La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

02/03/2017 | CEDH | N°001-171506

CEDH | CEDH, AFFAIRE DEBRAY c. FRANCE, 2017, 001-171506


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE DEBRAY c. FRANCE

(Requête no 52733/13)

ARRÊT

STRASBOURG

2 mars 2017

DÉFINITIF

03/07/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Debray c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Angelika Nußberger, présidente,
Erik Møse,
André Potocki,
Yonko Grozev,
Síofra O’Leary,
Carlo Ranz

oni,
Lәtif Hüseynov, juges,
et de Milan Blaško, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 février 2017,

Rend l’arrêt ...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE DEBRAY c. FRANCE

(Requête no 52733/13)

ARRÊT

STRASBOURG

2 mars 2017

DÉFINITIF

03/07/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Debray c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Angelika Nußberger, présidente,
Erik Møse,
André Potocki,
Yonko Grozev,
Síofra O’Leary,
Carlo Ranzoni,
Lәtif Hüseynov, juges,
et de Milan Blaško, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 février 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 52733/13) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet État, M. Dominique Debray (« le requérant »), a saisi la Cour le 14 août 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant est représenté par Me Didier Bouthors, avocat à Paris. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. François Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

3. Invoquant les articles 6 § 1 et 13 de la Convention, le requérant se plaint essentiellement d’une violation de son droit à un tribunal.

4. Le 21 mai 2015, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1954 et réside à Paris.

6. Médecin, le requérant est spécialisé en épilation laser. En 2007, une de ses patientes saisit les autorités ordinales d’une plainte contre lui, finalement restée sans suite, dont elle publia l’essentiel sur un site Internet. Le requérant et son cabinet étaient notamment traités de voleurs et accusés de pratiques commerciales malhonnêtes, de publicité mensongère et d’abus de confiance.

7. Le 14 juin 2007, le requérant fit assigner cette personne et l’exploitant du site Internet devant une formation civile du tribunal de grande instance de Paris pour injure et diffamation publique.

8. Par une ordonnance du 19 décembre 2007, le juge de la mise en état du tribunal de grande instance de Paris annula l’assignation dans son ensemble au motif qu’elle n’était pas suffisamment précise au regard des exigences de l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, dans la mesure où elle qualifiait certains faits à la fois d’insulte et de diffamation. L’ordonnance fut confirmée par un arrêt de la cour d’appel de Paris du 19 mars 2009.

9. Cet arrêt fut cassé par un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 8 avril 2010 au motif que « satisfait aux prescriptions [de l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881] la citation qui indique exactement au prévenu les faits et les infractions qui lui sont reprochés et le met en mesure de préparer utilement sa défense sans qu’il soit nécessaire que la citation précise ceux des faits qui constitueraient des injures et ceux qui constitueraient des diffamations ».

10. Toutefois, statuant sur renvoi par un arrêt du 15 février 2011, la cour d’appel de Paris maintint sa conclusion. Elle souligna notamment ce qui suit :

« (...) Considérant qu’aux termes de l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881, à peine de nullité de la poursuite, la citation doit préciser et qualifier le fait incriminé et indiquer le texte de loi applicable à la poursuite ; que ce formalisme est applicable aux instances civiles ; qu’il a pour finalité de permettre au défendeur de savoir quels sont les faits qui lui sont reprochés et leur qualification et de choisir les moyens de sa défense, lesquels ne sont pas identiques suivant la qualification, l’article 55 l’autorisant à prouver la vérité des faits diffamatoires dans le délai légal de dix jours ; qu’un même fait ne peut dès lors être poursuivi cumulativement ou alternativement sous la double qualification d’injure et de diffamation ; que la citation doit préciser, en conséquence, ceux des faits qui constitueraient des injures et ceux qui constitueraient une diffamation ;

Considérant, en l’espèce, qu’il résulte de l’assignation en date du 14 juin 2007 que les propos « je dénonce les pratiques commerciales malhonnêtes ... » et « il faut mettre fin à ces abus commerciaux qui ne sont pas dignes d’un médecin qui n’est autre qu’un BUSINESS MAN » sont poursuivis comme diffamation page 7 et 8 et comme injure page 9, que l’expression « ... ... : à fuir ! ! ! ! ! ! » est poursuivie comme diffamation page 8 alors que celle « ... : des voleurs à fuir ! ! ! ... » l’est comme injure page 9, et qu’il en est de même du propos « rentabilisation business maximum » qualifié de diffamatoire page 8 et « USINE à FRIC et RENTABILITE BUSINESS MAXIMUM » qualifié d’injure dans la même page ;

Considérant qu’il s’en suit que des propos identiques ou quasiment identiques, même figurant pour certains dans des commentaires publiés à des dates distinctes, se trouvent poursuivis sous deux qualifications différentes ; que ce cumul de qualifications est de nature à créer une incertitude pour les défenderesses préjudiciable à leur défense ; que l’assignation ne répond dès lors pas aux exigences de l’article 53 susvisé ; que ce vice affecte la validité de l’acte en son entier ; que l’ordonnance entreprise sera, en conséquence, confirmée en ce qu’elle a prononcé son annulation ; (...) »

11. Invoquant notamment les articles 6, 10 et 13 de la Convention, le requérant se pourvut en cassation (pourvoi no 11-14.637). Par un arrêt du 15 février 2013 l’assemblée plénière de la Cour de cassation rejeta le pourvoi au motif que, « selon l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881, qui doit recevoir application devant la juridiction civile, l’assignation doit, à peine de nullité, préciser et qualifier le fait incriminé et énoncer le texte de loi applicable ; qu’est nulle une assignation retenant pour le même fait la double qualification d’injure et de diffamation ».

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

12. L’article 53 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse est ainsi rédigé :

« La citation précisera et qualifiera le fait incriminé, elle indiquera le texte de loi applicable à la poursuite.

Si la citation est à la requête du plaignant, elle contiendra élection de domicile dans la ville où siège la juridiction saisie et sera notifiée tant au prévenu qu’au ministère public.

Toutes ces formalités seront observées à peine de nullité de la poursuite. »

13. En matière de diffamation, le délai de prescription est de trois mois après la première publication ou le prononcé des propos incriminés.

14. Dans un arrêt du 5 février 1992 (Civ. 2e, 5 février 1992, pourvoi no 90-16022, Bull. 1992, II, no 44), la 2ème chambre civile de la Cour de cassation a appliqué au civil le délai de 10 jours que fixe l’article 55 de la loi du 29 juillet 1881 à la partie assignée en diffamation pour prouver les faits diffamatoires, indiquant que ce délai était d’ordre public. Il ressort du rapport présenté par le conseiller rapporteur dans le cadre du pourvoi du requérant no 11-14.637 (paragraphe 11 ci-dessus), produit par ce dernier, que plusieurs arrêts postérieurs confirment que l’arrêt du 5 février 1992 a amorcé le processus d’unification des procédures civiles et pénales, en particulier quant à l’article 53 de la loi de 1881. Il convient notamment de relever des arrêts qui, au visa de cette disposition, ont imposé l’obligation de préciser dans l’assignation le fait invoqué et la loi applicable et ont énoncé qu’une assignation ne respectant pas ces formalités n’interrompait pas le délai de prescription (par exemple : 2e Civ., 19 février 1997, pourvoi no 94-13877, Bull. 1997, II, no 44), et des arrêts qui ont imposé la mention de l’élection de domicile (2e Civ., 12 mai 1999, pourvoi no 97-12956, Bull. 1999, II, no 90) et la dénonciation de l’assignation au ministère public (par exemple : 2e Civ., 26 octobre 2000, pourvoi no 98-19291, Bull.2000, II, no 147), ont étendu l’obligation du respect de l’article 53 de la loi aux assignations en référé (2e Civ., 7 mai 2002, pourvoi no 00-12510, Bull. 2002, II, no 91), ou ont fait primer, à propos de l’élection de domicile, les dispositions de l’article 53 sur celles des articles 751 et 752 du code de procédure civile (2e Civ., 10 juin 2004, pourvoi no 02-21515, Bull.2004, II, no 288).

15. Par la suite, dans deux arrêts du 12 juillet 2000, l’assemblée plénière de la Cour de cassation (Cass., Ass. Plén, 12 juillet 2000, no 00-83-577 et no 00-83.578) a retenu que les abus de la liberté d’expression prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881 ne pouvaient être réparés sur le fondement de l’article 1382 du code civil (régime de droit commun de la responsabilité civile).

16. Dans deux arrêts du 24 septembre 2009 (Civ. 1e, no 08-17.315 et no 08-12.381, Bull. 2009, I, no 180), la première chambre civile de la Cour de cassation a jugé que l’absence de mention du texte réprimant le délit (l’article 32 de la loi de 1881) n’affectait pas la validité de l’assignation et que satisfaisait à l’obligation d’élection de domicile – « dans la ville où siège la juridiction saisie » (article 53 de la loi e 1881) – l’assignation devant le tribunal de grande instance de Paris comportant constitution d’un avocat dont le domicile professionnel se trouvait à Paris (en application de l’article 1er de la loi du 31 décembre 1971 autorisant les avocats des barreaux des tribunaux de Paris et de sa périphérie à postuler auprès de chacune de ces juridictions). Par un arrêt du 8 avril 2010, rendu en la cause du requérant (paragraphe 9 ci-dessus), elle a jugé que « satisfait aux prescriptions [de l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881] la citation qui indique exactement au prévenu les faits et les infractions qui lui sont reprochés et le met en mesure de préparer utilement sa défense sans qu’il soit nécessaire que la citation précise ceux des faits qui constitueraient des injures et ceux qui constitueraient des diffamations ». Toutefois, par un arrêt du 15 février 2013, rendu également en la cause du requérant (paragraphe 11 ci-dessus), l’assemblée plénière de la Cour de cassation a conclu que, « selon l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881, qui doit recevoir application devant la juridiction civile, l’assignation doit, à peine de nullité, préciser et qualifier le fait incriminé et énoncer le texte de loi applicable ; qu’est nulle une assignation retenant pour le même fait la double qualification d’injure et de diffamation ».

17. Dans une affaire distincte de la présente affaire, le Conseil constitutionnel a été saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité visant l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881. La requérante soutenait en particulier qu’en imposant que la citation pour des infractions de presse désigne précisément les propos ou écrits incriminés et en donne la qualification pénale, cet article conditionnait l’accès au juge à des règles de recevabilité d’un formalisme excessif ne trouvant aucune justification devant les juridictions civiles, en méconnaissance du « droit au recours effectif ». Le Conseil constitutionnel a rejeté cette thèse par une décision du 17 mai 2013 (no 2013-311 QPC), soulignant en particulier ce qui suit :

« (...) 5. Considérant que les dispositions contestées fixent les formalités substantielles de la citation en justice pour les infractions prévues par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ; que, par son arrêt susvisé du 15 février 2013, l’assemblée plénière de la Cour de cassation a jugé que l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881 « doit recevoir application devant la juridiction civile » ; qu’en imposant que la citation précise et qualifie le fait incriminé et que l’auteur de la citation élise domicile dans la ville où siège la juridiction saisie, le législateur a entendu que le défendeur soit mis à même de préparer utilement sa défense dès la réception de la citation et, notamment, puisse, s’il est poursuivi pour diffamation, exercer le droit, qui lui est reconnu par l’article 55 de la loi du 29 juillet 1881, de formuler en défense une offre de preuve dans un délai de dix jours à compter de la citation ; que la conciliation ainsi opérée entre, d’une part, le droit à un recours juridictionnel du demandeur et, d’autre part, la protection constitutionnelle de la liberté d’expression et le respect des droits de la défense ne revêt pas, y compris dans les procédures d’urgence, un caractère déséquilibré ; (...) »

EN DROIT

18. Le requérant se plaint du fait que l’assignation introductive d’instance qu’il avait fait délivrer devant le juge civil a été annulée dans son intégralité, au motif qu’elle n’était pas suffisamment précise au regard des exigences de l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse dès lors qu’elle qualifiait certains faits à la fois d’insulte et de diffamation. Soulignant qu’en l’état de la jurisprudence au moment de la rédaction de cette assignation, il était fondé à penser qu’une éventuelle difficulté affectant une partie seulement des faits poursuivis ne justifierait pas l’annulation de l’assignation dans sa totalité, et dénonçant un formalisme excessif et une application rétroactive d’un revirement de jurisprudence, il se dit victime d’une violation de son droit à un tribunal. Il invoque les articles 6 § 1 et 13 de la Convention, la première de ces disposition étant ainsi libellée :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

I. THÈSES DES PARTIES

A. Le Gouvernement

19. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter la requête, qu’il estime non fondée.

20. Il indique que, depuis la fin des années 1990, la deuxième chambre puis la première chambre civile de la Cour de cassation ont étendu les exigences particulière de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse relatives à l’acte introductif d’instance, notamment telles qu’interprétées par la chambre criminelle, aux procédures en réparation portées devant le juge civil. Il précise à cet égard qu’en matière pénale, la chambre criminelle de la Cour de cassation juge depuis plusieurs années que les citations directes en diffamation prévues par l’article 53 de cette loi doivent spécifier les passages et propos incriminés afin de permettre aux prévenus de préparer leur défense, et qu’elles ne peuvent qualifier ceux-ci à la fois d’injures et de diffamations. Il précise que la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a étendu les règles procédurales issues de cette loi au procès civil de presse par un arrêt du 5 février 1992, et que cette unification procédurale s’est poursuivie par deux arrêts du 12 juillet 2000 de l’assemblée plénière de la Cour de cassation, qui ont posé le principe de l’exclusivité des dispositions de cette loi comme support textuel de la réparation de toutes les atteintes par voie de presse. Selon le Gouvernement, il résulte de ces arrêts, qui visent à uniformiser le droit applicable aux procédures civiles et aux procédures pénales, que l’acte introductif d’instance en matière civile doit respecter les exigences de l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881 à peine de nullité. Il précise que la première chambre civile, à laquelle le contentieux du droit de la presse avait été transféré, avait cependant remis en cause l’application de cette disposition devant le juge civil, notamment par deux arrêts du 24 septembre 2009. Il souligne que c’est dans ce contexte que sont intervenus l’arrêt du 15 février 2011, par lequel la cour d’appel de Paris a refusé de s’incliner, puis l’arrêt du 15 février 2013, par lequel l’assemblée plénière de la Cour de cassation a définitivement tranché en faveur de l’uniformisation. Le Gouvernement renvoie en outre à la décision no 2013‑311 QPC susmentionnée du 17 mai 2013.

21. Le Gouvernement estime par ailleurs que le formalisme qu’impose l’article 53 loi du 29 juillet 1881 n’est pas excessif. Il souligne que cette loi recherche un équilibre entre la liberté d’expression et la protection des personnes atteintes par un propos diffamatoire ou injurieux, et que ce formalisme a pour but légitime le respect de la liberté d’expression et la garantie des droits de la défense et est proportionné à ce but. Il fait valoir que, si l’action en diffamation et l’action pour injure visent toutes deux à réparer une atteinte à l’honneur, à la considération et à la réputation, elles ne reposent pas sur des propos de même nature. Il serait particulièrement important que les termes de l’assignation permettent au défendeur de savoir avec précision s’il est mis en cause pour diffamation – c’est à dire l’imputation de faits précis et contraires à l’honneur ou à la considération – ou pour injure – c’est à dire une expression outrageante ne renfermant l’imputation d’aucun fait – dès lors qu’en résulte une différence de droits et d’actions. Le Gouvernement observe à cet égard que le conseil constitutionnel a constaté dans sa décision no 2013-311 QPC précitée que le défendeur en diffamation peut exciper de sa bonne foi en soulevant une exception veritas.

22. Le Gouvernement indique qu’en l’espèce, le juge du fond a estimé que la double qualification à laquelle procédait l’assignation créait une incertitude quant aux poursuites dont les défenderesses étaient l’objet. Telle serait aussi la raison pour laquelle la Cour de cassation a, dans son arrêt du 15 février 2013, posé le principe de la prohibition d’une double qualification pour un fait unique. Il ajoute que la règle posée par l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881 ne présente pas de complexité particulière, est énoncée clairement et est accessible à l’ensemble des justiciables, et que l’arrêt du 15 février 2013, qui confirmait la jurisprudence antérieure plus qu’il ne procédait à un revirement, était prévisible, et répondait à un impératif de bonne administration de la justice puisqu’il visait à la sécurité juridique en uniformisant les procédures pénales et civiles en matière de presse. Enfin, le Gouvernement fait valoir que l’annulation de l’intégralité de l’assignation s’inscrit dans la jurisprudence civile relative à l’étendue des nullités et qu’une annulation partielle était d’autant moins envisageable en l’espèce que les propos critiqués étaient indivisibles.

B. Le requérant

23. Selon le requérant, le Gouvernement élude le problème que pose sur le terrain de l’accès à la justice l’annulation totale d’une citation introductive d’instance à la faveur d’un revirement de jurisprudence avec effet immédiat. Il souligne que l’assemblée plénière de la Cour de cassation aurait pu en sa cause différer dans le temps l’application de cette règle jurisprudentielle nouvelle.

24. Le requérant observe ensuite que le formalisme processuel en matière de délits de presse et assimilés est particulièrement complexe. Ainsi, indique-t-il, une même allégation ne peut être poursuivie sous une double qualification, ceci afin que le défendeur soit informé ab initio et sans équivoque de l’objet même de la poursuite et soit mis en mesure, le cas échéant, de faire valoir l’exception de vérité propre à la diffamation dans le délai de dix jours prévu par la loi du 29 juillet 1881. Selon lui, lorsque plusieurs allégations sont poursuivies et qu’une seule fait l’objet d’une qualification équivoque, le juge du fond reste toutefois saisi des autres faits de la poursuite, de sorte que la citation initiale reste valide s’agissant des imputations régulièrement dénoncées. Il relève qu’en sa cause, la première chambre civile avait expressément rappelé que la nullité éventuellement encourue par la citation initiale ne pouvait être que partielle dans une telle hypothèse. Il estime qu’en l’état de pareille règle, expressément rappelée dans la présente affaire par la première chambre civile, la position ultérieurement prise par l’assemblée plénière de la Cour de cassation en faveur d’une annulation totale, ne lui a pas permis d’obtenir d’un juge du fond l’examen de ceux de ces griefs qualifiés de façon univoque et donc parfaitement recevables.

25. D’après le requérant, la solution retenue par l’assemblée plénière de la Cour de cassation, qui opérait un revirement de jurisprudence sans ordonner le différé d’application de la solution nouvelle retenue, n’est pas compatible avec les exigences du procès équitable.

II. APPRÉCIATION DE LA COUR

A. Sur la recevabilité

26. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle la déclare donc recevable.

B. Sur le fond

27. La Cour rappelle tout d’abord que, lorsque l’article 6 § 1 de la Convention est applicable – ce qui n’est pas controversé en l’espèce –, il convient d’examiner les griefs relatifs au droit d’accès à la justice sous l’angle de cette disposition plutôt que sous celui de l’article 13 (voir, notamment, Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 146, CEDH 2000 XI). Elle procèdera donc de la sorte en la présente affaire.

28. La Cour rappelle ensuite que le droit d’accès aux tribunaux – qui constitue un aspect du « droit à un tribunal » – peut donner lieu à des limitations implicitement admises car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, réglementation qui peut varier dans le temps et dans l’espace en fonction des besoins et des ressources de la communauté et des individus. En élaborant pareille réglementation, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation. S’il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention, elle n’a pas qualité pour substituer à l’appréciation des autorités nationales une autre appréciation de ce que pourrait être la meilleure politique en la matière. Néanmoins, les limitations appliquées ne sauraient restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Paroisse Gréco-Catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 89, CEDH 2016 (extraits)). Une interprétation excessivement formaliste des règles de procédure est susceptible de violer le droit d’accès à un tribunal (voir, par exemple, Zvolský et Zvolská c. République tchèque, no 46129/99, § 55, CEDH 2002 IX, et Viard, précité, § 38).

29. La Cour constate qu’il ressort de la décision no 2013-311 QPC du Conseil constitutionnel qu’en imposant que la citation précise et qualifie le fait incriminé, l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881 vise à mettre le défendeur à même de préparer utilement sa défense dès la réception de la citation et, notamment, puisse, s’il est poursuivi pour diffamation, exercer le droit de formuler une offre de preuve dans le délai légal de dix jours à compter de la citation (paragraphe 17 ci-dessus). Le Gouvernement indique que ce formalisme a pour but non seulement de préserver les droits de la défense de l’auteur des propos incriminés, mais aussi de garantir le respect de sa liberté d’expression. Selon la Cour, il s’agit là assurément de buts légitimes au regard du droit d’accès à un tribunal que garantit l’article 6 § 1.

30. S’agissant de la proportionnalité, il ressort des indications fournies par le Gouvernement que, contrairement à ce que prétend le requérant, il n’y a pas véritablement eu un revirement de jurisprudence dans son cas. Il s’agissait davantage de la clôture par l’assemblée plénière de la Cour de cassation d’un chapitre d’un débat interne relatif à l’unification des procédures civiles et pénales en matière de presse.

31. Le Gouvernement renvoie à cet égard à un arrêt de la 2ème chambre civile de la Cour de cassation du 5 février 1992 (références précitées), qui procède à l’application au civil du délai de dix jours que fixe l’article 55 de la loi du 29 juillet 1881 à la partie assignée en diffamation pour prouver les faits diffamatoires, délai qu’elle indique être d’ordre public. Plusieurs arrêts postérieurs confirment que cet arrêt du 5 février 1992 a amorcé le processus d’unification des procédures civiles et pénales, en particulier quant à l’article 53 de la loi de 1881 (paragraphe 14 ci-dessus).

32. Le Gouvernement renvoie également à deux arrêts de l’assemblée plénière de la Cour de cassation du 12 juillet 2000 (références précitées), qui retiennent que les abus de la liberté d’expression prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881 ne peuvent être réparés sur le fondement de l’article 1382 du code civil. L’assemblée plénière a ainsi exclu que le régime de droit commun de la responsabilité civile puisse servir de fondement à la réparation d’un préjudice né d’une infraction à la loi sur la liberté de la presse, ce qui tend à confirmer qu’il y avait déjà une évolution vers l’unification des procédures.

33. La première chambre civile de la Cour de cassation, à laquelle avait été transféré le contentieux du droit de la presse, a par la suite assoupli l’applicabilité de l’article 53 devant le juge civil, notamment dans deux arrêts du 24 septembre 2009, jugeant que l’absence de mention du texte réprimant le délit (l’article 32 de la loi de 1881) n’affectait pas la validité de l’assignation et que satisfaisait à l’obligation d’élection de domicile – « dans la ville où siège la juridiction saisie » (article 53 de la loi de 1881) – l’assignation devant le tribunal de grande instance de Paris comportant constitution d’un avocat dont le domicile professionnel se trouvait à Paris (en application de l’article 1er de la loi du 31 décembre 1971 autorisant les avocats des barreaux des tribunaux de Paris et de sa périphérie à postuler auprès de chacune de ces juridictions).

34. C’est dans ce contexte qu’est intervenu l’arrêt rendu le 8 avril 2010 par la première chambre civile en la cause du requérant, qui opte pour une application souple de l’article 53 de la loi de 1881 en matière civile. Le juge de renvoi ayant ensuite résisté à cette approche de la première chambre civile, l’assemblée plénière de la Cour de cassation a tranché par son arrêt du 15 février 2013, retenant une application stricte de cette disposition aux procédures civiles.

35. Quant à la circonstance que l’annulation ne s’est pas limitée aux parties de l’assignation visant les faits doublement qualifiés mais a porté sur l’assignation dans son intégralité, il ressort du rapport du conseiller rapporteur précité qu’un arrêt de la deuxième chambre civile du 25 novembre 2004 avait déjà posé pour principe que la constatation de l’existence d’un grief emportait la nullité de l’acte en son entier ; la deuxième chambre civile avait en conséquence cassé un arrêt qui, après avoir annulé une assignation en ce qu’elle poursuivait des propos diffamatoires, avait retenu que le grief relatif à ce chef de la poursuite n’avait pas eu d’incidence sur la poursuite des injures, alors que l’irrégularité constatée affectait l’acte en totalité (2e Civ., 25 novembre 2004, pourvoi no 02-12829, Bull. 2004, II, no 505). Il ressort de plus du même rapport que, pour la chambre criminelle, la nullité totale est encourue lorsqu’un fait unique est doublement qualifié (le rapport renvoie notamment à un arrêt du 22 mai 2001 ; pourvoi no 00-86385).

36. Le requérant ne peut donc prétendre avoir été pris de court par l’arrêt de l’assemblée plénière de la Cour de cassation du 15 février 2013. Il le peut d’autant moins qu’il a fait délivrer son assignation le 14 juin 2007, soit avant les arrêts du 24 septembre 2009, alors que la jurisprudence dominante allait dans le sens de l’unification des procédures de presse.

37. Il faut par ailleurs également rappeler que l’interprétation du droit interne, en particulier des règles procédurales telles que les formes et délais d’introduction d’un recours, appartient au premier chef aux juridictions internes, auxquelles la Cour n’a pas pour tâche de se substituer (voir, par exemple, Brunet-Lecomte et Lyon Mag’ c. France, no 17265/05, § 60, 6 mai 2010).

38. Il reste, certes, que la limitation du droit du requérant à un tribunal aurait été moindre si, plutôt que d’annuler l’assignation dans son intégralité, les juridictions internes avaient restreint l’annulation aux propos doublement qualifiés. Il faut toutefois mettre cet élément en perspective avec le fait que le but légitime poursuivi est la protection de droits fondamentaux d’autrui : la liberté d’expression et les droits de la défense de l’auteur des propos incriminés. Telle a du reste été l’approche du Conseil constitutionnel, qui a retenu dans sa décision no 2013-311 QPC (paragraphe 17 ci-dessus) que la conciliation qu’opéraient les conditions posées par l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881 entre la protection de la liberté d’expression et des droits de la défense du défendeur et le droit à un recours juridictionnel du demandeur ne revêtait pas un caractère déséquilibré.

39. Or, d’une part, comme indiqué précédemment (paragraphe 28 ci‑dessus), les États parties disposent d’une marge d’appréciation dans le domaine de la règlementation des conditions de recevabilité des recours. D’autre part, la marge d’appréciation dont ils jouissent est ample lorsqu’il s’agit pour eux de ménager un équilibre entre différents droits protégés par la Convention (voir, par exemple, mutatis mutandis, Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 77, CEDH 2007‑I).

40. Étant donné l’ampleur de la marge d’appréciation dont disposait la France, la Cour estime qu’en annulant l’assignation en diffamation délivrée par le requérant au motif qu’elle n’était pas suffisamment précise au regard des exigences de l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881 en ce qu’elle qualifiait certains faits à la fois d’insulte et de diffamation, les juridictions internes n’ont pas limité son droit à un tribunal de manière disproportionnée.

41. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 mars 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Milan BlaškoAngelika Nußberger
Greffier adjointPrésidente


Synthèse
Formation : Cour (cinquiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-171506
Date de la décision : 02/03/2017
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure civile;Article 6-1 - Accès à un tribunal)

Parties
Demandeurs : DEBRAY
Défendeurs : FRANCE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : BOUTHORS D.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award