La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

01/09/2016 | CEDH | N°001-166671

CEDH | CEDH, AFFAIRE WENNER c. ALLEMAGNE, 2016, 001-166671


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE WENNER c. ALLEMAGNE

(Requête no 62303/13)

ARRÊT

STRASBOURG

1er septembre 2016

DÉFINITIF

01/12/2016

Cet arrêt est devenu définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Wenner c. Allemagne,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Ganna Yudkivska, présidente,
Angelika Nußberger,
Khanlar Hajiyev,
Erik Møse,


André Potocki,
Carlo Ranzoni,
Mārtiņš Mits, juges,
et de Milan Blaško, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE WENNER c. ALLEMAGNE

(Requête no 62303/13)

ARRÊT

STRASBOURG

1er septembre 2016

DÉFINITIF

01/12/2016

Cet arrêt est devenu définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Wenner c. Allemagne,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Ganna Yudkivska, présidente,
Angelika Nußberger,
Khanlar Hajiyev,
Erik Møse,
André Potocki,
Carlo Ranzoni,
Mārtiņš Mits, juges,
et de Milan Blaško, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 juillet 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 62303/13) dirigée contre la République fédérale d’Allemagne et dont un ressortissant de cet État, M. Wolfgang Adam Wenner (« le requérant »), a saisi la Cour le 30 septembre 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, a été représenté par Me F. Haas, avocat à Starnberg. Le gouvernement allemand (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. H.‑J. Behrens, du ministère fédéral de la Justice et de la Protection du consommateur.

3. Dans sa requête, M. Wenner reprochait aux autorités d’avoir refusé, d’une part, de lui délivrer un traitement de substitution alors qu’il séjournait en prison, et, d’autre part, de solliciter un expert médical extérieur pour déterminer la nécessité d’une telle thérapie. Il y voyait une violation de l’article 3 de la Convention.

4. Le 17 juin 2014, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1955. Au moment du dépôt de sa requête, il était détenu à la prison de Kaisheim. Il a été libéré par la suite.

A. L’état de santé du requérant et le traitement reçu par lui en détention

6. Le requérant est devenu héroïnomane en 1973, à l’âge de dix-sept ans. Il souffre de l’hépatite C depuis 1975 et il est porteur du VIH depuis 1988. Depuis 2001, il est considéré comme présentant une incapacité à 100 % et perçoit une pension d’invalidité. Au fil du temps, il s’est en vain efforcé de se défaire de sa dépendance en recourant à divers types de traitement (dont cinq cures de désintoxication). De 1991 à 2008, cette dépendance fut traitée par une thérapie de substitution prescrite et supervisée par un médecin. À partir de 2005, le requérant réduisit le dosage de son traitement de substitution (Polamidon) et reprit sa consommation d’héroïne en parallèle.

7. En 2008, alors qu’on le soupçonnait de trafic de stupéfiants, il fut arrêté et placé en détention provisoire à la prison de Kaisheim, où son traitement de substitution fut interrompu contre sa volonté. Le 3 juin 2009, le tribunal régional d’Augsbourg le déclara coupable de trafic de stupéfiants et le condamna à une peine de trois ans et six mois d’emprisonnement, augmentée d’une peine de deux ans et six mois d’emprisonnement liée à une condamnation précédente. Il lui ordonna également de suivre une cure de désintoxication au bout de six mois de détention. Pendant toute cette période, aucune thérapie de substitution ne lui fut délivrée pour lui permettre de traiter sa dépendance à l’héroïne. Le 10 décembre 2009, il fut transféré dans un centre de désintoxication situé à Günzburg, en Bavière, où une thérapie fondée sur l’abstinence lui fut dispensée, sans traitement de substitution d’appoint.

8. Le 19 avril 2010, le tribunal régional de Memmingen mit un terme à sa détention dans le centre de désintoxication et ordonna qu’il fût retransféré à la prison de Kaisheim. Saisie par le requérant, la cour d’appel de Munich confirma cette décision le 25 juin 2010, considérant que, au vu notamment des avis exprimés par les médecins qui l’avaient suivi, on ne pouvait escompter avec une probabilité suffisante qu’il serait possible de le guérir de sa dépendance aux stupéfiants ou de l’empêcher pour longtemps de retomber dans la toxicomanie. Elle retint en particulier qu’il avait consommé de la méthadone en cachette à la clinique et qu’il était peu motivé pour se défaire de sa dépendance à la drogue.

9. Le 30 avril 2010, le requérant fut retransféré à la prison de Kaisheim, où les médecins entreprirent de lui administrer chaque jour différents analgésiques pour soulager les douleurs chroniques dues à la polyneuropathie dont il souffrait. Ses douleurs aux pieds, au cou et à la colonne vertébrale étaient à certaines périodes si fortes qu’il devait passer la majeure partie de son temps au lit.

10. En octobre 2010, à la demande des autorités pénitentiaires, le requérant fut examiné par H., médecin interniste extérieur à la prison, qui ne jugea pas nécessaire de modifier son traitement contre l’hépatite C et le VIH. Concernant les douleurs chroniques de l’intéressé liées à sa longue consommation de stupéfiants et à sa polyneuropathie, H. suggéra en revanche au service médical de la prison d’envisager la possibilité d’un traitement de substitution et déclara qu’il serait opportun dans ce but de faire examiner le requérant par un spécialiste du traitement de la toxicomanie.

11. Le 27 juillet 2011, s’appuyant sur les conclusions écrites du docteur H. et sur les observations et déclarations des médecins et autorités de la prison de Kaisheim, un spécialiste du traitement de la toxicomanie extérieur à la prison, B., produisit un avis rédigé par lui à la demande du requérant, qu’il n’avait toutefois pu examiner. Il y déclarait estimer que, d’un point de vue médical, il convenait de prescrire un traitement de substitution à l’intéressé. Il exposait en particulier que, selon les directives de l’ordre fédéral des médecins relatives au traitement de substitution de la dépendance aux opiacés (Richtlinien der Bundesärztekammer zur Durchführung der substitutionsgestützten Behandlung Opiatabhängiger, ci‑après les « directives de l’ordre des médecins ») du 19 février 2010 (paragraphe 30 ci-dessous), le traitement de substitution était internationalement reconnu comme constituant la meilleure thérapie possible pour les dépendances aux opiacés installées de longue date. Il expliquait que la désintoxication pouvait avoir de graves répercussions sur la santé physique et mentale de la personne concernée et ne devait être tentée que dans les cas de dépendance très récente aux opiacés. Il ajoutait que le traitement de substitution permettait de prévenir une détérioration de l’état de santé du patient et de réduire le risque de décès, particulièrement élevé après une période d’abstinence forcée en détention, mais aussi d’éviter la propagation de maladies infectieuses telles que le VIH et l’hépatite C. Il recommandait enfin que fût examinée la nécessité de prescrire au requérant un autre traitement contre l’hépatite C.

B. La procédure litigieuse

1. La décision des autorités pénitentiaires

12. Le 6 juin 2011, le requérant déposa auprès des autorités pénitentiaires de Kaisheim une demande, qu’il compléta par la suite, dans laquelle il sollicitait la délivrance d’un traitement à base de Diamorphin, de Polamidon ou de tout autre substitut à l’héroïne pour traiter sa dépendance. Il demandait, à titre subsidiaire, que la question de la nécessité d’un tel traitement de substitution fût étudiée par un spécialiste de la toxicomanie.

13. Il arguait que le traitement de substitution était le seul qui fût approprié à son état de santé et qu’il ressortait des directives de l’ordre des médecins que celui qu’il suivait avant son placement en détention était la thérapie recommandée dans son cas et qu’il devait être poursuivi pendant sa détention.

14. S’appuyant sur le rapport du docteur H., il avançait que pareil traitement pourrait considérablement le soulager de ses vives douleurs chroniques d’origine neurologique, comme l’avait fait le traitement du même type qu’il avait suivi précédemment. Il estimait par ailleurs que dans la mesure où sa dépendance à l’héroïne remontait à près de quarante ans, il avait peu de chances de pouvoir mener une vie exempte de drogue à sa sortie de prison et que seule la délivrance d’un traitement de substitution lui permettrait de poursuivre sa réinsertion. Il ajoutait à cet égard que le traitement qu’il suivait avant son placement en détention lui avait permis de mener une vie relativement normale et de suivre une formation d’ingénieur logiciel.

15. Se référant à l’avis du docteur B., le requérant expliquait en outre avoir besoin, pour soigner son hépatite C, d’un traitement à base d’Interferon que son mauvais état de santé physique et mentale lui interdisait de suivre sans un traitement de substitution concomitant. Il avançait également que la substitution permettrait de prévenir la transmission de maladies infectieuses par le biais des seringues qu’il partageait avec d’autres détenus pour leur consommation de stupéfiants et de diminuer le trafic et la consommation incontrôlée de drogues illégales en prison. Considérant enfin que les médecins de la prison ne disposaient pas de connaissances spécialisées dans le traitement de la toxicomanie, il demandait à être examiné par un médecin extérieur.

16. Le 4 octobre 2011, le tribunal régional d’Augsbourg annula pour insuffisance de motifs la première décision de refus que les autorités pénitentiaires avaient opposée à la demande du requérant. Le 16 janvier 2012, celles-ci adoptèrent une nouvelle décision de refus.

17. Elles considérèrent que dispenser un traitement de substitution au requérant n’était ni nécessaire d’un point de vue médical, ni approprié dans l’optique de sa réinsertion. S’appuyant sur la déclaration de S., le médecin de la prison, elles jugèrent en effet que pareil traitement n’était pas nécessaire aux fins de l’article 60 de la loi bavaroise sur l’exécution des peines (paragraphe 27 ci-dessous). Elles observèrent en particulier que, malgré la grave dépendance à l’héroïne de l’intéressé, aucun traitement de substitution n’avait été dispensé au requérant depuis son incarcération. Elles relevèrent également qu’avant de retourner en prison ce dernier avait été placé pendant cinq mois dans un centre de désintoxication, où il avait été traité par des experts médicaux dotés d’une solide expérience dans le traitement de la toxicomanie, lesquels ne lui avaient délivré aucun traitement de substitution et n’avaient pas recommandé la prescription de pareil traitement en prison. Constatant qu’après trois années de détention il ne souffrait plus des symptômes physiques du sevrage, elles considérèrent que son état lié aux infections de l’hépatite C et du VIH était stable et ne nécessitait aucun traitement qui aurait requis une thérapie de substitution d’appoint. Reprenant une suggestion du médecin de la prison, elles conclurent que le requérant devait saisir l’occasion de sa détention pour se sevrer des opiacés, tels que l’héroïne et ses substituts, expliquant qu’il était très difficile d’en obtenir en prison.

18. Concernant la réinsertion sociale du requérant et les soins médicaux qu’il convenait de lui dispenser (articles 2 et 3 de la loi bavaroise sur l’exécution des peines, paragraphe 27 ci-dessous), les autorités pénitentiaires exposèrent que la prescription aux toxicomanes d’une thérapie de substitution visait principalement à prévenir les risques, inexistants selon elles en prison, d’appauvrissement et d’implication des intéressés dans une criminalité liée aux stupéfiants. Elles notèrent en outre que le requérant avait déjà démontré que le traitement de substitution suivi par lui lorsqu’il était libre ne l’avait empêché ni de consommer de la drogue ni de commettre des infractions, ce qu’elles attribuèrent à sa nature, qualifiée par elles d’asociale. Relevant enfin que le requérant avait également consommé de la drogue pendant sa détention, elles conclurent que lui délivrer un traitement de substitution dans ces conditions pourrait mettre sa vie en danger.

2. La procédure devant le tribunal régional d’Augsbourg

19. Le 26 janvier 2012, s’appuyant sur les arguments qu’il avait déjà invoqués devant les autorités pénitentiaires, le requérant contesta la décision de ces dernières devant le tribunal régional d’Augsbourg. Il arguait en particulier que les autorités pénitentiaires de la prison de Kaisheim, où aucun traitement de substitution n’avait jamais été délivré, étaient restées en défaut d’apprécier la nécessité médicale de lui prescrire pareil traitement au regard notamment des directives de l’ordre des médecins, qui établissaient des conditions de prescription qu’il estimait réunies dans son cas. Il exposait également que suivant la réglementation administrative du Bade‑Wurtemberg régissant la délivrance de traitements de substitution en prison, il remplissait les conditions pour obtenir le traitement qu’il réclamait. Il ajoutait que des traitements de substitution étaient dispensés dans les prisons de la plupart des Länder allemands.

20. Le 28 mars 2012, le tribunal régional d’Augsbourg, faisant siens les motifs qui avaient été exposés par les autorités pénitentiaires, rejeta le recours du requérant. Dans les motifs de sa décision, il précisa que même si aucune thérapie de substitution n’avait jamais été prescrite à la prison de Kaisheim, les médecins dudit établissement disposaient d’une formation suffisante pour décider de la nécessité médicale de pareil traitement et qu’il n’y avait donc pas lieu d’obtenir l’opinion d’un spécialiste de la toxicomanie. Il considéra enfin que la réglementation administrative applicable dans le Land du Bade-Wurtemberg était dénuée de pertinence en l’espèce, dès lors que la prison de Kaisheim était située dans le Land de la Bavière.

3. La procédure devant la cour d’appel de Munich

21. Le 4 mai 2012, le requérant saisit la cour d’appel de Munich d’un recours sur des points de droit. Il y arguait que, faute d’avoir examiné de manière suffisante et avec l’aide d’un médecin indépendant spécialisé dans le traitement de la toxicomanie la question de savoir si un traitement de substitution n’était pas nécessaire au regard des directives de l’ordre des médecins, le tribunal régional avait méconnu l’article 60 de la loi bavaroise sur l’exécution des peines et l’article 3 de la Convention. Pour lui, le refus de soulager ses vives douleurs d’origine neurologique par un traitement disponible et nécessaire du point de vue médical s’analysait en un traitement inhumain.

22. Le 9 août 2012, la cour d’appel déclara le recours infondé. Selon elle, le requérant n’avait ni démontré en quoi il avait besoin précisément d’une thérapie de substitution ni apporté la preuve que les médecins de la prison de Kaisheim n’étaient pas qualifiés pour se prononcer sur la nécessité médicale d’un traitement de substitution à l’héroïne. Le requérant forma contre cette décision un recours qui fut également rejeté.

4. La procédure devant la Cour constitutionnelle fédérale

23. Le 10 septembre 2012, le requérant introduisit un recours devant la Cour constitutionnelle fédérale. Il arguait que le refus de lui délivrer une thérapie de substitution, qui seule, selon lui, aurait pu soulager ses douleurs chroniques, accompagner un traitement à base d’Interferon et atténuer son besoin d’héroïne de manière à lui permettre de mener une vie quotidienne « normale » en prison sans être isolé, avait porté atteinte au droit au respect de son intégrité physique que lui garantissait la Loi fondamentale. Il estimait également qu’en ne prenant pas en considération les avis médicaux qu’il avait produits pour démontrer la nécessité d’un traitement de substitution et en ne consultant pas un expert spécialisé indépendant, les juridictions nationales avaient méconnu son droit à être entendu, lui aussi garanti par la Loi fondamentale.

24. Le 10 avril 2013, la Cour constitutionnelle fédérale, par une décision non motivée, refusa d’examiner son recours constitutionnel (dossier no 2 BvR 2263/12).

C. Développements ultérieurs

25. Le 17 novembre 2014, les autorités pénitentiaires de Kaisheim rejetèrent une nouvelle demande du requérant tendant à l’obtention d’un traitement de substitution en vue de sa libération. Elles recommandèrent à l’avocat de l’intéressé de veiller à ce que son client se rendît immédiatement dans un centre de désintoxication à sa sortie de prison afin d’éviter une surdose d’héroïne dès son retour en liberté.

26. Le 3 décembre 2014, le requérant fut libéré. Lors d’un examen médical pratiqué le 5 décembre 2014, il fut contrôlé positif à la méthadone et à la cocaïne. Le médecin confirma qu’un traitement de substitution lui serait dispensé à compter du 8 décembre 2014.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Les dispositions de la loi bavaroise sur l’exécution des peines

27. Les dispositions pertinentes de la loi bavaroise sur l’exécution des peines (Bayerisches Strafvollzugsgesetz) concernant l’examen des demandes de délivrance d’une thérapie de substitution sont ainsi libellées :

Article 2 : Objectifs de l’exécution des peines

« L’exécution d’une peine d’emprisonnement vise à protéger la collectivité de la commission d’autres infractions. Elle doit permettre aux détenus de mener à l’avenir une vie socialement responsable et respectueuse des lois (obligation de traitement). »

Article 3 : Traitement pendant l’exécution d’une peine

« Le traitement comprend toutes mesures propres à favoriser une vie non délinquante à l’avenir. Son objectif est de prévenir la commission de nouvelles infractions et de protéger les victimes (...) »

Partie 8 : Soins médicaux
Article 58 : Règles générales

« 1) La santé physique et mentale du détenu doit être assurée (...) »

Article 60 : Traitement médical

« Tout détenu a droit à un traitement médical si un tel traitement est nécessaire pour diagnostiquer ou soigner une pathologie, prévenir l’aggravation d’une maladie ou soulager des symptômes. Par traitement médical on entend :

1. le traitement dispensé par un médecin,

(...)

4. la fourniture de médicaments, de pansements et de tout autre produit curatif,

(...) »

B. Les dispositions légales et les directives relatives à la délivrance d’un traitement de substitution

28. En vertu de l’article 13 §§ 1 et 3 de la loi sur les stupéfiants (Betäubungsmittelgesetz), les médecins ne peuvent délivrer à un patient des drogues visées par la loi (par exemple de la méthadone) que si leur usage peut être justifié. Le gouvernement fédéral peut adopter un règlement concernant la prescription et la délivrance de telles drogues, y compris la prescription de drogues de substitution aux toxicomanes.

29. L’article 5 de l’ordonnance relative à la prescription de stupéfiants (Betäubungsmittel-Verschreibungsverordnung), adoptée en application de l’article 13 de la loi sur les stupéfiants, fixe des règles pour la prescription de telles substances dans le cadre d’un traitement de substitution. Aux termes de l’article 5 § 1, la prescription de drogues de substitution à un toxicomane vise à traiter sa dépendance, à le sevrer graduellement et à améliorer et stabiliser son état de santé. Elle peut également servir de thérapie d’appoint au traitement d’une maladie grave dont l’intéressé peut être atteint en plus de sa toxicomanie. L’article 5 § 2 prévoit qu’un médecin ne peut prescrire de drogue de substitution dans les conditions établies par l’article 13 de la loi sur les stupéfiants que si rien n’indique que le patient consomme des substances dont la nature ou la quantité pourraient compromettre les objectifs du traitement de substitution. En vertu de l’article 5 § 11, l’ordre fédéral des médecins peut adopter des directives pour codifier l’état des connaissances médicales établies concernant les différents aspects des traitements de substitution. La conformité à l’état des connaissances médicales est présumée dès lors et pour autant que les directives en la matière ont été appliquées.

30. Agissant sur le fondement de l’article 5 § 11 de l’ordonnance relative à la prescription de stupéfiants, l’ordre fédéral des médecins a émis le 19 février 2010 ses directives concernant le traitement de substitution de la dépendance aux opiacés. Leur préambule précise que la dépendance aux opiacés est une maladie chronique grave qui requiert des soins médicaux. Il indique que le traitement de substitution est une forme scientifiquement éprouvée de thérapie pour les cas de dépendance manifeste aux opiacés, qui a pour but d’assurer la survie du patient, une réduction de sa consommation éventuelle d’autres drogues, la stabilisation de son état de santé et le traitement d’autres pathologies dont il peut être atteint, sa participation à la vie sociale et professionnelle et une vie exempte de drogue. L’article 2 des directives prévoit que le traitement de substitution est indiqué dans les cas de dépendance manifeste aux opiacés telle que définie par la classification internationale des maladies si, eu égard aux circonstances, il apparaît qu’il a plus de chances de succès que des thérapies fondées sur l’abstinence. Dans certains cas où cela apparaît justifié par des raisons particulières, un traitement de substitution peut également être prescrit à des toxicomanes en phase d’abstinence pour autant qu’ils se trouvent dans un environnement protégé, telle une prison. L’article 8 des directives prévoit qu’en cas d’incarcération la continuité du traitement de substitution doit être assurée par l’établissement où le patient est détenu. En vertu de l’article 12, le traitement de substitution doit être interrompu s’il s’accompagne d’une consommation continue et problématique d’autres substances dangereuses.

C. Recherche sur le traitement de substitution

31. Publiée en 2011, une étude commandée par le ministère fédéral de la Santé et réalisée par l’Université de Dresde sur les indices, les modérateurs et l’impact des traitements de substitution (l’étude PREMOS) confirme que la dépendance aux opiacés est une maladie chronique grave. Elle rappelle que le traitement de substitution a été testé pour la première fois aux États‑Unis en 1949 et qu’il est, depuis lors, considéré comme la meilleure thérapie possible pour traiter la dépendance aux opiacés. L’un des traitements médicamenteux les plus communément utilisés pour la thérapie de substitution est la méthadone, un opioïde de synthèse qui possède d’importantes propriétés analgésiques. Le traitement de substitution a prouvé son efficacité à long terme en ce qu’il permet la réalisation de ses objectifs premiers (à savoir la continuité du traitement, la survie du patient, la réduction de sa consommation de drogue, la stabilisation de la comorbidité et la participation sociale de l’intéressé). Selon cette étude, il est toutefois rare de parvenir à une abstinence à long terme de la consommation d’opiacés (moins de 4 % des dépendants aux opiacés examinés y parviennent) et cette abstinence est associée à des risques considérables (notamment de décès de la personne concernée). C’est pourquoi l’arrêt du traitement de substitution ne doit être envisagé que si le patient a une motivation stable et que s’il bénéficie d’un traitement et d’un environnement psycho-social adéquats (pp. 4-15 et 125-133 de l’étude).

III. LES DOCUMENTS PERTINENTS DU CONSEIL DE L’EUROPE

32. Le Comité européen pour la prévention de la torture et des traitements et peines inhumains ou dégradants (CPT) du Conseil de l’Europe publie les « normes du CPT », qui sont des résumés des chapitres « de fond » de ses rapports généraux annuels. Dans les normes du CPT telles qu’elles existaient au moment de la détention du requérant (CPT/Inf/E (2002) 1 ‑ Rev. 2010), lesquelles n’ont depuis lors pas été modifiées relativement aux questions qui sont pertinentes en l’espèce (CPT/Inf/E (2002) 1 ‑ Rev. 2015), le CPT émettait les conclusions et recommandations suivantes :

« Services de santé dans les prisons

Extrait du 3e rapport général du CPT [CPT/Inf(93)12], publié en 1992

31. (...) le CPT souhaite exprimer clairement son attachement au principe général – déjà reconnu dans la plupart des pays visités par le Comité à ce jour, voire dans tous – que les détenus doivent bénéficier du même niveau de soins médicaux que la population vivant en milieu libre. Ce principe repose sur les droits fondamentaux de l’individu (...).

Équivalence des soins

i) médecine générale

38. Le service de santé pénitentiaire doit être en mesure d’assurer les traitements médicaux et les soins infirmiers, ainsi que les régimes alimentaires, la physiothérapie, la rééducation ou toute autre prise en charge spéciale qui s’impose, dans des conditions comparables à celles dont bénéficie la population en milieu libre. Les effectifs en personnel médical, infirmier et technique, ainsi que la dotation en locaux, installations et équipements, doivent être établis en conséquence. »

33. La recommandation Rec(2006)2 du Comité des Ministres aux États membres sur les Règles pénitentiaires européennes, adoptée par le Comité des Ministres le 11 janvier 2006, lors de la 952e réunion des Délégués des Ministres (« les Règles pénitentiaires européennes »), prévoit un cadre de principes directeurs pour le traitement des personnes privées de liberté. Les extraits pertinents de la Partie III de l’annexe à la Recommandation, relative à la « Santé », sont ainsi libellés :

« Organisation des soins de santé en prison

(...) 40.3 Les détenus doivent avoir accès aux services de santé proposés dans le pays sans aucune discrimination fondée sur leur situation juridique.

40.4 Les services médicaux de la prison doivent s’efforcer de dépister et de traiter les maladies physiques ou mentales, ainsi que les déficiences dont souffrent éventuellement les détenus.

40.5 À cette fin, chaque détenu doit bénéficier des soins médicaux, chirurgicaux et psychiatriques requis, y compris ceux disponibles en milieu libre. »

34. La Recommandation R (98) 7 du Comité des ministres aux États membres relative aux aspects éthiques et organisationnels des soins de santé en milieu pénitentiaire, adoptée par le Comité des Ministres le 8 avril 1998, lors de la 627e réunion des Délégués des Ministres, prévoit ce qui suit dans son annexe :

« 7. L’administration pénitentiaire devrait faire le nécessaire pour établir les contacts et la collaboration qui s’imposent avec les institutions médicales publiques et privées. Dans la mesure où certains détenus toxicomanes, alcooliques ou dépendants aux médicaments ne peuvent pas être traités de façon appropriée dans les prisons, il convient d’envisager de faire appel à des consultants extérieurs, faisant partie des services d’aide spécialisés œuvrant au sein de la communauté en général, qui pourront donner des conseils, voire assurer des soins. (...)

Équivalence des soins

10. La politique de santé en milieu carcéral devrait être intégrée à la politique nationale de santé et être compatible avec elle. Un service de santé en milieu pénitentiaire devrait pouvoir dispenser des soins médicaux, psychiatriques et dentaires, et mettre en œuvre des programmes d’hygiène et de traitement préventif, dans des conditions comparables à celles dont bénéficie le reste de la population. Les médecins exerçant en milieu pénitentiaire devraient pouvoir faire appel à des spécialistes. Si un second avis est nécessaire, il incombe au service de santé de le solliciter. (...)

45. Le traitement des symptômes de sevrage de la toxicomanie, de l’alcoolisme et de la dépendance aux médicaments dans les établissements pénitentiaires devrait s’effectuer de la même manière que dans le milieu extérieur à la prison. »

35. Selon le Document d’orientation sur la prévention des risques et la réduction des dommages liés à l’usage de substances psychoactives, adopté en novembre 2013 par les correspondants permanents du Groupe de coopération en matière de lutte contre l’abus et le trafic illicite des stupéfiants (Groupe Pompidou) du Conseil de l’Europe (P-PG (2013) 20), on prend de plus en plus conscience que la dépendance aux drogues doit être appréhendée et traitée comme une maladie chronique que l’on peut prévenir, traiter et guérir. Dans le même temps, les différents types de mesures applicables, leur acceptation politique, leur interprétation et leur accessibilité varient toujours d’un pays à l’autre. En dépit de ces différences, on s’accorde en général à estimer que les politiques axées sur l’abstinence et le rétablissement doivent être complétées par des mesures qui peuvent réellement réduire les risques et les dommages liés à la consommation de substances psychoactives (ibid., § 10).

IV. DONNÉES STATISTIQUES PERTINENTES

36. Selon les données recueillies par l’organisation non gouvernementale Harm Reduction International (HRI), quarante et un États membres du Conseil de l’Europe avaient en 2012 recours à des programmes de thérapie de substitution aux opiacés. Il n’en existait pas à Andorre, à Monaco, dans la Fédération de Russie et en Turquie (mais ils ont été introduits en 2015 dans ce dernier pays) ; aucune donnée statistique n’était disponible concernant le Liechtenstein et Saint-Marin. En 2012, des programmes de ce type étaient également disponibles en prison dans trente États membres du Conseil de l’Europe, mais tel n’était pas le cas dans quinze États membres (Andorre, Arménie, Azerbaïdjan, Bosnie‑Herzégovine, Bulgarie, Chypre, Estonie, Grèce, Islande, Lituanie, Monaco, Fédération de Russie, République Slovaque, Turquie et Ukraine) ; aucune donnée statistique n’était disponible concernant le Liechtenstein et Saint‑Marin. En 2015, de tels programmes ont également été introduits en prison en Bulgarie, en Estonie, en Turquie et en Ukraine.

37. Les données de HRI pour 2012 correspondent à celles publiées la même année par l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT), l’une des agences décentralisées de l’Union européenne, dans son étude intitulée « Prisons et toxicomanie en Europe : le problème et les solutions », qui contient des données concernant tous les États (alors) membres de l’Union européenne, ainsi que la Croatie, la Turquie et la Norvège.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

38. Le requérant soutient que les refus de lui délivrer un traitement de substitution pendant son séjour en prison, qu’il estime lui avoir causé d’importantes souffrances et avoir eu des répercussions sur son état de santé, et de solliciter un expert médical extérieur pour déterminer la nécessité d’une thérapie de substitution, s’analysent en un traitement inhumain. Il invoque l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

39. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

40. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée, au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention, et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Le requérant

41. Le requérant voit dans le refus de lui délivrer un traitement de substitution pendant son séjour en prison, que les autorités lui ont opposé sans avoir consulté un expert médical extérieur, un traitement inhumain contraire à l’article 3 de la Convention.

42. Il soutient que le traitement de substitution était la seule thérapie appropriée à son état et qu’en le lui refusant les autorités ont outrepassé la marge d’appréciation dont elles jouissent en matière de délivrance de soins médicaux aux détenus et ainsi manqué aux obligations positives qui leur incombaient en vertu de l’article 3.

43. À l’appui de cet argument, il expose qu’il est dépendant de l’héroïne depuis près de quarante ans et que la cour d’appel de Munich elle-même, dans sa décision du 25 juin 2010 (paragraphe 8 ci-dessus), a estimé qu’il n’avait guère de chances de jamais pouvoir vivre pendant une longue période sans consommer de drogue. Il ajoute qu’à l’époque de son incarcération en 2008 il suivait un traitement de substitution de manière ininterrompue depuis 1991.

44. Il plaide que le traitement de ses vives douleurs d’origine neurologique nécessitait une thérapie de substitution, qui avait prouvé son efficacité sur lui par le passé. À l’inverse, le recours à de simples analgésiques se serait dans son cas révélé inefficace, et donc insuffisant. Il ajoute qu’une thérapie de substitution lui aurait permis d’atténuer son besoin d’héroïne, de soigner correctement l’autre maladie grave dont il souffrait, l’hépatite C, par un traitement à base d’Interferon, et de mener une vie quotidienne « normale » comme avant son incarcération. En lui refusant, illégalement selon lui, pareil traitement, les autorités l’auraient contraint à endurer de vives souffrances physiques et mentales.

45. Il reproche par ailleurs aux autorités de ne pas avoir examiné de manière suffisante la nécessité de lui délivrer une thérapie de substitution. Il considère que les médecins de la prison de Kaisheim, où aucun traitement de substitution n’avait jamais été prescrit, ne disposaient pas de la formation et de l’expérience professionnelles nécessaires pour établir la nécessité d’un tel traitement et qu’un expert médical indépendant aurait dû être consulté sur cette question, comme il l’avait demandé tout au long des procédures devant les juridictions nationales.

46. Il ajoute que le médecin de la prison et les juridictions n’ont pas pris en compte, ni même mentionné, les dispositions applicables à la délivrance d’un traitement de substitution (article 13 de la loi sur les stupéfiants, combiné avec l’article 5 de l’ordonnance relative à la prescription de stupéfiants et avec les directives de l’ordre fédéral des médecins relatives au traitement de substitution de la dépendance aux opiacés). Or les conditions encadrant la prescription de pareil traitement auraient été satisfaites en l’espèce puisque la prescription d’un traitement de substitution aurait pu d’après lui servir de thérapie d’appoint au traitement nécessaire des pathologies graves dont il souffrait en plus de sa dépendance (hépatite C, VIH et polyneuropathie), cas envisagé par l’article 5 § 1 de l’ordonnance relative à la prescription de stupéfiants, et que rien n’aurait par ailleurs indiqué qu’il risquât de consommer en prison des substances dont la nature ou la quantité auraient pu compromettre les objectifs du traitement de substitution, restriction prévue par l’article 5 § 2 de la même ordonnance. Au surplus, l’interruption de son traitement de substitution au moment de son incarcération aurait été contraire à l’article 8 des directives de l’ordre des médecins.

47. Le requérant voit enfin dans le refus de tout traitement de substitution auquel il s’est heurté une discrimination par rapport aux héroïnomanes non incarcérés ou à ceux incarcérés dans le Land du Bade-Wurtemberg, qui ont la possibilité d’obtenir un traitement de substitution conformément aux directives médicales pertinentes. Il estime que la substitution lui a été refusée pour des questions de principe et pour des raisons idéologiques dépassées plus que pour des raisons médicales.

b) Le Gouvernement

48. Le Gouvernement soutient que le refus d’un traitement de substitution qui fut opposé au requérant pendant son séjour en prison sans consultation d’un expert médical extérieur n’a pas emporté violation de l’article 3 de la Convention.

49. Il estime que le requérant a obtenu en détention les soins médicaux requis et qu’il ne peut prétendre que le traitement de substitution était nécessaire au vu de son état, et encore moins qu’il s’agissait de la seule thérapie appropriée. Il approuve au contraire la conclusion du médecin de la prison selon laquelle aucune raison médicale n’imposait un traitement de substitution, et il ajoute que pareil traitement n’était pas non plus nécessaire à la réalisation des buts que poursuivait l’exécution d’une peine d’emprisonnement et qu’il aurait même risqué de compromettre l’objectif de réinsertion du requérant poursuivi en prison et de l’empêcher de mener une vie exempte de drogue. Il juge donc que le refus du traitement de substitution opposé au requérant en l’espèce relevait de la marge d’appréciation dont tout État jouit lorsqu’il s’agit de choisir entre différents traitements médicaux possibles pour un détenu, d’autant que les pathologies dont souffrait le requérant n’avaient pas été causées par l’action de l’État.

50. Le Gouvernement expose que le requérant fut dûment examiné par le médecin de la prison et qu’il bénéficia pendant son incarcération de l’ensemble des soins médicaux visés aux articles 58 et 60 de la loi bavaroise sur l’exécution des peines (paragraphe 27 ci-dessus). Le personnel médical de la prison aurait dispensé des traitements appropriés, notamment des analgésiques et une prise en charge psychiatrique, pour soulager ses douleurs chroniques et soigner sa dépendance. Des médecins spécialisés l’auraient examiné et lui auraient prescrit les traitements médicaux requis pour les infections du VIH et de l’hépatite C dont il était atteint. Son état de santé aurait été stable pendant son séjour en prison et il n’aurait plus souffert des symptômes physiques du sevrage à l’époque des faits.

51. Le Gouvernement doute par ailleurs que l’on puisse considérer qu’étaient satisfaites en l’espèce les conditions applicables à la délivrance d’un traitement de substitution, telles qu’établies par l’article 13 de la loi sur les stupéfiants combiné avec l’article 5 de l’ordonnance relative à la prescription de stupéfiants et les directives de l’ordre des médecins (paragraphes 28-30 ci-dessus). Il estime en effet, d’une part, que, contrairement aux exigences de l’article 5 § 1 de l’ordonnance relative à la prescription de stupéfiants, le requérant ne cherchait pas à se sevrer graduellement, et, d’autre part, qu’il fallait s’attendre à ce que, comme il l’avait fait par le passé, l’intéressé continue, au risque de sa vie, à consommer en plus de son traitement de substitution des substances, notamment de l’héroïne, dont la nature et la quantité auraient pu compromettre les objectifs dudit traitement, hypothèse qui, en vertu de l’article 5 § 2 de l’ordonnance, excluait la prescription d’un traitement de substitution. Il ajoute que, selon les directives de l’ordre fédéral des médecins, un traitement de substitution ne pouvait être délivré en prison que dans certains cas où des raisons particulières le justifiaient, condition que les médecins de la prison auraient jugée non remplie dans le cas du requérant.

52. Le Gouvernement concède qu’une étude menée récemment à la demande du ministère fédéral de la Santé (paragraphe 31 ci-dessus) a révélé qu’il est rare en pratique de parvenir à une abstinence stable de la consommation d’opiacés et qu’il s’agit d’un objectif de traitement peu réaliste à long terme. Il indique toutefois que, selon les conclusions des experts, l’abstinence peut malgré tout être un but légitime du traitement de substitution s’il est fixé d’un commun accord entre le médecin et son patient.

53. Il plaide par ailleurs que les autorités ont examiné de manière suffisante la nécessité de délivrer au requérant un traitement de substitution. Il souligne qu’avant d’être incarcéré à la prison de Kaisheim, le requérant avait été détenu au centre de désintoxication de Günzburg, où des spécialistes du traitement de la toxicomanie avaient considéré qu’il n’était pas nécessaire de lui dispenser pareil traitement. Il indique en outre que les juridictions nationales ont pu vérifier que l’un des médecins ayant traité le requérant en prison avait déjà eu l’occasion de prescrire des traitements de substitution à plusieurs reprises lorsqu’il était employé dans le Land de Basse-Saxe et qu’il disposait donc des qualifications et de l’expérience professionnelles nécessaires pour apprécier la nécessité de délivrer ce type de traitement à l’intéressé. Il argue enfin qu’en sa qualité de détenu le requérant n’avait le droit de choisir librement ni son traitement médical ni son médecin traitant et qu’il ne pouvait donc pas demander à être examiné et traité par un médecin extérieur.

2. Appréciation de la Cour

a) Récapitulatif des principes pertinents

54. La Cour rappelle que pour tomber sous le coup de l’interdiction prévue par l’article 3 de la Convention, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (voir, entre autres, Blokhin c. Russie [GC], no 47152/06, § 135, CEDH 2016, et les références qui s’y trouvent citées).

55. La Cour rappelle également que l’article 3 de la Convention impose à l’État de s’assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions qui sont compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités d’exécution de la mesure ne soumettent pas l’intéressé à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention et que, eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, la santé et le bien-être du prisonnier sont assurés de manière adéquate, notamment par l’administration des soins médicaux requis (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 94, CEDH 2000‑XI, McGlinchey et autres c. Royaume-Uni, no 50390/99, § 46, CEDH 2003‑V, et Farbtuhs c. Lettonie, no 4672/02, § 51, 2 décembre 2004). En la matière, la question du caractère « approprié » ou non des soins médicaux est la plus difficile à trancher. Les soins dispensés en milieu carcéral doivent être appropriés, c’est-à-dire d’un niveau comparable à celui que les autorités de l’État se sont engagées à fournir à l’ensemble de la population. Toutefois, cela n’implique pas que soit garanti à tout détenu le même niveau de soins médicaux que celui des meilleurs établissements de santé extérieurs au milieu carcéral (voir, entre autres, Blokhin, précité, § 137).

56. La Cour a également précisé à cet égard qu’il est essentiel pour un détenu souffrant d’une maladie grave d’être soumis à un examen approprié de son état de santé par un spécialiste de la pathologie en question afin que puisse lui être délivré le traitement approprié (comparer avec Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, §§ 115-116, CEDH 2001‑III, concernant un détenu malade mental, Khoudobine c. Russie, no 59696/00, §§ 95-96, CEDH 2006‑XII (extraits), concernant un détenu souffrant de diverses maladies chroniques, dont l’hépatite C et le VIH, et Testa c. Croatie, no 20877/04, §§ 51-52, 12 juillet 2007, concernant un détenu atteint d’une hépatite C chronique).

57. Les autorités pénitentiaires doivent délivrer au détenu la thérapie correspondant au diagnostic établi (Poghossian c. Géorgie, no 9870/07, § 59, 24 février 2009), telle que prescrite par des médecins compétents (Xiros c. Grèce, no 1033/07, § 75, 9 septembre 2010). En cas d’avis médicaux divergents sur le traitement approprié à l’état de santé du détenu, les autorités pénitentiaires et les juridictions nationales peuvent devoir, pour s’acquitter de leur obligation positive découlant de l’article 3, solliciter l’avis d’un expert médical spécialisé (comparer avec Xiros c. Grèce, précité, §§ 87 et 89-90, et Budanov c. Russie, no 66583/11, § 73, 9 janvier 2014). Le refus par les autorités de permettre à un détenu souffrant d’une pathologie grave de bénéficier d’une assistance médicale spécialisée et indépendante à sa demande est un élément que la Cour doit prendre en compte dans son appréciation du respect de l’article 3 par l’État (comparer, par exemple, avec Sarban c. Moldova, no 3456/05, § 90, 4 octobre 2005).

58. Sensible à la nature subsidiaire de sa mission, la Cour rappelle par ailleurs qu’il ne lui appartient pas de se prononcer sur des questions relevant exclusivement du champ de l’expertise médicale ni d’établir si un requérant a de fait demandé un traitement particulier ou si le choix des traitements reflétait ses besoins (Oukhan c. Ukraine, no 30628/02, § 76, 18 décembre 2008, et Sergey Antonov c. Ukraine, no 40512/13, § 86, 22 octobre 2015). Toutefois, eu égard à la vulnérabilité des personnes placées en détention, c’est au Gouvernement qu’il incombe d’apporter des éléments crédibles et convaincants pour démontrer que le requérant a reçu des soins médicaux complets et appropriés en détention (Sergey Antonov, précité, ibidem).

b) Application de ces principes au cas d’espèce

59. La Cour doit trancher la question de savoir si, à la lumière des principes précités, l’État défendeur s’est acquitté de l’obligation positive que l’article 3 de la Convention mettait à sa charge de veiller à ce que la santé du requérant fût assurée de manière adéquate pendant sa détention en lui dispensant des soins médicaux d’un niveau comparable à celui que les autorités de l’État s’étaient engagées à fournir à l’ensemble de la population.

60. Elle observe que les parties ne s’accordent pas sur le point de savoir si, en l’espèce, la thérapie de substitution doit être considérée comme un traitement médical qui devait impérativement être délivré au requérant pour que l’État pût être réputé avoir honoré l’obligation mentionnée ci-dessus.

61. Elle admet que les États disposent d’une certaine marge d’appréciation lorsqu’il s’agit de choisir entre différentes catégories de traitement appropriées pour soigner les pathologies d’un détenu. Cela vaut particulièrement lorsque la recherche médicale n’apporte pas des réponses univoques quant au point de savoir lequel de deux ou plusieurs traitements possibles est le plus adapté au patient concerné. Instruite par les éléments du dossier, la Cour a conscience que le traitement de substitution à base de méthadone consiste à remplacer une drogue illicite par un opioïde de synthèse. Même si les traitements de substitution se sont répandus dans les États membres du Conseil de l’Europe au cours de ces dernières années, les mesures à prendre pour traiter la toxicomanie sont toujours sujettes à controverse. La marge d’appréciation des États quant au choix du traitement médical à dispenser à un détenu malade vaut en principe également lorsqu’il s’agit de choisir, pour soigner un détenu toxicomane, entre une thérapie fondée sur l’abstinence et une thérapie de substitution, comme lorsqu’il s’agit de définir une politique générale dans ce domaine, du moment que l’État respecte les normes fixées par la Convention en matière de soins médicaux.

62. La Cour considère qu’elle n’a pas en l’espèce à se prononcer sur le point de savoir si le requérant avait ou non effectivement besoin d’une thérapie de substitution. Sa tâche consiste plutôt à déterminer si l’État défendeur a ou non produit des éléments crédibles et convaincants pour démontrer que l’état de santé du requérant et la question du choix du traitement à lui administrer ont été correctement appréciés et que l’intéressé a par la suite bénéficié de soins médicaux complets et appropriés pendant sa détention.

63. Dans ce contexte, elle note qu’un certain nombre d’éléments sérieux montrent que le traitement de substitution pouvait être considéré comme la thérapie requise par l’état de santé du requérant. Tout d’abord, nul ne conteste que ce dernier présentait de longue date une accoutumance manifeste aux opiacés. À l’époque des décisions des autorités nationales, il était héroïnomane depuis près de quarante ans. Toutes les tentatives qu’il avait entreprises pour vaincre sa dépendance, dont cinq cures de désintoxication dans des structures spécialisées, avaient échoué. Au vu de l’ensemble de ces circonstances, une juridiction nationale a même confirmé, au cours d’une procédure liée à celles incriminées en l’espèce, que l’on ne pouvait pas escompter avec une probabilité suffisante qu’il serait possible de guérir l’intéressé de sa dépendance aux stupéfiants ou de l’empêcher pour longtemps de retomber dans la toxicomanie (paragraphe 8 ci-dessus). De plus, il est constant que le requérant souffrait de douleurs chroniques liées à sa longue consommation de drogue et à sa polyneuropathie.

64. Avant d’être incarcéré, le requérant avait reçu pendant dix-sept ans, de 1991 à 2008, une thérapie de substitution prescrite et supervisée par un médecin pour sa dépendance à l’héroïne. La Cour observe à cet égard que les directives nationales pertinentes, à savoir les directives relatives au traitement de substitution de la dépendance aux opiacés, qui avaient été adoptées par l’ordre fédéral des médecins le 19 février 2010 en application de l’article 5 § 11 de l’ordonnance relative à la prescription de stupéfiants, indiquaient que la dépendance aux opiacés était une maladie chronique grave qui requérait des soins médicaux. Elles précisaient également que l’efficacité du traitement de substitution dans les cas de dépendance manifeste aux opiacés était scientifiquement éprouvée (paragraphe 30 ci‑dessus). La Cour relève par ailleurs que, selon une étude commandée par le ministère allemand de la Santé, le traitement de substitution devait être considéré comme une technique bien établie et comme la meilleure thérapie possible pour traiter ce type de dépendance (paragraphe 31 ci-dessus). Les données statistiques produites devant la Cour montrent que, à l’époque des procédures incriminées, sur les quarante-sept États membres du Conseil de l’Europe, quarante et un avaient mis en place des programmes de thérapie de substitution aux opiacés et trente procuraient également ce type de traitement aux détenus (paragraphes 36-37 ci-dessus).

65. La Cour observe que le Gouvernement ne conteste pas que cette forme de thérapie est en principe disponible à l’extérieur comme à l’intérieur des prisons allemandes et qu’elle est effectivement administrée aux détenus dans plusieurs Länder autres que la Bavière. Les dispositions applicables du droit interne (l’article 13 de la loi sur les stupéfiants, combiné avec l’article 5 de l’ordonnance relative à la prescription de stupéfiants et l’article 8 des directives de l’ordre des médecins) précisent, en particulier, qu’en cas d’incarcération la continuité du traitement de substitution commencé à l’extérieur de la prison doit être garantie par l’établissement dans lequel le patient est détenu (paragraphe 30 ci-dessus).

66. La Cour note que cette pratique est conforme aux principes énoncés par le Conseil de l’Europe relativement aux services de santé dans les prisons. Tant les normes du CPT que la Recommandation Rec(2006)2 du Comité des ministres sur les Règles pénitentiaires européennes (qui ne concerne pas spécifiquement le traitement de la toxicomanie) et la Recommandation R (98) 7 du Comité des ministres relative aux aspects éthiques et organisationnels des soins de santé en milieu pénitentiaire posent le principe de l’équivalence des soins, qui garantit aux détenus des soins médicaux dispensés dans des conditions comparables à celles dont bénéficie la population en milieu libre et un accès aux services de santé proposés dans le pays sans aucune discrimination fondée sur leur situation juridique (paragraphes 32 à 34 ci-dessus et, pour la définition donnée par la Cour, paragraphe 55 ci-dessus).

67. La Cour observe par ailleurs que les médecins qui avaient prescrit une thérapie de substitution au requérant avant son incarcération n’ont pas été les seuls à juger ce traitement nécessaire dans son cas. Après avoir examiné le requérant à la demande des autorités pénitentiaires, un médecin interniste extérieur à la prison, H., suggéra au service médical de la prison de reconsidérer son refus de lui prescrire un tel traitement (paragraphe 10 ci-dessus). En outre, un médecin spécialisé dans le traitement de la toxicomanie, B., confirma également que d’un point de vue médical il convenait de dispenser un traitement de substitution au requérant, même s’il ne put se prononcer que sur la base des conclusions écrites du docteur H. (paragraphe 11 ci-dessus).

68. La Cour ajoute que le fait que le requérant se soit vu prescrire et délivrer un traitement de substitution immédiatement après sa remise en liberté indique clairement que cette thérapie pouvait être considérée comme étant celle que requérait l’état de santé de l’intéressé.

69. Elle renvoie sur ce point à sa jurisprudence selon laquelle c’est au Gouvernement qu’il incombe d’apporter des éléments convaincants pour prouver que le requérant a reçu des soins médicaux complets et appropriés en détention (paragraphe 58 ci-dessus). Elle note que la thérapie fondée sur l’abstinence constituait un changement radical par rapport au traitement qui avait été dispensé au requérant pendant dix-sept ans avant son incarcération et que les juridictions nationales, s’appuyant sur l’opinion des médecins qui avaient traité l’intéressé au centre de désintoxication, ont considéré que cette thérapie avait échoué. Elle considère que dans ces conditions les autorités internes avaient l’obligation d’apprécier avec un soin particulier si le maintien d’un traitement orienté vers l’abstinence devait être considéré comme la réponse médicale appropriée.

70. La Cour tient également compte à cet égard de l’argument des autorités selon lequel, au moment où le requérant fut transféré du centre de désintoxication à la prison de Kaisheim et sollicita un traitement de substitution, cela faisait plusieurs mois que ce type de traitement ne lui était plus dispensé et il ne souffrait plus des symptômes physiques du sevrage. Elle considère toutefois que cet élément n’implique pas automatiquement qu’un traitement de substitution n’était plus nécessaire. L’état de santé du requérant pendant sa détention se caractérisait, en particulier, par des douleurs chroniques qui étaient indépendantes des symptômes physiques du sevrage dont il avait souffert auparavant. En outre, il ressort du dossier que le traitement à base de Polamidon fut interrompu contre sa volonté au début de sa détention et que, pendant son séjour au centre de désintoxication, un traitement fondé sur l’abstinence sans thérapie de substitution d’appoint lui fut dispensé. Or il semble que pareille interruption était contraire aux dispositions des directives de l’ordre des médecins susmentionnées (paragraphe 30 ci-dessus). Les autorités ne peuvent donc pas invoquer une situation qu’elles ont elles-mêmes engendrée. Par ailleurs, étant donné que, de l’avis même des médecins qui avaient traité le requérant au centre de désintoxication et des juridictions nationales (paragraphe 8 ci-dessus), la thérapie fondée sur l’abstinence avait échoué, les autorités auraient dû examiner une nouvelle fois la question de savoir de quelle thérapie le requérant avait besoin.

71. La Cour considère par ailleurs que les conclusions ci-dessus ne sont pas remises en cause par l’argument du Gouvernement selon lequel la thérapie de substitution serait allée à l’encontre de l’objectif consistant à favoriser la réinsertion du requérant en le sevrant en prison de manière à lui permettre de mener une vie exempte de drogue une fois libéré. Pour la Cour, pareil objectif est en principe un but légitime pouvant être pris en considération dans le cadre de l’appréciation de la nécessité de tel ou tel traitement médical pour un toxicomane. Toutefois, la Cour observe qu’en l’espèce, avant de refuser de délivrer au requérant un traitement de substitution dans le cadre des procédures incriminées, les autorités elles‑mêmes ont considéré que, compte tenu de son passé de dépendance aux drogues, on ne pouvait raisonnablement s’attendre à ce qu’il pût atteindre pareil objectif. En particulier, lorsqu’elle confirma qu’il convenait de mettre un terme au traitement du requérant dans un centre de désintoxication, la cour d’appel, après avoir consulté les médecins qui avaient traité le requérant dans le centre, jugea que l’on ne pouvait pas escompter avec une probabilité suffisante qu’il serait possible de le guérir de sa dépendance aux stupéfiants (paragraphe 8 ci-dessus).

72. L’appréciation des autorités à cet égard est également confirmée par la recherche médicale, qui montre qu’une abstinence stable des opiacés est un phénomène rare et qu’elle ne devrait être recherchée, dans les cas de dépendance manifeste aux opiacés, que si le patient est motivé pour atteindre cet objectif (paragraphe 31 ci-dessus), ce qui n’était clairement pas le cas du requérant à l’époque des faits. Le refus d’un traitement de substitution ne pouvait donc pas être fondé sur cet objectif inatteignable.

73. La Cour prend également note de l’argument du Gouvernement selon lequel la délivrance d’un traitement de substitution au requérant aurait mis sa vie en danger, dans la mesure où il risquait de consommer d’autres drogues illégales en prison, ce qui aurait également été contraire aux conditions établies par l’article 5 § 2 de l’ordonnance relative à la prescription de stupéfiants pour la délivrance d’un traitement de substitution. La Cour considère toutefois que cet argument se trouve quelque peu contredit par un autre, qui avait été avancé par les autorités pour justifier leur refus de délivrer le traitement litigieux au requérant, à savoir qu’il était très difficile d’obtenir des opiacés en prison. Elle observe qu’en tout état de cause ce risque avait apparemment été gérable à l’extérieur de la prison pendant les dix-sept années qui avaient précédé l’incarcération du requérant, au cours desquelles il avait suivi un traitement de substitution. À l’inverse, les autorités pénitentiaires elles-mêmes ont reconnu que la libération d’un toxicomane sans un tel traitement pouvait mettre sa vie en danger (paragraphe 25 ci-dessus). La Cour considère donc que cet élément n’exonérait pas non plus les autorités nationales de l’obligation d’analyser dans le détail les différentes possibilités qui s’offraient à elles pour traiter le requérant.

74. La Cour ajoute qu’elle a bien conscience que la dispensation de soins de santé en milieu pénitentiaire peut s’accompagner d’obstacles et de difficultés supplémentaires pour les autorités nationales, notamment sur le plan de la sécurité. Le Gouvernement n’a toutefois avancé aucun argument permettant de conclure que la délivrance d’un traitement de substitution au requérant aurait été incompatible avec les exigences pratiques de l’emprisonnement. L’expert B. a au contraire indiqué qu’un tel traitement aurait pu permettre de prévenir, dans l’intérêt des autres détenus et de la collectivité dans son ensemble, la propagation de maladies infectieuses telles que le VIH ou l’hépatite C, dont le requérant était atteint. La Cour admet par ailleurs que la délivrance d’un tel traitement peut servir à diminuer le trafic et la consommation incontrôlée de drogues illégales en prison.

75. La Cour souligne en outre qu’il ne suffit pas qu’un détenu ait bénéficié d’un examen en bonne et due forme de son état de santé et que, dans le cas d’une maladie grave, il ait pu être examiné par un médecin spécialisé (paragraphe 56 ci-dessus) pour que l’État puisse être réputé avoir honoré à l’égard de la personne concernée son obligation positive de veiller à ce que la santé des détenus soit assurée de manière adéquate. Il faut de surcroît que le traitement médical nécessaire pour soigner l’intéressé de manière appropriée ait pu être déterminé avec l’aide d’un expert médical et qu’il ait été effectivement dispensé. La Cour observe à cet égard que la Recommandation R (98) 7 du Comité des ministres relative aux aspects éthiques et organisationnels des soins de santé en milieu pénitentiaire souligne l’importance de recourir à des experts médicaux extérieurs, qui peuvent fournir une assistance spécialisée aux toxicomanes et aider à déterminer le traitement qui leur convient (paragraphe 34 ci-dessus).

76. En l’espèce, la Cour ne peut qu’observer que les autorités nationales disposaient d’éléments importants leur indiquant que la thérapie de substitution pouvait être le traitement médical approprié dans le cas du requérant. En outre, comme cela a été montré ci-dessus (paragraphe 67), après l’interruption pour cause d’échec de la thérapie fondée sur l’abstinence, les autorités allemandes avaient devant elles des avis de médecins, dont plusieurs spécialistes de la toxicomanie, qui, sur la question des soins nécessaires au requérant, divergeaient de celui des médecins spécialistes internes à la prison qui avaient traité le requérant au centre de désintoxication avant l’échec de la thérapie fondée sur l’abstinence ou de ceux qui le traitaient alors en prison. À cet égard, la Cour ne peut que noter qu’il n’est pas contesté qu’en pratique aucun traitement de substitution n’avait jamais été dispensé aux détenus de la prison de Kaisheim.

77. Dans ces circonstances, la Cour considère que les autorités allemandes, et en particulier les tribunaux, avaient l’obligation, pour s’assurer que le requérant recevait les soins médicaux dont il avait besoin pendant sa détention, de vérifier en temps utile et avec l’aide d’un médecin indépendant qualifié pour le traitement de l’accoutumance aux stupéfiants si sans thérapie de substitution l’état de santé de l’intéressé était encore correctement traité. Or rien n’indique que les autorités nationales aient effectivement examiné, avec l’aide d’un expert médical, la nécessité d’un tel traitement au regard des critères établis par la législation nationale et les directives médicales pertinentes. Alors même que le requérant avait été traité pendant dix-sept ans par une thérapie de substitution, elles ne donnèrent aucune suite aux opinions exprimées par les médecins extérieurs H. et B. sur la nécessité d’envisager de lui délivrer à nouveau pareil traitement.

78. Concernant les effets du refus de dispenser au requérant un traitement de substitution pendant sa détention, la Cour dégage du dossier qu’en cas de dépendance manifeste et installée de longue date aux opiacés, le sevrage en lui‑même peut avoir sur la santé physique et mentale de la personne concernée de graves répercussions qui peuvent atteindre le seuil requis par l’article 3. Elle note que si les médecins constatèrent que le requérant ne souffrait plus des symptômes physiques du sevrage qui accompagnent la phase initiale de toute abstinence forcée, les éléments, certes limités, dont elle dispose, en particulier l’avis du médecin extérieur H., laissent penser qu’un traitement de substitution aurait pu soulager de manière plus efficace que les analgésiques qui lui furent prescrits les douleurs chroniques dont le requérant a souffert tout au long de la période pertinente. Par ailleurs, nul n’a contesté que, au moins pendant certaines périodes de la détention litigieuse, qui a duré environ trois ans et demi, les douleurs éprouvées par l’intéressé aux pieds, au cou et à la colonne vertébrale étaient si fortes qu’il devait passer la majeure partie de son temps au lit. La Cour admet également que sa souffrance a dû être exacerbée par le fait qu’il connaissait l’existence d’un traitement qui avait auparavant effectivement soulagé ses douleurs mais qui lui était désormais refusé.

79. La Cour estime par ailleurs établi que le refus de dispenser au requérant un traitement de substitution malgré sa dépendance manifeste aux opiacés lui a causé, de manière continue sur une longue période, une souffrance mentale considérable. Elle juge également plausible l’allégation du requérant selon laquelle l’effet combiné du manque d’héroïne et de la dégradation de son état de santé, déjà mauvais, et en particulier de ses douleurs chroniques, a réduit son aptitude à participer à la vie sociale. À la lumière de ces éléments, la Cour considère qu’en principe l’épreuve physique et mentale subie par le requérant du fait de son état de santé pouvait à elle seule excéder le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention et satisfaire aux critères de l’article 3. Il incombait donc aux autorités allemandes d’apprécier de manière appropriée quel était le traitement qu’il convenait de prescrire pour la pathologie du requérant, de manière à garantir l’obtention par lui des soins médicaux adéquats. Or, comme cela a été exposé ci-dessus, elles n’ont pas apporté la preuve que le traitement à base simplement d’analgésiques qui lui fut dispensé était suffisant dans son cas.

80. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que l’État défendeur est resté en défaut d’apporter des éléments crédibles et convaincants pour démontrer que le requérant a reçu en détention des soins médicaux complets et appropriés, d’un niveau comparable à celui que les autorités de l’État s’étaient engagées à fournir à l’ensemble de la population, laquelle avait accès aux traitements de substitution. Pour parvenir à cette conclusion, la Cour garde à l’esprit les circonstances particulières de la cause du requérant, toxicomane de longue date sans véritables chances de vaincre sa dépendance et qui avait reçu pendant de nombreuses années un traitement de substitution. À cet égard, les autorités n’ont pas cherché à déterminer avec un soin particulier et en recourant aux conseils d’un médecin expert indépendant, dans le contexte d’un changement de traitement, quelle thérapie pouvait être considérée comme adaptée à l’intéressé. Par conséquent, l’État défendeur a manqué à l’obligation positive qui lui incombait au titre de l’article 3.

81. Il y a donc eu violation de l’article 3 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

82. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

83. Le requérant demande 11 911,20 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’il estime avoir subi. Il argue que le refus de lui délivrer un traitement de substitution l’a privé de la possibilité de travailler en prison et de percevoir un salaire de 14,18 EUR par jour, vingt jours ouvrables par mois pendant les trois ans et demi de sa détention. Il réclame également 10 000 EUR pour préjudice moral. Il affirme en particulier qu’à cause du refus des autorités de lui délivrer un traitement de substitution, il a souffert tout au long de sa détention de graves douleurs d’origine neurologique, du manque de drogue et de l’isolement social découlant de son mauvais état de santé.

84. Le Gouvernement conteste que le requérant ait subi un préjudice matériel du fait de la violation alléguée de l’article 3. Indiquant que c’est dans les années 1980 que l’intéressé a travaillé pour la dernière fois, il plaide qu’il n’aurait de toute façon pas travaillé en prison. Concernant le préjudice moral, il trouve les prétentions du requérant excessives. Il considère que le requérant ne peut demander réparation d’un quelconque préjudice subi du fait du refus du traitement de substitution qu’à partir de juin 2011.

85. Concernant la demande d’indemnité pour préjudice matériel, la Cour observe qu’il ressort du dossier que l’intéressé perçoit depuis 2001 une pension d’invalidité (paragraphe 6 ci‑dessus). Elle considère donc qu’il n’a pas été prouvé que ce soit le refus d’un traitement de substitution qui l’a empêché de travailler et de percevoir un salaire en prison. En l’absence d’un lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué, la Cour rejette donc la demande du requérant à cet égard.

86. Concernant la demande d’indemnité pour préjudice moral, la Cour rappelle qu’elle a conclu à la violation de l’article 3 par les autorités nationales au motif que celles-ci n’avaient pas examiné de manière suffisante si, pour les pathologies dont il souffrait, et qui en tant que telles ne pouvaient être imputées à l’État défendeur, le requérant bénéficiait en détention de soins médicaux appropriés. La Cour ne souhaite pas spéculer sur le résultat qu’aurait donné un véritable examen de la question de savoir quel était le traitement qu’il convenait de délivrer au requérant, ni sur les effets qu’aurait produits le traitement de substitution potentiellement approprié comparés à ceux du traitement à base d’analgésiques qui lui fut dispensé. La Cour considère donc qu’en l’espèce le constat d’une violation de l’article 3 représente en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral pouvant avoir été subi par lui.

B. Frais et dépens

87. Justificatifs à l’appui, le requérant demande également 1 801,05 EUR (taxe sur la valeur ajoutée (TVA) comprise) pour les frais et dépens exposés devant les juridictions internes et 833 EUR (TVA comprise) pour ceux engagés devant la Cour. Il explique que l’argent pour les frais d’avocats lui a été avancé par des tiers sous réserve qu’il les rembourse aussitôt que possible après sa sortie de prison.

88. Le Gouvernement ne formule pas d’observations sur ce point.

89. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour octroie au requérant la somme de 1 801,05 EUR (TVA comprise) au titre des frais et dépens de la procédure nationale, plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt sur cette somme. Concernant les frais et dépens de la procédure suivie devant elle, la Cour, eu égard à la somme demandée et au fait que le requérant a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire pour cette procédure, n’accorde à l’intéressé aucune somme de ce chef.

C. Intérêts moratoires

90. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;

3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 1 801,05 EUR (mille huit cent un euros et cinq centimes), TVA comprise, plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 1er septembre 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Milan BlaškoGanna Yudkivska
Greffier adjoint de sectionPrésidente


Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award