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15/11/2016 | CEDH | N°001-168892

CEDH | CEDH, AFFAIRE ZOLOTAREV c. RUSSIE, 2016, 001-168892


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE ZOLOTAREV c. RUSSIE

(Requête no 43083/06)

ARRÊT

STRASBOURG

15 novembre 2016

DÉFINITIF

15/02/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Zolotarev c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Luis López Guerra, président,
Helena Jäderblom,
Helen Keller,
Dmitry Dedov,
Branko Lubarda, >Pere Pastor Vilanova,
Georgios A. Serghides, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 18 oc...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE ZOLOTAREV c. RUSSIE

(Requête no 43083/06)

ARRÊT

STRASBOURG

15 novembre 2016

DÉFINITIF

15/02/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Zolotarev c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Luis López Guerra, président,
Helena Jäderblom,
Helen Keller,
Dmitry Dedov,
Branko Lubarda,
Pere Pastor Vilanova,
Georgios A. Serghides, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 18 octobre 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 43083/06) dirigée contre la Fédération de Russie et dont un ressortissant de cet État, M. Aleksandr Viktorovich Zolotarev (« le requérant »), a saisi la Cour le 26 juillet 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, a été représenté par Mme O.V. Preobrazhenskaya, juriste au « Centre de la protection internationale », organisation non gouvernementale sise à Moscou. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par M. G. Matiouchkine, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.

3. Le requérant allègue, en particulier, avoir été soumis à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention alors qu’il se trouvait entre les mains de la police. Il dénonce en outre l’ouverture de ses lettres adressées à la Cour en ce qu’elle aurait constitué une entrave à l’exercice effectif de son droit de requête devant celle-ci.

4. Le 6 mai 2013, le grief tiré de l’article 3 de la Convention a été communiqué au Gouvernement.

5. Le 16 octobre 2015, le président a invité les parties à lui communiquer des observations écrites complémentaires relativement à l’allégation d’entrave à l’exercice effectif du droit de requête devant la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. Le requérant est né en 1979. Il purge actuellement une peine d’emprisonnement dans la colonie pénitentiaire IK-12, à Nijni‑Taghil, région de Sverdlovsk.

A. L’arrestation du requérant et la procédure concernant les allégations de mauvais traitements

7. Le 12 janvier 2005, à 20 heures, le requérant et sa compagne, Ch., soupçonnés de vols et cambriolages, furent interpellés par la police à leur domicile. Se trouvant tous les deux sous l’emprise de narcotiques, ils furent emmenés au bureau de police du district Verkh-Issetski de la ville d’Ekaterinbourg, région de Sverdlovsk (ci-après « le bureau de police »).

8. Aux dires du requérant, pendant la période comprise entre le 12 janvier 2005 et le 14 janvier 2005, il s’était trouvé dans le bureau de police et des policiers l’avaient sévèrement battu, dans le but de lui extorquer des aveux. Ainsi, selon le requérant, le policier Kh. l’avait attaché à une chaise avec une ceinture, lui avait passé un masque à gaz autour de la tête et, en serrant le tuyau, avait coupé périodiquement l’arrivée de l’oxygène. De même, Kh. et d’autres policiers que le requérant disait ne pas avoir vus à cause du masque lui auraient donné des coups de poing sur le corps.

9. Ensuite, selon l’intéressé, les policiers l’avaient détaché en lui demandant de signer des aveux. Le requérant aurait refusé et les policiers auraient continué à le battre. Les policiers Kh., G., P., K., S., qui se seraient trouvés sous l’emprise de l’alcool, auraient tenté d’introduire une bouteille de vodka dans la bouche du requérant et auraient ensuite donné à ce dernier des coups de pied et de poing. Les policiers auraient attaché des ceintures aux jambes du requérant et, tout en frappant celles-ci avec une batte, les auraient écartées en tirant par un des bouts des ceintures.

10. Ensuite, selon le requérant, les policiers avaient menacé sa compagne, qui, d’après lui, était enceinte. Selon l’intéressé, par crainte pour elle, il avait signé les papiers remis par les policiers. Le requérant aurait ensuite été placé dans une cellule de détention temporaire et il y aurait passé la nuit. Le lendemain, le requérant aurait présenté un syndrome d’abstinence lié à l’interruption de la prise de narcotiques. Deux policiers l’auraient sorti de la cellule et il leur aurait demandé à ce moment de faire appel à un médecin. Les policiers auraient passé outre à sa demande et l’auraient frappé jusqu’à l’évanouissement. Puis le requérant aurait repris connaissance et les policiers seraient alors venus le chercher pour l’emmener devant le juge.

11. Le 14 janvier 2005, vers 19 heures, le juge M. du tribunal du district Verkh-Issetski d’Ekaterinbourg (ci-après « le tribunal Verkh-Issetski ») ordonna la mise en détention du requérant. Celui-ci se plaignit de mauvais traitements infligés par des policiers et demanda un examen médical. Sa demande fut accueillie et il fut hospitalisé à l’hôpital civil no 36 d’Ekaterinbourg. Après avoir examiné le requérant, le médecin délivra à ce dernier le certificat suivant :

« Zolotarev (...) s’est adressé au service de traumatologie no 2 le 14 janvier 2005, à 22 heures. Diagnostic : multiples hématomes des membres supérieurs et inférieurs. (...) »

12. Le requérant fut ensuite transféré dans les locaux de détention temporaire d’Ekaterinbourg (изолятор временного содержания УВД г. Екатеринбурга) (ci-après « l’IVS »). Il se plaignit auprès de l’officier de garde d’avoir été battu par des policiers. L’officier prit note des lésions et fit un rapport au chef de l’IVS.

13. Le 21 janvier 2005, le requérant fut transféré à la maison d’arrêt no 1 d’Ekaterinbourg où il fut examiné par un médecin qui releva de larges hématomes sur les membres inférieurs et un hématome autour de l’œil droit.

1. L’enquête préliminaire sur l’allégation de mauvais traitements

14. Le 28 janvier 2005, le requérant demanda l’ouverture d’une instruction pénale contre les policiers qui, à ses dires, l’avaient torturé.

15. Le 30 janvier 2005, l’enquêteur M. du service du procureur du district Verkh-Issetski interrogea les policiers B., K. et P., qui nièrent les allégations du requérant, et refusa l’ouverture d’une enquête pénale au motif de l’absence de délit, ayant fait référence à l’article 24 § 1 – 1 du code de procédure pénale.

16. Le requérant fit un recours gracieux auprès du procureur du district lui demandant de revenir sur sa décision et d’interroger des témoins qui auraient été présents lors de l’arrestation. D’après le requérant, ces témoins étaient susceptibles de confirmer que les policiers avaient commis un excès de pouvoir puisqu’ils l’auraient frappé alors qu’il n’aurait pas résisté à l’arrestation.

2. L’annulation de la décision de l’enquêteur

17. Le 13 octobre 2005, l’adjoint du procureur du district rejeta le recours. Il releva que le service du procureur avait déjà effectué une enquête sur l’allégation en question et que le recours ne faisait état d’aucun fait nouveau exigeant un complément d’enquête.

18. Le 15 octobre 2005, le même adjoint revint sur sa décision du 13 octobre 2005 et ordonna un complément d’enquête, dont un interrogatoire des témoins B., J. et Z.

19. Par une lettre du 24 novembre 2005, le chef d’un département du service du procureur régional de Sverdlovsk informa le requérant que l’enquête avait abouti à une décision du 4 novembre 2005, laquelle avait été, à son tour, annulée par une décision du 17 novembre 2005. L’intéressé fut informé qu’un complément d’enquête avait été ordonné. Il n’aurait pas reçu de copie de ces décisions.

3. Le recours judiciaire

20. Le requérant fit un recours judiciaire pour se plaindre d’une inertie du procureur.

21. Par une décision du 13 janvier 2006, le tribunal Verkh‑Issetski déclara le recours irrecevable au motif que l’enquête pénale dirigée contre le requérant avait été achevée et que le dossier avait été transmis au tribunal pour un examen sur le fond[1]. Le 26 janvier 2007, la cour régionale de Sverdlovsk annula cette décision et renvoya l’affaire devant le tribunal de district pour un examen sur le fond.

22. Par une décision du 27 février 2007, le tribunal de district déclara le recours irrecevable pour le même motif que celui précédemment retenu. Le tribunal observa que le requérant avait été condamné au pénal et que le jugement de condamnation avait acquis force de chose jugée. Il nota que, dans le cadre de la procédure pénale, le tribunal amené à se prononcer avait examiné, entre autres, les allégations de mauvais traitements. Aux yeux du tribunal de district, la juridiction pénale, qui avait effectué cet examen, avait ainsi contrôlé la décision du 13 octobre 2005 (paragraphe 17 ci‑dessus). Pour le tribunal, l’examen du recours introduit par le requérant serait revenu à remettre en cause ce jugement définitif.

23. Le requérant attaqua cette décision en cassation. Par une décision avant dire droit du 5 février 2008, le tribunal de district rejeta ce recours pour tardiveté. Le 23 avril 2008, la cour régionale de Sverdlovsk confirma cette décision.

B. Le procès pénal dirigé contre le requérant

24. Entre-temps, par un jugement du 26 décembre 2005, le tribunal de district Verkh-Issetski d’Ekaterinbourg avait condamné le requérant pour les agissements qui lui étaient imputés. Dans le cadre de ce procès le tribunal examina la demande du requérant visant à l’exclusion de l’ensemble des preuves les aveux obtenus, selon ce dernier, en violation de la loi, car lesdits aveux auraient été arrachés par les policiers immédiatement après l’interpellation au moyen de mauvais traitements. Le tribunal rejeta cette demande comme dénuée de tout fondement. Le tribunal condamna le requérant à vingt ans d’emprisonnement et à une amende.

25. Par un arrêt du 3 mai 2006, la cour régionale de Sverdlovsk, statuant en cassation, confirma le jugement.

C. L’entrave alléguée à la communication du requérant avec la Cour

26. Par des lettres du 26 octobre 2006, du 9 janvier 2007 et du 20 février 2008, le greffe de la Cour informa le requérant de la réception de sa requête et de ses lettres. L’intéressé affirme que les lettres du greffe lui sont parvenues sans enveloppe. À l’appui de ses dires, il a envoyé les photocopies de ces lettres, sur lesquelles figurent des cachets de pénitenciers.

27. Le requérant soutient également que ses lettres adressées à la Cour ont été censurées, puisque l’administration pénitentiaire lui aurait demandé de les présenter dans des enveloppes ouvertes. Il allègue que ces demandes de l’administration ont causé un retard dans l’envoi de son courrier destiné à la Cour. Il affirme que, pour pouvoir déposer ses lettres dans des enveloppes ouvertes, il a dû attendre le jour suivant l’ouverture du guichet, ouverture qui aurait eu lieu quelques jours, voire une semaine, plus tard. Plusieurs de ces lettres, en date du 27 juillet 2006, des 21 août et 27 décembre 2007, des 29 avril et 6 septembre 2008, du 15 septembre 2009, du 1er février 2010 et du 17 octobre 2011, parvenues au greffe de la Cour, étaient accompagnées de certificats rédigés par l’administration pénitentiaire résumant leur contenu, et une autre de ces lettres, en date du 1er juin 2009, envoyée au greffe de la Cour, portait un cachet d’un établissement pénitentiaire.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

28. Les dispositions du code de procédure pénale russe relatives à l’enquête préliminaire, à l’ouverture de l’instruction pénale et à l’examen judiciaire des recours formés contre les décisions des autorités chargées de l’instruction sont décrites dans l’arrêt Lyapin (Lyapin c. Russie, no 46956/09, § 99, 24 juillet 2014).

29. Les dispositions pertinentes en l’espèce relatives à l’examen médical avant la privation de liberté sont résumées dans les arrêts Chernetskiy c. Russie (no 18339/04, §§ 48-50, 16 octobre 2014) et Shamardakov c. Russie (no 13810/04, §§ 97-100, 30 avril 2015).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

30. Le requérant allègue avoir été sévèrement battu alors qu’il se trouvait entre les mains de la police. Il se plaint d’une absence d’enquête effective sur cette allégation. Le requérant invoque à cet égard l’article 3 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Les thèses des parties

31. Le Gouvernement conteste la thèse du requérant. Il indique que le dossier pénal ne contient pas d’éléments de preuve de l’infliction de mauvais traitements de la part des policiers et il en déduit que lesdits traitements n’ont pas eu lieu. Le Gouvernement indique que le requérant a été interpellé le 12 janvier 2005 et que le procès-verbal a été dressé le lendemain à 4 h 45. Il ajoute que, depuis son interpellation, le requérant a demandé une assistance médicale, pour la première fois, le 14 janvier 2005 à 22 heures et qu’il a été présenté à l’hôpital no36 d’Ekaterinbourg où les lésions corporelles mentionnées au paragraphe 11 ci-dessus ont été diagnostiquées. Le Gouvernement affirme ne pas savoir où se trouvait le requérant après l’interpellation car le registre des personnes amenées au bureau de police du district Verkh-Issetski d’Ekaterinbourg (Книга учета лиц, доставленных в орган внутренних дел) ne contiendrait pas d’informations relatives à l’arrivée du requérant dans ces locaux. Il affirme aussi que, pour la même raison, aucune information relative aux lésions corporelles n’a été consignée dans ce registre. En revanche, le Gouvernement indique qu’à son arrivée à l’IVS, le 14 janvier 2005, à 22 h 45, l’intéressé présentait les lésions identifiées à l’hôpital. Le Gouvernement n’explique pas l’origine de ces blessures, et il invite la Cour à conclure à la non-violation de l’article 3 de la Convention.

32. En ce qui concerne l’enquête relative à l’allégation de mauvais traitements, le Gouvernement estime qu’elle présentait l’effectivité requise. Il indique que le service du procureur du district Verkh-Issetski a répondu rapidement à la plainte du requérant. Il précise que celle-ci a été introduite le 28 janvier 2005 et que ledit service l’a rejetée comme dénuée de tout fondement dès le 30 janvier 2005. Il ajoute aussi que, en réponse à la plainte similaire déposée le 10 octobre 2005, le service susmentionné a donné, le 13 octobre 2005, la même réponse. Le Gouvernement indique également que la décision du 30 janvier 2005 a été par la suite annulée et qu’un complément d’enquête a été ordonné. Il affirme que les documents relatifs à l’enquête ont été détruits en 2010 et 2011 en raison de l’expiration du délai de leur conservation. Le Gouvernement estime que, par conséquent, il n’est pas en mesure d’informer la Cour ni au sujet des actes d’enquête entrepris ni au sujet des résultats de l’enquête. Il conclut que celle-ci a été effective au sens de l’article 3 de la Convention.

33. Le requérant argue que les autorités nationales, tout en reconnaissant la présence de multiples lésions corporelles et le fait que celles-ci ont été subies lorsqu’il était sous le contrôle des policiers, n’ont fourni aucune explication fiable et convaincante sur l’origine de ces blessures. Il affirme en outre qu’il ne présentait aucune lésion avant l’interpellation. Il indique de surcroît que, lors de cette dernière, les policiers n’ont pas fait recours à la force. Le requérant conclut qu’il n’a pas été prouvé que ces lésions auraient pu être causées par des personnes autres que les policiers.

34. S’agissant de la qualité de l’enquête, le requérant soutient que celle‑ci n’était pas effective au sens des critères élaborés par la jurisprudence de la Cour. Plus particulièrement, il affirme que l’instruction pénale régie par l’article 146 du code de procédure pénale n’a pas été ouverte. Il argue, d’une part, que l’expertise médicolégale n’a pas été ordonnée et, d’autre part, que l’enquêteur a manqué à interroger certains témoins en dépit d’une consigne du procureur (paragraphe 18 ci‑dessus), et il en conclut que l’enquête préliminaire n’était pas approfondie. L’intéressé indique enfin que l’enquête nationale n’a permis d’aboutir à aucune explication sur l’origine de ses lésions corporelles.

B. L’appréciation de la Cour

1. Sur la recevabilité

35. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond

a) Sur l’allégation de mauvais traitements

36. La Cour rappelle que l’article 3 de la Convention consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Cette disposition prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants, quels que soient les circonstances et le comportement de la victime (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 119, CEDH 2000‑IV).

37. La Cour rappelle que les personnes en garde à vue sont en situation de vulnérabilité et que les autorités ont le devoir de les protéger. Par conséquent, lorsqu’un individu est placé en garde à vue alors qu’il se trouve en bonne santé et que l’on constate qu’il est blessé au moment de sa libération, il incombe à l’État de fournir une explication plausible sur l’origine des blessures (Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 87, CEDH 1999‑V, et Oleg Nikitine c. Russie, no 36410/02, § 44, 9 octobre 2008). En l’absence d’une telle explication, la Cour est en droit de tirer des conclusions pouvant être défavorables au gouvernement défendeur (El‑Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, § 152, CEDH 2012, et Mikheïev, précité, § 102).

38. Pour apprécier les preuves, la Cour a généralement adopté le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 161, série A no 25). Toutefois, une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants. Lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, comme dans le cas des personnes soumises à leur contrôle en garde à vue, toute blessure ou tout décès survenu pendant cette période de détention donne lieu à de fortes présomptions de fait (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000‑VII).

39. La Cour rappelle sa position selon laquelle il n’y a pas de garantie légale contre les mauvais traitements plus importante que l’exigence de consigner sans tarder toute information relative à une arrestation dans les registres de garde à vue pertinents (Timurtaş c. Turquie, no 23531/94, § 105, CEDH 2000‑VI, et Zayev c. Russie, no 36552/05, § 87, 16 avril 2015).

40. Se tournant vers les circonstances de l’espèce, la Cour note que, le 14 janvier 2005, le requérant a fait l’objet d’un diagnostic de multiples hématomes des membres supérieurs et inférieurs (paragraphe 11 ci-dessus).

41. La Cour relève que, selon le requérant, avant son interpellation, il n’avait pas de lésions (paragraphe 33 ci-dessus). Elle relève également que le Gouvernement conteste cette thèse au motif que le registre des personnes amenées au bureau de police du district Verkh-Issetski d’Ekaterinbourg ne contenait aucune information relativement aux lésions corporelles de l’intéressé (paragraphe 31 ci-dessus). Elle constate en outre qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que les policiers n’ont pas fait recours à la force lors de l’arrestation (paragraphes 31 et 33 ci-dessus). En l’absence de toute indication pertinente dans le registre susmentionné et de tout autre document médical attestant la présence de lésions au moment de l’arrivée du requérant au bureau de police, la Cour présume que celui-ci ne présentait aucune lésion au moment de son interpellation (Ablyazov c. Russie, no 22867/05, § 50, 30 octobre 2012, et Chernetskiy, précité, § 69).

42. Étant donné que le requérant est demeuré, depuis son interpellation, sous le contrôle des autorités, la Cour considère que le Gouvernement se trouve, par conséquent, dans l’obligation de présenter une explication plausible sur la manière dont ces lésions ont été subies. La Cour prend note de la position du Gouvernement qui reconnaît la présence des lésions susmentionnées mais ne fournit aucune explication sur leur origine (paragraphe 33 ci-dessus).

43. Par ailleurs, la Cour observe que le requérant a présenté un récit détaillé et cohérent quant aux multiples violences exercées selon lui sur sa personne par les policiers (paragraphes 8 - 11 ci-dessus). Ce récit concorde avec la nature et la localisation des lésions identifiées par les médecins (paragraphes 11 et 13 ci-dessus). La Cour relève à cet égard que le Gouvernement n’a pas réfuté la version du requérant.

44. Compte tenu des éléments précédents, la Cour conclut que les actes subis par le requérant du 12 au 14 janvier 2005 s’analysent en un traitement inhumain et dégradant et ont emporté violation de l’article 3 de la Convention dans son volet matériel.

b) Sur l’effectivité de l’enquête

45. La Cour considère que, lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’État, de graves sévices illicites et contraires à l’article 3, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’État par l’article 1 de la Convention de « reconnaître à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 102, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII)

46. Certes, il ne s’agit pas d’une obligation de résultat, mais de moyens : l’enquête ne doit pas nécessairement arriver à une conclusion qui coïncide avec la version des faits présentée par le plaignant. Toutefois, elle doit être effective en ce sens qu’elle doit tant pouvoir conduire à l’identification et au châtiment des responsables (voir, parmi beaucoup d’autres, Kopylov c. Russie, no 3933/04, § 132, 29 juillet 2010) que permettre de déterminer si la force utilisée pouvait ou non être justifiée dans les circonstances de l’espèce.

47. Pour qu’une enquête relative à une allégation de mauvais traitements puisse passer pour effective, elle doit être approfondie. Cela signifie que les autorités doivent entreprendre des démarches appropriées pour établir ce qui s’est passé et qu’elles ne doivent pas se fier à des conclusions hâtives et mal fondées pour motiver leurs décisions à l’issue de l’enquête et notamment pour clôturer celle-ci (Assenov et autres, précité, §§ 103 et suiv., et Markaryan c. Russie, no 12102/05, § 55, 4 avril 2013).

48. En l’espèce, la Cour observe qu’il n’y a pas de controverse entre les parties tant sur le nombre et la localisation des lésions corporelles relevées lors de l’examen médical (paragraphe 11 ci‑dessus). La Cour constate en outre que ces lésions ont été subies par le requérant lorsqu’il était sous le contrôle de la police (paragraphes 41 - 42 ci-dessus). Les autorités compétentes russes se trouvaient dès lors dans l’obligation de conduire une enquête effective au sens de cette disposition.

49. Examinant l’enquête préliminaire menée par le service du procureur du district Verkh-Issetski d’Ekaterinbourg, la Cour constate, en premier lieu, que seule une instruction pénale, régie par l’article 146 du code de procédure pénale, aurait été une réponse adéquate aux allégations de mauvais traitements, puisqu’elle aurait permis de déployer toutes les mesures d’instruction prévues par ledit code, tels – entre autres – les interrogatoires, les confrontations, les identifications, les reconstitutions et les expertises. La Cour souligne avoir récemment jugé que le refus des autorités internes d’ouvrir une instruction pénale au sujet d’un grief défendable de mauvais traitements subis entre les mains de la police est révélateur d’un manquement de l’État à son obligation de conduire une enquête effective prévue par l’article 3 de la Convention (Lyapin, précité, §§ 128-140). En l’occurrence, la Cour ne voit aucune raison d’aboutir à un constat différent.

50. En second lieu, la Cour observe que l’autorité chargée de l’enquête n’a à aucun moment ordonné une expertise médicolégale pour consigner les lésions corporelles du requérant et qu’elle n’a pas non plus essayé d’analyser et d’expliquer l’origine de celles identifiées par le médecin de l’hôpital no 36 d’Ekaterinbourg (paragraphe 11 ci-dessus). Ainsi, force est de constater que l’enquête pénale n’a pas rempli le rôle qui lui était imparti d’expliquer de manière convaincante l’origine des lésions corporelles du requérant (voir, mutatis mutandis, Ribitsch c. Autriche, 4 décembre 1995, § 34, série A no 336). La Cour considère dès lors que cette enquête n’a pas été suffisamment approfondie pour satisfaire les critères élaborés par sa jurisprudence.

51. La Cour conclut dès lors que l’instruction pénale menée à la suite de l’allégation du requérant n’a pas rempli la condition d’« effectivité » requise. Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet procédural.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 34 DE LA CONVENTION

52. Le requérant se plaint que l’ouverture et le contrôle du courrier qu’il a adressé à la Cour constituent une entrave à l’exercice efficace de son droit de requête. Il invoque à cet égard l’article 34 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« La Cour peut être saisie d’une requête par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses Protocoles. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à n’entraver par aucune mesure l’exercice efficace de ce droit. »

53. Le Gouvernement soutient que les autorités nationales n’ont pas empêché la correspondance effective du requérant avec la Cour. Il allègue que, à supposer même que des cas isolés d’ouverture de lettres aient eu lieu, ces cas sont insuffisants pour constater une violation de l’article 34 de la Convention. Le requérant réitère son assertion selon laquelle sa communication avec la Cour a été entravée.

54. La Cour rappelle que, pour que le mécanisme de recours individuel instauré par l’article 34 de la Convention soit efficace, il est de la plus haute importance que les requérants, déclarés ou potentiels, soient libres de communiquer avec elle, sans que les autorités ne les pressent en aucune manière de retirer ou modifier leurs griefs (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 130, CEDH 2000‑VII).

55. En l’espèce, la Cour observe que le Gouvernement n’a pas réfuté les allégations du requérant concernant l’ouverture et le contrôle par les autorités pénitentiaires des lettres adressées au greffe et de celles provenant de celui-ci et qu’il n’a pas non plus contesté ses assertions relatives à un retard dans l’envoi du courrier en raison d’un refus de l’administration d’accepter des enveloppes fermées (paragraphes 26 et 27 ci‑dessus).

56. La Cour rappelle qu’il incombe aux autorités nationales d’éviter toute forme de pression visant à dissuader un justiciable d’exercer son droit de requête devant elle. La Cour réitère sa position selon laquelle le retard dans l’envoi du courrier qui lui est destiné constitue un exemple d’une entrave prohibée par la seconde phrase de l’article 34 de la Convention (Polechtchouk c. Russie, no 60776/00, §§ 27-28, 7 octobre 2004).

57. La Cour estime en outre que l’ouverture des lettres adressées au greffe ou provenant de celui-ci ainsi que leur lecture faite d’une manière approfondie en permettant le résumé donnent à l’administration pénitentiaire une possibilité de prendre connaissance du contenu de ces lettres, ce qui peut entraîner un risque de représailles contre la personne concernée (Klyakhin c. Russie, no 46082/99, § 118, 30 novembre 2004). Dans ses arrêts précédents, la Cour a considéré que les agissements susmentionnés constituaient des exemples d’une entrave prohibée par la seconde phrase de l’article 34 de la Convention (Yefimenko c. Russie, no 152/04, §§ 161-165, 12 février 2013, Fetisov et autres c. Russie, nos 43710/07, 6023/08, 11248/08, 27668/08, 31242/08 et 52133/08, §§ 142‑145, 17 janvier 2012, et Kopanitsyn c. Russie, no 43231/04, § 43, 12 mars 2015).

58. En l’espèce, la Cour ne voit pas de raisons de s’écarter de sa jurisprudence précitée, et elle conclut dès lors que les autorités russes ont manqué à leurs obligations au regard de la seconde phrase de l’article 34 de la Convention.

III. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

59. Enfin, le requérant dénonce son arrestation en ce qu’elle aurait été illégale, sa comparution devant le juge des libertés en ce qu’elle aurait été tardive, ses conditions de détention à la maison d’arrêt d’Ekaterinbourg, des mauvais traitements qui lui auraient été infligés par des coaccusés, un vol de ses biens, l’appréciation prétendument erronée des preuves par la justice nationale, ainsi qu’un refus du tribunal d’interroger certains témoins et de prendre en considération des circonstances atténuantes pour prononcer la peine. Le requérant se plaint en outre que le tribunal a pris en considération des aveux qui auraient été obtenus en violation de la loi.

60. Eu égard au contenu du dossier et pour autant qu’ils relèvent de sa compétence, la Cour estime que ces griefs ne révèlent pas de violations des droits consacrés par la Convention et ses Protocoles.

61. Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

62. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

63. Le requérant réclame 505 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il dit avoir subi.

64. Se référant à l’arrêt Popov et Vorobiev c. Russie (no 1606/02, § 110, 23 avril 2009), le Gouvernement estime que la somme réclamée par le requérant est excessive. Il considère que, si la Cour conclut à la violation de la Convention, ce constat constituera en soi une satisfaction équitable suffisante.

65. Au vu des circonstances de l’espèce et eu égard au constat de violation des articles 3 et 34 de la Convention, la Cour considère que l’intéressé a nécessairement connu une détresse, une frustration et un sentiment d’injustice qui ne sauraient être réparés par le seul constat de violation opéré par le présent arrêt. Elle considère toutefois que la somme réclamée est excessive. Eu égard à l’ensemble des éléments dont elle dispose, la Cour estime qu’il y a lieu de fixer à 13 000 EUR la somme à allouer au requérant au titre du dommage moral.

B. Frais et dépens

66. Le requérant demande également 4 700 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. Il demande que cette somme soit versée sur le compte bancaire de sa représentante.

67. Le Gouvernement estime que cette somme est déraisonnable et excessive. Il indique que le requérant n’a pas été représenté au stade de la communication et qu’il n’a présenté aucun décompte fiable confirmant l’étendue du travail accompli par sa représentante.

68. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour juge raisonnable la somme de 3 450 EUR, dont il faut déduire les 850 EUR déjà versés dans le cadre de l’assistance judiciaire. La Cour accorde donc au requérant 2 600 EUR au titre des frais et dépens pour la procédure devant elle, à verser sur le compte bancaire de la représentante du requérant.

C. Intérêts moratoires

69. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 3 de la Convention, et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet matériel ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet procédural ;

4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 34 de la Convention ;

5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

i. 13 000 EUR (treize mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

ii. 2 600 EUR (deux mille six cents euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens, à verser sur le compte bancaire de la représentante du requérant ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 novembre 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stephen PhillipsLuis López Guerra
GreffierPrésident

* * *

[1]1. La copie de cette décision n’a pas été versée au dossier constitué devant la Cour.


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