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02/03/2017 | CEDH | N°001-171508

CEDH | CEDH, AFFAIRE TALPIS c. ITALIE, 2017, 001-171508


PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE TALPIS c. ITALIE

(Requête no 41237/14)

ARRÊT

Cette version a été rectifiée le 21 mars 2017

conformément à l’article 81 du règlement de la Cour.

STRASBOURG

2 mars 2017

DÉFINITIF

18/09/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Talpis c. Italie,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Mirjana Laz

arova Trajkovska, présidente,
Guido Raimondi,
Kristina Pardalos,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Robert Spano,
Armen Harutyunyan,
Tim Eicke, juges,
e...

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE TALPIS c. ITALIE

(Requête no 41237/14)

ARRÊT

Cette version a été rectifiée le 21 mars 2017

conformément à l’article 81 du règlement de la Cour.

STRASBOURG

2 mars 2017

DÉFINITIF

18/09/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Talpis c. Italie,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Mirjana Lazarova Trajkovska, présidente,
Guido Raimondi,
Kristina Pardalos,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Robert Spano,
Armen Harutyunyan,
Tim Eicke, juges,
et de Abel Campos, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 24 et 31 janvier 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 41237/14) dirigée contre la République italienne et dont une ressortissante roumaine et moldave, Mme Elisaveta Talpis (« la requérante »), a saisi la Cour le 23 mai 2014 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante a été représentée par Mes S. Menichetti et C. Carrano, avocats à Rome.[1] Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme E. Spatafora.

3. La requérante se plaignait notamment d’un manquement des autorités italiennes à leur devoir de protection contre les violences domestiques qu’elle aurait subies et qui auraient conduit à la tentative de meurtre sur sa personne et à la mort de son fils.

4. Le 26 août 2015, la requête a été communiquée au Gouvernement. Les gouvernements roumain et moldave n’ont pas usé de leur droit d’intervenir dans la procédure (article 36 § 1 de la Convention).

5. Le Gouvernement objecte que les observations soumises par la requérante sont arrivées à la Cour le 15 mars 2016, soit, selon lui, après l’échéance du délai fixé au 9 mars 2016. La Cour constate toutefois que les observations ont été envoyées le 9 mars 2016 conformément à l’article 38 § 2 du règlement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. La requérante est née en 1965 et réside à Remanzacco.

7. La requérante se maria avec A.T., un ressortissant moldave, et eut deux enfants de cette union : une fille, née en 1992, et un fils, né en 1998.

8. Après leur mariage, le mari de la requérante commença, selon elle, à la frapper. Cependant, en 2011, la requérante suivit son mari en Italie afin de donner à ses enfants la chance d’un avenir plus serein.

1. La première agression commise par A.T. sur la requérante et sa fille

9. La requérante soutient que son mari, alcoolique, la maltraitait physiquement depuis longtemps lorsque, le 2 juin 2012, elle demanda l’intervention des gendarmes à la suite des coups que A.T. leur aurait infligés, à elle-même et à sa fille.

10. À l’arrivée des gendarmes, A.T. était parti du domicile familial. Il fut retrouvé dans la rue en état d’ébriété, avec des griffures sur le côté gauche du visage. Les gendarmes rédigèrent un rapport de l’incident. Il ressort de ce rapport que la requérante avait été frappée et mordue au visage et à la jambe gauche et qu’elle avait plusieurs hématomes. Toujours selon le rapport, la fille de la requérante était intervenue pour défendre sa mère et avait été frappée à son tour. Elle aurait présenté une plaie causée par un ongle sur le cou et des blessures sur les deux bras. La requérante et sa fille furent informées de leurs droits et elles manifestèrent l’intention de se rendre aux urgences.

11. La requérante allègue qu’elle n’a, en revanche, pas été informée de la possibilité de déposer une plainte ou de prendre contact avec un centre pour les femmes victimes de violences. Elle soutient également qu’elle s’est rendue aux urgences afin de faire constater ses blessures, mais que, après trois heures d’attente, elle avait décidé de rentrer à la maison.

12. Le Gouvernement, se référant au procès-verbal rédigé par les gendarmes, estime qu’il n’y a aucune preuve que la requérante se soit rendue aux urgences.

2. La deuxième agression commise par A.T. sur la requérante

a) La version de la requérante

13. Après l’agression du 2 juin 2012, la requérante soutient qu’elle avait trouvé refuge dans la cave de son appartement et qu’elle y dormait.

14. Elle relate ainsi les événements suivants. Le 19 août 2012, après un appel téléphonique menaçant de son mari, craignant une agression de sa part, elle décida de sortir de la maison. Lorsqu’elle rentra chez elle, elle découvrit que la porte de la cave avait été cassée. Elle essaya de joindre une amie pour être hébergée pour la nuit, mais personne ne répondit à son appel. Elle décida alors de retourner dans la cave. A.T. l’y agressa avec un couteau et la contraignit à le suivre afin d’avoir des relations sexuelles avec ses amis. Espérant pouvoir demander de l’aide une fois dehors, elle se résigna à le suivre. Dans la rue, elle appela à l’aide des policiers qui patrouillaient en voiture.

15. Les policiers se bornèrent à contrôler ses papiers d’identité et ceux de A.T. et, nonobstant ses affirmations selon lesquelles elle avait été menacée et frappée par son mari, ils l’invitèrent à rentrer chez elle sans lui proposer d’aide et demandèrent à A.T. de s’éloigner d’elle. A.T. fut verbalisé pour port d’arme prohibé.

16. Peu de temps après être rentrée chez elle, la requérante appela les urgences et fut transportée à l’hôpital. Les médecins constatèrent, entre autres, qu’elle souffrait d’un traumatisme crânien, d’une blessure à la tête, de multiples excoriations sur le corps et d’un hématome sur la poitrine. Ses blessures furent jugées soignables en sept jours.

b) La version du Gouvernement

17. Le Gouvernement indique que, selon le rapport d’intervention rédigé par les policiers, ceux-ci sont arrivés rue Leopardi peu après minuit. La requérante les aurait informés qu’elle avait été frappée au visage. A.T. aurait donné un couteau aux policiers. La requérante aurait dit aux policiers qu’elle voulait aller à l’hôpital pour faire constater ses blessures. Elle s’y serait rendue et A.T. serait rentré chez lui. Le couteau aurait été saisi et le requérant verbalisé pour port d’arme prohibé.

3. La plainte de la requérante

18. À l’hôpital, la requérante fut entendue par une assistante sociale. Lors de cet entretien, elle déclara qu’elle refusait de revenir chez elle et d’y retrouver son mari. Elle fut alors hébergée par une association de protection des femmes victimes de violences, IOTUNOIVOI (« l’association »).

19. Le président du centre d’hébergement et des policiers se rendirent dans la cave de l’appartement où résidait la requérante afin d’y récupérer ses vêtements et objets personnels.

20. À partir du 20 août, A.T. harcela la requérante en l’appelant et en lui envoyant plusieurs messages insultants.

21. Le 5 septembre 2012, la requérante déposa plainte à l’encontre de son mari pour lésions corporelles, maltraitance et menaces. Elle demanda aux autorités de prendre des mesures urgentes afin de les protéger, elle et ses enfants, et d’empêcher A.T. de s’approcher d’eux. Elle indiqua qu’elle s’était réfugiée dans un centre d’hébergement et que A.T. la harcelait par téléphone.

22. Une information judiciaire fut ouverte à l’encontre de A.T. pour délits de maltraitance familiale, lésions corporelles aggravées et menaces. La police transmit la plainte au parquet le 9 octobre 2012.

23. Le 15 octobre 2012, le parquet, eu égard à la demande de mesures de protection formulée par la requérante, ordonna que des mesures d’investigation fussent prises de manière urgente. Il demanda en particulier à la police de rechercher d’éventuels témoins, y compris la fille de la requérante.

24. La requérante fut hébergée pendant trois mois par l’association.

25. Par une lettre du 27 août 2012, le responsable des services sociaux de Udine informa l’association qu’il n’y avait pas de fonds disponibles pour prendre en charge la requérante et pour lui fournir une autre solution d’hébergement.

26. Le Gouvernement donne une lecture différente de cette lettre : il indique que, étant donné que la requérante n’avait pas été d’abord prise en charge par les services sociaux de la mairie de Udine, qui s’occupait des victimes de violences dans le cadre d’un autre projet, appelé « Zero tolerance », ces derniers ne pouvaient pas assumer les frais de l’association. Selon lui, les femmes victimes de violences pouvaient prendre contact avec les services sociaux pour demander de l’aide, ce que la requérante n’aurait pas fait.

27. Le 4 décembre 2012, la requérante quitta le centre d’hébergement afin de chercher un travail.

28. Elle dit avoir dormi dans la rue dans un premier temps, avant d’être hébergée par une amie. Elle indique qu’elle a ensuite trouvé un travail d’aide-soignante auprès de personnes âgées et que, lorsque cela a été possible, elle a loué un appartement. Selon la requérante, A.T. avait continué à exercer des pressions psychologiques sur elle pour l’inciter à retirer sa plainte.

29. Le 18 mars 2013, le procureur, constatant qu’aucun acte d’enquête n’avait été accompli, redemanda à la police d’enquêter à bref délai sur les allégations de la requérante.

30. Le 4 avril 2013, sept mois après le dépôt de sa plainte, la requérante fut entendue pour la première fois par la police. Elle modifia ses déclarations en atténuant la gravité des faits dont elle s’était plainte. Concernant l’épisode de juin 2012, elle déclara que A.T. avait essayé de la frapper mais qu’il n’y était pas arrivé et que sa fille n’avait pas non plus reçu de coups. Concernant l’incident du mois d’août 2012, elle dit que A.T. l’avait frappée mais qu’il ne l’avait pas menacée avec un couteau. En revanche, A.T. aurait fait semblant de retourner le couteau contre lui.

La requérante indiqua encore que, à l’époque, elle ne parlait pas bien l’italien et qu’elle n’avait pas pu s’exprimer correctement. Elle déclara en outre que A.T. ne l’avait pas contrainte à avoir des rapports sexuels avec d’autres personnes et qu’elle était retournée vivre au domicile familial. Elle dit que, lorsqu’elle était hébergée par l’association, elle ne parlait pas par téléphone avec son mari parce qu’on lui aurait dit d’agir ainsi. Elle assura que, exception faite de l’alcoolisme de son mari, la situation à la maison était calme. Elle conclut que son mari était un bon père et un bon mari et qu’il n’y avait plus eu aucun épisode de violences.

31. La requérante soutient qu’elle a modifié ses déclarations initiales en raison des pressions psychologiques qu’elle aurait subies de la part de son mari.

32. Le 30 mai 2013, le parquet de Udine, après avoir relevé, d’une part, que la requérante, entendue en avril, avait atténué la gravité des accusations qu’elle avait portées contre son mari en indiquant qu’il ne l’avait pas menacée avec un couteau et qu’elle avait été mal comprise par l’employée du centre où elle s’était réfugiée et, d’autre part, qu’aucun autre épisode de violences n’avait eu lieu, demanda au juge des investigations préliminaires (« le GIP ») de classer la plainte déposée à l’encontre de A.T. pour maltraitance familiale. Quant au délit de lésions corporelles aggravées, le parquet indiqua qu’il souhaitait continuer les investigations.

33. Par une décision du 1er août 2013, le GIP classa la plainte pour la partie qui concernait les allégations de maltraitance familiale et de menaces. Il considéra que le déroulement des faits était incertain et que, s’agissant de la maltraitance alléguée, un tel délit ne pouvait être qualifié au motif que, la requérante ayant dénoncé seulement l’incident du mois d’août 2012, le critère de la répétition des épisodes de violences n’était pas rempli.

34. Concernant le grief de menaces aggravées par l’utilisation d’une arme, le GIP releva que les déclarations de la requérante étaient contradictoires et que, dans le rapport établi par l’hôpital, il n’y avait aucune référence à des blessures causées par un couteau.

35. Quant au délit de lésions corporelles, la procédure se poursuivit devant le juge de paix. A.T. fut renvoyé en jugement le 28 octobre 2013. La première audience eut lieu le 13 février 2014 et A.T. fut condamné à payer une amende de 2 000 euros (EUR) le 1er octobre 2015.

4. La troisième agression commise par A.T. sur la requérante et son fils et le meurtre commis par A.T. sur la personne de son fils

36. Il ressort du dossier que, le 18 novembre 2013, A.T. a reçu la notification de son renvoi en jugement devant le juge de paix le 19 mai 2014 pour le délit de lésions corporelles concernant l’agression contre la requérante du mois d’août 2012.

37. Dans la nuit du 25 novembre 2013, la requérante demanda l’intervention des gendarmes en raison d’une dispute avec son mari.

38. Dans leur compte rendu, les gendarmes faisaient les constatations suivantes : à leur arrivée, ils avaient trouvé la porte de la chambre à coucher cassée et le sol jonché de bouteilles d’alcool ; la requérante avait affirmé que son mari était sous l’emprise de l’alcool et qu’elle avait décidé d’appeler de l’aide parce qu’elle estimait qu’il avait besoin d’un médecin ; elle leur avait dit qu’elle avait déposé une plainte contre son mari par le passé, mais qu’elle avait ensuite modifié ses accusations ; le fils de la requérante avait déclaré que son père n’était pas violent à son égard ; ni la requérante ni son fils ne présentaient de signes de violences.

39. A.T. fut transporté à l’hôpital en état d’ivresse. Dans la nuit, il sortit de l’hôpital et se rendit dans une salle de jeux.

40. Alors qu’il marchait dans la rue, il fut arrêté par la police pour un contrôle d’identité à 2 h 25.

41. Il ressort du procès-verbal du contrôle de police que A.T. était en état d’ivresse, qu’il avait du mal à se tenir en équilibre et que la police l’a laissé partir après l’avoir verbalisé.

42. À 5 heures, A.T. entra dans l’appartement familial armé d’un couteau de cuisine de 12 centimètres avec l’intention d’agresser la requérante. Le fils de la requérante tenta de l’arrêter et fut poignardé trois fois. Il décéda de ses blessures. La requérante essaya de s’échapper, mais A.T. réussit à la rejoindre dans la rue et lui porta plusieurs coups de couteau à la poitrine.

5. La procédure pénale engagée à l’encontre de A.T. pour lésions corporelles aggravées

43. Le 1er octobre 2015, A.T. fut déclaré coupable par le juge de paix de lésions corporelles aggravées sur la personne de la requérante en raison des blessures qu’il lui avait infligées lors de l’incident du mois d’août 2012, et condamné à payer une amende de 2 000 EUR.

6. La procédure pénale engagée à l’encontre de A.T. pour le meurtre de son fils, pour la tentative de meurtre sur la requérante et pour le délit de maltraitance envers la requérante

44. À une date non précisée, en novembre 2013, l’enquête relative aux actes de maltraitance fut rouverte.

45. A.T. demanda à être jugé selon la procédure abrégée (giudizio abbreviato).

46. Le 8 janvier 2015, A.T. fut condamné par le juge de l’audience préliminaire (« le GUP ») de Udine à la réclusion à perpétuité pour le meurtre de son fils et la tentative de meurtre sur sa femme, et pour les délits de maltraitance envers la requérante et sa fille et de port d’arme prohibé. Il fut également condamné à dédommager la requérante à hauteur de 400 000 EUR. La requérante s’était constituée partie civile.

47. S’agissant du grief de maltraitance, le GUP, après avoir entendu des témoins ainsi que la fille de la requérante, estima que la requérante et ses enfants vivaient dans un climat de violences. Il considéra que la conduite violente de A.T. était habituelle et jugea que, les vexations journalières que la requérante subissait mises à part, il y avait eu quatre épisodes violents. Il ajouta que A.T., lors du procès, avait avoué éprouver un sentiment de haine pour sa femme. Selon le GUP, les faits du 25 novembre 2013 étaient la conséquence de la tentative de la requérante de s’éloigner de A.T.

48. Le 22 mai 2015, A.T. interjeta appel du jugement.

Il ressort du dossier que, par un arrêt du 26 février 2016, le jugement du GUP a été confirmé par la cour d’appel. Aucune des parties n’a cependant joint l’arrêt à ses observations.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS

49. Selon l’article 572 du code pénal (maltraitance familiale ou maltraitance sur mineur), toute personne qui maltraite une personne de sa famille, une personne avec laquelle elle vit ou qui est placée sous son autorité ou qui lui a été confiée pour des raisons d’éducation, de soins, de surveillance ou pour l’exercice d’une profession ou d’un art est punie de deux à six ans d’emprisonnement.

50. L’article 582 du code pénal établit que toute personne qui cause à autrui une lésion entraînant une infirmité physique ou mentale est punie de trois mois à dix ans d’emprisonnement. Aux termes de l’article 583 du code pénal, la lésion est considérée comme « grave » et est punie d’une peine d’emprisonnement de trois à sept ans lorsqu’elle entraîne, notamment, une infirmité ou une incapacité temporaire supérieure à quarante jours.

51. La loi no 38 du 23 avril 2009 de conversion du décret-loi 11 du 23 février 2009 portant « mesures urgentes, en matière de sûreté publique, contre la violence sexuelle et tout ce qui concerne les actes de persécution », approuvant la « nécessité extraordinaire et urgente d’introduire des mesures pour assurer la plus grande protection à la sûreté et à la collectivité, en raison de l’augmentation alarmante du nombre d’épisodes de violences sexuelles », a introduit, entre autres, un nouveau crime en matière d’actes de persécution, appelé dans le langage courant « harcèlement », avec l’introduction dans le code pénal de l’article 612 bis.

Il s’agit d’une disposition apte à sanctionner la répétition de comportements malveillants, qu’ils se manifestent par des coups de téléphone à toute heure, des attentions répétées, une surveillance, des cadeaux non souhaités, des lettres ou des SMS, autrement dit par une variété d’actes inoffensifs en apparence mais qui dégénèrent souvent en menaces, pistages, présence inopportune près de l’école ou au restaurant, qui engendrent chez la victime un état d’anxiété et de peur pour sa propre intégrité, et qui, surtout, la forcent à modifier ses propres habitudes et ses choix de vie.

La loi prévoit que, avant de porter plainte, la victime de harcèlement peut s’adresser aux autorités de police et demander qu’un avertissement soit adressé à l’auteur des vexations. Après avoir recueilli les renseignements nécessaires, la police – si elle estime la demande fondée – avertit oralement l’auteur des actes en question et rédige un procès-verbal.

La loi établit, en outre, que les forces de l’ordre, les opérateurs sanitaires et les institutions publiques qui apprennent l’existence d’actes de persécution doivent fournir à la victime tous les renseignements relatifs aux centres antiviolence présents sur le territoire et, en particulier, dans sa zone de résidence, et, si elle le demande, la mettre en contact avec les centres antiviolence (article 11).

La nouvelle loi prévoit également un numéro vert national pour les victimes de harcèlement, qui permet à celles-ci de bénéficier d’une assistance psychologique et juridique et, si elles le souhaitent, de voir signaler aux forces de l’ordre des violences faites aux femmes (article 12).

Dans l’attente du procès, le juge peut ordonner les mesures conservatoires « spécifiques » introduites dans le code de procédure pénale (CPP) par la loi no 154/2001, à savoir l’éloignement immédiat du domicile familial et l’interdiction de se rendre sur les lieux habituellement fréquentés par la victime ou par ses proches (article 282 bis, ter, quater du CPP).

L’article 9 de la loi susmentionnée prescrit l’obligation de communiquer aux autorités de police les mesures d’éloignement de manière à ce que celles‑ci prennent des mesures éventuelles concernant la détention d’armes et de munitions (article 282 quater du CPP).

La loi no 38 prévoit, pour les actes de harcèlement, une condamnation qui va de six mois à quatre ans de réclusion, et une peine plus forte si le fait a été commis par un conjoint, légalement séparé ou divorcé, ou par une personne ayant déjà fait l’objet d’un avertissement par le préfet de police. La peine est aggravée de 50 % lorsque l’acte de harcèlement est commis sur un mineur, une femme enceinte ou une personne handicapée, ou lorsqu’il est commis avec des armes.

52. Le dispositif spécial et urgent des « ordres de protection » (article 736 bis du code de procédure civile et article 342 bis et ter du code civil) prévoit que :

Le juge civil peut décider de mesures d’urgence pour empêcher la multiplication des comportements qui mettent à mal la sérénité familiale, qu’il s’agisse d’un couple marié ou non. Le critère essentiel est la communauté de vie. La demande peut être formulée sans obligation d’être assisté par un avocat. Le recours introductif devra spécifier le contenu de la mesure protectrice demandée. Il est possible de solliciter l’intervention des services sociaux et l’accomplissement d’expertises psychologiques ou médicales et d’enquêtes patrimoniales.

Le juge peut adopter une ou plusieurs mesures dénommées « ordres de protection », visant à obtenir la cessation du comportement en cause, l’éloignement du domicile familial, l’interdiction d’approcher les endroits fréquentés par la personne concernée et/ou le paiement d’une pension aux personnes qui, dépourvues de moyens de subsistance, vivent sous le même toit. Dans sa décision, le juge détermine les modalités d’exécution. En cas de survenance de difficultés lors de l’exécution, il peut adopter des mesures complémentaires pour les résoudre. L’intervention de la force publique peut être prévue, ainsi que celle de l’officier sanitaire.

53. La loi no 119 du 15 octobre 2013, (plan d’action extraordinaire destiné à combattre la violence envers les femmes) prévoit de mesures importantes axées sur les droits procéduraux des victimes de la violence domestique, d’abus sexuel, d’exploitation sexuelle et de harcèlement. Conformément aux nouvelles dispositions, le procureur et les forces de police ont l’obligation légale d’informer les victimes qu’elles peuvent se faire représenter par un avocat lors de la procédure pénale et qu’elles, ou leurs avocats, peuvent demander une audience protégée. Ils doivent également informer les victimes de la possibilité qui leur est offerte de bénéficier d’une assistance juridique et des modalités d’octroi de ce type d’assistance.

En outre, la loi prévoit que les enquêtes relatives aux crimes présumés soient menées dans un délai d’un an à compter de la date du signalement à la police et que les permis de séjour des étrangers victimes de violence, y compris des migrants sans documents d’identification, soient prolongés.

La loi prévoit également la collecte structurée de données sur le phénomène, mises à jour régulièrement (au moins chaque année), y compris au moyen de la coordination des bases de données déjà établies.

54. Le projet de loi no 724 portant « dispositions relatives à la promotion de la subjectivité féminine et à la lutte contre le fémicide » et la proposition de loi du sénat no 764, dite « Introduction du délit de fémicide », sont à l’examen. Il y a lieu de mentionner à cet égard le projet de loi visant à contribuer à la réponse globale à la lutte contre la violence sexiste. Ce projet tend notamment à faire de la discrimination et de la violence sexistes des délits caractérisés.

55. Dans son Rapport “La violence à l’égard des femmes” (2014) l’Institut National de statistique (ISTAT) a fourni des données statistiques concernant la violence à l’égard des femmes.

« Istat carried out the survey in 2014, on a sample of 24,000 women aged 16‑70.The results are to be widely disseminated also among migrant women. Istat carried out the survey in 2014, on a sample of 24,000 women aged 16-70. Estimates indicate the most affected foreign women for citizenship: Romania, Ukraine, Albania, Morocco, Moldavia, China.

More specifically, according to the second Istat survey, 6,788,000 women have been victims of some forms of violence, either physical or sexual, during their life, that is 31.5% of women aged 16-70. 20.2% has been victim of physical violence; 21% of sexual violence and 5.4% of the most serious forms of sexual violence such as rape and attempted rape: 652,000 women have been victims of rape; and 746,000 have been victims of attempted rape.

Further, foreign women are victims of sexual or physical violence on a scale similar to Italian women’s: 31.3% and 31.5%, respectively. However, physical violence is more frequent among the foreign women (25.7% vs. 19.6%), while sexual violence is more common among Italian women (21.5% vs. 16.2%). Specifically, foreign women are more exposed to rape and attempted rape (7.7% vs. 5.1%) with Moldavians (37,3%), Romanians (33,9%) and Ukrainians (33,2%) who are the most affected ones. As for the author, current and former partners are those who commit the most serious crimes. 62.7% of rapes is committed by the current or the former partner while the authors of sexual assault in the majority of cases are unknown (76.8%).

As for the age of the victim, 10.6% of women have been victims of sexual violence prior to the age of 16. Considering VAW-cases against women with children who have been witnessed violence, the rate of children witnessing VAW cases rises to 65.2% compared to the 2006 figure (= 60.3%).

As for women’s status, women separated or divorced are those far more exposes to physical or sexual violence (51.4% vs. 31.5% relating to all other cases).

It remains of great concern the situation of women with disabilities or diseases. 36% of the women with bad health conditions and 36.6% of those with serious limitations have been victims of physical or sexual violence. The risk to be exposed to rape or attempted rape doubles compared to women without any health problems (10% vs. 4.7%).

On a positive note, compared to the previous edition-2006, sexual and physical violence cases result to be reduced from 13.3% to 11.3%. This is the result of an increased awareness of existing protection tools by women in the first place and the public opinion at large, in addition to an overall social climate of condemnation and no mercy for such crimes.

More specifically, physical or sexual violence cases committed by a partner or a former partner is reduced (as for the former, from 5.1% to 4%; as for the latter, from 2.8% to 2%) as well as for cases of VAW perpetrated by non-partners (from 9% to 7.7%).

The decline is meaningful when considering cases among female students: it reduced from 17.1% to 11.9% in the event of former partners; from 5.3% to 2.4% in the event of current partner; and from 26.5% to 22%, in the event of a non-partner.

Significantly reduced are those cases of psychological violence committed by the current partner (from 42.3% to 26.4%), especially when they are not coupled with physical and sexual violence.

Women are far more aware that they have survived a crime (from 14.3% to 29.6% in case of violence by the partner) and it is reported far more often to the police (from 6.7% to 11.8%). More often, they talk about that with someone (from 67.8% to 75.9%) and look for professional help (from 2.4% to 4.9%). The same applies in the event of violence by a non-partner.

Compared to the 2006 edition, survivors are far more satisfied with the relevant work carried out by the police. In the event of violence from the current or the former partner, data show an increase from 9.9% to 28.5%.

Conversely, negative results emerge when considering cases of rape or attempted rape (1.2% in both editions).

The forms of violence are far more serious with an increase of those also victims of injuries (from 26.3% to 40.2% when the partner is the author); and an increased number of women that were fearing that their life was in danger (from 18.8% in 2006 to 34.5% in 2014). Also the forms of violence by a non-partner are more serious.

3, 466,000 women (=16.1%) have been victims of stalking during lifetime, of whom 1, 524,000 have been victims of their former partner; and 2,229,000 from other person that the former partner. »

III. LE DROIT INTERNATIONAL PERTINENT

56. Le droit international pertinent est décrit en partie dans l’affaire Opuz c. Turquie (no 33401/02, §§ 72-82, CEDH 2009) et en partie dans l’affaire Rumor c. Italie (no 72964/10, §§ 31-35, 27 mai 2014).

57. Lors de sa 49e session, qui s’est tenue du 11 au 29 juillet 2011, le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (« le Comité de la CEDAW ») a adopté ses observations finales concernant l’Italie, lesquelles peuvent se lire comme suit en leurs passages pertinents en l’espèce :

« 26. Le Comité salue l’adoption de la loi no 11/2009, qui institue l’infraction de harcèlement criminel et prévoit la mise en détention obligatoire des auteurs d’actes de violence sexuelle, l’adoption du Plan national de lutte contre la violence à l’encontre des femmes et le harcèlement criminel, et la réalisation par l’Institut national des statistiques (ISTAT) d’une première vaste enquête sur les violences physiques, sexuelles et psychologiques subies par les femmes. En revanche, il reste préoccupé par la prévalence élevée des violences faites aux femmes et aux filles et par la persistance d’attitudes socioculturelles de tolérance à l’égard de la violence familiale. De plus, il déplore le manque de données sur les violences faites aux immigrées et aux femmes des communautés rom et sinti. En outre, il constate avec préoccupation qu’un nombre élevé de femmes meurent assassinées par leur compagnon ou leur ancien compagnon (fémicides), ce qui peut laisser penser que les autorités de l’État partie n’en ont pas suffisamment fait pour protéger ces femmes. Conformément à sa recommandation générale no 19 (1992) sur la violence à l’égard des femmes et aux positions qu’il a adoptées dans le cadre des procédures prévues par le Protocole facultatif, le Comité invite instamment l’État partie :

a) à privilégier des dispositifs exhaustifs de lutte contre les violences faites aux femmes dans le cercle familial et dans la société, en s’intéressant notamment aux besoins des femmes fragilisées par une situation particulière telles que les membres des communautés rom et sinti, les migrantes, les femmes âgées et les handicapées ;

b) à assurer aux femmes victimes de violences une protection immédiate avec, notamment, l’exclusion de l’agresseur du domicile familial et une garantie d’accès, pour les femmes, à des foyers d’hébergement sûrs et correctement financés situés dans l’ensemble du territoire ainsi qu’à une aide juridique gratuite, à un accompagnement psychosocial et à des recours suffisants, y compris sous forme de demandes d’indemnisation ;

c) à veiller à ce que les fonctionnaires, et notamment les membres des forces de l’ordre, le personnel judiciaire et les professionnels des services sanitaires, sociaux et éducatifs, soient systématiquement et pleinement sensibilisés à toutes les formes de violence à l’encontre des femmes et des filles ;

d) à mieux recueillir les données relatives à toutes les formes de violence à l’encontre des femmes, y compris la violence familiale, à améliorer la protection des victimes, à mieux poursuivre et sanctionner les auteurs de violences et à mener des enquêtes permettant d’évaluer précisément la prévalence des violences subies par les femmes appartenant à des groupes défavorisés telles que les femmes des communautés rom et sinti, les migrantes, les femmes âgées et les handicapées ;

e) à continuer de mener dans les médias et dans les écoles, en collaboration avec un large éventail d’acteurs, parmi lesquels les associations féminines et d’autres organisations de la société civile, des campagnes de sensibilisation visant à rendre socialement inacceptable la violence à l’encontre des femmes, et à informer le grand public des mesures de prévention existant face à cette violence ;

f) à ratifier dans les meilleurs délais la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique. »

58. Le 27 septembre 2012, la Convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (Convention d’Istanbul) a été signée. Elle a été ratifiée par l’Italie le 10 septembre 2013 et est entrée en vigueur dans ce pays le 1er août 2014. Les passages pertinents en l’espèce de cette convention sont en partie exposés dans l’affaire Y. c. Slovénie (no [41107/10](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2241107/10%22%5D%7D), § 72, CEDH 2015 (extraits)). En outre, l’article 3 de ladite convention énonce ce qui suit :

Article 3 – Définitions

« Aux fins de la présente Convention :

a. le terme « violence à l’égard des femmes » doit être compris comme une violation des droits de l’homme et une forme de discrimination à l’égard des femmes, et désigne tous les actes de violence fondés sur le genre qui entraînent, ou sont susceptibles d’entraîner pour les femmes, des dommages ou souffrances de nature physique, sexuelle, psychologique ou économique, y compris la menace de se livrer à de tels actes, la contrainte ou la privation arbitraire de liberté, que ce soit dans la vie publique ou privée ;

b. le terme « violence domestique » désigne tous les actes de violence physique, sexuelle, psychologique ou économique qui surviennent au sein de la famille ou du foyer ou entre des anciens ou actuels conjoints ou partenaires, indépendamment du fait que l’auteur de l’infraction partage ou a partagé le même domicile que la victime ;

(...) »

59. Les conclusions du rapporteur spécial des Nations Unies chargé de la question des violences contre les femmes, de leurs causes et conséquences, rédigées à la suite de sa mission en Italie (du 15 au 26 janvier 2012), peuvent se lire ainsi :

« VII. Conclusions and recommendations

91. Efforts have been made by the Government to address the issue of violence against women, including through the adoption of laws and policies and the establishment and merger of governmental bodies responsible for the promotion and protection of women’s rights. Yet these achievements have not led to a decrease in the femicide rate or translated into real improvements in the lives of many women and girls, particularly Roma and Sinti women, migrant women and women with disabilities.

92. Despite the challenges of the current political and economic situation, targeted and coordinated efforts in addressing violence against women, through practical and innovative use of limited resources, need to remain a priority. The high levels of domestic violence, which are contributing to rising levels of femicide, demand serious attention.

93. The Special Rapporteur would like to offer the Government the following recommendations.

A. Law and policy reforms

94. The Government should:

(a) Put in place a single dedicated governmental structure to deal exclusively with the issue of substantive gender equality broadly and violence against women in particular, to overcome duplication and lack of coordination;

(b) Expedite the creation of an independent national human rights institution with a section dedicated to women’s rights;

(c) Adopt a specific law on violence against women to address the current fragmentation which is occurring in practice due to the interpretation and implementation of the civil, criminal and procedures codes;

(d) Address the legal gap in the areas of child custody and include relevant provisions relating to protection of women who are the victims of domestic violence;

(e) Provide education and training to strengthen the skills of judges to effectively address cases of violence against women;

(f) Ensure the provision of quality, State-sponsored legal aid to women victims of violence as envisaged in the constitution and Law No. 154/200 on measures against violence in family relations;

(g) Promote existing alternative forms of detention, including house arrest and low-security establishments for women with children, having due regard to the largely non-violent nature of the crimes for which they are incarcerated and the best interest of children;

(h) Adopt a long-term, gender-sensitive and sustainable policy for social inclusion and empowerment of marginalized communities, with a particular focus on women’s health, education, labour and security;

(i) Ensure the involvement of representatives of these communities, particularly women, in the design, development and implementation of policies which impact them;

(j) Ensure continued provision of quality education for all, including through a flexible application of the 30 per cent ceiling of non-Italian pupils per classroom, to allow for inclusive schools particularly in places where the population of non-Italians is high.

(k) Amend the “Security Package” laws generally, and the crime of irregular migration in particular, to ensure access of migrant women in irregular situations to the judiciary and law enforcement agencies, without fear of detention and deportation;

(l) Address the existing gender disparities in the public and private sectors by effectively implementing the measures provided by the Constitution and other legislation and policies to increase the number of women, including from marginalized groups, in the political, economic, social, cultural and judicial spheres;

(m) Continue to remove legal hurdles affecting the employment of women, which is exacerbated through the practice of signing blank resignations, and the lower positions and salary scale for women. Strengthen the social welfare system by removing impediments to the integration of women into the labour market;

(n) Ratify and implement the Convention on jurisdiction, applicable law, recognition, enforcement and cooperation in respect of parental responsibility and measures for the protection of children; the International Convention on the Protection of the Rights of All Migrant Workers and Members of Their Families, International Labour Organization Convention No. 189 (2011) concerning decent work for domestic workers; the European Convention on the Compensation of Victims of Violent Crimes and the Council of Europe Convention on preventing and combating violence against women and domestic violence.

B. Societal changes and awareness-raising initiatives

95. The Government should also:

(a) Continue to conduct awareness-raising campaigns aimed at eliminating stereotypical attitudes about the roles and responsibilities of women and men in the family, society and workplace;

(b) Strengthen the capacity of the National Racial Discrimination Office to put in place programmes to bring about change in society’s perception of women who belong to marginalized communities and groups;

(c) Continue to conduct targeted sensitization campaigns, including with CSOs, to increase awareness on violence against women generally, and women from marginalized groups in particular;

(d) Train and sensitize the media on women’s rights including on violence against women, in order to achieve a non-stereotyped representation of women and men in the national media.

C. Support services

96. The Government should further:

(a) Continue to take the necessary measures, including financial, to maintain existing and/or set-up new anti-violence shelters for the assistance and protection of women victims of violence;

(b) Ensure that shelters operate according to international and national human rights standards and that accountability mechanisms are put in place to monitor the support provided to women victims of violence;

(c) Enhance coordination and exchange of information among the judiciary, police and psychosocial and health operators who deal with violence against women;

(d) Recognize, encourage and support public-private partnerships with CSOs and higher learning institutions, to provide research and responses to addressing violence against women. »

60. Un rapport de l’organisation non gouvernementale WAVE (Woment against violence Europe) concernant l’Italie a été publié en 2015. Sa partie pertinente en l’espèce se lit comme suit :

« In 2014, 681 women and 721 children were accommodated at 45 women’s shelters that are part of the national network Associazione Nazionale Donne in Rete contro la violenza - D.i.R.e.

In addition, there are three shelters for Black and Minority Ethnic (BME) women, migrant and asylum seeking women in the cities of Reggio Emilia, Imola and Modena, one shelter for girls and young women victims of forced marriage, and 12 shelters for victims of trafficking.

Women’s Centres

There are 140 women’s centres providing non-residential support to women survivors of any kind of violence in Italy; 113 of these centres are run by NGOs, 19 are run by the state, and 8 are run by faith-based organisations. While the exact number of such services is not known, there are several women’s centres for Black and Minority Ethnic (BME) women, as well as centres for women victims of trafficking. All the women’s centres provide information and advice, counselling, advocacy and practical support with access to social rights (i.e. housing, income, health care) and legal advice. Some only provide specialist support for children and family support, and cooperate with programmes for perpetrators of violence against women.

Women’s Networks

There is one national women’s network in Italy, called Associazione Nazionale Donne in Rete contro la violenza - D.i.R.e. The network includes 73 members, all women’s organisations running women’s shelters and anti-violence centres in Italy. Formed in 2008 and based in Rome, the network conduct activities in the areas of public awareness, lobbying and advocacy, training, research and networking. In 2014, the network received EUR 66,747 in funding from various private donors and foundations for specific projects, and EUR 20,000 in membership fees.

Policy & Funding

The Extraordinary Action Plan against gender and sexual violence in accordance with art.5 par. 1 Law Decree 14 August 2013 n.93 converted with amendments into Law 15 October 2013 n.119 (Piano di Azione Straordinario contro la violenza sessuale e di genere ai sensi dell’art 5 comma 1 D.L. 14 Agosto 2013 n. 93 convertito con modifiche nella legge del 15 Ottobre 2013 n 119) was launched in 2015 and covers a three-year period [voir paragraphe 53 ci-dessus]. The Plan addresses rape and sexual assault only marginally, and it does not provide for adequate financing of existing services or to create new services in the many regions where these are inexistent. While forced and early marriage is mentioned in the Plan, no particular measures are included. Conceived as an extraordinary measure provided for in a law decree addressing other subjects, the Plan generally fails to address the structural characteristics of violence against women and gender-based violence. Measures and interventions included in the Plan do not consider women’s shelters and anti-violence centres as key actors in providing specialist support to survivors of violence, with a gender perspective.

The Department for Equal Opportunities – Presidency of the Council of Ministers – acts as coordinating body for the implementation of policies on VAW. This body has in practice little effectiveness, largely due to the failure of the President of the Council of Ministers to appoint a Minister with decision-making.

There is currently no national monitoring body entrusted with the evaluation of national strategies on VAW in Italy, and women’s organisations are rarely invited to conduct such evaluation. Nonetheless, in 2014, a coalition of Italian women’s NGOs (among which D.i.R.e.) submitted a Shadow Report on the implementation of the Beijing Declaration and Platform for Action covering 2009-2014, and including review of national strategies on VAW.

In 2014, funding for governmental activities to combat VAW equalled EUR 7 million, while very little funding was provided for NGOs activities through local regional governments; detailed information on funding for NGOs activities is not available, due to the budget being decentralized. State funding for women’s organisations providing support is exclusively project-based.

Prevention, Awareness-raising, Campaigning

The national women’s network, along with most of the women’s shelters and centres, and the national women’s helpline conduct activities in the field of prevention, awareness-raising and campaigning; besides the national women’s helpline (1522), none of them received funding to carry out these activities in 2014.

Training

Most of the women’s shelters and centres conduct trainings with a number of target groups: police, judiciary, civil servants, health professionals, psychologists, social workers, education professionals, media, and others. »

EN DROIT

I. SUR LA RECEVABILITÉ

61. Le Gouvernement soulève deux exceptions d’irrecevabilité.

A. Sur le non-respect allégué du délai de six mois prévu à l’article 35 § 1 de la Convention

62. Le Gouvernement argue que la requête est tardive, au motif que la requérante l’a introduite après le classement de la plainte, à savoir le 1er août 2013. Par ailleurs, la requérante n’aurait pas exprimé la volonté d’être informée d’un classement de la plainte.

63. Se référant à la jurisprudence de la Cour (Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90, 16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et 16073/90, §156-158, CEDH 2009, et Edwards c. Royaume-Uni (déc.), no [46477/99](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2246477/99%22%5D%7D), 7 juin 2001), la requérante indique qu’elle a pris conscience seulement le 26 novembre 2013 que le seul remède à sa disposition était ineffectif. Elle estime que c’est cette date qui doit être considérée comme étant le point de départ du délai de six mois.

64. Elle ajoute que l’enquête pour maltraitance familiale a été rouverte tout de suite après le meurtre, et que A.T. a été condamné par le GUP en 2015 et par la cour d’appel en 2016. Elle soutient que, par conséquent, le délai de six mois a été respecté.

65. La Cour observe que la requérante a introduit sa requête dans un délai de six mois à compter de la date à laquelle son fils a été tué et à laquelle elle-même a subi une tentative de meurtre de la part de A.T. Elle considère que c’est lorsque la requérante s’est rendu compte de l’incapacité des autorités à empêcher A.T. de commettre de nouvelles violences qu’elle a pris conscience du caractère ineffectif des recours disponibles dans l’ordre juridique interne (Opuz, précité, § 112). De plus, elle note que la plainte de la requérante a été seulement partiellement classée et que A.T. a été renvoyé en jugement pour les lésions corporelles aggravées qu’il avait infligées à la requérante lors de l’agression du mois d’août 2012. En outre, elle constate que l’enquête pour maltraitance familiale a été rouverte en novembre 2013 et que A.T. a été condamné pour lésions corporelles aggravées.

66. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que le délai de six mois a commencé à courir au plus tôt le 26 novembre 2013.

67. Compte tenu des particularités de l’espèce, il convient de considérer que la requérante a introduit sa requête dans le délai de six mois prévu à l’article 35 § 1 de la Convention. En conséquence, la Cour rejette l’exception préliminaire du Gouvernement tirée du non-respect de la règle des six mois.

B. Sur le non-épuisement allégué des voies de recours internes

68. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes pour deux raisons. En premier lieu, il indique que la requérante a introduit sa requête alors que la procédure pour meurtre et tentative de meurtre aurait encore été pendante. En deuxième lieu, il indique qu’elle n’a pas fait opposition à la demande de classement du procureur au GIP concernant le délit de maltraitance familiale et qu’elle ne s’est pas non plus pourvue en cassation contre la décision de classement.

69. Le Gouvernement argue que, au demeurant, la requérante aurait également pu demander au juge civil d’appliquer les mesures de protection prévues à l’article 342 bis et ter du code civil, même si, selon lui, le juge civil aurait pu ne pas les appliquer au motif que, au moment du dépôt de la plainte, la requérante avait quitté le domicile familial et ne vivait plus avec A.T.

70. La requérante conteste les arguments du Gouvernement. Tout d’abord, elle soutient avoir épuisé les voies de recours internes, estimant que la plainte pénale qu’elle a déposée le 5 septembre 2012 n’était pas un remède effectif. À cet égard, elle déclare que, nonobstant la demande de mesures de protection et l’urgence signalée par le procureur à la police, chargée de l’enquête (paragraphe 21 ci-dessus), elle n’a été entendue que sept mois plus tard. Elle expose que la première audience a eu lieu seulement en 2014, après le meurtre de son fils. Elle ajoute que, de plus, les autorités italiennes ont omis de la protéger et de la faire bénéficier d’une aide après les violences qu’elle aurait subies.

71. La requérante déclare enfin que sa plainte n’a été que partiellement classée, que la première audience dans le cadre de l’affaire concernant le délit de lésions corporelles à la suite de l’agression commise par A.T. au mois d’août 2012 a eu lieu en 2014 et que l’enquête pour maltraitance a été rouverte après les faits du 26 novembre 2013. Elle répète que sa plainte n’a pas été un remède effectif et qu’elle a épuisé les voies de recours internes.

72. Quant au fait que la procédure pénale contre A.T. pour le meurtre de son fils et la tentative de meurtre sur sa personne est encore pendante, la requérante indique que sa requête a pour objet l’inaction des autorités du 2 juin 2012 jusqu’à la date du meurtre de son fils et qu’elle ne concerne pas la procédure relative à la responsabilité pénale de A.T.

73. Eu égard à son absence d’opposition contre la proposition du parquet de classer partiellement la plainte, la requérante assure ne pas avoir été informée de la décision de classement.

74. La Cour relève que la question centrale qui se pose en l’espèce au sujet de l’épuisement des voies de recours internes est celle de savoir si la requérante a fait usage des voies de droit disponibles dans l’ordre juridique interne. Elle note en outre que l’objet principal de la requête est avant tout de savoir si les autorités ont fait preuve de la diligence requise pour prévenir les actes de violence dirigés contre la requérante et son fils, notamment en prenant à l’égard de A.T. des mesures appropriées à caractère répressif ou préventif. Ces deux questions étant indissolublement liées, la Cour décide de les joindre au fond et de les examiner sous l’angle des articles 2 et 3 de la Convention (Opuz, précité, §116).

75. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Constatant par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle la déclare recevable.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 2 ET 3 DE LA CONVENTION

76. Invoquant les articles 2, 3 et 8 de la Convention, la requérante, se plaint que, par leur inertie et leur indifférence, les autorités italiennes, bien qu’averties à plusieurs reprises de la violence de son mari, n’ont pas pris les mesures nécessaires et appropriées pour protéger sa vie et celle de son fils contre le danger, à ses yeux réel et connu que représentait son mari, et n’ont pas empêché la commission d’autres violences domestiques. Les autorités ont ainsi failli à leur obligation positive consacrée par la Convention.

77. La Cour rappelle que, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, elle ne se considère pas comme liée par celle que leur attribuent les requérants ou les gouvernements. En vertu du principe jura novit curia, elle a, par exemple, examiné d’office des griefs sous l’angle d’un article ou paragraphe que n’avaient pas invoqué les parties. Un grief se caractérise en effet par les faits qu’il dénonce et non par les simples moyens ou arguments de droit invoqués (Aksu c. Turquie [GC], nos [4149/04](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%224149/04%22%5D%7D) et [41029/04](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2241029/04%22%5D%7D), § 43, CEDH 2012). Eu égard aux circonstances dénoncées par la requérante et à la formulation de ses griefs, la Cour examinera ces derniers sous l’angle des articles 2 et 3 de la Convention (pour une approche similaire, voir E.M. c. Roumanie, no [43994/05](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2243994/05%22%5D%7D), § 51, 30 octobre 2012, Valiulienė c. Lituanie, no [33234/07](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2233234/07%22%5D%7D), § 87, 26 mars 2013, et M.G. c. Turquie, no 646/10, § 62, 22 mars 2016).

Aux termes de ces articles :

Article 2

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi. »

Article3

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

78. Le Gouvernement combat cette thèse.

A. Arguments de la requérante

79. La requérante allègue que le manquement des autorités à leur obligation de protéger sa vie et celle de son fils, tué par son mari, a emporté violation de l’article 2 de la Convention. Elle soutient à cet égard que les autorités italiennes n’ont pas protégé le droit à la vie de son fils et qu’elles ont fait preuve de négligence devant les actes de violence, les menaces et les blessures répétés dont elle-même aurait été l’objet.

80. Elle argue que les autorités italiennes ont toléré de facto la violence de son mari. Elle estime que les agents de police savaient depuis juin 2012 qu’elle était victime de violences et qu’ils auraient dû savoir qu’il y avait un risque réel et sérieux que A.T. perpétrât des actions violentes contre elle. Selon la requérante, il y a eu des signes évidents de la persistance du danger la menaçant, mais les autorités n’ont pas pris les mesures nécessaires immédiatement après le dépôt de sa plainte et l’ont ainsi laissée seule et sans défense.

81. La requérante allègue encore que, en dépit du certificat de l’hôpital du 19 août 2012 établissant qu’elle avait été battue et menacée avec un couteau, cette circonstance n’a pas été prise au sérieux.

82. Aux yeux de la requérante, le seul remède disponible était la plainte pénale et il n’a pas été effectif. La requérante indique avoir porté plainte le 5 septembre 2012 et avoir été entendue en avril 2013. Elle ajoute que, pendant les sept mois qui ont séparé le dépôt de la plainte de son audition, aucun acte d’enquête n’a été mené et aucun témoin n’a été entendu. En mars 2013, le procureur a dû à nouveau solliciter la police afin que l’enquête fût menée (paragraphe 29 ci-dessus).

83. La requérante dénonce l’inertie des autorités et indique avoir changé sa version des faits une fois interrogée par la police sept mois après le dépôt de sa plainte. Selon la requérante, il est évident que l’État ne l’a pas protégée et qu’elle a été abandonnée par les autorités, qui n’auraient pas pris de mesures de protection à son égard malgré sa demande en ce sens. La requérante indique en outre que la municipalité de Udine, tout en connaissant la situation difficile dans laquelle elle se trouvait, lui avait refusé son aide en mettant un terme au financement de son séjour au sein du centre géré par l’association de protection des femmes victimes de violences. Elle est d’avis que les autorités auraient dû intervenir d’office compte tenu des circonstances de l’espèce et de sa vulnérabilité.

84. La requérante argue que, selon la jurisprudence de la Cour, les obligations positives découlant de l’article 2 de la Convention impliquent pour l’État le devoir primordial d’assurer le droit à la vie par la mise en place d’une législation pénale concrète dissuadant de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations. Elle estime que cela peut aussi vouloir dire, dans certaines circonstances, mettre à la charge des autorités l’obligation positive de prendre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu dont la vie est menacée par les agissements criminels d’autrui (Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 115, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII, cité dans Kontrová c. Slovaquie, no [7510/04](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%227510/04%22%5D%7D), § 49, 31 mai 2007). Elle conclut que, en l’espèce, l’État italien n’a pas pris les mesures nécessaires pour protéger sa vie ainsi que celle de son fils.

85. Se référant à la jurisprudence de la Cour (Opuz, précité, § 159), la requérante se plaint d’avoir été victime également d’un traitement inhumain et dégradant. Elle répète qu’elle a déposé une plainte, avec dossier médical à l’appui, en septembre 2012 et que, pendant sept mois, les autorités n’ont rien fait pour la protéger. Elle ajoute que, pendant ce temps, son mari avait réussi à la convaincre de retourner vivre avec lui.

86. En conclusion, la requérante considère que l’État a manqué à ses obligations positives découlant des articles 2 et 3 de la Convention.

B. Arguments du Gouvernement

87. Après avoir énoncé les principes qui se dégageraient de la jurisprudence de la Cour, le Gouvernement indique que toute menace présumée contre la vie n’oblige pas les autorités, au regard de la Convention, à prendre des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation (Opuz, précité, § 129). Il considère que, de plus, il doit être établi que les autorités savaient ou auraient dû savoir sur le moment que la vie d’un individu donné était menacée de manière réelle et immédiate en raison d’actes criminels de la part d’un tiers et qu’elles n’ont pas pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient sans doute pallié ce risque.

88. De plus, le Gouvernement estime qu’il faut distinguer la présente affaire de l’affaire Opuz (arrêt précité). Il est d’avis que, en l’espèce, les autorités ne savaient pas et n’auraient pas pu savoir que la requérante et son fils étaient en danger de mort, au motif qu’il n’existait aucune preuve tangible d’un danger imminent pour la vie de l’intéressée et de son fils. Il indique que, après les deux épisodes de violences des mois de juin et d’août 2012, la requérante avait trouvé refuge dans un centre d’aide aux victimes et qu’elle avait ensuite trouvé un travail lui assurant une indépendance financière. Selon le Gouvernement, les deux épisodes signalés en juin et en août 2012 faisaient vraisemblablement penser à de simples conflits familiaux. Le Gouvernement considère que les autorités ont fait tout ce qu’il était en leur pouvoir en verbalisant A.T. pour port d’arme prohibé, et que l’ouverture d’une enquête pour maltraitance et lésions corporelles nécessitait le dépôt d’une plainte pénale.

89. Le Gouvernement expose également que la requérante a quitté le centre où elle s’était réfugiée et que, lorsqu’elle a été interrogée par la police en avril 2013, elle a modifié ses déclarations antérieures. Il indique que les autorités, avant de procéder au classement de la plainte pour maltraitance familiale, ont vérifié si sa version des faits était exacte, s’il y avait eu d’autres événements de ce type et si l’intéressée se trouvait dans une situation de vulnérabilité susceptible de l’amener à modifier ses déclarations. Selon le Gouvernement, la requérante avait alors déclaré qu’il n’y avait plus eu d’incident et que A.T. était calme.

90. Dans cette situation, le Gouvernement juge qu’une intervention des autorités aurait pu contrevenir à l’article 8 de la Convention.

91. Selon lui, le laps de temps écoulé entre le dépôt de la plainte et l’audition de la requérante n’a pas eu pour conséquence de laisser la requérante exposée aux violences de A.T. Le Gouvernement indique de plus que, aucune autre demande d’intervention n’ayant été signalée, il n’y avait aucun signe concret de violences réelles et immédiates. Il ajoute que les autorités ont décidé de ne pas poursuivre A.T. pour maltraitance familiale sur la base des éléments précités.

92. Le Gouvernement soutient que la requérante n’a jamais démontré avoir subi de manière continue des abus ou des violences ni avoir vécu dans la peur d’être agressée. Il indique que, en revanche, lors de son audition devant la police en avril 2013, elle a affirmé qu’elle ne subissait plus de violences.

93. Par conséquent, le Gouvernement estime que les actes de violence prétendument subis par la requérante ne peuvent pas être qualifiés de traitements inhumains et dégradants.

94. Du point de vue procédural, le Gouvernement estime avoir rempli ses obligations positives découlant de la Convention. Il indique que, à la suite de l’enquête, la requérante ayant modifié ses déclarations, le parquet a dû demander le classement de la plainte. Il ajoute que, par ailleurs, la procédure a continué pour le délit de lésions corporelles et que A.T. a été condamné le 1er octobre 2015 à payer une amende de 2 000 EUR.

C. Appréciation de la Cour

1. Principes applicables

95. La Cour examinera les griefs sous l’angle des articles 2 et 3 de la Convention à la lumière des principes convergents découlant de l’une et de l’autre de ces dispositions, principes bien établis en la matière et résumés, entre autres, dans les arrêts Natchova et autres c. Bulgarie ([GC], nos [43577/98](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2243577/98%22%5D%7D) et [43579/98](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2243579/98%22%5D%7D), §§ 110 et 112-113, CEDH 2005-VII), Ramsahai et autres c. Pays-Bas ([GC], no [52391/99](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2252391/99%22%5D%7D), §§ 324-325, CEDH 2007‑II).

96. La Cour a déjà précisé qu’elle doit interpréter les articles 2 et 3 en gardant à l’esprit que l’objet et le but de la Convention, en tant qu’instrument de protection des êtres humains, appellent à comprendre et appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives.

97. Elle rappelle que tout comme l’article 2, l’article 3 doit être considéré comme l’une des clauses primordiales de la Convention consacrant l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (Soering c. Royaume-Uni, arrêt du 7 juillet 1989, série A no 161, p. 34, § 88). Contrastant avec les autres dispositions de la Convention, il est libellé en termes absolus, ne prévoyant ni exceptions ni limitations, et conformément à l’article 15 de la Convention il ne souffre nulle dérogation (Pretty c. Royaume-Uni, no [2346/02](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%222346/02%22%5D%7D), § 49, CEDH 2002‑III).

98. La Cour rappelle également les principes généraux qui se dégagent de sa jurisprudence en matière de violences domestiques tels qu’énoncés dans l’affaire Opuz (arrêt précité, § 159, avec les références jurisprudentielles y mentionnées).

99. À cet égard, elle réitère que les enfants et autres personnes vulnérables – dont font partie les victimes de violences domestiques – en particulier ont droit à la protection de l’État, sous la forme d’une prévention efficace, les mettant à l’abri de formes aussi graves d’atteinte à l’intégrité de la personne (Opuz, précité, § 159). Elle rappelle aussi que les obligations positives énoncées à la première phrase de l’article 2 de la Convention impliquent également l’obligation pour l’État de mettre en place un système judiciaire efficace et indépendant permettant d’établir la cause du décès d’un individu et de punir les coupables. Le but essentiel de pareille enquête est d’assurer la mise en œuvre effective des dispositions de droit interne qui protègent le droit à la vie et, lorsque le comportement d’agents ou autorités de l’État pourrait être mis en cause, de veiller à ce que ceux-ci répondent des décès survenus sous leur responsabilité. Une exigence de promptitude et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte (ibid, §§ 150-151).

100. La Cour a en outre déjà dit que les obligations positives qui pèsent sur les autorités – dans certains cas en vertu de l’article 2 ou de l’article 3 de la Convention, et dans d’autres cas en vertu de l’article 8, considéré seul ou combiné avec l’article 3 – peuvent comporter un devoir de mettre en place et d’appliquer un cadre juridique adapté offrant une protection contre les actes de violence pouvant être commis par des particuliers (voir, parmi d’autres, Bevacqua et S. c. Bulgarie, no [71127/01](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2271127/01%22%5D%7D), § 65, 12 juin 2008, Sandra Janković c. Croatie, no [38478/05](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2238478/05%22%5D%7D), § 45, 5 mars 2009, A. c. Croatie, no [55164/08](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2255164/08%22%5D%7D), § 60, 14 octobre 2010, et Đorđević c. Croatie, no [41526/10](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2241526/10%22%5D%7D), §§ 141-143, CEDH 2012 M. et M. c. Croatie, no 10161/13, § 136, CEDH 2015 (extraits).

101. Aussi, dans certaines circonstances bien définies, l’article 2 peut mettre à la charge des autorités l’obligation positive d’adopter préalablement des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu dont la vie est menacée par les agissements criminels d’autrui (Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 115, Recueil 1998‑VIII ; Branko Tomašić et autres c. Croatie, no [46598/06](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2246598/06%22%5D%7D), § 50, 15 janvier 2009, et Opuz, précité § 128; Mahmut Kaya c. Turquie, no [22535/93](http://hudoc.echr.coe.int/fre#%7B%22appno%22:%5B%2222535/93%22%5D%7D), § 85, CEDH 2000‑III, Kılıç c. Turquie, no [22492/93](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2222492/93%22%5D%7D), § 62, CEDH 2000‑III).

Il faut interpréter l’étendue de l’obligation positive de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif, eu égard aux difficultés pour la police d’exercer ses fonctions dans les sociétés contemporaines, à l’imprévisibilité du comportement humain et aux choix opérationnels à faire en termes de priorités et de ressources. Dès lors, toute menace alléguée contre la vie n’oblige pas les autorités, au regard de la Convention, à prendre des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation. Pour qu’il y ait obligation positive, il doit être établi que les autorités savaient ou auraient dû savoir sur le moment qu’un individu donné était menacé de manière réelle et immédiate dans sa vie du fait des actes criminels d’un tiers et qu’elles n’ont pas pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient sans doute pallié ce risque (Keenan c. Royaume-Uni, no [27229/95](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2227229/95%22%5D%7D), §§ 89-90, CEDH 2001‑III, Gongadzé c. Ukraine, no [34056/02](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2234056/02%22%5D%7D), § 165, CEDH 2005‑XI, et Opuz précité, § 129-130). Une autre considération pertinente est la nécessité de s’assurer que la police exerce son pouvoir de juguler et de prévenir la criminalité en respectant pleinement les voies légales et autres garanties qui limitent légitimement l’étendue de ses actes d’investigations criminelles et de traduction des délinquants en justice, y compris les garanties figurant aux articles 5 et 8 de la Convention (Osman, précité, § 116 et Opuz, précité, § 129).

102. La Cour rappelle que, combinée avec l’article 3 de la Convention, l’obligation que l’article 1 de la Convention impose aux Hautes Parties contractantes de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention leur commande de prendre des mesures propres à empêcher que lesdites personnes ne soient soumises à des tortures, à des traitements ou à des châtiments inhumains ou dégradants, même administrés par des particuliers.

103. Cela étant, il n’entre pas dans les attributions de la Cour de se substituer aux autorités nationales et d’opérer à leur place un choix parmi le large éventail de mesures propres à garantir le respect des obligations positives que l’article 3 de la Convention leur impose (Opuz, précité, § 165). Par ailleurs, en vertu de l’article 19 de la Convention et du principe voulant que le but de celle-ci consiste à garantir des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs, la Cour doit veiller à ce que les États s’acquittent correctement de leur obligation de protéger les droits des personnes placées sous leur juridiction (Sandra Janković, précité, § 46, et Hajduová c. Slovaquie, no [2660/03](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%222660/03%22%5D%7D), § 47, 30 novembre 2010). La question de l’adéquation de la réponse des autorités peut soulever un problème au regard de la Convention (Bevacqua et S., précité, § 79).

104. L’obligation positive de protéger l’intégrité physique de l’individu s’étend aux questions concernant l’effectivité d’une enquête pénale, ce qui ne saurait être limité aux seuls cas de mauvais traitements infligés par des agents de l’État (M.C. c. Bulgarie, no [39272/98](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2239272/98%22%5D%7D), § 151, CEDH 2003‑XII).

105. Cet aspect de l’obligation positive ne requiert pas nécessairement une condamnation mais l’application effective des lois, notamment pénales, pour assurer la protection des droits garantis par l’article 3 de la Convention (M.G. c. Turquie, précité, § 80).

106. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans l’obligation d’enquêter. Les mécanismes de protection prévus en droit interne doivent fonctionner en pratique dans des délais raisonnables permettant de conclure l’examen au fond des affaires concrètes qui leur sont soumises (Opuz, précité, §§ 150-151). En effet, l’obligation de l’État au regard de l’article 3 de la Convention ne peut être réputée satisfaite si les mécanismes de protection prévus en droit interne n’existent qu’en théorie : il faut surtout qu’ils fonctionnent effectivement en pratique, ce qui suppose un examen de l’affaire prompt et sans retard inutile.

2. Application en l’espèce des principes susmentionnés

a) En ce qui concerne l’article 2

107. La Cour observe tout d’abord qu’il ne fait aucun doute que l’article 2 de la Convention s’applique à la situation résultant du décès du fils de la requérante.

108. Elle note ensuite qu’en l’espèce, la force utilisée à l’encontre de la requérante ne fut en définitive pas meurtrière. Toutefois, cet élément n’exclut pas en principe un examen des griefs sous l’angle de l’article 2, dont le texte, pris dans son ensemble, démontre qu’il ne vise pas uniquement l’homicide intentionnel mais il concerne également les situations dans lesquelles il est possible d’avoir recours à la force, ce qui peut conduire à donner la mort de façon involontaire (Makaratzis c. Grèce [GC], n [50385/99](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2250385/99%22%5D%7D), §§ 49-55, CEDH 2004‑XI). En effet, la première phrase de l’article 2 § 1 de la Convention astreint l’État non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (L.C.B. c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 36, Recueil des arrêts et décisions 1998‑III).

109. Il est aussi nécessaire de garder à l’esprit que, lorsqu’il s’agit des obligations positives de l’État quant à la protection du droit à la vie, il peut s’agir tant du recours à la force meurtrière par les forces de l’ordre, et tant d’un manquement des autorités à prendre des mesures de protection pour parer un danger éventuel provenant des tierces personnes (voir, par exemple, Osman c Royaume‑Uni, 28 octobre 1998, §§ 115-122, Recueil 1998‑VIII).

110. La Cour considère que la requérante a été victime d’un agissement qui, par sa nature, a mis sa vie en danger, même s’elle a finalement survécu à ses blessures (voir Camekan c. Turquie, n [54241/08](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2254241/08%22%5D%7D), § 38, 28 janvier 2014). L’article 2 de la Convention s’applique donc en l’espèce dans le chef de la requérante elle-même également.

111. Se tournant vers les circonstances de l’espèce, la Cour relève que, à la suite des violences dont elle avait fait l’objet lors des mois de juin et août 2012, la requérante a déposé, le 5 septembre 2012, une plainte pénale dénonçant les violences infligées par A.T. (paragraphe 21 ci-dessus). Elle observe que la requérante a joint à sa plainte un rapport médical établi après l’agression et décrivant les blessures physiques visibles sur son corps (paragraphe 16 ci-dessus). À cette occasion, l’intéressée a fait part des craintes qu’elle éprouvait pour sa vie et celle de sa fille et elle a demandé à bénéficier de mesures de protection. Il convient dès lors d’apprécier le comportement des autorités internes à compter de cette date.

112. La Cour relève qu’une information judiciaire a été ouverte à l’encontre de A.T. pour des délits de maltraitance familiale, lésions corporelles aggravées et menaces. La police a transmis la plainte de la requérante au parquet le 9 octobre 2012. Le 15 octobre 2012, le parquet, eu égard à la demande de mesures de protection formulée par la requérante, a ordonné de manière urgente des mesures d’investigation. Il a en particulier demandé à la police de vérifier s’il y avait eu des témoins, y compris la fille de la requérante. Elle note que, entre-temps, la requérante avait trouvé refuge, par le biais d’une association, dans un centre pour les victimes de violences, où elle est restée pendant trois mois

113. La Cour note qu’aucune ordonnance de protection n’a été émise, que le parquet a réitéré sa demande auprès de la police en mars 2013 en soulignant l’urgence de la situation et que la requérante n’a été entendue qu’en avril 2013.

114. En effet, alors même que, dans le contexte des violences domestiques, des mesures de protection sont en principe destinées à parer au plus vite à une situation de danger, la Cour relève qu’il aura fallu attendre sept mois avant que la requérante fût entendue. Un tel délai ne pouvait que priver la requérante du bénéfice de la protection immédiate que la situation requérait. Certes, comme le soutient le Gouvernement, durant la période en cause, la requérante n’a pas été victime de nouvelles violences physiques de la part de A.T. Cela étant, la Cour estime qu’on ne saurait ignorer le sentiment de peur dans lequel la requérante, harcelée par téléphone par A.T., a vécu lors de son hébergement dans le centre.

115. Pour la Cour, il incombait aux instances nationales de tenir compte de la situation de précarité et de vulnérabilité particulière, morale, physique et matérielle, dans laquelle se trouvait la requérante et d’apprécier la situation en conséquence, en lui offrant un accompagnement approprié. Cela n’a pas été le cas en l’espèce.

116. S’il est vrai que, sept mois après, en avril 2013, la requérante a en partie modifié ses déclarations, ce qui a amené les autorités à classer partiellement la plainte, la Cour note toutefois qu’une procédure pour lésions corporelles aggravées sur la personne de la requérante était encore pendante à cette date. Ce faisant, les autorités n’ont procédé à aucune appréciation des risques encourus par la requérante, y compris le risque de nouvelles agressions dont elle était susceptible de faire l’objet.

117. Au vu de tout ce qui précède, la Cour estime que, en n’agissant pas rapidement après le dépôt de la plainte de la requérante, les instances nationales ont privé ladite plainte de toute efficacité, créant un contexte d’impunité favorable à la répétition par A.T. de ses actes de violence à l’encontre de sa femme et de sa famille (Halime Kılıç c. Turquie, no 63034/11, § 99, 28 juin 2016).

118. Bien que le Gouvernement avance qu’il n’existait aucune preuve tangible d’un danger imminent pour la vie de la requérante et pour celle de son fils, la Cour estime qu’il ne semble pas que les autorités aient procédé à l’évaluation des risques que A.T. faisait courir à cette dernière.

119. Elle note en effet que le contexte d’impunité mentionné ci-dessus (paragraphe 117) a culminé finalement sur les évènements tragiques de la nuit du 25 novembre 2013. La Cour observe à cet égard que les forces de l’ordre sont intervenues à deux reprises pendant la nuit en cause. Alertés par l’intéressée, les policiers ont d’abord trouvé la porte de la chambre à coucher cassée et le sol jonché de bouteilles d’alcool. La requérante les avait informés que son mari avait bu et qu’elle avait décidé de les appeler parce qu’elle estimait qu’il avait besoin d’un médecin ; elle leur avait dit qu’elle avait déposé une plainte contre son mari par le passé, mais qu’elle avait ensuite modifié ses accusations. Le fils du couple avait déclaré que son père n’était pas violent à son égard. Enfin, ni la requérante ni son fils ne présentaient de signes de violences. A.T. avait été transporté à l’hôpital en état d’ivresse mais il en était sorti par la suite pour se rendre dans une salle de jeux.

La police est intervenue une seconde fois la même nuit lorsque A.T. a été verbalisé lors d’un contrôle d’identité dans la rue. Il ressort du procès-verbal que A.T. était en état d’ivresse, qu’il avait du mal à se tenir en équilibre et que la police l’avait laissé partir après l’avoir verbalisé.

120. La Cour note qu’à aucun de ces deux moments, les autorités n’ont pris de dispositions particulières en vue de fournir à la requérante une protection adéquate en rapport avec la gravité de la situation, alors même que les violences exercées par A.T. sur son épouse étaient connues des forces de l’ordre, une procédure pour lésions corporelles aggravées sur la personne de la requérante étant encore pendante à cette date (voir paragraphe 35 ci-dessus).

121. La Cour ne saurait spéculer sur la tournure des évènements si les autorités avaient adopté un comportement différent. Elle rappelle toutefois que l’absence de mise en œuvre de mesures raisonnables qui auraient eu une chance réelle de changer le cours des événements ou d’atténuer le préjudice causé suffit à engager la responsabilité de l’Etat (E. et autres c. Royaume‑Uni, no [33218/96](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2233218/96%22%5D%7D), § 99 26 novembre 2002 ; Opuz, précité § 136; Bljakaj et autres c. Croatie, no 74448/12, § 124, 18 septembre 2014).

122. Aux yeux de la Cour, le risque d’une menace réelle et immédiate (voir le paragraphe 99 ci-dessus) doit être évalué en prenant dûment en compte le contexte particulier des violences domestiques. Il s’agit dans de telles situations non seulement d’une obligation d’assurer une protection générale de la société (Mastromatteo c. Italie [GC], no 37703/97, § 69, CEDH 2002‑VIII ; Maiorano et autres c. Italie, no 28634/06, § 111 15 décembre 2009 ; Choreftakis et Choreftaki c. Grèce, no 46846/08, § 50, 17 janvier 2012 ; Bljakaj, précité § 121) mais surtout de tenir compte du fait que des épisodes successifs de violence se réitèrent dans le temps au sein de la cellule familiale. Dans ce contexte, la Cour réitère que les forces de l’ordre ont eu à intervenir à deux reprises la nuit du 25 novembre 2013 : elles ont d’abord constaté comment l’appartement était ravagé et ont ultérieurement interpellé et verbalisé A.T., qui se trouvait en état d’ébriété. Prenant également en considération la possibilité dont disposaient les forces de l’ordre de vérifier en temps réel les antécédents de A.T., la Cour considère que celles-ci auraient dû savoir que le mari de la requérante représentait pour cette dernière une menace réelle pour laquelle on ne pouvait pas exclure une mise en exécution imminente. Elle conclut donc que les autorités compétentes n’ont pas pris dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient sans doute pallié, voire empêché, la matérialisation d’un risque réel pour la vie de la requérante et de son fils.

123. La Cour rappelle que, dans les affaires de violences domestiques, les droits de l’agresseur ne peuvent l’emporter sur les droits des victimes à la vie et à l’intégrité physique et mentale (Opuz, précité, § 147). Qui plus est, l’État a l’obligation positive de mettre en œuvre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu dont la vie est menacée.

124. Dans ces circonstances, la Cour conclut que les autorités ne sauraient passer pour avoir fait preuve de la diligence requise. Dès lors, elle estime qu’elles ont manqué à leur obligation positive de protéger la vie de la requérante et de son fils au titre de l’article 2 de la Convention.

125. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que les manquements constatés ci-dessus ont rendu la plainte pénale de la requérante inopérante dans les circonstances de l’espèce. Dès lors, elle rejette l’exception préliminaire du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes (paragraphe 68 ci-dessus) et conclut à la violation de l’article 2 de la Convention.

b) En ce qui concerne l’article 3

126. La Cour estime que la requérante peut être considérée comme relevant de la catégorie des « personnes vulnérables » qui ont droit à la protection de l’État (A. c. Royaume-Uni, 23 septembre 1998, § 22, Recueil 1998‑VI). À cet égard, elle prend acte des violences que la requérante a subies par le passé. Elle relève en outre que les violences infligées à l’intéressée, qui se sont traduites par des blessures corporelles et des pressions psychologiques, sont suffisamment graves pour être qualifiées de mauvais traitements au sens de l’article 3 de la Convention. Il convient dès lors de déterminer si les autorités internes ont agi de manière à satisfaire aux exigences de cet article.

127. La Cour vient de constater sous l’angle de l’article 2 de la Convention (paragraphe 117 ci-dessus) que, en n’agissant pas rapidement après le dépôt de la plainte de la requérante, les instances nationales ont privé ladite plainte de toute efficacité, créant un contexte d’impunité favorable à la répétition par A.T. de ses actes de violence à l’encontre de sa femme et de sa famille. Elle note également que A.T. a été condamné le 1er octobre 2015 pour lésions corporelles aggravées à la suite de l’incident du mois d’août 2012, alors que, entre-temps, il avait tué son fils et commis une tentative de meurtre sur la requérante et qu’il a été également condamné le 8 janvier 2015, par le juge de l’audience préliminaire (« le GUP ») de Udine à la réclusion à perpétuité pour le meurtre de son fils et la tentative de meurtre sur sa femme, et pour les délits de maltraitance envers la requérante et sa fille. Il fut établi que la requérante et ses enfants vivaient dans un climat de violences (paragraphe 47 ci-dessus).

128. La Cour rappelle sur ce point que le simple passage du temps est de nature à nuire à l’enquête mais aussi à compromettre définitivement ses chances d’aboutissement (M.B. c. Roumanie, no [43982/06](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2243982/06%22%5D%7D), § 64, 3 novembre 2011). Elle rappelle aussi que l’écoulement du temps érode inévitablement la quantité et la qualité des preuves disponibles et que, en outre, l’apparence d’un manque de diligence jette le doute sur la bonne foi avec lesquelles les investigations sont menées et fait perdurer l’épreuve que traversent les plaignants (Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no [46477/99](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2246477/99%22%5D%7D), § 86, CEDH 2002‑II).

129. La Cour insiste à nouveau sur la diligence particulière que requiert le traitement des plaintes pour violences domestiques et estime que les spécificités des faits de violences domestiques telles que reconnues dans le préambule de la Convention d’Istanbul (paragraphe 58 ci-dessus) doivent être prises en compte dans le cadre des procédures internes.

Elle souligne en ce sens que la Convention d’Istanbul impose aux États parties de prendre « les mesures législatives et autres nécessaires pour que les enquêtes et les procédures judiciaires relatives à toutes les formes de violences couvertes par le champ d’application de la (...) Convention soient traitées sans retard injustifié tout en prenant en considération les droits de la victime à toutes les étapes des procédures pénales ».

130. À cet égard, la Cour estime également que, dans le traitement judiciaire du contentieux des violences contre les femmes, il incombe aux instances nationales de tenir compte de la situation de précarité et de vulnérabilité particulière, morale, physique et/ou matérielle de la victime, et d’apprécier la situation en conséquence, dans les plus brefs délais. En l’espèce, rien ne saurait expliquer la passivité des autorités pendant une période aussi longue – sept mois – avant le déclenchement des poursuites pénales. De même, rien ne saurait expliquer pourquoi la procédure pénale pour lésions corporelles aggravées engagée après la plainte déposée par la requérante a duré trois ans, pour s’achever le 1er octobre 2015.

131. Au regard des constats opérés en l’espèce, la Cour estime que la manière dont les autorités internes ont mené les poursuites pénales dans la présente affaire participe également de cette passivité judiciaire et ne saurait passer pour satisfaire aux exigences de l’article 3 de la Convention.

132. Estimant que le recours propre à remédier, d’après le Gouvernement, au grief fondé sur l’article 3 de la Convention ne s’est pas révélé efficace en l’espèce, la Cour rejette l’exception de non-épuisement formulée par lui (paragraphe 68 ci-dessus) et conclut qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC LES ARTICLES 2 ET 3

133. Invoquant l’article 14 de la Convention combiné avec les articles 2 et 3, la requérante soutient, d’une part, que les omissions des autorités italiennes prouvent la discrimination dont elle ferait l’objet en tant que femme et, d’autre part, que l’appareil législatif interne en matière de lutte contre les violences domestiques n’est pas approprié.

L’article 14 de la Convention est ainsi libellé :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

A. Thèses des parties

134. La requérante se réfère à toute la législation interne et internationale pertinente selon elle en l’espèce, et invoque les conclusions du rapporteur spécial de Nations unies, qui a demandé à l’Italie d’éliminer les attitudes stéréotypées concernant la répartition des rôles et des responsabilités entre homme et femme dans la famille, au travail et dans la société.

135. La requérante allègue qu’elle n’a pas bénéficié d’une protection législative appropriée et que les autorités n’ont pas apporté de réponse adéquate à ses allégations selon lesquelles elle était victime de violences domestiques. Elle estime que cela s’analyse en un traitement discriminatoire fondé sur le sexe.

136. Se référant à la conclusion de la Cour sous l’angle de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 3 dans l’affaire T.M. et C.M. c. République de Moldova (no 26608/11, § 49 et § 62, 28 janvier 2014), la requérante demande à la Cour de conclure à la violation de l’article 14.

137. Le Gouvernement considère qu’il n’y a pas eu de discrimination fondée sur le sexe en l’espèce. En outre, selon lui, la thèse selon laquelle il existe une discrimination institutionnalisée par la législation pénale ou encore par la pratique administrative ou judiciaire ne résisterait pas à un examen sérieux.

138. Il indique par ailleurs que le Conseil supérieur de la magistrature a adopté deux résolutions, le 11 février 2009 et le 18 mars 2014, demandant aux chefs des bureaux judiciaires de s’organiser et de se spécialiser dans cette matière afin de pouvoir répondre efficacement aux cas de violences domestiques.

139. Il ajoute que, de plus, la législation interne prévoit une réponse ferme contre ces actes de violence : à cet égard, la loi relative au délit de harcèlement (stalking) (paragraphe 54 ci‑dessus) contient des dispositions pour combattre les violences contre les femmes.

B. Appréciation de la Cour

1. Sur la recevabilité

140. La Cour, tout en soulignant que ce grief n’a jamais été examiné en tant que tel par les juridictions internes, estime, au vu des circonstances de l’espèce, qu’il est tellement lié à ceux examinés ci-dessus qu’il doit en suivre le sort et être par conséquent déclaré recevable.

2. Sur le fond

141. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, le manquement – même involontaire – d’un État à son obligation de protéger les femmes contre les violences domestiques s’analyse en une violation du droit de celles‑ci à une égale protection de la loi (Opuz, précité, § 191). La Cour a en effet déjà conclu que la « passivité généralisée et discriminatoire [de la police] » créant « un climat propice à cette violence » entraînait une violation de l’article 14 de la Convention (ibid, §§ 191 et suiv.). Elle a par ailleurs constaté qu’un tel traitement discriminatoire avait lieu lorsqu’il était possible d’établir que les actes des autorités s’analysaient non pas en un simple manquement ou retard à traiter les faits de violence en question mais en une tolérance répétée à l’égard de ces faits et qu’ils reflétaient une attitude discriminatoire envers l’intéressée en tant que femme (Eremia c. République de Moldova, no 3564/11, § 89, 28 mai 2013).

142. Dans la présente affaire, la Cour note que la requérante a été victime de violences de la part de A.T. à plusieurs reprises (paragraphes 10, 16, 21 et 47 ci-dessus) et que les autorités ont eu connaissance de ces faits.

143. Elle rappelle que les autorités n’ont mené aucune enquête dans les sept mois ayant suivi le dépôt de la plainte de la requérante et qu’aucune mesure de protection n’a été prise. S’il est vrai que la plainte de la requérante a été classée environ un an plus tard, en raison de la modification des déclarations de celle-ci, la Cour note également que A.T. a été condamné pour lésions corporelles aggravées trois ans plus tard, le 1eroctobre 2015, soit après avoir tué son fils et tenté d’assassiner la requérante.

144. L’inertie des autorités dans la présente espèce est d’autant plus évidente que le parquet avait demandé à la police, restée inactive pendant six mois, d’agir immédiatement eu égard à la demande de mesures de protection formulée par la requérante. La Cour rappelle à cet égard les constats auxquels elle est parvenue quant au manquement des autorités internes à assurer à la requérante une protection effective et au contexte d’impunité dans lequel se trouvait A.T. (paragraphe 117 ci-dessus).

145. Selon la Cour, la combinaison des éléments susmentionnés, montre que, en sous-estimant, par leur inertie, la gravité des violences litigieuses, les autorités italiennes les ont en substance cautionnées. La requérante a par conséquence été victime, en tant que femme, d’une discrimination contraire à l’article 14 de la Convention. (T.M. et C.M. c. République de Moldova, no 26608/11, § 62, 28 janvier 2014 ; Eremia, précité, § 98, et Mudric c. République de Moldova, no 74839/10, § 63, 16 juillet 2013). En outre, les conclusions du rapporteur spécial chargé de la question des violences contre les femmes, de leurs causes et conséquences à la suite de sa mission en Italie (paragraphe 59 ci-dessus), celles du Comité de la CEDAW (paragraphe 57 ci-dessus) ainsi que celles du Bureau national des statistiques (paragraphe 55 ci-dessus) montrent l’ampleur du problème des violences domestiques en Italie et la discrimination que subissent les femmes à ce sujet. La Cour estime que la requérante a apporté un commencement de preuve, étayé par des données statistiques non contestées qui démontrent d’une part que les violences domestiques touchent principalement les femmes et que, nonobstant les réformes entreprises, un nombre important de femmes meurent assassinées par leur compagnon ou par leur ancien compagnon (fémicides) et d’autre part que les attitudes socioculturelles de tolérance à l’égard des violences domestiques persistent (paragraphes 57 et 59 ci‑dessus).

146. Le commencement de preuve en cause, non contesté par le Gouvernement, distingue la présente espèce de l’affaire Rumor (précité § 76), dans laquelle la Cour avait estimé – dans des circonstances de fait nettement différentes de celles ici en question – que le cadre légal en Italie en matière de lutte contre les violences domestiques s’ était révélé efficace dans le cas d’espèce en punissant l’auteur du crime dont la requérante avait été victime et en empêchant la répétition d’ agressions violentes contre son intégrité physique et par conséquent elle avait conclu à la non-violation de l’ article 3, pris isolément et en combinaison avec l’ article 14.

147. La Cour rappelle que, ayant constaté que l’application du droit pénal dans la présente affaire n’a pas eu l’effet dissuasif requis pour prévenir efficacement les atteintes illégales à l’intégrité personnelle de la requérante et de son fils commises par A.T., elle a jugé que les droits de la requérante sous l’angle des articles 2 et 3 de la Convention avaient été violés.

148. Compte tenu des conclusions auxquelles elle est parvenue ci-dessus (paragraphe 145), la Cour estime que les violences infligées à l’intéressée doivent être considérées comme fondées sur le sexe et qu’elles constituent par conséquent une forme de discrimination à l’égard des femmes.

149. Par conséquent, dans les circonstances de la présente affaire, la Cour conclut à la violation de l’article 14 de la Convention combiné avec les articles 2 et 3 de la Convention.

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 8 ET 13 DE LA CONVENTION

150. La requérante invoque également, à l’appui de ses allégations, les articles 8 et 13 de la Convention.

151. Ayant déjà conclu à la violation des articles 2, 3 et 14 de la Convention (paragraphes 125, 132 et 149 ci-dessus), la Cour juge qu’il n’est pas nécessaire d’examiner les mêmes faits sur le terrain de ces dispositions (Opuz, précité § 205).

V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

152. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

153. La requérante se réfère à la décision du GUP de Udine et réclame 300 000 EUR au titre du préjudice matériel qu’elle aurait subi en raison de la mort de son fils. Elle demande également 30 000 EUR pour dommage moral à la suite de la mort de son fils et 80 000 EUR pour dommage moral en raison de la tentative de meurtre dont elle a été l’objet. Elle considère enfin que le dommage moral découlant des violences domestiques qu’elle aurait subies pendant une longue période s’élève à 20 000 EUR.

154. Le Gouvernement conteste les prétentions de la requérante. Il déclare que, dans des affaires similaires examinées par la Cour (Kontrová, précité, Branko Tomašić et autres c. Croatie, no 46598/06, 15 janvier 2009, et Civek c. Turquie, no 55354/11, 23 février 2016), la Cour a octroyé des sommes moins élevées que celles demandées par la requérante. Il considère que, par conséquent, les sommes réclamées sont excessives.

155. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer à la requérante 30 000 EUR au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

156. Justificatifs à l’appui, la requérante demande également 18 208,68 EUR pour les frais et dépens qu’elle aurait engagés devant la Cour.

157. Le Gouvernement conteste la prétention formulée par la requérante, arguant que celle-ci n’a pas démontré avoir exposé les frais et dépens réclamés.

158. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 10 000 EUR pour la procédure devant elle et l’accorde à la requérante.

C. Intérêts moratoires

159. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Joint au fond des griefs formulés sur le terrain des articles 2 et 3 de la Convention les exceptions préliminaires du Gouvernement tirées du non-épuisement des voies de recours internes et les rejette à l’unanimité ;

2. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;

3. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention à raison du meurtre du fils de la requérante et de la tentative de meurtre sur cette dernière ;

4. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention à raison du manquement des autorités à leur obligation de protéger la requérante contre les actes de violences domestiques commis par A.T. ;

5. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner les griefs formulés sur le terrain des articles 8 et 13 de la Convention ;

6. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec les articles 2 et 3 ;

7. Dit, par cinq voix contre deux,

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i. 30 000 EUR (trente mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

ii. 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

8. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 mars 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Abel CamposMirjana Lazarova Trajkovska
GreffierPrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion en partie concordante, en partie dissidente du juge Eicke ;

– opinion en partie dissidente du juge Spano.

M.L.T.
A.C.

OPINION EN PARTIE CONCORDANTE ET EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE EICKE

(Traduction)

I. Articles 2 et/ou 3 de la Convention

1. Ayant eu l’occasion de lire le projet de l’opinion en partie dissidente du juge Spano dans cette affaire, je suis d’accord avec la manière dont celui-ci exprime les principes applicables en l’espèce (tels qu’ils découlent des arrêts Opuz c. Turquie, no 33401/02, CEDH 2009, et Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, Recueil 1998-VIII), ainsi qu’avec son analyse selon laquelle les deux éléments à apprécier sont l’« immédiateté » et la « réalité » du risque (voir les parties I et II de son opinion). Toutefois, contrairement à lui et non sans avoir longuement hésité, je suis parvenu à une conclusion différente quant à l’application de ces principes aux faits de la cause, et j’ai voté en faveur d’un constat de violation des articles 2 et 3.

2. En ce qui concerne la question de l’immédiateté du risque, le juge Spano se concentre sur « le temps écoulé » entre les premiers événements qui ont abouti au dépôt de la plainte de la requérante le 5 septembre 2012 et les événements tragiques du 25 novembre 2013. Il conclut que ce décalage s’oppose « clairement à toute possibilité d’imminence du risque en l’espèce » (§ 5). Or, si l’on se place du point de vue des « agents de l’État » concernés, pour lesquels l’imminence d’un risque réel devait être raisonnablement prévisible, on constate que les faits faisaient apparaître, pendant la période qui s’est achevée en 2013, plusieurs événements pertinents. Notamment :

a) du 19 août 2012 au 4 décembre 2012, à la suite du deuxième épisode de violences alléguées du mari de la requérante sur celle-ci (épisode au cours duquel il aurait utilisé un couteau), l’intéressée, avec le soutien et au su de la police et de services sociaux locaux, a résidé dans un foyer géré par une association de protection des femmes victimes de violence domestique (paragraphes 18-19 et 27 de l’arrêt) ;

b) la plainte pénale déposée par la requérante le 5 septembre 2012 a été transmise aux autorités judiciaires compétentes avec une demande d’adoption de mesures préventives aux fins de la protection de la requérante ;

c) le 18 mars 2013, le procureur, constatant qu’aucun acte d’enquête n’avait été accompli alors qu’il avait ordonné le 15 octobre 2012 que l’on prenne d’urgence des mesures d’investigation, a redemandé à la police d’enquêter à bref délai sur les allégations de la requérante (paragraphe 29) ;

d) le 4 avril 2013, la requérante a été entendue pour la première fois par la police (paragraphe 30) – elle est alors revenue sur ses premières déclarations, apparemment du fait de la pression psychologique exercée par son mari (phénomène qui n’est pas rare dans les cas de violence domestique), mais elle a confirmé que l’alcoolisme de son mari était au cœur des problèmes qu’ils pouvaient avoir à la maison ;

e) le 30 mai 2013, le procureur a invité le juge des investigations préliminaires à classer la plainte pour violences domestiques mais à poursuivre l’enquête ouverte contre le mari de la requérante pour lésions corporelles aggravées sur la personne de sa femme (paragraphe 32) ;

f) le 1er août 2013, le juge des investigations préliminaires a classé la plainte pour violences domestiques mais déféré l’affaire de lésions corporelles aggravées au juge de paix (paragraphes 33-34) ;

g) le 28 octobre 2013, le mari de la requérante a été renvoyé en jugement devant le juge de paix pour avoir causé à sa femme des lésions corporelles, la première audience étant fixée au 13 février 2014 (paragraphe 35) ;

h) le 18 novembre 2013, le mari de la requérante a reçu la notification de la date (19 mai 2014) du procès où il serait jugé pour avoir agressé sa femme en août 2012 (paragraphe 36) ; et enfin,

i) en novembre 2013, le procureur a rouvert l’enquête relative aux actes de maltraitance du requérant sur sa femme (paragraphe 44).

3. Au vu de ces circonstances, combinées d’une part à celles des premières agressions que le mari de la requérante avait commises contre sa femme (en juin et en août 2012) et qui avaient été consignées par la police, et d’autre part au fait que ces agressions étaient apparemment liées à un abus d’alcool chez le mari (voire causées par cette situation), il ne me paraît pas déraisonnable de partir du principe que la police savait ou aurait dû savoir : a) que le mari de la requérante avait fait et faisait toujours l’objet d’une enquête pour des faits répétés de violence domestique à l’égard de sa femme, b) qu’il avait été accusé d’avoir infligé à celle-ci des lésions corporelles en deux occasions distinctes, faits pour lesquels il avait été renvoyé en jugement par des décisions notifiées le 28 octobre 2013 et le 18 novembre suivant (une semaine avant les événements tragiques du 25 novembre 2013), et c) que les agressions pour lesquelles le mari faisait l’objet d’une enquête et/ou d’accusations avaient eu lieu alors qu’il était fortement alcoolisé (voire du fait de son abus d’alcool).

4. C’est compte tenu de tout cela qu’il faut envisager les événements des 24 et 25 novembre 2013.

5. L’arrêt explique, au paragraphe 38, que, à leur arrivée (vraisemblablement le 24 novembre) chez la requérante, qui les avait appelés pour intervenir sur une dispute entre elle et son mari, les gendarmes ont consigné dans leur compte rendu les constatations suivantes :

a) ils avaient trouvé la porte de la chambre à coucher cassée et le sol jonché de bouteilles d’alcool ;

b) la requérante avait déclaré que son mari était sous l’emprise de l’alcool et qu’elle avait décidé d’appeler de l’aide parce qu’elle estimait qu’il avait besoin d’un médecin ; et

c) elle leur avait dit qu’elle avait déposé une plainte contre son mari par le passé, mais qu’elle avait ensuite modifié ses accusations.

6. Par la suite, le mari de la requérante a été transporté à l’hôpital en état d’ivresse (paragraphe 39), mais il en est ressorti dans la nuit.

7. Il me semble que, dès lors, la question cruciale est celle de savoir si l’on peut dire que les policiers qui, à 2 heures 25 le 25 novembre 2013, ont interpellé le mari de la requérante pour un contrôle d’identité et constaté qu’il était (à nouveau) en état d’ivresse et qu’il avait du mal à se tenir en équilibre, avaient ou auraient dû avoir connaissance (après avoir contrôlé son identité) des faits et circonstances exposés ci-dessus : auraient-ils dû à ce stade, plutôt que de lui adresser un simple avertissement oral, parvenir à la conclusion que, dans l’état où il se trouvait, il représenterait un danger réel et imminent pour l’intégrité physique et/ou pour la vie de la requérante si on le laissait rentrer chez lui (auprès d’elle) ?

8. Comme je l’ai indiqué ci-dessus, je suis, après avoir longtemps hésité, parvenu à la conclusion qu’ils auraient dû réaliser, lorsqu’ils l’ont arrêté et qu’ils ont contrôlé son identité, à 2 heures 25 le 25 novembre 2013, qu’il y avait un risque réel et immédiat qu’il commette une infraction contre l’intégrité physique et/ou la vie de la requérante (et celles de ses enfants), et qu’ils n’ont pas pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient sans doute pallié ce risque.

9. En disant cela, je suis, bien sûr, conscient des limites énoncées au paragraphe § 116 de l’arrêt Osman (et je les accepte) :

« (...) sans perdre de vue les difficultés pour la police d’exercer ses fonctions dans les sociétés contemporaines, ni l’imprévisibilité du comportement humain ni les choix opérationnels à faire en termes de priorités et de ressources, il faut interpréter cette obligation de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif. Dès lors, toute menace présumée contre la vie n’oblige pas les autorités, au regard de la Convention, à prendre des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation. Une autre considération pertinente est la nécessité de s’assurer que la police exerce son pouvoir de juguler et de prévenir la criminalité en respectant pleinement les voies légales et autres garanties qui limitent légitimement l’étendue de ses actes d’investigations criminelles et de traduction des délinquants en justice, y compris les garanties figurant aux articles 5 et 8 de la Convention. »

10. J’estime toutefois qu’il y a une différence cruciale entre la présente affaire et l’affaire Osman. En effet, dans le cas présent, contrairement à ce qui s’était produit dans l’affaire Osman, la police avait le requérant sous son contrôle guère plus de deux heures et demie avant l’agression meurtrière qu’il commit ensuite contre sa femme et son fils, à un moment où le facteur commun (et peut-être la cause) de toutes ses précédentes agressions (l’abus d’alcool) était présent et visible de tous, lorsqu’ils ont contrôlé son identité (et qu’ils auraient donc dû avoir accès aux informations relatives au risque qu’il représentait, en particulier quand il était saoul) et lui ont adressé un avertissement oral. Il ne faut pas oublier que, lorsqu’ils l’ont arrêté, il était tellement ivre qu’il avait dû mal à conserver son équilibre. Il ne s’agit donc pas des mesures supplémentaires que la police aurait pu ou dû prendre en amont (et qui auraient pu lui imposer un fardeau insupportable ou excessif), mais des décisions qu’elle a prises alors que l’individu se trouvait déjà sous son contrôle.

11. Dans ce contexte différent, il semble aussi qu’il n’y ait pas de raison manifeste de dire qu’une intervention préventive de courte durée de la part des autorités policières, qu’elle eût pris la forme d’un retour forcé à l’hôpital ou une autre forme, qui aurait restreint la liberté de l’intéressé jusqu’à ce qu’il fût sobre et seulement jusque-là, eût porté atteinte à ses droits garantis par les articles 5 et 8. Compte tenu des circonstances particulières de la cause et de mes conclusions sur le terrain de l’article 2 (ci-dessus), je considère que toute intervention de courte durée de cette nature (réellement préventive) aurait été parfaitement justifiable au regard de l’article 5 § 1, que ce fût au motif qu’il fallait assurer le respect de « l’obligation de respecter l’ordre public » en empêchant cet homme de « commettre une infraction précise et concrète » (Ostendorf c. Allemagne, no 15598/08, § 94, 7 mars 2013) conformément à l’article 5 § 1 b), au motif de « la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction » visée à l’article 5 § 1 c), ou sur le fondement de l’article 5 § 1 e) (détention régulière des alcooliques « dont la conduite et le comportement sous l’influence de l’alcool constituent une menace pour l’ordre public ou pour eux-mêmes (...) à des fins de protection du public ou dans leur propre intérêt, par exemple [pour] leur santé ou leur sécurité personnelle » – Kharin c. Russie, no 37345/03, § 34, 3 février 2011, voir aussi Witold Litwa c. Pologne, no 26629/95, § 62, CEDH 2000‑III). Cela est, bien sûr, particulièrement vrai en l’espèce, où l’évidente autre solution moins restrictive qu’une telle intervention était de le laisser rentrer chez lui (là où les agressions précédentes avaient eu lieu et où la victime de ces agressions, à savoir la requérante, résidait également, ce qui était connu des autorités puisque la police y était intervenue).

II. Article 14 combiné avec les articles 2 et/ou 3 de la Convention

12. La requérante se plaint non seulement d’une violation des articles 2 et/ou 3 de la Convention pris seuls, mais aussi d’une violation de l’article 14 combiné avec ces articles. Elle argue à cet égard (au paragraphe 124 de ses observations du 9 mars 2016) que « la passivité déraisonnable des autorités démontre que le système de réglementation et de protection en vigueur n’est pas suffisant pour assurer la protection des femmes victimes de violence domestique » et que ce système est ainsi ineffectif ou inadapté et, en conséquence, discriminatoire à l’égard des femmes. Ce qu’elle dénonce dans le cadre de ce grief, c’est donc un manquement systémique à protéger les femmes, reposant sur une discrimination illicite.

13. Assurément, il reste vrai que les violences fondées sur le sexe, en particulier la violence domestique, « reflètent (...) et renforcent (...) les inégalités entre les femmes et les hommes et demeurent un problème majeur dans l’Union européenne. Ce problème est présent dans toutes les sociétés et repose sur un rapport de pouvoir inégal entre les femmes et les hommes, qui renforce la domination des seconds sur les premières » (European Institute for Gender Equality (EIGE) – EIGE in brief (2016), p. 8). Le fait que les violences fondées sur le sexe demeurent un problème majeur non seulement au sein de l’Union européenne (UE) mais aussi hors de l’Union est au cœur du travail que mènent l’Agence des droits fondamentaux de l’UE et l’EIGE pour lutter contre les causes sous-jacentes de ces violences, tant au niveau sociétal qu’au niveau juridique, et il est aussi, bien sûr, à l’origine de l’adoption par les États membres du Conseil de l’Europe, en 2011, de la Convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (« Convention d’Istanbul »). Le paragraphe 5 du Rapport explicatif de cette convention explique ceci :

« La violence à l’égard des femmes est un phénomène mondial. Le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (« Comité de la CEDEF ») de la Convention des Nations Unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (ci-après « CEDEF ») dans sa Recommandation générale sur la violence à l’égard des femmes no 19 (1992) a contribué à faire reconnaître la violence à l’égard des femmes comme une forme de discrimination à l’égard des femmes. En 1993, l’Assemblée générale des Nations Unies a adopté une Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes posant les bases d’une action internationale de lutte contre les violences faites aux femmes. En 1995, la Déclaration de Beijing et le Programme d’action ont désigné l’élimination de la violence à l’égard des femmes comme un objectif stratégique parmi d’autres exigences relatives à l’égalité entre les femmes et les hommes. En 2006, le Secrétaire général des Nations unies a publié son Étude approfondie de toutes les formes de violence à l’égard des femmes, où il identifie les manifestations et les cadres juridiques internationaux relatifs à la violence à l’égard des femmes, et recense des exemples de « pratiques encourageantes » qui se sont avérées efficaces dans la lutte contre ce phénomène. »

14. Cela étant dit, je partage le sentiment exprimé par le juge Spano à la première phrase de son opinion en partie dissidente : « [l]e droit a ses limites, même [le droit des] droits de l’homme ». Notre Cour est bien sûr une cour de justice, et elle est donc tenue d’agir dans les limites du droit, dont elle est chargée d’assurer le respect (article 19 de la Convention), et sur la base des éléments dont elle dispose. Le rôle que peuvent jouer la Convention et la Cour face aux violences fondées sur le sexe est donc clairement délimité par les termes de l’une et la jurisprudence de l’autre, ce qui se reflète aussi dans le fait que les États membres du Conseil de l’Europe, de l’Organisation des Nations unies ou de l’Union européenne, notamment, ont conclu des conventions, adopté des règles et des lois, et créé des institutions spécialisées, dans le but précis de traiter ce problème.

15. En ce qui concerne le droit applicable, rappelons que c’est dans son arrêt de principe Opuz (précité, § 191) que la Cour, s’inspirant des termes de la Convention des Nations unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes et des travaux du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, a reconnu pour la première fois que le manquement – même involontaire – des États à leur obligation de protéger les femmes contre la violence domestique s’analysait en une violation du droit de celles-ci à une égale protection de la loi. Eu égard aux faits de la cause, elle a conclu que la Turquie était responsable d’une violation à l’égard de la requérante des droits protégés par l’article 14 combiné avec les articles 2 et 3 de la Convention, pour les motifs suivants :

a) il y avait lieu de « penser que la violence domestique [était] tolérée par les autorités et que les recours cités par le Gouvernement [n’étaient] pas effectifs » (§ 197) ;

b) la requérante avait « apporté un commencement de preuve » que « la passivité généralisée et discriminatoire de la justice turque cré[ait] un climat propice à [la violence domestique] » (§ 198) ; et

c) « les femmes [étaient] les principales victimes de la passivité généralisée – mais non volontaire – des juridictions turques, [et en conséquence] la Cour estim[ait] que les violences infligées à l’intéressée et à la mère de celle-ci [devaient] être considérées comme fondées sur le sexe et qu’elles constitu[ai]ent par conséquent une forme de discrimination à l’égard des femmes » (§ 200).

16. Depuis lors, la Cour a eu l’occasion de rechercher en appliquant l’approche développée dans cet arrêt si d’autres États contractants avaient violé l’article 14 combiné avec les articles 2 et/ou 3 dans un contexte de violence domestique.

17. Dans différentes affaires concernant la République de Moldova (Eremia c. République de Moldova, no 3564/11, § 89, 28 mai 2013, Mudric c. République de Moldova, no 74839/10, § 63, 16 juillet 2013, et T.M. et C.M. c. République de Moldova, no 26608/11, § 62, 7 janvier 2014), elle a conclu à la violation de l’article 14 combiné avec les articles 2 et/ou 3, pour le motif suivant :

« (...) les actions des autorités n’étaient pas un simple manquement ou retard à faire face à la violence subie par [la requérante], elles s’analysent en une tolérance répétée de cette violence et reflètent une attitude discriminatoire envers l’intéressée en tant que femme. Les conclusions du Rapporteur spécial des Nations unies sur la violence contre les femmes, ses causes et ses conséquences (...) ne font que renforcer l’impression que les autorités n’apprécient pas à leur juste mesure la gravité et l’ampleur du problème de la violence domestique en Moldova ni l’effet discriminatoire envers les femmes de la situation. » (soulignements ajoutés)

18. En revanche, saisie d’un grief analogue dirigée contre la Croatie, la Cour a conclu, dans l’affaire A c. Croatie (no 55164/08, §§ 94-104, 14 octobre 2010), que le grief tiré de l’article 14 de la Convention était manifestement mal fondé : elle a estimé que « la requérante [n’avait] pas produit un commencement de preuve suffisant que les mesures ou pratiques adoptées en Croatie relativement à la violence domestique, ou leurs effets, soient discriminatoires » (§ 104). Pour parvenir à cette conclusion, elle a déterminé le minimum probant nécessaire pour conclure à une violation de l’article 14 dans ce contexte (par référence à sa conclusion dans l’arrêt Opuz) :

« 96. Pour parvenir à ces conclusions, la Cour s’est appuyée sur la reconnaissance par le gouvernement turc de l’attitude générale des autorités locales, qui se manifestait notamment dans la manière dont les femmes étaient traitées lorsqu’elles se rendaient dans un commissariat pour se plaindre d’actes de violence domestique et dans la passivité judiciaire à laquelle les victimes étaient confrontées lorsqu’elles sollicitaient une protection effective (Opuz, précité, § 192). De plus, les rapports communiqués indiquaient que lorsque les victimes se plaignaient au commissariat de violences domestiques, les policiers n’enquêtaient pas sur leurs allégations mais cherchaient à jouer un rôle de médiateur en tentant de les convaincre de rentrer chez elles et de retirer leur plainte. Ils semblaient considérer le problème comme une question familiale dans laquelle ils ne pouvaient pas s’immiscer (Opuz, précité, §§ 92, 96, 102 et 195). Les rapports faisaient aussi état de délais déraisonnables dans la délivrance et la notification d’injonctions aux agresseurs, compte tenu de l’attitude négative des policiers. De plus, les auteurs de violences domestiques ne se voyaient apparemment pas infliger de sanctions dissuasives, car les tribunaux prononçaient des peines allégées sur le fondement de la coutume, de la tradition ou de l’honneur (Opuz, précité, §§ 91-93, 95, 101, 103, 106 et 196).

97. La Cour note d’emblée qu’en l’espèce, la requérante n’a communiqué aucun rapport relatif à la Croatie du type de ceux qui concernaient la Turquie dans l’affaire Opuz. Il n’y a pas suffisamment de statistiques ni d’autres informations de nature à révéler une apparence de traitement discriminatoire par les autorités croates (police, agents d’exécution des lois, personnel de santé, services sociaux, procureurs, juges) des femmes victimes de violence domestique. La requérante n’a pas allégué que l’un quelconque des représentants des autorités qui ont connu des affaires concernant les actes de violence dirigées contre elle ait tenté de la dissuader de maintenir sa plainte contre B. ou de témoigner dans la procédure dirigée contre lui, ni d’entraver d’une quelconque autre manière ses efforts visant à obtenir une protection contre la violence qu’il exerçait sur elle.

(...)

101. La Cour a déjà établi que toutes les sanctions et mesures ordonnées ou recommandées dans le cadre de cette procédure n’avaient pas été respectées. Si ce manquement est problématique du point de vue de l’article 8 de la Convention, il ne révèle pas en lui-même une apparence de discrimination ou d’intention discriminatoire fondée sur le sexe de la requérante. »

19. Il ressort clairement de cette jurisprudence que :

a) l’appréciation faite sur le terrain de l’article 14 combiné avec les articles 2 et/ou 3 est distincte de l’analyse réalisée quant au manquement allégué à des obligations positives découlant de ces articles dans le cas individuel de la requérante ;

b) en l’absence d’éléments tendant à prouver que les agents qui ont connu du cas particulier aient agi de manière ou dans une intention discriminatoire à l’égard de la requérante elle‑même, éléments qui n’étaient présents ni dans ces affaires ni dans la présente affaire, il ne peut y avoir violation de l’article 14 qu’en cas de défaillances généralisées découlant d’un manquement clair et systémique (même involontaire) des autorités nationales à apprécier la gravité, l’ampleur et l’effet discriminatoire sur les femmes du problème de la violence domestique au niveau local et à y répondre ; et

c) le manquement à appliquer aux circonstances de l’affaire en cause devant la Cour les « sanctions et mesures » prévues dans le droit national, s’il peut être problématique au regard des articles 2, 3 ou 8 de la Convention, n’est pas en lui-même suffisant pour déclencher l’application de l’article 14 en transférant sur le gouvernement défendeur la charge de prouver que l’éventuelle différence de traitement n’était pas discriminatoire.

20. Tel est le contexte de l’arrêt rendu récemment par la Cour, le 27 mai 2014, dans l’affaire Rumor c. Italie (no 72964/10). Dans cette affaire, la Cour était appelée à examiner la situation en Italie dans le cadre du grief d’une requérante qui soutenait que « les omissions et l’insuffisance du cadre législatif interne en matière de lutte contre la violence domestique prouvaient qu’elle avait subi une discrimination fondée sur le sexe » (§ 36). Elle a formulé en termes très nets la conclusion suivante (§ 76) :

« (...) les autorités ont mis en place un cadre législatif qui leur permet de prendre des mesures contre les personnes accusées de violence domestique, et ce cadre a permis de sanctionner l’auteur de l’infraction dont la requérante a été victime et de prévenir la répétition d’atteintes violentes à l’intégrité physique de l’intéressée. »

21. En conséquence, ce que la Cour devait déterminer dans la présente affaire, ce n’était pas si (pour reprendre les termes de l’arrêt A c. Croatie) les statistiques ou autres informations produites par la requérante étaient suffisantes pour « révéler une apparence de traitement discriminatoire par les autorités (...) (police, agents d’exécution des lois, personnel de santé, services sociaux, procureurs, juges) des femmes victimes de violence domestique », mais si elles étaient suffisantes pour lui permettre de conclure soit que, à la lumière de ces éléments supplémentaires, la conclusion à laquelle elle était parvenue dans l’affaire Rumor était erronée (ou, tout au moins, prématurée), soit que des modifications intervenues dans le cadre législatif et politique italien avaient fait évoluer la situation depuis 2014 à un point tel qu’il y ait lieu de conclure que, alors que le système italien avait été conforme à l’article 14, il ne l’était plus en 2017.

22. Si l’on consulte les documents cités dans l’arrêt (paragraphes 55-60), on voit qu’il apparaît clairement qu’en fait, à une exception près, aucun d’entre eux n’est postérieur à l’arrêt Rumor ni n’est d’une nature telle qu’il n’aurait pas été accessible à l’époque à l’une ou l’autre des parties à cette affaire ni à la Cour. Le seul document (tout juste) postérieur à l’arrêt Rumor est le rapport intitulé « La violence à l’égard des femmes » (2014) de l’Institut National de statistique italien (ISTAT), cité au paragraphe 55 de l’arrêt. S’il brosse un tableau (toujours) démoralisant de la situation quant au nombre de femmes victimes en Italie de violences sexuelles ou physiques, commises le plus souvent par le partenaire ou l’ancien partenaire, il contient peu voire pas d’éléments tendant à révéler « une apparence de traitement discriminatoire par les autorités (...) (police, agents d’exécution des lois, personnel de santé, services sociaux, procureurs, juges) des femmes victimes de violence domestique ». Il semble même indiquer une réduction du nombre de cas de violences physiques ou sexuelles commises par un partenaire ou un ancien partenaire, et les auteurs précisent que, depuis le rapport 2006, la conscience que la violence domestique est une infraction s’est développée, et les faits sont bien plus souvent rapportés à la police. Ils notent également que « les survivantes sont bien plus satisfaites des mesures prises par la police », et que, dans les cas de violences commises par un partenaire ou un ancien partenaire, ce taux de satisfaction « passe de 9,9 % à 28,5 % ».

23. Quoi qu’il en soit, il me semble que lorsque la Cour considère (comme l’a manifestement fait la majorité en l’espèce) qu’il y a suffisamment d’éléments pour qu’elle conclue soit qu’une décision antérieure était erronée ou prématurée soit que la situation législative dans l’État défendeur a changé à un point tel qu’elle justifie à présent un constat de violation, il serait prudent qu’elle précise (à l’intention tant de l’État défendeur que du Comité des Ministres, qui est chargé de la surveillance de l’exécution de l’arrêt) :

a) à laquelle de ces deux conclusions elle est parvenue ; et

b) s’il s’agit de la seconde, quels sont les changements qui sont intervenus depuis son dernier arrêt pour qu’un système qu’elle jugeait conforme soit devenu défaillant.

Déclarer simplement, comme la Cour le fait au paragraphe 147 de l’arrêt, que les circonstances factuelles présentes dans l’affaire Rumor étaient « nettement » différentes de celles de la présente espèce ne me paraît propre ni à justifier un constat de violation de l’article 14 ni à permettre de comprendre soit en quoi la conclusion énoncée au paragraphe 76 de l’arrêt Rumor était erronée ou prématurée soit ce qui a changé depuis 2014 pour justifier celle selon laquelle, aujourd’hui, le « cadre législatif » italien est devenu défaillant.

OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DU JUGE SPANO

(Traduction)

I. Observations liminaires

1. Le droit a ses limites, même les droits de l’homme. Lorsqu’il est allégué que l’État n’a pas pris de mesures raisonnables pour empêcher quelqu’un d’ôter la vie, un conflit naît entre l’exigence de justice exprimée par les proches des victimes et l’imposition de charges irréalistes aux forces de l’ordre gouvernées par la prééminence du droit. Le règlement judiciaire des litiges de ce type, qui ont déjà pour origine des événements tragiques, appelle donc une mise en balance délicate entre ces deux intérêts divergents, basée sur l’application objective et rationnelle de normes de droit claires et prévisibles. L’application par la Cour aux faits de la présente affaire des principes bien établis découlant de l’article 2 de la Convention faisant indûment pencher la balance en faveur des premiers intérêts sans tenir adéquatement compte des seconds, je me dissocie respectueusement du constat par la majorité d’une violation de l’article 2, comme je l’expliquerai avec davantage de détails dans la partie II de la présente opinion. De plus, pour les raisons exposées dans la partie III ci-dessous, je ne partage pas non plus le constat par la Cour d’une violation de l’article 14 en combinaison avec les articles 2 et 3 de la Convention.

II. L’obligation préventive de protéger la vie pesant sur l’État en vertu de l’article 2 de la Convention – critère de l’arrêt Osman et violence domestique

2. Dans sa jurisprudence en matière de violence domestique, notamment l’arrêt de principe Opuz c. Turquie, no 33401/02, CEDH 2009, la Cour a dit que l’obligation positive de protéger le droit à la vie découlant de l’article 2 de la Convention impose aux autorités internes de faire preuve de la diligence requise, par exemple en prenant préventivement des dispositions d’ordre pratique pour protéger une personne dont la vie est en danger. Dans l’arrêt Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII, repris dans l’arrêt Opuz précité, elle a dit : « face à l’allégation que les autorités ont failli à leur obligation positive de protéger le droit à la vie dans le cadre de leur devoir de prévenir et réprimer les atteintes contre la personne, il lui faut se convaincre que lesdites autorités savaient ou auraient dû savoir sur le moment qu’un ou plusieurs individus étaient menacés de manière réelle et immédiate dans leur vie du fait des actes criminels d’un tiers, et qu’elles n’ont pas pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient sans doute pallié ce risque » (Osman, § 116, et Opuz, § 130 ; les italiques sont de moi).

3. Dès lors, pour qu’une violation de l’article 2 soit constatée à bon droit en l’espèce, il faut satisfaire le critère de l’arrêt Osman. D’où la question suivante : les autorités nationales savaient-elles, ou étaient-elles censées savoir, que la vie de la requérante et celle de son fils étaient menacées de manière réelle et immédiate le 25 novembre 2013 ? Pour y répondre, il faut se livrer à une analyse fondée sur les faits des deux volets du critère de l’arrêt Osman, à savoir le caractère imminent et réel du risque tel que les agents de l’État ont pu raisonnablement le peser, comme je vais à présent l’expliquer.

4. Le 2 juin 2012, la police intervint à la demande de la requérante après qu’elle s’était plainte que son époux, A.T., les avait frappées, elle et sa fille. Le 19 août 2012, la requérante demanda une nouvelle fois l’aide de la police après avoir été agressée physiquement par son époux. Elle porta plainte contre ce dernier le 5 septembre 2012 pour lésions corporelles, maltraitance et menaces. Le dernier acte, c’est-à-dire l’agression fatale, eut ensuite lieu le 25 novembre 2013. Cette nuit-là, la requérante demanda l’intervention des gendarmes. À leur arrivée chez elle, ces derniers constatèrent que la porte était cassée et le sol jonché de bouteilles. Ni la requérante ni son fils ne présentaient de signes de violences et aucune allégation de violences ne fut formulée. La requérante indiqua certes qu’elle avait porté plainte contre son mari par le passé, mais elle ajouta qu’elle avait ensuite modifié ses accusations et qu’elle avait décidé d’appeler de l’aide parce qu’elle estimait que son époux avait besoin d’un médecin. Comme il se devait, les gendarmes conduisirent A.T. à l’hôpital, d’où il sortit le même soir. Lorsqu’il fut interpellé dans la rue par la police plus tard pendant la nuit, il ne proféra aucune menace de violences. À son retour au domicile familial au petit matin, il perpétra l’agression fatale.

5. Pour apprécier le caractère immédiat du risque, il est crucial de noter les décalages entre la première intervention des gendarmes en juin 2012, l’incident en août 2012 et le dépôt de la plainte en septembre 2012, ainsi que le décalage de plus de 14 mois entre cette époque et les événements tragiques du 25 novembre 2013. Si l’on compare ces faits au lien temporel étroit qui unissait les actes de violence dans l’affaire Opuz, ainsi qu’à leur régularité, sur la base de quoi la Cour a constaté l’existence d’une connaissance présumée, c’est-à-dire que les autorités auraient dû savoir qu’il existait un risque réel et immédiat au sens de la jurisprudence Osman, il est évident que la condition de proximité temporelle permettant de conclure à l’immédiateté fait défaut en l’espèce. L’affaire Bljakaj et autres c. Croatie, no 74448/12, 18 septembre 2014, offre un contraste similaire frappant et montre à quel point il faut qu’il y ait immédiateté, l’auteur des faits dans cette affaire ayant proféré des menaces la veille et le matin de l’acte fatal ainsi qu’une heure avant celui-ci. Il y a lieu de noter que la jurisprudence de la Cour en la matière est conforme aux exigences de la Convention d’Istanbul[2], dont le rapport explicatif indique que l’expression « danger immédiat » désigne toute situation de violence domestique pouvant très rapidement entraîner des atteintes à l’intégrité physique de la victime ou s’étant déjà matérialisée et risquant de se reproduire[3]. Les décalages indiqués ci-dessus s’opposent clairement à toute possibilité d’imminence du risque en l’espèce.

6. Pour ce qui est de la réalité du risque, outre le lien temporel étroit qui doit les unir, l’ampleur et la régularité des actes de violence et la connaissance directe que les autorités en ont étaient également à la base du constat par la Cour dans l’arrêt Opuz de l’existence d’une connaissance présumée au sens de l’arrêt Osman. Il va sans dire que les agressions commises en juin et août 2012 et leurs conséquences à l’égard de la requérante ne sauraient en aucune manière être sous-estimées, les juridictions italiennes ayant finalement reconnu A.T. coupable des violences perpétrées à ces moments-là. Néanmoins, si on les compare à la gravité des huit agressions antérieures commises dans l’affaire Opuz, notamment des menaces de mort répétées qui s’étaient plusieurs fois soldées par des blessures potentiellement mortelles, on ne peut opposer une connaissance présumée aux autorités en l’espèce, lesquelles ne disposaient d’aucun élément faisant état d’agressions et de menaces de mort d’une ampleur analogue. De la même manière, dans son constat de violation de l’article 2 en l’affaire Kontrová c. Slovaquie, no 7510/04, 31 mai 2007, la Cour a souligné qu’aucune mesure n’avait été prise alors qu’il avait été allégué que l’époux de la requérante avait un fusil et avait proféré des menaces violentes en utilisant celui-ci.

7. La majorité dit que les autorités n’avaient pas bien pesé le risque tant pendant la nuit en question qu’au cours des mois précédents, manquement à l’origine selon elle d’un contexte d’impunité qui a finalement conduit à l’agression fatale (paragraphes 118-119). La première question ayant été examinée, la seconde se pose ensuite : la passivité des enquêteurs peut-elle s’analyser en une connaissance présumée ?

8. Dans l’affaire Opuz c. Turquie, le gouvernement avait soutenu qu’il n’existait aucune preuve tangible d’un danger imminent pour la vie de la mère de la requérante. Cependant, la Cour a estimé qu’il ne semblait pas que les autorités eussent mesuré les risques que l’agresseur faisait courir à la victime avant de conclure seulement ensuite que son placement en détention aurait été disproportionné au vu des circonstances ; au contraire, elles s’étaient totalement désintéressées de cette question (Opuz, précité, § 147). Bien que la victime se fût plainte que l’agresseur la harcelait et rôdait autour de son domicile armé d’un couteau et d’une arme à feu, la police et le parquet ne l’avaient pas placé en détention et n’avaient pas pris d’autres mesures appropriées lorsqu’ils avaient appris qu’il était muni d’une arme à feu et qu’il avait violemment menacé sa victime à l’aide de son arme. Dès lors, une inactivité analogue à celle constatée en l’espèce, ainsi que les conséquences de celle-ci, ne permettent pas en elles-mêmes de conclure à l’existence d’une connaissance présumée propre à faire naître une obligation sur le terrain de l’article 2 (même si généralement, comme en l’espèce, il en résultera une violation de l’article 3 dans le contexte de violences domestiques). Ce qu’il faut, en définitive, c’est une série de faits rendant indéfendable la thèse que les autorités ne savaient pas, ou n’étaient pas censées savoir, qu’il existait un risque réel et immédiat pour la vie.

9. Par conséquent, bien que la majorité conclue que la nature des événements d’août 2012 et le fait que l’enquête était en cours en novembre 2013, s’ajoutant aux événements tragiques de cette nuit-là, suffisent à établir la connaissance présumée d’un risque réel et immédiat pour la vie de la requérante et de son fils, le critère de l’arrêt Osman, tel qu’appliqué aux faits, qui constitue le cœur du grief matériel fondé sur l’article 2, n’est pas satisfait. Quelle que soit la manière dont l’arrêt l’expose, le critère de l’arrêt Osman continue de s’appliquer en l’espèce de la même façon que dans d’autres contextes où naît l’obligation préventive que l’article 2 fait peser sur l’État ; la jurisprudence de la Cour en matière de violence domestique continue de retenir un critère strict tiré de l’arrêt Osman sans le moindre changement. Atténuer ce critère de manière à tenir compte de la nature de différents types d’infractions pénales fatales commises entre individus ne conduira qu’à faire peser une charge irréaliste sur les forces de l’ordre. Une nouvelle fois, le droit, même les droits de l’homme, a ses limites.

10. De plus, et surtout, les principes applicables, tels qu’exposés aux paragraphes 129 et 130 de l’arrêt Opuz, ne sont pas entièrement repris dans l’arrêt de la majorité qui, en particulier, ne tient pas compte des difficultés pour la police d’exercer ses fonctions dans les sociétés contemporaines, de l’imprévisibilité du comportement humain ni les choix opérationnels à faire en termes de priorités et de ressources, la Cour se devant d’interpréter la portée de l’obligation découlant de l’article 2 de façon à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif. D’ailleurs, « la nécessité de s’assurer que la police exerce son pouvoir de juguler et de prévenir la criminalité en respectant pleinement les voies légales et autres garanties qui limitent légitimement l’étendue de ses actes d’investigations criminelles et de traduction des délinquants en justice, y compris les garanties figurant aux articles 5 et 8 de la Convention » est une considération particulièrement pertinente dans les affaires de cette nature (Opuz, précité, § 129).

11. On voit mal exactement quelles mesures conformes à la Convention la police aurait pu prendre la nuit en question pour éviter ce dénouement tragique. Bien qu’ayant relevé, au paragraphe 122 de son arrêt, que d’éventuelles mesures pouvaient être prises au moment des faits, la majorité non seulement n’en précise pas les détails mais n’explique pas non plus s’il était possible de prendre de telles mesures tout en se conformant aux garanties tenant à l’équité du procès et découlant de la Convention. En l’absence de toute preuve ou allégations de violence, elle n’était pas fondée à incarcérer A.T. À mes yeux, la police n’aurait pas pu raisonnablement prévoir l’agression meurtrière commise par lui ce soir-là, qui a pour cause non pas des menaces directes ou indirectes constantes et répétées pour la vie mais plutôt l’instabilité et de l’imprévisibilité du comportement humain.

12. Le juge Eicke, dans l’exposé de son opinion partiellement concordante, partiellement dissidente, dit qu’il ne semble y avoir aucune raison évidente pour laquelle une intervention préventive à court terme des autorités policières, que ce soit sous la forme notamment d’un internement à l’hôpital, jusqu’à ce que l’époux de la requérante redevienne sobre (et seulement à ce moment-là), aurait été contraire aux droits de ce dernier découlant des articles 5 ou 8 de la Convention. Or, à mes yeux, la Cour devrait bien faire attention avant de tirer des conclusions sur la légalité éventuelle de mesures de police hypothétiques au regard de l’article 5 lorsqu’aucun argument n’a été présenté devant elle ou devant les juridictions internes.

13. Surtout, il n’a aucunement été démontré devant la Cour que l’arrestation ou la détention d’A.T. le 25 novembre 2013 aurait pu être conforme à l’article 5 § 1 c) vu qu’il n’y avait aucune raison plausible de soupçonner qu’il avait commis une infraction, au sens de cette disposition. Son arrestation ou sa détention ne pouvait pas non plus être raisonnablement jugée nécessaire pour l’empêcher de commettre une infraction puisqu’il était apparent, au regard aussi bien de la situation telle qu’analysée par la police que des échanges avec la requérante et son fils, qu’aucune menace n’avait été proférée et qu’aucune violence n’avait été commise. Sur quelle base, dès lors, aurait-il pu être détenu, arrêté, ou interné contre son gré, étant donné que nourrir des « soupçons plausibles » présuppose l’existence de faits ou d’éléments propres à convaincre un observateur objectif que l’intéressé a pu commettre une infraction et que de tels soupçons ne peuvent manifestement pas exister si les actes ou faits retenus contre lui, par exemple se trouver chez soi en état d’ébriété, ne sont pas constitutifs d’une infraction à la date où ils sont commis ?

14. Il reste que, tragiquement, le 25 novembre 2013, la police a fait tout son possible pour éloigner physiquement des lieux l’auteur des faits en le conduisant à l’hôpital, mais elle ne pouvait pas l’y retenir de force. De plus, à l’inverse du juge Eicke, je ne puis accepter que, même si on les analyse raisonnablement à l’aune d’autres éléments disponibles, les faits à l’origine de l’intervention de la police dans la rue à 2 h 25 pendant la nuit en question eussent donné à celle-ci le moindre motif d’action eu égard à un risque réel et immédiat pour la vie de la requérante et de ses enfants. D’ailleurs, à l’exception de l’état d’ébriété dans lequel se trouvait l’époux de la requérante, qui à lui seul ne constitue pas un tel motif, n’y avait aucun commentaire, aucune menace ni aucun autre signe dans son comportement qui aurait pu justifier à ce moment-là le recours par la police aux mesures opérationnelles que sont l’arrestation ou la détention.

15. Bref, le principe des obligations positives ne peut réparer toutes les violations des droits de l’homme survenues dans la sphère privée si l’on ne veut pas que des considérations tenant à l’équité du procès, appelant elles aussi une protection sur le terrain de la Convention, deviennent sans objet. En d’autres termes, bien que la Convention lui fasse certes l’obligation positive de lutter effectivement contre les violences domestiques, l’État doit conduire cette lutte, à l’instar de toute autre campagne publique visant à protéger la vie et l’intégrité physique de ses citoyens, dans les limites du droit et non hors de celles-ci.

16. Enfin, il est bien trop facile de revenir sur les circonstances tragiques avec le bénéfice du recul et d’imputer les responsabilités alors que, d’un point de vue objectif et rationnel, il ne peut y en avoir. Il y a une limite à la possibilité d’étendre les obligations positives sur le terrain de l’article 2 pour protéger les victimes d’agressions imprévues sans faire peser sur la police l’obligation irréaliste de prévoir exactement le comportement humain et d’agir sur la base de telles prévisions en restreignant indûment d’autres droits conventionnels. Chercher à atténuer des notions de droit telles que le critère de l’arrêt Osman lorsque l’on est confronté à des faits poignants et réconforter des individus dans des situations analogues à celles de la requérante a beau être tentant, il y a des raisons qui expliquent que le critère établi par la Convention est strict et que, à mes yeux, il doit le demeurer. Même en matière de violences domestiques, la fin ne justifie pas les moyens dans une société démocratique régie par l’État de droit.

III. La discrimination sexuelle systémique au regard de l’article 14 de la Convention

17. Je suis d’accord avec le juge Eicke que, au vu des faits et éléments dont la Cour est saisie, il n’y a pas matière à constater une violation de l’article 14 de la Convention, en combinaison avec les articles 2 et 3, et je partage dans une large mesure son raisonnement dans son opinion séparée. Je tiens seulement à souligner les éléments suivants.

18. Dans l’arrêt de principe Opuz, la Cour a précédemment conclu qu’une passivité généralisée et discriminatoire de la justice créant un climat propice à la violence domestique est contraire à l’article 14 de la Convention, en combinaison avec les articles 2 et 3 (Opuz, précité, §§ 198 et 202). Elle a ajouté que telle serait sa conclusion lorsque l’action des autorités consiste non pas simplement à manquer ou à tarder de lutter contre la violence, mais à cautionner à plusieurs reprises une telle violence et à se comporter de façon discriminatoire vis-à-vis de la requérante en tant que femme (Eremia c. République de Moldova, no 3564/11, § 89, 28 mai 2013). Compte tenu de ce critère strict et des conclusions antérieurement prononcées sur le terrain de cette disposition concernant l’Italie en l’affaire Rumor précitée, je ne puis souscrire aux constats de la majorité que l’inaction des autorités, telle que manifestée en l’espèce, traduit une discrimination systémique fondée sur le sexe, étant donné qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments permettant de prouver l’existence d’une passivité générale et discriminatoire d’une nature analogue à celles précédemment établies dans la jurisprudence de la Convention.

19. Dans son arrêt Opuz, la Cour a précisé les éléments permettant de prouver l’existence d’une violation de l’article 14 en la matière. Elle a évoqué l’indifférence dont la justice fait généralement preuve et l’impunité dont jouissent les agresseurs. Elle a noté en particulier la manière dont les femmes victimes étaient traitées dans les commissariats de police, certains documents indiquant que, lorsqu’elles signalaient des violences domestiques, les policiers cherchaient à les persuader de revenir chez elles et de renoncer à leurs plaintes, estimant que les problèmes de ce type relevaient de la sphère familiale, dans laquelle ils ne pouvaient intervenir. Les auteurs de violences domestiques ne semblaient pas frappés de châtiments dissuasifs, les tribunaux atténuant les peines en raison de la coutume, de la tradition ou de l’« honneur ». Ces constats ont été confirmés dans l’arrêt Halime Kılıç c. Turquie, no 63034/11, 28 juin 2016, dans lequel la Cour a souligné le refus délibéré par les autorités de reconnaître la gravité des faits de violence domestique. En fermant régulièrement les yeux devant les actes de violences et menaces de mort répétés, les autorités avaient créé un climat propice à la violence domestique. Dans ces deux affaires, la Cour a conclu que la passivité, les retards et, en particulier, les tentatives tendant à dissuader les femmes de porter plainte qui caractérisaient la manière dont étaient traitées les allégations de violence domestique en Turquie avaient directement pour origine l’attitude discriminatoire des autorités.

20. En revanche, et de manière plus semblable aux faits de la présente espèce, la Cour, dans l’arrêt A. c. Croatie, no 55164/08, § 97, 14 octobre 2010, a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments statistiques ou autres montrant une apparence de traitement discriminatoire des femmes victimes de violences domestiques de la part d’autorités telles que la police, les services répressifs, le personnel de santé, les services sociaux, les procureurs ou les juges. La requérante n’avait pas allégué que des agents publics avaient cherché à la dissuader de chercher à faire poursuivre son agresseur ou de témoigner contre lui, ni qu’ils avaient essayé de quelque manière que ce soit d’entraver ses démarches visant à demander une protection contre ces violences. La Cour a donc déclaré irrecevable le grief soulevé par la requérante sur le terrain de l’article 14, faute pour celle-ci d’avoir produit la preuve suffisante que les pratiques adoptées en Croatie en matière de violence domestique étaient discriminatoires.

21. Surtout, la Cour a conclu dans cette affaire que, dès lors que le régime légal ne peut passer pour discriminatoire, même lorsque les sanctions et mesures ordonnées ou recommandées ne sont pas toutes respectées en pratique, un tel manquement « ne révèle pas à lui seul une apparence de discrimination ou d’intention discriminatoire fondée sur le sexe » (A. c. Croatie, précité, § 101). Dès lors, une discrimination sociale et un niveau élevé de violence domestique tels que ceux évoqués dans le présent arrêt au paragraphe 146 ne sont pas, en eux-mêmes et par eux-mêmes, suffisants pour fonder un constat de violation de l’article 14 : c’est le régime légal et son application par les autorités nationales qu’il faut examiner. À cet égard, aussi bien dans son analyse au fond sur le terrain des articles 2 et 3 que sous l’angle de l’article 14, l’arrêt ne tient pas suffisamment compte des conclusions de la Cour dans l’arrêt Rumor précité (§ 76) sur le terrain de l’article 3, selon lesquelles « les autorités [avaient] instauré un régime légal leur permettant de prendre des mesures contre les personnes accusées de violence domestique et [...] ce régime [avait] effectivement permis de punir l’auteur de l’infraction dont la requérante [avait] été victime et de prévenir la répétition des atteintes violentes à son intégrité physique ». Comme le note l’arrêt, les faits de la présente affaire ont beau être différents, le système en cause est le même. Les défaillances dénoncées ayant pour origine non pas une intention discriminatoire des autorités mais plutôt une simple passivité, elles ne permettent pas de s’écarter des conclusions précédemment tirées au sujet de l’Italie sur le terrain de l’article 14.

22. Les éléments internationaux sur lesquels la majorité s’appuie pour conclure à une violation de l’article 14 ne permettent pas davantage de révéler un problème discriminatoire au sein du système. Bien que les observations finales de 2010 du Comité de la CEDAW (paragraphe 57 de l’arrêt) relèvent que le taux accru de fémicides peut donner à penser que les autorités italiennes n’en font pas assez pour protéger les femmes, le Rapporteur spécial des Nations unies a conclu en 2012 que le régime légal en Italie « offr[ait] dans une large mesure une protection suffisante contre les violences faites aux femmes » (paragraphes 68 du rapport cité par la majorité au paragraphe 59 de l’arrêt). Lorsque la Cour s’était antérieurement appuyée sur des textes internationaux en la matière, les critiques qui y étaient formulées étaient incontestablement plus nettes. Ainsi, dans l’arrêt Mudric c. République de Moldova (no 74839/10, § 63, 16 juillet 2013), la Cour a estimé que les conclusions du Rapporteur spécial donnaient « l’impression que les autorités ne mesuraient pas pleinement la gravité et l’étendue du problème de la violence domestique et de ses conséquences discriminatoires sur les femmes ».

23. Enfin, il ressort clairement de la conclusion dans l’arrêt Rumor, conjuguée au critère de l’arrêt Opuz, qu’il n’y a pas suffisamment de preuves d’une discrimination institutionnelle en Italie pour fonder un constat de violation de l’article 14. Le régime en cause demeure effectif, quand bien même toutes les mesures qu’il prévoit ne seraient pas prises, comme en l’espèce (A. c. Croatie, précité, § 101).

* * *

[1]. Rectifié le 21 mars 2017: le texte était le suivant: « La requérante a été représentée par Me S. Menichetti, avocat à Rome. »

[2] Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique.

[3] Rapport explicatif de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, § 265.


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