 et Perinçek, précité, § 198). Elle est convaincue que l’ingérence litigieuse était étayée par des motifs pertinents et suffisants et que les autorités de l’État défendeur ont ménagé un juste équilibre entre la liberté d’expression des requérantes, d’une part, et l’intérêt de M.S. à voir sa réputation protégée, d’autre part, et ce sans outrepasser leur marge d’appréciation (Tammer, précité, § 60, et Pedersen et Baadsgaard, précité, § 68).

122. Dès lors, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

Dit, par onze voix contre six, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 27 juin 2017.

Søren PrebensenAndrás Sajó
Adjoint au greffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion dissidente commune aux juges Sajó, Karakaş, Motoc et Mits ;

– opinion dissidente du juge Vehabović ;

– opinion dissidente du juge Kūris.

A.S.
S.C.P.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES SAJÓ, KARAKAŞ, MOTOC AND MITS

(Traduction)

À notre regret, nous nous dissocions de la majorité et concluons à la violation de l’article 10 en l’espèce. La présente affaire ne saurait être tranchée sur la base des principes généraux applicables en matière de liberté de la presse et les requérantes ne sauraient être tenues pour responsables de la publication de leurs lettres par des inconnus.

Il faut remettre l’affaire dans le bon contexte : après avoir reçu bon nombre d’informations d’employés de la radio publique du district de Brčko (« le district »), des ONG rédigèrent une lettre adressée exclusivement aux plus hautes autorités du district (le superviseur international, le président de l’assemblée et le gouverneur du district). Dans cette lettre, elles estimaient que M.S. n’était pas une bonne candidate pour le poste de directeur de la radio du district et demandaient aux autorités susmentionnées d’y donner les suites qui convenaient. À cause de cela, les ONG furent condamnées à dédommager M.S. et à rétracter la lettre adressée aux autorités.

Nous convenons qu’il s’agit d’une affaire sensible (voir le texte de l’opinion dissidente du juge Vehabović). Nous convenons également que les requérantes ne peuvent pas être regardées comme des donneuses d’alerte et qu’il n’est pas nécessaire en l’espèce de définir leur qualité. Pour autant, à tout le moins à l’égard des questions portées à leur attention par les employés de la radio publique du district qui évoquaient le comportement de M.S. sur le lieu de travail (paragraphe 24 de l’arrêt), les ONG ont fait quasiment office de donneuses d’alerte. C’est un point important de l’affaire à ne pas négliger.

De plus, la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine a suivi la jurisprudence de la Cour en matière de doléances visant les responsables publics et la Grande Chambre reconnaît également qu’il y a un certain nombre de similarités avec les affaires de ce type (paragraphes 82 et 84 de l’arrêt). Effectivement, des similarités existent : des doléances ont été formulées (par la manifestation de préoccupations) dans une lettre privée adressée aux autorités compétentes sur le comportement répréhensible d’une agente publique (candidate à un poste dans le secteur public). La conséquence importante, comme le disait en son paragraphe 23 l’arrêt Zakharov c. Russie, est que « les impératifs de la protection au titre de l’article 10 de la Convention devaient être mis en balance non pas avec les intérêts de la liberté de la presse ou de la libre discussion de questions d’intérêt général, mais plutôt avec le droit du requérant de signaler auprès d’un organe compétent en la matière des irrégularités supposées dans la conduite de fonctionnaires ».

Faire quasiment office de donneur d’alerte et signaler le comportement a priori répréhensible aux autorités en question dans une lettre privée appelait l’application d’une approche plus subjective et plus indulgente que dans des situations factuelles totalement différentes (paragraphe 82 de l’arrêt).

Compte tenu de ces éléments, il est injustifié à nos yeux d’apprécier la véracité de propos tenus dans une lettre privée avec la même rigueur que s’ils avaient été exprimés dans un article de presse publié par les requérantes. S’agissant de trois des propos litigieux (concernant le calendrier, les armoiries et la sevdalinka), pour autant qu’on puisse en juger au vu du dossier, l’existence d’une base factuelle a été confirmée soit par M.S. elle-même (paragraphe 15 de l’arrêt) soit par le juge interne (paragraphes 24 et 26 de l’arrêt). Il est vrai que les propos rapportés dans NIN, un journal publié en Serbie qui n’était pas disponible à l’époque en Bosnie-Herzégovine, bien qu’ils se fussent bel et bien révélés authentiques, avaient en réalité été tenus par une personne autre que M.S. Pour autant, cet élément ne saurait être apprécié isolément et sans tenir compte du contexte dans lequel il a été présenté.

Dans la lettre, les mots « [s]elon les informations dont nous disposons » et « [n]ous espérons que vous donnerez à notre lettre les suites qui conviennent » indiquent que les requérantes n’étaient pas les auteurs de ces informations et que les autorités auraient dû les vérifier au lieu d’engager la responsabilité des requérantes. Nous ne pensons pas que les requérantes, des ONG qui avaient alerté les autorités, fussent les seules à être tenues de vérifier la véracité des informations (paragraphe 109 de l’arrêt). L’obligation de vérifier une information pèse sur toute autorité saisie d’allégations de ce type ; de plus, c’est ce qui ressortait implicitement du texte de la lettre. Dans ces conditions, nous concluons que les quatre propos litigieux avaient une base factuelle qui était suffisante au vu du contexte de l’espèce.

La majorité a jugé particulièrement importants et a appliqué les principes développés dans le domaine de la liberté de la presse, consistant à déterminer si le journal a mené des recherches d’une ampleur raisonnable avant la publication, s’il a donné de l’affaire un compte rendu raisonnablement équilibré et s’il a offert aux personnes diffamées la possibilité de se défendre (paragraphe 108 de l’arrêt). Comme il ressort de l’arrêt précité Zakharov, ces principes ne sont pas applicables en l’espèce puisqu’ils méconnaissent et dénaturent le cadre actuel de l’affaire. C’est ce que montre par exemple l’incongruité d’exiger de donner à M.S. une possibilité de commenter une lettre privée (paragraphe 116 de l’arrêt) et l’obligation de rétracter la lettre (paragraphe 119 de l’arrêt), laquelle avait pour but d’attirer l’attention des instances compétentes sur l’inopportunité de désigner M.S. au poste en question au sein de la radio publique du district et de leur demander d’y donner les suites qui convenaient.

Il est important de noter que les requérantes ne sauraient être tenues pour responsables du fait que la lettre a été publiée dans trois journaux et a donc été rendue publique. Rien dans le dossier ne prouve que les requérantes en soient responsables. Si la majorité l’a reconnu, elle n’en a pas moins conclu que la publication avait ouvert une possibilité de débat public et donc aggravé l’atteinte à la dignité et à la réputation professionnelle de M.S. (paragraphe 106 de l’arrêt). Cette conclusion contribue implicitement à statuer en défaveur des requérantes.

Pour finir, nous estimons que la majorité s’est engagée sur une voie qu’aucun des faits de l’espèce ne permet de consolider. Il y a dans cette affaire un élément important connexe au droit pour les citoyens d’informer les autorités publiques des irrégularités commises par les responsables publics (ou les candidats à ces fonctions), un élément qui se rattache à la notion de prééminence du droit et appelait une décision à l’aune de celle-ci. Dès lors, nous concluons que les raisons avancées par les juridictions internes n’étaient pas « pertinentes et suffisantes » (voir, par exemple, Sofranschi c. Moldova, no 34690/05, § 34, 21 décembre 2010) pour justifier l’ingérence dans la liberté d’expression des requérantes.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE VEHABOVIĆ

(Traduction)

Je regrette de ne pas pouvoir souscrire à l’opinion de la majorité jugeant compatible avec l’article 10 de la Convention l’arrêt de la cour d’appel condamnant les requérantes pour diffamation, tel que confirmé par la Cour constitutionnelle. J’estime qu’il ne l’était pas et qu’il y a donc eu violation du droit des requérantes, garanti par cet article, d’exprimer leur opinion et de recevoir et diffuser des informations et des idées.

« Le 1er mai [1992], des annonces étaient diffusées à la radio, intimant aux Musulmans et aux Croates l’ordre de rendre leurs armes. [L]es forces serbes, qui comprenaient des soldats, des forces paramilitaires et de police, se sont déployées dans la ville. [L]’offensive serbe visait la population non serbe de Brčko. [Elle a donné lieu à] l’évacuation organisée des habitants de Brčko, quartier par quartier, vers des centres de rassemblement, où les Serbes [ont été] séparés des Musulmans et des Croates. » Cet extrait du jugement rendu par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (« le TPIY ») contre Goran Jelisić, alias « Adolf » (Le Procureur c. Goran Jelisić, IT-95-10-T, chambre de première instance, 14 décembre 1999), jette la lumière sur le tout premier jour des opérations militaires à Brčko, telles que décrites par le TPIY. Les messages publics radiodiffusés ont joué un rôle qui, s’il était limité, n’en était pas moins essentiel durant les tout premiers jours de la guerre en Bosnie-Herzégovine.

Huit ans après la fin des terribles événements de Brčko, les requérantes adressèrent une lettre aux plus hautes autorités du district de Brčko, à savoir le superviseur international du district, le président de l’assemblée du district et le gouverneur du district, alors qu’était toujours en cours la procédure de désignation du directeur de la chaîne de radio publique multiethnique du district. Dans cette lettre, elles exprimaient leurs préoccupations s’agissant de cette procédure. Elles reprochaient aux autorités d’avoir méconnu le principe de la représentation proportionnelle des communautés ethniques au sein du service public du district, énoncé dans le statut de celui-ci. Le statut est le texte suprême du district. Son article 20 § 1 dispose : « le personnel de la fonction publique dans le district (...) doit être le reflet de la composition de la population. »

Peu de temps après, la lettre fut publiée dans trois quotidiens différents.

Aussitôt après l’envoi de la lettre aux trois autorités (et apparemment avant sa publication dans les médias – voir le paragraphe 15 de l’arrêt

[9]), M.S. (la candidate au poste de directeur évoquée dans la lettre) assigna les requérantes en diffamation au civil. Le tribunal de première instance la débouta, ayant conclu que les requérantes ne pouvaient être tenues pour responsables de la diffamation alléguée parce qu’elles n’avaient pas publié la lettre dans les médias. La cour d’appel annula toutefois ce jugement et jugea que les requérantes s’étaient rendues coupables de diffamation. Son arrêt fut confirmé par la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine.

Je me dissocie, pour les raisons exposées ci-dessous, du constat par la majorité d’absence de violation de l’article 10 de la Convention :

1. La lettre rédigée par les requérantes était adressée aux plus hautes autorités du district sous le sceau de la confidentialité, avec pour instruction spéciale que seuls ses destinataires étaient autorisés à l’ouvrir et à la lire (na ruke).

Cette lettre s’analyse en une correspondance confidentielle entre les requérantes et les autorités (représentées par les personnes auxquelles elle était adressée) ayant compétence pour en juger de la teneur. Aucun des actes ultérieurs, tels que la publication de la lettre et de son contenu, n’était de quelque manière que ce fût lié aux requérantes.

2. La diffusion de la lettre n’est pas imputable aux requérantes.

Je suis tout à fait conscient que, même dans le cadre du signalement de certains problèmes, par exemple le comportement répréhensible d’agents publics, ou des infractions pénales, un requérant peut dans certaines circonstances être tenu pour responsable des mots qu’il emploie, mais une distinction doit être établie entre l’intention claire de dénoncer faussement une personne ou un fait délictueux et les démarches tendant à communiquer aux autorités compétentes des renseignements complémentaires de manière à ce qu’elles donnent aux allégations de ce type les suites qui s’imposent.

Dans bon nombre de pays, des campagnes publiques sont conduites pour signaler les cas de corruption. De nombreux signalements sont fondés sur des faits inexacts ou des jugements de valeur inadéquats mais ils ne sauraient être assimilés à une lettre qui, si elle venait à être révélée aux médias, pourrait en rendre les auteurs passibles de diffamation. Une nette distinction doit être établie entre les communications confidentielles ou privées et la diffusion d’informations. Mon opinion est que l’auteur d’une missive confidentielle (voire privée) ne peut se rendre coupable de diffamation si celle-ci est révélée par un tiers à des médias sans la moindre intervention de l’auteur, quand bien même elle renfermerait des faits totalement erronés.

À mes yeux, dans des situations telles que la présente, une procédure en diffamation ne peut être intentée que si l’intéressé diffuse et révèle au grand public le contenu d’une lettre privée (voir Gąsior c. Pologne, no 34472/07, 21 février 2012, affaire dans laquelle la requérante avait adressé une lettre privée à la télévision polonaise, alors qu’à l’évidence une chaîne de télévision n’était pas une instance compétente pour recueillir et traiter des informations complémentaires de manière à enquêter sur l’allégation formulée par la requérante).

La diffusion de l’information est un volet important de l’article 10 de la Convention. En l’espèce, mon interprétation du paragraphe 2 de cet article, en particulier les mots « protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles », est que les communications confidentielles entre les citoyens et les différents organes publics compétents pour examiner tel ou tel type de plainte ne peuvent faire l’objet de sanctions ou de restrictions que lorsque ces communications sont révélées au public. Le contenu confidentiel de la communication devient alors automatiquement public et soumis aux restrictions prescrites par l’article 10. En l’espèce, les seules personnes responsables sont celles qui ont diffusé les fausses informations. Ce sont elles, et non les requérantes, qui devraient être condamnées pour diffamation.

Sur ce point particulier, le tribunal de première instance a fait l’observation suivante :

« [i]l est clair que la lettre écrite par les défenderesses a été adressée personnellement au gouverneur, au président de l’assemblée et au superviseur du district de Brčko (...) et qu’elle n’a pas été envoyée aux médias (...) [C]ette lettre avait pour but d’attirer l’attention des autorités compétentes sur [ces] questions et de permettre à ces autorités d’en tirer des conclusions après vérification de ces informations, et non de rendre publiques des informations non vérifiées » (paragraphe 18 de l’arrêt).

Ce même tribunal a conclu ceci de son examen des articles publiés dans les médias : « aucun d’entre eux n’a été publié par [les requérantes] » (ibid.). La cour d’appel a annulé le jugement, estimant « indifférent que les requérantes n’aient pas publié la lettre ».

La Cour constitutionnelle a retenu les faits tels qu’établis par la juridiction inférieure sur la question de la diffusion de la lettre.

3. La lettre a été communiquée aux autorités chargées de mener à son terme la procédure de désignation du directeur de la chaîne de radio publique locale. Les autorités du district sont les seuls organes pouvant être saisis d’allégations de ce type et prendre, si nécessaire, des mesures pour conduire une enquête interne de manière à offrir une procédure transparente de sélection des meilleurs candidats pour le poste en question, ce qui revêt une importance particulière dans une société multiethnique telle que celle du district.

Je considère que, au vu des circonstances de l’espèce, le fait que les requérantes ont saisi de leurs doléances les autorités publiques compétentes en la matière par le biais d’une lettre confidentielle est d’une importance cruciale pour l’appréciation par la Cour de la proportionnalité de l’ingérence (voir, en comparaison, Janowski c. Pologne [GC], no 25716/94, § 34, CEDH 1999‑I, et Raichinov c. Bulgarie, no 47579/99, § 48, 20 avril 2006). La lettre des requérantes avait globalement pour but d’attirer l’attention des autorités sur certaines irrégularités dans le processus de sélection du directeur d’une chaîne de radio publique multiethnique. En conclusion, je considère que les propos tenus dans la lettre portaient sur une question d’intérêt public aux yeux de la société locale.

Au paragraphe 100 de l’arrêt, la majorité conclut ceci : « [p]our l’appréciation de ces différents éléments, il importe de s’attacher au libellé choisi par les requérantes dans la lettre litigieuse. À cet égard, la Cour note que, dans leur lettre, les requérantes n’indiquaient pas expressément qu’elles avaient obtenu auprès de tiers (des salariés de la station de radio) une partie des informations qu’elles transmettaient aux autorités. » Ce n’est pas exact.

Jamais les requérantes n’ont affirmé que les informations contenues dans la lettre étaient exactes : elles ont cependant invité les autorités compétentes à enquêter sur les allégations qui y étaient formulées. Dans cette lettre, qui exprimait leurs préoccupations et alléguait certains faits concernant une candidate au poste de directeur de la chaîne de radio publique du district, elles avaient explicitement indiqué que les informations contenues dans la lettre n’avaient pas été vérifiées, employant les mots « informations officieuses » et « [s]elon les informations dont nous disposons ». Toutefois, selon mon interprétation du contenu de la lettre, leur but principal était non pas d’insulter Mme M.S. mais de signaler que les Bosniaques et les Croates étaient sous-représentés dans le processus de sélection, en violation de l’obligation faite par le statut du district.

Au paragraphe 95 de l’arrêt, la majorité minimise le rôle des autorités saisies par les requérantes en concluant qu’elles n’étaient pas investies d’une compétence directe dans le processus de nomination du directeur de la radio.

Or les trois autorités auxquelles la lettre était adressée était toutes compétentes et tenues de prendre toute mesure nécessaire pour faire respecter l’obligation faite par l’article 20 § 1 du statut du district, qui dispose que « le personnel de la fonction publique dans le district (...) doit être le reflet de la composition de la population ».

Dans son raisonnement, la majorité ne s’intéresse qu’à la seule partie de la lettre concernant l’allégation visant Mme M.S. et conclut qu’aucune de ces trois autorités ne joue un rôle dans le processus de sélection, occultant le fait que la chaîne de radio publique a été créée par le district et que les plus hautes autorités de celui-ci sont celles auxquelles la lettre était adressée.

Selon le statut de la société publique de radiodiffusion Brčko (article 8, paragraphes 3 et 4, le fondateur de cette société est le district de Brčko de Bosnie-Herzégovine et l’assemblée du district de Brčko représente le fondateur de Radio Brčko. L’article 27(1) dispose que le maire (aujourd’hui le gouverneur du district) désigne les membres du conseil d’administration de la société publique de radiodiffusion.

Ces trois autorités sont les seuls organes compétents pour examiner la question de la composition du conseil d’administration (ou de la sous‑représentation au sein de celui-ci) et de la désignation du directeur de la radio publique. Aucune autre instance n’a compétence pour être saisie d’allégations telles que celles formulées en l’espèce.

Au paragraphe 105, la majorité fait concrètement sienne la thèse du Gouvernement selon laquelle la lettre litigieuse « a servi de « moyen de pression politique » ayant empêché le jury de sélection de nommer l’un des deux candidats à ce poste », ce en quoi il faut voir les « faits alternatifs » évoqués par le Gouvernement et abondamment retenus par la majorité. À l’inverse de ce qu’il conclut lui-même, l’arrêt examine clairement cette question au paragraphe 35, dans lequel il dit ceci : « [s]elon le procès-verbal d’une réunion du conseil d’administration de la radio du district de Brčko en date du 9 mai 2003, deux personnes avaient présenté leur candidature pour le poste de directeur de la radio, et l’une d’entre elles était M.S. Le conseil d’administration décida de prolonger le mandat du directeur en exercice de la radio car, « du fait des pressions politiques et du résultat non concluant des tours de scrutin successifs », il était impossible de trancher en faveur de l’un ou l’autre des candidats ». Il apparaît que le principal problème était celui des « scrutins successifs », ce qui veut dire que les partis politiques représentés au sein de l’assemblée du district et leurs représentants au sein du conseil d’administration n’avaient pas pu parvenir à un accord sur la sélection du directeur. Comme l’explique l’arrêt, les requérantes sont des ONG et non des partis politiques susceptibles d’influencer le scrutin. Dès lors, le contenu de la lettre relatif à Mme M.S. ne pouvait en aucune manière influencer le processus de sa sélection au poste de directeur. Il reste difficile à dire pourquoi la majorité attache autant d’importance à la position du Gouvernement sur cette question plutôt qu’au procès-verbal officiel de la réunion du conseil d’administration. Quoiqu’il en soit, la majorité dénature ce procès-verbal. Même si elle prend ses distances avec le mode de raisonnement du Gouvernement, notant que M.S. « n’a pas été nommée au poste de directeur de la radio du district de Brčko » (paragraphe 105), elle ne s’en réfère pas moins à des informations générales erronées produites par lui. La vraie question est de savoir pourquoi M.S. n’a pas été désignée au poste de directeur. « [D]u fait des pressions politiques et du résultat non concluant des tours de scrutin successifs », comme l’indiquait le procès‑verbal de la réunion du conseil d’administration. Est-ce imputable aux ONG ? Bien sûr que non. Elles ne sont pas en mesure de prendre la moindre décision politique.

De surcroît, la majorité fait également l’amalgame entre certaines informations générales cruciales telles que celles exposées au paragraphe 94, dans lequel elle établit que « [c]es questions préoccupaient à tout le moins considérablement les Bosniaques, représentés par les requérantes ». Voilà une observation très dangereuse. Les requérantes sont des ONG et Medzlis est l’organe religieux de la communauté islamique de Bosnie‑Herzégovine. Quand bien même elles représenteraient les musulmans et certains Bosniaques, toute généralisation est très dangereuse. Medzlis représente les adeptes de la foi islamique. Les autres requérantes sont des ONG et il est clair que leur intention en cette qualité est de promouvoir certaines valeurs culturelles ainsi que la situation sociale des Bosniaques mais, une nouvelle fois, elles ne représentent pas ces derniers au sens politique implicitement retenu par la majorité dans l’arrêt. L’histoire est jalonnée de nombreux exemples de dangereuses simplifications excessives de ce type.

Au paragraphe 115, l’arrêt dit ceci : « [l]a Cour estime que la vérification de ce point avant son signalement aux autorités n’aurait pas demandé d’efforts particuliers aux requérantes ». Or la majorité n’est pas parvenue à établir quels journaux ont publié la lettre des requérantes, ni à quelle date elle a été publiée ; elle n’a pas non plus vérifié l’interview que Mme M.S. aurait donnée à NIN. Elle va même plus loin en exigeant que, dans toutes les autres affaires similaires, le requérant soit tenu, lorsqu’il signale aux autorités les méfaits d’une personne, de donner à cette dernière la possibilité de commenter les allégations formulées contre elle. Il serait intéressant de voir par exemple M. Assange adresser des informations pour commentaire – préalablement à leur diffusion – aux personnes visées par celles-ci.

Le constat de non-violation de l’article 10 repose sur une interprétation excessivement simplifiée de la portée de cette disposition. La majorité se contente de conclure que, dès lors que les faits sont erronés, il y aura automatiquement condamnation pour diffamation indépendamment de tous les autres facteurs importants tels que la nature des informations en question, les destinataires de celles-ci, leurs modalités de diffusion (par une lettre confidentielle ou publique), l’auteur de la communication, etc.

Que certaines des allégations fondées sur ces informations aient pu, à l’issue d’une enquête, se révéler infondées ou inexactes ne peut en soi ôter sa légitimité à la communication par les requérantes d’informations aux autorités. Ce qu’il faut retenir en l’espèce, c’est que les requérantes elles‑mêmes ne se sont livrées à aucune assertion de fait précise ou définitive. Au regard de l’article 6 de la loi de 2003 sur la diffamation, elles n’ont rien fait qui eût pu réellement être regardé comme assimilable à une allégation erronée.

Je tiens en outre à souligner que, dans les situations de ce type, la communication doit être appréciée dans son contexte. Il faut tenir compte de la nécessité de protéger la réputation de l’intéressé mais aussi de la nécessité de maintenir la confiance en l’administration publique en encourageant l’implication du citoyen et en répondant à ses préoccupations. Dans le cadre de leurs devoirs civiques, les gens ont le droit d’appeler l’attention des autorités sur des informations pertinentes et même de le faire en des termes forts afin de persuader les autorités d’examiner ces informations de manière à assurer la bonne administration des affaires publiques. Il arrivera parfois qu’une personne dépasse les limites et, dans cette hypothèse, il faudra alors éventuellement se livrer à un examen de proportionnalité. En l’espèce, les tribunaux internes suprêmes ont abordé l’affaire comme si effectivement les requérantes avaient fait plus que ce qu’elles auraient dû faire. Quand bien même tel eût été le cas, ils n’ont pas à mes yeux conduit un examen digne de ce nom des intérêts concurrents en jeu se rapportant à la proportionnalité de l’ingérence publique dans le droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10.

Enfin, la majorité occulte également le fait qu’une très étrange symbiose se soit opérée entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif en Bosnie-Herzégovine, laquelle ressort de la présence d’un membre de la cour d’appel du district – qui avait directement participé à l’examen de cette affaire devant les juridictions internes – au sein de l’équipe de l’agente du Gouvernement qui représentait l’État défendeur devant la Cour lors des délibérations en l’espèce. C’est sans précédent.

Au lieu de tirer une conclusion, je tiens à bien faire comprendre le message que tout propos tenu verbalement ou par écrit, sous quelque forme ou devant quelque instance que ce soit, peut engager la responsabilité de son auteur. Les propos ou messages insultants tenus par différentes personnes, surtout des politiciens et des partis politiques, donnent beaucoup de travail aux magistrats de Bosnie-Herzégovine. Par les mots qu’elles prononcent, ces personnes nient les crimes de guerre et le génocide et, par leurs mensonges, elles insultent les survivants de la guerre tragique qu’a connue la Bosnie-Herzégovine. Elles dénaturent la vérité malgré les faits qui ont été établis par le TPIY et par les tribunaux internes. Le point positif du présent arrêt est qu’il ouvre la voie vers la répression des auteurs de mensonges insultant autrui tenus en public ou par écrit, mais je me demande si c’est ce que souhaitaient vraiment les rédacteurs de l’article 10 dans l’optique de la protection de la liberté d’expression.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE KŪRIS

(Traduction)

1. Comme on le dit souvent, les affaires difficiles sont source de mauvais droit (hard cases make bad law). La présente affaire est manifestement difficile en raison d’un impondérable crucial, à savoir : qui a diffusé les informations (qui, en réalité, étaient de la désinformation) ? En effet, si elles n’avaient pas été diffusées, il est vraisemblable que la présente affaire, dans laquelle la question centrale est axée autour de la dignité et de la réputation d’une personne, M.S., heurtées par cette diffusion à un public plus large que les quelques personnes auxquelles les informations avaient été initialement communiquées, n’aurait jamais existé. La majorité, à l’instar de la cour d’appel du district de Brčko et de la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine, impute aux seules requérantes le fait que les informations en question ont été diffusées et le préjudice ainsi causé.

Qu’il n’y ait pas de méprise : en aucun cas la majorité n’affirme ouvertement que les informations ont été diffusées par les requérantes. Au contraire, elle dit que « pour statuer sur la responsabilité des requérantes relativement à l’accusation de diffamation, il y a lieu de se fonder uniquement sur leur correspondance privée avec les autorités locales et de faire abstraction de la publication de cette lettre dans les médias (...) ou par tout autre moyen » et l’arrêt assure à plusieurs reprises qu’« il n’avait pas été prouvé que les requérantes étaient à l’origine de cette publication » (voir, respectivement, les paragraphes 90 et 91 de l’arrêt). Les requérantes ont été jugées en faute non pas pour avoir diffusé les informations elles‑mêmes mais pour avoir été à l’origine de leur diffusion, parce que c’est leur lettre adressée aux personnes qui, à leurs yeux, étaient les autorités compétentes qui a enclenché le processus, lequel s’était jusqu’alors limité à des rumeurs circulant dans la ville de Brčko (voir, par exemple, les paragraphes 101 et 114 de l’arrêt). Elles ont été jugées en faute pour ce résultat non pas parce qu’elles auraient entamé le processus en vue d’aboutir délibérément à celui-ci, c’est-à-dire la diffusion concrète des informations en question et le préjudice ainsi causé à M.S., mais parce qu’elles ont déclenché ce processus. Bien qu’elle n’impute pas directement aux requérantes la publication de leur lettre dans les médias, la majorité leur reproche d’avoir « suscité un débat public et (...) aggravé l’atteinte à la dignité et à la réputation professionnelle de M.S. » (paragraphe 106 de l’arrêt). La situation est comparable à celle d’un marchand d’armes responsable d’avoir « suscité » un « résultat final » au moyen d’un « processus » par lequel il a vendu une arme à feu à une personne qui s’en est ensuite servie pour abattre un innocent. Mais il y a – ou il devrait y avoir – une différence entre une situation où ce marchand vend une arme à une personne manifestement en état d’ébriété et enragée dépourvue de papiers d’identité et une autre où il la vend à une personne munie de tous les papiers nécessaires et dont il n’existe aucune raison de soupçonner qu’elle se servira de l’arme à des fins dommageables. Attribuer au marchand la même responsabilité pour le « résultat final » dans les deux situations ne serait pas juste. On ne saurait tirer de bons principes d’une jurisprudence qui permet une telle assimilation fondée sur l’imputation de la faute dans une situation semblable à celle des requérantes.

Et cette affaire difficile est source de mauvais droit.

2. Je partage les arguments avancés par les trois juges dissidents dans l’affaire de chambre (les juges Nicolaou, Tsotsoria et Vehabović), ainsi qu’avec bon nombre de ceux avancés par ce dernier juge dans le texte de son opinion dissidente devant la Grande Chambre (que j’ai eu le privilège de lire avant de rédiger le texte de la mienne).

3. Je dois admettre d’emblée que je partage également, mis à part quelques points de détail, les principes généraux invoqués dans le présent arrêt. Toutefois, je ne suis pas d’accord avec leur application aux faits de l’espèce. Cette application repose sur au moins quatre fictions. C’est trop pour une seule affaire. Qui plus est, ces fictions ne sont pas des fictions juridiques « classiques », parfois indispensables pour trouver des solutions en droit à des affaires compliquées. Elles se rapportent aux circonstances factuelles. Toutes les circonstances factuelles litigieuses, sans la moindre exception, ont été interprétées au détriment des requérantes.

4. La première fiction est l’inférence voulant que ce soit en raison du comportement des requérantes que les informations diffamatoires ont été publiquement diffusées parce que ce sont elles qui avaient adressé aux autorités la lettre renfermant ces informations, même si par « autorités » il ne faut entendre ici qu’un « nombre limité d’agents de l’État » (paragraphe 105 de l’arrêt). Les requérantes estiment que leur lettre était « adressée à titre privé et de manière confidentielle » (paragraphe 54 de l’arrêt). Le gouvernement défendeur soutient que « rien dans la lettre litigieuse n’en indiquait le caractère confidentiel » (paragraphe 58 de l’arrêt). Cette dernière assertion est assez étrange parce que, dans une certaine mesure, elle contredit même le jugement de la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine sur la nature de la correspondance, qui avait reconnu que, effectivement, la correspondance des requérantes avec les autorités du district de Brčko était privée. La majorité l’a elle aussi admis, répétant à plusieurs reprises tout au long de l’arrêt son analyse selon laquelle les informations étaient de caractère privé (paragraphes 33, 71, 83, 90, 91 et 105 de l’arrêt). Si « privé » ne veut peut-être pas dire dans tous les cas « confidentiel », la thèse des requérantes selon laquelle leur lettre était non seulement « privée » mais aussi « confidentielle » mérite un bien plus ample examen, d’autant plus qu’elle avait été adressée non pas à « quelqu’un » mais à des « agents publics » des « plus hautes autorités » du district de Brčko, comme la Cour l’a reconnu (paragraphes 10 et 105 de l’arrêt). Leur thèse mérite également plus ample examen au vu des dispositions de l’article 10 § 2 de la Convention, qui, seul article de la Convention soulignant expressément les devoirs et responsabilités des titulaires de la liberté qu’il énonce, permet – et appelle indirectement – des restrictions à la liberté d’expression « pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles », du moins lorsque la diffusion d’informations sensibles est susceptible de porter atteinte aux droits de la personnalité. Hélas, l’arrêt n’analyse nulle part de quelle manière les autorités (agents de l’État) destinataires de la lettre des requérantes renfermant des informations de cette nature auraient dû y donner suite au regard du droit interne ni ce que, concrètement, elles ont fait ou n’ont pas fait pour empêcher la diffusion de ces informations, qui étaient susceptibles de porter atteinte à la dignité et à la réputation de l’intéressée. En particulier, le fait révélateur que la personne en question a admis qu’elle avait « entendu parler de la lettre peu après l’envoi de celle-ci par les requérantes » (paragraphe 15 de l’arrêt), c’est‑à‑dire non pas après mais avant sa publication, ne s’est pas vu accorder l’importance qu’il méritait. La majorité (à l’instar des juridictions internes) est convaincue par la thèse du Gouvernement selon laquelle il n’est « pas rare que dans l’État défendeur le public ait, à la suite d’une fuite, connaissance de lettres adressées aux autorités avant même que celles-ci aient pu réagir aux informations reçues » (paragraphe 60 de l’arrêt). Les tiers intervenants critiquaient à juste titre le faible niveau de protection des citoyens signalant des informations aux autorités, qui « encouragerait la fuite d’informations qui seraient ainsi rendues publiques au lieu d’être communiquées aux autorités compétentes » (paragraphe 63 de l’arrêt), or il n’a été tenu aucun compte de cet avertissement. Au lieu de cela, la majorité se contente de retenir que « les accusations diffamatoires portées par les requérantes (...) ont fait l’objet de fuites dans la presse » (paragraphe 106 de l’arrêt) – et ce, au détriment non pas des autorités mais des requérantes.

5. La deuxième fiction est l’inférence voulant que les requérantes n’aient pas fait fonction de messagers parce que, bien qu’ayant « introdui[t] leur lettre par les mots « selon les informations dont [elles] dispos[aient] » », elles « n’affirmaient pas clairement qu’elles agissaient en qualité de messagers » et « laissaient donc implicitement entendre qu’elles avaient un accès direct à cette information », et que, dès lors, « elles assumaient la responsabilité des déclarations contenues dans leur lettre » (paragraphe 100 de l’arrêt).

Ce n’est absolument pas convaincant. La conclusion ainsi tirée veut-elle dire que les auteurs de lettres faisant part d’allégations aux autorités doivent désormais commencer par émettre une réserve explicite indiquant qu’ils sont des « messagers » et que les formules telles que « selon les informations dont nous disposons » ne suffisent plus ? Il est assez capricieux de dire que les requérantes auraient dû « [indiquer] expressément qu’elles avaient obtenu auprès de tiers (...) une partie des informations qu’elles transmettaient aux autorités ». La Cour vient assurément de créer un étrange critère épistolaire. Mais n’est-ce pas la totalité du texte de la lettre qui importe ? Or le texte en question contient la mention « selon les informations dont nous disposons », ce qui signifie que les requérantes détenaient certaines informations, et non qu’elles en étaient la source ultime. Ces mots ne veulent absolument pas dire qu’elles avaient un « accès direct à cette information ». De plus, il est tout à fait indifférent que les requérantes aient obtenu ces informations par leur source directe, ou peut-être indirecte. Certes, le ton employé dans la lettre montre qu’elles croyaient fermement que les informations étaient véridiques. Il ne faut pas en conclure pour autant qu’elles « assumaient la responsabilité des déclarations contenues dans leur lettre ».

6. La troisième fiction est que les requérantes auraient dû et pu vérifier les informations qu’elles avaient exposées dans leur lettre aux autorités avant de la leur adresser. Bien évidemment, une telle vérification eût été hautement souhaitable. Si, pour reprendre les mots du gouvernement, les requérantes s’étaient montrées « plus vigilantes » (paragraphe 59 de l’arrêt) et si elles avaient vérifié ces informations et s’étaient assurées que celles-ci étaient erronées, elles n’auraient probablement pas envoyé la lettre.

La cour d’appel du district de Brčko et la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine ont jugé que les informations contenues dans la lettre pouvaient être vérifiées (paragraphe 33 de l’arrêt). Avec tout le respect que je leur dois, je ne suis pas d’accord – du moins en partie. Effectivement, les informations quant à l’auteur – ou « la personne en question » comme les requérantes appelaient M.S. dans leur lettre – de l’interview publiée dans l’hebdomadaire NIN pouvaient être vérifiées (même si celui-ci était publié dans un autre pays, la Serbie). Mais il n’aurait pas été aussi aisé de vérifier les informations qui ont servi à fonder d’autres allégations dirigées contre M.S. En principe, il est très difficile de vérifier la véracité de rumeurs, ce mode très singulier de communication sociale. Il aurait été encore plus difficile pour les requérantes (ainsi que pour beaucoup d’autres personnes, à l’exception des autorités, qui sont probablement les seules entités disposant des moyens administratifs nécessaires) de se montrer très « vigilantes » et de vérifier des rumeurs dans une société comme celle de la Bosnie-Herzégovine, déchirée par une méfiance de longue date entre ethnies voire par des conflits sanglants, surtout lorsque ces rumeurs – comme en l’espèce – vont au cœur même de cette méfiance. Il est facile de conclure que les requérantes peuvent et doivent être critiquées pour ne pas « s’[être] efforcées dans la mesure du raisonnable » de vérifier les rumeurs (paragraphes 33, 53 et 117 de l’arrêt). Mais, au vu des circonstances, qu’est‑ce qui aurait été plus « raisonnable » pour elles que de communiquer des informations fondées sur des rumeurs (qu’elles estimaient sincèrement véridiques) aux autorités pour les « suites qui conviennent », ce qui par définition présuppose une vérification ?

La majorité a trouvé une réponse à cette question. Elle dit qu’« une ONG jouant un rôle de chien de garde public (...) disposera souvent de plus de moyens pour vérifier et corroborer la véracité des critiques ainsi alléguées qu’un particulier rapportant le fruit de ses observations personnelles » (paragraphe 87 de l’arrêt ; les italiques sont de moi). C’est vrai dans la plupart des cas. Mais cette présomption est-elle fondée et pleinement applicable au cas d’espèce ? Qu’auraient donc pu être précisément ces moyens supplémentaires à l’égard de la quasi-totalité des allégations (c’est‑à-dire à part celle se rapportant à l’auteur de l’interview) ? La majorité n’en cite aucun.

La méthode employée par la majorité dans son analyse est douteuse : il s’agit d’un raisonnement par induction. Après avoir fort justement dit que « la vérification de ce point [l’auteur de l’interview] avant son signalement aux autorités n’aurait pas demandé d’efforts particuliers aux requérantes » (paragraphe 115 de l’arrêt), la majorité applique le même critère à toutes les autres allégations. Par exemple, elle indique que « les requérantes n’ont présenté aucun élément de preuve de nature à démontrer qu’elles se fussent d’une quelconque manière efforcées de vérifier la véracité de cette rumeur [concernant les armoiries] avant de la rapporter aux autorités » (paragraphe 114 de l’arrêt). Or (sans qu’il soit nécessaire de citer abondamment David Hume ou Karl Popper), si les inférences par déduction sont certaines, les inférences par induction ne sont que probables et doivent être étayées par des éléments supplémentaires. Je demande donc – une nouvelle fois – à la majorité : comment peut-on précisément vérifier l’exactitude de rumeurs en général et comment peut-on la vérifier dans un contexte social conflictuel en particulier ?

La majorité semble se satisfaire de dire que « les requérantes étaient (...) tenues par l’obligation de vérifier la véracité des allégations formulées à l’encontre de M.S.[, qui est] contenue dans le code de déontologie et de conduite à l’intention des ONG (...) et doit s’envisager dans le contexte des « responsabilités » dont s’accompagne le fonctionnement des ONG » (paragraphe 109 de l’arrêt). Tout d’abord, bien que les Principes fondamentaux sur le statut des organisations non gouvernementales, auxquels la majorité se réfère s’agissant des « « responsabilités » dont s’accompagne le fonctionnement des ONG », parlent de les « encourag[er] à participer aux mécanismes (...) de dialogue, de consultation et d’échange » (paragraphes 45 et 86 de l’arrêt), le code de déontologie invoqué est postérieur à l’époque des faits, c’est-à-dire lorsque les requérantes ont adressé leur lettre aux autorités du district de Brčko. Mais ce qui est encore plus important, c’est le fait que, selon la majorité, « les requérantes étaient perçues (...) comme représentant les intérêts de segments particuliers de la population du district de Brčko, et qu’elles agissaient d’ailleurs comme telles, [et qu’]elles n’en étaient que davantage tenues de vérifier l’exactitude des informations avant de les transmettre aux autorités » (paragraphe 109 de l’arrêt ; les italiques sont de moi). Je peux convenir qu’elles n’en étaient que davantage tenues. Cela ne veut pas dire pour autant qu’elles n’en avaient que davantage la possibilité. Il n’est pas impossible qu’elles en ont eu d’autant moins la possibilité.

7. La quatrième fiction découle des trois premières et couronne le tout. Elle veut que les allégations des requérantes dirigées contre M.S. ne s’analysent pas en une demande tendant à ce que les autorités vérifient ces informations. Certes, le ton de la lettre des requérantes sonnait comme un ultimatum. Néanmoins (comme il a déjà été indiqué au paragraphe 6 ci‑dessus), si les « autorités compétentes » (qui elles aussi devaient avoir ressenti la douleur ressortant des doléances des requérantes) avaient donné les « suites qui conv[enai]ent », il aurait fallu qu’elles vérifient les informations communiquées par les requérantes. Or il n’apparaît pas, au vu du dossier, que ces autorités y aient donné la moindre suite, du moins avant la communication aux médias de la lettre au moyen d’une fuite, alors que la « toute première » doléance (totalement occultée par la majorité) n’apparaît pas avoir été sans fondement, l’équilibre interethnique dans la composition du jury de sélection du directeur de la radio n’ayant en effet pas été respecté.

8. En d’autres circonstances, j’aurais salué un jugement similaire, qui défend les droits de la personnalité. Il est très malheureux que les arrêts qui défendent les droits de la personnalité contre la diffamation soient des oiseaux rares dans la jurisprudence de la Cour. Toutefois, au vu des circonstances particulières de l’espèce, il est effectivement difficile d’accepter que les requérantes soient tenues pour responsables de la publication des informations contenues dans leur lettre adressée aux autorités du district de Brčko et du préjudice causé à M.S. par cette publicité. Il me faut répéter que ce n’est pas ce que dit expressément la majorité. Cependant, tout le raisonnement de cet arrêt est un exercice d’implication par imputation, dans lequel chacune des circonstances de fait litigieuses a été interprétée au détriment des requérantes, minimisant ainsi la manifestation de leurs préoccupations quant aux dangers planant sur l’équilibre interethnique et la paix civile fragiles dans leur pays en proie à des troubles et l’assimilant à une vulgaire diffusion de rumeurs, et dénigrant les requérantes elles-mêmes pour en faire des calomniatrices irresponsables et sectaires.

* * *

[1]. Le district de Brčko est une entité administrative autonome placée sous la souveraineté de la Bosnie-Herzégovine. Aux termes de son statut, il est représenté par un gouverneur (qui est élu par l’assemblée du district). Le pouvoir législatif y est exercé par l’assemblée du district, le pouvoir exécutif par le gouvernement du district (présidé par le gouverneur) et le pouvoir judiciaire par les tribunaux du district (article 19 du statut).

[2]. Jusqu’à la guerre de 1992-1995, les Bosniaques étaient désignés par le terme « Musulmans ». Le terme « Bosniaques » (Bošnjaci) ne doit pas être confondu avec le terme « Bosniens » (Bosanci), communément utilisé pour désigner les citoyens de Bosnie‑Herzégovine indépendamment de leur origine ethnique ou de leur appartenance religieuse.

[3]. Le statut du district de Brčko est la loi suprême de ce district. L’article 20 § 1 du statut dispose que « le personnel de la fonction publique dans le district (...) doit être le reflet de la composition de la population. »

[4]. Les Serbes forment un groupe ethnique dont les membres peuvent être natifs de Serbie ou de tout autre État issu de l’ex-Yougoslavie. Le terme « Serbe » désigne aussi en français les ressortissants de la Serbie mais ici, il est uniquement employé pour désigner les personnes appartenant au groupe ethnique, indépendamment de leur nationalité. En anglais, il existe deux termes distincts, « Serb » désignant l’origine ethnique et « Serbian » la nationalité.

[5]. Les Croates forment un groupe ethnique dont les membres peuvent être natifs de Croatie ou de tout autre État issu de l’ex-Yougoslavie. Le terme « Croate » désigne aussi en français les ressortissants de la Croatie mais ici, il est uniquement employé pour désigner les personnes appartenant au groupe ethnique, indépendamment de leur nationalité. En anglais, il existe deux termes distincts, « Croat » désignant l’origine ethnique et « Croatian » la nationalité.

[6]. Un hebdomadaire publié en Serbie.

[7]. La sevdalinka est un genre de musique urbaine traditionnelle de Bosnie-Herzégovine – voir Cultural characteristics of Bosnian urban song - sevdalinka, Karača Tamara, Music, I/1 (1), 1997: 55.

[8]. L’une des entités qui composent la Bosnie-Herzégovine.

[9]. « (…) M.S. déclara qu’elle avait entendu parler de la lettre peu après l’envoi de celle-ci par les requérantes (…) »


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 001-175219
Date de la décision : 27/06/2017
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 10 - Liberté d'expression-{Général} (Article 10-1 - Liberté d'expression)

Parties
Demandeurs : MEDŽLIS ISLAMSKE ZAJEDNICE BRČKO ET AUTRES
Défendeurs : BOSNIE-HERZÉGOVINE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : MULAHALILOVICH O.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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