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20/06/2017 | CEDH | N°001-174999

CEDH | CEDH, AFFAIRE BAYEV ET AUTRES c. RUSSIE, 2017, 001-174999


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE BAYEV ET AUTRES c. RUSSIE

(Requêtes nos 67667/09 et 2 autres – voir liste en annexe)

ARRÊT

STRASBOURG

20 juin 2017

DÉFINITIF

13/11/2017

Cet arrêt est devenu définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Bayev et autres c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Helena Jäderblom, présidente,
Luis López Gu

erra,
Helen Keller,
Dmitry Dedov,
Alena Poláčková,
Georgios A. Serghides,
Jolien Schukking, juges,

et de Stephen Phillips, greffier de sec...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE BAYEV ET AUTRES c. RUSSIE

(Requêtes nos 67667/09 et 2 autres – voir liste en annexe)

ARRÊT

STRASBOURG

20 juin 2017

DÉFINITIF

13/11/2017

Cet arrêt est devenu définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Bayev et autres c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Helena Jäderblom, présidente,
Luis López Guerra,
Helen Keller,
Dmitry Dedov,
Alena Poláčková,
Georgios A. Serghides,
Jolien Schukking, juges,

et de Stephen Phillips, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 mai 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent trois requêtes (nos 67667/09, 44092/12 et 56717/12) dirigées contre la Fédération de Russie et dont trois ressortissants de cet État, M. Nikolay Viktorovich Bayev (« le premier requérant »), M. Aleksey Aleksandrovich Kiselev (« le deuxième requérant ») et M. Nikolay Aleksandrovich Alekseyev (« le troisième requérant »), ont saisi la Cour le 9 novembre 2009 (pour la première requête) et le 2 juillet 2012 (pour les deuxième et troisième requêtes) en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me D.G. Bartenev, avocat à Saint-Pétersbourg. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté initialement par M. G. Matyushkin, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, puis par le successeur de celui-ci, M. M. Galperin.

3. Les requérants alléguaient que l’interdiction par la législation de la « propagande pour les relations sexuelles non traditionnelles auprès des mineurs » avait emporté violation de leur droit à la liberté d’expression et présentait un caractère discriminatoire.

4. Le 16 octobre 2013, les requêtes ont été communiquées au Gouvernement.

5. Outre les observations écrites du Gouvernement et des requérants, la Cour a reçu des observations écrites envoyées par la Fondation pour la famille et la démographie (une ONG russe), conjointement par Article 19 : Campagne mondiale en faveur de la liberté d’expression (« Article 19 ») et Interights, et conjointement par l’European Region of the International Lesbian, Gay, Bisexual, Trans and Intersex Association (la branche européenne de la fédération LGBTI mondiale (« ILGA-Europe »)), « Coming Out » et le réseau lesbien, gay, bisexuel et transgenre (LGBT) russe, que le président avait autorisés à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement de la Cour – « le règlement »).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. Les trois requérants sont nés respectivement en 1974, 1984 et 1977. Les premier et troisième requérants résident à Moscou et le deuxième requérant réside à Gryazy, dans la région de Lipetsk.

7. Les requérants sont des militants des droits homosexuels. Ils furent tous trois reconnus coupables de l’infraction administrative d’« activités publiques destinées à promouvoir l’homosexualité auprès des mineurs » (публичные действия, направленные на пропаганду гомосексуализма среди несовершеннолетних).

A. Les infractions administratives commises par les requérants

8. Le 3 avril 2006, la Douma régionale de Riazan adopta la loi sur la protection de la moralité des enfants dans l’oblast de Riazan, qui interdisait les activités publiques destinées à promouvoir l’homosexualité auprès des mineurs.

9. Le 4 décembre 2008, ce même organe adopta la loi sur les infractions administratives, qui érigeait en infraction administrative les activités publiques destinées à promouvoir l’homosexualité auprès des mineurs.

10. Le 30 mars 2009, le premier requérant manifesta statiquement (selon la méthode du « piquet », пикетирование) devant un établissement d’enseignement secondaire à Riazan en brandissant deux banderoles sur lesquelles on pouvait lire « L’homosexualité, c’est normal » et « Je suis fier de mon homosexualité ». Il fut accusé d’avoir ainsi commis une infraction administrative.

11. Le 6 avril 2009, le juge de paix du dix-huitième circuit du district Oktyabrskiy de Riazan déclara le premier requérant coupable de violation de l’article 3.10 de la loi sur les infractions administratives en vigueur à Riazan. L’intéressé fut condamné à payer une amende de 1 500 roubles russes (RUB, soit l’équivalent d’environ 34 euros (EUR)). Le 14 mai 2009, le tribunal du district Oktyabrskiy rejeta le recours formé par le premier requérant.

12. Le 30 septembre 2011, l’assemblée régionale des députés d’Arkhangelsk adopta des modifications à la loi sur les mesures distinctes de protection de la moralité et de la santé des enfants dans l’oblast d’Arkhangelsk. La version modifiée de cette loi interdisait les activités publiques destinées à promouvoir l’homosexualité auprès des mineurs.

13. Le 21 novembre 2011, ce même organe adopta des modifications à la loi régionale sur les infractions administratives. Furent érigées en infraction administrative les activités publiques destinées à promouvoir l’homosexualité auprès des mineurs.

14. Le 11 janvier 2012, les deuxième et troisième requérants manifestèrent statiquement devant la bibliothèque pour enfants d’Arkhangelsk. Le deuxième requérant portait une banderole sur laquelle on pouvait lire « La Russie affiche le taux le plus élevé au monde de suicide chez les adolescents. Une grande proportion d’homosexuels figurent parmi eux. Ils en arrivent là faute d’informations sur leur nature. Les députés sont des tueurs d’enfants. L’homosexualité, c’est bien ! » Le troisième requérant brandissait une banderole sur laquelle on pouvait lire « Les enfants ont le droit de savoir. Des personnes formidables sont parfois aussi des homosexuels ; les homosexuels deviennent eux aussi formidables. L’homosexualité est naturelle et normale » ; cette banderole énumérait ensuite les noms de personnes célèbres qui avaient contribué au patrimoine culturel de la Russie et qui passaient pour être des homosexuels. Ces deux requérants furent arrêtés et conduits au poste de police, où l’on dressa des procès-verbaux d’infraction administrative.

15. Le 3 février 2012, le juge de paix du sixième circuit du district Oktyabrskiy d’Arkhangelsk déclara les deuxième et troisième requérants coupables d’une violation de l’article 2.13 § 1 de la loi sur les infractions administratives en vigueur à Arkhangelsk. Le deuxième requérant fut condamné à payer une amende de 1 800 RUB (environ 45 EUR) et le troisième requérant, une amende de 2 000 RUB (environ 50 EUR). Le 22 mars 2012, le tribunal du district Oktyabrskiy d’Arkhangelsk rejeta les recours formés par les deux requérants.

16. Le 7 mars 2012, l’assemblée législative de Saint-Pétersbourg adopta des modifications à la loi sur les infractions administratives en vigueur à Saint-Pétersbourg. Furent érigées en infraction administrative les activités publiques destinées à promouvoir l’homosexualité, la bisexualité et/ou le transsexualisme auprès des mineurs ; cette même loi punissait d’une amende administrative la promotion de la pédophilie.

17. Le 12 avril 2012, le troisième requérant manifesta devant le bâtiment de l’administration municipale de Saint-Pétersbourg en brandissant une banderole sur laquelle on pouvait lire une citation bien connue d’une célèbre actrice de l’ère soviétique, Faina Ranevskaya : « L’homosexualité n’est pas une perversion, contrairement au hockey sur gazon et au patinage artistique ». Il fut arrêté par la police et conduit au poste de police où un procès-verbal d’infraction administrative fut établi.

18. Le 5 mai 2012, le juge de paix du deux-cent-huitième circuit de Saint-Pétersbourg reconnut le troisième requérant coupable d’une violation de l’article 7.1 de la loi sur les infractions administratives en vigueur à Saint-Pétersbourg. Il fut condamné à payer une amende de 5 000 RUB (environ 130 EUR). Le 6 juin 2012, le tribunal du district Smolninskiy de Saint-Pétersbourg rejeta le recours formé par le requérant.

B. Évolution de la législation et arrêts de la Cour constitutionnelle

19. À une date non communiquée, les premier et troisième requérants saisirent la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie. Ils contestaient la compatibilité de l’article 4 de la loi sur la protection de la moralité et de la santé des enfants dans l’oblast de Riazan avec les dispositions de la Constitution, et en particulier avec les principes de l’égalité de traitement et de la liberté d’expression consacrés par ses articles 19 et 29, ainsi qu’avec les dispositions de l’article 55 § 3, qui énonce les conditions dans lesquelles il est possible de restreindre les droits et libertés garantis par la Constitution.

20. Le 19 janvier 2010, la Cour constitutionnelle déclara le grief irrecevable pour les raisons suivantes :

« L’article 14 § 1 de la loi fédérale énonce clairement la responsabilité qui incombe aux organes d’État de la Fédération de Russie de prendre des mesures visant à protéger les enfants contre les informations, la propagande et le militantisme qui sont dangereux pour leur santé ainsi que pour leur développement moral et spirituel.

(...)

Les textes législatifs adoptés dans l’oblast de Riazan concernant la protection de la moralité des enfants dans cet oblast et les infractions administratives ne viennent pas renforcer des mesures interdisant l’homosexualité ou prévoyant sa censure officielle ; ils ne renferment pas d’indices de discrimination et rien dans leur but n’indique d’actions superflues de la part des organes de l’État. Il s’ensuit que les dispositions contestées par les appelants ne peuvent s’analyser en une restriction disproportionnée de la liberté d’expression. »

21. À une date non communiquée, le troisième requérant saisit la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie. Il contestait la compatibilité de l’article 7 de la loi sur les infractions administratives en vigueur à Saint‑Pétersbourg avec la Constitution.

22. Le 24 octobre 2013, la Cour constitutionnelle déclara ce grief irrecevable pour les raisons suivantes :

« (...) Il s’ensuit que l’interdiction donnée, déterminée par le fait que pareille promotion est susceptible de porter préjudice aux mineurs en raison des particularités du développement intellectuel et psychologique qui sont propres à leur âge, ne saurait être considérée comme autorisant une limitation des droits et des libertés des citoyens sur la seule base de l’orientation sexuelle.

(...)

Cependant, cela n’exclut pas la nécessité de définir – sur la base d’un exercice de mise en balance des valeurs constitutionnelles concurrentes – les limites touchant la pratique effective de ses droits et libertés par tel ou tel individu, de manière à ne pas porter atteinte aux droit et libertés d’autrui.

(...)

Étant donné qu’elle est liée à l’enquête sur les circonstances factuelles de l’affaire, la question de savoir si les actes de l’appelant concernant la diffusion ciblée, en l’absence de tout contrôle, d’informations accessibles à tous étaient susceptibles de porter préjudice à la santé ainsi qu’au développement moral et spirituel de mineurs, notamment en créant une impression fausse d’équivalence sociale entre les relations maritales traditionnelles et les relations maritales non traditionnelles, ne relève pas de la compétence de la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie, pas plus que le contrôle de la légalité et de la validité des décisions judiciaires rendues dans l’affaire de l’appelant. »

23. Le 29 juin 2013, le code des infractions administratives de la Fédération de Russie fut modifié : la promotion des relations sexuelles non traditionnelles auprès des mineurs fut érigée en infraction administrative par l’article 6.21.

24. À une date non communiquée, le troisième requérant ainsi que deux autres personnes saisirent la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie. Ils contestaient la compatibilité de l’article 6.21 du code des infractions administratives avec les dispositions de la Constitution.

25. Le 23 septembre 2014, la Cour constitutionnelle examina le grief sur le fond et le rejeta pour les raisons suivantes :

« (...) L’exercice par les citoyens du droit de diffuser des informations sur la question de l’autodétermination sexuelle d’un individu ne devrait pas porter atteinte aux droits et libertés d’autrui ; lorsque l’on encadre ce droit par la voie législative, il est nécessaire de veiller à ménager un équilibre entre les valeurs protégées par la Constitution. Par conséquent, gardant à l’esprit le caractère sensible de ces questions, puisqu’elles relèvent de la sphère de l’autonomie individuelle, et sans empiéter sur son essence même, l’État est en droit d’introduire, sur la base des exigences susmentionnées découlant de la Constitution de la Fédération de Russie, des restrictions spécifiques aux activités liées à la diffusion de pareilles informations si celle-ci prend un caractère agressif [et] importun et est susceptible de porter atteinte aux droits et aux intérêts juridiques d’autrui, au premier rang desquels les mineurs, et qu’elle revêt une forme choquante.

(...) Pour autant que l’un des rôles de la famille est de donner naissance à des enfants et de les élever, la conception du mariage comme l’union d’un homme et d’une femme forme le socle de l’approche retenue par la législation pour résoudre les problèmes démographiques et sociaux dans le domaine des relations familiales dans la Fédération de Russie (...)

La réglementation de la liberté d’expression et de la liberté de diffuser des informations ne présuppose ni l’instauration de conditions qui seraient de nature à faciliter la formation d’autres interprétations de la famille en tant qu’institution ainsi que des institutions sociales et juridiques qui lui sont associées et qui différeraient des interprétations qui sont généralement admises, ni leur approbation par la société comme étant de valeur équivalente (...)

Ces buts déterminent également la nécessité de protéger l’enfant contre l’influence des informations qui sont susceptibles de porter préjudice à sa santé ou à son développement, et en particulier des informations qui s’accompagnent de l’imposition agressive de modèles spécifiques de comportement sexuel de nature à susciter des représentations faussées des modèles de relations familiales qui sont socialement admis et qui correspondent aux valeurs morales généralement acceptées dans la société russe telles qu’elles sont exprimées dans la Constitution et dans la législation.

(...)

Pour veiller à son bon développement, les États sont tenus, en particulier, de protéger l’enfant de toutes les formes d’exploitation sexuelle et de perversion sexuelle.

(...)

Le but qui était poursuivi par le législateur fédéral lorsqu’il a instauré la norme en question était de protéger les enfants contre l’impact d’informations susceptibles de les inciter à opter pour des relations sexuelles non traditionnelles, préférence qui les empêcherait de construire des relations familiales telles qu’elles sont traditionnellement conçues en Russie et exprimées dans la Constitution de la Fédération de Russie. La Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie reconnaît que l’impact éventuel sur la vie à venir de l’enfant produit par les informations en question, même lorsqu’elles sont délivrées de manière répétée, n’a pas été prouvé au-delà de tout doute. Néanmoins, lorsqu’il apprécie la nécessité d’introduire l’une ou l’autre restriction, le législateur fédéral est en droit de recourir à des critères reposant sur l’hypothèse qu’il existe une menace pour les intérêts de l’enfant, en particulier lorsque les restrictions qu’il introduit ne concernent que la tendance des informations en question à cibler des personnes d’une tranche d’âge donnée et ne peuvent donc passer pour exclure la possibilité d’exercer le droit constitutionnel à la liberté d’information reconnu à chacun dans ce domaine (...)

L’interdiction d’activités publiques en relation avec des mineurs vise à empêcher que l’attention de ceux-ci ne se porte de plus en plus sur des questions relatives aux relations sexuelles qui peuvent, dans des circonstances défavorables, déformer de manière importante la conception qu’a l’enfant des valeurs constitutionnelles que sont la famille, la maternité, la paternité et l’enfance, et nuire non seulement à sa santé et à son développement psychologiques, mais aussi à son adaptation sociale. Le fait que cette interdiction ne s’étend pas aux situations relatives à la promotion d’un comportement immoral dans le contexte de relations sexuelles traditionnelles, domaine qui peut également appeler une réglementation par l’État, y compris par le biais [de l’existence] d’infractions administratives, ne constitue pas un motif permettant de conclure que la norme en question est incompatible avec la Constitution de la Fédération de Russie en ce qu’elle méconnaîtrait les principes d’égalité qui s’appliquent à la protection des valeurs constitutionnelles, lesquelles assurent le renouvellement ininterrompu des générations (...)

L’imposition à des mineurs d’un ensemble de valeurs sociales différant de celles qui sont généralement admises dans la société russe et qui ne sont pas partagées par les parents, qui les perçoivent d’ailleurs souvent comme inacceptables – sachant que ce sont les parents qui portent la responsabilité première du développement et de l’éducation de leurs enfants et qui sont tenus de veiller à leur santé ainsi qu’à leur développement physique, psychologique, spirituel et moral – (...) peut se traduire par la marginalisation sociale de l’enfant et faire obstacle à son développement au sein de la famille, en particulier si l’on considère que l’égalité des droits tels qu’énoncée dans la Constitution, qui présuppose également l’égalité des droits indépendamment de l’orientation sexuelle, ne garantit pas encore que les personnes ayant une orientation sexuelle différente soient effectivement considérées comme égales aux autres par l’opinion publique ; pareille situation peut entraîner des difficultés objectives lorsqu’il s’agit d’éviter l’attitude négative de membres de la société à l’égard de ces personnes au quotidien. Cela vaut également dans les cas où l’information dont la diffusion est interdite aux mineurs peut être destinée, du point de vue de celui qui la diffuse, à contribuer à surmonter les attitudes négatives à l’endroit des personnes qui ont une orientation sexuelle différente (...)

L’interdiction de la promotion des relations sexuelles non traditionnelles n’exclut pas en elle-même que l’information en question puisse être présentée dans un contexte (éducatif, artistique, historique) neutre. Si elle est exempte de signes indiquant une volonté de promotion, c’est-à-dire si elle n’est pas destinée à engendrer des préférences s’agissant du choix de formes non traditionnelles d’identité sexuelle et si elle suit une approche individualisée tenant compte des spécificités du développement psychologique et physiologique des enfants d’une tranche d’âge donnée ainsi que de la nature de la question précise qui se trouve ainsi explicitée, la transmission de telles informations peut s’opérer avec l’aide d’experts comme par exemple des enseignants, des médecins ou des psychologues.

(...) ne signifie pas que l’État fait une appréciation négative des relations sexuelles non traditionnelles en tant que telles, et n’a pas vocation à rabaisser l’honneur et la dignité des citoyens qui s’adonnent à ce type de relations (...)

(...) ne peut être considéré comme impliquant une censure officielle des relations sexuelles non traditionnelles, en particulier de l’homosexualité, et encore moins leur interdiction (...)

(...) la personne [qui diffuse les informations] doit comprendre que ce qui lui apparaît comme la simple communication d’informations peut, dans une situation donnée, ressembler à du militantisme (de la promotion), s’il est démontré que le but était de diffuser (ou en particulier d’imposer) des informations présentant le contenu susmentionné. Parallèlement, seule la mise en œuvre intentionnelle par une personne des activités publiques correspondantes, visant directement à promouvoir les relations sexuelles non traditionnelles auprès de mineurs, ou la commission intentionnelle de telles actions par une personne qui savait parfaitement qu’il pouvait y avoir des mineurs parmi les destinataires de ces informations, est répréhensible (...) »

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

26. La Constitution russe garantit l’égalité en matière de droits et de libertés à tous les citoyens indépendamment, en particulier, de leur sexe, de leur statut social ou de leur situation professionnelle (article 19). Elle garantit également le droit à la liberté de pensée et d’expression, ainsi que la liberté de rechercher, de recevoir, de transmettre et de diffuser des informations par tout moyen légal (article 29). Elle prévoit que les droits et libertés peuvent être restreints par des lois fédérales aux fins de la protection des principes constitutionnels, de la morale publique, de la santé ainsi que des droits et intérêts légitimes d’autrui, et aux fins d’assurer la défense et la sécurité de l’État (article 55).

27. La loi no 172-22-OZ de l’oblast d’Arkhangelsk du 3 juin 2003 sur les infractions administratives dispose notamment ce qui suit :

Article 2.13 – Activités publiques destinées à promouvoir
l’homosexualité auprès des mineurs

« 1. Les activités publiques destinées à promouvoir l’homosexualité auprès des mineurs sont passibles d’une amende administrative de 1 500 à 2 000 roubles pour les particuliers, de 2 000 à 5 000 roubles pour les fonctionnaires et de 10 000 à 20 000 roubles pour les personnes morales.

2. En cas de récidive dans l’année, les activités visées au paragraphe 1 du présent article sont passibles d’une amende administrative de 2 000 à 5 000 roubles pour les particuliers, de 5 000 à 10 000 roubles pour les fonctionnaires et de 20 000 à 25 000 roubles pour les personnes morales.

(nouvel article adopté sur la base de la loi de l’oblast no 386-26-OZ du 21 novembre 2011) »

28. La loi no 41-OZ de l’oblast de Riazan du 3 avril 2006 sur la protection de la moralité des enfants dans l’oblast de Riazan dispose notamment ce qui suit :

Article 4 – Interdiction des activités publiques
destinées à promouvoir l’homosexualité auprès des mineurs

« Les activités publiques destinées à promouvoir l’homosexualité (sodomie et saphisme) ne sont pas autorisées. »

29. La loi no 182-OZ de l’oblast de Riazan du 4 décembre 2008 sur les infractions administratives dispose notamment ce qui suit :

Article 3.10 – Activités publiques destinées à promouvoir l’homosexualité
(sodomie et saphisme) auprès des mineurs

« Les activités publiques destinées à promouvoir l’homosexualité (sodomie et saphisme) auprès des mineurs sont passibles d’une amende administrative de 1 500 à 2 000 roubles pour les particuliers, de 2 000 à 4 000 roubles pour les fonctionnaires et de 10 000 à 20 000 roubles pour les personnes morales. »

30. La loi no 113-9-OZ de l’oblast d’Arkhangelsk du 15 décembre 2009 sur les mesures distinctes pour la protection de la moralité et de la santé des enfants dans l’oblast d’Arkhangelsk dispose notamment ce qui suit :

Article 10 – Mesures visant à empêcher les activités publiques
destinées à promouvoir l’homosexualité auprès des mineurs
(introduit par la loi no 336-24-OZ de l’oblast d’Arkhangelsk du 30 septembre 2011)

« Les activités publiques destinées à promouvoir l’homosexualité auprès des mineurs ne sont pas tolérées. »

31. La loi no 273-70 de Saint-Pétersbourg du 31 mai 2010 sur les infractions administratives à Saint-Pétersbourg dispose notamment ce qui suit :

Article 7-1 – Activités publiques destinées à promouvoir la sodomie,
le saphisme, la bisexualité et/ou le transsexualisme auprès des mineurs
(article introduit à compter du 30 mars 2012 par la loi no 108-18 de Saint-Pétersbourg du 7 mars 2012)

« Les activités publiques destinées à promouvoir la sodomie, le saphisme, la bisexualité et/ou le transsexualisme auprès des mineurs sont passibles d’une amende administrative de 5 000 roubles pour les particuliers, de 15 000 roubles pour les fonctionnaires et de 250 000 à 500 000 roubles pour les personnes morales.

Mention en marge : Aux fins du présent article, par activités publiques destinées à promouvoir la sodomie, le saphisme, la bisexualité et/ou le transsexualisme on entend les activités visant la diffusion ciblée, en l’absence de tout contrôle et d’une manière accessible à tous, d’informations susceptibles de nuire à la santé, à la moralité et au développement spirituel des mineurs, et de susciter chez eux une image faussée de l’équivalence sociale entre relations maritales traditionnelles et relations maritales non traditionnelles. »

32. La loi fédérale no 436-F3 du 29 décembre 2010 sur la protection des enfants contre les informations susceptibles de nuire à leur santé et à leur développement dispose notamment ce qui suit :

Article 5 – Types d’informations néfastes pour la santé
et (ou) le développement des enfants

« (...)

2. Il est interdit de diffuser auprès d’enfants des informations qui :

1) les incitent à se livrer à des actes qui représentent une menace pour leur vie et (ou) leur santé, y compris par la mise en danger de leur propre santé et le suicide ;

2) sont susceptibles de faire naître chez eux un désir de consommer des produits narcotiques, des substances psychotropes et (ou) des stupéfiants, des produits à base de tabac, de l’alcool et des produits à base d’alcool ainsi que de la bière et des boissons à base de bière, de prendre part à des jeux d’argent ou de se livrer à la prostitution, au vagabondage ou à la mendicité ;

3) justifient la violence et (ou) la cruauté ou les présentent comme acceptables ou incitent à commettre des actes violents à l’encontre de personnes ou d’animaux, à l’exception des cas précisés dans la présente loi fédérale ;

4) nient les valeurs de la famille, font la promotion des relations sexuelles non traditionnelles et engendrent de l’irrespect à l’égard des parents et (ou) d’autres membres de la famille (...)

(tel que libellé dans la loi fédérale no 135-FZ du 29 juin 2013). »

Article 16 – Exigences supplémentaires concernant la diffusion
de produits d’information qui sont interdits aux enfants

« 3. Les produits d’information qui sont interdits aux enfants ne doivent pas être distribués dans les établissements scolaires, les établissements pédiatriques, les stations climatiques, les associations sportives, les associations culturelles pour enfants et les associations sanitaires ou de loisirs pour enfants, ou à une distance inférieure à 100 mètres de l’emplacement desdites organisations. »

33. La loi fédérale no 124-FZ du 24 juillet 1998 sur les principales garanties en matière de droits de l’enfant dans la Fédération de Russie dispose notamment ce qui suit :

Article 14 – Protection des enfants contre l’information, la propagande
et le militantisme qui sont nocifs pour leur santé et leur développement moral
et spirituel

« 1. Les autorités de la Fédération de Russie doivent prendre des mesures visant à protéger les enfants contre l’information, la propagande et le militantisme qui sont nocifs pour leur santé et leur développement moral et spirituel, y compris contre l’intolérance fondée sur des motifs de nationalité, de classe ou de situation sociale ; contre la publicité pour les produits à base d’alcool et de tabac ; contre [les matériels faisant] la promotion des inégalités sociales, raciales, nationales et religieuses ; contre l’information à caractère pornographique ; contre l’information faisant la promotion des relations sexuelles non traditionnelles ainsi que contre la diffusion de matériel imprimé, audio et vidéo faisant la promotion de la violence et de la cruauté, de l’addiction aux stupéfiants ou aux drogues ; [ou] des incivilités (...)

(tel que libellé dans les lois fédérales no 252-FZ du 21 juillet 2013 et no 135-FZ du 29 juin 2013 »

34. Le code des infractions administratives de la Fédération de Russie dispose notamment ce qui suit :

Article 6.21 – Promotion des relations sexuelles non traditionnelles auprès des mineurs
(introduit par la loi fédérale no 135-FZ du 29 juin 2013)

« 1. La promotion des relations sexuelles non traditionnelles auprès des mineurs par la diffusion d’informations destinées à susciter chez eux une orientation sexuelle non traditionnelle, à promouvoir l’attrait des relations sexuelles non traditionnelles, à créer une image faussée d’équivalence sociale entre relations sexuelles traditionnelles et relations sexuelles non traditionnelles ou à imposer des informations sur les relations sexuelles non traditionnelles, à susciter de l’intérêt pour pareilles relations, si ces activités n’impliquent pas des actes réprimés par le droit pénal,

– sera passible d’une amende administrative de 4 000 à 5 000 roubles pour les particuliers, de 40 000 à 50 000 roubles pour les fonctionnaires et, pour les personnes morales, d’une amende de 800 000 à 1 000 000 roubles ou d’une suspension administrative de leurs activités pendant 90 jours au maximum. »

III. DOCUMENTS PERTINENTS DU CONSEIL DE L’EUROPE

A. L’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe

35. La Résolution 1948 (2013) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE), adoptée le 27 juin 2013 et intitulée « Lutter contre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle et sur l’identité de genre », contient notamment les déclarations suivantes :

« 7. L’Assemblée déplore tout particulièrement l’approbation unanime par la Douma russe du projet de loi sur la prétendue « propagande pour des relations sexuelles non traditionnelles auprès de mineurs » qui, s’il est aussi approuvé par le Conseil de la Fédération, sera la première disposition législative sur l’interdiction de la propagande homosexuelle instaurée au niveau national en Europe.

8. Dans ce contexte, l’Assemblée prend acte de l’Avis de la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) sur la question de l’interdiction de la prétendue « propagande homosexuelle » au vu de la législation récente élaborée dans certains États membres du Conseil de l’Europe ; elle partage son analyse et approuve ses conclusions selon lesquelles notamment « les mesures en question paraissent incompatibles avec les valeurs fondamentales de la [Convention européenne des droits de l’homme] », outre qu’elles ne répondent pas aux conditions justifiant les restrictions énoncées aux articles 10, 11 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme. »

B. La Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise)

36. Dans son avis sur l’interdiction de la « propagande de l’homosexualité » à la lumière de la législation récente dans certains États membres du Conseil de l’Europe adopté lors de sa 95e session plénière (Venise, 14-15 juin 2013), la Commission de Venise a examiné les dispositions législatives contenant des interdictions de la « propagande de l’homosexualité » qui avaient été adoptées ou proposées en République de Moldova, dans la Fédération de Russie et en Ukraine. Cet avis comporte notamment les passages suivants :

« 28. (...) la portée de termes tels que « propagande » et « promotion », qui sont fondamentaux dans ces textes de lois semble non seulement être très large, mais leur sens semble aussi plutôt ambigu et vague étant donné l’application des dispositions dans la jurisprudence (...). Certaines de ces dispositions emploient aussi des termes pas clairs comme « parmi les mineurs » / visant les mineurs » (...)

(...)

31. En dépit des tentatives [de la Cour suprême et de la Cour constitutionnelle russes] de donner dans leurs décisions précitées une définition précise de la notion de « propagande de l’homosexualité », la notion reste vague dans la mesure où la Cour constitutionnelle et la Cour suprême n’ont pas indiqué davantage ce qui devait être considéré comme une « information propre à nuire au développement moral et spirituel ou à la santé des mineurs » ou « le fait de dicter un mode de vie homosexuel à des mineurs » pour l’application des dispositions en question.

(...)

34. Il n’est donc pas clair dans la jurisprudence qui applique ces dispositions si l’expression « interdiction de la propagande de l’homosexualité » est d’interprétation stricte ou si elle couvre toute information ou opinion en faveur de l’homosexualité, toute volonté de changer l’attitude homophobe d’une partie de la population envers les gays et les lesbiennes, et toute tentative de contrebalancer des préjugés profondément enracinés parfois, en diffusant des informations impartiales et factuelles sur l’orientation sexuelle.

35. (...) De plus, selon le Comité des droits de l’homme des Nations Unies, la loi de la Région de Riazan est ambigüe, car elle ne précise pas si l’expression « homosexualité (acte sexuel entre hommes ou lesbianisme) » concerne l’identité ou l’activité sexuelles ou les deux en même temps. »

(...)

37. Selon la Commission de Venise, les dispositions en question concernant l’interdiction de la « propagande de l’homosexualité » (...) ne sont pas formulées avec une précision suffisante pour satisfaire à l’exigence d’être « prévues par la loi », contenue au paragraphe 2 des articles 10 et 11 de la CEDH respectivement et les juridictions internes ont échoué à remédier à cette situation par une interprétation cohérente.

(...)

41. Il convient de noter d’emblée que l’interdiction de la « propagande de l’homosexualité » est manifestement liée à la question de l’orientation sexuelle. D’abord, l’interdiction en question limite le discours visant à répandre ou à promouvoir les idées liées à l’orientation homosexuelle / lesbienne. Ensuite, il semble que l’interdiction toucherait davantage, mais pas nécessairement, les personnes ayant une orientation homosexuelle / lesbienne, qui ont personnellement intérêt à plaider en faveur de la tolérance envers l’orientation homosexuelle / lesbienne et de son acceptation par la majorité.

(...)

48. C’est pourquoi, les mesures qui sont destinées à interdire du domaine public la promotion d’autres identités sexuelles, à l’exception des relations hétérosexuelles, touchent aux bases mêmes d’une société démocratique, caractérisée par le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture, ainsi qu’un traitement équitable et approprié des minorités. En conséquence, de telles mesures doivent être justifiées par des raisons impérieuses.

(...)

50. La première justification de l’interdiction de la « propagande de l’homosexualité » est la protection de la morale (...)

(...)

53. L’exercice [du droit à la liberté d’expression] par les minorités sexuelles ne dépend pas de l’attitude positive / négative de certains des membres de la majorité hétérosexuelle. Ainsi que l’a énoncé le Comité des droits de l’homme dans son observation générale sur l’article 19 du PIDCP, « le concept de morale dérive d’un grand nombre de traditions sociales, philosophiques et religieuses ». Toute limitation imposée « aux fins de protéger la morale doit être fondée sur des principes qui ne découlent pas d’une tradition unique ».

(...)

56. (...) Selon la Commission de Venise, l’attitude négative d’une partie même importante de l’opinion publique envers l’homosexualité en tant que telle ne peut pas justifier une restriction du droit au respect de la vie privée des gays et des lesbiennes, ni de leur liberté d’exprimer publiquement leur orientation sexuelle, de défendre des idées positives concernant l’homosexualité et de promouvoir la tolérance envers les homosexuels. À cet égard, la Commission de Venise rappelle que dans sa Recommandation CM/Rec(2010)5, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a estimé que ni les valeurs culturelles, traditionnelles ou religieuses, ni les règles d’une « culture dominante » ne peuvent être invoquées pour justifier le discours de haine ni toute autre forme de discrimination, y compris pour des motifs d’orientation sexuelle ou d’identité de genre (...)

(...)

58. Étant donné que les dispositions examinées concernent la « propagande de l’homosexualité » (...), ou « la promotion de l’homosexualité » (...) en tant que telles, sans que l’interdiction soit limitée à la présentation obscène ou pornographique de l’homosexualité, ou à la présentation de la nudité ou de comportements ou de matériels sexuellement explicites ou provocants, les dispositions ne peuvent être considérées comme justifiées parce qu’elles seraient nécessaires dans une société démocratique pour la protection de la morale (...)

59. Le second argument avancé pour justifier l’interdiction de la « propagande de l’homosexualité » est la protection des enfants (...). Les dispositions examinées soulignent qu’il convient de protéger les mineurs contre la propagande de l’homosexualité étant donné leur manque de maturité, leur état de dépendance et dans certains cas, leur handicap mental.

60. Il convient à nouveau de souligner que les incriminations des dispositions examinées ne se limitent pas à des obscénités, à des incitations provocantes à des relations intimes avec des personnes de même sexe, ou à ce que la Cour constitutionnelle russe a qualifié de « fait de dicter un mode de vie homosexuel », mais elles semblent s’appliquer également à la diffusion de simples informations ou idées défendant une attitude plus positive envers l’homosexualité.

(...)

63. En ce qui concerne l’exposé des motifs qui accompagne respectivement le projet de loi fédérale russe et le projet de loi ukrainienne no 8711 (no 0945), la Commission de Venise relève que ces textes ne donnent aucune preuve de l’impact négatif qui pourrait résulter pour les mineurs.

64. De même, dans l’affaire Fedotova [citée au paragraphe 40 ci-dessous], le Comité des droits de l’homme des Nations Unies a dûment distingué « les actions visant à associer des mineurs à une activité sexuelle particulière » du fait « d’exprimer son identité sexuelle » et de « rechercher une certaine compréhension pour celle-ci ». En l’espèce, le Comité a fait observer que l’État partie n’avait pas montré pourquoi il était nécessaire pour la protection des mineurs de restreindre le droit de l’auteur à la liberté d’exprimer son identité sexuelle même si elle avait l’intention d’entamer un débat avec des enfants sur les questions liées à l’homosexualité.

65. De fait, on ne peut considérer qu’il soit dans l’intérêt des mineurs de les protéger contre des informations pertinentes et appropriées sur la sexualité, y compris l’homosexualité.

66. La Commission de Venise relève que la pratique internationale en matière de droits de l’homme défend le droit de recevoir des informations adaptées en fonction de l’âge sur la sexualité (...)

67. (...) Selon la Commission de Venise, la diffusion d’informations et d’idées pour présenter sous un jour positif l’homosexualité et pour promouvoir la tolérance envers les homosexuels n’empêche pas de diffuser et de renforcer les valeurs familiales traditionnelles et l’importance de relations maritales traditionnelles.

68. (...) Les restrictions étendues de la liberté d’expression qui sont ciblées seulement sur certains types spécifiques de contenu (par ex. des contenus sexuellement explicites comme dans l’arrêt Müller c. Suisse), mais qui s’appliquent à toutes les catégories d’expression depuis la discussion politique et l’expression artistique jusqu’au discours commercial, auront certainement un effet réel sur le débat public concernant des questions sociales importantes, alors qu’un tel débat est essentiel dans une société démocratique. C’est pourquoi, l’interdiction ne peut être considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » pour la protection de la famille au sens traditionnel.

(...)

77. En conclusion, (...) la Commission de Venise estime que l’interdiction de la « propagande de l’homosexualité », à l’inverse de « campagnes en faveur de l’hétérosexualité » ou de la sexualité en général parmi les mineurs équivaut à une discrimination, car la différence de traitement est fondée sur le contenu du discours sur l’orientation sexuelle et les auteurs des dispositions examinées n’ont pas avancé de critère raisonnable et objectif pour justifier l’interdiction de la « propagande de l’homosexualité » par opposition à une « campagne en faveur de l’hétérosexualité ».

(...)

80. Ensuite, la « morale publique », les valeurs, les traditions, y compris la religion de la majorité de la population, et la « protection des mineurs », tous motifs avancés pour justifier l’interdiction de la « propagande de l’homosexualité » ne satisfont pas aux critères essentiels de nécessité et de proportionnalité requis par la [Convention]. Là encore, les interdictions examinées ne se limitent pas à un contenu sexuellement explicite ou à des obscénités, mais ce sont des interdictions générales visant l’expression légitime d’une orientation sexuelle. La Commission de Venise rappelle que l’homosexualité en tant qu’autre orientation sexuelle est protégée par la [Convention] et qu’elle ne peut en tant que telle être considérée comme étant contraire à la morale par les pouvoirs publics au sens de l’article 10 § 2 de la [Convention]. Par ailleurs, rien ne permet de penser que les expressions relatives à l’orientation sexuelle pourraient nuire à des mineurs dont l’intérêt est de recevoir des informations pertinentes, appropriées et objectives sur la sexualité, y compris l’orientation sexuelle.

81. Enfin, l’interdiction concerne uniquement la « propagande de l’homosexualité » à l’inverse de « campagnes en faveur de l’hétérosexualité ». Prenant aussi en considération l’exigence démocratique d’un traitement juste et approprié des minorités, l’absence de critères raisonnables et objectifs pour justifier la différence de traitement en matière d’application du droit à la liberté d’expression et de réunion constitue une discrimination sur la base du contenu du discours sur l’orientation sexuelle.

82. Il semble que dans l’ensemble ces mesures visent non pas tant à faire progresser et à promouvoir les valeurs et attitudes traditionnelles à l’égard de la famille et de la sexualité, mais plutôt de réprimer celles qui ne sont pas traditionnelles en punissant leur expression et leur promotion. En tant que telles, ces mesures semblent bien être incompatibles avec « les valeurs sous-jacentes à la CEDH », outre le fait qu’elles ne satisfont pas aux conditions des restrictions prévues aux articles 10, 11 et 14 de la Convention.

83. Étant donné ce qui précède, la Commission de Venise estime que les dispositions légales interdisant la « propagande de l’homosexualité » sont incompatibles avec la [Convention] et les normes internationales relatives aux droits de l’homme. Elle recommande donc d’abroger ces dispositions (...) »

C. Le Comité des Ministres

37. La Recommandation CM/Rec(2010)5 du Comité des Ministres aux États membres sur des mesures visant à combattre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre, adoptée le 31 mars 2010, couvre un large éventail de domaines dans lesquels les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles et transgenres peuvent être victimes de discrimination. Dans ses parties pertinentes, la section consacrée à la « Liberté d’expression et de réunion pacifique » est ainsi libellée :

« 13. Les États membres devraient prendre les mesures appropriées pour garantir, conformément à l’article 10 de la Convention, la jouissance effective du droit à la liberté d’expression sans discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre, notamment à l’égard de la liberté de recevoir et de transmettre des informations et des idées concernant l’orientation sexuelle ou l’identité de genre.

(...)

16. Les États membres devraient prendre les mesures appropriées pour éviter les restrictions à la jouissance effective des droits à la liberté d’expression et de réunion pacifique résultant de l’abus de dispositions juridiques et administratives telles que celles visant la santé publique, la morale publique et l’ordre public.

17. Les autorités publiques, à tous les niveaux, devraient être encouragées à condamner publiquement – notamment dans les médias – toute ingérence illégale dans les droits de l’homme d’un individu ou d’un groupe d’individus d’exercer sa liberté d’expression et de réunion pacifique, en particulier en relation avec les droits de l’homme des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles et transgenres. »

38. Cette même recommandation contient également, dans la section consacrée à l’« Éducation », les déclarations suivantes :

« 31. En tenant dûment compte de l’intérêt supérieur de l’enfant, les États membres devraient prendre les mesures appropriées, législatives et autres, visant le personnel enseignant et les élèves, afin de garantir la jouissance effective du droit à l’éducation, sans discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre ; cela comprend, en particulier, la protection du droit des enfants et des jeunes gens à l’éducation dans un environnement sûr, à l’abri de la violence, des brimades, de l’exclusion sociale ou d’autres formes de traitements discriminatoires et dégradants liés à l’orientation sexuelle ou à l’identité de genre.

32. En tenant dûment compte de l’intérêt supérieur de l’enfant, des mesures appropriées devraient être prises à cette fin à tous les niveaux pour promouvoir la tolérance et le respect mutuels à l’école, quelle que soit l’orientation sexuelle ou l’identité de genre. Cela devrait comprendre la fourniture d’informations objectives concernant l’orientation sexuelle et l’identité de genre, par exemple dans les programmes scolaires et le matériel pédagogique ; les États membres devraient également fournir à tous les élèves et étudiants l’information, la protection et le soutien requis pour leur permettre de vivre en accord avec leur orientation sexuelle et leur identité de genre. En outre, les États membres pourraient concevoir et mettre en œuvre des politiques scolaires et des plans d’action pour l’égalité et la sécurité, et garantir l’accès à des formations ou soutiens et des outils d’aide pédagogiques appropriés pour lutter contre la discrimination. Ces mesures devraient tenir compte des droits des parents concernant l’éducation de leurs enfants. »

39. À la date d’adoption du présent arrêt, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe poursuit la surveillance de l’exécution de l’arrêt rendu dans l’affaire Alekseyev c. Russie (nos 4916/07 et 2 autres, 21 octobre 2010), qui appelle selon lui une procédure de surveillance soutenue. Plus récemment, lors de la 1273e réunion du Comité des Ministres (décembre 2016, DH) a été adoptée une décision ([CM/Del/Dec(2016)1273/H46-23](https://search.coe.int/cm/pages/result_details.aspx?objectid=09000016806c514f)) dans laquelle les Délégués des Ministres expriment leur sérieuse préoccupation quant au fait qu’en dépit des mesures présentées par les autorités russes, la situation n’atteste d’aucune amélioration, puisque le nombre d’événements LGBT publics autorisés continue d’être très limité. Le Comité y invite instamment les autorités à adopter toutes les mesures supplémentaires nécessaires pour veiller à ce que la pratique des autorités locales et des tribunaux évolue afin de garantir le respect du droit à la liberté de réunion et la protection contre la discrimination, y compris en veillant à ce que la loi sur la « propagande pour les relations sexuelles non traditionnelles » auprès des mineurs ne constitue pas un obstacle abusif à l’exercice effectif de ces droits. Le Comité des Ministres y invite les autorités russes à poursuivre leur action afin de régler les questions en suspens en vue d’aboutir à des résultats concrets, et notamment à prendre des mesures supplémentaires afin de répondre aux attitudes négatives envers les personnes LGBT qui continuent d’être répandues.

IV. DOCUMENTS INTERNATIONAUX PERTINENTS

40. Le Comité des droits de l’homme des Nations Unies a examiné une plainte relative à une sanction administrative imposée en application de la loi no 41-OZ de l’oblast de Riazan (Fedotova c. Fédération de Russie, communication no 1932/2010, doc. CCPR/C/106/D/1932/2010, 30 novembre 2012) et a formulé les constatations suivantes :

« 2.2 Le 30 mars 2009, l’auteur a exposé des affiches portant les slogans « L’homosexualité est normale » et « Je suis fière de mon homosexualité » près d’un établissement d’enseignement secondaire de Riazan. Selon elle, le but de cette action était de promouvoir la tolérance à l’égard des gays et des lesbiennes en Fédération de Russie.

2.3 L’auteur a été interrompue dans son action par la police et, le 6 avril 2009, elle a été reconnue coupable par le juge de paix d’une infraction administrative [et a été] condamnée à une amende [administrative] (...)

(...)

10.8 Le Comité relève les arguments de l’État partie qui affirme que l’auteur avait l’intention de discuter des questions objet de ses actions avec des enfants ; que c’est exclusivement du fait de l’auteur elle-même que ses opinions ont été rendues publiques ; que ses actions comportaient dès le début un « élément de provocation » et que sa vie privée n’intéressait ni la société ni les mineurs et n’avait pas fait l’objet d’immixtions de la part des autorités (...) Le Comité reconnaît le rôle des autorités dans la protection des mineurs, mais il note que l’État partie n’a pas montré pourquoi, au vu des faits de la cause, il était nécessaire aux fins de l’un des buts légitimes (...) de restreindre le droit à la liberté d’expression de l’auteur (...) pour avoir exprimé son identité sexuelle et cherché à la faire comprendre même si, comme le fait valoir l’État partie, elle avait l’intention de discuter avec des enfants de la question de l’homosexualité. Par conséquent le Comité conclut que la condamnation administrative de l’auteur pour « propagande en faveur de l’homosexualité auprès de mineurs », en application des dispositions ambiguës et discriminatoires de l’article 3.10 de la loi de la Région de Riazan, a constitué une violation des droits que l’auteur tient du paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte [droit à la liberté d’expression], lu conjointement avec l’article 26 [protection contre la discrimination] du [Pacte international relatif aux droits civils et politiques]. »

EN DROIT

I. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES

41. Les trois requêtes étant similaires en fait et en droit, la Cour décide de les joindre, comme le lui permet l’article 42 § 1 de son règlement.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

42. Les requérants se plaignent de l’interdiction qui frappe les déclarations publiques relatives à l’identité, aux droits et à la situation sociale des minorités sexuelles. Ils invoquent l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A. Sur la recevabilité

43. La Cour note que le Gouvernement a déclaré que les requérants n’avaient pas demandé un contrôle juridictionnel des décisions relatives à leurs infractions administratives, comme le leur aurait permis l’article 30.12 du code des infractions administratives. Cependant, faute d’arguments explicitant le bénéfice potentiel du recours à pareille procédure en relation avec les griefs en cause, la Cour n’est pas disposée à traiter la remarque formulée par le Gouvernement comme une exception de non-épuisement des voies de recours internes effectives qui appellerait son appréciation (R. c. Russie, no 11916/15, § 50, 26 janvier 2016).

44. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Le Gouvernement

45. Le Gouvernement admet que la sanction administrative infligée aux requérants pour avoir manifesté s’analyse en une atteinte à leur droit à la liberté d’expression. Cependant, il considère que les restrictions à la promotion de l’homosexualité en général ainsi que l’application de ces restrictions à l’encontre des requérants en particulier étaient prévues par la loi et nécessaires dans une société démocratique pour la protection de la santé et de la moralité ainsi que des droits d’autrui. Le Gouvernement dit bénéficier en l’espèce de l’ample marge d’appréciation qui est généralement reconnue aux États contractants lorsqu’ils réglementent la liberté d’expression dans des domaines susceptibles d’offenser des convictions personnelles intimes relevant de la morale ou, plus particulièrement, de la religion.

46. Le Gouvernement précise que la « promotion », ou la « propagande », doit se concevoir comme la diffusion active d’informations visant à inciter autrui à souscrire à un ensemble particulier de valeurs ou de modes de comportement, ou les deux, ou à conduire autrui à commettre, ou à s’abstenir de commettre, certains actes. Il ajoute que les dispositions légales régissant la responsabilité pour pareils actes étaient accessibles et prévisibles dans leur application. Il estime que les requérants ne poursuivaient pas simplement l’objectif d’exprimer leurs opinions ou d’informer autrui de manière neutre et que leurs déclarations ne constituaient donc ni une « mention » inoffensive de l’homosexualité ni une contribution à un débat public sur la situation sociale des minorités sexuelles. Il ajoute que les requérants ont spécifiquement ciblé un public d’enfants mineurs, d’où le choix des sites de leurs manifestations, effectué selon lui de manière à imposer un mode de vie homosexuel et à ancrer dans l’esprit des mineurs une image séduisante, voire supérieure, des relations entre personnes de même sexe et à corrompre ainsi leur vision des valeurs familiales traditionnelles. D’après le Gouvernement, les requérants se sont ainsi immiscés dans le développement moral et spirituel d’enfants. Selon lui, des déclarations telles que « l’homosexualité est naturelle », « l’homosexualité est normale » ou « l’homosexualité, c’est bien » ont exercé une pression psychologique sur les enfants, influé sur leur auto‑identification et constitué une intrusion dans leur vie privée.

47. Le Gouvernement ajoute que les requérants auraient pu diffuser leurs informations et leurs idées auprès d’adultes. Pour lui, lorsqu’il s’agit de s’adresser à des enfants, il est nécessaire de tenir compte du droit des parents de décider des formes appropriées d’éducation et des moyens d’assurer le développement moral et intellectuel de leur progéniture. Les restrictions à la diffusion de certaines catégories d’informations et d’idées auprès des mineurs auraient donc été justifiées. En exerçant leur droit à la liberté d’expression, les requérants auraient méconnu ces considérations et se seraient immiscés dans la sphère des responsabilités parentales. Leurs actes n’auraient pas été motivés par un authentique besoin de s’exprimer, ou alors les requérants auraient protesté contre la législation ailleurs, dans un lieu plus approprié ; en ciblant des mineurs, les requérants auraient abusé de leur droit à la liberté d’expression, ils auraient intentionnellement porté préjudice à autrui et se seraient en toute connaissance de cause et délibérément exposés à des sanctions administratives.

48. Quant aux lois imposant des limites à la diffusion de l’information concernant l’homosexualité, des restrictions similaires s’appliqueraient également à l’information relative aux relations hétérosexuelles ; tout matériel ayant un contenu lié au sexe serait soumis à une classification et à un étiquetage indiquant l’âge du public ciblé. Par ailleurs, l’information sur l’homosexualité encouragerait la négation des valeurs familiales traditionnelles, ce qui en soi justifierait les restrictions. L’expression « relations sexuelles non traditionnelles » utilisée dans la législation serait généralement comprise dans les milieux juridiques comme signifiant « homosexuelles », et ce dernier terme serait délibérément évité. Par comparaison avec la famille traditionnelle, les relations entre personnes de même sexe seraient associées à des risques sanitaires accrus, en particulier le risque d’une contamination par le VIH, et elles freineraient la croissance démographique.

49. Le Gouvernement rappelle les constats dressés par la Cour constitutionnelle et conclut que les sanctions imposées aux requérants étaient proportionnées aux buts légitimes poursuivis, conformément à l’article 10 § 2 de la Convention.

50. Enfin, le Gouvernement mentionne un certain nombre d’arrêts de la Cour qui appuient selon lui ses allégations. Citant en particulier l’arrêt Dudgeon c. Royaume-Uni (22 octobre 1981, §§ 49, 52 et 62, série A no 45), il assure que la Cour a « reconnu la nécessité, dans une société démocratique, d’un certain contrôle du comportement homosexuel afin notamment de lutter contre l’exploitation et la corruption de personnes spécialement vulnérables à cause, par exemple, de leur jeunesse » avant de conclure à la violation de l’article 8 de la Convention à raison d’un âge du consentement plus élevé pour les rapports homosexuels que pour les relations sexuelles entre personnes de sexe opposé. Il invoque également l’arrêt Mouvement raëlien suisse c. Suisse ([GC], no 16354/06, §§ 17, 61-62 et 73-75, CEDH 2012 (extraits)) qui ferait référence à la légitimité de la protection des mineurs contre les pratiques pédophiles et l’inceste. Il cite en outre l’arrêt Vejdeland et autres c. Suède (no 1813/07, § 55, 9 février 2012[1]) dans lequel la Cour a noté que les tracts homophobes en question avaient été distribués à de jeunes personnes impressionnables et sensibles en raison de leur âge et qui n’avaient aucune possibilité de les refuser ; le Gouvernement laisse entendre que cela vaut aussi pour le cas d’espèce. Il s’appuie également sur l’affaire K.U. c. Finlande (no 2872/02, § 43, CEDH 2008), qui concernait un requérant mineur qui s’était vu refuser la divulgation du nom d’une personne qui avait publié une annonce à caractère sexuel à son nom. Il indique que, dans cette affaire, la Cour a conclu que les obligations positives de l’État pouvaient impliquer l’adoption de mesures visant à faire respecter la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux. Le Gouvernement estime que, dans la présente affaire, les autorités ont précisément honoré les obligations positives découlant pour elles de la Convention consistant à protéger la vie privée des mineurs, et qu’elles ont procédé à cet égard de manière équilibrée.

b) Les requérants

51. Les requérants précisent que leurs requêtes présentent un double aspect. En premier lieu, ils y contestent un recours à la législation interdisant la promotion de l’homosexualité auprès des mineurs qui aurait eu pour but d’étouffer une protestation exprimée ouvertement contre ladite législation. Ils soutiennent que, indépendamment de l’existence ou non de raisons légitimes d’interdire la « propagande » pour l’homosexualité, rien ne justifiait de restreindre le droit de protester contre les lois en question. En second lieu, ils allèguent que l’interdiction de la « propagande homosexuelle » introduite par la législation récente constituait une interdiction générale de la simple mention de l’homosexualité en présence de mineurs, quelle que soit la teneur du message. Ils contestent l’affirmation du Gouvernement selon laquelle la diffusion d’informations relatives à l’homosexualité devrait être restreinte à un public adulte. Contrairement au Gouvernement, les requérants considèrent que la marge d’appréciation est étroite, parce que l’expression en question portait sur une caractéristique personnelle innée et aussi parce que la défense des droits LGBT s’assimile à un discours politique ou à un débat sur des questions d’intérêt général pour lesquels l’article 10 § 2 de la Convention laisse peu de place aux restrictions.

52. Les requérants admettent avoir volontairement choisi les lieux de la manifestation statique (« piquet ») ainsi que les messages que l’on pouvait lire sur les banderoles. Cependant, pour les défendre, ils présentent ces décisions comme une forme de protestation contre les textes législatifs en question et indiquent qu’instaurer une restriction sur la possibilité même de protester contre l’adoption d’une loi porte directement atteinte à l’essence du droit à la liberté d’expression. Ils considèrent également que les lieux publics fréquentés par des mineurs se prêtaient à la diffusion du message qu’entendaient véhiculer leurs manifestations. Ils ajoutent que les banderoles qualifiant l’homosexualité de « normale » étaient destinées à faire pièce à la perception, partagée par beaucoup de Russes, que l’homosexualité constituait une « perversion » et non à en proclamer la supériorité, ainsi qu’à promouvoir la tolérance. Par ailleurs, la banderole du deuxième requérant aurait soulevé le problème du fort taux de suicide chez les adolescents, qui serait imputable à l’incompréhension de leur propre homosexualité par ces derniers. Cette banderole aurait donc exhorté la population à répondre aux besoins spécifiques des jeunes qui étaient en danger car ils étaient exposés aux brimades, à l’intolérance et à l’incompréhension, ce qui aurait constitué, surtout pour les mineurs, une question d’intérêt général.

53. La législation relative à la « propagande » n’aurait pas satisfait à l’exigence de qualité de la loi découlant de l’article 10 § 2 de la Convention. L’hypothèse formulée par le Gouvernement selon laquelle l’interdiction de la promotion des relations sexuelles non traditionnelles servirait le but légitime de protéger les mineurs contre des informations relatives à l’homosexualité qui seraient obscènes ou inadaptées à leur âge serait également contestable. L’homosexualité serait en effet une caractéristique personnelle innée chez un individu, et non un mode de vie que l’on choisit, contrairement à ce que semblerait croire le Gouvernement, et elle engloberait non seulement la vie sexuelle, mais aussi tout le spectre de la relation humaine entre deux individus, dont l’affection ferait partie intégrante. L’information sur l’orientation sexuelle en tant que telle ne devrait pas être soumise aux mêmes restrictions que l’information sur les relations sexuelles ; si tel était le cas, cela reviendrait à nier le droit de l’individu d’exprimer son identité. Or chacun des trois requérants aurait été jugé responsable d’avoir enfreint l’interdiction pour la seule raison que leurs banderoles mentionnaient l’homosexualité ou parce qu’ils s’étaient ouvertement présentés eux-mêmes comme homosexuels.

54. De plus, la loi sur la « propagande » serait intrinsèquement discriminatoire en ce qu’elle concernerait spécifiquement l’exposition des mineurs à des informations sur les minorités sexuelles, ce qui renforcerait la stigmatisation et les préjugés à l’encontre de ces dernières. Les dispositions litigieuses iraient au-delà de ce qui est nécessaire pour protéger les mineurs contre l’indécence étant donné l’interdiction générale, inscrite dans le code pénal, des actes lubriques à l’égard des mineurs et de la diffusion de la pornographie auprès de ceux-ci. L’interdiction de la « promotion de l’homosexualité » serait destinée à restreindre non seulement l’information relative à l’intimité, mais aussi celle portant sur les autres dimensions d’une relation avec une personne du même sexe, comme l’affection ou l’amour, les liens familiaux, etc., les décrivant ainsi comme immorales. Aucune restriction de la sorte n’existerait concernant les relations « traditionnelles ». Pour les requérants, chacun devrait avoir le droit d’exprimer son homosexualité sur un pied d’égalité avec la majorité hétérosexuelle.

55. À propos de l’ample marge d’appréciation invoquée par le Gouvernement, les requérants soutiennent que, dans sa jurisprudence, la Cour accorde généralement aux États contractants une marge d’appréciation plus importante lorsqu’ils réglementent la liberté d’expression dans des domaines susceptibles d’offenser des convictions personnelles intimes relevant de la morale ou, plus particulièrement, de la religion (ils citent l’arrêt Mouvement raëlien suisse, précité, § 61). Ils s’appuient sur la jurisprudence de la Cour pour affirmer que ni l’homosexualité ni le comportement homosexuel ne contredisent la notion de morale publique même dans son acception la plus large (ils font entre autres référence aux arrêts Smith et Grady c. Royaume-Uni, nos 33985/96 et 33986/96, § 97, CEDH 1999‑VI, S.L. c. Autriche, no 45330/99, § 44, CEDH 2003‑I (extraits), et Alekseyev, précité, § 84). Ils observent que la Cour a critiqué les « préjugés d’une majorité hétérosexuelle envers une minorité homosexuelle » et dit qu’elle « ne saurait considérer [ces attitudes négatives] comme étant en soi une justification suffisante [à la différence de traitement], pas plus qu’elle ne le ferait pour des attitudes négatives analogues envers les personnes de race, origine ou couleur différentes » (citant Smith et Grady, précité, § 97).

56. Être informé de l’existence de l’homosexualité ou adopter une attitude tolérante à l’égard des minorités sexuelles ne serait pas de nature à heurter les convictions intimes des enfants. Une approche opposée contraindrait les homosexuels à dissimuler leur orientation sexuelle, ce qui engendrerait une exclusion sociale que la Convention a été conçue pour faire disparaître. Contrairement à ce qu’alléguerait le Gouvernement, un débat public ouvert sur la question de l’homosexualité ne ferait pas obstacle à la protection des mineurs et ne compromettrait pas leur développement harmonieux. Il s’agirait au contraire du seul moyen de mettre un terme à la stigmatisation des enfants, adultes et familles LBGT.

57. Pour ce qui est du droit des parents de choisir des modes d’éducation appropriés pour leurs enfants, les requérants estiment que leurs actions n’ont interféré ni avec le processus pédagogique ni avec les programmes éducatifs : ils n’auraient pas cherché à inciter des mineurs à participer à des cours ou à des réunions. Néanmoins, le droit des parents de choisir un environnement éducatif n’impliquerait pas que ceux-ci disposent du pouvoir ultime de protéger leurs enfants contre tout discours public que ceux-ci pourraient être amenés à entendre à l’école, dans la rue ou ailleurs, principe que les requérants tirent de l’arrêt Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c. Danemark (7 décembre 1976, § 54, série A no 23). Ils demandent à la Cour de reconnaître expressément que le droit de diffuser des informations à propos de l’homosexualité auprès des enfants ne devrait pas être subordonné à l’autorisation des parents. Ils contestent la comparaison opérée par le Gouvernement entre la présente cause et l’affaire Vejdeland et autres (arrêt précité) et allèguent que l’espèce doit au contraire être distinguée de cette dernière en ce que celle-ci concernait une expression homophobe et que les sanctions imposées y relevaient des restrictions autorisées au discours de haine.

c) Les tiers intervenants

58. La Fondation pour la famille et la démographie (une ONG russe) concentre ses observations sur les risques qui sont de son point de vue associés au mode de vie homosexuel. Elle avance que les hommes homosexuels courent un plus grand risque d’être contaminés par le virus du VIH que les hommes hétérosexuels et qu’ils sont davantage susceptibles d’être sujets à des tendances suicidaires, à la dépression, à l’anxiété, à l’abus de substances toxiques et à des troubles similaires. Elle assure également que le mode de vie et le comportement homosexuels sont considérés comme immoraux par toutes les grandes religions, et que la majorité des non‑croyants partagent ce point de vue. Cette fondation exprime son soutien aux valeurs familiales traditionnelles et argue que le droit international accorde une protection particulière à la famille, définie comme l’union d’un homme et d’une femme, en reconnaissance de ses vertus découlant de la fonction de procréation ; elle allègue enfin que cette protection serait incomplète sans une interdiction de la « propagande homosexuelle » auprès des enfants.

59. Dans leurs observations communes, « Article 19 » et Interights mettent en avant la montée en puissance de la notion de « propagande homosexuelle » dans un certain nombre de pays d’Europe de l’Est, qui transparaît dans des projets de loi visant à imposer de fortes restrictions à la liberté d’expression et aux droits des minorités sexuelles. Les deux tiers intervenants font valoir que ces initiatives reposent invariablement sur la nécessité proclamée de protéger la morale et la santé des enfants, alors que selon eux elles sont elles-mêmes préjudiciables à la préservation de la santé, aux intérêts des enfants et à la cohésion sociale. Ils assurent que le droit à l’éducation englobe l’accès des enfants aux informations sur la santé sexuelle et génésique. Ils citent le rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à la santé, qui a déclaré que les lois qui censurent l’évocation de l’homosexualité en classe « alimentent la réprobation sociale et la discrimination à l’égard des minorités vulnérables » et « perpétuent les stéréotypes inexacts et négatifs en matière de sexualité, ostracisent les élèves qui ont des orientations sexuelles différentes et empêchent les élèves de prendre des décisions en pleine connaissance de cause au sujet de leur santé sexuelle et génésique ». Ils font également référence à la Recommandation du Comité des Ministres (CM/Rec(2010)5, citée au paragraphe 37 ci-dessus) où il est dit que « l’intérêt supérieur de l’enfant » commande que la jouissance effective du droit à l’éducation soit garantie « sans discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre », ce qui comprend « la protection (...) [d’] un environnement sûr, à l’abri de la violence, des brimades, de l’exclusion sociale (...) lié[e]s à l’orientation sexuelle ou à l’identité de genre ». Les tiers intervenants assurent que, du fait des lois sur la « propagande homosexuelle », il est impossible pour les écoles, les autorités éducatives ou les organismes caritatifs d’apporter aux élèves une information objective sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre, de mettre en œuvre des mesures contre les brimades et le harcèlement et d’offrir aux élèves, comme au personnel et aux enseignants LGBT, une protection adéquate.

60. Dans leurs observations communes, ILGA-Europe, « Coming Out » et le réseau LGBT russe font part de leurs préoccupations à propos des violences et de la discrimination dont sont victimes les personnes LGBT en Russie, des crimes haineux, des brimades et du harcèlement d’enfants LGBT, ainsi que des pressions exercées sur les couples homosexuels et les enfants que ceux-ci élèvent comme sur les organisations de défense de la cause LGBT. Ils font référence aux instruments internationaux exhortant les États à lutter contre l’homophobie, à mettre en œuvre une politique éducative contre le harcèlement et les brimades exercées à l’encontre des minorités sexuelles à l’école, et à veiller à ce qu’une information exacte concernant l’orientation sexuelle et l’identité de genre, exprimée sans préjugés, soit incluse dans les programmes scolaires.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur le point de savoir s’il y a eu ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’expression

61. La Cour observe qu’en l’espèce la problématique centrale réside dans l’existence même de lois interdisant la promotion de l’homosexualité ou des relations sexuelles non traditionnelles auprès des mineurs, et que les requérants tiennent pareille interdiction pour intrinsèquement incompatible avec la Convention. Les requérants se plaignent de l’impact général produit sur leur vie par ces lois, lesquelles non seulement les empêchent de faire campagne pour la défense des droits LGBT mais aussi les contraignent dans les faits à être attentifs, dans leurs activités quotidiennes, à la présence de mineurs afin de leur dissimuler leur orientation sexuelle. Ils avancent qu’ils ont été déclarés coupables d’infractions administratives pour avoir exposé des banderoles on ne peut plus banales et inoffensives.

62. Il importe de relever que, même avant que des sanctions administratives n’aient été prises à l’encontre des requérants, on pouvait considérer que l’interdiction de la promotion des relations sexuelles non traditionnelles auprès des mineurs avait déjà eu un impact sur les activités dans lesquelles les requérants auraient personnellement pu souhaiter s’engager, en particulier en qualité de militants de la cause LGBT. La Cour a déjà dit que l’effet inhibiteur d’une disposition législative ou d’une politique peut en lui-même constituer une ingérence dans la liberté d’expression (Smith et Grady, précité, § 127). En l’espèce, cependant, la Cour n’est pas tenue d’établir l’existence d’une ingérence sur la base de l’impact général produit par les lois litigieuses sur la vie des requérants parce que ces lois leur ont été concrètement opposées dans le cadre de la procédure administrative. Comme l’admet le Gouvernement, il y a eu ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’expression.

b) Sur le point de savoir si cette ingérence était justifiée

63. Les mesures prises à l’encontre des requérants se fondaient sur les dispositions législatives qui avaient été adoptées dans le but précis d’interdire la promotion de l’homosexualité et des relations sexuelles non traditionnelles auprès des mineurs. S’il n’est pas contesté que les autorités ont respecté la loi, la question de la légalité se pose en revanche en relation avec les allégations formulées par les requérants selon lesquelles la loi en elle-même était inopportunément vague et imprévisible dans son application. La Cour considère cependant que la question de la qualité de la loi revêt un caractère accessoire par rapport à celle de la nécessité de pareilles lois en tant que mesures générales. La Cour rappelle que, pour déterminer la proportionnalité d’une mesure générale, elle doit commencer par étudier les choix législatifs à l’origine de cette mesure, en tenant compte de la qualité de l’examen parlementaire et judiciaire de la nécessité de cette mesure ainsi que du risque d’abus que peut emporter l’assouplissement d’une mesure générale. Pour ce faire, elle tiendra également compte de la manière dont la mesure a été appliquée concrètement dans le cas des requérants, ce qui permet de se rendre compte de ses répercussions pratiques et est donc pertinent pour l’appréciation de sa proportionnalité (Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 108, CEDH 2013 (extraits) et les arrêts qui y sont cités). Par principe, plus les justifications d’ordre général invoquées à l’appui de la mesure générale sont convaincantes, moins la Cour attache de l’importance à l’impact de cette mesure dans le cas particulier soumis à son examen (ibidem, § 109).

64. Par conséquent, en l’espèce, la Cour s’attachera dans son appréciation à la nécessité des lois litigieuses en tant que mesures générales, méthode qui doit être distinguée de l’examen in abstracto de la législation nationale (voir, par exemple, James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 36, série A no 98, et Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, § 136, CEDH 2015 (extraits).

i. Justification fondée sur la protection de la morale

65. Le Gouvernement invoque premièrement dans son argumentation des impératifs moraux et l’adhésion de la population aux mesures en question. Il allègue qu’une manifestation ostensible de l’homosexualité constitue un affront pour les mœurs prédominantes chez les Russes croyants et même au sein de la majorité non croyante de la population russe, et qu’elle est généralement perçue comme un frein à l’inculcation des valeurs familiales traditionnelles.

66. La Cour est généralement disposée à reconnaître une marge d’appréciation plus ample en l’absence de consensus entre les États membres dans des domaines pouvant être liés à des questions morales ou éthiques délicates. En l’espèce, toutefois, la Cour observe qu’il existe en Europe un consensus manifeste pour reconnaître le droit des individus à se désigner ouvertement comme gays, lesbiens ou membres de toute autre minorité sexuelle et à militer pour leurs propres droits et libertés, (Alekseyev, précité, § 84). De plus, avant de se prononcer sur l’ampleur de la marge d’appréciation, la Cour doit examiner attentivement le but légitime que le Gouvernement invoque lorsqu’il déclare que le sujet constitue une question morale ou éthique délicate. Elle recherchera s’il est loisible à celui-ci d’invoquer des motifs relatifs à la morale dans une affaire qui concerne des facettes de l’existence et de l’identité des requérants ainsi que l’essence même du droit à la liberté d’expression.

67. Sur la question de la morale, le Gouvernement avance une incompatibilité censée exister entre la préservation des valeurs familiales, qui constitueraient le socle de la société, et la reconnaissance de l’acceptation de l’homosexualité par la société. La Cour ne voit aucune raison de considérer que ces éléments sont incompatibles, en particulier au vu de la tendance générale grandissante à faire entrer les relations au sein de couples de personnes de même sexe dans la notion de « vie familiale » (P.B. et J.S. c. Autriche, no 18984/02, §§ 27-30, 22 juillet 2010, et Schalk et Kopf c. Autriche, no 30141/04, §§ 91-94, CEDH 2010) et à prendre acte de la nécessité de leur accorder reconnaissance juridique et protection (Oliari et autres c. Italie, nos 18766/11 et 36030/11, § 165, 21 juillet 2015). Il appartient à l’État, lorsqu’il choisit des moyens conçus pour protéger la famille, de tenir compte de l’évolution de la société ainsi que des changements qui se font jour dans la manière de percevoir les questions de société, d’état civil et celles d’ordre relationnel, notamment de l’idée selon laquelle il y a plus d’une voie ou d’un choix possibles en ce qui concerne la façon de mener une vie privée et familiale (Kozak c. Pologne, no 13102/02, § 98, 2 mars 2010, et X et autres c. Autriche [GC], no 19010/07, § 139, CEDH 2013). On peut ajouter que, loin de s’opposer aux valeurs familiales, nombre de personnes appartenant aux minorités sexuelles manifestent leur attachement aux institutions du mariage, de la parentalité et de l’adoption, comme en témoigne le flux régulier de requêtes introduites devant la Cour par des membres de la communauté LGBT souhaitant avoir accès à ces institutions (voir, parmi de nombreux exemples, Salgueiro da Silva Mouta c. Portugal, no 33290/96, CEDH 1999‑IX, Oliari et autres, X et autres c. Autriche, précités, et E.B. c. France [GC], no 43546/02, 22 janvier 2008). Le Gouvernement n’a pas démontré comment la liberté d’expression sur les problématiques LGBT pourrait déprécier les « familles traditionnelles » qui existent réellement, leur nuire de toute autre manière ou encore compromettre leur avenir.

68. La Cour a toujours refusé d’avaliser des politiques et des décisions qui incarnent un préjugé de la part d’une majorité hétérosexuelle à l’encontre d’une minorité homosexuelle (Smith et Grady, précité, § 102, Salgueiro da Silva Mouta, précité, §§ 34-36, et L. et V. c. Autriche, nos 39392/98 et 39829/98, §§ 51-52, CEDH 2003‑I). Elle a dit que ces attitudes négatives, ces références aux traditions ou ces présupposés d’ordre général ayant cours dans un pays donné ne peuvent en soi passer pour constituer une justification suffisante de la différence de traitement en cause, pas plus que ne le peuvent des attitudes négatives du même ordre envers les personnes de race, d’origine ou de couleur différentes (Smith et Grady, précité, § 97, Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 143, CEDH 2012 (extraits), Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 77, CEDH 2013 (extraits), et Hämäläinen c. Finlande [GC], no 37359/09, § 109, CEDH 2014).

69. La législation en cause constitue un exemple de pareil préjugé, qui est mis en évidence sans ambiguïté par son interprétation et son application au niveau national et qui transparaît dans des formules telles que « créer une image faussée d’équivalence sociale entre relations sexuelles traditionnelles et relations sexuelles non traditionnelles » (paragraphe 34 ci-dessus) et dans des références aux risques qu’il y aurait à créer « une impression fausse d’équivalence sociale entre les relations maritales traditionnelles et les relations maritales non traditionnelles » (paragraphe 22 ci-dessus). Les tentatives visant à établir un parallèle entre homosexualité et pédophilie sont encore plus inacceptables (paragraphes 16 et 50 ci-dessus).

70. La Cour prend note de l’affirmation du Gouvernement selon laquelle la majorité des Russes désapprouvent l’homosexualité et n’apprécient pas que deux personnes de même sexe affichent leur relation. Il est vrai que le sentiment populaire peut jouer un rôle important dans l’appréciation de la Cour lorsqu’une justification s’appuyant sur des motifs liés à la morale est en jeu. Cependant, il existe une différence importante entre le fait de céder à un soutien populaire en faveur de l’élargissement du champ des garanties de la Convention, d’une part, et une situation dans laquelle on invoque ce soutien dans le but de réduire le champ de la protection matérielle, d’autre part. La Cour rappelle qu’il serait incompatible avec les valeurs sous‑jacentes à la Convention qu’un groupe minoritaire ne puisse exercer les droits qu’elle garantit qu’à condition que cela soit accepté par la majorité. En pareil cas, le droit des groupes minoritaires à la liberté de religion, d’expression et de réunion deviendrait purement théorique et non pratique et effectif comme le veut la Convention (Alekseyev, précité, § 81).

71. À la lumière des considérations ci-dessus, la Cour rejette l’assertion du Gouvernement selon laquelle la réglementation du débat public sur les problématiques LGBT peut se justifier par des motifs liés à la protection de la morale.

ii. Justification fondée sur la protection de la santé

72. Deuxièmement, le Gouvernement avance qu’il est nécessaire d’interdire la promotion des relations entre personnes de même sexe au motif que ce type de relations entraîne un risque pour la santé publique et la démographie. En ce qui concerne les risques sanitaires allégués, le Gouvernement n’a pas démontré que les messages véhiculés par les requérants préconisaient d’adopter un comportement à risque ou tout autre choix personnel néfaste pour la santé. En tout état de cause, la Cour juge qu’il est improbable que restreindre la liberté potentielle d’expression concernant les problématiques LGBT permettrait de faire reculer les risques sanitaires. Au contraire, la diffusion d’une information sur les questions d’identité sexuelle et de genre, accompagnée d’une sensibilisation aux risques y afférents ainsi qu’aux méthodes prophylactiques, à condition que ces informations soient présentées de manière objective et scientifique, formerait même un volet indispensable d’une campagne de prévention des maladies et d’une politique générale de santé publique.

73. Il est tout aussi difficile de percevoir comment les lois interdisant la promotion de l’homosexualité ou des relations sexuelles non traditionnelles auprès des mineurs pourraient aider un pays à atteindre ses objectifs démographiques ou comment, à l’inverse, l’absence de pareilles lois pourrait entraver la réalisation de ces objectifs. La croissance démographique est tributaire d’une multitude de conditions, au rang desquelles la prospérité économique, les droits à la sécurité sociale et l’accessibilité des services de garde d’enfants représentent les leviers les plus évidents sur lesquels l’État est susceptible d’agir. Interdire l’information sur les relations entre personnes de même sexe ne permet pas d’enrayer une tendance au déclin démographique. Qui plus est, tout bénéfice hypothétique pour la collectivité doit en tout état de cause être mis en balance avec les droits concrets des personnes LGBT qui pâtissent des restrictions litigieuses. Il suffit d’observer que la société ne conditionne pas son approbation des couples hétérosexuels à leur intention ou à leur capacité d’avoir des enfants. Il s’ensuit que cet argument ne saurait fournir une justification à une restriction de la liberté d’expression au sujet des relations entre personnes de même sexe.

iii. Justification fondée sur la protection des droits d’autrui

74. Troisièmement, enfin, le Gouvernement met en avant la nécessité de protéger les mineurs contre une information susceptible de transmettre une image positive de l’homosexualité, ce qu’il voit comme une mesure de précaution visant à les empêcher de se convertir à un « mode de vie homosexuel » qui compromettrait leur développement et les exposerait à des abus. Il souligne le risque potentiel que des mineurs soient incités ou contraints à adopter une orientation sexuelle différente ce qui, abstraction faite de l’aspect moral évoqué ci-dessus, touche à des questions relatives à l’autonomie personnelle des mineurs et empiète sur les choix éducatifs de leurs parents.

75. La Cour note que la nécessité de protéger les mineurs est la motivation principale qui a présidé à l’adoption des lois en cause, et que cela transparaît dans leur libellé. Toutefois, les restrictions appliquées à la « promotion » ne se cantonnent pas à des situations spécifiques, comme en témoigne le fait que l’un des requérants s’est vu infliger une amende pour avoir manifesté devant le bâtiment de l’administration municipale de Saint‑Pétersbourg (paragraphe 17 ci-dessus), un lieu public qui n’est pas particulièrement destiné à accueillir des mineurs. Il apparaît que le risque qu’un mineur puisse accidentellement ou potentiellement en être le témoin pourrait suffire à justifier d’interdire toute « promotion » sur un site donné. L’essence de l’infraction est en réalité définie par la teneur de l’expression en question. La Cour constitutionnelle a précisé que l’interdiction ne concernait pas « l’information (...) présentée dans un contexte (éducatif, artistique, historique) neutre (...) exempte de signes indiquant une volonté de promotion, c’est-à-dire si elle n’est pas destinée à engendrer des préférences s’agissant du choix de formes non traditionnelles d’identité sexuelle ». Dans la pratique, toutefois, l’exigence de neutralité peut se révéler inatteignable en matière d’expression d’opinions, et même de déclarations de fait, puisque l’absence d’une connotation négative peut en elle-même être perçue comme véhiculant une attitude positive. Des messages tels que « L’homosexualité n’est pas une perversion » et « L’homosexualité est naturelle » ont été jugés manquer de neutralité et considérés comme constitutifs d’une « promotion ».

76. En ce qui concerne l’étendue de l’interdiction, la Cour fait référence à la définition que le Gouvernement donne des notions de « promotion » ou de « propagande », conçues par lui comme « la diffusion active d’informations visant à inciter autrui à souscrire à un ensemble particulier de valeurs » (paragraphe 46 ci-dessus), aux jugements rendus dans les affaires des requérants ainsi qu’aux décisions de la Cour constitutionnelle. La Cour partage le point de vue de la Commission de Venise, qui évoque le caractère vague de la terminologie utilisée dans la législation en cause, ce qui permet une interprétation extensive des dispositions pertinentes (§§ 31‑37 de l’avis, cité au paragraphe 36 ci-dessus). Elle considère que le vaste champ d’application de ces lois, exprimées en des termes qui ôtent toute prévisibilité à leur application, doit être pris en compte dans l’appréciation de la justification qui est avancée par le Gouvernement.

77. En se disant préoccupé par le risque que la communauté LGBT n’« embrigade » des mineurs par la force ou sournoisement, le Gouvernement répète en substance les assertions que la Cour avait écartées dans l’arrêt Alekseyev (précité) pour les motifs suivants :

« 86. (...) [le Gouvernement] considérait qu’il était nécessaire de confiner toute référence à l’homosexualité à la sphère privée et de soustraire les gays et les lesbiennes aux yeux du public, comme si l’homosexualité était un choix délibéré et asocial. Cependant, les autorités n’ont pu apporter aucune justification à l’appui d’une telle exclusion. La Cour ne dispose d’aucunes preuves scientifiques ou données sociologiques qui suggéreraient que la simple mention de l’homosexualité ou un débat public ouvert sur le statut social des minorités sexuelles nuiraient aux enfants ou aux « adultes vulnérables ». Au contraire, la société ne peut se positionner sur des questions aussi complexes que celle soulevée en l’espèce que par un débat équitable et public. Un tel débat, appuyé sur la recherche universitaire, serait bénéfique pour la cohésion sociale, car il permettrait l’expression de tous les points de vue, y compris celui des premiers intéressés. Il permettrait également de dissiper certains malentendus courants, tels que celui qui concerne la question de savoir si l’hétérosexualité et l’homosexualité peuvent découler de l’éducation ou de l’incitation et si l’on peut choisir volontairement d’être ou de ne pas être homosexuel. C’est exactement le type de débat que le requérant a tenté d’organiser. Il ne peut être remplacé par un avis non éclairé, mais supposément populaire, exprimé sans réflexion préalable par des responsables politiques. Dans ces circonstances, la Cour ne peut que conclure que les interdictions d’organiser les manifestations en question ne reposaient pas sur une appréciation acceptable des faits pertinents. »

78. La position du Gouvernement n’a pas évolué depuis l’affaire Alekseyev, et elle demeure dénuée de fondement. Le Gouvernement n’a pas été en mesure d’expliquer par quel mécanisme un mineur pourrait être incité à adopter un « mode de vie homosexuel », et il a encore moins été en mesure de présenter des preuves scientifiques démontrant que l’orientation ou l’identité sexuelle d’une personne était susceptible de changer sous l’effet d’une influence extérieure. La Cour écarte donc ces assertions au motif qu’elle les juge dépourvues de toute force probante.

79. Pour autant que le Gouvernement allègue un risque d’exploitation et de corruption des mineurs en invoquant la vulnérabilité de ces derniers, la Cour souscrit à la critique formulée par les requérants, qui avancent que la protection contre pareils risques ne devrait pas se limiter aux relations entre personnes de même sexe ; par principe, cette obligation positive devrait être tout aussi pertinente pour les relations entre personnes de sexe opposé. Comme le relèvent les requérants, le droit russe réprime déjà pénalement les actes lubriques à l’encontre de mineurs et la diffusion de la pornographie auprès de ceux-ci, et ces dispositions s’appliquent quelle que soit l’orientation sexuelle des auteurs. Le Gouvernement n’explique pas pourquoi ces dispositions seraient insuffisantes et pourquoi il considère que les mineurs sont plus exposés aux abus dans le contexte de relations homosexuelles que dans celui de relations hétérosexuelles. La Cour ne peut que rappeler qu’elle a déjà conclu que pareille hypothèse s’analysait en la manifestation d’un préjugé (L. et V. c. Autriche, précité, § 52).

80. En ce qui concerne l’intrusion alléguée des requérants dans la sphère de la politique éducative et des choix parentaux en matière d’éducation sexuelle, la Cour observe qu’en organisant leurs manifestations, les requérants n’ont pas cherché à interagir avec des mineurs ni à s’immiscer dans leur espace privé. Rien de ce qui figurait sur leurs banderoles ne pouvait être interprété comme une proposition visant à faire un cours sur les questions de genre. Par conséquent, cette affaire n’a pas directement trait aux fonctions assumées par l’État dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement scolaire (Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen, précité, § 54, Jiménez Alonso et Jiménez Merino c. Espagne (déc.), no 51188/99, CEDH 2000‑VI, et Mansur Yalçın et autres c. Turquie, no 21163/11, § 75, 16 septembre 2014).

81. Même à supposer que l’obligation incombant aux autorités de respecter les convictions religieuses ou philosophiques des parents puisse être interprétée comme impliquant qu’elles doivent adopter des mesures allant au-delà de l’élaboration des programmes scolaires, il serait irréaliste de s’attendre à ce que les convictions religieuses ou philosophiques des parents soient systématiquement considérées comme prioritaires quelle que soit la situation, en particulier à l’extérieur de l’école. La Cour rappelle dans ce contexte que la Convention ne garantit pas le droit pour une personne de ne pas être confrontée à des opinions qui sont contraires à ses propres convictions (Appel-Irrgang et autres c. Allemagne (déc.), no 45216/07, CEDH 2009, et Dojan et autres c. Allemagne (déc.), no 319/08, 13 septembre 2011).

82. Dans des domaines aussi sensibles que le débat public sur l’éducation sexuelle, dans lesquels il convient de mettre en balance les opinions des parents, la politique éducative ainsi que le droit des tiers à la liberté d’expression, les autorités se voient contraintes de recourir aux critères de l’objectivité, du pluralisme, de l’exactitude scientifique et, in fine, de l’utilité d’un type donné d’informations pour le jeune public. Il importe de noter que les messages transmis par les requérants n’étaient ni inexacts, ni sexuellement explicites, ni agressifs (voir, a contrario, Vejdeland et autres, précité, § 57, où la Cour s’est ralliée au constat des juridictions nationales selon lequel les messages homophobes en question étaient de façon injustifiable offensants pour autrui et constitutifs d’une atteinte aux droits d’autrui). Les requérants n’ont pas non plus tenté de militer pour un comportement sexuel en particulier. Rien dans les actes des requérants n’a amoindri le droit des parents d’éclairer et de conseiller leurs enfants, d’exercer envers eux leur fonction naturelle d’éducateurs ou de les orienter dans une direction conforme à leurs propres convictions religieuses ou philosophiques (voir, pour des considérations similaires, Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen, précité, § 54). Pour autant que les mineurs qui ont été les témoins de la campagne des requérants ont été exposés aux idées de diversité, d’égalité et de tolérance, l’adoption de ces opinions ne pourrait que favoriser la cohésion sociale. La Cour reconnaît que la protection des enfants contre l’homophobie donne une expression pratique à la Recommandation Rec(2010)5 du Comité des Ministres, laquelle encourage « la protection du droit des enfants et des jeunes gens à l’éducation dans un environnement sûr, à l’abri de la violence, des brimades, de l’exclusion sociale ou d’autres formes de traitements discriminatoires et dégradants liés à l’orientation sexuelle ou à l’identité de genre » (paragraphe 31 de la recommandation) ainsi que « la fourniture d’informations objectives concernant l’orientation sexuelle et l’identité de genre, par exemple dans les programmes scolaires et le matériel pédagogique » (paragraphe 32 de la recommandation).

c) Conclusion

83. À la lumière des considérations ci-dessus, la Cour conclut que les dispositions de loi en question ne permettent pas d’avancer en direction de la concrétisation du but légitime que constitue la protection de la morale, et que pareilles mesures risquent d’être contreproductives pour la réalisation des buts légitimes proclamés que sont la protection de la santé et la protection des droits d’autrui. Étant donné le caractère vague de la terminologie employée et leur champ d’application potentiellement illimité, ces dispositions risquent de donner lieu à des abus dans des cas individuels, comme en témoignent les trois requêtes ici examinées. Et surtout, en adoptant cette législation, les autorités accentuent la stigmatisation et les préjugés et encouragent l’homophobie, ce qui est incompatible avec les notions d’égalité, de pluralisme et de tolérance qui sont indissociables d’une société démocratique.

84. Les éléments qui précèdent suffisent à la Cour pour conclure que, en adoptant les différentes mesures générales en question et en les mettant en œuvre dans le cas des requérants, les autorités russes ont outrepassé la marge d’appréciation qui leur est reconnue au titre de l’article 10 de la Convention. Partant, il y a eu violation de cette disposition.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 10

85. Les requérants allèguent que l’interdiction des déclarations publiques concernant l’identité, les droits et la situation sociale des minorités sexuelles est discriminatoire car la majorité hétérosexuelle ne fait pas l’objet de pareilles restrictions. Ils invoquent l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 10 de la Convention. La première disposition est ainsi libellée :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

A. Sur la recevabilité

86. Notant que ce grief est lié à celui formulé sur le terrain de l’article 10 de la Convention et examiné ci-dessus, la Cour le déclare par conséquent également recevable.

B. Sur le fond

87. Dans leurs observations sur ce point, les parties répètent pour l’essentiel les arguments qu’elles ont déjà avancés sur le terrain de l’article 10 de la Convention (voir, en particulier, les paragraphes 48 et 54 ci‑dessus).

88. Selon la jurisprudence constante de la Cour, pour qu’une question se pose au regard de l’article 14, il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations comparables. Une telle différence est discriminatoire si elle ne repose pas sur une justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. La Cour rappelle que les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement (Vallianatos et autres, précité, § 77, et Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 60, CEDH 2008).

89. Cependant, concernant spécifiquement les différences de traitement fondées sur l’orientation sexuelle, la Cour a dit que la marge d’appréciation des États était étroite ; en d’autres termes, ces différences doivent être justifiées par des raisons particulièrement solides et convaincantes (X et autres c. Autriche, précité, § 99, et les affaires qui y sont citées). La Cour a souligné que les différences motivées uniquement par des considérations tenant à l’orientation sexuelle sont inacceptables au regard de la Convention (E.B. c. France, précité, §§ 93 et 96, et Salgueiro da Silva Mouta, précité, § 36).

90. La Cour observe que le code des infractions administratives interdit expressément de « promouvoir l’attrait des relations sexuelles non traditionnelles, [de] créer une image faussée d’équivalence sociale entre relations sexuelles traditionnelles et relations sexuelles non traditionnelles », ce qui concorde avec la position de la Cour constitutionnelle. La législation en cause consacre donc l’infériorité des relations entre personnes de même sexe par rapport aux relations entre personnes de sexe opposé.

91. La Cour a déjà conclu ci-dessus que les dispositions législatives en question incarnaient un préjugé de la part de la majorité hétérosexuelle à l’encontre de la minorité homosexuelle et que le Gouvernement n’a pas avancé de raisons solides et convaincantes pour justifier cette différence de traitement.

92. Dès lors, il y a lieu de conclure également à la violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 10 de la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

93. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

94. Les requérants présentent les demandes suivantes au titre du préjudice matériel et moral qu’ils estiment avoir subi.

95. Le premier requérant sollicite 8 000 euros (EUR) pour préjudice moral. Le deuxième requérant réclame 15 000 EUR pour préjudice moral et, pour préjudice matériel, la somme de 1 800 roubles russes (RUB) correspondant au montant de l’amende qui lui a été infligée à titre de sanction administrative, plus une majoration reflétant l’inflation. Le troisième requérant demande 30 000 EUR pour préjudice moral et, pour dommage matériel, la somme de 7 000 RUB correspondant à la somme totale qu’il a payée à titre d’amende administrative, plus une majoration reflétant l’inflation.

96. Le Gouvernement s’oppose aux demandes formulées par les requérants pour dommage moral car il les juge excessives et non étayées. Il demande à la Cour qu’en cas de constat d’une violation la réparation éventuellement allouée soit nettement inférieure, et proche du montant de 1 500 EUR qui a été accordé par la Cour dans l’affaire Sergueï Kouznetsov c. Russie (no 10877/04, § 53, 23 octobre 2008). Quant aux demandes de réparation du dommage matériel allégué, le Gouvernement les considère comme illégitimes car les amendes en question ont été imposées sur décision des juridictions internes. Le Gouvernement conteste également la demande formulée par le deuxième requérant pour dommage matériel, avançant qu’il n’a pas été prouvé que l’intéressé avait bien payé l’amende.

97. La Cour note que les amendes prononcées dans le cadre de la procédure administrative ont été infligées aux requérants en relation avec l’exercice par eux de leur liberté d’expression et qu’elles sont directement liées aux violations constatées en l’espèce. En ce qui concerne les montants réclamés, les requérants n’ont pas indiqué le taux d’inflation applicable pour étayer leur demande d’une majoration correspondant à celle-ci, qu’ils ne chiffrent pas. Par conséquent, la Cour ne procède à aucune majoration à ce titre et alloue au deuxième et au troisième requérant les montants des amendes, à savoir respectivement 45 EUR et 180 EUR. La somme accordée au deuxième requérant pour dommage matériel ne lui sera versée que s’il a bien acquitté l’amende en question ; dans le cas contraire, l’intéressé sera dispensé de régler ladite amende et ne pourra donc pas prétendre à l’indemnisation d’un quelconque dommage matériel.

98. En ce qui concerne le préjudice moral, la Cour a conclu en l’espèce à une violation de l’article 10 de la Convention et de l’article 14 combiné avec l’article 10, et elle considère que l’application des dispositions de loi discriminatoires a fait subir aux requérants stress et anxiété. Elle note également que les dispositions litigieuses n’ont pas été abrogées et qu’elles demeurent en vigueur (L. et V. c. Autriche, précité, § 60), de sorte que les effets du préjudice déjà subi par les requérants n’ont pas été atténués. Elle alloue par conséquent aux premier et deuxième requérants les sommes qu’ils réclament pour préjudice moral : 8 000 EUR pour le premier requérant et 15 000 EUR pour le deuxième. Elle accorde en outre 20 000 EUR au troisième requérant pour préjudice moral.

B. Frais et dépens

99. Les requérants présentent également les demandes suivantes pour frais et dépens.

100. Le premier requérant réclame 5 880 EUR pour les frais de justice qu’il dit avoir engagés dans le cadre de la procédure devant la Cour. Il a présenté des copies d’un contrat de services juridiques ainsi qu’une déclaration énumérant les actes exécutés par son avocat en exécution de ce contrat. Il demande que la somme susmentionnée, qui est due en règlement des services juridiques indiqués ci-dessus, soit directement virée sur le compte bancaire de son représentant.

101. Le deuxième requérant demande 8 600 RUB en remboursement du prix de son billet d’avion pour un voyage de Moscou à Arkhangelsk effectué le 10 janvier 2012 et pour le vol de retour effectué le 13 janvier 2012.

102. Le troisième requérant réclame 15 028 RUB de frais de déplacement et a soumis des billets d’avion correspondant à son vol aller-retour de Moscou à Arkhangelsk (effectué aux mêmes dates que le deuxième requérant) ainsi que des billets de train pour des voyages de Moscou à Saint-Pétersbourg effectués les 12 avril 2012, 4 mai 2012 (un billet aller-retour) et 6 juin 2012 (un billet aller-retour).

103. Le Gouvernement conteste ces prétentions, qu’il juge excessives et non étayées. Il ajoute que les prétentions du premier requérant pour frais et dépens ont trait à des dépenses qui n’ont pas réellement été engagées. Dans le cas du deuxième requérant, le Gouvernement considère que les vols effectués aux dates indiquées n’avaient aucun lien avec la procédure en l’espèce. Pour ce qui est du remboursement des frais de déplacement réclamé par le troisième requérant, le Gouvernement admet que quatre des voyages en question avaient un lien avec la procédure devant les juridictions nationales, ce qui représenterait au total 5 407 RUB, mais il considère que le reste de la somme n’a aucun lien avec celle-ci.

104. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, la Cour observe que le premier requérant reste redevable de la partie non payée de ses frais d’avocat au titre du contrat de services juridiques et elle rejette l’objection formulée par le Gouvernement à cet égard. Elle alloue au premier requérant 5 880 EUR pour frais et dépens, à verser directement sur le compte bancaire du représentant de l’intéressé.

105. En ce qui concerne les frais de déplacement des deuxième et troisième requérants, la Cour considère que, contrairement aux voyages effectués par les requérants pour participer aux procès, les trajets destinés à les conduire sur les lieux de leurs manifestations statiques ne peuvent pas être pris en compte dans les frais afférents aux procédures devant les juridictions nationales ou devant la Cour. La Cour rejette par conséquent la demande du deuxième requérant et accueille en partie celle du troisième requérant, à hauteur du montant mentionné par le Gouvernement. Le troisième requérant n’ayant pas indiqué le taux d’inflation applicable pour étayer sa demande d’une majoration correspondant à celle-ci, qu’il ne chiffre pas, la Cour ne dispose d’aucune base de calcul pour une telle majoration. Elle alloue au troisième requérant 83 EUR (l’équivalent de 5 407 RUB) à ce titre.

C. Intérêts moratoires

106. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Décide de joindre les requêtes ;

2. Déclare, à l’unanimité, les requêtes recevables ;

3. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

4. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 10 de la Convention ;

5. Dit, par six voix contre une,

a) que l’État défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i. 8 000 EUR (huit mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, au premier requérant pour dommage moral ;

ii. 5 880 EUR (cinq mille huit cent quatre-vingts euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, au premier requérant pour frais et dépens, à virer directement à M. Bartenev ;

iii. 15 000 EUR (quinze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, au deuxième requérant pour dommage moral ;

iv. 45 EUR (quarante-cinq euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, au deuxième requérant pour dommage matériel, qui lui seront versés à condition que celui-ci ait préalablement réglé son amende ;

v. 20 000 EUR (vingt mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, au troisième requérant pour dommage moral ;

vi. 180 EUR (cent quatre-vingts euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, au troisième requérant pour dommage matériel ;

vii. 83 EUR (quatre-vingt-trois euros) plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, au troisième requérant pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 20 juin 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stephen PhillipsHelena Jäderblom
GreffierPrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Dedov.

H.J.
J.S.P

OPINION DISSIDENTE DU JUDGE DEDOV

(Traduction)

Portée du contrôle

À mon grand regret, j’ai voté contre le constat d’une violation de l’article 10. La Cour conclut que les dispositions légales en question ne permettent pas d’avancer vers la concrétisation du but légitime que constitue la protection de la morale, et que pareilles mesures risquent d’être contreproductives pour la réalisation des buts légitimes proclamés que sont la protection de la santé et la protection des droits d’autrui.

Voici brièvement mon raisonnement. La Cour a refusé d’admettre que cette ingérence poursuivait un but légitime, à savoir la protection de la morale publique, de la santé publique et des droits d’autrui. La Cour n’a pas pris en compte le fait que la législation litigieuse visait à protéger la vie privée (y compris la dignité et l’intégrité) des enfants ainsi que les convictions de leurs parents sur la manière dont leur progéniture devrait organiser sa vie familiale. En l’espèce, la Cour n’est pas appelée à traiter un conflit d’opinions, mais un conflit de droits, à savoir le droit à la liberté d’expression, d’une part, et le droit à la vie privée et familiale, d’autre part. En présence d’intérêts contradictoires dans des affaires relatives à la liberté d’expression, la Cour ménage normalement un équilibre entre les droits concurrents. Or elle s’y est totalement refusée en l’espèce, même dans la partie de l’arrêt consacrée à l’analyse des droits d’autrui.

Le problème réside dans le fait que la Cour a conduit son analyse sous l’angle de l’article 10 comme s’il s’agissait d’une affaire de discrimination. Les requérants ont avancé avec insistance que la législation en question visait à opprimer la minorité sexuelle et que c’était incompatible avec les valeurs de diversité, de tolérance et d’ouverture d’esprit. La Cour a souscrit à ce point de vue et rappelé qu’il serait incompatible avec les valeurs sous-jacentes à la Convention qu’un groupe minoritaire ne puisse exercer les droits garantis par cette dernière qu’à la condition que cela soit accepté par la majorité (paragraphe 70 de l’arrêt). Je le répète, il ne s’agit pas, dans la présente affaire, de dire si la majorité devrait admettre que l’homosexualité est normale ou naturelle. Ce problème relève entièrement de la sphère de la liberté d’expression. Lorsque vous diffusez vos idées ou vos opinions, vous espérez convaincre les autres pour qu’ils acceptent votre position et partagent votre point de vue. Cependant, le droit à la liberté d’expression peut être limité s’il entre en conflit avec les droits d’autrui au point d’être susceptible de les anéantir. La Cour devait ménager un équilibre entre ces droits concurrents au lieu de se demander si les opinions diffusées devraient ou ne devraient pas être acceptées par la majorité.

Principes généraux et jurisprudence constante

Du fait des incohérences susmentionnées, la Cour n’a pas en l’espèce rappelé les principes généraux valant dans le domaine de la vie privée et familiale. Cela aussi est inhabituel, car il est impossible de résoudre la présente affaire sans prendre en compte des éléments tels que les obligations positives de l’État, la marge d’appréciation ou encore les principes régissant la limitation de la liberté d’expression.

Certes, la notion d’obligations positives a été évoquée dans la présente affaire. Selon les propres principes généraux de la Cour, l’article 8 de la Convention ne se contente pas de commander à l’État de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement plutôt négatif s’ajoutent des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou familiale. Ces obligations peuvent impliquer l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux (voir, entre autres, Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, § 78, CEDH 2013).

Selon la théorie de la marge d’appréciation, qui prend en compte la manière dont la Convention est interprétée au niveau national, les États disposent d’une certaine latitude pour décider comment ils réglementent l’expression (Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, §§ 47-50, série A no 24). L’étendue de cette latitude, qui est soumise au contrôle de la Cour, varie en fonction de la nature de l’expression en question. Si la marge d’appréciation dont disposent les États est étroite dans le domaine de l’expression politique, elle devrait être plus ample dans la sphère de la morale publique, de la décence et de la religion.

Fort de son ample marge d’appréciation et de son obligation positive à l’égard des enfants et de leur famille, l’État a conclu que la mesure litigieuse était nécessaire dans une société démocratique. Malheureusement, la Cour a refusé d’appliquer le critère de proportionnalité dans son entièreté.

Il n’est pas impossible que les autorités russes soient les seules à vouloir protéger la vie privée de cette manière. La présente affaire n’a pas donné lieu à une étude comparative. Toutefois, la Cour a déjà respecté la marge d’appréciation lorsqu’un État (se situant dans la minorité) a protégé le droit à la vie de l’embryon, comme dans l’affaire Parrillo c. Italie ([GC], no 46470/11, CEDH 2015) ou des valeurs traditionnelles, comme dans l’affaire Lautsi et autres c. Italie ([GC], no 30814/06, CEDH 2011 (extraits)). Cela signifie que, dans une situation où l’État est minoritaire parmi les États européens, le consensus européen n’entre pas en jeu si l’État en question a exercé un contrôle plus scrupuleux dans une affaire sensible. La Cour a également agi dans l’intérêt supérieur de l’enfant dans l’affaire Dubská et Krejzová c. République tchèque ([GC], nos 28859/11 et 28473/12, § 165, CEDH 2016), alors même que le risque revêtait un caractère général et n’était pas imminent. L’intérêt supérieur de l’enfant tel que garanti par la Convention relative aux droits de l’enfant et par la Convention européenne n’a pas été pris en considération par la Cour en l’espèce.

En ce qui concerne les limites à la liberté d’expression, la Cour a déjà dit que l’article 10 § 2 de la Convention souligne que l’exercice de la liberté d’expression comporte des « devoirs et responsabilités », qui valent aussi pour les médias, même quand il s’agit de questions d’un grand intérêt général. Ces devoirs et responsabilités peuvent revêtir une importance particulière lorsque l’on risque de nuire aux « droits d’autrui » (Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 82, 7 février 2012, et les références s’y trouvant citées).

Selon l’interprétation de l’article 17 de la Convention autrefois donnée par la Commission, un groupement ne peut pas utiliser le droit à la liberté d’expression pour aboutir à la destruction de l’un des droits et libertés garantis par la Convention (Kuhnen c. Allemagne (déc.), no 12194/86, 12 mai 1988, et D.I. c. Allemagne (déc.), no 26551/95, 26 juin 1996). La nouvelle Cour encourage également toutes les mesures destinées à protéger les enfants contre les abus sexuels, que ceux-ci soient réels ou potentiels. Dans l’affaire K.U. c. Finlande (no 2872/02, CEDH 2008) concernant l’obligation positive qui incombe à l’État de protéger les enfants contre les agissements des pédophiles sur Internet, la Cour a souligné que le législateur aurait dû prévoir un cadre permettant de concilier les services Internet et la protection des droits et libertés des enfants et des autres personnes vulnérables. La Cour a préféré « s’attacher à ces aspects particuliers de la notion de vie privée, compte tenu du risque physique et moral que la situation litigieuse pouvait comporter pour le requérant et de la vulnérabilité due à son jeune âge » (ibidem, § 41). Dans l’affaire Kaos GL c. Turquie (no 4982/07, 22 novembre 2016) portant sur la diffusion d’un magazine publié par une société LGBT, la Cour a approuvé les mesures prises pour empêcher des catégories précises, dont les mineurs, d’accéder à cette publication, car ces mesures répondaient à un besoin social impérieux.

La Cour n’a pas invoqué en l’espèce la jurisprudence susmentionnée. Elle s’est en revanche référée au paragraphe 86 de l’arrêt Alekseyev (Alekseyev c. Russie, nos 4916/07 et 2 autres, 21 octobre 2010), où elle a dit ne pas disposer de preuves scientifiques ou de données sociologiques qui suggéreraient que la simple mention de l’homosexualité dans un lieu public nuise aux enfants. Une position libérale de ce type ignore le fait que l’éducation sexuelle des enfants constitue un processus très délicat qui devrait être mené au cas par cas. Dans d’autres affaires, la Cour a généralement approuvé des mesures visant à protéger les enfants contre des programmes contenant des scènes de violences ou tout autre matériel susceptible d’entraver leur développement physique, mental ou moral, si ces matériels exploitaient l’inexpérience et la crédulité des enfants (Sigma Radio Television Ltd c. Chypre, nos 32181/04 et 35122/05, §§ 15, 16 et 200, 21 juillet 2011). Partant, il conviendrait d’éviter de communiquer de force à des enfants qui n’en ont exprimé ni le souhait ni le consentement, sous quelque forme que ce soit, des informations relatives au sexe en général ; quant aux relations sexuelles non traditionnelles, il s’agit d’une question bien plus complexe dont les enfants devraient avoir connaissance aussi tardivement que possible, lorsqu’ils ont acquis la maturité intellectuelle nécessaire.

En l’espèce, la liberté d’expression entre en conflit avec la vie privée des enfants et avec le droit de leurs parents à donner à ceux-ci une éducation en accord avec leurs convictions religieuses et philosophiques. L’État a pris des mesures pour protéger ces droits contre ce type d’ingérence et de destruction. La Cour a cependant ignoré le risque susmentionné, déclarant que la Convention ne garantissait pas le droit de ne pas être confronté à des opinions qui sont contraires à ses propres convictions. La Cour fait référence aux arrêts Appel-Irrgang et Dojan (précités, paragraphe 81 de l’arrêt) ; or ces affaires ont trait à l’éducation dans les domaines de l’éthique, du dialogue interculturel et de la sensibilisation au problème des abus sexuels commis sur des enfants par des étrangers. En l’espèce, la démonstration répond à la finalité inverse : informer sur les relations sexuelles non traditionnelles, en exposant ainsi davantage les enfants au risque d’abus sexuels. Une approche aussi dangereuse crée des zones grises dans des domaines sensibles des droits fondamentaux où la Convention devient ineffective.

Selon la jurisprudence de la Cour, la notion de vie privée recouvre en particulier l’intégrité psychologique, physique et morale de la personne et peut donc englober l’identification sexuelle et l’orientation sexuelle (Axel Springer, précité, § 83 ; K.U. c. Finlande, précité § 41 ; et X et Y c. Pays‑Bas, 26 mars 1985, § 22, série A no 91).

Les principes fondamentaux relatifs à la vie privée et à la liberté d’expression ainsi que les critères pertinents pour la mise en balance des intérêts concurrents sont également synthétisés dans l’arrêt Von Hannover c. Allemagne (no 2) ([GC], nos 40660/08 et 60641/08, CEDH 2012). Cependant, dans cette dernière affaire, la Cour s’est penchée sur la vie privée de personnes publiques et non sur l’impact produit sur la dignité et l’intégrité des enfants par les informations diffusées, de sorte que l’analyse s’inscrivait dans un contexte très différent.

Dans le contexte du droit à la vie privée et familiale, je souhaiterais présenter quelques éléments qui, à mon avis, sont essentiels à un examen adéquat de la présente espèce.

La vulnérabilité des enfants

Cet élément de la vie privée n’a pas été sérieusement pris en considération par la Cour. La Cour ne s’est pas appuyée sur la Convention relative aux droits de l’enfant, alors que celle-ci joue un rôle particulier dans la compréhension de l’importance de la vulnérabilité de l’enfant. La Convention relative aux droits de l’enfant dispose que l’enfant, en raison de son manque de maturité physique et intellectuelle, a besoin d’une protection spéciale et de soins spéciaux. Elle contraint les États parties à respecter le droit de l’enfant de préserver son identité sans ingérence illégale. Les États doivent prendre toutes les mesures législatives, administratives, sociales et éducatives appropriées pour protéger l’enfant contre toute forme de violence physique ou mentale, y compris la violence sexuelle. Les États doivent en particulier prendre toutes les mesures appropriées pour empêcher que des enfants ne soient incités ou contraints à se livrer à une activité sexuelle illégale (articles 8, 9 et 34).

L’immaturité intellectuelle constitue un élément déterminant de la vulnérabilité. Chacun sait que les enfants sont vulnérables et crédules du fait de leur manque d’expérience et de leur incapacité à juger. Les enfants peuvent facilement s’intéresser à toutes sortes d’informations ou d’idées, en particulier celles ayant trait aux relations homosexuelles, sans en comprendre la nature. L’idée que les relations sexuelles entre personnes de même sexe sont normales engendre de fait chez l’enfant une situation dans laquelle il se sent prêt à s’engager dans ce type de relations simplement en raison de la curiosité qui caractérise son esprit. C’est ainsi que la diffusion des idées agit sur les enfants. La Cour a déjà approuvé des mesures de protection des enfants contre toute information néfaste (même lorsqu’elle n’avait rien à voir avec les relations sexuelles, comme dans l’affaire Sigma Radio Television Ltd, en particulier).

Même si elles ne créent pas directement une situation de violence, dans les cas où elles reposent sur un « consentement mutuel », les relations sexuelles avec des mineurs sont interdites dans de nombreux pays parce que la capacité juridique de ces derniers (et donc leur capacité à comprendre correctement les informations) est limitée du fait de leur jeune âge et de leur manque d’expérience de la vie. La réglementation peut différer suivant l’âge du mineur ainsi que les traditions et l’environnement locaux, mais dans cette sphère de la politique pénale, l’État devrait bénéficier d’une ample marge d’appréciation.

Le Gouvernement souligne qu’une image positive de l’homosexualité serait néfaste au développement des enfants et les exposerait au risque d’abus sexuel. Or la Cour accueille l’objection soulevée par les requérants, qui estiment que la protection contre pareils risques ne doit pas se limiter aux relations entre personnes de même sexe et que ces obligations positives sont tout aussi pertinentes pour les relations entre personnes de sexe opposé. La Cour appuie le point de vue des requérants, qui considèrent que l’existence d’une responsabilité pénale en cas d’abus sexuels, indépendamment de l’orientation sexuelle, est suffisante, et elle conclut que supposer que les mineurs sont davantage exposés aux risques d’abus dans le cadre de relations homosexuelles s’analyserait en la manifestation d’un préjugé (paragraphe 79 de l’arrêt).

La réaction susmentionnée de la Cour a davantage à voir avec le contexte de la discrimination et ne prend pas en compte le fait que toute information sur les relations sexuelles communiquée par des étrangers à des enfants peut être préjudiciable à l’intégrité de ces derniers. Je précise que la législation (la loi fédérale sur la protection des enfants contre les informations susceptibles de nuire à leur santé et à leur développement) interdit également la présentation à un public d’enfants (y compris à ceux âgés de 16 à 18 ans) de relations sexuelles entre hommes et femmes. En particulier, l’article 10 § 5 de cette loi interdit les images suscitant un intérêt pour les relations sexuelles, quelle que soit leur nature. J’estime que cette disposition devrait être prise en compte.

Je serais prêt à considérer, à l’instar des requérants, qu’il ne s’agit que d’une diffusion neutre d’informations si le problème de la pédophilie était entièrement résolu. Or des statistiques indiquent que, chaque année en Russie, jusqu’à 50 000 enfants subissent des abus sexuels (aux États-Unis, d’après David Finkelhor[2], on en dénombre environ 150 000, ce qui tend à démontrer que les statistiques relatives à la Russie sont crédibles). Tous ces enfants sont considérés comme des victimes et tous jouent un rôle passif dans les relations sexuelles. Des violences domestiques sont en cause dans la moitié seulement de ces cas. On estime que jusqu’à 30 % des enfants subissant des abus sexuels sont des garçons et que 70 % sont des filles. Si l’on ajoute que tous les auteurs de ces actes sont des hommes, alors les violences entre personnes de même sexe représentent une proportion significative de ces cas, et elles méritent d’être prises en compte dans la législation par une mention spéciale des relations entre personnes de même sexe.

David Finkelhor montre que pour qu’il y ait abus sexuel sur des enfants, il faut que deux éléments soient réunis : une activité sexuelle et des conditions s’assimilant à de la violence (une contrainte ou une importante différence d’âge entre les participants, signe d’une absence de consentement). La notion d’activité sexuelle répond à une définition large, qui inclut les activités destinées à induire une stimulation sexuelle. L’abus sexuel peut revêtir différentes formes et il n’en existe pas de définition unique. Ce phénomène peut englober des conséquences délétères pour le développement sexuel de l’enfant ou une maltraitance psychologique. En tout état de cause, la diffusion non autorisée d’informations visant à inciter un enfant à s’intéresser aux relations sexuelles est susceptible d’anéantir la perception qu’a l’enfant de ce qu’est la vie privée et familiale. Le risque est exacerbé en cas de problèmes familiaux et économiques, en particulier lorsque les parents ne surveillent pas suffisamment leurs enfants ou ne leur accordent pas assez d’attention. Les enfants dans le besoin et privés d’affection se laissent facilement abuser par les stratagèmes des délinquants sexuels qui les piègent généralement en leur offrant de l’affection, de l’attention et de l’amitié[3].

Les éléments ci-dessus pourraient faire office de données sociologiques, conformément à ce que la Cour avait préconisé dans l’affaire Alekseyev (précitée) à propos des marches homosexuelles. Il y a lieu de noter que dans l’affaire Alekseyev la Cour n’a pas examiné la situation dans laquelle, comme dans la présente espèce, des opinions ont été exprimées devant une école ou une bibliothèque pour enfants.

Une fois encore, la législation ne porte que sur la promotion des relations sexuelles, quelle que soit leur nature, auprès des enfants. Les requérants des premier et deuxième épisodes ont tenu leur manifestation à proximité d’établissements spécialement réservés aux enfants. Dans le troisième épisode, la manifestation a eu lieu près du bâtiment de l’administration municipale, et il conviendrait d’éclaircir le point de savoir si les autorités ont appliqué la loi correctement. La Cour constitutionnelle russe a exprimé la même position et accordé aux requérants le droit de rouvrir la procédure administrative pour les trois épisodes afin qu’il fût permis de déterminer clairement si les manifestations en cause ciblaient des enfants. Cependant, la Cour n’a pas tenu compte de ce point et s’est bornée à dire que la Cour constitutionnelle russe avait écarté le grief. Ce point soulève également la question de l’épuisement des voies de recours effectives, que la Cour aurait dû examiner d’office, au moins en ce qui concerne le troisième épisode.

On pourrait toutefois comprendre que par cette position la Cour veut dire que pareilles manifestations, même lorsqu’elles se tiennent à proximité d’écoles, sont pertinentes, voire utiles dans une société démocratique. Je ne suis pas certain que les parents approuveraient une approche aussi nettement libérale !

La protection de la famille traditionnelle

Il va sans dire que l’identification sexuelle, de même que l’orientation sexuelle, constitue un processus très intime, même s’il subit l’influence de la vie sociale et des relations sociales. Les instruments internationaux, dont la Convention relative aux droits de l’enfant, reconnaissent que les enfants doivent en premier lieu consulter leurs parents ou des membres de leur famille proche plutôt que de trouver des informations relatives au sexe sur les affiches que les requérants brandissent dans les rues.

D’ailleurs, la disposition litigieuse de la législation poursuit l’objectif premier de protéger les valeurs de la famille traditionnelle. On pourrait considérer que cette disposition est favorable à la famille et à la maternité. En revanche, on ne pourrait pas l’interpréter comme empêchant des adultes de s’engager dans des relations avec une personne du même sexe, comme cela pourrait être le cas dans une affaire de discrimination. La Cour s’est heureusement déjà déclarée en faveur du devoir de l’État de protéger le droit à la famille et à la maternité de femmes détenues vulnérables qui avaient été condamnées à une peine de réclusion à perpétuité (Khamtokhu et Aksenchik c. Russie [GC], nos 60367/08 et 961/11, CEDH 2017). La présente affaire soulève également des questions relatives à la discrimination positive résultant de l’affirmation d’une préférence pour la famille traditionnelle. La discrimination positive visait non seulement à soutenir une catégorie de personnes mais aussi à protéger les valeurs traditionnelles de la société russe sans porter atteinte aux droits de la communauté LGBT. La conclusion formulée par la Cour en l’espèce prend malheureusement le contre-pied de sa position antérieure.

La Cour cite la position suivante, prise par la Commission de Venise (paragraphe 48 de son avis) : « (...) les mesures qui sont destinées à interdire du domaine public la promotion d’autres identités sexuelles, à l’exception des relations hétérosexuelles, touchent aux bases mêmes d’une société démocratique, caractérisée par le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture, ainsi qu’un traitement équitable et approprié des minorités » (une fois encore, à mon avis, une notion de discrimination intervient dans l’examen sous l’angle de l’article 10). La Commission de Venise ne prend toutefois pas au sérieux l’argument selon lequel l’« hétérosexualité » pourrait engendrer des valeurs (comme la maternité) qui méritent d’être considérées comme prioritaires. Je ne suis pas persuadé que le Conseil de l’Europe soit prêt à favoriser le dialogue avec la Cour constitutionnelle russe, laquelle a expliqué la finalité de la législation dans son arrêt du 23 septembre 2014 : « Pour autant que l’un des rôles de la famille est de donner naissance à des enfants et de les élever, une conception du mariage comme l’union d’un homme et d’une femme forme le socle de l’approche retenue par la législation pour résoudre les problèmes démographiques et sociaux dans le domaine des relations familiales dans la Fédération de Russie ». Sur la question de l’éducation et du développement des enfants en Russie conformément à la conception qu’ont leurs parents de la famille, j’estime que le Conseil de l’Europe devrait respecter les « relations familiales telles qu’elles sont traditionnellement conçues en Russie et exprimées dans la Constitution de la Fédération de Russie ». La Cour constitutionnelle russe s’intéresse également aux valeurs de la maternité dans une perspective culturelle et historique ainsi qu’à d’autres aspects pertinents mais ceux-ci n’ont pas été évoqués en l’espèce. Je regrette que l’arrêt susmentionné n’ait pas été reproduit dans son intégralité.

La Convention relative aux droits de l’enfant souligne aussi l’importance de la famille en tant qu’unité fondamentale de la société et milieu naturel pour la croissance et le bien-être des enfants, et elle précise que la famille doit recevoir la protection dont elle a besoin. Voilà qui constitue un but légitime lui aussi contraire à la conclusion qu’a rendue la Cour dans la présente affaire.

L’éducation sexuelle

La Cour conclut que les mineurs qui ont été les témoins de la campagne des requérants ont été exposés aux idées de diversité, d’égalité et de tolérance et que l’adoption de ces opinions ne peut que favoriser la cohésion sociale. Je ne suis pas certain que cela ait été suffisamment clair pour les enfants ou qu’ils aient pu eux-mêmes aboutir à pareille conclusion, ce qui aurait nécessité de connaître et de comprendre ces nobles principes. Les différents travaux de recherche confirment que les jeunes enfants ont du mal à conserver un point de vue cohérent sur les droits universels et qu’ils expriment une incertitude quant à l’interdiction de la liberté d’expression[4]. Il convient d’ajouter que les valeurs susmentionnées n’ont pas été explicitement exprimées par les requérants.

À l’évidence, l’éducation concernant les relations sexuelles (un sujet très intime et sensible) doit être dispensée avec d’infinies précautions. Partant, il est difficile de convenir qu’un slogan brandi dans la rue puisse remplir un quelconque but éducatif.

J’estime personnellement que les enfants devraient recevoir une éducation dans un environnement exempt de toute violence fondée sur une orientation sexuelle différente ; cependant, les requérants n’ont pas fourni à la Cour ni aux autorités nationales d’élément indiquant qu’il y avait eu un cas de violence parmi les enfants dans l’école ou à la bibliothèque devant lesquelles ils avaient tenu leurs manifestations. Par ailleurs, la Cour n’a pas reçu de requête à ce sujet.

De plus, la Convention relative aux droits de l’enfant dispose que l’éducation de l’enfant doit viser à favoriser l’épanouissement de la personnalité de l’enfant et le développement de ses dons et de ses aptitudes mentales et physiques, dans toute la mesure de leurs potentialités. Elle devrait aussi inculquer à l’enfant le respect de ses parents, de leurs valeurs ainsi que des valeurs nationales du pays dans lequel il vit (article 28). Par ailleurs, tous les manuels d’éducation sexuelle indiquent qu’il est normal que tous les enfants fassent preuve de curiosité à propos du sexe. Ces manuels recommandent aux parents de discuter avec l’enseignant de l’enfant afin de définir ce qui convient à l’âge et au degré de maturité de celui-ci. Chaque personne étant unique et se caractérisant par ses propres aptitudes ainsi que par son propre style d’apprentissage, il y a lieu de déterminer (et les parents sont les mieux placés pour cela) quelle quantité d’informations livrer à l’enfant et à quel moment le faire pour qu’il puisse explorer sa sexualité pleinement et sans risque. Les Principes directeurs internationaux sur l’éducation sexuelle de l’UNESCO constituent l’une des sources les plus fiables à cet égard.

L’éducation sexuelle porte aussi sur les abus sexuels que peuvent subir les enfants. Ces principes directeurs indiquent qu’aujourd’hui un nombre beaucoup trop faible de jeunes reçoivent une préparation suffisante dans le domaine de la sexualité, ce qui les rend vulnérables à la contrainte, aux abus, à l’exploitation, et à des infections sexuellement transmissibles, notamment l’infection à VIH (ce dernier point a été soulevé par le Gouvernement et rejeté par la Cour). Ces principes directeurs fournissent aussi beaucoup de données sociologiques concernant l’exploitation de la maturité sexuelle plus précoce en l’absence de choix responsable. Ces données permettent de comprendre l’écart entre la maturité sexuelle et le manque de maturité intellectuelle qui caractérise normalement l’enfant de plus de douze ans.

Il est donc communément admis que l’éducation sexuelle constitue un sujet très sensible à propos duquel l’information doit être diffusée avec la plus grande prudence.

La liberté d’expression

En l’espèce, la Cour n’a pas tenu sérieusement compte du fait que la vie privée des enfants est plus importante que la liberté d’expression des homosexuels.

Il ressort des circonstances de l’affaire que toutes les manifestations ont eu pour but de promouvoir les relations sexuelles non traditionnelles (lesquelles ne constituent pas en elles-mêmes un sujet d’intérêt général) ; elles n’étaient pas destinées à permettre l’expression d’opinions sur des questions d’intérêt général telles que le mariage entre personnes de même sexe ou l’adoption. Deux de ces manifestations ont eu lieu devant une école sans que les enseignants n’aient été consultés et sans que les manifestants n’aient ciblé la catégorie des élèves d’un âge plus avancé ; de plus, aucun autre élément ne permet de conclure que la finalité de la manifestation était d’associer des enfants à un débat sur des thématiques sociales telles que la tolérance. Les requérants ont eux-mêmes reconnu que les lieux des manifestations et les messages figurant sur les banderoles avaient été volontairement choisis pour protester contre les textes législatifs en question (paragraphe 52 de l’arrêt).

Les requérants souhaiteraient démontrer que l’homosexualité est normale et naturelle. Toutefois, l’homosexualité ne fait l’objet de persécutions ni de la part des autorités de l’État ni de la part des enfants de l’école ou de leurs parents, et la société russe se montre de manière générale tolérante à l’égard de ce phénomène. De nombreux homosexuels sont des personnalités publiques qui ont réussi dans le monde des arts, des affaires ou de la gouvernance de l’État. De plus, en cas de violence à l’encontre d’homosexuels, si les autorités nationales ont manqué à leurs obligations positives, il est toujours possible de saisir la Cour. Or les circonstances factuelles ne justifiaient aucunement d’organiser ces manifestations en ces endroits en particulier.

La Cour a conclu que la promotion des relations entre personnes du même sexe ne portait atteinte ni à la morale publique, ni à la santé, ni aux droits d’autrui, même si l’expression de cette opinion entre directement en conflit avec le droit à la vie privée. Elle s’est dite convaincue qu’en organisant leurs manifestations, les requérants n’ont pas cherché à interagir avec des mineurs, ni à s’immiscer dans leur espace privé (paragraphe 80 de l’arrêt). J’estime que ce point de vue entre en totale contradiction avec la jurisprudence constante de la Cour, parce que l’existence d’un conflit entre liberté d’expression et vie privée ne requiert pas une quelconque immixtion dans un espace privé considéré au sens littéral. En l’occurrence, ce point de vue représente même une intrusion dans la perception d’un mode de vie !

Conclusion

La présente affaire est assez complexe. Elle ne se limite pas à un simple conflit entre le droit à la liberté d’expression et le droit à la vie privée et familiale mais recèle également un conflit entre différentes formes d’auto-identification de la personne. Cette question est vitale pour les deux parties adverses, lesquelles ne s’entendront jamais sur ce point. Jusqu’ici, le Conseil de l’Europe s’est montré favorable à une reconnaissance publique sans restriction des relations sexuelles non traditionnelles, même en présence d’enjeux sensibles comme la vulnérabilité d’une catégorie particulière de personnes (les enfants) du fait de leur immaturité, les convictions religieuses et philosophiques de leurs parents (sur la question de l’organisation de la famille), les traditions nationales et des valeurs telles que la maternité, la politique démographique nationale et le caractère sensible de l’éducation sexuelle.

ANNEXE

Liste des requêtes

1. 67667/09 – Bayev c. Russie

2. 44092/12 – Kiselev c. Russie

3. 56717/12 – Alekseyev c. Russie

* * *

[1]. NdT : Cet arrêt n’existe pas en français.

[2]. D. Finkelhor, « Current information on the scope and Nature of child sexual abuse », The Future of Children, Summer/Fall 1994.

[3]. D. Finkelhor et L. Baron, High Risk Children, 1986.

[4]. C. Helwig, « Children’s Conceptions of Fair Government and Freedom of Speech », Child Development, v69 n2 1998.


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