La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

17/01/2017 | CEDH | N°001-170630

CEDH | CEDH, AFFAIRE J. ET AUTRES c. AUTRICHE, 2017, 001-170630


QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE J. ET AUTRES c. AUTRICHE

(Requête no 58216/12)

ARRÊT

STRASBOURG

17 janvier 2017

DÉFINITIF

17/04/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire J. et autres c. Autriche,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

András Sajó, président,

Vincent A. De Gaetano,

Nona Tsotsoria,

Paulo Pinto de Albuquer

que,

Krzysztof Wojtyczek,

Gabriele Kucsko-Stadlmayer,

Marko Bošnjak, juges,

et de Marialena Tsirli, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambr...

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE J. ET AUTRES c. AUTRICHE

(Requête no 58216/12)

ARRÊT

STRASBOURG

17 janvier 2017

DÉFINITIF

17/04/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire J. et autres c. Autriche,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

András Sajó, président,

Vincent A. De Gaetano,

Nona Tsotsoria,

Paulo Pinto de Albuquerque,

Krzysztof Wojtyczek,

Gabriele Kucsko-Stadlmayer,

Marko Bošnjak, juges,

et de Marialena Tsirli, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 décembre 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 58216/12) dirigée contre la République d’Autriche et dont trois ressortissantes de cet État, Mme J. (« la première requérante »), Mme G. (« la deuxième requérante »), et Mme C. (« la troisième requérante »), ont saisi la Cour le 4 septembre 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). La présidente de la section a accédé à la demande de non-divulgation de leur identité formulée par les requérantes (article 47 § 4 du règlement de la Cour).

2. Devant la Cour, les requérantes ont été représentées par M. Adam Weiss, directeur juridique du Centre AIRE, organisation non gouvernementale (ONG) ayant son siège à Londres. Le gouvernement autrichien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. H. Tichy, chef du Département de droit international au ministère fédéral pour l’Europe, l’Intégration et les Affaires étrangères.

3. Dans leur requête, les requérantes alléguaient qu’elles avaient été victimes de la traite des êtres humains et que les autorités autrichiennes n’avaient pas mené une enquête effective et exhaustive sur leurs allégations à cet égard.

4. Le 4 juin 2014, les griefs des requérantes tirés des articles 3, 4 et 8 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les deux premières requérantes sont nées respectivement en 1984 et en 1982 et résident à Vienne. La troisième requérante est née en 1972 et réside en Suisse.

6. Le résumé des circonstances de l’affaire et des faits survenus en Autriche présenté ci-après est fondé sur les observations des requérantes. L’exposé du déroulement de l’enquête menée en Autriche est fondé sur les observations des requérantes et celles du Gouvernement.

A. Le contexte de l’affaire

7. Les requérantes sont des ressortissantes philippines. Les première et troisième requérantes furent recrutées en 2006 et 2009 respectivement par une agence de recrutement de Manille pour travailler en tant qu’employées de maison ou que filles au pair à Dubaï (Émirats arabes unis). La seconde requérante se rendit à Dubaï dans le même but en décembre 2008, sur le conseil de la première requérante, sans passer par une agence de recrutement. À Dubaï, les requérantes se virent confisquer leurs passeports par leurs employeurs. Elles les accusent de leur avoir fait subir à Dubaï des mauvais traitements, de les avoir exploitées sans leur verser le salaire convenu et de les avoir contraintes à travailler selon des horaires extrêmement lourds sous la menace de nouveaux sévices.

1. La première requérante

8. Fin 2006, la première requérante prit contact avec une agence de recrutement de Manille pour trouver un emploi à l’étranger. Elle était alors célibataire et mère d’une fille de huit mois. Elle signa un premier contrat par lequel elle s’engageait à travailler au service d’une famille de Dubaï pour une durée de deux ans – de décembre 2006 à décembre 2008 – à raison de huit heures par jour ouvrable, moyennant un salaire mensuel de 700 dirhams des Émirats arabes unis (AED – environ 150 euros (EUR) à l’époque pertinente). À son arrivée à Dubaï, elle fut conduite chez ses employeuses, deux sœurs ou belles-sœurs qui résidaient avec leurs familles respectives dans une grande demeure. L’une d’entre elles lui prit son passeport.

9. Durant la majeure partie de ce premier contrat, la première requérante n’eut à subir aucun mauvais traitement ni aucune menace directe de la part de ses employeuses, qui lui versèrent régulièrement son salaire. Toutefois, on la força à travailler depuis 5 heures jusqu’à minuit tout au long de ces deux premières années, ses fonctions consistant à s’occuper des enfants de la famille, à préparer les repas, à faire le ménage et la lessive ainsi qu’à accomplir de nombreux autres travaux d’entretien de la maison et du jardin. Au cours des neuf premiers mois de son contrat, elle dut travailler sept jours par semaine sans le moindre jour de repos et sans être autorisée à sortir de la maison autrement que sous surveillance. Il lui était interdit de disposer d’un téléphone personnel et elle n’était autorisée à téléphoner qu’une fois par mois à sa famille aux Philippines, le coût de la communication étant déduit de son salaire. Il lui était également défendu de parler aux autres employés philippins dans sa langue maternelle. Elle était constamment affamée, car elle n’avait généralement pour toute nourriture que les reliefs des repas de la famille. Elle ne pouvait s’acheter des aliments de base que lorsqu’elle accompagnait la famille au supermarché, environ une fois par mois.

10. Neuf mois environ après avoir son arrivée à Dubaï, la première requérante se vit infliger une première sanction par ses employeuses, qui l’obligèrent à dormir par terre après l’avoir surprise à parler à un autre employé philippin dans sa langue maternelle. Bien qu’elle fût tombée malade après avoir dormi sur le sol froid, ses employeuses l’empêchèrent d’acheter des médicaments et de consulter un médecin, la forçant au contraire à continuer à travailler selon les mêmes horaires.

11. Vers la fin de ce premier contrat de deux ans, les employeuses de la première requérante l’informèrent qu’elles souhaitaient la voir continuer à travailler pour elles, lui promettant qu’elles augmenteraient son salaire, qu’elle pourrait disposer de son propre téléphone et qu’elles lui permettraient de rendre visite à sa famille à condition qu’elle trouvât quelqu’un pour la remplacer en son absence. La première requérante finit par accepter de prolonger son contrat et repartit aux Philippines pendant trois mois. Les avantages promis et la perspective d’une amélioration de ses conditions de travail l’incitèrent à demander à la seconde requérante de la remplacer à Dubaï en son absence.

12. Pendant son séjour aux Philippines, la première requérante fut menacée par ses employeuses, qui l’avertirent qu’elle ne serait jamais autorisée à retourner à Dubaï si elle n’y reprenait pas son travail, et que la seconde requérante se verrait infliger des mauvais traitements. La première requérante revint donc à Dubaï en avril 2009.

13. À son retour à Dubaï, la première requérante dut apprendre à conduire. Après avoir échoué à un premier examen, elle fut forcée de prendre d’autres leçons de conduite à ses propres frais et de passer quatre autres examens dont le coût unitaire s’élevait à 700 AED, l’équivalent pour elle d’un mois de salaire. Il arriva à plusieurs reprises que l’une de ses employeuses la frappe à l’épaule pendant qu’elle conduisait, pour l’obliger à accélérer. La même employeuse se mit aussi à la gifler et à la battre régulièrement, sans raison ou pour des broutilles, la menaçant à plusieurs reprises de la faire rosser par son mari en cas d’erreur ou de refus d’obéissance.

14. La première requérante accompagna ses employeuses et leurs proches dans leurs voyages en Europe, en Australie, à Singapour et à Oman, tenue la plupart du temps enfermée dans des chambres d’hôtel ou placée sous étroite surveillance. Elle n’eut qu’une seule fois à se présenter en personne dans une ambassade pour obtenir des documents d’entrée, en vue d’un voyage à Londres. À cette occasion, ses employeuses lui ordonnèrent de mentir sur ses conditions de travail. À son arrivée à Londres, il lui fut interdit de sortir de l’appartement où elle séjournait avec ses employeuses et leurs proches.

2. La deuxième requérante

15. Mère de trois enfants à l’époque pertinente, la deuxième requérante était mariée à un homme sans emploi régulier. Espérant une meilleure rémunération à Dubaï, elle accepta de travailler pour les employeurs de la première requérante. Ceux-ci ayant réussi à obtenir un visa de visiteur à son nom sous de faux prétextes, la seconde requérante ne se manifesta pas auprès de l’agence de recrutement des Philippines et ne conclut pas de contrat écrit avec ses employeurs. Elle pensait recevoir un salaire mensuel de 700 AED, payable directement à sa famille aux Philippines.

16. La deuxième requérante commença à travailler à Dubaï en décembre 2008. Après le départ de la première requérante en janvier 2009 pour un séjour de trois mois aux Philippines (paragraphe 11 ci-dessus), ses employeurs changèrent brusquement de comportement à son égard, la menaçant de ne plus verser son salaire à sa famille en cas d’erreur de sa part. Ils l’empêchèrent de quitter Dubaï, refusant de lui rendre son passeport et exigeant le remboursement de ses frais de voyage et des dépenses connexes. Ils l’avertirent qu’elle irait en prison si elle s’enfuyait ou demandait de l’aide aux autorités de Dubaï. Ils la maltraitèrent physiquement et psychologiquement, allant une fois jusqu’à la frapper violemment à l’épaule, et la forcèrent à travailler depuis 5 heures ou 6 heures du matin jusqu’à minuit ou une heure du matin.

17. Entre avril 2009 et juin 2010, les violences et les menaces des employeurs de la deuxième requérante s’aggravèrent. L’un d’entre eux lui donna un coup de poing, un autre l’atteignit à l’épaule en essayant de la gifler.

3. La troisième requérante

18. Sa famille ayant désespérément besoin d’argent pour payer des soins médicaux nécessaires à son frère, la troisième requérante prit contact en 2009 avec une agence de recrutement aux Philippines. Celle-ci lui proposa un emploi de femme de ménage à Dubaï pour un salaire mensuel compris entre 800 et 1 000 AED (soit environ 160 à 200 EUR à l’époque pertinente), près de deux fois plus élevé que celui qu’elle gagnait aux Philippines. À son arrivée à Dubaï en 2009, elle dut remettre son passeport et son téléphone portable à une personne qui s’était présentée comme un employé de l’agence de recrutement et qui lui avait promis de les lui rendre au terme de son contrat.

19. À Dubaï, la troisième requérante entra au service d’un membre de la famille qui employait les deux premières requérantes. Les deux familles ayant pour habitude de se réunir tous les vendredis, les requérantes se rencontrèrent et discutèrent en secret de leurs expériences respectives.

20. La troisième requérante indique que son employeur la forçait aussi à travailler depuis 6 heures du matin jusqu’à minuit, qu’il l’obligeait à laver sa voiture en plein soleil, sous une chaleur insupportable, et qu’il lui interdisait d’aller aux toilettes sans son autorisation. Elle ajoute qu’il ne lui permettait de téléphoner à sa famille aux Philippines qu’une fois par mois, toujours en sa présence, qu’il ne lui avait versé aucun salaire au cours de ses trois premiers mois de travail, puis seulement 750 AED environ par mois, moins que ce qui avait été convenu, qu’il l’avait un jour giflée et qu’elle l’avait vu frapper une autre personne de service à la tête.

21. La troisième requérante affirme qu’après qu’elle l’eut informé de son intention de retourner aux Philippines, son employeur lui avait répondu qu’elle devrait s’acquitter du prix de son billet d’avion et des honoraires de l’agence, tout en sachant qu’elle n’en avait pas les moyens à ce moment-là, et qu’elle ne pourrait de toute façon pas récupérer son passeport avant d’avoir travaillé au moins neuf mois à Dubaï. La troisième requérante indique avoir été trop effrayée pour redemander à partir de Dubaï, craignant que son employeur ne lui verse plus son salaire ou qu’il lui confisque son passeport pour une durée encore plus longue.

B. Les faits survenus en Autriche

22. Le 2 juillet 2010, les employeurs des requérantes prirent en leur compagnie de courtes vacances en Autriche. Les requérantes et leurs employeurs séjournèrent dans le même hôtel, situé dans le centre-ville de Vienne. Les requérantes et les enfants de sexe féminin de la famille dormaient dans un appartement séparé de celui des enfants de sexe masculin et des autres membres de la famille. Comme à Dubaï, les requérantes étaient chargées de s’occuper des enfants de leurs employeurs et d’accomplir de nombreuses autres tâches ménagères, depuis 5 heures ou 6 heures du matin jusqu’à minuit, parfois plus tard. La troisième requérante se faisait régulièrement invectiver par son employeur, notamment lorsque les enfants n’étaient pas prêts assez tôt le matin. En outre, les employeurs de la première requérante la réveillaient vers 2 heures du matin, la forçant à préparer des repas, et elle dut porter seule leurs vingt valises à l’hôtel. Pendant le séjour des requérantes en Autriche, leurs employeurs conservèrent leurs passeports. Dans leur hôtel viennois, les requérantes firent la connaissance de N., une employée de l’établissement qui parlait le tagalog, la langue maternelle de la première requérante.

23. Lors d’une visite d’un zoo qui eut lieu le lendemain ou le surlendemain de l’arrivée des requérantes et de leurs employeurs en Autriche, l’un des enfants la famille se perdit pendant quelques instants. L’un des employeurs des première et troisième requérantes les invectiva comme jamais auparavant, la première requérante indiquant à cet égard avoir subi une violence verbale extrême et avoir vécu une expérience très éprouvante et humiliante. Il menaça la troisième requérante de la frapper et lui dit que « quelque chose d’extrêmement fâcheux » lui arriverait si l’enfant n’était pas retrouvé sain et sauf. L’intéressée comprit à ce moment‑là que son employeur, dont elle avait constamment peur, était une personne dangereuse capable de lui infliger de graves blessures et que sa violence à son égard risquait de s’aggraver à tout moment. Elle eut alors le sentiment qu’il allait lui arriver quelque chose de terrible si elle restait dans cette famille. La première requérante prit également conscience que leurs conditions de travail n’étaient plus supportables et qu’il ne fallait pas prendre le risque d’attendre de voir comment la situation évoluerait pendant le voyage de Vienne à Londres. Aussi les requérantes décidèrent-elles de contacter N., l’employée de l’hôtel qui parlait le tagalog, pour lui demander de l’aide.

24. La nuit suivant cet incident, soit deux ou trois jours après l’arrivée des intéressées en Autriche, celles-ci s’enfuirent de l’hôtel avec l’aide de N., qui avait dissimulé une voiture dans une ruelle près de l’hôtel pour les emmener « en lieu sûr ». Par la suite, les requérantes trouvèrent assistance auprès de la communauté philippine de Vienne.

C. Les procédures suivies en Autriche

1. La procédure pénale dirigée contre les employeurs des requérantes

25. En avril ou mai 2011, soit environ neuf mois après avoir échappé à leurs employeurs, les requérantes contactèrent « LEFÖ », une organisation non gouvernementale locale, lui demandant assistance pour signaler à la police les mauvais traitements et l’exploitation qu’elles disaient avoir subis de la part de leurs employeurs. L’organisation en question combat la traite des êtres humains en Autriche. Elle est subventionnée par l’État, notamment pour ses activités d’assistance aux victimes de la traite. En juillet 2011, les requérantes s’adressèrent à la police autrichienne et déposèrent une plainte pénale (Strafanzeige) contre leurs employeurs, se disant victimes de la traite des êtres humains. Accompagnées par des représentants de LEFÖ, elles furent longuement interrogées par des agents de l’Office de lutte contre la traite des êtres humains (Büro für Bekämpfung des Menschenhandels) dans les locaux de l’Office fédéral de police criminelle (Bundeskriminalamt) les 11 et 21 juillet 2011 et le 17 août 2011. Les agents en question établirent un rapport concluant que les infractions dénoncées avaient été commises à l’étranger.

26. Les requérantes furent informées que leurs employeurs s’étaient plaints d’elles et qu’ils les avaient notamment accusées de leur avoir volé de l’argent et un téléphone portable en s’enfuyant de l’hôtel, allégations dont les autorités autrichiennes reconnurent ultérieurement l’inexactitude. Les requérantes se déclarèrent disposées à coopérer activement avec les autorités et à prendre part à d’éventuelles poursuites pénales contre leurs employeurs.

27. Le 4 novembre 2011, en vertu de l’article 190 § 1 du code de procédure pénale (Strafprozessordnung – « le CPP » – paragraphe 36 ci‑dessous), le parquet de Vienne (Staatsanwaltschaft Wien) classa sans suite les poursuites pour traite d’êtres humains (paragraphe 35 ci-dessous) qui avaient été ouvertes sur le fondement de l’article 104a du code pénal (Strafgesetzbuch – le « CP »). Le 14 novembre 2011, le procureur chargé de l’affaire rendit une brève décision écrite exposant succinctement les motifs du classement sans suite, d’où il ressortait que les infractions dénoncées avaient été commises à l’étranger par des ressortissants étrangers et qu’elles ne mettaient pas en cause les intérêts de l’Autriche au sens de l’article 64 § 1 4) du CP.

28. Le 30 novembre 2011, les requérantes introduisirent une demande de reprise des poursuites (Fortsetzungsantrag) auprès du tribunal régional de Vienne (Straflandesgericht Wien). Dans leur demande, elles avançaient que les intérêts de l’Autriche étaient bel et bien en cause, que leurs employeurs avaient continué à les exploiter et à les maltraiter en Autriche, et que les éléments constitutifs de l’infraction réprimée par l’article 104a § 1 2) du CP étaient réunis.

29. Par la suite, le parquet de Vienne adressa au tribunal régional de Vienne une note où il exposait les motifs du classement sans suite de la plainte des requérantes. Il y indiquait qu’aucun élément du dossier ne donnait à penser que l’une des infractions limitativement énumérées à l’article 104a du CP eût été commise en Autriche, notamment parce que l’infraction dénoncée avait déjà été consommée à Dubaï (zumal das Delikt bereits in Dubai vollendet wurde) et que les accusés n’étaient pas des ressortissants autrichiens. Il ajoutait que les déclarations des requérantes quant aux tâches dont elles avaient la charge (s’occuper des enfants, faire la lessive, préparer les repas) ne prouvaient pas qu’elles eussent été exploitées aussi en Autriche, dès lors qu’elles avaient réussi à quitter leurs employeurs deux ou trois jours seulement après leur arrivée à Vienne.

30. Le 16 mars 2012, le tribunal régional de Vienne rejeta la demande des requérantes par une décision dont les passages pertinents étaient ainsi libellés :

« La décision de classer sans suite [une plainte pénale] suppose nécessairement que les faits soient suffisamment établis ou que l’utilité d’une enquête ne soit pas avérée.

Il n’y a pas lieu de maintenir les poursuites lorsque, au vu (...) des résultats de l’enquête, la probabilité d’une condamnation n’est pas plus élevée que celle d’une relaxe (...)

Selon l’article 64 § 1 4) du CP, le droit pénal autrichien s’applique indépendamment du droit pénal du pays où l’infraction a été commise si celle-ci met en cause les intérêts de l’Autriche ou si son auteur ne peut être extradé, comme ce peut être le cas par exemple pour l’infraction d’enlèvement contre rançon réprimée par l’article 104a du CP. Les demanderesses ayant passé environ trois jours à Vienne, les éléments constitutifs de l’infraction réprimée par l’article 104a § 1 2) du CP ne sont pas réunis, car l’exploitation par le travail suppose des actes s’échelonnant sur un laps de temps supérieur, ce qui exclut en l’espèce que l’infraction en question puisse être jugée constituée en Autriche.

La compétence des autorités répressives autrichiennes ne peut davantage se déduire de l’article 64 § 1 4) du CP.

Les intérêts de l’Autriche sont en cause lorsque la victime de l’infraction ou l’auteur de celle-ci est un ressortissant autrichien ou lorsque l’infraction présente un lien concret avec l’Autriche, ou encore lorsque le droit international impose à l’Autriche de poursuivre certaines infractions. Ils sont systématiquement en cause lorsqu’une infraction réprimée par les articles 102, 103, 104 ou 217 du CP est commise contre un ressortissant autrichien, ou lorsque des fonds ou des titres autrichiens (Wertpapiere) font l’objet d’infractions réprimées par l’article 232 du CP ou par l’article 237 combiné avec l’article 232 du CP.

Il y a donc lieu de rejeter le moyen des requérantes voulant que les éléments constitutifs de l’infraction réprimée par l’article 104a du CP soient réunis en Autriche. Leur moyen selon lequel les infractions dont elles disent avoir été victimes de la part de leurs employeurs à Dubaï (...) obligeraient l’Autriche à agir en vertu du droit international ne saurait davantage être accueilli. En l’espèce, [ce moyen] ne trouve aucun appui dans l’arrêt no Os 161/81 précité [de la Cour suprême], par lequel celle-ci a conclu que le transit en Autriche de grandes quantités de stupéfiants mettait en cause les intérêts de ce pays (...) ».

Cette décision fut notifiée au représentant des requérantes le 23 mars 2012.

2. La procédure civile dirigée contre les employeurs des requérantes

31. En janvier 2013, deux des trois requérantes engagèrent devant le tribunal du travail et des affaires sociales de Vienne (Arbeits‑und Sozialgericht) une action en recouvrement d’arriérés de salaire contre leurs employeurs. Elles expliquent toutefois s’être désistées de cette instance au motif qu’elles auraient certainement dû payer les frais de justice dès lors que leurs employeurs ne résidaient pas en Autriche.

3. La procédure relative aux permis de séjour des requérantes

32. L’ONG LEFÖ aida non seulement les requérantes à porter plainte contre leurs employeurs, mais aussi à obtenir, au titre de l’ancien article 69a de la loi sur l’établissement et le séjour des étrangers (Niederlassungs. und Aufenthaltsgesetz – paragraphe 46 ci-dessous), des permis de séjour spécialement destinés aux victimes de traite des êtres humains.

33. Les requérantes se virent accorder des permis de séjour pour protection spéciale en janvier 2012, pour une durée initiale d’un an. Par la suite, les autorités leur délivrèrent d’autres types de permis de séjour, de plus longue durée.

34. Aussitôt après leur prise en charge par LEFÖ, les requérantes furent officiellement inscrites au registre central (Melderegister), à qui il fut interdit, par mesure de protection, de divulguer des données à caractère personnel les concernant, afin que le public ne pût pas savoir où elles se trouvaient.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS

A. Droit et pratique internes

35. Dans leur version en vigueur à l’époque des faits, les dispositions pertinentes de l’article 104a du CP (intitulé « Traite des êtres humains ») se lisaient ainsi :

« 1) Le fait de recruter, d’héberger, d’accueillir, de transporter, de proposer à autrui ou de mettre à sa disposition :

1. une personne mineure (âgée de moins de 18 ans) ; ou

2. une personne majeure en usant de moyens déloyaux (paragraphe 2),

dans l’intention délibérée de l’exploiter sexuellement, de prélever ses organes ou d’exploiter son travail, est passible d’une peine pouvant aller jusqu’à trois ans d’emprisonnement.

2) Constituent des moyens déloyaux la tromperie, l’abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, d’une maladie mentale ou de toute autre incapacité de la personne concernée à se défendre, l’intimidation, ou le fait d’accorder ou d’accepter un avantage en contrepartie de la mise à disposition de la personne concernée.

3) Lorsqu’elle est accompagnée de violences ou de menaces graves, cette infraction est passible d’une peine d’emprisonnement d’une durée minimale de six mois et pouvant aller jusqu’à cinq ans.

4) (...) »

36. Les passages pertinents de l’article 190 du CPP se lisent ainsi :

« Le parquet abandonne les poursuites et met fin à l’enquête lorsque :

1. Les faits poursuivis ne sont pas susceptibles de sanction pénale, ou lorsque des raisons de droit s’opposent au maintien des poursuites dirigées contre la personne mise en cause (...) ».

37. Les dispositions pertinentes de l’article 193 § 2 du CPP se lisent ainsi :

« 2) Le parquet peut ordonner la reprise d’une instruction pénale ayant été interrompue en application de l’article 190 ou de l’article 191 [du CPP] tant que l’infraction n’est pas prescrite, et à condition que :

La personne mise en cause n’ait pas été entendue au sujet des accusations portées contre elle (...) et qu’elle n’ait pas fait l’objet de mesures de coercition (...) »

38. L’article 197 § 1 du CPP est ainsi rédigé :

« Lorsque la personne mise en cause est en fuite ou qu’elle est introuvable, il y a lieu de poursuivre l’instruction pour autant que pareille mesure soit nécessaire à la collecte d’indices et d’éléments de preuve. En pareil cas, les mesures d’instruction et de recherche de preuves, auxquelles la personne mise en cause a le droit de prendre part, peuvent être prises nonobstant l’absence de celle-ci. Un mandat de recherche ou un mandat d’arrêt peut être décerné contre la personne mise en cause. Le parquet doit ensuite suspendre l’instruction en attendant de pouvoir la reprendre lorsque la personne mise en cause aura été localisée. »

39. En vertu de l’article 210 du CPP, le parquet doit adresser un acte de mise en accusation (Anklage einbringen) au tribunal compétent si une condamnation de la personne mise en cause apparaît probable sur la base de faits suffisamment établis et s’il n’y a pas de raison de suspendre les poursuites ou de classer l’affaire sans suite.

40. L’article 64 du CP, tel qu’en vigueur à l’époque pertinente, prévoyait que certaines infractions commises à l’étranger pouvaient être poursuivies sur le fondement du droit autrichien, dans les conditions suivantes :

« 1) Le droit autrichien s’applique, indépendamment du droit du pays où l’infraction a été commise, en ce qui concerne les infractions suivantes :

(...)

(...) l’esclavage (article 104), la traite des êtres humains (104a), (...) si ces infractions mettent en cause les intérêts de l’Autriche ou si leur auteur ne peut être extradé ».

Selon la pratique judiciaire autrichienne, les intérêts de l’Autriche sont en cause lorsque la victime de l’infraction ou l’auteur de celle-ci est un ressortissant autrichien, lorsque l’infraction présente un lien avec l’Autriche ou lorsqu’il en découle pour elle une obligation d’après le droit international (voir les arrêts nos 13 Os 105/03 et 15 Os 37/03, rendus par la Cour suprême le 24 septembre 2003 et le 27 mars 2003 respectivement). Le 9 décembre 1981, la Cour suprême a rendu un arrêt no 11 Os 161/81, qui portait sur une affaire d’importation et de transit de stupéfiants en Autriche. Elle a jugé que l’importation de stupéfiants en Autriche, même de courte durée, mettait toujours en cause les intérêts de l’Autriche, renvoyant en outre à l’obligation imposée aux États par le droit international de lutter contre le transport de stupéfiants.

41. L’article 363a du CPP, intitulé « réouverture d’une procédure pénale » (Erneuerung des Strafverfahrens), est ainsi libellé :

« 1. Lorsqu’il est établi, par un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme, qu’un jugement ou une décision d’une juridiction pénale a violé une disposition de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Journal officiel [Bundesgesetzblatt] no 210/1958) ou de l’un de ses Protocoles, il y a lieu de rouvrir la procédure si la demande en est faite et si l’on ne peut exclure que la violation constatée ait influencé le jugement ou la décision en question au détriment de la personne concernée.

Les demandes de réouverture d’une procédure relèvent de la compétente exclusive de la Cour suprême. Elles peuvent être introduites par la personne lésée par la violation ou par le parquet général ; l’article 282 § 1 s’applique par analogie. Elles doivent être introduites auprès de la Cour suprême. Si la demande émane du parquet général, la personne lésée doit être entendue ; si elle émane de la personne lésée, le parquet général doit être entendu ; l’article 35 § 1 s’applique par analogie ».

42. Par un arrêt rendu le 1er août 2007 (arrêt no 13 Os 135/06m), la Cour suprême a fait droit à une demande de réouverture d’une procédure pénale introduite sur le fondement de l’article 363a du CPP par un justiciable qui n’avait pas saisi la Cour européenne des droits de l’homme au préalable. Le passage pertinent de cet arrêt se lit ainsi :

« Dès lors que l’article 13 de la Convention impose aux États contractants l’obligation d’offrir un recours effectif à toute personne ayant un grief défendable de violation de ses droits tels que garantis par la Convention et ses Protocoles, et donc de mettre en place au niveau interne des juridictions compétentes pour statuer sur les griefs de violation des droits conventionnels soulevés par la personne concernée, l’article 363a § 1 du CPP ne saurait s’interpréter comme limitant les cas de réouverture d’une procédure pénale aux affaires dans lesquelles la Cour européenne des droits de l’homme a préalablement rendu un arrêt de violation de la Convention ».

Pour un résumé complet de cet arrêt de la Cour suprême, voir ATV Privatfernseh-GmbH c. Autriche ((déc.), no 58842/09, § 19, 6 octobre 2015).

43. Dans un arrêt rendu le 16 décembre 2010 (arrêt no 13 Os 130/10g) et statuant sur une demande introduite sur le fondement de l’article 363a du CPP, la Cour suprême a précisé ce qui suit :

« Il est de jurisprudence constante que l’introduction d’une demande de réouverture d’une procédure pénale sur le fondement de l’article 363a du CPP n’est pas subordonnée à l’existence préalable d’un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme. Le droit d’introduire pareille demande est reconnu aux personnes ayant un grief défendable de violation de leurs droits fondamentaux par une décision pénale prise en dernier ressort, ou de violation continue des mêmes droits par l’Office de police criminelle, le parquet ou une juridiction, même lorsque toutes les voies de recours internes ont été épuisées (...)

Les personnes lésées par une violation de la Convention dans leur qualité de [partie poursuivante] (...) ne peuvent demander la réouverture d’une procédure pénale et, eu égard à l’intention du législateur et à la portée de la protection en cause, il en va de même des victimes ayant la même qualité (article 65 du CPP). Leurs intérêts sont suffisamment protégés par le droit qui leur est reconnu d’introduire une demande de poursuite de la procédure pénale (article 195 du CPP) (...) »

44. La Cour suprême a confirmé dans des arrêts ultérieurs (nos 14 Os 37/12s et 15 Os 177/13p, rendus le 15 mai 2012 et le 19 février 2014 respectivement) que les victimes – au sens de l’article 65 du CPP – ne pouvaient demander la réouverture d’une procédure pénale sur le fondement de l’article 363a du CPP. L’article 65 § 1 du CPP qualifie de « victime » toute personne ayant pu subir des actes de violence, des menaces graves ou une atteinte délibérée à son intégrité sexuelle.

45. L’article 66 du CPP en vigueur à l’époque des faits reconnaissait aux victimes participant à une procédure pénale le droit d’être représentées par un avocat, le droit d’accéder au dossier de l’instruction, le droit d’être informées du déroulement de la procédure et le droit de demander la poursuite d’une procédure classée sans suite par le parquet.

46. Dans sa version en vigueur à l’époque des faits, l’article 69a, intitulé « protection spéciale », de la loi sur l’établissement et le séjour des étrangers (Niederlassungs. und Aufenthaltsgesetz), prévoyait un dispositif de délivrance de permis de séjour aux victimes de la traite des êtres humains.

B. Les traités internationaux et les autres textes internationaux pertinents

1. Le Protocole de Palerme

47. Le Protocole visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants (« le Protocole de Palerme »), est un instrument additionnel à la Convention contre la criminalité transnationale organisée adoptée en 2000 par les Nations unies. Adopté le 15 novembre 2000, ce protocole est entré en vigueur le 25 décembre 2003. Il a été ratifié par l’Autriche le 15 septembre 2005. Ses dispositions pertinentes en l’espèce sont reproduites ci-après.

48. L’article 3 a) qualifie de « traite des personnes » :

« le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation. L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes. »

49. L’article 3 b) dispose que [l]e consentement d’une victime de la traite des personnes à l’exploitation envisagée, telle qu’énoncée à l’alinéa a) du présent article, est indifférent lorsque l’un quelconque des moyens énoncés à l’alinéa a) a été utilisé.

50. L’article 4 énonce que le Protocole de Palerme s’applique « à la prévention, aux enquêtes et aux poursuites concernant les infractions établies conformément à son article 5, lorsque ces infractions sont de nature transnationale et qu’un groupe criminel organisé y est impliqué, ainsi qu’à la protection des victimes de ces infractions. »

51. L’article 5 § 1 dispose que « [c]haque État Partie adopte les mesures législatives et autres nécessaires pour conférer le caractère d’infraction pénale aux actes énoncés à l’article 3 du présent Protocole, lorsqu’ils ont été commis intentionnellement. »

52. L’article 6 régit l’assistance et la protection dues aux victimes de la traite des personnes, de la manière suivante :

« 2. Chaque État Partie s’assure que son système juridique ou administratif prévoit des mesures permettant de fournir aux victimes de la traite des personnes, lorsqu’il y a lieu :

a) Des informations sur les procédures judiciaires et administratives applicables ;

b) Une assistance pour faire en sorte que leurs avis et préoccupations soient présentés et pris en compte aux stades appropriés de la procédure pénale engagée contre les auteurs d’infractions, d’une manière qui ne porte pas préjudice aux droits de la défense. »

2. La Convention du Conseil de l’Europe

53. Adoptée par le Comité des Ministres le 3 mai 2005, la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains (« la convention anti-traite ») est entrée en vigueur le 1er février 2008. Elle a été ratifiée par l’Autriche le 12 octobre 2006. Ses dispositions pertinentes en l’espèce sont reproduites ci-après.

54. Selon son article 2, cette Convention « s’applique à toutes les formes de traite des êtres humains, qu’elles soient nationales ou transnationales et liées ou non à la criminalité organisée. »

55. L’article 4 a) de la Convention reprend la définition de la « traite des êtres humains » donnée par le Protocole de Palerme et reproduit la disposition de l’article 3 b) de cet instrument qui rend inopérant le consentement éventuel de la victime de la traite des personnes à l’exploitation envisagée (paragraphes 48 et 49 ci-dessus).

56. L’article 10 porte sur l’identification des victimes de la traite, énonçant ce qui suit :

« 1. Chaque Partie s’assure que ses autorités compétentes disposent de personnes formées et qualifiées dans la prévention et la lutte contre la traite des êtres humains et dans l’identification des victimes, notamment des enfants, et dans le soutien à ces dernières et que les différentes autorités concernées collaborent entre elles ainsi qu’avec les organisations ayant un rôle de soutien, afin de permettre d’identifier les victimes dans un processus prenant en compte la situation spécifique des femmes et des enfants victimes et, dans les cas appropriés, de délivrer des permis de séjour suivant les conditions de l’article 14 de la présente Convention.

2. Chaque Partie adopte les mesures législatives ou autres nécessaires pour identifier les victimes, le cas échéant, en collaboration avec d’autres Parties et avec des organisations ayant un rôle de soutien. Chaque Partie s’assure que, si les autorités compétentes estiment qu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’une personne a été victime de la traite des êtres humains, elle ne soit pas éloignée de son territoire jusqu’à la fin du processus d’identification en tant que victime de l’infraction prévue à l’article 18 de la présente Convention par les autorités compétentes et bénéficie de l’assistance prévue à l’article 12, paragraphes 1 et 2. »

57. L’article 18 impose aux États parties

« (...) [d’] adopte[r] les mesures législatives et autres nécessaires pour conférer le caractère d’infraction pénale aux actes énoncés à l’article 4 de la présente Convention, lorsqu’ils ont été commis intentionnellement. »

58. L’article 27 régit les requêtes ex parte et ex officio de la manière suivante :

« 1. Chaque Partie s’assure que les enquêtes ou les poursuites concernant les infractions établies conformément à la présente Convention ne soient pas subordonnées à la déclaration ou à l’accusation émanant d’une victime, du moins quand l’infraction a été commise, en tout ou en partie, sur son territoire.

2. Chaque Partie veille à ce que les victimes d’une infraction commise sur le territoire d’une Partie autre que celle dans laquelle elles résident puissent porter plainte auprès des autorités compétentes de leur État de résidence. L’autorité compétente auprès de laquelle la plainte a été déposée, dans la mesure où elle n’exerce pas elle-même sa compétence à cet égard, la transmet sans délai à l’autorité compétente de la Partie sur le territoire de laquelle l’infraction a été commise. Cette plainte est traitée selon le droit interne de la Partie où l’infraction a été commise.

3. Chaque Partie assure, au moyen de mesures législatives ou autres, aux conditions prévues par son droit interne, aux groupes, fondations, associations ou organisations non gouvernementale qui ont pour objectif de lutter contre la traite des êtres humains ou de protéger les droits de la personne humaine, la possibilité d’assister et/ou de soutenir la victime qui y consent au cours des procédures pénales concernant l’infraction établie conformément à l’article 18 de la présente Convention ».

59. L’article 31 § 1 porte sur la compétence en matière de traite des êtres humains. Il impose à chacun des États parties d’adopter les mesures législatives et autres qui se révèlent nécessaires pour établir sa compétence à l’égard de toute infraction pénale établie conformément à la convention anti-traite, lorsque l’infraction est commise :

« a. sur son territoire ; ou

b. à bord d’un navire battant pavillon de cette Partie ; ou

c. à bord d’un aéronef immatriculé selon les lois de cette Partie ; ou

d. par un de ses ressortissants, ou par un apatride ayant sa résidence habituelle sur son territoire, si l’infraction est punissable pénalement là où elle a été commise ou si elle ne relève de la compétence territoriale d’aucun État ;

e. à l’encontre de l’un de ses ressortissants ».

60. S’agissant de l’article 31 § 1 a) de la convention anti-traite, le rapport explicatif de cet instrument précise ce qui suit :

« 328. Le paragraphe 1, lettre a, s’appuie sur le principe de territorialité. Chaque Partie est tenue de punir les infractions établies en vertu de la Convention lorsqu’elles sont commises sur son territoire. Ainsi, par exemple, la Partie dans laquelle est recrutée une personne grâce à l’un des moyens et aux fins d’exploitations visées à l’article 4 (a) est compétente pour juger l’infraction de traite des êtres humains prévue à l’article 18. Il en est de même des Parties sur le territoire desquelles cette personne est transportée ».

3. Le Groupe d’experts sur la lutte contre la traite des êtres humains

61. Dans son « Rapport concernant la mise en œuvre de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains par l’Autriche, premier cycle d’évaluation » (GRETA(2011)10, 15 septembre 2011), le Groupe d’experts sur la lutte contre la traite des êtres humains (« le GRETA ») s’est exprimé ainsi :

« Au cours de ces dernières années, les autorités autrichiennes ont pris plusieurs mesures importantes pour lutter contre la traite des êtres humains sur les trois fronts de la prévention, de la protection des victimes et de la poursuite des trafiquants (...)

Une série de mesures visant à mieux faire connaître le problème de la traite et à former le personnel concerné ont été prises par les autorités autrichiennes en coopération avec des ONG et des organisations internationales. En 2009, les autorités ont également pris des dispositions spéciales pour prévenir la traite aux fins de servitude domestique dans les milieux diplomatiques. Néanmoins, le GRETA considère que les autorités autrichiennes devraient prendre des mesures supplémentaires pour mieux faire connaître le problème de la traite, en particulier la traite des enfants et la traite aux fins d’exploitation par le travail. Il est nécessaire de mener des recherches supplémentaires pour mieux comprendre l’ampleur de ces phénomènes et pour orienter les autorités dans l’élaboration des politiques de lutte contre la traite.

(...)

En ce qui concerne les mesures d’aide et de protection des victimes, les autorités autrichiennes ont mis en place, en coopération avec la société civile, des équipements et des services qui répondent principalement aux besoins des victimes de sexe féminin. Par décision interne du ministère fédéral de l’Intérieur, un délai de rétablissement et de réflexion d’au moins 30 jours est accordé à toute victime présumée de la traite, durant lequel elle ne doit pas être expulsée du pays. Pourtant, seul un très petit nombre de personnes ont bénéficié d’un tel délai. (...) Les possibilités d’indemnisation des victimes de la traite demeurent limitées en Autriche, notamment du fait de la rareté des poursuites et des condamnations à l’encontre des trafiquants.

(...)

L’Office fédéral de police criminelle, qui relève du ministère fédéral de l’Intérieur, comprend un service central spécialisé dans les enquêtes sur la traite et sur le trafic illicite de migrants. Ce service est compétent pour mener des enquêtes pénales et entretient des contacts réguliers avec les services régionaux spécialisés dans la lutte contre la traite et autres crimes graves. En outre, il fait office d’intermédiaire entre la police autrichienne et les services de détection et de répression d’autres pays dans le cadre d’échanges d’information, d’opérations conjointes, etc. (...)

Parmi les ONG impliquées dans la lutte contre la traite des êtres humains en Autriche, l’organisation LEFÖ-IBF joue un rôle particulier. Elle a passé un accord avec le gouvernement et reçoit des fonds publics, notamment pour fournir une assistance aux victimes de la traite. (...) »

4. La Convention de l’Organisation internationale du travail sur le travail forcé

62. La Convention concernant le travail forcé ou obligatoire, adoptée à Genève le 28 juin 1930 par la Conférence générale de l’Organisation internationale du Travail (l’« OIT »), est entrée en vigueur le 1er mai 1932. Elle a été ratifiée par l’Autriche le 7 juin 1960. En vertu de l’article 1 de cet instrument, « [t]out membre de l’Organisation internationale du travail qui ratifie la présente convention s’engage à supprimer l’emploi du travail forcé ou obligatoire sous toutes ses formes dans le plus bref délai possible ».

63. L’article 2 § 1 qualifie de « travail forcé ou obligatoire » « (...) tout travail ou service exigé d’un individu sous la menace d’une peine quelconque et pour lequel ledit individu ne s’est pas offert de plein gré. »

64. L’article 25 dispose que :

« Le fait d’exiger illégalement du travail forcé ou obligatoire sera passible de sanctions pénales et tout membre ratifiant la présente convention aura l’obligation de s’assurer que les sanctions imposées par la loi sont réellement efficaces et strictement appliquées. »

C. Le droit de l’Union européenne

1. La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne

65. Devenue membre de l’Union européenne (l’« UE ») le 1er janvier 1995, l’Autriche est tenue de respecter les droits garantis par la Charte des droits fondamentaux de l’UE lorsqu’elle transpose ou applique le droit de l’UE. L’article 5 de la Charte est ainsi libellé :

Interdiction de l’esclavage et du travail forcé

« 1. Nul ne peut être tenu en esclavage ni en servitude.

2. Nul ne peut être astreint à accomplir un travail forcé ou obligatoire.

3. La traite des êtres humains est interdite ».

2. La Directive anti-traite de l’UE

66. Les dispositions pertinentes en l’espèce de l’article 2 de la Directive 2011/36/UE du Parlement européen et du Conseil du 5 avril 2011 concernant la prévention de la traite des êtres humains et la lutte contre ce phénomène ainsi que la protection des victimes se lisent ainsi :

« 1. Les États membres prennent les mesures nécessaires pour que soient punissables les actes intentionnels suivants :

Le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, y compris l’échange ou le transfert du contrôle exercé sur ces personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre, à des fins d’exploitation.

2. Une situation de vulnérabilité signifie que la personne concernée n’a pas d’autre choix véritable ou acceptable que de se soumettre à cet abus.

3. L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, y compris la mendicité, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude, l’exploitation d’activités criminelles, ou le prélèvement d’organes.

4. Le consentement d’une victime de la traite des êtres humains à l’exploitation, envisagée ou effective, est indifférent lorsque l’un des moyens visés au paragraphe 1 a été utilisé.

(...) »

67. L’article 10 de la Directive porte sur la compétence en matière de traite des êtres humains. Ses dispositions pertinentes sont ainsi libellées :

« 1. Les États membres prennent les mesures nécessaires pour établir leur compétence à l’égard des infractions visées aux articles 2 et 3 dans les cas suivants :

a) l’infraction a été commise, en tout ou en partie, sur leur territoire ; ou

b) l’auteur de l’infraction est un de leurs ressortissants.

(...) »

EN DROIT

I. SUR L’APPLICABILITÉ DE L’ARTICLE 37 § 1 DE LA CONVENTION

68. Conformément à l’article 37 § 1 de la Convention, la Cour peut décider de rayer une requête du rôle lorsque les circonstances permettent de conclure

a) que le requérant n’entend plus la maintenir ; ou

b) que le litige a été résolu ; ou

c) que, pour tout autre motif dont la Cour constate l’existence, il ne se justifie plus de poursuivre l’examen de la requête.

Toutefois, la Cour poursuit l’examen de la requête si le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles l’exige ».

69. Par une lettre du 30 janvier 2015, le représentant des requérantes a informé la Cour qu’il n’était plus en contact avec la troisième d’entre elles, qu’il pensait que celle-ci s’était installée en Suisse et qu’il n’avait reçu de sa part aucune instruction au sujet des observations du Gouvernement.

70. Le Gouvernement n’a formulé aucun commentaire sur ce point.

71. La Cour estime que le fait que la troisième requérante ait omis d’informer son représentant de son nouveau domicile indique que celle-ci a perdu son intérêt pour la procédure. S’il est vrai que l’intéressée a autorisé le centre AIRE à la représenter devant la Cour, ce pouvoir ne justifie pas à lui seul la poursuite de l’examen de ses griefs. Le représentant de la troisième requérante n’étant plus en mesure de la joindre, la Cour considère que le centre AIRE ne peut utilement continuer la procédure devant elle (voir V.M. et autres c. Belgique [GC], no 60125/11, § 36, 17 novembre 2016, et les références qui s’y trouvent citées).

72. Dans ces conditions, la poursuite de l’examen des griefs de la troisième requérante ne se justifie plus. En conséquence, la Cour conclut que l’intéressée n’entend plus maintenir sa requête, au sens de l’article 37 § 1 a) de la Convention (voir, mutatis mutandis, Chirino et Noor Mohammed, décisions précitées).

73. La Cour relève en outre que la troisième requérante soulève les mêmes griefs que les deux premières requérantes, lesquels seront examinés ci-dessous. Dans ces conditions, elle n’aperçoit aucun motif tenant au respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses protocoles qui requerrait de poursuivre l’examen de la requête conformément à l’article 37 § 1 in fine (Denizci et autres c. Chypre, nos 25316-25321/94 et 27207/95, § 369, CEDH 2001‑V).

74. En conséquence, la Cour décide de rayer du rôle la requête de la troisième requérante. L’expression « les requérantes » employée ci-après doit être comprise comme désignant uniquement les deux premières requérantes.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 4 DE LA CONVENTION

75. Les requérantes disent avoir été victimes de traite et de travail forcé, et allèguent que les autorités autrichiennes ont manqué aux obligations positives mises à leur charge par le volet procédural de l’article 4 de la Convention.

76. Les parties pertinentes de l’article 4 se lisent comme suit :

« 1. Nul ne peut être tenu en esclavage ni en servitude.

2. Nul ne peut être astreint à accomplir un travail forcé ou obligatoire.

(...) »

A. Sur la recevabilité

1. Thèses des parties

a) Le Gouvernement

77. En premier lieu, le Gouvernement soutient que les requérantes n’ont pas respecté le délai de six mois fixé par l’article 35 § 1 de la Convention. La décision interne définitive dans cette affaire ayant été rendue par le tribunal régional de Vienne le 16 mars 2012 (paragraphe 30 ci-dessus) et la requête ayant été introduite devant la Cour le 2 novembre 2012, le Gouvernement doute qu’il ait été satisfait au délai en question.

78. En second lieu, le Gouvernement avance que la requête doit être déclarée irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes, les requérantes ayant selon lui omis d’introduire contre la décision rendue par le tribunal régional de Vienne le 16 mars 2012 une demande de réouverture de la procédure sur le fondement de l’article 363a du CPP (paragraphe 41 ci-dessus).

79. S’appuyant sur une jurisprudence constamment réaffirmée par la Cour suprême depuis l’arrêt no 13 Os 135/06m rendu le 1er août 2007 (paragraphe 42 ci-dessus), le Gouvernement assure que la demande de réouverture de la procédure prévue par l’article 363a du CPP constitue un recours interne effectif au sens de l’article 13 de la Convention. Selon lui, les requérantes auraient dû se plaindre devant la Cour suprême d’une violation de leurs droits conventionnels et l’inviter à ordonner la poursuite de la procédure pénale. L’introduction d’une telle demande, qui aurait donné lieu à un examen exhaustif de la compatibilité de la décision attaquée avec les droits conventionnels ici en cause, aurait pu aboutir à la réouverture de la procédure puis à une nouvelle décision.

80. L’arrêt du 1er août 2007, par lequel la Cour suprême aurait jugé que la réouverture d’une procédure pouvait être demandée en vertu de l’article 363a du CPP même en l’absence de décision préalable de la Cour, aurait été largement diffusé et abondamment commenté, non seulement dans la doctrine mais aussi dans la presse. Par ailleurs, les statistiques montreraient que les justiciables ont effectivement recours à cette voie de droit, qui aurait été utilisée 37 fois en 2011 et 40 fois en 2012 et 2013.

81. Par ailleurs, le droit des requérantes de demander la réouverture de la procédure n’aurait nullement été restreint par l’arrêt de la Cour suprême rendu le 16 décembre 2010 (no 13 Os 130/10g – paragraphe 43 ci-dessus), celui-ci ne s’appliquant qu’aux droits des victimes au sens de l’article 66 § 1 du CPP et n’ayant aucune incidence sur des griefs de violation de la Convention.

b) Les requérantes

82. S’agissant du délai de six mois, les requérantes assurent que les doutes émis par le Gouvernement sont dépourvus de fondement. Elles déclarent qu’elles ont notifié à la Cour leur intention de la saisir par une lettre en date du 4 septembre 2012, et que le formulaire de requête a été expédié par télécopie et courrier postal le 5 novembre 2012, dans le délai imparti par la Cour, conformément aux exigences de l’article 35 § 1.

83. En ce qui concerne la question de l’épuisement des voies de recours internes, les requérantes indiquent que la décision rendue par le tribunal régional de Vienne le 16 mars 2012 (paragraphe 30 ci-dessus) mentionne expressément que, comme le prévoit l’article 196 § 3 du CPP, elle n’est pas susceptible d’appel, d’où il suit selon elles que les voies de recours ont été épuisées.

84. Par ailleurs, la demande de réouverture de la procédure prévue par l’article 363a du CPP (paragraphe 41 ci-dessus) ne constituerait pas un recours effectif. Le Gouvernement n’aurait pas apporté la preuve de l’effectivité et de la disponibilité tant théorique que pratique de ce recours à l’époque pertinente.

2. Appréciation de la Cour

85. S’agissant de l’exception de tardiveté de la requête soulevée par le Gouvernement sur le terrain de l’article 35 § 1 de la Convention (paragraphe 77 ci-dessus), la Cour constate avoir reçu le 4 septembre 2012 des requérantes une première lettre d’intention propre à interrompre le cours du délai de six mois au moment de son dépôt. Elle observe également que la décision interne définitive dans cette affaire a été notifiée au représentant des requérantes le 23 mars 2012 (paragraphe 30 in fine ci-dessus), soit moins de six mois avant cette date. En conséquence, la Cour estime qu’il a été satisfait au critère de recevabilité posé par l’article 35 § 1 in fine.

86. En ce qui concerne l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement (paragraphes 78-81 ci‑dessus), la Cour rappelle avoir amplement examiné la question de savoir si l’article 363a du CPP était un recours aisément disponible et suffisant pour remédier à un grief de violation des droits garantis par l’article 10 de la Convention dans l’affaire ATV Privatfernseh-GmbH c. Autriche ((déc.), no 58842/09, §§ 32-37, 6 octobre 2015), où était en cause la procédure indemnitaire prévue par l’article 7 de la loi sur les médias. Elle avait alors jugé, eu égard aux circonstances de l’espèce, que le recours prévu par l’article 363a du CPP constituait un remède effectif et suffisant qu’il fallait exercer. Toutefois, il ressort de la jurisprudence de la Cour suprême que cette voie de droit n’est ouverte ni aux victimes d’infraction, ni aux parties poursuivantes, ni au parquet (Fürst-Pfeifer c. Autriche, nos 33677/10 et 52340/10, § 31, 17 mai 2016, et l’arrêt no 13 Os 130/10g rendu le 10 décembre 2010 par la Cour suprême, cité au paragraphe 43 ci-dessus). Le Gouvernement n’ayant pas démontré que ce recours leur soit accessible, son exception de non-épuisement des voies de recours internes doit être rejetée.

87. La Cour note que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 1 de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il y a donc lieu de la déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Les requérantes

88. Selon les requérantes, le fait que les autorités autrichiennes ont rejeté après leur audition la plainte pour vol déposée par leurs employeurs témoigne de la crédibilité de leurs allégations (paragraphe 26 ci-dessus). Les autorités auraient admis que les traitements dénoncés par les requérantes relevaient de la notion de traite telle que définie par les articles 4 et 10 de la convention anti-traite du Conseil de l’Europe et l’arrêt Rantsev c. Chypre et Russie (no 25965/04, CEDH 2010 (extraits)).

89. En outre, le parquet et le tribunal régional de Vienne n’auraient jamais mis en doute la véracité des allégations de traite et de travail forcé formulées par les requérantes et se seraient bornés à constater que les actes censés avoir été commis en Autriche n’avaient pas duré assez longtemps pour mettre en cause les intérêts de ce pays et entraîner la compétence de ses juridictions répressives, ce qui confirmerait la crédibilité des allégations des intéressées quant aux actes perpétrés hors du territoire autrichien. Les actes commis en Autriche, que le Gouvernement n’aurait pas mis en doute, ne pourraient pas être considérés isolément car ils feraient partie d’un processus continu. Les incidents ayant précédé l’arrivée des requérantes en Autriche s’inscriraient dans la chaîne de la traite à considérer aux fins de l’appréciation des actes de traite commis en Autriche et devraient de ce fait être examinés sous l’angle des obligations procédurales de l’état défendeur (Rantsev, précité, § 307). Dès lors que les requérantes ont été identifiées en tant que victimes de la traite des êtres humains en Autriche, les actes constitutifs de traite commis aux Philippines (recrutement, tromperie et transport, à tout le moins) et aux émirats arabes unis (transport et exploitation, au minimum) avant leur arrivée en Autriche devraient être pris en compte. L’approche consistant à apprécier isolément des faits survenus en Autriche pendant un laps de temps de trois jours réduirait illégitimement la période à considérer et ne serait conforme ni au droit ni au bon sens. En circonscrivant son obligation de mener une enquête sur des actes de traite et de les réprimer aux incidents survenus à Vienne, le Gouvernement aurait ignoré que l’identification formelle d’une personne en tant que victime de la traite suffit pour que l’état ait l’obligation d’enquêter aussi sur les actes commis à l’étranger.

90. Par ailleurs, les requérantes avancent qu’il convient de distinguer entre, d’une part, l’obligation d’identifier les victimes de traite des êtres humains et de leur fournir une assistance et un soutien concrets et, d’autre part, l’obligation procédurale d’enquêter découlant du droit international et du droit de l’Union européenne. Elles allèguent que si le Gouvernement a fait état des mesures prises à leur profit au titre de la première de ces obligations (paragraphes 98-100 ci-dessous), il a manqué à la seconde, arguant que l’enquête menée par les pouvoirs publics était si inadéquate qu’elle était incompatible avec l’article 4 de la Convention et que ceux-ci avaient l’obligation d’enquêter dès lors qu’elles leur avaient fourni des indices suffisants pour donner lieu à un soupçon plausible de traite. À cet égard, elles renvoient à l’arrêt C.N. c. Royaume-Uni (no 4239/08, § 72, 13 novembre 2012), où la Cour a jugé que « le fait que les autorités internes aient mené une enquête sur les allégations de la requérante indique clairement que celles-ci n’étaient pas intrinsèquement invraisemblables, du moins à première vue ». Elles estiment que cette conclusion s’applique à la présente affaire dès lors que le parquet n’a pas jugé que leurs allégations étaient extravagantes ou invraisemblables mais qu’il les a simplement classées sans suite pour des raisons techniques.

91. Les requérantes considèrent que les articles pertinents du CP ont été interprétés d’une manière excessivement stricte et étroite dans leur affaire, ou que leur libellé même est trop restrictif. Elles y voient une violation de l’article 4 de la Convention.

92. Selon elles, l’état défendeur était tenu d’enquêter sur leurs allégations à partir du moment où elles ont fait appel à la police, à savoir en juillet 2011 (paragraphe 25 ci-dessus). Cette obligation découlerait des articles 27 et 31 de la convention anti-traite (paragraphes 58 et 59 ci‑dessus) ainsi que des articles 4, 5 et 6 du Protocole de Palerme (paragraphes 50-52 ci-dessus). En classant prématurément l’enquête dirigée contre les employeurs des requérantes, les autorités autrichiennes auraient méconnu les objectifs fondamentaux des obligations internationales mises à la charge des états en matière de lutte contre la traite des êtres humains, qui leur auraient notamment imposé de mener une enquête effective sur les infractions commises à l’encontre des requérantes et d’en poursuivre les auteurs.

b) Le Gouvernement

93. Le Gouvernement souligne d’emblée que les autorités ne disposent d’aucun élément pour savoir si et dans quelle mesure les allégations des requérantes quant aux actes qui auraient été commis aux Philippines et aux émirats arabes unis sont exactes. Il précise que seuls sont incontestables les faits survenus en Autriche et la procédure suivie dans ce pays.

94. S’agissant des mesures générales et législatives prises par l’Autriche pour combattre la traite des êtres humains et l’exploitation par le travail, le Gouvernement indique que l’Autriche est partie à tous les instruments internationaux pertinents, notamment à la convention anti-traite du Conseil de l’Europe, à la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée et au Protocole de Palerme. Il ajoute que le premier « plan d’action national contre la traite des êtres humains » triennal approuvé par le Conseil des ministres autrichien (Ministerrat) en mars 2007 a été élaboré en coopération étroite avec les organisations de la société civile et que d’autres plans d’action nationaux ont été adoptés depuis lors. Selon lui, l’Autriche a été l’un des premiers états membres du Conseil de l’Europe à être évalué par le GRETA en 2010-2011 (paragraphe 61 ci‑dessus), et les recommandations de cette instance formulées le 26 novembre 2011 par le Comité des Parties à la convention anti-traite ont été prises en compte et mises en œuvre dans le plan d’action national pour 2012-2014, notamment en ce qui concerne l’exploitation des travailleurs domestiques. L’Autriche s’acquitterait pleinement de son obligation de protéger les victimes de la traite des êtres humains et du travail forcé, notamment par l’intermédiaire de LEFÖ, l’organisation qui aurait prêté assistance aux requérantes dans le cadre de la procédure interne (paragraphe 25 ci-dessus) et qui agirait en Autriche au nom du ministère de l’Intérieur (Bundesministerium für inneres) et du ministère de l’éducation et des Affaires féminines (Bundesministerium für Bildung und Frauen).

95. Le Gouvernement estime en conséquence que l’Autriche satisfait pleinement aux obligations que lui impose le droit international. Selon lui, l’article 104a du CP (paragraphe 35 ci-dessus), en vigueur depuis 2010, offre une base juridique adéquate et suffisante pour poursuivre et réprimer les infractions de traite des êtres humains. L’article 64 du CP (paragraphe 40 ci-dessus) irait même au-delà des exigences de l’article 31 de la convention anti-traite du Conseil de l’Europe en ce qu’il autoriserait la répression d’infractions commises dans un pays étranger même si elles ne sont pas punissables selon le droit pénal du pays en question. Selon le droit autrichien, la compétence des juridictions autrichiennes reposerait non seulement sur les principes de territorialité et de personnalité active et passive au sens large, mais aussi sur une interprétation extensive du principe aut dedere aut iudicare. L’ordre juridique autrichien se reconnaîtrait compétent non seulement lorsque l’extradition de l’auteur présumé de l’infraction est rejetée en raison de sa nationalité, mais aussi lorsque les intérêts de l’Autriche sont en cause (article 64 du CP). La convention anti-traite n’imposerait pas aux états parties d’établir leur compétence universelle pour réprimer la traite et le travail forcé.

96. Les requérantes auraient bénéficié des dispositions et des mesures exposées ci-dessus et les interventions des autorités autrichiennes auraient été pleinement conformes à la Convention.

97. Par ailleurs, le Gouvernement plaide que les abus qui auraient été infligés aux requérantes par leurs employeurs pendant leur séjour en Autriche en juillet 2010 n’ont duré que trois jours et que celles-ci ne les ont signalés à la police que près d’un an plus tard. S’il reconnaît que l’on ne peut leur reprocher d’avoir fait appel tardivement à la police, il considère que cette circonstance a compliqué l’enquête menée sur leurs allégations. Il avance que lors de la première enquête menée dans cette affaire à la suite de la plainte pour vol déposée contre les requérantes par leurs employeurs, les autorités avaient conclu que celles-ci avaient quitté le territoire autrichien depuis longtemps et qu’il n’était pas possible de les interroger par la voie d’une commission rogatoire (Rechtshilfeersuchen) adressée aux organes compétents des émirats arabes unis. Selon lui, l’expérience montre que des abus tels que ceux dont les requérantes disent avoir été victimes dans leur hôtel viennois (devoir s’occuper des enfants et faire la cuisine et la lessive sans répit et à des heures indues, subir les intimidations de leurs employeurs et se voir confisquer leurs passeports), et particulièrement l’incident survenu dans un zoo très fréquenté de Vienne, ne pouvaient être vérifiés avec le degré de certitude requis par la procédure pénale plus d’un an après leur survenance. Il ne serait donc plus possible de savoir si le traitement dont les requérantes se plaignent est suffisamment grave pour pouvoir être qualifié d’exploitation par le travail au sens de l’article 4 de la Convention ou de traitement dégradant au sens de l’article 3. Les déclarations faites par les trois victimes présumées de la traite des êtres humains au cours de leur interrogatoire et celles de la réceptionniste de l’hôtel, qui n’a pas été témoin de tous les incidents dénoncés par elles, ne seraient pas suffisantes pour étayer des accusations pénales aussi graves.

98. En outre, le Gouvernement avance que les requérantes ont d’abord trouvé de l’aide auprès de la communauté philippine de Vienne, puis, à partir de 2011, auprès de l’ONG LEFÖ. Il plaide qu’elles n’étaient plus exploitées et qu’elles ne risquaient plus de l’être à partir du moment où elles avaient échappé à leurs employeurs, que l’intervention des autorités autrichiennes leur a au contraire permis de régulariser leur séjour en Autriche, et qu’elles ont bénéficié d’une représentation juridique, de conseils sur la procédure à suivre ainsi que d’une aide à l’intégration en Autriche aussitôt après avoir contacté LEFÖ, institution financée par des fonds publics.

99. De plus, les requérantes auraient été entendues par des agents de police spécialement formés aux cas de traite des êtres humains et de travail forcé transnationaux, conformément à l’article 10 de la convention anti-traite (paragraphe 56 ci-dessus), et elles auraient été assistées par des représentants de LEFÖ lors de leur interrogatoire (paragraphe 25 ci-dessus). Elles n’auraient pas été expulsées vers leur pays d’origine et n’auraient fait l’objet d’aucune autre mesure visant à mettre fin à leur séjour en Autriche, se voyant au contraire accorder une protection spéciale qui leur aurait permis de résider légalement en Autriche au titre de l’article 69a de la loi sur l’établissement et le séjour des étrangers (paragraphe 46 ci-dessus). Dans ces conditions, force serait de constater que les autorités autrichiennes ont accordé aux requérantes un traitement plus favorable que ne l’exigeaient leurs obligations au regard de l’article 10 de la convention anti-traite, leur donnant en outre la possibilité de travailler et de subvenir à leurs besoins en Autriche. Enfin, le registre central aurait reçu l’interdiction de divulguer les données personnelles des requérantes, afin que le public ne puisse pas savoir où elles se trouvent (paragraphe 34 ci-dessus).

100. Par ailleurs, les autorités autrichiennes auraient également satisfait à leurs obligations découlant de l’article 27 de la convention anti-traite (paragraphe 58 ci-dessus). Comme indiqué ci-dessus et conformément à l’article 27 § 3 de la convention anti-traite, les requérantes auraient été assistées par LEFÖ dans leurs démarches auprès de la police, et par des avocats au cours de la procédure suivie devant le parquet de Vienne. Les requérantes n’ayant fait part à la police de leurs accusations contre leurs employeurs qu’en juillet 2011, il aurait été impossible de déclencher une procédure plus tôt.

101. La situation des requérantes serait donc notablement différente de celle des requérants dans les affaires d’exploitation dont la Cour a eu à connaître jusqu’à présent, où les autorités auraient dû mener immédiatement une enquête approfondie sur les faits dénoncés (notamment l’affaire Rantsev, précitée, § 289). Dans une affaire telle que celle-ci, les autorités autrichiennes ne seraient pas tenues de coopérer avec les autorités compétentes de l’autre état concerné (les émirats arabes unis en l’occurrence) pour enquêter sur des faits survenus dans l’état en question (voir, mutatis mutandis, Rantsev, loc.cit.). En l’absence d’accord d’entraide judiciaire entre l’Autriche et les émirats arabes unis, la coopération judiciaire requise pour diligenter une enquête pénale contre les anciens employeurs des requérantes ne pourrait être obtenue de ce pays, qui aurait par le passé rejeté sans motif apparent plusieurs demandes d’assistance pourtant élémentaires. En outre, il n’y aurait aucune raison de penser que les employeurs des requérantes résident toujours au Royaume-Uni, où ils avaient prévu de voyager après leur séjour en Autriche. Or il serait indispensable de les informer des accusations portées contre eux et de leur donner la possibilité d’y répondre pour pouvoir prendre d’autres mesures d’instruction. Le droit autrichien s’opposerait à la poursuite d’une procédure visant à réprimer les infractions dénoncées en l’absence des accusés.

102. Force serait donc à la Cour de conclure à la non-violation de l’article 4 de la Convention car l’obligation générale de prendre des mesures concrètes – telles que celles mentionnées ci-dessus – ne devrait pas être interprétée de manière à faire peser un fardeau insupportable ou excessif sur les autorités autrichiennes et leur imposerait seulement de s’efforcer de protéger la sécurité physique des victimes de la traite, comme elles l’ont fait en l’espèce (voir, mutatis mutandis, Rantsev, précité, § 287).

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

103. La Cour renvoie à sa jurisprudence relative aux principes généraux régissant l’article 4 de la Convention dans le contexte particulier de la traite des êtres humains et du travail forcé (Rantsev, précité, §§ 272-289). Elle rappelle que l’article 4 consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Le premier paragraphe de cette disposition ne prévoit aucune exception et, d’après l’article 15 § 2, il ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation (C.N. c. Royaume-Uni, précité, § 65).

104. Dans l’arrêt Rantsev, la Cour a relevé que la traite des êtres humains était souvent qualifiée de forme moderne d’esclavage. Elle en a conclu que la traite porte en elle-même atteinte à la dignité humaine, qu’elle est incompatible avec une société démocratique ainsi qu’avec les valeurs consacrées par la Convention et qu’elle relève donc du champ de l’interdiction posée par l’article 4 sans qu’il soit nécessaire de déterminer si elle doit être qualifiée d’« esclavage », de « servitude » ou de « travail forcé ». Les éléments constitutifs de la traite des personnes – à savoir le fait de traiter des êtres humains comme des biens, d’exercer sur eux une étroite surveillance, de limiter leur liberté de circulation, de leur faire subir des actes de violence et des menaces ainsi que des conditions de vie et de travail épouvantables sans les rémunérer ou contre une faible rémunération – relèvent de ces trois qualifications (Rantsev, précité, §§ 279-282). La Cour a jugé que du fait même de sa nature et de son but consistant à exploiter autrui, la traite des êtres humains repose sur l’exercice de pouvoirs se rattachant au droit de propriété. Dans ce système, des êtres humains sont traités comme des biens que l’on peut vendre et acheter et ils sont soumis à un travail forcé, qu’ils exercent souvent pour peu ou pas d’argent, généralement dans l’industrie du sexe mais aussi ailleurs. Cela implique une surveillance étroite des activités des victimes, et bien souvent, celles-ci voient leur liberté de circulation restreinte, subissent des actes de violence et des menaces, et sont soumises à des conditions de vie et de travail épouvantables (Rantsev, précité, § 281, et M. et autres c. Italie et Bulgarie, no 40020/03, § 151, 31 juillet 2012).

105. La traite est un problème qui, bien souvent, n’est pas circonscrit aux frontières nationales. Lorsqu’une personne est emmenée d’un état à un autre, des infractions relevant de la traite peuvent avoir lieu dans l’état d’origine, dans les états de transit et dans l’état de destination. Il peut se trouver des éléments de preuve et des témoins dans tous les états. Si le Protocole de Palerme (paragraphes 47-52 ci-dessus) n’aborde pas la question de la juridiction, la convention anti-traite du Conseil de l’Europe impose expressément à tous les états membres d’établir leur juridiction sur toute infraction de traite commise sur leur territoire. De l’avis de la Cour, cette approche est parfaitement logique compte tenu de l’obligation générale qu’ont tous les états en vertu de l’article 4 de la Convention d’enquêter sur les allégations de traite. Dans les affaires de traite internationale, les états membres ont également l’obligation de coopérer efficacement avec les autorités compétentes des autres états concernés dans l’enquête sur les faits survenus hors de leur territoire (Rantsev, précité, § 289).

106. La Cour a jugé qu’au regard de l’article 4 de la Convention, les états peuvent aussi bien être tenus pour responsables de leurs agissements directs que de leurs manquements à leur obligation positive de protéger efficacement les victimes d’esclavage, de servitude, de travail obligatoire ou forcé et de mener une enquête approfondie sur leurs allégations (Siliadin c. France, no 73316/01, §§ 89 et 112, CEDH 2005‑VII). En conséquence, les états doivent mettre en place un cadre législatif et administratif interdisant et réprimant la traite et prendre des mesures pour protéger les victimes de manière à garantir une approche globale en la matière, comme l’exigent le Protocole de Palerme et la convention anti-traite (Rantsev, précité, § 285). Ils sont également tenus de former comme il se doit leurs agents des services de détection, de répression et d’immigration (Rantsev, précité, § 287)

107. De même que les articles 2 et 3, l’article 4 impose aux autorités l’obligation positive d’enquêter dès qu’un incident est porté à leur connaissance. L’enquête doit satisfaire aux exigences d’indépendance et d’impartialité, de célérité et de diligence raisonnable et, lorsqu’il est possible de soustraire l’individu concerné à une situation dommageable, elle doit être menée d’urgence. Elle doit également permettre d’identifier et de sanctionner les responsables. Il s’agit là d’une obligation non de résultat, mais de moyens (Rantsev, précité, § 288). En outre, les autorités doivent prendre toutes les mesures raisonnables à leur disposition pour obtenir les preuves relatives à l’incident (voir, en ce qui concerne l’article 3 de la Convention, Nikolay Dimitrov c. Bulgarie, no 72663/01, § 69, 27 septembre 2007). Enfin, cette obligation positive doit être interprétée de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif (voir, mutatis mutandis et en ce qui concerne l’article 2 de la Convention, Maiorano et autres c. Italie, no 28634/06, § 105, 15 décembre 2009).

b) Application en l’espèce des principes susmentionnés

108. La Cour constate d’emblée que les allégations des requérantes relèvent du champ d’application de l’article 4 de la Convention, tel que déterminé par sa jurisprudence pertinente (voir, parmi beaucoup d’autres, Siliadin, précité, et Rantsev, précité). Les traitements interdits par l’article 4 que les requérantes disent avoir subis pendant plusieurs années à Dubaï et deux ou trois jours en Autriche ne sont pas imputables à des organes de l’état autrichien mais à des particuliers, c’est-à-dire aux employeurs des intéressées. La présente affaire porte donc sur les obligations positives résultant de cet article, et non sur les obligations négatives qui en découlent.

109. Aux yeux de la Cour, deux questions principales se posent dans la présente affaire, celles de savoir, d’une part, si les autorités autrichiennes se sont acquittées de leur obligation positive d’identifier les requérantes en tant que victimes (potentielles) de traite des êtres humains et de leur fournir une assistance adaptée à leur situation et, d’autre part, si elles ont satisfait à leur obligation positive de mener une enquête sur les infractions dénoncées.

i. Sur la question de savoir si l’état défendeur s’est acquitté de son obligation positive d’identifier les requérantes en tant que victimes de traite des êtres humains et de leur fournir une assistance adéquate

110. En ce qui concerne cette première question, la Cour observe que les autorités semblent avoir jugé crédibles les allégations formulées par les requérantes dans leurs déclarations à la police (paragraphe 25 ci-dessus). Les requérantes ont bénéficié du régime applicable aux victimes (potentielles) de traite des êtres humains aussitôt qu’elles se sont adressées à la police. Elles ont été entendues par des agents de police spécialement formés (paragraphes 25 et 99 ci-dessus), elles se sont vu accorder des permis de séjour et de travail pour régulariser leur séjour en Autriche (paragraphes 32-33 ci-dessus) et le registre central a reçu l’interdiction de divulguer leurs données personnelles afin que le public ne pût pas savoir où elles se trouvaient (paragraphe 34 ci-dessus). Au cours de la procédure, elles ont été assistées par LEFÖ, une ONG spécialement subventionnée par le Gouvernement pour venir en aide aux victimes de la traite. Selon les déclarations du gouvernement défendeur, qui n’ont pas été contestées, les requérantes ont bénéficié d’une représentation juridique, de conseils sur la procédure à suivre et d’une aide à l’intégration en Autriche (paragraphe 98 ci-dessus).

111. Aux fins de l’article 4 de la Convention, il était impératif que les allégations des requérantes fussent globalement prises au sérieux et que les normes juridiques en vigueur fussent appliquées conformément aux obligations de l’état défendeur au regard de la Convention. De ce point de vue, la Cour considère que le cadre législatif et réglementaire applicable à la protection des victimes (potentielles) de traite en Autriche est suffisant, et que les autorités autrichiennes ont pris toutes les mesures que l’on pouvait raisonnablement exiger d’elles eu égard aux circonstances de la cause, ce que les requérantes ne contestent pas. En conséquence, la Cour estime que les autorités se sont acquittées de leur devoir d’identifier, de protéger et d’assister les requérantes en tant que victimes (potentielles) de traite des êtres humains.

ii. Sur la question de savoir si les autorités se sont acquittées de leur obligation positive de mener une enquête sur les allégations de traite des êtres humains

112. En ce qui concerne cette deuxième question, qui porte sur l’obligation procédurale des autorités autrichiennes d’enquêter sur les allégations des requérantes et de réprimer les cas de traite des êtres humains, la Cour note que les intéressées ont pu décrire en détail ce qui leur était arrivé et la manière dont leurs employeurs les avaient traitées. Le parquet a ouvert une enquête après que la police eut recueilli les déclarations des intéressées en juillet et août 2011 et il n’aurait pas pu prendre cette mesure plus tôt car les requérantes n’avaient fait appel à la police que près d’un an après avoir échappé à leurs employeurs. Toutefois, l’enquête a été classée sans suite en novembre 2011, le parquet ayant estimé que le comportement imputé aux employeurs des requérantes sur le territoire autrichien n’entrait pas dans les prévisions de l’article 104a du CP. S’agissant des événements survenus à l’étranger, le parquet a relevé que les faits de traite dénoncés ne s’étaient pas produits sur le sol autrichien, que les accusés n’étaient pas des ressortissants autrichiens et que les intérêts de l’Autriche n’étaient pas en cause (paragraphe 27 ci-dessus). En décembre 2011, le tribunal régional de Vienne a confirmé cette décision de classement sans suite, ajoutant qu’il n’y avait pas lieu de maintenir les poursuites lorsque, au vu des résultats de l’enquête, la probabilité d’une condamnation n’était pas plus élevée que celle d’une relaxe. Par ailleurs, il a estimé que l’Autriche n’avait nulle obligation, au regard du droit international, de continuer à enquêter sur des actes censés avoir été commis à l’étranger (paragraphe 30 ci-dessus). Dans ses observations, le Gouvernement a précisé que les émirats arabes unis avaient rejeté sans motif apparent plusieurs demandes d’entraide judiciaire par le passé, laissant ainsi entendre qu’il aurait été vain en l’espèce de rechercher la coopération de ce pays (paragraphe 101 ci-dessus).

113. Du point de vue des obligations positives incombant en l’espèce à l’état défendeur, la Cour estime que se pose la question de savoir si celui-ci était tenu d’enquêter sur les actes censés avoir été commis à l’étranger et si l’enquête menée en Autriche sur les actes en question revêtait un caractère suffisant.

α) Les actes censés avoir été commis à l’étranger

114. S’agissant des faits qui se seraient produits aux émirats arabes unis, la Cour considère que le volet procédural de l’article 4 de la Convention n’impose pas aux états contractants l’obligation d’établir leur compétence universelle sur des infractions de traite commises à l’étranger (comparer avec Rantsev, précité, § 244, en ce qui concerne l’article 2 de la Convention). Le Protocole de Palerme n’aborde pas la question de la juridiction et la convention anti-traite impose seulement aux états parties d’établir leur juridiction sur toute infraction de traite commise sur leur territoire, ou par l’un de leurs ressortissants ou à l’encontre de l’un d’entre eux (Rantsev, précité, § 289 – paragraphe 105 ci-dessus). Force est donc à la Cour de constater que l’Autriche n’avait en l’espèce nulle obligation, au regard de la Convention, d’enquêter sur le recrutement des requérantes aux Philippines ou sur l’exploitation qu’elles disaient avoir subie aux émirats arabes unis.

β) Les faits survenus en Autriche

115. Les requérantes soutiennent qu’en se comportant à leur égard comme si elles avaient été victimes de la traite des êtres humains, les autorités autrichiennes les ont reconnues comme telles (paragraphe 88-91 ci-dessus). Toutefois, la Cour estime que le fait, pour les autorités autrichiennes, d’avoir accordé aux requérantes le régime applicable aux victimes (potentielles) de la traite des êtres humains ne suffit pas à lui seul à établir que les éléments constitutifs de cette infraction étaient réunis (paragraphes 110-111 ci-dessus). Ce régime spécial n’est pas subordonné à la reconnaissance formelle d’une infraction de traite et il s’applique indépendamment de l’obligation d’enquêter imposée aux autorités. L’assistance due aux victimes (potentielles) de la traite doit en effet leur être fournie avant même que l’infraction de traite ne soit formellement reconnue, faute de quoi l’objectif même de la protection des victimes dans les affaires de traite s’en trouverait compromis. La question de savoir si les éléments constitutifs de l’infraction sont réunis doit être résolue dans le cadre d’une procédure pénale ultérieure.

116. La Cour rappelle que les requérantes ont pu exposer dans le détail les faits dont elles se plaignaient à des agents de police spécialement formés, qui ont consigné leurs dépositions dans un procès-verbal de plus de trente pages. Compte tenu des déclarations des requérantes, les autorités ont conclu que les actes dont celles-ci disaient avoir été victimes à Vienne pendant une période de trois jours au maximum n’étaient pas à eux seuls constitutifs de l’une des infractions limitativement énumérées à l’article 104a du CP (paragraphes 29-30 ci-dessus). Par ailleurs, les autorités ont relevé que les requérantes ne s’étaient pas plaintes d’avoir subi des mauvais traitements en Autriche. Eu égard aux circonstances de la présente affaire et aux éléments de preuve dont les autorités disposaient, la Cour considère qu’il n’était pas déraisonnable de leur part d’estimer que les faits survenus en Autriche n’entraient pas dans les prévisions de l’article 104a du CP.

117. Quant à la thèse des requérantes selon laquelle les actes commis aux Philippines, aux émirats arabes unis et en Autriche ne peuvent être envisagés isolément (paragraphe 89 ci-dessus), la Cour estime que même si l’on considère comme un tout l’ensemble des faits en cause, rien n’indique que les autorités autrichiennes aient manqué à leur devoir d’enquêter. En effet, les autorités autrichiennes n’ont été alertées que près d’un an après les actes perpétrés en Autriche, alors que les employeurs des requérantes avaient quitté l’Autriche depuis longtemps et qu’ils étaient vraisemblablement retournés à Dubaï. Dans ces conditions, les seules mesures que les autorités autrichiennes auraient pu prendre consistaient à adresser une demande d’entraide judiciaire aux émirats arabes unis, à essayer d’interroger les employeurs des requérantes par commission rogatoire et leur donner ainsi la possibilité d’exposer leurs moyens de défense et à décerner un mandat de recherche (zur Aufenthaltsbestimmung ausschreiben) pour les localiser, comme le permet l’article 197 du CPP (paragraphe 38 ci-dessus). Au vu des informations qui lui ont été fournies, la Cour considère qu’en l’absence d’accord d’entraide judiciaire entre l’Autriche et les émirats arabes unis, les autorités autrichiennes ne pouvaient même pas raisonnablement escompter parvenir à communiquer aux employeurs des requérantes les accusations portées contre eux. À cet égard, le Gouvernement a indiqué que des demandes d’assistance pourtant élémentaires avaient été rejetées sans motif apparent par le passé (paragraphe 101 ci-dessus). Si les mesures susmentionnées étaient théoriquement possibles, elles n’auraient sans doute pas eu la moindre chance raisonnable d’aboutir et n’étaient en conséquence pas nécessaires. En outre, le droit autrichien accorde au parquet une certaine marge d’appréciation – qui repose sur le principe de proportionnalité – pour décider si telle ou telle affaire doit donner lieu à des poursuites ou être classée sans suite (article 210 du CPP, paragraphe 39 ci-dessus). De surcroît, l’article 197 du CPP (paragraphe 38 ci-dessus) interdit le maintien des poursuites contre des accusés absents. Enfin, l’article 193 § 2 du CPP (paragraphe 37 ci-dessus) permet au parquet de rouvrir et de poursuivre l’enquête sur les allégations des requérantes si des motifs de droit ou de fait le justifient, cela tant que l’infraction dénoncée n’est pas prescrite. Les considérations qui précèdent amènent la Cour à conclure que l’enquête menée par les autorités autrichiennes sur les allégations des requérantes a été suffisante aux fins de l’article 4 de la Convention.

iii. Conclusion

118. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que les autorités autrichiennes se sont acquittées de leur obligation d’accorder aux requérantes la protection due aux victimes (potentielles) de traite des êtres humains. En se déclarant incompétentes pour connaître des infractions censées avoir été commises à l’étranger à l’encontre des requérantes et en classant sans suite l’enquête ouverte sur les allégations de celles-ci au sujet des faits qui se seraient produits en Autriche, les autorités n’ont pas manqué aux obligations positives mises à leur charge par le volet procédural de l’article 4 de la Convention.

Partant, il n’y a pas eu violation de cette disposition.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

119. Par ailleurs, les requérantes soutiennent que le traitement dont elles ont été victimes atteignait le seuil de gravité requis pour emporter violation de l’article 3 de la Convention. Elles avancent que l’état défendeur a manqué à son obligation procédurale de mener une enquête sur leurs allégations à cet égard. L’article 3 est ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

120. La Cour constate que ce grief se rattache à celui précédemment examiné et qu’il doit donc lui aussi être déclaré recevable.

121. Dans leur observations, les requérantes ont avancé que si la Cour choisissait d’examiner sur le terrain de l’article 4 le manquement des autorités à leur obligation d’enquêter, il n’y aurait à vrai dire pas lieu pour elle de statuer sur les mêmes faits sous l’angle de l’article 3.

122. Les observations formulées par le Gouvernement sur les griefs des requérantes tirés des articles 3 et 4 de la Convention sont en substance identiques (paragraphes 78-102 ci-dessus).

123. En accord avec les requérantes sur ce point, la Cour estime que le régime des obligations découlant pour l’état défendeur du volet procédural de l’article 3 de la Convention est très similaire à celui des obligations qui lui incombent sur le terrain de l’article 4, qui ont fait l’objet d’un examen approfondi ci-dessus (comparer, par exemple, avec Jeronovičs c. Lettonie [GC], no 44898/10, § 107, CEDH 2016, en ce qui concerne les articles 2 et 3, et avec Rantsev, précité, §§ 232, 288-289 et 299-300 en ce qui concerne l’article 4). Pour des motifs en substance identiques (paragraphes 112-118 ci-dessus), la Cour conclut à la non-violation par l’état défendeur des obligations positives mises à sa charge par l’article 3 de la Convention.

IV. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION

124. Les requérantes avancent que si l’Autriche les a en l’espèce identifiées en tant que victimes de traite des êtres humains, l’absence d’un système institutionnel d’identification est en soi susceptible d’emporter violation de l’article 8 de la Convention.

125. Dans ses conclusions relatives à l’article 4 de la Convention, la Cour a constaté que les requérantes avaient bénéficié du régime applicable aux victimes (potentielles) de traite des êtres humains, conformément aux obligations de l’Autriche au regard du droit interne et du droit international (paragraphes 110-111 ci-dessus). Compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, et pour autant que le grief des requérantes relève de sa compétence, la Cour estime qu’il ne révèle aucune apparence de violation des droits et libertés énoncés dans la Convention ou ses Protocoles. Dès lors, ce grief doit être déclaré irrecevable en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de rayer du rôle la requête introduite par la troisième requérante ;

2. Déclare la requête introduite par les deux premières requérantes recevable quant aux griefs tirés des articles 3 et 4 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 4 de la Convention ;

4. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention ;

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 17 janvier 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Marialena TsirliAndrás Sajó
GreffièrePrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Pinto de Albuquerque, à laquelle se rallie la juge Tsotsoria.

A.S.
M.T.

OPINION CONCORDANTE
DU JUGE PINTO DE ALBUQUERQUE,
À LAQUELLE SE RALLIE LA JUGE TSOTSORIA

(Traduction)

Table des matières

I. Introduction (§ 1)

Première partie (§§ 2-40)

II. La réponse mondiale au travail forcé et à la traite à des fins de travail forcé (§§ 2-21)

A. En droit international des droits de l’homme (§§ 2-8)

B. En droit international du travail (§§ 9-13)

C. En droit pénal international et en droit international humanitaire (§§ 14‑21)

III. La réponse régionale au travail forcé et à la traite des personnes
à des fins de travail forcé (§§ 22-40)

A. En général (§§ 22-26)

B. Au sein de l’Union européenne (§§ 27-31)

C. Au sein du Conseil de l’Europe (§§ 32-40)

Deuxième partie (§§ 41-59)

IV. Les obligations de l’État défendeur (§§ 41-52)

A. L’obligation internationale d’incriminer et de poursuivre le travail forcé (§§ 41-42)

B. L’obligation internationale d’incriminer et de poursuivre la traite
des êtres humains (§§ 44-52)

V. Application de ce cadre juridique aux faits de l’espèce (§§ 53-59)

A. Les motifs de fond du classement sans suite (§§ 53-55)

B. Les motifs procéduraux du classement sans suite (§§ 56-59)

VI. Conclusion (§§ 60-61)

I. Introduction (§ 1)

1. Je souscris à la conclusion à laquelle la Cour est parvenue dans cette affaire, mais je suis en désaccord avec le raisonnement qu’elle a suivi, pour deux raisons. En premier lieu, la Cour ne s’est pas penchée sur la question des éléments constitutifs de l’infraction de traite des êtres humains et des particularités qui la distinguent de l’esclavage, de la servitude et du travail forcé. En second lieu, elle n’a pas correctement analysé les obligations internationales qui pesaient en l’espèce sur l’état défendeur. La présente opinion se propose d’examiner ces questions dans le cadre d’une réflexion critique sur les réponses mondiales et régionales apportées au fléau du travail forcé et de la traite à des fins de travail forcé. Cette réflexion sera menée à la croisée du droit international des droits de l’homme, du droit international du travail, du droit pénal international et du droit humanitaire, et elle conduira à présenter une vue d’ensemble des dispositifs de lutte contre la traite des êtres humains mis en place au niveau interaméricain, africain, asiatique ainsi qu’au sein de l’Union européenne et du Conseil de l’Europe.

Première partie (§§ 2-40)

II. La réponse mondiale au travail forcé et à la traite à des fins de travail forcé (§§ 2-21)

A. En droit international des droits de l’homme (§§ 2-8)

2. Depuis le début du XXe siècle, le travail forcé et la traite des êtres humains à des fins de travail forcé[1] sont interdits au niveau interne et international, conformément à une pratique constante des états. Selon l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), bien que 146 pays confèrent le caractère d’infraction pénale à la traite des êtres humains, deux milliards de personnes dans le monde ne disposent toujours pas d’une pleine protection juridique contre ce fléau[2].

L’obligation internationale d’interdire, d’incriminer et de punir l’esclavage, le travail forcé et la traite des êtres humains à des fins de travail forcé figure au nombre des engagements pris par les mandataires à l’égard des territoires sous mandat « B » ou « C » dans le cadre du système des mandats institué par la Société des Nations en vue de l’administration de certains territoires non-européens, dans l’article 6 de la Convention relative à l’esclavage conclue à Genève le 25 septembre 1926 (« la Convention relative à l’esclavage[3] »), dans l’article 6 § 1 de sa Convention supplémentaire[4] de 1956, dans l’article 25 de la Convention de 1930 de l’Organisation internationale du travail (OIT) concernant le travail forcé ou obligatoire (no 29[5]), dans l’article 6 b) et c) de la Charte du Tribunal militaire international (« la Charte de Nuremberg »), dans l’article 4 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 (DUDH), dans l’article 4 de la Convention européenne des droits de l’homme de 1950 (« la Convention »), dans l’article 6 de la Convention de l’OIT de 1957 sur l’abolition du travail forcé (no 105[6]), dans l’article 13 de la Convention de 1958 sur la haute mer[7], dans l’article 8 du Pacte international de 1966 relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), dans l’article 6 de la Convention américaine de 1969 relative aux droits de l’homme (CADH[8]), dans l’article 4 § 2 f) du Protocole additionnel II aux Conventions de Genève[9], dans l’article 5 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples de 1981 (CADHP[10]), dans l’article 99 de la Convention de 1982 sur le droit de la mer[11], dans les articles 32 et 36 de la Convention de 1989 relative aux droits de l’enfants (CDE[12]), dans l’article 11 de la Convention internationale de 1990 sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille (CIPDTM[13]), dans l’article 15 de la Charte africaine des droits et du bien-être de l’enfant (CADBE[14]), dans l’article 5 c) du Statut du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) de 1993, dans l’article 7 de la Convention interaméricaine de 1994 sur le trafic international des mineurs[15], dans l’article 3 c) du Statut du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) de 1994, dans l’article 4 de la Convention des droits de l’homme et des libertés fondamentales de la Communauté des états indépendants (CEI) de 1995 (« la Convention de la CEI[16] »), dans l’article 7 § 2 c) du Statut de la Cour pénale internationale (« le Statut de Rome[17] ») de 1998, dans l’article 7 de la Convention de l’OIT de 1999 sur les pires formes de travail des enfants (no 182[18]), dans l’article 5 du Protocole de 2000 visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants (« le Protocole de Palerme[19] »), dans l’article 2 du Protocole facultatif de 2000 à la Convention relative aux droits de l’enfant concernant la vente d’enfants, la prostitution des enfants et la pornographie mettant en scène des enfants[20], dans l’article 5 § 3 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (UE[21]) de 2000, dans l’article 2 c) du Statut du Tribunal spécial pour la Sierra Leone de 2002, dans l’article 1 de la décision-cadre du Conseil de l’Union européenne du 19 juillet 2002 relative à la lutte contre la traite des êtres humains, dans l’article 10 de la Charte arabe des droits de l’homme (CADH[22]) de 2004, dans l’article 19 de la Convention du Conseil de l’Europe de 2005 sur la lutte contre la traite des êtres humains (« la Convention anti-traite[23] »), dans l’article 27 § 2 de la Convention de 2006 relative aux droits des personnes handicapées (CDPH[24]), dans l’article 9 § 1 d) de la Convention de 2009 de l’Union africaine sur la protection et l’assistance aux personnes déplacées en Afrique[25], dans l’article 3 § 2 b) de la Convention de l’OIT de 2011 sur les travailleuses et travailleurs domestiques (no 189[26]), dans l’article 2 de la Directive 2011/36/UE du Parlement européen et du Conseil concernant la prévention de la traite des êtres humains et la lutte contre ce phénomène ainsi que la protection des victimes, et dans l’article 5 de la Convention de 2015 de l’Association des nations de l’Asie du sud-est (ASEAN) contre la traite des êtres humains, en particulier des femmes et des enfants[27].

3. La question du travail forcé a été abordée pour la première fois au plan international à l’occasion de l’adoption, en 1920, du Pacte de la Société des Nations et du régime des mandats qu’il mettait en place pour l’administration des territoires non-européens détachés des anciens empires allemand et turc. Dans l’article 23 du Pacte de la Société des Nations, les états membres s’engageaient à s’efforcer d’assurer et de maintenir des conditions de travail équitables et humaines pour l’homme, la femme et l’enfant sur leurs propres territoires, ainsi que dans tous pays auxquels s’étendaient leurs relations de commerce et d’industrie, et, dans ce but, d’établir et d’entretenir les organisations internationales nécessaires. Ils convenaient également d’assurer le traitement équitable des populations indigènes dans les territoires soumis à leur administration. En outre, ils chargeaient la Société du contrôle général des accords relatifs à la traite des femmes et des enfants. Par ailleurs, les termes du mandat confié aux mandataires en ce qui concerne les territoires sous mandat « B » interdisaient « tout travail forcé ou obligatoire, sauf pour les travaux et services publics essentiels et sous condition d’une équitable rémunération[28] ». Une interdiction analogue était prévue pour les territoires sous mandat « C ».

4. Dans son article 1, la Convention de 1926 relative à l’esclavage définissait l’esclavage comme étant « l’état ou condition d’un individu sur lequel s’exercent les attributs du droit de propriété ou certains d’entre eux », notion qui recouvre tant la propriété de jure sur une personne que l’exercice de facto des attributs de la propriété sur celle-ci[29]. Dans son article 5, les Hautes Parties contractantes reconnaissaient que le recours au travail forcé ou obligatoire pouvait avoir de graves répercussions et s’engageaient en conséquence à prendre des mesures utiles pour éviter que le travail forcé ou obligatoire n’amenât des conditions analogues à l’esclavage. Toutefois, le travail forcé à des fins publiques restait autorisé. Dans les territoires où le travail forcé ou obligatoire – pour d’autres fins que des fins publiques – existait encore, les Hautes Parties contractantes s’engageaient à s’efforcer d’y mettre progressivement fin, aussi rapidement que possible, et à ce que, tant que ce travail forcé ou obligatoire existerait, il ne serait employé qu’à titre exceptionnel, contre une rémunération adéquate et à la condition qu’un changement du lieu habituel de résidence ne pût être imposé aux personnes concernées. L’article 6 prescrivait aux Hautes Parties contractantes de prendre les mesures nécessaires pour que les infractions aux lois et règlements édictés en vue de donner effet aux fins de la Convention fussent punies de peines sévères.

5. L’article 4 de la DUDH proclame que « [n]ul ne doit être tenu en esclavage ni en servitude ; l’esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes[30] ». L’article 23 § 1 reconnaît le « droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage ». Le travail forcé n’y est pas mentionné, car il était entendu qu’il relevait de la servitude[31].

6. En 1956, les États parties à la Convention de 1926, alors encore applicable, décidèrent de la compléter par une convention supplémentaire destinée à intensifier les efforts, tant nationaux qu’internationaux, visant à abolir l’esclavage, la traite des esclaves et les institutions et pratiques analogues à l’esclavage. L’article 1 de la Convention supplémentaire de 1956 relative à l’abolition de l’esclavage imposait à chaque État partie l’obligation (« prendra ») de prendre toutes les mesures qui seraient réalisables et nécessaires pour obtenir progressivement et aussitôt que possible l’abolition complète ou l’abandon des institutions et pratiques analogues à l’esclavage, là où elles subsistaient encore[32] : la servitude pour dettes[33], le servage, certaines formes de mariage servile, et la vente ou l’adoption d’un enfant à des fins d’exploitation. Ces pratiques, analogues à l’esclavage, correspondent à différents cas de servitude[34]. Les articles 3 et 6 imposent aux États parties l’obligation d’incriminer la traite des esclaves et la réduction en esclavage, de même que la participation à une entente formée dans ce dessein, la tentative et la complicité. L’article 7 définit l’esclavage, la condition servile et la traite des esclaves.

7. L’article 8 du PIDCP interdit l’esclavage, la traite des esclaves, la servitude et le travail forcé ou obligatoire[35]. Les rédacteurs du PIDCP, contrairement à ceux de la DUDH, ont considéré que l’esclavage et la servitude étaient deux notions distinctes qui devaient être traitées dans des paragraphes différents[36]. Cette interdiction n’exclut pas l’accomplissement de travaux forcés en exécution d’une telle peine prononcée par une juridiction compétente dans les pays où certaines infractions sont passibles de cette peine[37]. En outre, d’autres formes de travaux et de services ont été exclues du champ de l’interdiction[38]. L’article 4 § 2 n’autorise aucune dérogation à l’interdiction de l’esclavage, de la traite des esclaves et de la servitude[39]. Interprétant cette disposition à la lumière de la codification des crimes récemment opérée dans le Statut de Rome, le CDH a jugé que l’interdiction des pratiques incriminées par ce statut sous la qualification de crime contre l’humanité, notamment le travail forcé en tant que forme de réduction en esclavage, n’était susceptible d’aucune dérogation[40].

8. L’article 11 de la CDE impose aux États contractants de prendre des mesures pour lutter contre les déplacements et les non-retours illicites d’enfants à l’étranger[41]. L’article 32 reconnaît le droit de l’enfant d’être protégé contre l’exploitation économique et de n’être astreint à aucun travail comportant des risques ou susceptible de compromettre son éducation ou de nuire à sa santé ou à son développement physique, mental, spirituel, moral ou social. Les états parties s’engagent à prendre des mesures législatives, administratives, sociales et éducatives pour fixer un âge minimum d’admission à l’emploi, et à prévoir une réglementation appropriée des horaires de travail et des conditions d’emploi ainsi que des peines ou autres sanctions appropriées pour assurer l’application effective des normes fixées. L’article 34 est consacré à la protection de l’enfant contre toutes les formes d’exploitation sexuelle et de violence sexuelle, l’article 35 à la prévention de l’enlèvement, de la vente ou de la traite d’enfants à quelque fin que ce soit et sous quelque forme que ce soit, et l’article 36 à la protection de l’enfant contre toutes autres formes d’exploitation préjudiciables à tout aspect de son bien- être.

Le Protocole facultatif complète ce cadre en interdisant la vente d’enfants, la prostitution des enfants et la pornographie mettant en scène des enfants, et en imposant aux États parties l’obligation d’incriminer ces pratiques, qu’elles soient commises au plan interne ou transnational, par un individu ou de façon organisée. La vente d’enfants y est définie comme tout acte ou toute transaction en vertu desquels un enfant est remis par toute personne ou tout groupe de personnes à une autre personne ou un autre groupe contre rémunération ou tout autre avantage. La gestation pour autrui transnationale rémunérée à des fins d’exploitation relève également de la définition juridique internationale de la vente d’enfants[42].

Enfin, l’article 27 § 1de la CDPH impose aux États parties de veiller à ce que les personnes handicapées ne soient tenues ni en esclavage ni en servitude, et à ce qu’elles soient protégées, sur la base de l’égalité avec les autres, contre le travail forcé ou obligatoire.

B. En droit international du travail (§§ 9-13)

9. Le travail forcé est la forme d’exploitation qui se trouve au cœur des préoccupations de l’OIT. Les conventions nos 29 et 105 sont les principaux instruments de l’OIT visant à l’interdiction et à l’élimination du travail forcé ou obligatoire. En vertu de la Déclaration de l’OIT relative aux principes et droits fondamentaux au travail (1998), tous les États membres de cette organisation, même lorsqu’ils n’ont pas ratifié les conventions en question, ont l’obligation de respecter, de promouvoir et de réaliser l’élimination de toute forme de travail forcé ou obligatoire et l’abolition effective du travail des enfants. Le droit de ne pas être astreint au travail forcé ou obligatoire et l’interdiction du travail des enfants s’appliquent à toutes les populations de tous les États, notamment aux groupes ayant des besoins sociaux particuliers, tels que les chômeurs et les travailleurs migrants[43].

L’article 2 de la Convention de l’OIT de 1930 concernant le travail forcé ou obligatoire qualifie de travail forcé ou obligatoire « tout travail ou service exigé d’un individu sous la menace d’une peine quelconque et pour lequel ledit individu ne s’est pas offert de plein gré ». Certaines formes de travail ont été exclues de cette qualification. Les articles 20 et 21 interdisent catégoriquement le recours au travail forcé à titre de punition collective et pour l’exécution de travaux souterrains dans les mines. L’article 25 impose aux États parties d’incriminer l’imposition illégale de travail forcé ou obligatoire[44].

Le travail forcé se définit par la nature de la relation entre un individu et un « employeur », et non pas par le type d’activité exercée, la légalité ou l’illégalité de l’activité en question dans la législation nationale, ou sa désignation officielle comme « activité économique ». L’exaction de travail forcé sous la menace d’une peine est l’élément caractéristique de cette relation[45]. Relèvent ainsi du travail forcé la prostitution forcée, la mendicité forcée, les activités criminelles forcées, l’enrôlement forcé dans un conflit armé, la servitude rituelle ou coutumière, l’utilisation forcée de femmes en tant que mères de substitution, la grossesse forcée et la conduite illicite de recherches biomédicales sur autrui[46].

10. Dans l’article 1 de la Convention de l’OIT de 1957 sur l’abolition du travail forcé, les États contractants se sont engagés à supprimer le travail forcé ou obligatoire et à n’y recourir sous aucune forme en tant que mesure de coercition ou d’éducation politique, en tant que sanction à l’égard de personnes qui ont ou expriment certaines opinions politiques ou manifestent leur opposition idéologique à l’ordre politique, social ou économique établi, en tant que méthode de mobilisation et d’utilisation de la main-d’œuvre à des fins de développement économique, en tant que mesure de discipline du travail, en tant que punition pour avoir participé à des grèves ou en tant que mesure de discrimination raciale, sociale, nationale ou religieuse. Cette obligation vise à restreindre la portée des exceptions prévues à l’article 2 § 2 de la Convention de 1930[47].

11. L’article 7 de la Convention de 1999 sur les pires formes de travail des enfants impose aux États contractants de punir, y compris par des sanctions pénales, les pires formes de travail des enfants, notamment les pratiques suivantes[48] : toutes les formes d’esclavage ou de pratiques analogues, telles que la vente et la traite des enfants, la servitude pour dettes et le servage ainsi que le travail forcé ou obligatoire, y compris le recrutement forcé ou obligatoire des enfants en vue de leur utilisation dans des conflits armés, l’utilisation, le recrutement ou l’offre d’un enfant à des fins de prostitution, de production de matériel pornographique ou de spectacles pornographiques, l’utilisation, le recrutement ou l’offre d’un enfant aux fins d’activités illicites, notamment pour la production et le trafic de stupéfiants, tels que les définissent les conventions internationales pertinentes, et les travaux qui, par leur nature ou les conditions dans lesquelles ils s’exercent, sont susceptibles de nuire à la santé, à la sécurité ou à la moralité de l’enfant.

12. Dans l’article 3 de la Convention de 2011 de l’OIT sur les travailleuses et travailleurs domestiques, les Parties contractantes se sont engagées à prendre des mesures pour assurer la promotion et la protection effectives des droits humains de tous les travailleurs domestiques, c’est‑à‑dire à respecter, promouvoir et réaliser les principes et droits fondamentaux au travail, tels que l’élimination de toute forme de travail forcé ou obligatoire.

13. L’OIT a élaboré six indicateurs opérationnels du travail forcé qui constituent un outil précieux pour l’identification des situations de ce type[49]. Ces indicateurs sont les suivants : les violences physiques ou les menaces de violences physiques contre les victimes, les restrictions à la liberté de mouvement des travailleurs, la servitude pour dettes, les retenues de salaire, la confiscation de passeports ou de documents d’identité et les menaces de dénonciation aux autorités lorsque le travailleur est en situation irrégulière au regard du droit des étrangers. Ce qui peut apparaître comme une « offre de plein gré » de la part d’un travailleur peut être le résultat d’une manipulation ou ne pas reposer sur une décision éclairée. Une restriction à la liberté de quitter son emploi, même lorsque le travailleur l’a librement acceptée, peut être considérée comme du travail forcé[50].

L’OIT recommande que la traite soit érigée en infraction pénale même si elle n’est pas transnationale et si elle n’est pas liée à la criminalité organisée, que le travail forcé soit criminalisé par des lois anti-traite et que les formes de coercition employées soient définies, que les circonstances rendant le consentement de la victime inopérant soient précisées, que les poursuites ne débouchent pas seulement sur des condamnations mais aussi sur le rétablissement des droits de la victime, une réparation financière, et surtout la confiscation des biens[51]. En ce qui concerne les employés de maison, l’OIT recommande de limiter la durée du travail domestique a) en instituant une semaine de travail de quarante heures avec une rémunération convenable pour les heures supplémentaires, b) en fixant le nombre maximum d’heures de travail autorisées par jour, c) en imposant une période de repos quotidienne de huit heures ininterrompues, d) en limitant le nombre d’heures « de garde » et en prévoyant une rémunération convenable pour ces heures. Il faut en outre garantir des procédures de cessation d’emploi adaptées[52].

C. En droit pénal international et en droit international humanitaire (§§ 14-21)

14. La déportation pour travaux forcés et la réduction en esclavage sont qualifiés respectivement de crime de guerre et de crime contre l’humanité par l’article 6 b) et c) de la Charte de Nuremberg. Après la deuxième guerre mondiale, le tribunal militaire américain de Nuremberg a jugé, dans l’affaire Pohl et al., que les prisonniers des camps de concentration nazis avaient été réduits en esclavage et que les responsables de ces camps étaient coupables de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité[53].

L’article 52 de la troisième Convention de Genève dispose qu’aucun prisonnier de guerre ne pourra être employé à des travaux de caractère malsain, dangereux ou humiliant. L’article 4 § 2 f) du Protocole additionnel no II aux Conventions de Genève prohibe en tout temps et en tout lieu l’esclavage et la traite des esclaves sous toutes leurs formes à l’égard des personnes qui ne participent pas directement ou ne participent plus aux hostilités[54].

15. Selon l’article 5 c) de son Statut, le TPIY est habilité à juger la réduction en esclavage en tant que crime contre l’humanité lorsqu’elle a été commise au cours d’un conflit armé, de caractère international ou interne, et dirigée contre une population civile quelle qu’elle soit. L’article 3 c) du Statut du TPIR qualifie lui aussi de crime contre l’humanité la réduction en esclavage lorsqu’elle a été commise dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique dirigée contre une population civile quelle qu’elle soit, en raison de son appartenance nationale, politique, ethnique, raciale ou religieuse[55].

Dans l’affaire Kunarac et al., la Chambre de première instance du TPIY a jugé en février 2001 que « pendant la période couverte par l’acte d’accusation, la réduction en esclavage en tant que crime contre l’humanité consistait en droit international coutumier à exercer sur une personne l’un quelconque ou l’ensemble des attributs du droit de propriété ». Elle a admis que cette définition pouvait être « plus large que les définitions traditionnelles et parfois apparemment distinctes, qui sont données de l’esclavage, de la traite des esclaves et de la servitude ou du travail forcé ou obligatoire dans d’autres branches du droit international ». S’appuyant sur un certain nombre d’affaires liées à la deuxième Guerre mondiale et sur les travaux de la Commission du droit international, la Chambre a conclu que le travail forcé ou obligatoire devait être « englobé dans la réduction en esclavage, en tant que crime contre l’humanité[56] ».

16. L’article 7 § 2 c) du Statut de Rome définit la réduction en esclavage comme « le fait d’exercer sur une personne l’un quelconque ou l’ensemble des pouvoirs liés au droit de propriété, y compris dans le cadre de la traite des êtres humains, en particulier des femmes et des enfants ». Les éléments des crimes relatifs au Statut de Rome précisent que le fait d’exercer sur une ou plusieurs personnes l’un quelconque ou l’ensemble des pouvoirs liés au droit de propriété consiste notamment à :

« achet[er], vend[re], prêt[er] ou troqu[er] ladite ou lesdites personnes concernées, ou [à] leur impos[er] une privation similaire de liberté. (...) Il est entendu qu’une telle privation de liberté peut, dans certaines circonstances, inclure des travaux forcés ou d’autres moyens de réduire une personne à l’état de servitude, tel qu’il est défini dans la Convention supplémentaire de 1956 relative à l’abolition de l’esclavage, de la traite des esclaves et des institutions et pratiques analogues à l’esclavage. Il est aussi entendu que le comportement décrit dans cet élément inclut la traite d’êtres humains, en particulier de femmes et d’enfants. »

La comparaison des définitions de l’esclavage données par le droit international en 1926, 1956 et 1998 – dont il a été fait application en 1947 dans l’affaire Pohl et al. – avec la notion de réduction en esclavage telle que définie par le Statut du TPIY, et appliquée pour la première fois dans l’affaire Kunarac et al. par la Chambre de première instance et la Chambre d’appel, met en relief un élément intangible : l’exercice des attributs du droit de propriété. Il s’agit là d’une condition sine qua non de la notion d’esclavage ou de réduction en esclavage en droit international. La propriété de jure ou l’exercice de facto des attributs de la propriété suffisent l’une et l’autre à caractériser cette notion.

17. Le Protocole de Palerme énonce la première définition internationalement reconnue de la traite des êtres humains[57]. Son article 5 impose l’incrimination, lorsqu’ils ont été commis intentionnellement, du recrutement, du transport, du transfert, de l’hébergement ou de l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation[58]. Plutôt que de définir la notion d’exploitation elle-même, le Protocole dresse une liste de formes d’exploitation. L’exploitation comprend, au minimum[59], l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés[60], l’esclavage et les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude et le prélèvement d’organes[61]. Conformément à l’article 14 du Protocole, ces notions doivent être interprétées dans le sens que leur donne le droit international. Le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil d’un enfant à des fins d’exploitation sont considérés comme une « traite des êtres humains » même s’ils ne font appel à aucun des moyens susmentionnés. Le consentement d’une victime de la traite des êtres humains à l’exploitation envisagée est indifférent lorsque l’un quelconque de ces moyens a été utilisé[62]. Le caractère involontaire du comportement de la victime se déduit de l’emploi de moyens illicites. La traite des êtres humains se distingue donc du trafic illicite de migrants, pratique qui consiste à assurer, afin d’en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel, l’entrée illégale dans un État partie d’une personne qui n’est ni un ressortissant ni un résident permanent de cet État, avec le consentement de la personne en question[63].

18. Partant, l’infraction de traite telle qu’incriminée par le droit pénal international comporte quatre éléments essentiels[64] :

un actus reus : le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes ;

des moyens : le recours à la force ou la menace de recours à la force ou d’autres formes de contrainte[65], l’enlèvement, la fraude, la tromperie[66], l’abus de pouvoir ou d’une situation de vulnérabilité[67] ou le fait d’octroyer des sommes d’argent ou d’autres types d’avantages aux personnes ayant autorité sur la personne concernée,

une mens rea générale : l’intention de recruter, de transporter, de transférer, d’héberger ou d’accueillir la personne concernée ;

et une mens rea spéciale : un objectif d’exploitation de la personne concernée.

19. L’actus reus doit se manifester par un acte ou un comportement positif qui peut revêtir un caractère continu (par exemple : transporter, transférer ou héberger une personne). Il s’étend à toutes les opérations intervenant dans le processus de la traite et permet de poursuivre pour cette infraction non seulement les recruteurs, les intermédiaires et les transporteurs, mais aussi les propriétaires, les gérants, les surveillants et les contrôleurs des lieux où l’exploitation se produit, dès lors qu’ils sont personnellement impliqués dans la chaîne logistique de l’exploitation. En revanche, l’infraction de traite ne s’applique pas aux situations d’exploitation dans lesquelles le bénéficiaire final de l’exploitation n’est pas impliqué dans le processus de traite.

La négligence n’est pas punissable[68]. Une erreur de fait n’est un motif d’exonération de la responsabilité pénale que si elle fait disparaître l’élément psychologique du crime[69]. Dès lors que la réduction en esclavage, le travail forcé et la traite des personnes à ces fins sont des crimes contre l’humanité, une erreur de droit portant sur la question de savoir si un comportement donné constitue l’un des crimes en question ne fait pas disparaître l’élément psychologique de ce crime et l’ordre de le commettre est manifestement illégal[70].

20. L’obligation imposée par le Protocole vise l’incrimination de la traite des personnes en tant que combinaison d’éléments constitutifs et non ces éléments eux-mêmes[71]. Le blâme et la peine attachés à l’infraction de traite doivent refléter la gravité des moyens employés, conformément à l’article 11 de la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée et les Protocoles s’y rapportant. Il s’ensuit que lorsque le recours à l’un des moyens illicites recensés constitue en soi une infraction, comme le recours à la force ou la menace de recours à la force, l’infraction de traite absorbe en principe l’infraction constituée par le recours à un moyen illicite, la répression effective de la traite justifiant l’absence de répression parallèle de l’infraction en question, sauf lorsque celle-ci est passible d’une peine plus lourde que la traite elle-même. Dans ce dernier cas, seule doit être réprimée l’infraction constituée par le recours à un moyen illicite, cela pour éviter qu’un même acte répréhensible ne soit abusivement puni deux fois.

La punition de la traite n’est pas subordonnée à une exploitation effective[72]. En d’autres termes, pour que l’infraction de traite soit constituée, il n’est pas nécessaire que la victime de la traite ait effectivement été exploitée, c’est-à-dire soumise à la prostitution forcée, au travail forcé, à l’esclavage ou à des pratiques analogues à l’esclavage, à la servitude ou encore à un prélèvement d’organe. Compte tenu de l’intrication entre la traite des êtres humains et l’exploitation, la répression effective de l’exploitation justifie l’absence de répression parallèle de la traite, sauf lorsque la forme d’exploitation concernée constitue en soi une infraction (par exemple, le prélèvement forcé d’organes) passible d’une peine moins lourde que la traite. Dans ce dernier cas, seule doit être réprimée l’infraction de traite, cela pour éviter qu’un même acte répréhensible ne soit abusivement puni deux fois.

L’obligation d’incriminer la traite imposée aux États parties s’étend au fait de se rendre complice de cette infraction, d’en organiser la commission ou de donner des instructions à d’autres personnes pour qu’elles la commettent et, sous réserve des concepts fondamentaux des systèmes juridiques respectifs des États en question, à la tentative de commission de cette infraction. L’obligation s’applique tant aux personnes physiques qu’aux personnes morales bien que, dans le cas de ces dernières, la responsabilité ne doive pas être nécessairement de nature « pénale ». Le champ d’application du Protocole limite l’obligation d’incriminer aux cas où la traite revêt un caractère transnational et implique un groupe criminel organisé[73]. Mais ni l’élément de transnationalité ni la participation d’un groupe criminel organisé ne sont des éléments constitutifs de l’infraction[74]. Dans les affaires d’exploitation transnationale, les critères à retenir pour apprécier si telle ou telle situation relève de l’exploitation doivent être ceux du pays de destination, non ceux du pays d’origine, faute de quoi l’incitation au crime ne disparaîtra pas. De mauvaises conditions de vie ou de travail, ou la violation du droit du travail, dans le pays de destination, laissent fortement présumer l’existence de situations d’exploitation.

21. En résumé, le Protocole n’exige pas de conférer le caractère d’infraction pénale à l’exploitation en tant que telle. Il n’impose pas l’obligation d’incriminer le travail forcé. Dans ce contexte, il convient de noter que le travail forcé n’est pas toujours la conséquence de la traite des personnes : selon l’OIT, 20 % environ du travail forcé est lié à la traite. Il est donc nécessaire de prévoir une législation incriminant de manière autonome toute forme d’exploitation d’êtres humains exercée dans des conditions de contrainte ou s’apparentant à de l’esclavage, quelle que soit la manière dont les personnes se trouvent soumises à ces conditions, c’est‑à‑dire indépendamment des éléments constitutifs de l’infraction de traite[75]. C’est aussi ce qu’exigent les instruments juridiques internationaux relatifs aux droits de l’homme mentionnés ci-dessus, qui interdisent formellement le recours à l’esclavage, aux pratiques analogues à l’esclavage et au travail forcé.

III. La réponse régionale au travail forcé et à la traite des personnes à des fins de travail forcé (§§ 22-40)

A. En général (§§ 22-26)

22. L’article 6 de la CADH interdit toutes les formes d’esclavage, de servitude involontaire, de traite des esclaves, de traite des femmes et de travail forcé ou obligatoire. Dans les pays où certains délits sont punis de détention accompagnée de travaux forcés, l’exécution d’une telle peine infligée par un tribunal compétent est autorisée, mais « le travail forcé ne doit point préjudicier à la dignité ni à la capacité physique et intellectuelle du détenu ». Cette disposition exclut d’autres catégories de travaux ou services du champ de la définition du travail forcé ou obligatoire[76]. L’article 27 § 2 n’admet aucune dérogation à cette interdiction, même en cas de guerre, de danger public ou dans toute autre situation de crise qui menace l’indépendance ou la sécurité d’un état partie.

23. Dans l’article 7 de la Convention interaméricaine sur le trafic international des mineurs, les États parties se sont engagés à prendre des mesures efficaces, conformément à leur droit interne, pour prévenir et sanctionner sévèrement l’enlèvement, le déplacement ou la retenue, ou la tentative d’enlèvement, de déplacement ou de retenue d’un mineur à des fins ou par des moyens illicites. Par « fins illicites », il faut entendre, entre autres, la prostitution, l’exploitation sexuelle, la servitude ou toute autre fin illicite, que ce soit dans l’État de la résidence habituelle du mineur ou dans l’État partie où se trouve le mineur. Par « moyens illicites », il faut entendre notamment l’enlèvement, le consentement obtenu frauduleusement ou par coercition, la remise ou la réception de paiements ou d’avantages illicites visant à obtenir le consentement des parents, personnes ou institutions qui ont la charge du mineur, ou tout autre moyen qualifié d’illicite, soit dans l’État de résidence habituelle du mineur, soit dans l’État partie où celui-ci se trouve. L’infraction est constituée dès lors qu’il est établi que la pratique incriminée poursuit des fins illicites, il n’est pas nécessaire que des moyens illicites aient été employés. Réciproquement, l’emploi de moyens illicites rend superflue la recherche de fins illicites.

24. L’article 5 de la CADHP interdit toutes les formes d’exploitation et d’avilissement de l’homme, notamment l’esclavage, la traite des personnes, la torture physique ou morale et les peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants[77]. Dans un arrêt où était en cause la pratique coutumière de la wahiya (ou sadaka), la Cour de justice de la Communauté des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) s’est exprimée ainsi :

« Dans le droit pénal nigérien, tout comme il ressort des instruments internationaux, l’interdiction et la répression de l’esclavage sont absolues et d’ordre public. Comme l’a affirmé la Cour Internationale de Justice, dans l’arrêt Barcelona Traction (5 Février 1970 C.I.J), « la mise hors la loi de l’esclavage est une obligation erga omnes qui s’impose à tous les organes de l’État[78] ».

L’article 15 de la CADBE protège l’enfant de toute forme d’exploitation économique et de l’exercice d’un travail qui comporte probablement des dangers ou qui risque de perturber son éducation ou de compromettre sa santé ou son développement physique, mental, spirituel, moral et social. En outre, il impose aux États parties de prendre toutes les mesures législatives et administratives appropriées pour assurer sa pleine application, qui vise aussi bien le secteur officiel que le secteur informel de l’emploi. Compte tenu des dispositions pertinentes des instruments de l’OIT touchant les enfants, ces États s’engagent notamment a) à fixer, par une loi à cet effet, l’âge minimal requis pour être admis à exercer tel ou tel emploi, b) à adopter des règlements appropriés concernant les heures de travail et les conditions d’emploi, c) à prévoir des pénalités appropriées ou autres sanctions pour garantir l’application effective de l’article 15, et d) à favoriser la diffusion à tous les secteurs de la communauté d’informations sur les risques que comporte l’emploi d’une main d’œuvre infantile. Plus récemment, la CADH a interdit dans son article 9 le trafic d’organes ainsi que le fait de soumettre une personne à des expériences médicales ou scientifiques et, dans son article 10, « l’esclavage et la traite des êtres humains [...] sous toutes leurs formes[79] ». Enfin, l’article 9 § 1 d) de la Convention de l’Union africaine sur la protection et l’assistance aux personnes déplacées en Afrique protège le droit de ces personnes à ne pas être soumises au travail forcé.

25. L’article 4 de la Convention de la CEI interdit l’esclavage, la servitude et le travail forcé ou obligatoire, tout en excluant de cette notion certaines formes de travaux ou de services. L’article 35 n’autorise aucune dérogation à l’article 4 § 1 (prohibition de la torture et de la servitude). Par ailleurs, la CEI a approuvé le Programme de coopération pour la lutte contre la traite des êtres humains pour 2010-2012 ainsi que la loi type de la CEI[80]. En avril 2012, une table ronde sur la lutte contre la traite des êtres humains a été organisée conjointement par le Conseil de l’Europe, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), l’Assemblée interparlementaire de la CEI et le Comité exécutif de la CEI à Saint‑Pétersbourg (Fédération de Russie[81]). Cette table ronde a abouti à la création d’une nouvelle plateforme de développement de la coopération entre le Conseil de l’Europe, l’OSCE et la CEI, dans le but de recueillir et d’échanger des bonnes pratiques.

L’article 5 de la Convention de l’ASEAN contre la traite des êtres humains, en particulier des femmes et des enfants, non encore entrée en vigueur, impose une obligation d’incriminer la traite des êtres humains de même portée que celle découlant du Protocole de Palerme[82].

26. Les engagements politiques en matière de lutte contre la traite pris par consensus par l’OSCE lors des réunions annuelles du Conseil ministériel de l’OSCE et entérinés par les États participants constituent un cadre complet d’action politique de lutte contre la traite des êtres humains[83]. En 2003, l’OSCE a adopté un Plan d’action contre la traite des êtres humains, a désigné une Représentante spéciale et coordinatrice pour la lutte contre la traite des êtres humains et a mis en place un bureau ad hoc pour aider les États participants à élaborer et à mettre en œuvre des politiques efficaces en la matière.

B. Au sein de l’Union européenne (§§ 27-31)

27. Au sein de l’Union européenne, la traite des êtres humains a d’abord été envisagée sous l’angle de la prostitution forcée et de l’exploitation sexuelle des mineurs. L’annexe à la Convention Europol[84] donnait déjà de la traite aux fins d’exploitation sexuelle la définition suivante : « (...) on entend par (...) « traite des êtres humains » : le fait de soumettre une personne au pouvoir réel et illégal d’autres personnes en usant de violences ou de menaces ou en abusant d’un rapport d’autorité ou de manœuvres en vue notamment de se livrer à l’exploitation de la prostitution d’autrui, à des formes d’exploitation et de violences sexuelles à l’égard des mineurs ou au commerce lié à l’abandon d’enfant ».

28. Le 18 janvier 1996, le Parlement européen a adopté une résolution sur la traite des êtres humains. L’année suivante, le Conseil de l’Union européenne a adopté l’Action commune 97/154/JHA du 24 février 1997 contre la traite d’êtres humains et l’exploitation sexuelle des enfants. Celle-ci qualifie de traite des êtres humains « tout comportement qui facilite l’entrée sur le territoire d’un État membre, le transit par ce territoire, le séjour sur ce territoire ou la sortie de ce territoire, dans un but lucratif en vue de l’exploitation sexuelle d’un adulte ou d’un enfant ou de lui infliger des sévices sexuels ».

29. à la suite de l’interdiction de la traite des êtres humains par l’article 5 § 3 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE[85], le Conseil de l’Union européenne a approuvé la [Décision-cadre](http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/AUTO/?uri=uriserv:l33137) 2002/629/JAI du 19 juillet 2002 relative à la lutte contre la traite des êtres humains, qui a remplacé l’action commune en question[86]. L’obligation d’incriminer la traite imposée par cette décision-cadre s’inspire de celle figurant dans le Protocole Palerme, à ces importantes différences près que la vulnérabilité y est définie comme une situation dans laquelle « la personne n’a en fait pas d’autre choix véritable et acceptable que de se soumettre à [l’] abus », que la liste limitative des fins interdites comprend le travail obligatoire et la pornographie, mais non le prélèvement d’organes, et que la décision-cadre prévoit une règle relative au caractère proportionné et dissuasif des sanctions pénales ainsi que des circonstances aggravantes.

30. Quelques années plus tard, la Directive 2004/81/CE a institué un cadre juridique pour la délivrance de permis de séjour aux ressortissants de pays tiers victimes de la traite des êtres humains[87] et la Directive 2009/52/CE a détaillé le cadre des sanctions devant être prises par les États membres contre les employeurs employant en connaissance de cause des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier[88]. En 2010, la Commission européenne a désigné un coordinateur de l’UE pour la lutte contre la traite des êtres humains afin d’améliorer la coordination entre les institutions de l’UE, leurs organes, les États membres et les acteurs internationaux dans la mise en œuvre de la législation et de la politique de l’UE en matière de lutte contre la traite des êtres humains, à la suite d’un appel lancé par la Résolution du Parlement européen sur la prévention de la traite des êtres humains, adoptée la même année[89].

31. Enfin, la Directive 2011/36/UE du Parlement européen et du Conseil concernant la prévention de la traite des êtres humains et la lutte contre ce phénomène ainsi que la protection des victimes a remplacé la décision-cadre. Elle conçoit la lutte contre la traite des êtres humains selon une approche intégrée, globale et « à bas seuil » en ce qui concerne le respect des droits de l’homme, et adopte une compréhension contextuelle des différentes formes de la traite tenant compte des spécificités de la traite des femmes et des enfants afin que chacune d’entre elles soit combattue par les mesures les plus efficaces[90]. L’innovation majeure de cette directive réside dans l’adoption d’une conception de la traite qui est plus large que celle adoptée dans la décision-cadre et qui englobe d’autres formes d’exploitation intentionnelle telles que la mendicité forcée, l’exploitation d’une personne en vue de commettre des activités criminelles (comme le vol à la tire, le vol à l’étalage, le trafic de drogue et d’autres activités analogues passibles de sanctions pénales et qui ont un but lucratif), le prélèvement d’organes, l’adoption illégale ou les mariages forcés. La Stratégie de l’UE en vue de l’éradication de la traite des êtres humains pour la période 2012-2016 a été adoptée aussitôt après la publication de la directive en question.

C. Au sein du Conseil de l’Europe (§§ 32-40)

32. La Convention interdit l’esclavage et la servitude[91]. Elle prohibe également le travail forcé ou obligatoire, tout en excluant certaines formes de travaux et de services de cette notion[92]. Dans l’arrêt de principe Van der Müssele[93], la Cour a formulé les observations suivantes sur le paragraphe 3 de l’article 4, précisant que celui-ci :

« n’a point pour rôle d’autoriser à « limiter » l’exercice du droit garanti par le paragraphe 2, mais de « délimiter » le contenu même de ce droit : il forme un tout avec le paragraphe 2 et mentionne ce qui « n’est pas considéré » comme « travail forcé ou obligatoire », ce que ces termes n’englobent pas (« shall not include »). Il contribue de la sorte à l’interprétation du paragraphe 2. Or ses quatre alinéas, par-delà leur diversité, reposent sur les idées maîtresses d’intérêt général, de solidarité sociale et de normalité. »

Reconnaissant l’influence de la Convention de l’OIT no 29 sur l’article 4 de la Convention, la Cour a estimé que la définition qualifiant de « travail forcé ou obligatoire » « tout travail ou service exigé d’un individu sous la menace d’une peine quelconque et pour lequel ledit individu ne s’est pas offert de son plein gré » pouvait servir de point de départ pour interpréter l’article 4 de la Convention[94]. Après avoir admis que le travail ne se limitait nullement au domaine du travail manuel[95], la Cour a recherché s’il y avait eu travail forcé ou obligatoire dans l’affaire dont elle était saisie. Elle s’est exprimée ainsi :

« Le premier de ces adjectifs évoque l’idée d’une contrainte, physique ou morale, qui assurément a fait défaut en l’espèce. Quant au second, il ne peut viser une obligation juridique quelconque. (...) Il doit s’agir d’un travail « exigé (...) sous la menace d’une peine quelconque » et, de plus, contraire à la volonté de l’intéressé, pour lequel celui-ci « ne s’est pas offert de son plein gré[96] ».

Elle a considéré que l’accord préalable du requérant n’autorisait pas à lui seul à conclure que ses obligations au titre de l’assistance judiciaire ne constituaient pas un travail obligatoire au regard de l’article 4 § 2 de la Convention. Elle a déclaré que d’autres éléments devaient nécessairement entrer en ligne de compte, notamment le point de savoir si le requérant s’était vu imposer un fardeau disproportionné. À cet égard, elle a estimé que si le travail rémunéré pouvait lui aussi revêtir un caractère forcé ou obligatoire, le défaut de rémunération et de remboursement des frais constituait un élément à retenir sous l’angle de la proportionnalité. Il convient de relever que le critère de proportionnalité ne figure pas parmi les critères retenus par la Convention de l’OIT de 1930. En dépit du défaut de rémunération et de remboursement des frais, la Cour a conclu à l’absence de travail forcé, eu égard au temps de travail limité que le requérant avait dû accomplir, et elle n’a pas recherché si la notion d’« obligations civiques normales » s’étendait à des obligations pesant sur une catégorie donnée de citoyens, en fonction de la place qu’ils occupent ou du rôle qui leur incombe dans la communauté.

33. L’article 1 § 2 de la Charte sociale européenne prohibe également le travail forcé, dans la même mesure que l’article 4 de la Convention et l’article 2 de la Convention de l’OIT no 29 relative au travail forcé[97]. Elle le définit comme étant « une contrainte exercée pour obliger le travailleur à exécuter un travail contre son gré, et en dehors de son consentement librement exprimé[98] ». L’interdiction du travail forcé ou obligatoire édictée par la Charte peut être enfreinte, par exemple, par des sanctions pénales infligées aux marins qui cessent d’accomplir leurs tâches, lorsque ni la sécurité du vaisseau, ni la vie et la santé des personnes à bord ne sont en danger[99], par l’obligation imposée aux officiers de carrière ayant bénéficié de plusieurs périodes d’entraînement d’accomplir une durée de service obligatoire pouvant durer jusqu’à vingt-cinq ans[100], par le fait de ne les autoriser à demander l’interruption anticipée de leur contrat d’engagement qu’à la condition de rembourser à l’État au moins une partie du coût de leur formation et de leur entraînement[101], par une définition trop large des pouvoirs de mobilisation de la population civile en cas d’état d’urgence, entendu en l’occurrence comme « toute situation imprévue entraînant des troubles pour la vie économique et sociale du pays[102] », par la durée excessive du service alternatif au service militaire[103], par l’obligation faite aux prisonniers de travailler pour le compte d’entreprises privées sans leur consentement et dans des conditions très éloignées de celles d’une relation de travail normale[104], par l’obligation d’accomplir des heures de travail non rémunérées imposée aux fonctionnaires qui refusent de s’acquitter de leurs obligations professionnelles[105] et par l’« esclavage domestique[106] ».

34. L’article 19 de la Convention du Conseil de l’Europe de 2005 sur la lutte contre la traite des êtres humains impose l’obligation d’incriminer les actes définis à l’article 4, dont le contenu est calqué sur celui de l’article 3 du Protocole de Palerme[107]. L’infraction de traite des êtres humains est expressément qualifiée de violation des droits de l’homme et vaut pour toutes les formes de traite, tant nationale que transnationale, que la victime soit ou non entrée illégalement ou soit ou non en situation de séjour illégal dans le pays de transit ou de destination, et que cette infraction soit ou non liée à la criminalité organisée[108]. La Convention contient une disposition sur les sanctions à infliger en cas de circonstances aggravantes. Elle présente une autre particularité, celle d’imposer l’incrimination de l’utilisation, en connaissance de cause, des services d’une victime.

La convention anti-traite a été adoptée pour promouvoir une approche de la lutte contre la traite des êtres humains plus centrée sur les droits de l’homme et mettant davantage l’accent sur les spécificités de la traite des femmes et des enfants que le Protocole de Palerme, dans le but d’imposer aux États parties des obligations plus étendues en matière de prévention de la traite, de coopération interétatique et de protection des droits des victimes de la traite, les obligeant notamment à accorder à celles-ci un délai de rétablissement et de réflexion, à ne pas les sanctionner, et à leur octroyer des mesures de dédommagement et de réinsertion ainsi que des permis de séjour[109]. Elle met aussi en place un mécanisme de contrôle (le GRETA).

35. L’article 37 de la Convention du Conseil de l’Europe de 2011 sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique impose aux États parties l’obligation d’incriminer le fait de forcer intentionnellement une personne à contracter un mariage et le fait, lorsqu’il est commis intentionnellement, de tromper un adulte ou un enfant afin de l’emmener sur le territoire d’une Partie ou d’un État autre que celui où il réside, dans l’intention de le forcer à contracter un mariage[110]. L’approche suivie par la Convention du Conseil de l’Europe de 2014 contre le trafic d’organes humains diffère de celle du Protocole de Palerme en ce qu’elle porte sur le « trafic d’organes humains » et non sur la traite des êtres humains à des fins de prélèvement d’organes[111]. Parallèlement à ces deux instruments contraignants, le Comité des Ministres[112] et l’Assemblée parlementaire[113] du Conseil de l’Europe mettent l’accent sur l’esclavage domestique, le mariage forcé et les infractions liées à la traite des êtres humains, insistant sur la nécessité pour les États parties de réprimer les infractions en question dans leurs codes pénaux respectifs.

36. En totale cohérence avec ces normes, la Cour a souligné récemment l’importance vitale de la lutte contre le travail forcé et la traite à des fins de travail forcé. Dans l’arrêt qu’elle a rendu en l’affaire Siliadin[114], la Cour a conclu que l’article 4 de la Convention imposait aux États contractants l’obligation positive d’adopter des dispositions pénales sanctionnant les pratiques visées par cet article et de les appliquer concrètement[115]. L’article 4 a non seulement un effet vertical à l’égard des états parties, mais aussi un effet horizontal qui se déploie dans la sphère privée. La Cour a jugé que bien que la requérante ait été contrainte d’accomplir un travail forcé près de 15 heures par jour, sept jours par semaine, il ne n’apparaissait pas que celle-ci ait été tenue en esclavage « au sens propre, c’est-à-dire que les époux B. aient exercé sur elle, juridiquement, un véritable droit de propriété, la réduisant à l’état d’objet[116] ». En se prononçant ainsi, la Cour a donné de la Convention de 1926 contre l’esclavage une interprétation étroite car cet instrument ne circonscrit pas la notion d’esclavage au véritable « droit de propriété sur une personne » au sens juridique du terme, mais l’étend au contraire à la « condition » de fait de la personne qui est soumise à l’exercice d’un pouvoir analogue à la propriété. Elle a en revanche qualifié de servitude la privation d’autonomie individuelle subie par la requérante[117]. L’élément de dépendance résultait du fait que « la requérante, qui craignait d’être arrêtée par la police, n’était en tout état de cause autorisée à sortir que pour accompagner les enfants en classe et à leurs différentes activités. Elle ne disposait donc d’aucune liberté de mouvement et d’aucun temps libre[118] ».

37. Dans l’arrêt Rantsev[119], la Cour a conclu que la traite, au sens de l’article 3 a) du Protocole de Palerme et de l’article 4 a) de la convention anti-traite du Conseil de l’Europe, relevait en soi du champ d’application de l’article 4 de la Convention[120]. Elle a estimé que la définition de la traite des êtres humains établie par le droit international faisait partie intégrante du droit de la Convention.

38. Il convient de relever que la Cour a pris cette décision novatrice sans préciser lequel des paragraphes de l’article 4 était applicable à la traite des êtres humains, précision non dénuée d’importance sur le terrain de l’article 15 car celui-ci renvoie exclusivement au paragraphe 1 de l’article 4. Le silence de la Cour sur ce point ne se comprend pleinement qu’à l’aune d’une autre de ses conclusions – très audacieuse – selon laquelle « [l]’article 4 ne prévoit pas de restrictions, en quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives de la Convention, et d’après l’article 15 § 2 il ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation[121] ». Par cette interprétation progressiste et louable de la Convention, la Cour s’est refusée à établir une hiérarchie normative entre les paragraphes 1 et 2 de l’article 4, rejetant toute différence de régime entre ces deux dispositions dans les situations d’état d’urgence ou d’autres circonstances exceptionnelles. En se prononçant ainsi, la Cour a non seulement étendu la portée de l’interdiction posée par l’article 4 pour y inclure la traite des êtres humains, mais elle a aussi soumis cette nouvelle proscription au régime de l’article 15. Cette approche s’inspire, sans la citer, de l’interprétation novatrice de l’article 4 § 2 du PIDCP opérée par le CDH de l’ONU dans son observation générale no 29 à la lumière de la codification récente des crimes contre l’humanité dans le Statut de Rome[122]. La réduction en esclavage, y compris le travail forcé et la traite des personnes aux fins de travail forcé, figure parmi ces crimes.

39. S’appuyant sur le Protocole de Palerme et sur l’approche intégrée de lutte contre la traite mise en œuvre dans la convention anti-traite du Conseil de l’Europe, qui ne se borne pas à punir les trafiquants mais prévoit aussi des mesures de prévention de la traite et de protection des victimes, la Cour ne s’en est pas tenue à l’obligation d’incrimination en cause dans l’arrêt Siliadin. Dans l’arrêt Rantsev, elle s’est exprimée ainsi :

« Il ressort clairement des dispositions de ces deux instruments que les États contractants, parmi lesquels figurent tous les États membres du Conseil de l’Europe, ont estimé que seule une combinaison de mesures traitant les trois aspects du problème pouvait permettre de lutter efficacement contre la traite (...) La portée des obligations positives découlant de l’article 4 doit être envisagée dans le contexte plus large de cet engagement[123] ».

La Cour a précisé les obligations des États en matière de protection des victimes. L’article 4 peut imposer aux États l’obligation de prendre des mesures concrètes pour protéger les victimes avérées ou potentielles de la traite lorsqu’il est démontré, dans une affaire donnée, que les autorités de l’État avaient ou devaient avoir connaissance de « circonstances permettant de soupçonner raisonnablement qu’un individu était soumis, ou se trouvait en danger réel et immédiat de l’être, à la traite ou à l’exploitation » [124]. Toutefois, l’obligation de prendre des mesures concrètes doit être interprétée de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif[125].

Aux yeux de la Cour, l’article 4 impose aussi une obligation procédurale d’enquêter d’office sur les situations de traite potentielle[126]. Enfin, en vertu du Protocole de Palerme, les États membres sont également tenus de coopérer efficacement avec les autorités compétentes des autres États concernés dans l’enquête sur des faits survenus hors de leur territoire[127]. La Cour a souligné que cette obligation valait non seulement pour l’État de destination (Chypre en l’occurrence) et pour l’État d’origine (la Russie en l’espèce), mais aussi pour les États de transit. Pareille coopération, qui peut revêtir la forme d’accords bilatéraux ou multilatéraux, est particulièrement cruciale entre les pays exposés aux différentes phases de la chaîne de la traite[128].

40. En résumé, les États parties à la Convention ont l’obligation d’incriminer le travail forcé ou obligatoire et la traite des êtres humains. Aux fins de l’article 4 de la Convention, la notion de travaux ou de services forcés doit être interprétée, au sens de l’article 2 de la Convention de l’OIT de 1930, comme tout travail ou service exigé d’un individu sous la menace d’une peine quelconque et pour lequel ledit individu ne s’est pas offert de son plein gré ou dont il ne peut se libérer après son engagement. Cette notion comporte deux éléments de définition : la menace d’une peine exercée par l’employeur et l’absence de consentement du travailleur[129]. Elle ne pose aucune exigence en ce qui concerne la légalité, la durée ou la lourdeur du travail exigé. Elle s’étend donc au travail forcé en usine à titre permanent, occasionnel, temporaire, épisodique, accessoire, intermittent, irrégulier ou à temps partiel, ainsi qu’à la prostitution forcée, à la mendicité forcée, aux activités criminelles forcées, à l’enrôlement forcé dans un conflit armé, à la servitude rituelle ou coutumière, à l’utilisation forcée de femmes en tant que mères de substitution, à la grossesse forcée et à la conduite illicite de recherches biomédicales sur autrui. Les pratiques énumérées à l’article 4 § 3 de la Convention délimitent la notion conventionnelle de travail forcé ou obligatoire, et doivent donc être interprétées restrictivement, à la lumière de l’interdiction catégorique posée par l’article 1 de la Convention de 1957 sur l’abolition du travail forcé.

Le travail forcé et la traite aux fins de travail forcé sont à distinguer de l’esclavage, des institutions ou pratiques analogues à l’esclavage, et de la servitude. Le travail forcé n’est pas toujours assimilable à la traite, et celle-ci n’est pas toujours assimilable à l’esclavage. Ces deux amalgames doivent être évités comme étant des manifestations de ce qui a été qualifié de « galvaudage de l’exploitation[130] ». La traite se présentant comme une phase préparatoire à une exploitation à venir, elle est liée à chacune des trois pratiques prohibées par l’article 4. Mais la traite n’implique pas nécessairement une exploitation ultérieure et l’exploitation peut exister sans qu’il y ait eu traite au préalable.

La traite aux fins de travail forcé est prohibée par l’article 4 § 2 de la Convention en ce qu’elle s’analyse en une infraction préparatoire à cette pratique interdite. L’expulsion d’une personne vers un pays où elle risque d’être soumise au travail forcé ou d’être victime de la traite à des fins de travail forcé soulève une question sur le terrain de cette disposition. Aux fins de l’article 4 de la Convention, la traite des êtres humains doit être interprétée au sens de l’article 3 a) du Protocole de Palerme, de l’article 4 a) de la convention anti-traite du Conseil de l’Europe, et de l’article 2 de la Directive de l’Union européenne concernant la prévention de la traite des êtres humains et la lutte contre ce phénomène ainsi que la protection des victimes. L’existence d’un profit, d’un aspect commercial, d’un élément transnational ou transfrontalier ou d’un lien avec la criminalité organisée n’est pas un élément constitutif du travail forcé et de la traite.

Sur le terrain de l’article 4 de la Convention, la notion d’esclavage doit être interprétée au sens de l’article 1 de la Convention contre l’esclavage, c’est-à-dire comme la propriété de jure sur une personne ou l’exercice de facto des attributs de la propriété sur celle-ci. L’article 4 § 1 de la Convention interdit la traite à des fins d’esclavage (y compris la traite des esclaves). L’expulsion d’une personne vers un pays où elle risque d’être réduite en esclavage ou d’être victime de la traite à des fins d’esclavage soulève une question au regard de cette disposition[131].

Aux fins de l’article 4 de la Convention, la notion de servitude est à interpréter au sens de l’article 7 b) de la Convention supplémentaire de 1956 relative à l’abolition de l’esclavage, qui qualifie les victimes de « pratiques analogues à l’esclavage » (la servitude pour dettes, le servage, certaines formes de mariage servile, la vente et l’adoption d’enfants à des fins d’exploitation) de « personnes de condition servile ». Il ressort des notes interprétatives pour les travaux préparatoires au Protocole de Palerme, du rapport explicatif de la convention anti-traite du Conseil de l’Europe et de la Directive de l’UE 2011/36/EU que l’adoption illégale d’enfants à des fins d’exploitation, contre rémunération ou gratuitement, figure au nombre de ces pratiques. La traite des personnes aux fins de les placer en état de servitude (c’est-à-dire de leur faire subir une pratique analogue à l’esclavage) est interdite par l’article 4 § 1 de la Convention. L’expulsion d’une personne vers un pays où elle risque d’être placée en état de servitude ou d’être victime de la traite à cette fin soulève une question au regard de cette disposition.

En vertu de l’effet horizontal de la Convention, les États ont non seulement l’obligation d’incriminer le travail forcé et la traite aux fins de travail forcé, de traduire en justice les auteurs présumés de ces infractions et d’attribuer aux victimes un rôle actif dans les procédures pénales, mais aussi celle d’empêcher les particuliers de commettre pareilles infractions ou de récidiver. Cette obligation positive internationale reflète à l’évidence un principe de droit international coutumier, obligatoire pour tous les États, découlant d’une pratique générale, constante et consensuelle ainsi que de l’opinio juris déjà mentionnée, telle qu’elle se dégage notamment de la Déclaration de l’OIT de 1998 et des directives de 2011 ainsi que des autres instruments juridiques non contraignants précités. En outre, cette obligation revêt un caractère impératif. Il s’ensuit qu’aucune autre norme de droit international ou interne ne peut y déroger, comme la Cour l’a jugé dans l’arrêt Rantsev, comme l’affirme la CADH, et comme le reconnaît le CDH de l’ONU[132]. En conséquence, un État partie manque à ses obligations s’il ne réagit pas à une situation de travail forcé ou de traite des êtres humains à des fins de travail forcé. Le contenu des obligations positives mises à la charge des États par la Cour en matière de lutte contre l’exploitation dépasse le cadre de la traite des êtres humains puisque, à ses yeux, les autorités internes sont tenues de prendre des mesures raisonnables pour « soustraire la personne concernée à cette situation ou à ce risque » de traite ou d’exploitation et pour « éviter un risque de mauvais traitement[133] ».

Deuxième partie (§§ 41-59)

IV. Les obligations de l’État défendeur (§§ 41-52)

A. L’obligation internationale d’incriminer et de poursuivre le travail forcé (§§ 41-42)

41. L’article 104 du code pénal autrichien réprime le fait de traiter une personne en esclave et la traite des esclaves (Sklavenhandel). L’article 104a du même code incrimine la traite des êtres humains (Menschenhandel) à des fins d’exploitation[134], et l’article 106a le mariage forcé (Zwangsheirat). L’article 217 punit l’exploitation de la prostitution transnationale (Grenzüberschreitender Prostitutionshandel). Enfin, l’Autriche réprime le travail forcé des étrangers (Ausbeutung eines Fremden, article 116 de la loi sur la police des étrangers, Fremdenpolizeigesetz).

42. L’article 104 du code pénal s’applique aux pratiques analogues à l’esclavage (in eine sklavereiähnliche Lage), telles que la servitude et la servitude pour dette, tandis que les pratiques moins graves d’exploitation par le travail entrent dans le champ de l’article 104a[135].

43. L’article 116 de la loi sur la police des étrangers incrimine le fait d’exploiter un étranger dans l’intention de s’assurer un revenu régulier en profitant de la dépendance particulière de celui-ci due au fait qu’il réside illégalement en Autriche, qu’il n’a pas de permis de travail ou qu’il se trouve pour d’autres raisons dans un état de dépendance particulière[136]. La dépendance de la victime peut aussi résulter du fait que celle-ci ne peut user de la liberté de mouvement dont elle dispose parce qu’elle craint d’être identifiée par la police ou dénoncée à la police et d’être expulsée[137].

La notion d’exploitation n’est pas définie par le droit autrichien. Pis encore, l’exploitation n’est pas toujours incriminée[138]. L’article 104a 3) du code pénal établit une liste limitative des formes d’exploitation punissables, sans toutefois définir l’exploitation elle-même. L’exploitation de citoyens autrichiens, notamment par le travail forcé, n’est pas incriminée en soi.

B. L’obligation internationale d’incriminer et de poursuivre la traite des êtres humains (§§ 44-52)

44. L’article 104a, introduit dans le code pénal en 2004, incrimine la traite (Menschenhandel) en tant qu’infraction préparatoire (Vorbereitungsdelikt) au travail forcé et à d’autres formes d’exploitation[139]. Pour que cette pratique soit punissable, il n’est pas nécessaire qu’il y ait eu exploitation effective de la victime par le trafiquant ou par une autre personne[140], il suffit que le trafiquant ait agi dans l’intention d’exploiter la victime (Delikt mit überschiessender Innentendenz).

Cette disposition ayant pour objet de protéger le droit à la liberté, elle figure dans le troisième chapitre de la partie spéciale du code pénal (strafbaren Handlungen gegen die Freiheit)[141]. Elle s’applique tant à la traite nationale qu’à la traite internationale, que les victimes soient des citoyens autrichiens ou des ressortissants étrangers[142]. Le législateur autrichien présume que le recours à certains moyens illicites vicie le consentement et que celui-ci s’en trouve dès lors inopérant[143]. Au demeurant, cette infraction n’admet aucune excuse justificative[144].

45. Les éléments constitutifs de l’infraction réprimée par l’article 104a du code pénal (tel qu’en vigueur à l’époque pertinente) sont les suivants :

un actus reus : le fait de recruter la victime (anwerben[145]), de l’héberger beherbergen[146]), de l’accueillir (sonst aufnehmen[147]), de la transporter befördern)[148], de la proposer à autrui (anbieten[149]) ou de la mettre à sa disposition (oder einem anderen weitergibt[150]) ;

des moyens illicites : la tromperie (Täuschung über Tatsachen), l’abus d’autorité (Ausnützung einer Autoritätsstellung[151]), ou d’une situation de vulnérabilité (einer Zwangslage[152]), d’une maladie mentale (einer Geisteskrankheit) ou de toute autre incapacité de la personne concernée à se défendre (oder eines Zustands, der die Person wehrlos macht), l’intimidation, (Einschüchterung[153]), le fait d’accorder ou d’accepter un avantage en contrepartie de la mise à disposition de la personne concernée (Gewährung oder Annahme eines Vorteils für die Übergabe der Herrschaft über die Person[154]) ;

une mens rea générale : l’intention de recruter, d’héberger, d’accueillir, de transporter, de proposer la victime à autrui ou de la mettre à sa disposition ;

une mens rea spéciale (Delikt mit erweitertem Vorsatz) : un objectif d’exploitation de la personne concernée[155], notamment son exploitation sexuelle (sexuell), l’exploitation de ses organes (durch Organentnahme[156]) ou de son travail (in ihrer Arbeitskraft ausgebeutet werde[157]).

46. Dans son rapport de 2011 sur l’Autriche, le GRETA a formulé un certain nombre de recommandations en ce qui concerne la force dissuasive des peines prévues à l’article 104a du code pénal en l’absence de circonstances aggravantes et l’infraction de traite d’enfants âgés de 14 à 18 ans[158]. Il a également invité les autorités autrichiennes à « préciser les éléments potentiellement constitutifs de l’exploitation par le travail, par exemple en dressant une liste d’indicateurs à utiliser par les autorités compétentes pour détecter les cas de traite aux fins d’exploitation par le travail[159] ».

47. Le gouvernement autrichien a réagi en modifiant la disposition critiquée par une loi de 2013 portant réforme de la législation pénale[160]. La traite des adultes constitue désormais l’infraction de base (Grunddelikt), la traite des mineurs étant incriminée séparément dans une nouvelle infraction définie à l’article 104a 5). La peine sanctionnant l’infraction de base a été alourdie. Passible auparavant de trois ans d’emprisonnement au maximum, elle est dorénavant punie de six mois à cinq ans d’emprisonnement, et d’un an à dix ans en cas de circonstances aggravantes. La traite des mineurs est réprimée par une peine d’un an à dix ans d’emprisonnement, mais il n’existe pas de forme aggravée de cette infraction[161].

48. Deux nouvelles formes d’exploitation ont été introduites dans le code : l’exploitation de la mendicité[162] et l’exploitation des activités criminelles d’autrui[163]. La liste exhaustive des moyens illicites établie par l’article 104a 3) a été étendue, mais il y manque encore une référence plus large à d’autres formes de contrainte, notamment l’enlèvement. Le recours à la force et à l’intimidation (der Einsatz von Gewalt oder gefährlicher Drohung), qui était auparavant une circonstance aggravante de la traite, est désormais incriminé en tant que moyen illicite. En l’absence d’exploitation par l’un des moyens illicites spécifiés, l’infraction de traite n’est pas constituée[164].

49. Il demeure assez difficile d’établir une distinction entre l’article 104a du code pénal et l’article 116 de la loi sur la police des étrangers. Le fait que le trafiquant exploite lui-même la victime n’est pas une condition de mise en œuvre de l’article 104a. Mais, lorsque tel est le cas, les conditions d’application de ces deux dispositions se trouvent réunies et celles-ci ont toutes deux vocation à s’appliquer à l’auteur de l’infraction, quoique l’incertitude règne sur la question de la concurrence des peines applicables en pareille situation[165]. En ce qui concerne la relation entre les articles 104a et 217, lorsque les conditions prévues par ces deux articles sont simultanément réunies, ceux-ci s’appliquent de la manière suivante : l’article 217 § 1 s’applique parallèlement à l’article 104(a) § 1, l’article 217 § 2 s’applique au lieu de l’article 104(a) § 1, et l’article 104(a) § 4 s’applique parallèlement à l’article 217[166].

50. En résumé, il reste encore des réformes à entreprendre pour rendre la législation autrichienne conforme au droit international. Le travail forcé des citoyens autrichiens doit être incriminé et l’infraction de travail forcé des étrangers doit être élargie, sur le modèle du mariage forcé (Zwangsheirat)[167]. Du point de vue législatif, la solution consisterait à définir un élément constitutif (Tatbestand) commun au travail forcé des citoyens autrichiens et des ressortissants étrangers, conformément à la notion de travail forcé en droit international exposée ci-dessus, qui ne différencie pas les nationaux des étrangers. Eu égard au choix politique récent opéré en faveur d’une incrimination spéciale de l’exploitation par le Zwangsheirat, l’option consistant à incriminer l’exploitation de manière générale et autonome ne semble pas devoir être retenue.

51. L’élément objectif du crime de traite (objektiver Tatbestand) doit être précisé et affiné, tant sur le plan de certaines pratiques interdites que sur celui des moyens illicites, notamment l’exploitation d’une position d’autorité. L’interprétation dominante (officiellement approuvée par EBRV StRÄG 2004 et EBRV SexualStRÄG 2013) est trop étroite sur certains points.

52. Par exemple, l’exigence d’une « contrainte brutale et durable exercée sur les intérêts vitaux » réduit à l’excès le champ des fins d’exploitation que la traite peut poursuivre. La notion d’exploitation et le erweiterte Vorsatz de l’exploitation doivent être expressément dissociés de toute exigence de « pérennité » ou de « caractère prolongé » et de « brutalité » de la contrainte, et ne plus être subordonnés à la condition ambigüe selon laquelle celle-ci doit léser les intérêts « vitaux » de la victime. L’exploitation peut être épisodique, irrégulière et même de courte durée[168], ne pas être particulièrement « brutale » et ne pas affecter les intérêts « vitaux » de la victime[169]. Toute réforme de la législation pénale dans ce domaine doit tenir compte du fait que l’acceptation politique ou sociale de conditions de travail relevant de l’exploitation, particulièrement à l’égard des migrants, contibue à banaliser cette pratique[170], et que l’imprécision n’est pas la marque d’une loi de qualité, le principe fondamental de légalité exigeant une définition rigoureuse des infractions pénales.

V. Application de ce cadre juridique aux faits de l’espèce (§§ 53-59)

A. Les motifs de fond du classement sans suite (§§ 53-55)

53. Le tribunal régional (Landesgericht) de Vienne a confirmé le classement sans suite de l’affaire des requérantes, estimant que la période de trois jours passée à Vienne n’était pas suffisante pour que l’infraction de traite fût constituée et qu’il n’y avait pas de plainte ou de preuve de mauvais traitements. Toutefois, cette application du droit interne aux faits de la cause n’est pas conforme au droit international. En premier lieu, la répression de la traite n’exige nullement la preuve de l’existence de mauvais traitements. En second lieu, la répression de la traite ne dépend pas de la durée de la pratique constitutive de traite, et moins encore de la durée effective de l’exploitation qui en découle. Du point de vue du droit autrichien comme du droit international, il n’est même pas nécessaire qu’il y ait eu un début d’exploitation effective. Il est donc doublement inexact d’affirmer, comme l’a fait le tribunal régional, que « l’exploitation par le travail suppose des actes s’échelonnant sur un laps de temps supérieur » à trois jours[171].

54. Le dossier contient des indices clairs d’exploitation et de traite à des fins d’exploitation, tant sur le sol autrichien qu’à l’étranger, à savoir la confiscation des passeports et des téléphones mobiles des requérantes par leurs employeurs ainsi que la rétention et la réduction unilatérale de leurs salaires par ceux-ci, les conditions de travail insupportables et les horaires de travail excessifs qui leur ont été imposés, les humiliations, les violences verbales, les menaces de violence physique et les coups qu’elles se sont vu infliger[172]. Les faits qui se seraient produits à Vienne relèvent de l’hébergement (beherbergen) – en l’occurrence à l’hôtel – et de l’organisation du transport (befördern) des victimes. Les moyens illicites employés consistent, à tout le moins, en de l’intimidation (Einschüchterung), sans parler des violences verbales.

55. Les autorités autrichiennes n’ont fait aucun cas de la chaîne des événements qui se sont succédé aux Philippines, aux Emirats arabes unis ainsi qu’en Autriche et de la persistance des pratiques des employeurs des requérantes sur le sol autrichien. Elles n’ont tenu compte ni de la nature d’« infraction pénale continue » (Dauerdelikt) des faits dénoncés[173], ni du fait que la durée des pratiques répréhensibles en Autriche était nécessairement courte puisque les victimes et leurs employeurs étaient en voyage pour Londres, ne s’arrêtant à Vienne que pour quelques jours.

B. Les motifs procéduraux du classement sans suite (§§ 56-59)

56. Les autorités internes ont fondé leur décision de classement sans suite sur quatre motifs : leur défaut de compétence (keine Zuständigkeit der österreichischen Straverfolgungsbehörden) pour connaître du recrutement des requérantes aux Philippines et de l’exploitation dénoncée aux Emirats arabes unis, l’absence d’accord d’entraide judiciaire avec ce pays, la marge d’appréciation reconnue au parquet par l’article 210 du CPP et le principe de droit interne selon lequel aucune poursuite ne peut être engagée en l’absence de l’accusé (article 197 du CPP).

57. Si le défaut de compétence des juridictions autrichiennes pour connaître de faits survenus à l’étranger pouvait faire obstacle au déclenchement de poursuites devant elles au regard de l’ordre juridique autrichien[174], l’absence d’accord d’entraide judiciaire avec les Emirats arabes unis ne pouvait en soi empêcher l’engagement de poursuites sur la base de faits survenus en Autriche[175]. Lorsque les autorités du pays d’origine des victimes de la traite ou des trafiquants refusent ou ne sont pas en mesure de coopérer avec les autorités du pays de destination ou de transit, ces dernières disposent d’autres voies pour favoriser les enquêtes, les poursuites, un éventuel placement en détention des trafiquants présumés et leur traduction en justice. Elles peuvent en effet recourir aux instruments mis à leur disposition par EUROPOL, FRONTEX et INTERPOL pour lutter contre la traite des êtres humains, tels que les messages sur le trafic d’êtres humains et de migrants (HST), ou le système de diffusion de notices d’INTERPOL qui aurait pu donner lieu, le cas échéant, à l’émission d’une notice bleue ou rouge. Aucun de ces instruments n’a été employé par les autorités internes, alors pourtant qu’elles connaissaient l’identité des employeurs[176]. Les systèmes nationaux et internationaux de signalement auraient pu être déclenchés.

58. Enfin, le parquet n’avait aucune latitude s’agissant du déclenchement de poursuites pénales en Autriche, l’ordre juridique autrichien étant gouverné par le principe de la légalité des poursuites (selon lequel les poursuites sont obligatoires) consacré par l’article 210 du CPP, et non par le principe de l’opportunité des poursuites (selon lequel les poursuites sont laissées à l’appréciation discrétionnaire du parquet). Dès lors qu’il existe des indices suffisants d’infraction, le parquet doit déclencher des poursuites, sauf en ce qui concerne les infractions passibles de poursuites pénales privées, laissées à l’initiative de la victime. D’après le droit autrichien, la traite est une infraction passible de poursuites à la diligence du parquet, les procureurs ne disposant d’aucune marge d’appréciation pour poursuivre cette infraction[177].

59. Je ne vois pour ma part qu’un seul élément motivant une suspension des poursuites, mais un élément important : l’appel tardif des victimes aux autorités autrichiennes a empêché l’audition des employeurs et le déroulement normal des poursuites. En mars 2012, celles-ci auraient dû être suspendues – mais non abandonnées – en raison de l’absence prolongée des auteurs présumés des faits dénoncés. En tout état de cause, l’enquête peut être rouverte sur le fondement de l’article 197 du CPP, comme le précise le paragraphe 116 de l’arrêt.

VI. Conclusion (§§ 60-61)

60. à l’instar de la lutte contre l’esclavage et de la traite des esclaves au début du XXème siècle, la lutte contre le travail forcé et la traite à des fins de travail forcé constitue depuis le tournant du siècle une priorité du droit international des droits de l’homme. Si l’Autriche a fait des progrès considérables dans ce domaine, particulièrement en matière d’assistance sociale aux victimes, le cadre pénal autrichien demeure lacunaire en dépit de la réforme de 2013. La présente affaire pourrait – et devrait – donner une nouvelle impulsion au travail de réforme législative.

61. Les requérantes se disaient victimes de travail forcé en Autriche et à l’étranger, et de traite des êtres humains sur le territoire autrichien à des fins de travail forcé. Bien qu’ayant rejeté les allégations des intéressées à cet égard, les autorités autrichiennes leur ont prêté assistance comme si elles avaient effectivement été victimes de la traite. Ce paradoxe illustre parfaitement les forces et les faiblesses du système autrichien : efficace pour protéger les victimes, il ne l’est pas pour punir les trafiquants[178]. En dernière analyse, les autorités nationales ont en l’espèce manqué à leur devoir de mener une enquête approfondie sur les faits dénoncés et d’en traduire les auteurs en justice. Toutefois, les requérantes sont largement responsables de ce manquement, car elles ont tardé à faire appel aux autorités. À ce moment-là, et compte tenu des circonstances de la cause, il n’y avait rien d’autre à faire que de déclencher les dispositifs d’alerte internes et internationaux. C’est pour cette raison que j’ai en définitive voté pour un constat de non-violation.

* * *

[1]. La présente opinion n’aborde pas la question spécifique de la prostitution forcée et de la traite à des fins de prostitution forcée. Sur cette question, voir la Convention internationale de 1904 sur la traite des blanches (révisée en 1910) et son Protocole de 1949, le Traité international de 1921 relatif à la répression de la traite des femmes et des enfants et son Protocole de 1947, la Convention internationale de 1933 pour la répression de la traite des femmes majeures, la Convention de 1949 pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui, la Convention de l’ONU de 1979 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (article 6) et la Convention de 2002 sur la prévention et l’élimination de la traite des femmes et des enfants aux fins de prostitution, adoptée par l’Association sud-asiatique de coopération régionale.

[2]. Voir le Rapport mondial 2014 de l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) sur la traite des personnes (p. 12), le rapport de la Rapporteuse spéciale Urmila Bhoola sur les formes contemporaines d’esclavage, y compris leurs causes et leurs conséquences (8 juillet 2015, A/HRC/30/35), et le rapport de l’OIT « Estimation mondiale sur le travail forcé : Résultats et méthodologie » (2012).

[3]. Signée à Genève le 25 septembre 1926, la Convention relative à l’esclavage est entrée en vigueur le 9 mars 1927. Elle a été amendée par un Protocole du 7 décembre 1953, entré en vigueur le 7 juillet 1955. Elle compte 99 États parties.

[4]. La Convention supplémentaire relative à l’abolition de l’esclavage, de la traite des esclaves et des institutions et pratiques analogues à l’esclavage a été adoptée par une conférence de plénipotentiaires réunie à Genève le 7 septembre 1956 en application des dispositions de la Résolution 608(XXI) du Conseil économique et social en date du 30 avril 1956. Entrée en vigueur le 30 avril 1957, elle compte 123 États parties, dont l’Autriche (7 octobre 1963).

[5]. Adoptée à Genève lors de la 14ème session de la Conférence de l’OIT (28 juin 1930), la Convention de l’OIT n° 29 est entrée en vigueur le 1er mai 1932. Elle a été ratifiée par 139 États, dont l’Autriche (7 juin 1960). Un Protocole à la Convention sur le travail forcé adopté à Genève, à la 103ème session de la Conférence de l’OIT (11 juin 2014), est entré en vigueur le 9 novembre 2016. Il a été ratifié par dix États. Voir également la Recommandation sur le travail forcé (mesures complémentaires), 11 juin 2014 (n° 203).

[6]. Adoptée à Genève lors de la 40ème session de la Conférence de l’OIT (25 juin 1957), la Convention de l’OIT n° 105 est entrée en vigueur le 17 janvier 1959. Elle a été ratifiée par 175 États, dont l’Autriche (5 mars 1958).

[7]. Ouverte à la signature le 29 avril 1958, la Convention sur la haute mer est entrée en vigueur le 30 septembre 1962. Elle compte 63 États parties, dont l’Autriche (10 janvier 1974).

[8]. Adoptée à San José (Costa Rica) le 22 novembre 1969, la Convention américaine est entrée en vigueur le 18 juillet 1978. Elle a été ratifiée par 25 États, dont deux l’ont dénoncée par la suite.

[9]. Adopté à Genève le 8 juin 1977 par la Conférence diplomatique sur la réaffirmation et le développement du droit international humanitaire applicable dans les conflits armés, ce Protocole est entré en vigueur le 7 décembre 1978. Il a été ratifié par 168 États, dont l’Autriche (13 août 1982).

[10]. Adoptée à Nairobi (Kénya) en juin 1981 par la 18ème Conférence des chefs d’État et de gouvernement de l’Organisation de l’unité africaine, la Charte est entrée en vigueur le 21 octobre 1986. Elle a été ratifiée par 54 États.

[11]. Adoptée par la troisième Conférence des Nations unies sur le droit de la mer et ouverte à la signature à Montego Bay (Jamaïque) le 10 décembre 1982, la Convention sur le droit de la mer est entrée en vigueur le 16 novembre 1994. Elle compte 166 États parties, dont l’Autriche (14 juillet 1995).

[12]. Adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 20 novembre 1989, la CDE est entrée en vigueur le 2 septembre 1990. Elle compte 196 États parties, dont l’Autriche (6 août 1992).

[13]. Adoptée le 18 décembre 1990 par la Résolution 45/158 de l’Assemblée générale, la CIPDTM est entrée en vigueur le 1er juillet 2003. Elle compte 49 États parties.

[14]. Adoptée le 11 juillet 1990, cette charte est entrée en vigueur le 29 novembre 1999. Elle compte 47 États parties.

[15]. Adoptée le 18 mars 1994 à Mexico, D.F. (Mexique), lors de la cinquième Conférence spécialisée interaméricaine de droit international privé, la Convention interaméricaine sur le trafic international des mineurs est entrée en vigueur le 8 août 1997. Elle compte 15 États parties.

[16]. Adoptée le 26 mai 1995, la Convention de la CEI a été ratifiée par le Belarus, le Kirghizstan, la Fédération de Russie et le Tadjikistan. Elle est entrée en vigueur le 11 août 1998.

[17]. Adopté lors d’une conférence diplomatique le 17 juillet 1998 à Rome, il est entré en vigueur le 1er juillet 2002. Il compte 124 États parties, dont l’Autriche (28 décembre 2000).

[18]. Adoptée à Genève lors de la 87ème session de la Conférence de l’OIT (17 juin 1999), la Convention de l’OIT n° 182 est entrée en vigueur le 19 novembre 2000. Elle a été ratifiée par 180 États, dont l’Autriche (4 décembre 2001).

[19]. Adopté par la Résolution A/RES/55/25 du 15 novembre 2000, ce Protocole est entré en vigueur le 25 décembre 2003. Il compte 170 États parties, dont l’Autriche (15 septembre 2005).

[20]. Adopté par l’Assemblée générale des Nations unies le 25 mars 2000, ce Protocole est entré en vigueur le 18 janvier 2002. Il compte 173 États parties, dont l’Autriche (6 mai 2004).

[21]. Proclamée lors du Conseil européen de Nice le 7 décembre 2000, la Charte était alors dépourvue de force juridique obligatoire. Avec l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne le 1er décembre 2009, elle est devenue juridiquement contraignante pour les institutions de l’UE et pour les gouvernements nationaux, y compris le gouvernement autrichien.

[22]. Adoptée le 22 mai 2004, la deuxième version (actualisée) de la Charte arabe est entrée en vigueur le 15 mars 2008. Elle compte 12 États parties. Il s’agit d’une version révisée de la première charte, adoptée le 15 septembre 1994.

[23]. STE n° 197. Adoptée par le Comité des Ministres (CM) du Conseil de l’Europe le 3 mai 2005, elle est entrée en vigueur le 1er février 2008. Elle compte 46 États parties, dont l’Autriche.

[24]. Adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 13 décembre 2006, la CDPH est entrée en vigueur le 3 mai 2008. Elle compte 172 États parties.

[25]. Adoptée le 23 octobre 2009, la Convention de l’Union africaine est entrée en vigueur le 6 décembre 2012. Elle a été ratifiée par 25 États.

[26]. Adoptée à Genève lors de la 100ème session de la Conférence de l’OIT (16 juin 2011), la Convention de l’OIT n° 189 est entrée en vigueur le 5 septembre 2013. Elle a été ratifiée par 23 États.

[27]. Adoptée à Kuala Lumpur le 21 novembre 2015, la Convention de l’ASEAN n’est pas encore entrée en vigueur. Voir également la Déclaration de l’ASEAN de 2004 contre la traite des êtres humains, en particulier des femmes et des enfants, et « Ripostes de la justice pénale à la traite des personnes : directives à l'usage des praticiens de l'ASEAN » (2007).

[28]. Voir « ILO, Forced Labour: Forced Labour; Report and Draft Questionnaire, Item III on the Agenda, International Labour Conference, 12th Session, 1929 (Geneva) », cité dans « Forced Labour: A Selective ILO Bibliography 1919 – 2005 ».

[29]. Ces attributs ne sont pas définis, mais voir « L’esclavage, la traite des esclaves et les autres formes de servitude », Nations unies, Conseil économique et social, Rapport du Secrétaire général, 27 janvier 1953, E/2357, p. 28.

[30]. Ni la DUDH ni le PIDCP ne définissent cette nouvelle notion de servitude. La loi type de l’ONUDC contre la traite des personnes (2009) en propose la définition suivante (p. 20) : « le terme « servitude » s’entend des conditions de travail et/ou de l’obligation de travailler ou de prêter des services auxquelles une personne ne peut échapper et qu’elle ne peut changer ». Voir Jean Allain, « Slavery in International Law of Human Exploitation and Trafficking », Leiden, 2013, pp. 143-202.

[31]. Jean Allain, précité, p. 251.

[32]. La formule curieuse employée dans l’article 1, selon laquelle ces pratiques doivent être abolies « qu'elles rentrent ou non dans la définition de l'esclavage qui figure à l'article premier de la Convention relative à l'esclavage », laisse planer le doute quant à l’intention des rédacteurs de ladite convention d’englober dans la notion d’esclavage les quatre pratiques mentionnées dans la convention supplémentaire.

[33]. Loi type de l’ONUDC, précitée, p. 14 : « l’expression « servitude pour dettes » désigne le système par lequel une personne est tenue en servitude en étant placée dans une situation où il lui est impossible de rembourser ses dettes réelles, imposées ou imaginaires ».

[34]. Voir Allain, précité, pp. 146 et 160, et Gallagher, « The International Law on Human Trafficking », Cambridge, 2010, pp. 181 et 182.

[35]. L’article 11 de la CIPDTM reproduit cette disposition du PIDCP en ce qui concerne les travailleurs migrants et les membres de leur famille.

[36]. Bossuyt, « Guide to the Travaux préparatoires of the International Covenant on Civil and Political Rights », Dordrecht, 1987, p. 164.

[37]. Voir Dieter Wolf c. Panama, Communication n° 289/1988, Comité des droits de l’homme des Nations unies (CDH), 8 avril 1992 (CCPR/C/44/D/289/1988).

[38]. Voir Frédéric Foin (représenté par François Roux, avocat en France) c. France, Communication n° 666/1995, CDH, 9 novembre 1999 (CCPR/C/67/D/666/1995).

[39]. L’article 13 de la Convention sur la haute mer et l’article 99 de la Convention sur le droit de la mer interdisent également le transport d’esclaves.

[40]. CDH, Observation générale n° 29, états d’urgence (article 4), CCPR/C/21/Rev.1/Add.11 (2001), paras. 11-12.

[41]. Voir également, en ce qui concerne l’UNICEF, les Lignes directrices pour la protection des droits des enfants victimes de la traite (2006), le Guide de référence pour la protection des droits des enfants victimes de la traite en Europe (2006) et les Lignes directrices pour la protection des droits des enfants victimes de la traite en Europe du sud-est (2003).

[42]. Voir ONUDC, « The Concept of “Exploitation” in the Trafficking in Persons Protocol », 2015, p. 112.

[43]. Le rapport de la Commission d’enquête de l’OIT sur le travail forcé au Myanmar (2 juillet 1978) a expressément confirmé le caractère impératif de l’interdiction du travail forcé (para. 203).

[44]. L’OIT a déclaré que la Convention sur le travail forcé couvrait la traite, à l’exception du prélèvement d’organes (OIT, Profits et pauvreté : la dimension énonomique du travail forcé, pp. 3-4, et ONUDC, « The concept of exploitation », précité, p.32).

[45]. Loi type de l’ONUDC, précitée, p. 16 : « La menace d’une peine peut revêtir les formes les plus diverses : (menace de) violence ou contrainte physique, (menace de) violence envers la victime ou sa famille, menace de dénonciation à la police ou aux services d’immigration lorsque la victime est dans une situation illégale en matière d’emploi ou de résidence, menace de dénonciation aux notables de leur village ou aux membres de leur famille dans le cas de jeunes filles ou de femmes contraintes de se prostituer, (menace de) confiscation des documents de voyage ou d’identité, prélèvement d’une partie du salaire pour le remboursement des dettes, non-paiement du salaire, ou perte de salaire accompagnée d’une menace de licenciement si le travailleur refuse de travailler davantage que prévu par les dispositions de son contrat ou de la législation nationale (OIT, Rapport global 2005, pp. 5 et 6, OIT, « Éradiquer le travail forcé », Conférence internationale du travail, 2007, p. 20) ». Dans l’affaire C.N. et V. c. France (n° 67724/09, §§ 77-78, 11 octobre 2012), la Cour a examiné la menace d’une peine en tant qu’élément constitutif du travail forcé en renvoyant à un rapport global de l’OIT de 2009 intitulé « Le coût de la coercition » (paras. 24-25).

[46]. Voir la loi type de l’ONUDC, précitée, pp. 16 et 35, et le rapport de l’OIT intitulé « éradiquer le travail forcé », Conférence internationale du travail, 2007, p.40. La servitude rituelle ou coutumière désigne les « pratiques religieuses ou culturelles de nature abusive ou relevant de l’exploitation qui déshumanisent, rabaissent ou causent un préjudice physique ou psychologique ».

[47]. Jean Allain, précité, p. 254.

[48]. Voir OIT, « Hard to See: Harder to Count: Survey Guidelines to Estimate Forced Labour of Adults and Children » (2011, ci-après « les directives de l’OIT »), « Eliminating the Worst Forms of Child Labour under Time-Bound Programmes: Guidelines for Strengthening Legislation, Enforcement and Overall Legal Framework » (2003), et OIT et UIP : « Éradiquer les pires formes de travail des enfants : Guide pour la mise en oeuvre de la convention n° 182 de l'OIT », (2002).

[49]. Voir OIT, « Operational indicators of trafficking in human beings: Results from a Delphi survey implemented by the ILO and the European Commission » (2009), « Une alliance mondiale contre le travail forcé : rapport global en vertu du suivi de la Déclaration de l'OIT relative aux principes et droits fondamentaux au travail » (2005), et « Human Trafficking and Forced Labour Exploitation: Guidelines for Legislators and Law Enforcement » (2004). La pratique des États suit ces indicacteurs (ONUDC, « The concept of “exploitation” », précité, p. 109). La Cour a renvoyé aux indicateurs de l’OIT dans l’affaire C.N. c. Royaume-Uni, (n° 4239/08, § 35, 13 novembre 2012).

[50]. Directives de l’OIT, précitées, p. 23. Comme l’a observé l’OIT dans ses directives,[traduction du greffe] : « (…) prise isolément, l’obligation de conserver un emploi faute d’emploi de remplacement ne peut passer pour une situation de travail forcé ; cependant, s’il est établi que l’employeur tire délibérement profit de cette situation (et de l’extrême vulnérabilité qui en découle) pour imposer des conditions de travail plus rigoureuses que celles normalement applicables, cette pratique peut être qualifiée de travail forcé » (OIT, « Hard to See », précité, p. 16).

[51]. Directives de l’OIT, précitées, p. 61.

[52]. Directives de l’OIT, précitées, p. 63.

[53]. Jugement du 3 novembre 1947, in « Trials of War Criminals Before the Nuremberg Military Tribunals Under Control Council Law n° 10 », Vol. V, p.969.

[54]. La règle n° 95 de la Croix-rouge sur le travail forcé dispose que « le travail forcé non rémunéré ou abusif est interdit », étant entendu que, selon la pratique des États, cette règle constitue une norme de droit international coutumier applicable dans les conflits armés tant internationaux que non internationaux (Henckaerts et Doswald-Beck, Droit international humanitaire coutumier, Volume I : Règles, Cambridge, 2005, pp. 330-334). Voir également les articles 29-32 de la Convention de Genève de 1929, les articles 49-68 de la troisième Convention de Genève de 1949 et les articles 40, 51 et 95 de la quatrième Convention de Genève de 1949.

[55]. Voir également l’article 2 c) du Statut du Tribunal spécial pour la Sierra Leone (2002).

[56]. Voir Kunarac et al. (IT-96-23&23/1), jugement de la Chambre de première instance du 22 février 2001, §§ 539-542. La Chambre d’appel a confirmé ce raisonnement aux paragraphes 117-124 de son arrêt du 12 juin 2002. Il convient de relever que la Chambre d’appel a observé que « la durée de la réduction en esclavage n’est pas un élément constitutif de ce crime ». Les conclusions du procès Kunarac ont été reprises dans le jugement rendu le 20 juin 2007 par la Chambre de première instance du Tribunal spécial pour la Sierra Leone dans l’affaire Brima et als. (SCSL-2004-16-T, paras. 739-749).

[57]. Bien qu’il ait été devancé par le rapport de la Rapporteuse spéciale chargée de la question de la violence contre les femmes, y compris ses causes et ses conséquences, qui a donné de la traite une définition très proche subordonnant cette qualification à l’existence d’un transport forcé de la victime à des fins de pratiques analogues à l’esclavage ou au travail forcé (E/CN.4/2000/68, 29 février 2000, paras. 10-17).

[58]. Voir la loi type de l’ONUDC, précitée, qui s’est inspirée de la loi type du département américain pour lutter contre la traite des personnes (2003), les guides législatifs de l’ONUDC pour l’application de la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée et des Protocoles s’y rapportant (2004), le référentiel d’aide à la lutte contre la traite de l’ONUDC (2008), le référentiel d’évaluation des besoins concernant l’action de la justice pénale contre la traite des êtres humains de l’ONUDC, le cadre d’action international pour la mise en oeuvre du Protocole relatif à la traite des personnes de l’ONUDC (2009), les études thématiques de l’ONUDC « Abuse of a Position of Vulnerability and other “Means” Within the Definition of Trafficking in Persons » (2012) et « Le rôle du consentement dans le Protocole relatif à la traite des personnes » (2014), ainsi que « The Concept of “Exploitation” », précité. Voir également, les Principes et directives concernant les droits de l’homme et la traite des êtres humains (Bureau du Haut Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, E/2002/68/Add.1), et les Principes fondamentaux des Nations unies concernant le droit à un recours effectif pour les victimes de la traite des êtres humains.

[59]. Selon les travaux préparatoires, « [l]’expression « au minimum » permettra aux États parties de criminaliser d’autres infractions que celles énumérées dans cette définition. Elle permettra également de viser d’autres formes d’exploitation (par exemple des formes d’exploitation dont on n’avait pas encore connaissance) » (ONUDC, Travaux Préparatoires des négociations en vue de l’élaboration de la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée et des Protocoles s’y rapportant (2006), p. 358, note 22). « Le caractère non exhaustif de la définition donnée par le Protocole se manifeste de deux manières, à savoir i) par l’emploi de l’expression « au minimum », et ii) par l’absence de définition de notions qui ne sont pas autrement définies par le droit international » (ONUDC, « The Concept of “Exploitation” », précité, p. 8, traduction du greffe).

[60]. Selon l’ONUDC, l’inclusion de la notion de services permet d’étendre l’interdiction à des activités illicites ou non réglementées qui ne relèvent pas de la notion de travail dans les états parties (« The Concept of “Exploitation” », précité, p. 31). Le paragraphe 92 du Rapport explicatif de la convention anti-traite du Conseil de l'Europe ne traite pas directement cette question, relevant seulement qu’il n’y a pas lieu d’établir une distinction entre les notions de « travail forcé » et de « services forcés ».

[61]. Selon les notes interprétatives pour les travaux préparatoires au Protocole de Palerme (A/55/383/Add.1, 3 novembre 2000, para. 66), l’adoption illégale entre également dans le champ d’application du Protocole. Le rapport explicatif de la convention anti-traite du Conseil de l'Europe reprend cette solution (para. 94).

[62]. La mention figurant dans les guides législatifs de l’ONUDC pour l’application de la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée et des Protocoles s’y rapportant, selon laquelle « le prélèvement d’organes sur des enfants pour des raisons médicales ou thérapeutiques légitimes ne devrait pas être considéré comme un élément de traite si un parent ou un représentant légal y a valablement consenti » est équivoque en ce qu’elle pourrait être interprétée comme impliquant l’application d’une règle différente en cas de prélèvement consenti d’organes sur des adultes pour des « raisons médicales ou thérapeutiques légitimes ». Il n’en va évidemment pas ainsi, le critère de la justitification thérapeutique s’appliquant aux enfants comme aux adultes.

[63]. Voir l’article 3 du Protocole de l’ONU contre le traffic illicite de migrants par terre, air et mer, et Gallagher et David, « The International Law on Migrant Smuggling » (Cambridge, 2014).

[64]. Les résultats du contrôle exercé par le département d’État américain sur l’exécution, par les états, des obligations que leur impose le Protocole de Palerme font l’objet d’un rapport annuel sur la traite des personnes.

[65]. Loi type de l’ONUDC, précitée, p. 11 : « le terme « contrainte » s’entend du recours ou de la menace de recours à la force, et de certaines formes psychologiques ou non violentes de recours ou de menace de recours à la force, y compris, mais pas uniquement : i) Les menaces de préjudice ou de contrainte physique contre une personne ; ii) Tout stratagème, plan ou manoeuvre visant à convaincre une personne que, si elle n’accomplit pas un acte donné, il en découlera un préjudice grave ou une contrainte physique ; iii) Toute pratique abusive ou toute menace en rapport avec le statut juridique d’une personne ; iv) Les pressions psychologiques. »

[66]. Loi type de l’ONUDC, précitée, p. 12 : « [l]a fraude ou la tromperie peuvent porter sur la nature du travail ou des services que la victime de la traite fournira (par exemple, une personne se voit promettre un travail d’employé de maison mais est forcée de se prostituer), sur les conditions dans lesquelles la victime sera forcée de fournir ce travail ou ces services (par exemple, une personne se voit promettre un travail régulier et un titre de séjour, un salaire approprié et des conditions de travail normales mais ne reçoit par la suite aucun salaire, est forcée de travailler de longues journées, est privée de ses documents de voyage ou d’identité, n’a aucune liberté de mouvement et/ou est menacée de représailles si elle tente de s’échapper), ou sur les deux. »

[67]. Au paragraphe 63 des notes interprétatives pour les travaux préparatoires au Protocole, précitées, la « situation de vulnérabilité » est définie comme suit : « toute situation dans laquelle la personne concernée n’a pas d’autre choix réel ni acceptable que de se soumettre ». La Directive de l’UE 2011/36/UE et le rapport explicatif de la convention anti-traite du Conseil de l’Europe (para. 83) suivent cette formulation. En revanche, la définition retenue par la loi type de l’ONUDC (précitée, p. 10) est quelque peu différente : « toute situation dans laquelle la personne concernée estime qu’elle n’a pas d’autre choix réel ni acceptable que de se soumettre ». Voir également les directives de l’OIT « Hard to See, Harder to Count: Survey Guidelines to Estimate Forced Labour of Adults and Children » (précitées, p. 16), et l’article 8 b) de la loi type arabe contre la traite des personnes. Il semble que la notion de vulnérabilité recouvre à la fois des caractéristiques innées de la victime ou acquises par elle et la situation particulière – telle que l’extrême pauvreté – dans laquelle elle se trouve.

[68]. Le Manuel de lutte contre la traite des êtres humains à l’usage des praticiens de la justice pénale (2009) de l’ONUDC, Module 1, p. 6, indique que les pays restent libres de permettre que la norme de mens rea soit fixée à un degré moindre que l’intention directe, et qu’elle englobe aussi l’aveuglement délibéré.

[69]. Article 32 § 1 du Statut de Rome.

[70]. Articles 32 § 2 et 33 § 2 du Statut de Rome. Voir les guides législatifs de l’ONUDC, précités, p. 296 : « (l]es rédacteurs devraient noter que l’élément intentionnel ne vise que le comportement ou l’acte constitutif de chaque infraction pénale et ne saurait servir de motif d’exonération de la responsabilité, en particulier en cas d’ignorance de la loi instituant l’infraction ».

[71]. Voir les guides législatifs de l’ONUDC, précités, p. 287, et le rapport explicatif de la convention anti-traite du Conseil de l’Europe (para. 249). Voir aussi, en ce qui concerne d’autres obligations importantes en matière de droit pénal découlant du Protocole de Palerme, Gallagher, précité, pp. 80 et 81.

[72]. Voir les guides législatifs de l’ONUDC, précités, p. 287 : « [l]’infraction définie à l’article 3 du Protocole est constituée à un stade très précoce. Il n’est pas nécessaire qu’il y ait exploitation ».

[73]. En outre, il incombe aux états de prendre des mesures de prévention et de coopération. Seuls trois articles définissent le statut et les droits des victimes de la traite, mais en des termes ambitieux.

[74]. Voir les guides législatifs de l’ONUDC, précités, p. 277 (« [d]ans le cas de la traite des personnes, les infractions au regard du droit interne doivent être constituées même dans les cas où il n’y a pas d’élément de transnationalité ni de participation d’un groupe criminel organisé »), et p. 295.

[75]. Loi type de l’ONUDC, précitée, p. 44. Voir aussi The Miami Declaration of Principles on Human Trafficking (10 février 2005), 1 Intercultural Human Rights L. Rev. 11 (2006).

[76]. Voir l’arrêt rendu par la Cour interaméricaine des droits de l’homme dans l’affaire des Massacres d'Ituango c. Colombie (série C n° 148, 1er juillet 2006, paras. 154-168), où a été appliqué le critère énoncé dans l’article 2 § 1 de la Convention de l’OIT n° 29, et Commission interaméricaine des droits de l’homme, « Captive Communities: Situation of the Guaraní Indigenous People and Contemporary Forms of Slavery in the Bolivian Chaco », (OEA/SER.L/v/ii, Doc. 58, 24 décembre 2009, p. 27), qui s’appuie en substance sur le même critère.

[77]. Voir Malawi African Association et autres c. Mauritanie, Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (communications nos 54/91, 61/91, 98/93, 164/97 à 196/97 et 210/98, 2000, para. 135), où une violation de l’article 5 de la Charte a été constatée en raison de pratiques analogues à l’esclavage. La Commission a souligné qu’un travail sans compensation s’analysait en une violation du droit au respect de la dignité inhérente à la personne humaine.

[78]. CEDEAO, Cour de justice, Dame Hadijatou Mani Koraou c. la République du Niger (ECW/CCJ/JUD/06/08, 27 octobre 2008, para. 81).

[79]. Le Conseil des ministres arabes de la Justice et le Conseil des ministres arabes de l'Intérieur avaient déjà adopté, en 2005 et 2006 respectivement, la loi type arabe contre la traite (loi type sur la lutte contre la traite des êtres humains), qui suit la définition de la traite figurant dans le Protocole de Palerme.

[80]. Les États membres de la CEI sont l’Azerbaïdjan, l’Arménie, le Belarus, le Kazakhstan, le Kirghizstan, la Moldova, la Russie, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan. Le Turkménistan et l’Ukraine sont membres associés.

[81]. Les actes de la table ronde ont été publiés et peuvent être consultés sur internet.

[82]. En Asie, la lutte contre la traite était centrée jusqu’à récemment sur la traite aux fins de prostitution forcée (voir la Convention de la SAARC sur la prévention et l’élimination de la traite des femmes et des enfants aux fins de prostitution et le guide publié par la Commission économique et sociale des Nations unies pour l'Asie et le Pacifique, intitulé « Combating Human Trafficking in Asia: A Resource Guide to International and Legal Instruments, Political Commitments and Recommended Practices »). Comme nous l’avons déjà indiqué, cette question est étrangère à l’objet de la présente opinion.

[83]. L’OSCE compte 57 États participants en Europe, en Asie centrale et en Amérique du Nord.

[84]. Acte du Conseil du 26 juillet 1995 portant établissement de la convention portant création d’un [Office européen de police](http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/AUTO/?uri=celex:31995F1127%2801%29).

[85]. Selon les explications relatives au texte de la Charte données par le Praesidium à la Convention, « [l]e droit inscrit à l'article 5, paragraphes 1 et 2, correspond à l'article 4, paragraphes 1 et 2, au libellé analogue, de la CEDH. Il a donc le même sens et la même portée que ce dernier article, conformément à l'article 52, paragraphe 3, de la Charte. Il en résulte qu’[aucune]limitation ne peut affecter de manière légitime le droit prévu au paragraphe 1 ». Voir aussi le « Commentary of the Charter » (2006) du Réseau UE d’experts indépendants en matière de droits fondamentaux : [traduction du greffe] « [c]ontrairement à l’esclavage et à la servitude, qui sont des situations continues, le travail forcé peut être occasionnel ou revêtir un caractère plus temporaire ».

[86]. [Décision-cadre](http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/AUTO/?uri=uriserv:l33137) 2002/629/JAI du 19 juillet 2002 relative à la lutte contre la traite des êtres humains, suivie du [Plan de l’UE](http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/AUTO/?uri=celex:52005XG1209%2801%29) de 2005 concernant les meilleures pratiques, normes et procédures pour prévenir et combattre la traite des êtres humains et du manuel d’évaluation intitulé « Mesurer les réponses à la traite des êtres humains dans l'Union européenne » (2007), Direction générale Justice, Liberté et Sécurité de la CE. La Conférence européenne sur la prévention et la lutte contre la traite des êtres humains - Un défi mondial pour le XXIe siècle a abouti à la Déclaration de Bruxelles sur la prévention et la lutte contre la traite des êtres humains (29 novembre 2002, 14981/02).

[87]. Directive 2004/81/CE du Conseil du 29 avril 2004 relative au titre de séjour délivré aux ressortissants de pays tiers qui sont victimes de la traite des êtres humains ou ont fait l'objet d'une aide à l'immigration clandestine et qui coopèrent avec les autorités compétentes.

[88]. Directive 2009/52/CE du Parlement européen et du Conseil du 18 juin 2009 prévoyant des normes minimales concernant les sanctions et les mesures à l’encontre des employeurs de ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier.

[89]. Voir aussi la Résolution du Parlement européen du 17 janvier 2006 sur des stratégies de prévention de la traite des femmes et des enfants vulnérables à l’exploitation sexuelle, et la Recommandation du Parlement européen à l'intention du Conseil sur la lutte contre la traite des êtres humains - approche intégrée et proposition en vue d'un plan d'action (2006/2078(INI)).

[90]. Directive 2011/36/UE du Parlement européen et du Conseil du 5 avril 2011 concernant la prévention de la traite des êtres humains et la lutte contre ce phénomène ainsi que la protection des victimes et remplaçant la décision-cadre 2002/629/JAI du Conseil. Voir aussi le très utile « Joint UN Commentary on the EU Directive – A Human Rights-Based Approach » (2011), en ce qui concerne l’« approche à bas seuil » qu’il convient d’adopter à l’égard des besoins d’assistance et de protection des victimes lorsque la preuve de la traite ne peut être établie par la justice pénale.

[91]. À la page 16 des travaux préparatoires à l’article 4 de la Convention (DH(62) 10, 16 novembre 1962), il est indiqué que la servitude « est une notion plus générale qui englobe toutes les formes possibles de domination de l’homme par l’homme ». Cette formule est tirée du commentaire sur le projet de PIDCP préparé par le Secrétaire général des Nations unies en 1955.

[92]. Dans les travaux préparatoires, il est précisé que la définition donnée par la Convention de l’OIT de 1930 n’a pas été jugée « entièrement satisfaisante pour être inscrite dans le Pacte ». Cette mention est tirée du commentaire sur le projet de PIDCP.

[93]. Van der Müssele c. Belgique, arrêt du 23 novembre 1983, série A, n° 70, § 38.

[94]. Van der Müssele, précité, § 32.

[95]. Van der Müssele, précité, § 33.

[96]. Van der Müssele, précité, § 34.

[97]. CEDS, Conclusions II, observation interprétative relative à l’article 1 § 2, p.4.

[98]. CEDS Conclusions III, p. 5.

[99]. Fédération internationale des droits de l'homme (FIDH) c. Grèce, réclamation n° 7/2000, décision sur le bien-fondé, 5 décembre 2000, § 22.

[100]. Fédération internationale des droits de l'homme (FIDH) c. Grèce, précitée, § 21.

[101]. CEDS, Conclusions 2004, Irlande, p. 260. Le CEDS a également noté que le départ à la retraite anticipée était laissé à l’appréciation du ministre de la Défense.

[102]. CEDS, Conclusions XVI-1, Grèce, p. 283. Voir également CEDS, Conclusions 2012 – Moldova – article 1-2.

[103]. Conseil Quaker pour les affaires européennes (QCEA) c. Grèce, réclamation n° 8/2000, décision sur le bien-fondé du 25 avril 2001, §§ 23-25.

[104]. CEDS, Conclusions XVI-1, Allemagne, pp. 242-243.

[105]. CEDS, Conclusions XX-1, Pays-Bas Aruba, article 1 - 2.

[106]. CEDS, Conclusions 2012, France, article 1-2.

[107]. Rapport explicatif de la Convention, para. 72.

[108]. Ibidem, para. 80.

[109]. Rapport explicatif de la Convention, para. 87.

[110]. STE n° 210.

[111]. STE n° 216. La Rapporteuse spéciale des Nations unies s’est déclarée préoccupée par le fait que cette convention n’intègre pas les pratiques en question dans le cadre conceptuel et normatif plus large établi par le Protocole relatif à la traite des personnes, au risque d’un abaissement des normes d’assistance et de protection des victimes (UN Doc. A/68/256, 2 août 2013, paras. 64, 65 et 100).

[112]. Voir les Recommandations nos R(91) 11 contre l'exploitation sexuelle, la pornographie, la prostitution, ainsi que le trafic d'enfants et de jeunes adultes et R (2000) 11 contre la traite des êtres humains aux fins d'exploitation sexuelle.

[113]. Voir les Recommandations de l’APCE nos 1325 (1997) relative à la traite des femmes et la prostitution forcée dans les États membres du Conseil de l'Europe, 1523 (2001) relative à l’esclavage domestique, 1526 (2001) – Une campagne contre le trafic des mineurs pour désamorcer la filière de l’est de l’Europe : le cas de la Moldova, 1545 (2002) – Campagne contre la traite des femmes, 1610 (2003) sur les migrations liées à la traite des femmes et à la prostitution et 1663 (2004) – Esclavage domestique : servitude, personnes au pair et épouses achetées par correspondance.

[114]. Siliadin c. France (no 73316/01, CEDH 2005‑VII).

[115]. Siliadin, précité, §§ 89 et 112.

[116]. Siliadin, précité, §§ 122 et 124. Voir aussi C.N., précité, § 66, C.N. et V., précité, § 105, et Kawogo c. Royaume-Uni (déc.), 3 septembre 2013.

[117]. La Commission européenne des droits de l’homme a qualifié de servitude le fait de travailler et de vivre sur la propriété d’autrui en lui fournissant certains services, rémunérés ou non, tout en se trouvant dans l’impossiblité de changer sa condition (requête n° 7906/77, D.R.17, p. 59, voir aussi le rapport de la Commission dans l’affaire Van Droogenbroeck, 9 juillet 1980, série B, Vol. 44, p. 30, paragraphes 78 à 80) . La Cour a fait sienne cette approche au paragraphe 123 de l’arrêt Siliadin, mais elle a abandonné l’élément spatial de la définition de la Commission en précisant au paragraphe 124 de cet arrêt que la servitude s’analysait en une « obligation de prêter ses services sous l'empire de la contrainte et qu'elle [était] à mettre en lien avec la notion d'« esclavage ». Le paragraphe 95 du rapport explicatif de la convention anti-traite du Conseil de l’Europe prend une position légèrement différente en énonçant que cette « forme particulièrement grave de négation de la liberté » est « une forme particulière d’esclavage, qui s’en distingue moins par la nature que par le degré ».

[118]. Siliadin, précité, § 123.

[119]. Rantsev c. Chypre et Russie (no 25965/04, CEDH 2010 (extraits)). Le GRETA tient compte des conclusions de cet arrêt dans l’exercice de son contrôle des états parties à la convention anti-traite (GRETA, conclusions de la cinquième réunion, 2010, para. 15).

[120]. Rantsev, précité, § 282.

[121]. Rantsev, précité, § 279.

[122]. CDH de l’ONU, Observation générale n° 29, paras. 11-12.

[123]. Rantsev, précité, § 285.

[124]. Rantsev, précité, § 286.

[125]. Rantsev, précité, § 287.

[126]. Rantsev, précité, § 288. Sur la participation des victimes, voir L.E. c. Grèce (n° 71545/12, 21 janvier 2016), et O.G.O. c. Royaume-Uni (déc.), 18 février 2014.

[127]. Rantsev, précité, § 289.

[128]. Comme l’avaient déjà souligné les recommandations relatives aux principes et directives concernant les droits de l’homme et la traite des êtres humains formulées par le Bureau du Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme (précitées).

[129]. Les organes de contrôle de l’OIT ont souligné que la forme d’exploitation consistant à imposer à un travailleur, notamment en exploitant sa vulnérabilité, des travaux ou services sous la menace d’une sanction ne s’analysait pas simplement en de mauvaises conditions de travail et appelait la protection de la Convention de l’OIT n° 29 (ONUDC, « The concept of “exploitation », précité, p. 31).

[130]. Voir Janie Chuang, « Exploitation Creep and the Unmaking of Human Trafficking Law », 108 (4) American Journal of International Law (2014).

[131]. Dans l’affaire Barar c. Suède ((déc.), n° 42367/98, 19 janvier 1999), la Cour a jugé que l’expulsion d’une personne vers un État où celle-ci risquait d’être réduite en esclavage pouvait soulever une question sur le terrain de l’article 4, mais elle a considéré que la réalité de ce risque n’avait pas été démontrée en l’espèce.

[132]. CDH de l’ONU, Observation générale n° 29, précitée, paras. 11-12. Voir également le paragraphe 3 de la Déclaration de Miami, précitée.

[133]. Voir Osman c. Royaume-Uni (28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII, § 115-117), et Mahmut Kaya c. Turquie (22535/93, § 115, CEDH 2000‑III). Il convient de relever que le Rapporteur spécial sur la torture a étendu la définition de la torture, qualifiant la traite de forme d’acte de torture commis dans la sphère privée (A/HRC/7/3, 15 janvier 2008, paras. 56-58).

[134]. Voir, « Arbeitsgruppe “Menschenhandel zum Zweck der Arbeitsausbeutung” des Bundesministeriums für Arbeit, Soziales and Konsumentenschutz, Bericht für die Jahre 2012-2014 », Hajdu et al. « Arbeitsausbeutung. Ein sozial–ökonomisches phänomen?, Frauenhandel bzw. Menschenhandel zum Zweck der Arbeitsausbeutung von Ungarinnen und Ungarn in Österreich » (Vienne, 2014), ACTnow, « Anti-child-trafficking, Rechtliche Herausforderung im Kampf gegen Kinderhandel », (lexisnexis, 2013), Zingerle et Alionis, « Männer als Betroffene von Menschenhandel in Österreich, 2013; Bericht des Menschenrechtsbeirates zu Identifizierung und Schutz von Opfern des Menschenhandels » (2012), et Planitzer et Sax, « Combating THB for Labour Exploitation in Austria », in Rijken (éds.), « Combating Trafficking in Human Beings for Labour Exploitation », (2011, pp. 1-72).

[135]. GRETA, Rapport sur l’Autriche, GRETA (2011)10, para. 137.

[136]. Comme nous le verrons ci-dessous, la notion d’exploitation est interprétée trop strictement (voir la description qu’en donne Tipold in Höpfel/Ratz « Wiener Kommentar zum Strafgesetzbuch2 », Vienne, notes 7-9 sur l’article 116 de la FPG). Par exemple, le législateur et la doctrine rejettent la qualification d’exploitation dans les situations d’exploitation des disparités salariales et sociales entre le pays d’origine et le pays de destination.

[137]. Tipold, précité, note 6.

[138]. Comme l’a fort justement signalé Tipold, « Stellungsnahme zum Entwurf eines Sexualstrafrechtsänderungsgesetz », 4 mars 2013, para. 3.

[139]. Voir le rapport explicatif de la Strafrechtänderungsgesetz de 2014 (« EBRV StRÄG 2004 »), 12.

[140]. EBRV StRÄG 2004, 11.

[141]. EBRV StRÄG 2004, 11.

[142]. Voir la réponse du gouvernement au questionnaire du GRETA (août 2010, réponse à la question n° 21).

[143]. Ibid., réponse à la question n° 18.

[144]. Schwaighofer, in Höpfel/Ratz, « Wiener Kommentar zum Strafgesetzbuch2 » (Vienne, note 15 sur l’article 104a).

[145]. La jurisprudence autrichienne exige une « influence ciblée » (gezielte Einflussnahme) du trafiquant sur sa victime, mais non des pressions exercées par lui sur celle-ci (Nimmervoll, in Triffterer Otto et al., « Salzburger Kommentar zum Strafgesetzbuch » (lexis nexis, notes 32 et 33 sur l’article 104a)).

[146]. EBRV StRÄG 2004, 13 : toutes les formes d’hébergement. Voir aussi le rapport explicatif de la Sexualstrafrechtänderungsgesetz de 2013 (« EBRV SexualStRÄG 2013 »), 3 : même pour une courte durée.

[147]. EBRV StRÄG 2004, 13 : accueil de la victime sur le lieu de destination finale ou à un point de transit. EBRV SexualStRÄG 2013 : une forme de surveillance – telle que l’attribution de clients ou d’horaires de travail – suffit.

[148]. Il n’est pas certain que la simple organisation du transport par des tiers ou l’achat de tickets de transport public suffise. EBRV StRÄG 2004 (13) et EBRV SexualStRÄG 2013 (4) le donnent à penser, mais Schwaighofer, précité (note 5 sur l’article 104a), en doute.

[149]. EBRV StRÄG 2004, 13 : que les propositions soient faites ou non à des personnes précises.

[150]. EBRV StRÄG 2004, 13 : toute forme de transfert ou de mutation d’une personne vers une autre par acquisition, échange, legs, ou toute autre forme de mise à disposition d’une personne.

[151]. EBRV StRÄG 2004, 13 : cette notion doit être interprétée conformément à l’article 212, qui restreint considérablement les catégories de contrevenants potentiels (Nimmervoll, précité, note 22 sur l’article 104a).

[152]. EBRV StRÄG 2004, 13 : notamment les situations de détresse sociale et économique, telles que la toxicomanie, le séjour irrégulier de la victime, l’absence de domicile fixe, et la situation des jeunes fugueurs.

[153]. EBRV StRÄG 2004, 14 : l’existence d’un état psychologique dans lequel la crainte empêche la victime d’exercer son libre arbitre suffit.

[154]. EBRV StRÄG 2004, 14 : cette pratique est assimilable à l’achat/la vente d’une personne, mais la demande d’une somme d’argent à la victime ou l’acceptation d’une somme d’argent remise par la victime pour son hébergement ne suffit pas (Schwaighofer, précité, note 6 sur l’article 104a).

[155]. EBRV SexualStRÄG 2013, 4-5, et EBRV StRÄG 2004, 12 : l’exploitation consiste en une « contrainte brutale et durable exercée sur les intérêts vitaux » (rücksichtslose, nachhaltige Unterdrückung vitaler Interessen) de la victime. La contrainte doit donc revêtir un caractère durable (Schwaighofer, précité, note 8 sur l’article 104a, Nimmervoll, précité, notes 76-78 sur l’article 104a, et Fabrizy, « Strafgesetzbuch Kurzkommentar », Vienne, notes 6 et 9 sur l’article 104a). La jurisprudence et la doctrine sont très partagées sur l’interprétation de cette notion, certaines décisions exigeant même une « restriction importante au mode de vie de la victime » (voir les décisions citées dans la note de bas de page n° 173 du commentaire de Nimmervoll sur l’article 104a, et Tipold, précité, note 7 sur l’article 116 de la FPG), position suivie par EBRV SexualStRÄG 2013, 4.

[156]. EBRV StRÄG 2004, 13 : l’exploitation à des fins de transplantation d’organes est exceptionnelle car elle implique des prélèvements d’organes, de parties d’organes ou de fluides corporels humains réguliers et importants de nature à entraîner des conséquences graves et permanentes sur la santé.

[157]. EBRV StRÄG 2004, 13 : l’exploitation du travail d’autrui suppose une dégradation profonde et durable des conditions minimales de travail distincte d’une importante réduction de la rémunération. EBRV SexualStRÄG 2013, 5 : les normes de travail pertinentes sont celles fixées par la loi et les conventions collectives applicables en Autriche.

[158]. Rapport du GRETA, précité, para. 143.

[159]. Rapport du GRETA, précité, para. 155. Le gouvernement a répondu que : « le Groupe de travail sur l’exploitation par le travail s’emploierait à revoir les indicateurs existants de cette forme d’exploitation et à en améliorer la mise en œuvre pour aider les autorités compétentes à identifier les victimes ». Voir Arbeitsgruppe, « Menschenhandel zum Zweck der Arbeitsausbeutung » (Bericht 2012-2014, précité, pp. 16-17), qui mentionne effectivement plusieurs listes d’indicateurs.

[160]. Voir EBRV SexualStRÄG 2013, et Tipold, « Stellungsnahme zum Entwurf », précité, Schwaighofer et Venier, « Stellungnahme zum Entwurf eines Sexualstrafrechtänderungsgesetzes », 25 février 2013, Beclin, « Stellungnahme zum Entwurf eines Bundesgesetzes, mit dem das Strafgesetzbuch geändert werden soll (Sexualstrafrechtsänderungsgesetz 2013) », 27 février, 2013, « Ergänzende Stellungnahme zum Entwurf eines Bundesgesetzes, mit dem das Strafgesetzbuch geändert werden soll (Sexualstrafrechtsänderungsgesetz 2013) », 8 mars 2013, et Florian, « Punktuelle Stellungnahme zum Ministerialentwurf BMJ-S318.033/0002- IV 1/2013 betreffend ein Bundesgesetz, mit dem das Strafgesetzbuch geändert wird (Sexualstrafrechtsänderungsgesetz 2013) », 6 mars 2013. Ces documents peuvent être consultés sur le site internet du gouvernement.

[161]. Cette lacune a déjà été relevée par Tipold, « Stellungsnahme zum Entwurf » (précité, para. 10). Nimmervoll (précité, note 54 sur l’article 104a), a lui aussi critiqué cette « dépénalisation partielle ».

[162]. EBRV SexualStRÄG 2013, 6 : la mendicité passive comme la mendicité active. La doctrine est partagée sur le montant à retenir en ce qui concerne les gains dont la personne contrainte à la mendicité est privée (Nimmervoll – précité, note 98 sur l’article 104a – et Schwaighofer, précité, note 13c sur le même article, ne sont pas du même avis sur la question).

[163]. EBRV SexualStRÄG 2013, 3 : à l’exclusion des infractions administratives (Verwaltungsstrafrecht).

[164]. EBRV SexualStRÄG 2013, 3.

[165]. EBRV SexualStRÄG 2013, 3 et 7. Voir les divergences des positions doctrinales de Nimmervoll (précité, note 140 sur l’article 140a), de Schwaighofer (précité, note 21 sur le même article) et de Tipold (précité, note 15 sur l’article 116 de la FPG).

[166]. GRETA rapport sur l’Autriche, GRETA (2011) 10, para. 137.

[167]. Cette disposition a été adoptée pour la mise en œuvre de l’article 37 de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (STE n° 210).

[168]. Comme l’a relevé le « Commentary of the Charter » (2006) du Réseau UE d’experts indépendants en matière de droits fondamentaux. La Chambre d’appel du TPIY suit la même logique.

[169]. N’oublions pas l’enseignement tiré du procès Pohl et al. (précité, p. 969) : même en l’absence de preuve de mauvais traitements, il peut y avoir exploitation lorsque des personnes ont été privées de leur liberté de refuser certaines conditions de travail.

[170]. ONUDC, « The concept of “exploitation” », précité, p. 11.

[171]. Le parquet de Vienne a commis la même erreur en déclarant : « [e]n premier lieu, il ne ressort pas des déclarations des victimes qu’elles ont été exploitées aussi en Autriche, dès lors qu’elles ont réussi à quitter leurs employeurs quelques jours seulement après leur arrivée en Autriche ».

[172]. Paragraphes 8-24 du présent arrêt.

[173]. Les actes constitutifs de l’infraction dénoncée – Beherbergen, sonstigen Aufnehmen et Befördern – doivent être qualifiés d’« infractions pénales continues » ou Dauerdelikt (Nimmervoll, précité, note 6 sur l’article 104a, voir aussi Rohlena c. République tchèque ([GC], n° 59552/08, § 28, CEDH 2015)).

[174]. Paragraphe 39 du présent arrêt.

[175]. En réalité, la loi fédérale des Emirats arabes unis n° 51 de 2006 relative à la traite des êtres humains se conforme globalement au Protocole de Palerme et il existe dans cet État un Comité national de lutte contre la traite des êtres humains (ONUDC, « The concept of “exploitation” », précité, pp. 45-48). En outre, l’unité de coordination de lutte contre la traite des êtres humains constituée au sein du service des affaires juridiques de la Ligue arabe surveille le phénomène de la traite dans la région arabe et sert aux États arabes de cellule de coordination pour la mise en œuvre de la législation anti-traite au niveau interne. Les autorités autrichiennes n’en ont pas tenu compte.

[176]. Paragraphe 26 du présent arrêt. Voir aussi la Résolution de l’Assemblée générale des Nations unies « Plan d’action mondial des Nations Unies pour la lutte contre la traite des personnes » (A/RES/64/293, 12 août 2010), la Déclaration de l’UE « Vers une action globale de l'Union européenne contre la traite des êtres humains » (20 octobre 2009) et la Déclaration de Bruxelles sur la prévention et la lutte contre la traite des êtres humains (29 novembre 2002), qui appellent les instances policières et judiciaires nationales à tirer parti de l’assistance opérationnelle fournie par les organismes internationaux existants de lutte contre la traite.

[177]. Réponse du gouvernement autrichien au questionnaire du GRETA (août 2010, réponse à la question n° 53 – obligation d’enquêter d’office).

[178]. Voir les recommandations formulées à l’intention de l’Autriche dans le rapport 2016 du département d’État américain sur la traite des personnes [traduction du greffe] : « condamner les trafiquants avérés à des peines proportionnelles à la gravité de l’infraction, augmenter et améliorer les opérations d’identification des victimes parmi les migrants en situation irrégulière, les demandeurs d’asile et les personnes qui se prostituent, continuer à sensibiliser les magistrats aux difficultés auxquelles les victimes de la traite sont confrontées pour témoigner contre ceux qui les exploitent » et, dans le même sens, les recommandations fort utiles de l’Arbeitsgruppe « Menschenhandel zum Zweck der Arbeitsausbeutung » (Bericht 2012-2014, précité, pp. 25-27), et du Bericht des Menschenrechtsbeirates (précité, pp. 81-83).


Synthèse
Formation : Cour (quatriÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-170630
Date de la décision : 17/01/2017
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Partiellement irrecevable;Non-violation de l'article 4 - Interdiction de l'esclavage et du travail forcé (Article 4 - Obligations positives;Article 4-1 - Traite d'êtres humains);Non-violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Enquête effective) (Volet procédural)

Parties
Demandeurs : J. ET AUTRES
Défendeurs : AUTRICHE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : Weiss A.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award