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17/01/2017 | CEDH | N°001-170386

CEDH | CEDH, AFFAIRE GENGOUX c. BELGIQUE, 2017, 001-170386


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE GENGOUX c. BELGIQUE

(Requête no 76512/11)

ARRÊT

STRASBOURG

17 janvier 2017

DÉFINITIF

17/04/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Gengoux c. Belgique,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Işıl Karakaş, présidente,
Julia Laffranque,
Nebojša Vučinić,
Paul Lemmens,
Jon Fridrik Kjølbro

,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Georges Ravarani, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 d...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE GENGOUX c. BELGIQUE

(Requête no 76512/11)

ARRÊT

STRASBOURG

17 janvier 2017

DÉFINITIF

17/04/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Gengoux c. Belgique,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Işıl Karakaş, présidente,
Julia Laffranque,
Nebojša Vučinić,
Paul Lemmens,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Georges Ravarani, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 décembre 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 76512/11) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont un ressortissant de cet État, M. Stanley Gengoux (« le requérant »), a saisi la Cour le 10 novembre 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me L. Misson, avocat à Liège. Le gouvernement belge (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. M. Tysebaert, conseiller général, service public fédéral de la Justice.

3. Le requérant alléguait en particulier que le maintien en détention de son père, compte tenu de l’état de santé de celui-ci, et de l’absence de prise en charge médicale adéquate, a constitué un traitement contraire à l’article 3 de la Convention. Il se plaignait également de la carence des autorités pénitentiaires à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie de son père (article 2 de la Convention).

4. Par une décision du 11 septembre 2012, la Cour a déclaré la requête recevable.

5. Tant la partie requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement).

EN FAIT

LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. Le requérant est né en 1992 et réside à Vielsalm. Il est le fils unique de Yves Gengoux, né en 1961 et décédé le 16 mai 2011, soit avant l’introduction de la requête.

A. L’état de santé et la détention du père du requérant

7. Le 1er octobre 2010, le père du requérant fut hospitalisé pour des problèmes respiratoires au centre hospitalier régional de la Citadelle de Liège (ci-après : l’hôpital). Le compte-rendu médical daté du 19 octobre 2010, établi par le chef du service de pneumologie‑allergologie, le Dr G., faisait état d’une néoplasie du poumon gauche et notait des métastases au niveau hépatique et osseux.

8. Informé du diagnostic, le père du requérant accepta un traitement par chimiothérapie. En plus, il devait prendre des médicaments pour les lésions osseuses ainsi que des médicaments à visée cardiologique et une corticothérapie orale pour des problèmes de bronchite.

9. Le traitement de chimiothérapie débuta le 21 octobre 2010 en hospitalisation classique. Une deuxième cure débuta le 19 novembre 2010. Après deux cures, une évolution favorable avec régression de l’atteinte thoracique, ainsi que la régression d’autres lésions extra-thoraciques furent constatées. La troisième cure débuta à l’hôpital de Lantin en hospitalisation de jour le 3 décembre 2010. Le volet suivant de cette cure était programmé pour le 9 décembre 2010 mais n’eut pas lieu pour une raison indéterminée.

10. Le 10 décembre 2010, le père du requérant, soupçonné d’avoir tué à l’arme à feu et sous l’emprise de l’alcool ce jour-là un homme dans un bar, fut mis en examen pour assassinat et port illicite d’arme et fut placé en détention provisoire à la maison d’arrêt de Lantin où il occupa une cellule seul du 23 décembre au 21 janvier.

11. Le Dr G. indiqua dans un compte-rendu du 11 janvier 2011 adressé à l’avocat du père du requérant que le responsable médical de Lantin, le Dr N., fut mis au courant des problèmes médicaux du père du requérant et put intervenir pour que la séance de chimiothérapie soit effectuée le 17 décembre 2010, soit une semaine après la date initialement prévue. Le Dr G. constatait également que le père du requérant présentait des signes de bronchite à caractère asthmatiforme. Un contrôle biologique était prévu le 23 décembre 2010 mais n’eut pas lieu.

12. La quatrième cure de chimiothérapie devait débuter le 30 décembre 2010. Toutefois, le père du requérant ne semble pas en avoir averti la direction de la prison. Contactée le jour même par l’hôpital, la direction répondit qu’en raison d’une grève du personnel pénitentiaire, il était impossible de conduire le père du requérant à l’hôpital étant donné le manque de gardiens pouvant assurer son escorte. Le traitement fut reporté au 7 janvier 2011.

13. Le Dr G. indiqua dans le compte-rendu du 11 janvier 2011 précité que le père du requérant était fragile quant à la survenance d’infections respiratoires en raison de sa bronchite chronique obstructive importante et de l’immunosuppression consécutive aux chimiothérapies. Il recommandait d’éviter les reports répétés du traitement de chimiothérapie sans raison hématologique pour espérer une efficacité maximale de la thérapie. Celle-ci s’était d’ailleurs avérée efficace après les deux premières cures. En principe, le père du requérant devait recevoir quatre à six cures.

14. Toujours dans le même compte-rendu, le Dr G. signala que les médicaments (traitements à visée cardiologique, antibiotique et corticothérapie orale) dont il avait ordonné la prise le 17 décembre 2010 pendant cinq jours ne se retrouvaient pas tous sur la feuille de traitement indiquant la liste des médicaments jusqu’au 7 janvier 2011 établie par le service médical de Lantin. Le père du requérant signala ne pas avoir reçu de traitement sauf le premier et le cinquième jour. Le Dr G. déclara qu’il avait dès lors demandé de nouveau au Dr N. de prescrire ces médicaments pendant cinq jours.

15. Le 14 janvier 2011, le second volet de la cinquième cure de chimiothérapie intervint. Le 21 janvier 2011, le Dr G. rédigea un rapport de consultation concluant à une amélioration des images radiologiques sur le plan oncologique et à la poursuite par deux cures.

16. Le 24 janvier 2011, le père du requérant fut transféré à la polyclinique de la prison de Lantin dans une cellule qu’il occupa seul.

17. Le 27 janvier 2011, le père du requérant fut examiné par un cardiologue qui constata que son état était bon mais qu’il avait recommencé à fumer. Outre plusieurs visites auprès du service médical de la prison et du Dr G., le père du requérant fut hospitalisé les 28 janvier 2011 et 4 février 2011 pour poursuivre la cinquième cure de chimiothérapie. Le 25 février 2011, il reçut le premier volet de la sixième cure.

18. Le 25 février 2011, la Dr L., collaboratrice du Dr R., médecin choisi par le père du requérant pour le conseiller, se rendit à Lantin pour l’examiner. Le 2 mars 2011, le Dr R. rédigea un avis médical qui confirmait que le père du requérant présentait un cancer pulmonaire à un stade avancé et souffrait d’une broncho-pneumopathie chronique obstructive. Il constatait en outre que l’intéressé avait perdu 10 kilos depuis mai 2010.

19. Sur la question de savoir si l’état de santé du père du requérant était compatible avec la détention, le Dr R. exprima l’avis selon lequel, nonobstant les soins prodigués au père du requérant à la prison et le fait que le personnel observait à son égard une attitude digne et serviable, l’incarcération de celui-ci ne correspondait pas aux standards médicaux permettant de traiter de manière satisfaisante ses pathologies. Les variations de températures à la prison de Lantin ainsi que la promiscuité et le contact avec d’autres détenus majoraient de manière significative le risque d’infection pulmonaire. La clinique de Lantin fonctionnant sur le mode de polyclinique (hôpital de jour), la distribution de médicaments n’était pas assurée en continu durant les weekends sauf appel au médecin de garde pour problème aigu. À cela s’ajoutaient les risques liés à l’impact des mouvements de grève du personnel pénitentiaire qui a empêché l’intéressé de se rendre à l’hôpital de jour pour recevoir sa cure de chimiothérapie en décembre 2010 au risque de diminuer l’efficacité du traitement. En outre, l’absence d’une nourriture équilibrée spécifiquement conçue pour la prise en charge de patients présentant des déficits graves entraînait un risque de progression de l’affection cancéreuse et la diminution des défenses de l’organisme. Enfin, la prise en charge multidisciplinaire, nécessaire pour une pathologie aussi lourde, était difficile à organiser dans le cas d’une incarcération. Idéalement, les soins prodigués comprenaient chimiothérapie et radiothérapie, pouvant être réalisés soit en hospitalisation soit en ambulatoire mais, dans ce cas précis, avec des conditions d’encadrement qui étaient irréalisables à la prison de Lantin. Le Dr R. concluait que, pour ces raisons, l’incarcération du père du requérant constituait une perte de chance, sinon de guérison, à tout le moins par rapport à la durée escomptée de survie et aux conditions dans lesquelles sa pathologie évoluait.

20. Le 4 mars 2011, le père du requérant reçut le deuxième volet de la sixième cure de chimiothérapie. Le 15 mars 2011, le Dr G. constata un aspect stable après les deux dernières cures de chimiothérapie et conclut à l’arrêt des cures. Courant mars l’intéressé fut examiné à plusieurs reprises par le service médical de la prison et le Dr G.

21. Le 7 avril 2011, le Dr R. conclut à une réponse importante mais partielle aux dernières cures et recommanda un suivi voire un traitement de seconde ligne selon l’évolution.

22. Les 13 et 20 avril 2011, le père du requérant se plaignit de douleurs et le 28 avril, eu égard à la persistance des douleurs, le Dr N. prit contact avec l’hôpital en signalant une altération générale de l’état de santé de l’intéressé. Contacté par le service médical de la prison, le Dr G. prescrivit une scintigraphie et une chimiothérapie de deuxième ligne.

23. Le 7 mai 2011, la Dr L., collaboratrice du Dr R., se rendit en urgence à la prison pour examiner le père du requérant. Dans un compte-rendu du 9 mai 2011, le Dr R. constatait que, depuis le 25 février 2011, l’état de santé du père du requérant s’était dégradé « de manière catastrophique ». L’intéressé avait encore perdu 10 kilos ; il présentait des signes de déshydratation, des ronchis pulmonaires disséminés, une fonte musculaire sévère, une tachycardie sinusale, un œdème des membres inférieurs, un ictère, un probable épanchement liquidien dans la cavité péritonéale; il ne pouvait plus marcher et se déplaçait en chaise roulante. Le médecin estimait qu’il était médicalement inacceptable que ce patient reste incarcéré au risque de conséquences négatives sur l’évolution de la tumeur. Si une guérison complète du père du requérant ne pouvait certes pas être envisagée, en raison des importantes métastases, le fait de priver l’intéressé des soins appropriés et de ne pas le placer dans une structure correctement équipée pour la prise en charge de ce type de patient, c’est-à-dire associant soins curatifs et palliatifs, constituait un traitement inhumain et dégradant.

24. Le Dr R. prit contact avec l’hôpital, de manière à ce que, si l’administration pénitentiaire marquait son accord, le patient puisse être transféré sans délai. Le transfert eut immédiatement lieu, le 9 mai 2011, et le père du requérant fut accueilli dans une chambre sécurisée qu’il occupait seul.

25. Le 16 mai 2011, le père du requérant décéda à l’hôpital.

B. Les recours introduits par le père du requérant

26. La détention provisoire du père du requérant fut confirmée par la chambre du conseil du tribunal de première instance de Liège à plusieurs reprises.

27. Lors de sa comparution du 11 avril 2011, se fondant notamment sur les compte-rendus médicaux des 11 janvier et 2 mars 2011, le père du requérant fit valoir que son état de santé était incompatible avec l’incarcération et sollicita sa sortie de prison, de sorte à pouvoir être immédiatement placé à l’hôpital, sous surveillance policière si nécessaire, et, par la suite, être assigné à résidence.

28. Par une ordonnance du même jour, la chambre du conseil rejeta la demande du père du requérant et ordonna son maintien en détention. Il y avait, selon la juridiction, des indices sérieux de culpabilité à son encontre ; par ailleurs, il était d’absolue nécessité pour la sécurité publique que la détention provisoire de l’inculpé soit maintenue ; en effet, l’atteinte portée à la victime et/ou à ses biens était d’une gravité certaine ; enfin, la personnalité de l’inculpé telle qu’elle résultait de la gravité intrinsèque et de la nature violente des faits, ainsi que les nécessités de l’instruction, laissaient craindre qu’il ne commette de nouveaux crimes et délits, qu’il n’entre en collusion avec des tiers, qu’il ne tente de se soustraire à l’action de la justice ; qu’à ce stade, aucune mesure alternative ne semblait de nature à remédier utilement à ces risques.

29. Le 12 avril 2011, le père du requérant attaqua cette décision devant la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Liège. Sur la base des avis médicaux obtenus par ses soins, il arguait, d’une part, que pendant la détention il n’y avait pas eu un déroulement normal de la chimiothérapie, en raison de la grève du personnel pénitentiaire; d’autre part, que si les résultats des deux premières cures de chimiothérapie avaient été positifs, le maintien en milieu carcéral aggravait son état de santé. Il sollicitait son placement à l’hôpital, si nécessaire sous surveillance policière, suivi d’une assignation à résidence au domicile de sa mère. Il arguait qu’au vu de sa situation, son maintien en détention était contraire à l’article 3 de la Convention.

30. Le procureur général près la cour d’appel de Liège déposa un réquisitoire par lequel il demanda le maintien en détention provisoire pour trois mois. Le réquisitoire reprenait une motivation proche de celle de la chambre du conseil (voir ci-dessus paragraphe 28). Il relevait en outre que l’inculpé reconnaissait avoir fait l’objet d’un suivi médical en prison tout en l’estimant déficient et que son état s’était amélioré depuis la fin de la grève. De plus, rien n’attestait que la chimiothérapie de l’inculpé n’ait pu être poursuivie depuis son incarcération.

31. Par un arrêt du 26 avril 2011, la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Liège rejeta le recours du père du requérant et ordonna le maintien de l’inculpé en état de détention préventive pour les raisons suivantes :

« Adoptant les motifs du réquisitoire qui précède et que n’énervent pas les considérations qu’émet l’inculpé notamment quant à son état de santé et aux conditions de sa détention, celles-ci ne paraissant pas incompatibles avec le mode de vie suivi par l’inculpé au moment des faits, la cour relevant que l’inculpé présentait un taux d’alcoolémie de 2,00 grammes par litre de sang au moment des faits ;

Par ailleurs, les modalités d’exécution de la détention préventive relèvent de l’appréciation du pouvoir exécutif, sur intervention éventuelle du juge d’instruction, lequel pouvoir dispose des établissements adaptés aux circonstances médicales qu’invoque l’inculpé ;

Attendu, qu’à ce stade de la procédure aucune mesure alternative ne serait de nature à pallier efficacement la périculosité du comportement de l’inculpé. »

32. Le père du requérant se pourvut en cassation. Par arrêt du 11 mai 2011, la Cour de cassation débouta le requérant de son pourvoi. Dans la mesure où le père du requérant se plaignait de traitements contraires à l’article 3 de la Convention, la Cour de cassation rappela que la privation de liberté d’un inculpé ne contrevenait pas à l’article 3 de la Convention du seul fait que l’inculpé était souffrant. Elle jugea, pour le surplus, que les juges d’appel avaient relevé, par adoption des motifs du réquisitoire, que les soins médicaux appropriés avaient été fournis et que le droit de l’intéressé à la protection de la santé et à l’aide sociale médicale avait été respecté.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

33. Le requérant allègue que les autorités n’ont pas dispensé à son père les soins médicaux requis par son état de santé, ce qui l’aurait exposé à un risque réel pour sa vie au mépris de l’article 2 de la Convention, dont le passage pertinent est ainsi libellé :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement (...) »

A. Thèses des parties

34. Le requérant soutient que les différents manquements dans l’encadrement médical de son père qu’il détaille dans ses observations relatives à l’article 3 (voir paragraphes 43-44, ci-dessous) ont eu des conséquences sur le pronostic vital de son père. Il ressort des rapports médicaux que l’incarcération de son père constituait une perte de chance par rapport à la durée de vie escomptée de l’intéressé. Le requérant en déduit que les autorités belges n’ont pas pris les mesures nécessaires à la protection de la vie de son père au mépris des obligations positives qui reposaient sur elles en vertu de l’article 2 de la Convention.

35. Le Gouvernement conteste cette thèse.

B. Appréciation de la Cour

36. La Cour rappelle que la première phrase de l’article 2 § 1 astreint l’État non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, § 89, CEDH 2001‑III, et Lambert et autres c. France [GC], no 46043/14, § 117, CEDH 2015 (extraits)), contre des tiers ou contre le risque d’une maladie pouvant entraîner la mort (Mozer c. République de Moldova et Russie [GC], no 11138/10, § 169, CEDH 2016, et références citées).

37. L’obligation de protéger la vie des personnes détenues implique de veiller, entre autres, à ce que la santé et le bien-être du prisonnier soient assurés de manière adéquate (voir, sous l’angle de l’article 3 de la Convention, Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 94, CEDH 2000‑XI, Rivière c. France, no 33834/03, § 62, 11 juillet 2006, et Sakir c. Grèce, no 48475/09, § 51, 24 mars 2016). Il s’agit de leur dispenser avec diligence les soins médicaux à même de prévenir une issue fatale (Taïs c. France, no 39922/03, § 98, 1er juin 2006, et Răducu c. Roumanie, no 70787/01, § 56, 21 avril 2009). Le manque de soins médicaux appropriés peut constituer ainsi un traitement contraire à la Convention (Huylu c. Turquie, no 52955/99, § 58, 16 novembre 2006).

38. En l’espèce, la Cour observe que le 2 mars 2011, le Dr R., médecin choisi par le père du requérant, exprima l’avis selon lequel, nonobstant les soins médicaux prodigués à la prison, l’incarcération de celui-ci ne correspondait pas aux standards médicaux permettant de traiter de manière satisfaisante ses pathologies. Il concluait que l’incarcération du père du requérant constituait une perte de chance, sinon de guérison, par rapport à la durée escomptée de survie et aux conditions dans lesquelles sa pathologie évoluait (voir paragraphe 19, ci-dessus).

39. Il est vrai que les autorités auraient pu libérer l’intéressé à la suite de ce rapport. La Cour ne dispose toutefois d’aucun élément qui lui permette de critiquer l’attitude des autorités et de dire que l’intéressé a été privé en milieu carcéral des soins médicaux requis par son état. Il lui suffit en effet de constater, d’une part, que le pronostic général défavorable posé par les médecins à l’endroit du père du requérant résultait des métastases qui préexistaient à son incarcération, et d’autre part, que chaque cure de chimiothérapie qui avait été prescrite a été menée à bien.

40. Partant, il est impossible pour la Cour d’établir un lien de causalité entre l’incarcération et le décès du père du requérant.

41. Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

42. Le requérant allègue que le maintien en détention de son père, compte tenu de l’état de santé de celui-ci et de l’absence de prise en charge médicale adéquate a constitué un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Thèses des parties

43. Le requérant se plaint d’une série de manquements dans la prise en charge thérapeutique de son père par les autorités pénitentiaires. Alors que la deuxième cure chimiothérapique devait être entamée le 10 décembre 2010, elle fut retardée d’une semaine car le requérant venait d’être incarcéré pour interrogatoire. Un deuxième retard est à constater pour la quatrième cure qui devait débuter le 30 décembre 2010 mais fut reporté d’une semaine en raison de la grève des agents pénitentiaires et de l’impossibilité de disposer d’une escorte pour se rendre à l’hôpital. Le père du requérant avait également rapporté ne pas avoir subi de contrôle biologique en date du 23 décembre 2010. Des lacunes sont en outre à relever concernant l’administration des médicaments. Comme l’a attesté le Dr G. le 11 janvier 2011, le traitement qu’il avait prescrit n’était pas entièrement retranscrit sur la feuille de traitement de Lantin et l’intéressé lui avait rapporté que les médicaments ne lui avaient pas tous été administrés au cours du premier mois d’incarcération. À cela s’ajoute que du fait de son incarcération, le père du requérant n’a pas reçu une alimentation suffisamment équilibrée, l’alimentation fournie par les établissements pénitentiaires n’étant pas conçue pour la prise en charge de patients présentant des déficits graves.

44. L’impossibilité pour le père du requérant d’obtenir un suivi médical adéquat et conforme aux prescriptions médicales a placé ce dernier dans une situation de détresse profonde qui n’a pu qu’aggraver le sentiment d’impuissance que ressentent de nombreux patients confrontés à une pathologie lourde. Le maintien de l’intéressé en détention dans ces conditions nonobstant son état de santé et alors même qu’il était médicalement recommandé de le transférer dans une structure correctement équipée a constitué une violation de l’article 3. Cette situation appelle une évaluation similaire à celle que la Cour a faite dans l’affaire Rivière, précitée.

45. Le Gouvernement fait valoir que l’encadrement médical du père du requérant s’est effectué conjointement par le responsable du service médical et par son médecin traitant que l’intéressé a rencontré autant que nécessaire. Aucune lacune ne peut être reprochée au service médical de Lantin qui a toujours scrupuleusement respecté les prescriptions destinées au père du requérant. Un seul écart par rapport aux prescriptions concerne deux médicaments cardiologiques dont l’association fut déconseillée par le service médical de la prison. Selon le Gouvernement, il n’y a pas lieu de discuter de l’administration des médicaments du mois de décembre 2010 étant donné que le père du requérant est finalement décédé d’un cancer avec métastase et non d’une infection suite à sa chimiothérapie. Contrairement à l’affirmation du Dr R. les médicaments sont distribués tous les jours de la semaine y compris le weekend conformément à une circulaire ministérielle sur la préparation, la délivrance, et la distribution des médicaments dans la prison. Quant à l’absence d’une alimentation équilibrée, le Gouvernement concède qu’elle peut en effet stimuler les défenses immunitaires mais souligne qu’elle n’induit pas une dissémination cancéreuse.

46. Le Gouvernement souligne que les conditions de détention du père du requérant étaient adaptées à son état. Pendant sa détention à la maison d’arrêt, il était détenu dans une cellule qu’il a occupée une majeure partie du temps seul. Il fut ensuite accueilli à la polyclinique où il était seul dans une cellule, avant d’être transféré dans une chambre sécurisée à l’hôpital.

47. C’est finalement la détérioration de l’état de santé du père du requérant qui l’a emporté en raison des métastases provoquées par son cancer et non pas en conséquence d’une infection ou d’une déficience immunitaire résultant de lacunes dans les soins médicaux dispensés.

B. Appréciation de la Cour

48. En l’espèce, le Gouvernement ne conteste pas la gravité de l’état de santé du père du requérant ni le fait que cet état n’a cessé d’empirer au fil du temps jusqu’à son décès. C’est donc la question de la compatibilité de cet état de santé avec le maintien en détention de l’intéressé jusqu’au jour de son décès que pose la présente affaire (voir, par exemple, Mouisel c. France, no 67263/01, § 42, CEDH 2002‑IX, et Matencio c. France, no 58749/00, § 80, 15 janvier 2004).

49. À la lumière des principes généraux de sa jurisprudence relatifs à la détention des personnes souffrant de problèmes de santé au regard de l’article 3 de la Convention (voir notamment, Mozer, précité, §§ 177-178, et références citées) et des circonstances particulières de l’espèce, la Cour doit tenir compte notamment de trois éléments : les conditions de détention du père du requérant, la qualité des soins qui lui ont été dispensés, et l’opportunité de le maintenir en détention eu égard à son état de santé et à l’évolution qu’il pouvait présenter (Bamouhammad c. Belgique, no 47687/13, §§ 121‑123, 17 novembre 2015, et références citées).

50. La Cour constate que le requérant ne se plaint pas des modalités de la détention de son père en tant que telles. Celui-ci a été détenu la grande majorité du temps dans une cellule qu’il occupait seul et a bénéficié à partir du 24 janvier 2011 d’une cellule médicalisée.

51. En ce qui concerne le caractère adéquat ou non des soins et traitements médicaux dispensés en détention, le requérant ne conteste pas que le médecin traitant de son père, le Dr G. et le service médical de la prison ont entretenu des contacts réguliers et que l’intéressé a rencontré son médecin traitant sur une base régulière en plus des visites auprès du service médical de la prison et des hospitalisations de jour pour les cures de chimiothérapie. Il a également pu faire appel à un médecin extérieur qui a pu l’examiner et donner son point de vue.

52. Le père du requérant a bénéficié des cures de chimiothérapie prescrites entre son incarcération le 10 décembre 2010 et son décès le 16 mai 2011. Le Gouvernement reconnaît que la première cure du 30 décembre 2010 dut être reportée d’une semaine à la demande de la police qui ne pouvait pas assurer l’escorte en raison d’un mouvement de grève des agents pénitentiaires. Pour le reste, les cures qui ont suivi ont eu lieu aux dates prévues.

53. La Cour observe que le requérant n’allègue aucune conséquence particulière sur l’état de santé de son père qui aurait résulté du report d’une semaine de la cure de chimiothérapie le 30 décembre 2010 et que l’état général de son père s’est même amélioré à la suite de la chimiothérapie dont il bénéficia le 7 janvier 2011.

54. Les parties sont en désaccord sur le suivi de l’administration des médicaments prescrits au requérant pour le mois de décembre. Il semble toutefois avéré, à défaut de contestation de l’affirmation du Gouvernement à cet égard, que la distribution des médicaments était assurée nuit et jour, weekends compris, et que les médicaments prescrits le 17 décembre 2010 à visée cardiologique n’ont pas été administrés au père du requérant pour des raisons médicales. Toutefois, les autres médicaments prescrits à cette date n’ont été administrés que de manière partielle. La Cour rappelle à ce sujet l’obligation d’assurer des soins médicaux appropriés ne se limite pas à la prescription d’un traitement adéquat, il faut aussi que les autorités pénitentiaires surveillent que celui-ci soit correctement administré et suivi (Renolde c. France, no 5608/05, §§ 100-104, CEDH 2008 (extraits), et Jasińska c. Pologne, no 28326/05, § 78, 1er juin 2010).

55. Cela étant dit, en l’espèce, force est de constater que la non‑administration desdits médicaments n’a pas compromis l’effet positif des cures de chimiothérapie de décembre et janvier et qu’il n’a été fait état d’aucune infection en conséquence de l’immunodépression associée aux cures. Ce n’est qu’à partir du mois d’avril 2011 que l’état du père du requérant a commencé clairement à se dégrader. La Cour est convaincue que les autorités pénitentiaires ont fait, en réaction à cette situation, tout ce qu’il était raisonnable d’attendre d’elles, à savoir prendre contact avec le médecin traitant et transférer l’intéressé dans une structure hospitalière mieux équipée.

56. Enfin, la Cour estime déterminant, avec le Gouvernement, de constater que le père du requérant n’a pas été emporté des suites d’une infection ou d’une déficience immunitaire mais en raison des métastases provoquées par son cancer et qui préexistaient à son incarcération (voir paragraphe 39, ci-dessus).

57. En ce qui concerne enfin la question de l’opportunité de maintenir le père du requérant en détention malgré son état de santé et l’évolution qui se présentait, la Cour constate que les juridictions internes ont examiné les arguments que le père du requérant faisait valoir sur ce point. Elles sont parvenues à la conclusion qu’en raison de sa dangerosité et du risque de récidive, aucune mesure alternative n’était envisageable (voir paragraphes 28-31, ci-dessus).

58. L’intéressé s’appuyait quant à lui sur le compte rendu du 11 janvier 2011 du Dr G., son médecin traitant, et sur l’avis du 2 mars 2011 par le Dr R., médecin choisi par lui pour le consulter. Selon ce dernier avis, le maintien en détention constituait une perte de chance voire de guérison pour le requérant (voir paragraphe 19, ci-dessus). Cela étant, la Cour relève qu’aucun de ces rapports n’a fait état de contre-indication médicale s’opposant formellement au maintien du père du requérant en détention. Pendant le mois de mars 2011, celui-ci fut encore vu plusieurs fois par le Dr G., qui ne critiquait pas le maintien en détention (voir paragraphe 20, ci‑dessus). Par ailleurs, comme la Cour l’a déjà constaté ci-dessus (voir paragraphe 39), le père du requérant a reçu en prison les soins nécessités par son état et, malgré les difficultés inhérentes à la détention, les cures de chimiothérapie ont permis d’améliorer son état dans un premier temps et de le stabiliser dans un second (voir paragraphes 15 et 20, ci-dessus).

59. La Cour constate que, le 28 avril 2011, le Dr N., responsable médical de la maison d’arrêt, prit contact avec l’hôpital en signalant une altération générale de la santé du père du requérant. Le 9 mai 2011, suite à une visite d’urgence de sa collaboratrice à la prison, le Dr R. indiqua qu’eu égard à l’évolution « catastrophique » de l’état de santé du père du requérant, il était « médicalement inacceptable » qu’il restât incarcéré et qu’il devait être placé dans une structure correctement équipée (voir paragraphe 23, ci‑dessus). Le même jour, le père du requérant fut transféré à l’hôpital (voir paragraphe 24, ci-dessus). La Cour en conclut que dès le moment où la situation du père du requérant était devenue telle qu’une hospitalisation s’imposait, les autorités pénitentiaires ont pris une mesure dans ce sens.

60. Dans ces conditions, la Cour estime qu’elle n’a pas de raison de se départir de l’appréciation faite par les juridictions internes. Se livrant à une appréciation globale des faits pertinents sur la base des preuves produites devant elle, elle estime que l’on n’était pas en présence d’une situation où une bonne administration de la justice pénale commandait que soient prises d’autres mesures que celles qui furent adoptées (voir, a contrario, Raffray Taddei c. France, no 36435/07, § 59, 21 décembre 2010, G. c. France, no 27244/09, §§ 77-82, 23 février 2012, Gülay Çetin c. Turquie, no 44084/10, § 102, 5 mars 2013, et Bamouhammad, précité, §§ 124-155).

61. Partant, la Cour estime que le maintien en détention du père du requérant, nonobstant l’état de santé et l’évolution de celle-ci, n’a pas constitué un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention.

62. En conséquence, il n’y a pas eu violation de cette disposition en l’espèce.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 janvier 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithIşıl Karakaş
GreffierPrésidente


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-170386
Date de la décision : 17/01/2017
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 2 - Droit à la vie (Article 2 - Obligations positives;Article 2-1 - Vie) (Volet matériel);Non-violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Traitement dégradant;Traitement inhumain) (Volet matériel)

Parties
Demandeurs : GENGOUX
Défendeurs : BELGIQUE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : MISSON L.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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