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23/08/2016 | CEDH | N°001-165586

CEDH | CEDH, AFFAIRE J.K. ET AUTRES c. SUÈDE, 2016, 001-165586


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE J.K. ET AUTRES c. SUÈDE

(Requête no 59166/12)

ARRÊT

STRASBOURG

23 août 2016

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire J.K. et autres c. Suède,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
Luis López Guerra,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Ledi Bianku,
Kristina Pardalos,
Helena Jäderblom,
Krzysztof Wojtyczek,
Valeriu Griţco,


Dmitry Dedov,
Iulia Motoc,
Jon Fridrik Kjølbro,
Síofra O’Leary,

Carlo Ranzoni,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Pere Pastor Vilanova,
Alena Polá...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE J.K. ET AUTRES c. SUÈDE

(Requête no 59166/12)

ARRÊT

STRASBOURG

23 août 2016

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire J.K. et autres c. Suède,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
Luis López Guerra,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Ledi Bianku,
Kristina Pardalos,
Helena Jäderblom,
Krzysztof Wojtyczek,
Valeriu Griţco,
Dmitry Dedov,
Iulia Motoc,
Jon Fridrik Kjølbro,
Síofra O’Leary,

Carlo Ranzoni,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Pere Pastor Vilanova,
Alena Poláčková, juges,
et de Søren Prebensen, greffier adjoint de la Grande Chambre,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 24 février et 27 juin 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 59166/12) dirigée contre le Royaume de Suède et dont trois ressortissants irakiens, M. J.K., son épouse et son fils (« les requérants »), ont saisi la Cour le 13 septembre 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Le président de la Grande Chambre a accédé à la demande de non‑divulgation de leur identité formulée par les requérants (article 47 § 4 du règlement de la Cour – « le règlement »).

2. Les requérants, qui ont été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, ont été représentés par Me C. Skyfacos, avocate à Limhamn. Le gouvernement suédois (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. A. Rönquist, du ministère des Affaires étrangères.

3. Les requérants alléguaient en particulier que leur expulsion vers l’Irak emporterait violation de l’article 3 de la Convention.

4. Le 18 septembre 2012, le président de la troisième section de la Cour a décidé d’appliquer l’article 39 du règlement et d’indiquer au Gouvernement que les requérants ne devaient pas être expulsés vers l’Irak avant l’issue de la procédure devant la Cour. La requête a par la suite été attribuée à la cinquième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 4 juin 2015, une chambre de cette section composée de Mark Villiger, président, Angelika Nußberger, Boštjan M. Zupančič, Vincent A. De Gaetano, André Potocki, Helena Jäderblom et Aleš Pejchal, juges, ainsi que de Milan Blaško, greffier adjoint de section, a rendu un arrêt dans lequel elle déclarait, à l’unanimité, que le grief relatif à l’article 3 de la Convention était recevable et concluait, par cinq voix contre deux, que l’exécution de la décision d’expulsion visant les requérants n’emporterait pas violation de l’article 3. À l’arrêt se trouvait joint l’exposé de l’opinion en partie dissidente du juge Zupančič et une déclaration de désaccord du juge De Gaetano. Le 25 août 2015, les requérants ont sollicité le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre en vertu de l’article 43 de la Convention. Le 19 octobre 2015, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.

5. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement. Lors des délibérations finales, Síofra O’Leary, juge suppléante, a remplacé András Sajó, empêché (article 24 § 3 du règlement).

6. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement) sur le fond de l’affaire.

7. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 24 février 2016 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

– pour le Gouvernement
M.A. Rönquist, ambassadeur et directeur général des affaires
juridiques, ministère des Affaires étrangères,agent,
MmesK. Fabian, directrice adjointe, ministère des Affaires
étrangères,
H. Lindquist, conseillère spéciale, ministère des Affaires
étrangères,
A. Wilton Wahren, directrice générale adjointe, ministère
de la Justice,
L. Öman Bristow, administratrice, ministère de la Justice,
Å. Carlander Hemingway, chef d’unité, office suédois
des migrations,conseillères ;

– pour les requérants
MmesC. Skyfacos,conseil,
Å. Nilsson,conseillère.

La Cour a entendu M. Rönquist, Mme Skyfacos et Mme Nilsson en leurs déclarations. Elle a également entendu M. Rönquist en sa réponse à une question posée par l’un des juges.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

8. Les requérants, un couple marié et le fils de ce couple, sont nés respectivement en 1964, en 1965 et en 2000.

A. Exposé des faits survenus en Irak

9. Les requérants grandirent à Bagdad. À partir des années 1990, l’époux (« le premier requérant ») dirigea sa propre entreprise de construction et de transport, laquelle n’avait que des clients américains et avait son siège à la base militaire américaine de « Victoria Camp » (il s’agit semble-t-il de Camp Victory). À plusieurs reprises, on conseilla à certains de ses employés de ne pas coopérer avec les Américains.

10. Le 26 octobre 2004, le premier requérant fut la cible d’une tentative de meurtre mise en œuvre par Al-Qaïda. Il passa trois mois à l’hôpital. Des inconnus demandèrent à le voir, après quoi il fut soigné dans trois hôpitaux différents.

11. En 2005, son frère fut enlevé par des membres d’Al-Qaïda, qui déclarèrent qu’ils allaient le tuer parce que le premier requérant collaborait avec les Américains. Le frère du premier requérant fut libéré quelques jours plus tard, après versement d’une somme d’argent, et s’enfuit immédiatement d’Irak. Quant aux requérants, ils fuirent vers la Jordanie, où ils restèrent jusqu’en décembre 2006, avant de retourner en Irak.

12. Peu après, des membres d’Al-Qaïda placèrent une bombe près de leur maison. La présence de l’engin fut détectée par l’épouse du premier requérant (« la deuxième requérante »), et l’auteur de l’attentat fut arrêté par les forces américaines. Lors de son interrogatoire, le criminel avoua avoir été payé par Al‑Qaïda pour tuer le premier requérant et révéla les noms de seize personnes chargées de surveiller les requérants. Par la suite, ceux-ci déménagèrent en Syrie, le premier requérant poursuivant toutefois ses affaires en Irak. En parallèle, Al-Qaïda détruisit leur domicile ainsi que les stocks commerciaux du premier requérant.

13. En janvier 2008, les requérants retournèrent à Bagdad. En octobre de la même année, le premier requérant et sa fille essuyèrent des tirs alors qu’ils se trouvaient dans leur voiture. La fille du premier requérant fut transportée à l’hôpital, où elle décéda. Le premier requérant cessa alors de travailler et la famille déménagea fréquemment tout en restant à Bagdad. Les stocks commerciaux du premier requérant furent attaqués quatre ou cinq fois par des membres d’Al-Qaïda, qui menacèrent les gardiens. Le premier requérant a déclaré aux autorités suédoises qu’il n’avait pas reçu de menaces depuis 2008, parce que la famille avait changé d’adresse à plusieurs reprises. Le fils des deux premiers requérants (« le troisième requérant ») passa la majeure partie de son temps sans sortir par peur des attentats, et ne se rendit à l’école que pour les examens finaux. À aucun moment les requérants ne demandèrent la protection des autorités nationales, pensant que celles-ci étaient incapables de les protéger et risquaient de révéler leur adresse, en raison de la collaboration d’Al-Qaïda avec elles. Les intéressés ont déclaré que s’ils étaient renvoyés en Irak ils risqueraient d’être persécutés par Al-Qaïda et que le premier requérant figurait sur la liste des personnes à abattre dressée par Al-Qaïda.

B. La procédure d’asile ordinaire

14. Le 14 décembre 2010, le premier requérant sollicita l’asile et un permis de séjour en Suède. Le 11 juillet 2011, sa demande fut rejetée au motif qu’il avait été enregistré comme ayant quitté le pays.

15. Le 25 août 2011, il réitéra sa demande d’asile et de permis de séjour en Suède, ce que firent également les deux autres requérants le 19 septembre 2011. En ce qui concerne leur état de santé, le premier requérant avait encore une plaie ouverte et infectée au ventre, séquelle de l’attaque par arme à feu de 2004. Les requérants présentèrent divers documents, dont des papiers d’identité, le certificat de décès de la fille du couple et un certificat médical relatif à la blessure du premier requérant.

16. Le 26 septembre 2011, les trois requérants furent entendus lors d’un entretien préliminaire devant l’office des migrations (Migrationsverket). Les premier et deuxième requérants furent ensuite réentendus le 11 octobre 2011, lors d’un entretien qui dura près de trois heures et demie. Le troisième requérant fut interrogé brièvement une deuxième fois et le premier requérant fut entendu une troisième fois. Les requérants furent assistés par un avocat commis d’office.

17. Le 22 novembre 2011, l’office des migrations rejeta la demande d’asile des requérants. Au sujet de la capacité des autorités irakiennes à offrir une protection contre les persécutions émanant d’acteurs non étatiques, l’office déclara ce qui suit :

« (...)

Tout citoyen doit avoir accès à des services de police se trouvant à une distance raisonnable. Ces dernières années, les services de police ont pris de nombreuses mesures pour lutter contre la corruption, les filières liées à des clans et à des milices, ainsi que les actes de pure criminalité au sein de la police.

Les informations actuelles sur le pays montrent cependant de graves défaillances dans le travail de la police pour ce qui est des investigations sur les lieux d’infractions et des enquêtes préliminaires. L’une des raisons à cela est probablement que de nombreux policiers sont relativement novices et manquent d’expérience, et que la mise en place d’une nouvelle méthode d’investigation fondée sur des éléments techniques prend du temps. Ce problème est bien sûr aggravé par le fait que de nombreux policiers sont l’objet de menaces émanant de différents groupes terroristes, ce qui peut entamer leur efficacité. Les informations actuelles sur le pays montrent néanmoins une augmentation sensible du nombre de suspects qui ont été poursuivis au cours des dernières années. Même si moins de la moitié de l’ensemble des suspects sont finalement poursuivis, cela représente bel et bien une amélioration.

Les forces de sécurité irakiennes ont été renforcées notablement et ne sont plus en sous-effectifs. Les cas d’infiltration au sein de la police, qui auparavant étaient monnaie courante, ont considérablement diminué. Les hauts représentants de la police ont exprimé leur volonté autant que leur ambition de garantir la sécurité générale en Irak. Les informations actuelles sur le pays montrent également qu’Al-Qaïda Irak a désormais plus de mal à opérer librement dans le pays et que la violence interconfessionnelle est en net déclin. À l’heure actuelle, la violence vise essentiellement des cibles individuelles, en particulier les fonctionnaires, la police, les forces de sécurité et certaines minorités.

(...) »

S’agissant d’apprécier la qualité de réfugié des requérants, ainsi que leur besoin d’une autre forme de protection, l’office se prononça comme suit :

« (...)

L’office des migrations observe que [le premier requérant] a été lié par un contrat avec les Américains jusqu’en 2008. Pour cette raison, [le premier requérant] a fait l’objet de deux tentatives de meurtre, son frère a été enlevé et la fille [des premier et deuxième requérants] a été tuée. Par ailleurs, [le premier requérant] a plusieurs fois subi des dommages matériels qui ont frappé sa maison et ses stocks. [Les premier et deuxième requérants] sont convaincus que c’est Al-Qaïda qui est derrière ces exactions. Du reste, la famille redoute Al-Qaïda dans l’éventualité de son renvoi au pays.

L’office des migrations note que [le premier requérant] a cessé de travailler pour les Américains en 2008, après le meurtre de [la fille du couple]. L’office relève en outre que [le premier requérant] est resté à Bagdad jusqu’en décembre 2010 et que [les deuxième et troisième requérants] y ont vécu jusqu’en septembre 2011. Pendant cette période ils n’ont pas été exposés à des violences directes. [Le premier requérant] a toutefois été menacé indirectement à quatre ou cinq reprises par les personnes qui gardaient ses stocks. De plus, ceux-ci ont été attaqués. [Les premier et deuxième requérants] ont expliqué qu’ils avaient réussi à échapper aux exactions en se cachant et en changeant de lieu d’habitation à Bagdad. L’office des migrations observe que [les premier et deuxième requérants] ont deux filles qui vivent avec leur grand-mère à Bagdad ainsi qu’une fille qui est mariée et vit avec sa famille à Bagdad. Ces proches n’ont pas été exposés à des menaces ou à des violences.

L’office des migrations note que les exactions auxquelles la famille dit risquer d’être confrontée sont des actes criminels que les autorités du pays d’origine sont tenues de poursuivre. Pour déterminer si la famille peut voir assurer sa protection contre les violences qu’elle craint, l’office des migrations observe ce qui suit.

Suivant le principe voulant qu’il appartient au demandeur d’asile de justifier son besoin de protection et qu’il revient principalement à celui-ci de fournir des informations pertinentes pour l’appréciation de sa cause, c’est à lui qu’il incombe d’exposer qu’il ne peut pas se prévaloir ou – en raison d’une grande crainte des conséquences, par exemple – qu’il ne se prévaudra pas de la protection offerte par les autorités en Irak. Le demandeur doit de plus justifier cet argument. Les défaillances persistantes pour ce qui est de l’ordre juridique irakien doivent ensuite être relevées et évaluées dans le cadre de l’appréciation au cas par cas des demandes d’asile. Les circonstances sur lesquelles s’appuie un demandeur pour affirmer que la protection des autorités est défaillante sont dans un premier temps examinées de la manière habituelle. Lorsque le risque allégué relatif à des persécutions ou à d’autres exactions n’émane pas des autorités, ce qui est généralement le cas en Irak, le demandeur doit montrer quels efforts il a déployés pour obtenir la protection des autorités. Il peut procéder soit en se fondant sur des éléments de preuve, soit en livrant un récit crédible de faits paraissant plausibles. Pour évaluer dans une affaire donnée la capacité des autorités à assurer une protection contre des menaces de violence émanant de groupes terroristes ou de personnes inconnues, il faut apprécier au cas par cas la situation de l’individu de même que la gravité de la violence ou des menaces, leur nature et leur portée locale (office des migrations, avis juridique sur la protection offerte par les autorités en Irak, 5 avril 2011, Lifos 24948).

L’office des migrations considère que de 2004 à 2008 la famille a été exposée aux formes les plus graves de violence (ytterst allvarliga övergrepp) de la part d’Al‑Qaïda. Ces violences remontent toutefois à trois ans, et aujourd’hui Al-Qaïda a plus de mal à opérer librement en Irak. [Les premier et deuxième requérants] n’ont à aucun moment sollicité la protection des autorités irakiennes. [Le premier requérant] a déclaré qu’elles n’étaient pas capables de protéger sa famille. Il a ajouté qu’il n’avait pas osé se tourner vers elles parce qu’il aurait alors été contraint de dévoiler son adresse, ce qui selon lui aurait pu permettre à Al-Qaïda de le retrouver. [La deuxième requérante] a déclaré qu’Al-Qaïda travaillait avec les autorités. Comme indiqué plus haut, l’office des migrations constate une diminution sensible des cas – auparavant courants – d’infiltration au sein de la police. [Les premier et deuxième requérants] n’ayant même pas cherché à obtenir la protection des autorités irakiennes, l’office des migrations conclut qu’ils n’ont pas établi de façon plausible qu’ils seraient privés de la protection de celles-ci s’ils faisaient l’objet de menaces d’Al-Qaïda après un retour en Irak.

Dans ces conditions, l’office des migrations estime que [les premier et deuxième requérants] n’ont pas montré de manière plausible que les autorités irakiennes n’ont pas la capacité et la volonté de protéger leur famille contre le risque de subir des persécutions au sens du chapitre 4, article 1, de la loi sur les étrangers, ou des violences au sens du chapitre 4, article 2, premier alinéa, premier point, première ligne, de la loi sur les étrangers. L’office des migrations observe à cet égard qu’il n’y a pas de conflit armé en Irak. Il juge dès lors que les membres de la famille ne peuvent pas être considérés comme des réfugiés ou comme ayant besoin d’une protection subsidiaire ou autre ; les intéressés n’ont donc droit ni au statut de réfugié ni à celui de personnes bénéficiant d’une protection subsidiaire.

L’office des migrations relève que Bagdad est le théâtre de violentes tensions entre factions opposées. Il estime néanmoins, compte tenu du raisonnement ci-dessus, que la famille ne peut pas non plus être considérée comme ayant besoin de protection à un autre titre, au sens du chapitre 4, article 2a, premier alinéa, de la loi sur les étrangers. Dès lors, les intéressés n’ont pas droit à un statut relevant d’un quelconque autre besoin de protection.

(...) »

En conclusion, l’office des migrations jugea qu’il n’y avait pas de raison d’octroyer des permis de séjour à la famille. En conséquence, il débouta les intéressés et ordonna leur expulsion de Suède sur le fondement du chapitre 8, article 1, de la loi sur les étrangers.

18. Les requérants interjetèrent appel auprès du tribunal des migrations (Migrationsdomstolen), réaffirmant que les autorités irakiennes avaient été et seraient incapables de les protéger. Ils expliquèrent qu’ils avaient appelé la police après l’incendie qui avait touché leur maison et les stocks commerciaux du premier requérant en 2006 et 2008 et l’assassinat de la fille du couple en 2008, mais que, craignant de révéler le lieu où ils vivaient, ils n’avaient plus osé prendre contact avec les autorités par la suite. À leur mémoire se trouvait jointe la traduction d’un témoignage qu’ils disaient avoir été livré par un de leurs voisins à Bagdad. L’intéressé y déclarait qu’un groupe de terroristes masqués cherchant le premier requérant était venu le 10 septembre 2011 à 22 heures et qu’il leur avait dit que les requérants avaient déménagé à une adresse inconnue. Il y précisait que, juste après, il avait reçu un appel du premier requérant et lui avait parlé de l’incident. Les requérants présentèrent également la traduction d’un certificat de résidence/procès-verbal de police attestant selon eux que leur maison avait été incendiée par un groupe terroriste le 12 novembre 2011. En outre, les requérants soumirent un DVD contenant un enregistrement audiovisuel d’un débat public télévisé sur la corruption et l’infiltration de membres d’Al‑Qaïda au sein de l’administration irakienne. Les requérants indiquèrent à cet égard que le premier requérant avait participé au débat public diffusé en Irak sur la chaîne Alhurra le 12 février 2008, soit quatre ans plus tôt. Enfin, fournissant divers certificats médicaux, les intéressés indiquèrent que l’état de santé du premier requérant s’était détérioré et que celui-ci ne pourrait pas être soigné correctement à l’hôpital en Irak.

L’office des migrations présenta des observations devant le tribunal des migrations. Il déclara notamment que les documents soumis au sujet des incidents allégués du 10 septembre et du 12 novembre 2011 avaient un caractère sommaire et une faible valeur probante.

19. Le 23 avril 2012, le tribunal des migrations confirma la décision de l’office des migrations. Concernant le besoin de protection, le tribunal conclut comme suit :

« Dans cette affaire, il n’est pas contesté que les motifs présentés par les intéressés à l’appui de leur demande de protection sont à examiner en tenant compte de la situation en Irak. Or cette situation n’est pas de nature à conférer un droit automatique à un permis de séjour. Il convient donc de procéder à une appréciation individuelle des motifs de protection invoqués par les demandeurs.

Ceux-ci ont allégué qu’ils avaient besoin de protection en cas de retour en Irak, indiquant qu’ils risqueraient de subir des mauvais traitements aux mains d’Al‑Qaïda parce que l’entreprise [du premier requérant] avait travaillé sur contrat pour les Américains en Irak jusqu’en 2008.

Le tribunal des migrations estime que les faits allégués remontent à un lointain passé, que l’on voit mal en quoi il subsisterait une menace dès lors que [le premier requérant] a cessé les activités en question et que, si des menaces devaient persister, il est probable [framstår som troligt] que les services répressifs irakiens auraient non seulement la volonté mais aussi la capacité d’offrir aux demandeurs la protection nécessaire. Dans ces conditions, il n’y a pas de raison d’accorder aux demandeurs des permis de séjour sur le fondement d’un besoin de protection.

(...) »

20. Les requérants interjetèrent appel devant la cour d’appel des migrations (Migrationsöverdomstolen) qui, le 9 août 2012, leur refusa l’autorisation de la saisir.

C. La procédure extraordinaire

21. Le 29 août 2012, les requérants soumirent à l’office des migrations une demande de réexamen de leur dossier. Ils soutenaient que le premier d’entre eux était menacé par Al-Qaïda en raison de ses activités politiques. À leur demande se trouvaient jointes une vidéo montrant une interview du premier requérant en anglais, une autre vidéo montrant une manifestation et une troisième montrant un débat télévisé.

22. Le 26 septembre 2012, l’office des migrations rejeta la demande des requérants. Ceux-ci n’interjetèrent pas appel contre cette décision devant le tribunal des migrations.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

23. Les dispositions de base applicables en l’espèce et régissant le droit pour les étrangers d’entrer et de séjourner sur le territoire suédois figurent dans la loi sur les étrangers (Utlänningslagen, loi no 2005:716 – « la loi »).

24. Un étranger ayant obtenu le statut de réfugié ou ayant besoin de protection à un autre titre a droit, sous réserve de certaines exceptions, à un permis de séjour en Suède (chapitre 5, article 1, de la loi). Le terme « réfugié » s’entend d’un étranger se trouvant hors du pays dont il a la nationalité parce qu’il a de solides motifs de craindre d’être persécuté du fait de sa race, de sa nationalité, de ses convictions religieuses ou politiques, de son sexe, de son orientation sexuelle ou d’une autre appartenance à un groupe social déterminé, et qu’il ne peut ou ne veut, du fait de ses craintes, se prévaloir de la protection de ce pays (chapitre 4, article 1, de la loi). Cette disposition s’applique tant dans le cas où la persécution est le fait des autorités du pays en question que dans celui où l’on ne peut attendre de celles-ci qu’elles offrent une protection contre la persécution par des particuliers. Un « étranger ayant besoin de protection à un autre titre » s’entend d’une personne qui a quitté le pays dont elle a la nationalité en raison d’une crainte fondée d’être condamnée à la peine capitale ou à des châtiments corporels, ou d’être soumise à la torture ou à d’autres peines ou traitements inhumains ou dégradants (chapitre 4, article 2, de la loi).

25. Par ailleurs, si un permis de séjour ne peut pas être accordé à un étranger pour les motifs susmentionnés, il peut néanmoins lui être octroyé si l’évaluation globale de sa situation fait apparaître l’existence de circonstances particulièrement difficiles (synnerligen ömmande omständigheter) justifiant qu’on l’autorise à séjourner sur le territoire suédois (chapitre 5, article 6, de la loi).

26. Concernant l’exécution d’une mesure d’éloignement ou d’expulsion, il faut tenir compte du risque pour l’intéressé d’être soumis à la peine capitale, à la torture ou à d’autres formes de peines ou traitements inhumains ou dégradants. Selon une disposition particulière relative aux empêchements à l’exécution d’une mesure – chapitre 12, article 1, de la loi –, un étranger ne doit pas être envoyé vers un pays où il y a de sérieuses raisons de penser qu’il risque de se voir infliger la peine capitale, des châtiments corporels, des actes de torture ou d’autres formes de peines ou traitements inhumains ou dégradants. En outre, un étranger ne doit pas en principe être envoyé vers un pays où il risque d’être persécuté (chapitre 12, article 2, de la loi).

27. Un étranger peut, sous certaines conditions, se voir octroyer un permis de séjour même si la mesure d’éloignement ou d’expulsion a pris effet. Tel est le cas lorsqu’apparaissent des faits nouveaux indiquant l’existence de motifs raisonnables de penser, notamment, que l’exécution de la mesure exposerait l’étranger à un risque d’être soumis à la peine capitale, à des châtiments corporels, à la torture ou à d’autres formes de peines ou traitements inhumains ou dégradants, ou lorsque des raisons médicales ou d’autres motifs particuliers justifient la non-exécution de la mesure (chapitre 12, article 18, de la loi). Si un permis de séjour ne peut pas être octroyé selon ces critères, l’office des migrations peut également réexaminer le dossier. Ce réexamen doit être effectué lorsque des faits nouveaux invoqués par l’étranger permettent de penser que l’exécution de la mesure se heurte à des empêchements durables du type de ceux visés au chapitre 12, articles 1 et 2, de la loi, et que ces éléments ne pouvaient pas être invoqués précédemment ou que l’intéressé montre qu’il avait une bonne raison de ne pas les invoquer. Si les conditions applicables ne sont pas remplies, l’office des migrations ne procède pas au réexamen (chapitre 12, article 19, de la loi).

28. Les questions relatives au droit pour les étrangers d’entrer et de séjourner sur le territoire suédois sont traitées par trois organes : l’office des migrations, le tribunal des migrations et la cour d’appel des migrations.

29. Une mesure d’éloignement ou d’expulsion ne peut être exécutée que lorsqu’elle a pris effet, sauf dans quelques cas exceptionnels non pertinents en l’espèce. Ainsi, un recours auprès d’un tribunal contre une décision de l’office des migrations sur une demande d’asile et de permis de séjour dans le cadre d’une procédure ordinaire a un effet suspensif automatique. Si, après la prise d’effet de la décision issue de la procédure ordinaire, l’étranger dépose une demande fondée sur l’article 18 ou l’article 19 du chapitre 12, il appartient à l’office de décider s’il est opportun de suspendre l’exécution (inhibition) en raison des faits nouveaux invoqués. Une telle demande n’a donc pas d’effet suspensif automatique. Il en va de même d’un recours devant les tribunaux contre une décision prise par l’office au titre de l’article 19 (une décision prise sur le fondement de l’article 18 est insusceptible de recours).

III. INFORMATIONS PERTINENTES RELATIVES À L’IRAK

30. Des informations détaillées sur la situation générale des droits de l’homme en Irak et la possibilité de réinstallation interne dans la région du Kurdistan figurent notamment dans les arrêts M.Y.H. et autres c. Suède (no 50859/10, §§ 20-36, 27 juin 2013 – non traduit en français) et A.A.M. c. Suède (no 68519/10, §§ 29-39, 3 avril 2014 – non traduit en français). Les informations mentionnées ci-après concernent les événements et développements postérieurs au prononcé du dernier arrêt, intervenu le 3 avril 2014.

A. La situation générale en matière de sécurité

31. Après les affrontements qui avaient débuté en décembre 2013, l’État islamique en Irak et al-Sham (EIIS – également connu sous le nom d’État islamique en Irak et au Levant (EIIL)) et ses alliés ont engagé à la mi-juin 2014, dans le nord de l’Irak, une offensive majeure contre le gouvernement irakien au cours de laquelle ils se sont emparés de Samarra, Mossoul et Tikrit.

32. Un rapport d’Amnesty International intitulé « Nord de l’Irak : les civils dans la ligne de mire » (« Northern Iraq: Civilians in the line of fire »), daté du 14 juillet 2014, indique ce qui suit :

[Traduction du greffe]

« La prise de Mossoul, deuxième ville d’Irak, et d’autres villes et villages dans le nord-ouest de l’Irak début juin par l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL) a entraîné une résurgence spectaculaire des tensions interconfessionnelles et le déplacement massif de communautés craignant des attaques et des représailles d’ordre religieux. Pratiquement toute la population non sunnite de Mossoul, Tall Afar et des régions avoisinantes sous contrôle de l’EIIL a fui à la suite de meurtres, d’enlèvements, de menaces et d’attaques contre leurs biens et leurs lieux de culte.

Il est difficile d’établir la véritable ampleur des meurtres et des enlèvements commis par l’EIIL. Amnesty International a recueilli des éléments sur un grand nombre de cas. À ce jour, l’EIIL ne semble pas avoir engagé de campagnes massives contre les civils, mais le choix de ses cibles – des musulmans chiites et des sanctuaires chiites – a déclenché la peur et la panique au sein de la communauté chiite, qui représente la majorité de la population irakienne mais est minoritaire dans la région. Il s’en est suivi un exode massif de musulmans chiites ainsi que de membres d’autres minorités, comme les chrétiens et les yézidis. Les musulmans sunnites soupçonnés d’être hostiles à l’EIIL, les membres des forces de sécurité, les fonctionnaires et les personnes qui ont par le passé travaillé avec les forces américaines ont également fui, certains après que l’EIIL s’en était pris à eux ou à leurs proches.

L’EIIL a appelé les anciens membres des forces de sécurité et d’autres personnes considérées comme ayant été impliquées dans la répression gouvernementale à se « repentir », et a promis de ne pas faire de mal à ceux qui obtempéreront. Ce processus implique une déclaration publique de repentir (towba) – qui entraîne de fait un serment d’allégeance et d’obéissance à l’EIIL – dans des mosquées spécialement désignées à cet effet. Beaucoup de ceux qui sont restés dans des zones contrôlées par l’EIIL répondent à cet appel et se repentent publiquement. Cette pratique n’est toutefois pas sans risque, car elle permet à l’EIIL de recueillir les noms, adresses, numéros d’identification et autres données d’identification de milliers d’hommes que cette organisation pourrait plus tard décider de prendre pour cible.

En parallèle, Amnesty International a recueilli des éléments mettant en évidence une série d’exécutions extrajudiciaires de détenus par les forces gouvernementales irakiennes et les milices chiites dans les villes de Tall Afar, Mossoul et Bakouba. Les frappes aériennes lancées par les forces gouvernementales irakiennes contre les zones contrôlées par l’EIIL ont également tué et blessé des dizaines de civils, dont certains lors d’attaques aveugles.

Le présent rapport repose sur une enquête de deux semaines dans le nord de l’Irak, au cours de laquelle Amnesty International s’est rendu dans les villes de Mossoul, Kirkouk, Dohuk et Erbil et les villes et villages avoisinants, ainsi que dans les camps pour personnes déplacées d’Al-Khazer/Kalak et de Garmawa. Amnesty International a également rencontré des rescapés et des proches de victimes d’attaques perpétrées par l’EIIL et par les forces gouvernementales et les milices alliées, des civils déplacés en raison du conflit, des membres et représentants de minorités, des personnalités religieuses, des organisations de la société civile locale, des organisations internationales qui aident les personnes déplacées et des commandants militaires peshmergas. Tous les entretiens mentionnés dans le document ont été réalisés au cours de ces visites.

(...)

Amnesty International estime que toutes les parties au conflit ont commis des violations du droit international humanitaire, y compris des crimes de guerre et des violations flagrantes des droits de l’homme. Qui plus est, leurs attaques provoquent des déplacements massifs de civils.

Lorsque des acteurs armés opèrent dans des zones résidentielles peuplées, les parties au conflit doivent prendre toutes les précautions possibles pour causer aux civils le moins de dommages possible. Elles doivent prendre des précautions pour protéger les civils et les biens civils sous leur contrôle contre les effets des attaques de l’adversaire, notamment en évitant – dans toute la mesure du possible – de placer des objectifs militaires à l’intérieur ou à proximité de zones densément peuplées. Le droit international humanitaire interdit aussi expressément des tactiques telles que le recours aux « boucliers humains » pour empêcher les attaques contre des cibles militaires. Cependant, le fait que l’une des parties ne sépare pas les combattants des civils et des biens civils ne dispense pas l’adversaire de son obligation de borner ses attaques aux seuls combattants et objectifs militaires et de prendre toutes les précautions nécessaires lors des attaques pour épargner les civils et les biens civils, conformément au droit international humanitaire. Ce dernier interdit les attaques délibérées contre les civils qui ne participent pas aux hostilités, les attaques aveugles (qui ne font pas de distinction entre cibles civiles et cibles militaires) et les attaques disproportionnées (dont on peut s’attendre à ce qu’elles causent à des civils des dommages fortuits excessifs au regard de l’avantage militaire concret et direct escompté). Pareilles attaques constituent des crimes de guerre. Ces règles valent pour toutes les parties à un conflit armé, en tout temps et sans exception.

Le conflit dans le nord de l’Irak a déplacé des centaines de milliers de civils, qui ont fui vers les zones kurdes voisines administrées par le GRK [gouvernement régional du Kurdistan]. La plupart d’entre eux vivent dans des conditions désastreuses, dont certains dans des camps pour personnes déplacées internes (PDI) tandis que d’autres ont trouvé refuge dans des écoles, des mosquées, des églises ou des communautés d’accueil. Dans un premier temps, les civils qui avaient fui après que l’EIIL se fut emparé de vastes zones du nord-ouest de l’Irak ont été autorisés à entrer dans la région du Kurdistan irakien (RKI), mais au cours des dernières semaines le GRK a fortement restreint l’accès pour les Irakiens non kurdes. Certains de ceux qui ont fui cherchent refuge dans la RKI tandis que d’autres, principalement des chiites turkmènes et shabaks, cherchent à partir en direction du sud, vers la capitale et au‑delà, où la majorité de la population est chiite et où ils pensent qu’ils seraient plus en sécurité.

Alors que le gouvernement central irakien reste en proie à des divisions politiques et interconfessionnelles et que le GRK semble de plus en plus soucieux d’annexer davantage de territoires aux zones qu’il contrôle, les civils irakiens pris dans le conflit ont de plus en plus de difficulté à trouver protection et assistance.

Amnesty International appelle toutes les parties au conflit à mettre fin immédiatement aux meurtres de prisonniers et aux enlèvements de civils, à traiter les détenus avec humanité en toutes circonstances et à ne pas mener d’attaques aveugles, y compris par le recours au pilonnage d’artillerie et aux bombardements aériens non guidés dans les zones à forte concentration de civils. Amnesty International réitère également son appel au GRK afin qu’il permette aux civils fuyant les combats – quelles que soient leur religion ou leur origine ethnique – de chercher refuge dans les zones qu’il contrôle et de les traverser en toute sécurité. »

33. Dans son document d’octobre 2014 exposant sa position sur les renvois vers l’Irak, le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) relevait notamment ce qui suit :

[Traduction du greffe]

« Introduction

1. Depuis la publication en 2012 des lignes directrices du HCR [relatives à l’admissibilité de la protection internationale] pour l’Irak et de l’aide-mémoire du HCR relatif aux réfugiés palestiniens en Irak, il s’est produit dans ce pays une nouvelle flambée de violence entre, d’un côté, les forces de sécurité irakiennes (FSI) et les forces kurdes (peshmergas) et, de l’autre, le groupe « État islamique en Irak et au Levant » (ci-après l’EIIL), qui opère à la fois en Irak et en Syrie, et les groupes armés alliés. Des civils sont tués ou blessés chaque jour dans le cadre de cette vague de violence, victimes d’attentats-suicides et d’explosions de voitures piégées, de pilonnages, de frappes aériennes et d’exécutions. Face à la progression de l’EIIL, le gouvernement irakien aurait perdu, totalement ou partiellement, le contrôle de vastes zones du territoire national, en particulier dans les provinces de Al-Anbar, Ninive, Salaheddine, Kirkouk et Diyala. Bien que les forces FSI et kurdes, appuyées par des frappes aériennes américaines, aient récemment repris le contrôle de certains secteurs, principalement le long des frontières internes avec la région du Kurdistan, dans l’ensemble les lignes de front restent instables. Le conflit, qui a connu une nouvelle intensification dans la province de Al-Anbar en janvier 2014 puis dans d’autres provinces, a été qualifié de conflit armé non international. Le nombre de victimes recensées depuis début 2014 est le plus élevé depuis l’apogée, en 2006-2007, du conflit entre groupes religieux.

(...)

Position du HCR sur les renvois

27. Dans la mesure où la situation en Irak reste fortement instable et où toutes les régions du pays sont apparemment touchées, directement ou indirectement, par la crise actuelle, le HCR demande instamment aux États de ne pas renvoyer de force des personnes originaires d’Irak tant que la situation en matière de sécurité et de droits de l’homme ne se sera pas améliorée de manière tangible. Dans les circonstances actuelles, de nombreuses personnes fuyant l’Irak sont susceptibles de répondre aux critères de la Convention de 1951 concernant l’obtention du statut de réfugié. Lorsque, dans le cadre de l’examen du cas individuel d’une personne originaire d’Irak, les critères de la Convention de 1951 ne trouvent pas à s’appliquer, des critères plus larges relatifs aux réfugiés, énoncés dans les instruments régionaux pertinents, ou des formes complémentaires de protection, sont susceptibles de s’appliquer. Dans les conditions actuelles, eu égard aux nouveaux déplacements internes massifs combinés avec une crise humanitaire de grande ampleur, à la montée des tensions interconfessionnelles et aux restrictions d’accès qui sont rapportées, en particulier dans la région du Kurdistan irakien, le HCR considère en principe que les États ne doivent pas refuser la protection internationale aux personnes venues d’Irak en se fondant sur l’existence d’une possibilité de fuite ou de réinstallation à l’intérieur du pays. Il peut se révéler nécessaire d’examiner les causes d’exclusion en fonction de chaque cas. »

34. Dans son rapport mondial 2015 publié le 29 janvier 2015, Human Rights Watch observait ce qui suit au sujet de l’Irak :

[Traduction du greffe]

« Exactions commises par les forces de sécurité et les milices soutenues par le gouvernement

En mars, l’ancien Premier ministre Al-Maliki a déclaré à des conseillers de haut rang pour la sécurité qu’il allait former une nouvelle force de sécurité composée de trois milices : Asa’ib, Kita’ib Hezbollah et les brigades Badr. Ces milices ont enlevé et tué des civils sunnites dans l’ensemble des provinces de Bagdad, Diyala et Hilla, à un moment où le conflit armé entre les forces gouvernementales et les insurgés sunnites s’intensifiait.

Selon des témoins et des sources médicales et gouvernementales, les milices progouvernementales sont responsables du massacre de 61 hommes de confession sunnite, survenu entre le 1er juin et le 9 juillet 2014, et de celui d’au moins 48 autres en mars et avril dans les villages et villes d’une zone appelée « ceinture de Bagdad ». Des dizaines d’habitants de cinq villes de la ceinture de Bagdad ont déclaré que les forces de sécurité, aux côtés des milices soutenues par le gouvernement, avaient attaqué leurs villes, enlevé et tué des habitants et mis le feu à leurs maisons, leur bétail et leurs cultures.

Un rescapé d’une attaque lancée en août contre une mosquée sunnite dans la province orientale de Diyala a déclaré que des membres de la milice Asa’ib Ahl al‑Haqq étaient entrés dans la mosquée pendant la prière du vendredi, avaient tiré sur l’imam et l’avaient tué puis avaient ouvert le feu sur les autres hommes présents dans la mosquée, tuant au moins 70 personnes. Trois autres habitants de Diyala ont rapporté que cette milice avait enlevé et tué leurs proches.

Les forces de sécurité et les milices irakiennes alliées au gouvernement sont responsables de l’exécution illégale d’au moins 255 prisonniers, perpétrée en juin dans six villes irakiennes. La grande majorité des forces de sécurité et milices sont chiites, tandis que les prisonniers assassinés étaient sunnites. Au moins huit des personnes tuées étaient des garçons de moins de 18 ans. »

35. La note d’information du 9 février 2015, émise par le centre d’information sur l’asile et les migrations de l’office fédéral allemand des migrations et de l’asile, indique ce qui suit au sujet de l’Irak :

[Traduction du greffe]

« Situation en matière de sécurité

On continue sans relâche à rapporter quotidiennement des affrontements armés et des attentats-suicides. Un attentat-suicide survenu à Bagdad le 9 février 2015 a fait au moins 12 morts et plus de 40 blessés. L’attentat a eu lieu dans le district de Kadhimiya, qui comporte une importante population chiite. Pour l’heure, nul n’a revendiqué cet attentat. Le 7 février 2015, plus de 30 personnes avaient été tuées et plus de 70 blessées dans des attentats-suicides survenus à Bagdad. Les victimes seraient pour la plupart des musulmans chiites et des membres des forces de sécurité.

Le couvre-feu nocturne avait été levé à Bagdad le 7 février 2015.

L’État islamique (EI) aurait tué 48 personnes sur son territoire en Irak depuis le début de l’année, presque toutes dans la ville de Mossoul (province de Ninive) et ses faubourgs.

(...) »

36. Dans ses rapports par pays sur les pratiques en matière de droits de l’homme pour l’année 2014, parus en février 2015, le Département d’État américain relevait ce qui suit au sujet de l’Irak :

[Traduction du greffe]

« L’EIIL a commis un nombre impressionnant de violations graves des droits de l’homme. De façon systématique et massive, l’EIIL a ciblé les fonctionnaires et les membres des forces de sécurité, mais aussi les civils, en particulier chiites, les minorités religieuses et ethniques, les femmes et les enfants. Dans une moindre mesure, les forces de sécurité irakiennes (FSI) et les milices chiites auraient elles aussi perpétré des exactions dans un contexte de désorganisation sur le plan de la sécurité.

Des violences et des combats déstabilisants entre les forces gouvernementales et l’EIIL ont connu une escalade dans la province de Al-Anbar fin 2013 et se sont étendus à d’autres provinces en cours d’année. Le 9 juin [2014], l’EIIL a lancé une attaque et s’est rapidement emparé de Mossoul, la deuxième ville du pays. Par la suite, les forces de l’EIIL ont pris le contrôle de vastes zones dans les provinces de Al-Anbar, Ninive, Salaheddine et Diyala. Des affrontements armés entre l’EIIL et les FSI, y compris les peshmergas, à savoir les forces armées du gouvernement régional du Kurdistan, ont provoqué des déplacements internes massifs, les Nations unies ayant estimé à plus de deux millions le nombre de personnes qui, sur l’ensemble du pays, ont été contraintes de fuir leur domicile. La crise humanitaire s’est aggravée en juillet et en août, l’EIIL ayant ciblé des minorités ethniques et religieuses, perpétré des actes de violence fondés sur le sexe, vendu des femmes et des enfants comme esclaves, recruté des enfants soldats et détruit l’infrastructure civile.

De graves problèmes subsistent sur le plan des droits de l’homme. Le pays a été déstabilisé par des meurtres fréquents et à grande échelle, commis dans la grande majorité des cas par l’EIIL. Il s’agit notamment du massacre de plus de 600 détenus, presque tous chiites, à la prison de Badoush, près de Mossoul, le 10 juin [2014]. L’EIIL a également tué, enlevé et expulsé de chez eux des membres de groupes religieux et ethniques, notamment des chrétiens, des chiites shabaks, des chiites turkmènes et des yézidis. En même temps, mais à une échelle bien moindre, on a rapporté des cas (non vérifiés) de meurtres de prisonniers sunnites par des acteurs étatiques et des milices chiites. »

37. Le 9 mars 2015, Iraqi News (IraqiNews.com) a rapporté que Martin Dempsey, chef d’état-major des armées des États-Unis, lors d’une conférence de presse tenue conjointement avec Khaled Al-Obaidi, ministre irakien de la Défense, avait déclaré : « protéger Bagdad et le barrage de Mossoul ainsi que le district de Haditha figure parmi les grandes priorités de la coalition internationale ».

38. Le document d’information et d’orientation par pays sur la situation en matière de sécurité en Irak (« Country Information and Guidance. Iraq : Security Situation »), publié en novembre 2015 par le ministère britannique de l’Intérieur, indique ce qui suit sous le titre « Résumé général » :

[Traduction du greffe]

« La situation en matière de sécurité dans les « zones contestées » d’Irak, c’est-à-dire les provinces de Al-Anbar, Diyala, Kirkouk, Ninive et Salaheddine est telle qu’un renvoi vers lesdites zones emporterait violation de l’article 15 c) de la « directive qualification » (DQ).

La situation en matière de sécurité dans les parties de la « ceinture de Bagdad » (les zones entourant la ville de Bagdad) qui jouxtent les provinces de Al-Anbar, Salaheddine et Diyala, est telle que le renvoi d’une personne vers ces zones emporterait violation de l’article 15 c) de la DQ.

Dans le reste de l’Irak – les provinces de Bagdad (y compris la ville de Bagdad), Babel, Bassora, Kerbala, Nadjaf, Muthanna, Dhi Qar, Missane, Qadissiya et Wassit, ainsi que la région du Kurdistan irakien (RKI), qui comprend les provinces de Erbil, Souleimaniyeh et Dahuk –, la violence aveugle se situe en-deçà du niveau qui représente généralement un risque au regard de l’article 15 c). Les organes décisionnels doivent néanmoins rechercher s’il existe dans la situation personnelle de l’individu concerné des facteurs particuliers susceptibles de l’exposer quand même à un risque accru.

La situation en matière de sécurité demeure instable et les organes décisionnels doivent, pour apprécier le risque, tenir compte des informations à jour sur le pays. »

B. La situation des personnes ayant collaboré avec les forces armées étrangères

39. Le document d’information sur l’Irak du ministère britannique de l’Intérieur (« Country of Origin Information Report: Iraq ») du 10 décembre 2009 expose ce qui suit :

[Traduction du greffe]

« (...) les civils employés par la FMN-I [force multinationale en Irak], ou d’une autre manière liés à celle-ci, sont susceptibles d’être pris pour cible par des acteurs non étatiques. Dans les secteurs où la sécurité s’est améliorée au cours de l’année passée, les risques pesant sur les personnes liées à la FMN-I ont diminué dans une certaine mesure mais restent considérables en raison de l’influence persistante de groupes extrémistes. Dans les zones où AQI [Al-Qaïda en Irak] et d’autres groupes insurgés demeurent présents, en particulier dans les provinces de Ninive et de Diyala, le risque d’être pris pour cible reste bien plus élevé. Il est particulièrement fort pour les personnes travaillant comme interprètes pour la FMN-I, compte tenu de leur exposition et de leur éventuelle implication dans les activités militaires, par exemple les arrestations, les raids ou les interrogatoires d’insurgés ou de membres de milices. Depuis 2003, quelque 300 interprètes auraient été tués en Irak. Par ailleurs, il existe un risque accru d’attentat dans les zones à forte concentration de personnel étranger, comme la zone internationale ou les bases militaires, en particulier aux postes de contrôle proches de ces installations et lors des voyages en convoi militaire (...)

(...)

Les ressortissants irakiens employés par des entreprises étrangères sont exposés au risque d’attentat lorsqu’ils se trouvent hors d’une enceinte sécurisée comme la zone internationale ou une base militaire. »

40. Le rapport intermédiaire du 14 janvier 2011 du centre norvégien d’information sur les pays d’origine (Landinfo) et de l’office suédois des migrations sur leur mission d’enquête en Irak signalait un certain nombre de cas au cours desquels des Irakiens ayant travaillé pour les Américains avaient été tués. Il ajoutait que les États-Unis avaient mis en place un programme d’assistance pour les Irakiens qui étaient menacés pour avoir travaillé à l’ambassade à Bagdad. Selon ce rapport, les recrutements n’avaient lieu qu’au terme de contrôles scrupuleux qui pouvaient prendre de trois à six mois.

41. Dans sa directive opérationnelle sur l’Irak du 22 août 2014, le ministère britannique de l’Intérieur indiquait ce qui suit :

[Traduction du greffe]

« 3.10.9 Conclusion. Les personnes qui sont perçues comme collaborant ou qui ont collaboré avec le gouvernement irakien actuel et ses institutions, les anciennes forces américaines/multinationales ou les sociétés étrangères sont exposées au risque de subir des persécutions en Irak. Cela inclut les membres de certaines professions comme les juges, les universitaires, les enseignants, et des professions juridiques. Un demandeur qui fait état d’une menace localisée en exposant qu’il est considéré comme un collaborateur peut avoir la possibilité de se réinstaller dans une zone où cette menace localisée n’existe pas. L’agent chargé du dossier devra prendre en considération le profil spécifique du demandeur, la nature et la portée de la menace, et le point de savoir s’il serait excessif d’attendre du demandeur qu’il se réinstalle ailleurs. Une demande reposant sur de tels motifs peut se révéler fondée et l’octroi du statut de réfugié en raison des opinions politiques de l’intéressé, ou de celles qui lui sont attribuées, peut être approprié selon les circonstances du dossier. »

42. Le rapport d’Amnesty International Allemagne de 2015 sur l’Irak (traduction effectuée à partir de l’original allemand, qui peut être consulté à l’adresse [https://www.amnesty.de/jahresbericht/2015/irak](https://www.amnesty.de/jahresbericht/2015/irak)) comporte le passage suivant :

[Traduction du greffe]

« Des soldats de l’EIIL ont aussi tué des sunnites, auxquels ils reprochaient un manque de soutien ou faisaient grief d’avoir travaillé pour le gouvernement irakien et les forces de sécurité ou de s’être mis au service des forces américaines en Irak. »

C. La capacité des autorités irakiennes à protéger leurs citoyens

43. Dans leur rapport du 5 mai 2014 sur l’Irak, l’état de droit et le système de sécurité et de droit (« Iraq: Rule of Law and the Security and Legal System »), Landinfo et l’office des migrations exposaient ce qui suit :

[Traduction du greffe]

« La Constitution irakienne de 2005 garantit l’existence d’un système de sécurité protégé par des forces de sécurité apolitiques et non confessionnelles. Par ailleurs nombreuses, les forces du pays entendent bien protéger le peuple irakien. Cependant, la politisation des forces de sécurité irakiennes (FSI), la corruption, le sectarisme et le manque de formation appropriée viennent assombrir le tableau.

L’ordre juridique est également présenté brièvement dans la Constitution, où il est décrit comme un système indépendant placé au-dessus de tous les pouvoirs, excepté la loi. En réalité toutefois, la police et les tribunaux (et autres institutions) continuent à présenter des défaillances.

La police régulière étant considérée comme l’institution la plus corrompue du système de sécurité et de droit, les citoyens ont peur de dénoncer les infractions, même si certains éléments indiquent qu’aujourd’hui la police fait mieux son travail qu’en 2010.

La corruption semble moins répandue parmi les juges qu’au sein de la police, mais le pouvoir judiciaire n’est pas indépendant comme cela était prévu par la Constitution et restait prévu en 2010. Les tribunaux peuvent subir les pressions de personnalités politiques influentes, de tribus et d’autres acteurs (comme des milices et des criminels). La grande insuffisance, voire la pénurie de juges, combinée à de nombreuses arrestations consécutives à l’insurrection, est à l’origine d’un important arriéré, ce qui est préjudiciable tant à la partie mise en cause qu’à la partie lésée.

Ce ne sont pas seulement les affaires mais aussi les projets de loi qui sont en attente, ce qui n’améliore pas l’état de droit. Ainsi, le pouvoir judiciaire n’est toujours pas régi par la loi envisagée dans la Constitution.

Si quelques recours permettent aux citoyens de porter plainte contre les autorités, ce qui est sans doute la plus importante institution pour le traitement de ces plaintes, la Haute commission pour les droits de l’homme, instituée en 2012, ne fonctionne pas encore correctement.

Les recours contre la corruption sont plus déficients aujourd’hui qu’en 2010, ce qui s’explique principalement par les ingérences politiques et une capacité limitée.

Des mesures juridiques permettent de sanctionner les fonctionnaires au comportement fautif, mais leur mise en œuvre n’est pas toujours aisée – même si la volonté est là.

En définitive, la dégradation de la situation en matière de sécurité et la lutte politique acharnée influent l’une sur l’autre, engendrant des déficiences au niveau de la capacité comme de l’intégrité du système de sécurité et de droit irakien – et ce davantage qu’en 2010, lors de notre dernière évaluation de l’état de droit en Irak. Le système fonctionne toujours, mais les défaillances semblent s’accroître. »

44. Les rapports par pays pour 2014 sur les pratiques en matière de droits de l’homme, publiés par le Département d’État américain en février 2015, indiquent ce qui suit à propos du rôle de la police et du dispositif de sécurité en Irak :

[Traduction du greffe]

« En raison des attaques et offensives menées par l’État islamique d’Irak et du Levant (EIIL) au cours de l’année, le gouvernement a perdu le contrôle effectif de vastes zones du pays, principalement les zones arabes sunnites et certaines zones mixtes sunnites/chiites. Le contrôle sur les forces de sécurité a été inégal et la dégradation de la situation en matière de sécurité a entraîné la résurgence des milices chiites, qui opèrent largement hors du cadre de l’autorité du gouvernement.

(...)

Une corruption à grande échelle, présente à tous les niveaux de l’État et de la société, a exacerbé le défaut de protection effective des droits de l’homme.

(...)

Des organisations internationales de protection des droits de l’homme ont critiqué le caractère de plus en plus religieux de l’activité des milices et l’insuffisance de la surveillance du gouvernement. Le Premier ministre Al-Abadi a plusieurs fois appelé à la suppression des milices indépendantes et ordonné que toutes les milices soient placées sous l’autorité des FSI. Les dirigeants religieux chiites ont également appelé les volontaires chiites à combattre sous le commandement des forces de sécurité et condamné la violence contre les civils, notamment la destruction des biens privés. Néanmoins, dans la grande majorité des cas, des milices chiites ont opéré en toute indépendance et sans surveillance ni instructions du gouvernement.

(...)

Des problèmes subsistent au sein des forces de police provinciales du pays, notamment la corruption et la réticence de certains policiers à servir en dehors des zones dont ils sont originaires. L’armée et la police fédérale ont recruté et déployé des militaires et des policiers dans l’ensemble du pays, réduisant les risques de corruption liée à l’existence de liens personnels avec des tribus ou des militants. Cette mesure a engendré des plaintes de communautés locales selon lesquelles des membres de l’armée et de la police commettaient des abus en raison de différences ethnoreligieuses.

Les forces de sécurité n’ont fourni que des efforts limités pour prévenir la violence sociétale ou y faire face. »

D. La réinstallation interne en Irak

45. Le document d’information et d’orientation sur l’Irak concernant la réinstallation interne et les obstacles techniques (« Country Information and Guidance on Iraq concerning internal relocation (and technical obstacles) »), publié le 24 décembre 2014 par le ministère britannique de l’Intérieur, comporte le passage suivant dans la partie « Résumé général » :

[Traduction du greffe]

« Dispositions relatives au renvoi depuis le Royaume-Uni

1.4.1 Les dispositions actuelles relatives au renvoi du Royaume‑Uni vers l’Irak, que ce soit via Erbil ou Bagdad, n’emportent pas violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme.

L’obtention de documents civils dans un nouveau lieu de résidence

1.4.2 La carte d’identité civile et le certificat de nationalité sont deux des plus importants documents civils, car ils donnent accès, directement ou indirectement, à divers droits économiques et sociaux.

1.4.3 Une personne renvoyée en Irak qui n’a pas la possibilité de faire remplacer sa carte d’identité civile ou son certificat de nationalité risque de connaître d’importantes difficultés pour accéder à des services et à des moyens de subsistance et de se trouver dans une situation de dénuement susceptible d’atteindre le seuil de l’article 3.

1.4.4 Cependant, les personnes venant de zones non contestées d’Irak qui sont renvoyés à Erbil ou à Bagdad sont généralement en mesure de se refaire établir carte d’identité civile, certificat de nationalité ou autre document civil, soit en retournant dans leur lieu d’origine soit en s’adressant aux organismes gouvernementaux et non gouvernementaux compétents dans les zones non contestées.

1.4.5 Les personnes venant de zones contestées d’Irak qui sont renvoyées à Bagdad sont généralement en mesure de se refaire établir carte d’identité civile, certificat de nationalité ou autre document civil en s’adressant aux organismes compétents à Bagdad et à Nadjaf.

1.4.6 Les personnes qui au Royaume-Uni cherchent à se refaire établir carte d’identité civile ou certificat de nationalité peuvent solliciter l’aide de l’ambassade d’Irak à Londres, à la condition préalable de pouvoir prouver leur identité. C’est généralement possible pour les personnes renvoyées de force à Bagdad, dans la mesure où elles sont en possession d’un passeport en cours de validité ou périmé ou d’un laissez-passer.

1.4.7 Toute personne qui n’est pas en mesure de prouver son identité à l’ambassade d’Irak peut refaire établir ses documents par l’intermédiaire d’un mandataire en Irak, par exemple un parent ou un avocat muni d’une procuration.

Réinstallation dans la région du Kurdistan irakien (RKI)

1.4.8 Les personnes originaires de la RKI peuvent généralement se réinstaller dans une autre zone de la région.

1.4.9 Les personnes d’origine kurde qui viennent d’une zone extérieure à la RKI et sont renvoyées à Bagdad peuvent généralement se réinstaller dans la RKI, à condition d’avoir pu au préalable faire régulariser leurs documents à Bagdad (ou ailleurs).

1.4.10 Pour les personnes non kurdes ayant un lien établi, d’ordre familial ou autre, avec la RKI (lien tribal ou emploi précédent, par exemple), la réinstallation interne constitue généralement une possibilité raisonnable.

1.4.11 Pour toute personne d’origine arabe ou turkmène, la réinstallation interne dans la RKI est difficile. La réinstallation interne à Bagdad ou dans le sud semble plus raisonnable. Si cette possibilité est déraisonnable en raison des circonstances particulières du dossier, il peut y avoir lieu d’accorder une protection.

Réinstallation à Bagdad ou dans le sud

1.4.12 De manière générale, les Arabes sunnites, les Kurdes et les chiites peuvent se réinstaller à Bagdad, où l’on constate la présence d’une importante population déplacée d’Arabes sunnites.

1.4.13 Les musulmans chiites qui cherchent à se réinstaller à l’intérieur du pays peuvent en général le faire dans les provinces du sud. Les musulmans sunnites sont susceptibles de se réinstaller au sud.

1.4.14 De manière générale, aucun obstacle insurmontable n’empêche actuellement les ressortissants irakiens de se réinstaller à Bagdad ou dans les provinces du sud, même si chaque cas doit faire l’objet d’une décision fondée sur les circonstances individuelles. »

46. Le document d’information et d’orientation sur l’Irak et la réinstallation interne (« Country Information and Guidance on Iraq concerning internal relocation »), publié en novembre 2015 par le ministère britannique de l’Intérieur, comporte le passage suivant dans la partie « Résumé général » :

[Traduction du greffe]

« Possibilité de réinstallation interne

En général, les personnes venant de Al-Anbar, Diyala, Kirkouk (également appelé Ta’min), Ninive et Salaheddine, ainsi que des secteurs nord, ouest et est de la « ceinture de Bagdad » (les « zones contestées »), peuvent se réinstaller à Bagdad. Les organes décisionnels doivent toutefois tenir compte de tous les facteurs personnels pertinents qui influent sur la capacité d’une personne à se réinstaller, ainsi que des informations à jour sur le pays.

La situation dans les provinces du sud (Bassora, Kerbala, Nadjaf, Muthanna, Dhi Qar, Missane, Qadissiya et Wassit) n’atteint pas le seuil requis par l’article 15 c) [de la directive qualification] et il n’y a pas de risque réel de dommage pour les civils ordinaires qui se rendent de Bagdad vers ces zones. Il est sans doute raisonnable en général pour des personnes venant des « zones contestées » (ou d’ailleurs) de se réinstaller à Bagdad, même si les organes décisionnels doivent tenir compte de la situation personnelle de l’individu concerné et des informations à jour sur le pays.

Pour les Kurdes irakiens, originaires de la RKI ou non, la réinstallation dans la région du Kurdistan irakien (RKI) est possible en général via Bagdad, même si les organes décisionnels doivent tenir compte des facteurs pertinents qui influent sur leur capacité à se réinstaller.

De manière générale, il n’est pas raisonnable pour les non-Kurdes qui ne sont pas originaires de la RKI de se réinstaller dans cette région.

Caractère réalisable du retour

Une personne ne peut être renvoyée vers la ville de Bagdad que si elle détient un passeport irakien (en cours de validité ou périmé) ou un laissez-passer. En l’absence de l’un de ces documents, le retour n’est pas « réalisable ».

L’absence de ces titres de voyage constitue un obstacle technique au retour et ne justifie pas en soi l’octroi d’une protection.

C’est seulement lorsque le retour est réalisable (c’est-à-dire lorsque l’intéressé détient ou peut obtenir un passeport en cours de validité ou venu à expiration, ou bien un laissez-passer) que la question des papiers (ou leur absence) peut être examinée dans une éventuelle appréciation relative à la protection.

Les personnes originaires de la RKI dont l’entrée a été préautorisée par les autorités de la RKI sont renvoyées vers l’aéroport d’Erbil et n’ont pas besoin de passeport ou de laissez-passer. »

IV. LE DROIT PERTINENT DE L’UNION EUROPÉENNE ET LA JURISPRUDENCE DE LA COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPÉENNE

47. En son article 4, la Directive 2004/83/CE du Conseil du 29 avril 2004 concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes qui, pour d’autres raisons, ont besoin d’une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts (telle que refondue par la Directive 2011/95/UE du 13 décembre 2011 ; ci-après « la directive qualification ») dispose :

« Évaluation des faits et circonstances

« 1. Les États membres peuvent considérer qu’il appartient au demandeur de présenter, aussi rapidement que possible, tous les éléments nécessaires pour étayer sa demande de protection internationale. Il appartient à l’État membre d’évaluer, en coopération avec le demandeur, les éléments pertinents de la demande.

2. Les éléments visés au paragraphe 1 correspondent aux déclarations du demandeur et à tous les documents dont le demandeur dispose concernant son âge, son passé, y compris ceux des parents à prendre en compte, son identité, sa ou ses nationalités, le ou les pays ainsi que le ou les lieux où il a résidé auparavant, ses demandes d’asile antérieures, son itinéraire, ses titres de voyage, ainsi que les raisons justifiant la demande de protection internationale.

3. Il convient de procéder à l’évaluation individuelle d’une demande de protection internationale en tenant compte des éléments suivants :

a) tous les faits pertinents concernant le pays d’origine au moment de statuer sur la demande, y compris les lois et règlements du pays d’origine et la manière dont ils sont appliqués ;

b) les informations et documents pertinents présentés par le demandeur, y compris les informations permettant de déterminer si le demandeur a fait ou pourrait faire l’objet de persécutions ou d’atteintes graves ;

c) le statut individuel et la situation personnelle du demandeur, y compris des facteurs comme son passé, son sexe et son âge, pour déterminer si, compte tenu de la situation personnelle du demandeur, les actes auxquels le demandeur a été ou risque d’être exposé pourraient être considérés comme une persécution ou une atteinte grave ;

d) le fait que, depuis qu’il a quitté son pays d’origine, le demandeur a ou non exercé des activités dont le seul but ou le but principal était de créer les conditions nécessaires pour présenter une demande de protection internationale, pour déterminer si ces activités l’exposeraient à une persécution ou à une atteinte grave s’il retournait dans ce pays ;

e) le fait qu’il est raisonnable de penser que le demandeur pourrait se prévaloir de la protection d’un autre pays dont il pourrait revendiquer la citoyenneté.

4. Le fait qu’un demandeur a déjà été persécuté ou a déjà subi des atteintes graves ou a déjà fait l’objet de menaces directes d’une telle persécution ou de telles atteintes est un indice sérieux de la crainte fondée du demandeur d’être persécuté ou du risque réel de subir des atteintes graves, sauf s’il existe de bonnes raisons de penser que cette persécution ou ces atteintes graves ne se reproduiront pas.

5. Lorsque les États membres appliquent le principe selon lequel il appartient au demandeur d’étayer sa demande, et lorsque certains aspects des déclarations du demandeur ne sont pas étayés par des preuves documentaires ou autres, ces aspects ne nécessitent pas confirmation lorsque les conditions suivantes sont remplies :

a) le demandeur s’est réellement efforcé d’étayer sa demande ;

b) tous les éléments pertinents à la disposition du demandeur ont été présentés et une explication satisfaisante a été fournie quant à l’absence d’autres éléments probants ;

c) les déclarations du demandeur sont jugées cohérentes et plausibles et elles ne sont pas contredites par les informations générales et particulières connues et pertinentes pour sa demande ;

d) le demandeur a présenté sa demande de protection internationale dès que possible, à moins qu’il puisse avancer de bonnes raisons pour ne pas l’avoir fait ; et

e) la crédibilité générale du demandeur a pu être établie. »

48. Le niveau de protection requis est ainsi défini à l’article 7 de la directive qualification :

« 1. La protection contre les persécutions ou les atteintes graves ne peut être accordée que par :

a) l’État ; ou

b) des partis ou organisations, y compris des organisations internationales, qui contrôlent l’État ou une partie importante du territoire de celui-ci,

pour autant qu’ils soient disposés à offrir une protection au sens du paragraphe 2 et en mesure de le faire.

2. La protection contre les persécutions ou les atteintes graves doit être effective et non temporaire. Une telle protection est généralement accordée lorsque les acteurs visés au paragraphe 1, points a) et b), prennent des mesures raisonnables pour empêcher les persécutions ou les atteintes graves, entre autres lorsqu’ils disposent d’un système judiciaire effectif permettant de déceler, de poursuivre et de sanctionner les actes constituant une persécution ou une atteinte grave, et lorsque le demandeur a accès à cette protection.

3. Lorsqu’ils déterminent si une organisation internationale contrôle un État ou une partie importante de son territoire et si elle fournit une protection au sens du paragraphe 2, les États membres tiennent compte des orientations éventuellement données par les actes de l’Union en la matière. »

49. Dans l’affaire M.M. c. Minister for Justice, Equality and Law Reform et autres (C-277/11, arrêt du 22 novembre 2012), la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a déclaré :

« 63. Ainsi qu’il ressort de son intitulé, l’article 4 de la directive 2004/83 est relatif à l’« évaluation des faits et circonstances ».

64. En réalité, cette « évaluation » se déroule en deux étapes distinctes. La première étape concerne l’établissement des circonstances factuelles susceptibles de constituer les éléments de preuve au soutien de la demande, alors que la seconde étape est relative à l’appréciation juridique de ces éléments, consistant à décider si, au vu des faits caractérisant un cas d’espèce, les conditions de fond prévues par les articles 9 et 10 ou 15 de la directive 2004/83 pour l’octroi d’une protection internationale sont remplies.

65. Or, selon l’article 4, paragraphe 1, de ladite directive, s’il appartient normalement au demandeur de présenter tous les éléments nécessaires pour étayer sa demande, il n’en demeure pas moins qu’il incombe à l’État membre concerné de coopérer avec ce demandeur au stade de la détermination des éléments pertinents de cette demande.

66. Cette exigence de coopération à la charge de l’État membre signifie dès lors concrètement que, si, pour quelque raison que ce soit, les éléments fournis par le demandeur d’une protection internationale ne sont pas complets, actuels ou pertinents, il est nécessaire que l’État membre concerné coopère activement, à ce stade de la procédure, avec le demandeur pour permettre la réunion de l’ensemble des éléments de nature à étayer la demande. D’ailleurs, un État membre peut être mieux placé que le demandeur pour avoir accès à certains types de documents.

67. Au demeurant, l’interprétation énoncée au point précédent est corroborée par l’article 8, paragraphe 2, sous b), de la directive 2005/85, selon lequel les États membres veillent à ce que des informations précises et actualisées soient obtenues sur la situation générale existant dans les pays d’origine des demandeurs d’asile et, le cas échéant, dans les pays par lesquels ils ont transité. »

50. Les affaires jointes X, Y et Z (C-199/12 à C-201/12, arrêt du 7 novembre 2013) concernaient des demandeurs d’asile en quête de protection internationale en raison de leur homosexualité, dans des circonstances où il n’était pas établi qu’ils avaient déjà fait l’objet de persécutions ou de menaces directes de persécutions. Bien que l’article 4 § 4 de la « directive qualification » ne fût pas directement l’objet du renvoi préjudiciel devant la CJUE, celle-ci a néanmoins conclu comme suit :

« 72. En ce qui concerne la réserve dont la personne devrait faire preuve, dans le système de la directive, les autorités compétentes, lorsqu’elles évaluent si un demandeur craint avec raison d’être persécuté, cherchent à savoir si les circonstances établies constituent ou non une menace telle que la personne concernée peut raisonnablement craindre, au regard de sa situation individuelle, d’être effectivement l’objet d’actes de persécution (...)

73. Cette appréciation de l’importance du risque qui, dans tous les cas, doit être effectuée avec vigilance et prudence (arrêt du 2 mars 2010, Salahadin Abdulla e.a., C‑175/08, C‑176/08, C‑178/08 et C‑179/08, Rec. p. I‑1493, point 90), repose uniquement sur une évaluation concrète des faits et des circonstances conformément aux règles figurant notamment à l’article 4 de la directive (arrêt Y et Z, précité, point 77). »

51. Dans l’affaire Salahadin Abdulla et autres c. Bundesrepublik Deutschland (affaires jointes C-175/08, C-176/08, C-178/08 et C-179/08, arrêt du 2 mars 2010, Rec. I-1493), la CJUE s’est penchée sur l’appréciation d’un changement de circonstances concernant un réfugié et s’est demandé en particulier à quel moment le statut de réfugié pouvait cesser. Elle s’est prononcée ainsi :

« 69. Par suite, le statut de réfugié cesse dès lors que le ressortissant concerné n’apparaît plus exposé, dans son pays d’origine, à des circonstances démontrant l’incapacité dudit pays de lui assurer une protection contre des actes de persécution qui seraient exercés sur sa personne pour l’un des cinq motifs énumérés à l’article 2, sous c), de la directive. Une telle cessation implique ainsi que le changement de circonstances ait remédié aux causes qui ont entraîné la reconnaissance du statut de réfugié.

70. Pour parvenir à la conclusion que la crainte du réfugié d’être persécuté n’est plus fondée, les autorités compétentes, à la lumière de l’article 7, paragraphe 2, de la directive, doivent vérifier, au regard de la situation individuelle du réfugié, que le ou les acteurs de protection du pays tiers en cause ont pris des mesures raisonnables pour empêcher la persécution, qu’ils disposent ainsi, notamment, d’un système judiciaire effectif permettant de déceler, de poursuivre et de sanctionner les actes constituant une persécution et que le ressortissant intéressé, en cas de cessation de son statut de réfugié, aura accès à cette protection. »

V. PRINCIPES DIRECTEURS ET AUTRES DOCUMENTS PERTINENTS DU HAUT COMMISSARIAT DES NATIONS UNIES POUR LES RÉFUGIÉS (HCR)

52. Selon les principes du HCR, si la charge de la preuve incombe au demandeur d’asile, compte tenu des circonstances particulières d’une demande d’asile, l’agent de l’État qui examine celle-ci partage avec le demandeur la tâche « d’établir et d’évaluer tous les faits pertinents ».

53. En ses parties pertinentes, la Note du HCR de 1998 sur la charge et le critère d’établissement de la preuve dans les demandes d’asile (« Note on Burden and Standard of Proof in Refugee Claims ») indique ce qui suit :

[Traduction du greffe]

« II. Charge de la preuve

5. Les faits étayant une demande d’asile sont établis au moyen de la présentation de preuves ou d’éléments relatifs aux faits allégués. Les éléments de preuve peuvent être à caractère oral ou documentaire. La tâche de produire des éléments afin de prouver avec conviction les faits allégués s’appelle la « charge de la preuve ».

6. Selon les principes généraux du droit de la preuve, la preuve incombe à celui qui affirme. Ainsi, dans les demandes d’asile, c’est au demandeur qu’il revient d’établir la véracité de ses allégations et l’exactitude des faits sur lesquels repose sa demande. Le demandeur s’acquitte de la charge de la preuve en livrant un récit fidèle des faits pertinents, afin qu’une décision appropriée puisse être adoptée sur cette base. Compte tenu des spécificités de la situation du réfugié, l’examinateur partage avec lui la tâche d’établir et d’évaluer tous les faits pertinents. Sa tâche consiste, dans une large mesure, à se familiariser avec la situation objective qui règne dans le pays d’origine en question, à se tenir informé des faits notoires importants, à guider le demandeur afin qu’il fournisse les informations pertinentes et à dument vérifier les faits allégués pouvant être étayés. »

III. Critère d’établissement de la preuve – Cadre général et questions de définition

7. Dans le contexte de la tâche incombant au demandeur de prouver les faits qui étayent sa demande, le terme « critère d’établissement de la preuve » désigne le seuil que doit atteindre le demandeur pour convaincre l’examinateur de la véracité de ses allégations factuelles. Les faits à « prouver » sont les faits relatifs au passé et aux expériences personnelles du demandeur censés avoir engendré la crainte d’être persécuté et la réticence consécutive à se prévaloir de la protection du pays d’origine.

8. Dans les pays de common law, le droit de la preuve dans la procédure pénale exige que la preuve soit rapportée « au-delà de tout doute raisonnable ». Dans la procédure civile, le droit ne prévoit pas un critère aussi exigeant ; l’examinateur doit en fait trancher l’affaire en appliquant le « critère de la plus forte probabilité ». De même, dans le cadre d’une demande d’asile il n’est pas nécessaire que l’examinateur soit pleinement convaincu de la véracité de chacune des allégations factuelles formulées par le demandeur. L’examinateur doit décider si, sur la base des éléments fournis et de la sincérité des déclarations de l’intéressé, il est probable que la demande de celui-ci soit crédible.

9. Bien entendu, le demandeur a le devoir de dire la vérité. Cela étant, il faut aussi prendre en considération la possibilité que des expériences traumatisantes l’empêchent de s’exprimer librement, ou qu’en raison du laps de temps écoulé ou de l’intensité des événements passés il ne soit pas en mesure de se rappeler tous les éléments factuels ou de les relater avec précision, ou encore qu’il les confonde ; ainsi, il se peut qu’il soit vague ou inexact dans la présentation de circonstances précises. L’incapacité à se rappeler ou à fournir l’ensemble des dates ou petits détails, les incohérences mineures, une imprécision sans importance ou des déclarations incorrectes qui ne sont pas essentielles peuvent être prises en compte dans l’appréciation finale de la crédibilité mais ne doivent pas constituer des facteurs décisifs.

10. En ce qui concerne les éléments présentés à l’appui de la demande d’asile, s’ils corroborent les déclarations formulées par l’intéressé ils en confirment aussi la véracité. Pour autant, compte tenu de la situation particulière des demandeurs d’asile, il ne faut pas exiger d’eux qu’ils produisent tous les éléments nécessaires. Il faut notamment reconnaître que, souvent, les demandeurs d’asile ont fui sans se munir de leurs papiers personnels. Le fait que le demandeur n’a pas soumis d’éléments documentaires pour étayer ses déclarations orales ne doit donc pas empêcher d’accueillir la demande dès lors que les déclarations en question cadrent avec des faits connus et que la crédibilité générale du demandeur est satisfaisante.

11. Pour apprécier la crédibilité générale de la demande en question, l’examinateur doit tenir compte de facteurs tels que le caractère plausible des faits allégués, la concordance et la cohérence globales du récit livré par le demandeur, les éléments produits par lui qui corroborent ses déclarations, la compatibilité avec des faits notoires ou largement connus, et ce que l’on sait de la situation dans le pays d’origine. La crédibilité est établie dès lors que l’intéressé a présenté une demande cohérente et plausible qui ne contredit pas les faits largement connus et peut donc en définitive être crue.

12. Le terme « bénéfice du doute » est employé en rapport avec le critère d’établissement de la preuve concernant les allégations factuelles du demandeur. Puisque dans une demande d’asile le demandeur n’a pas besoin de prouver l’ensemble des faits de manière à convaincre pleinement l’examinateur de la véracité de toutes les allégations factuelles, il subsiste généralement un doute dans l’esprit de l’examinateur en ce qui concerne les faits présentés par l’intéressé. Si l’examinateur considère que le récit du demandeur est globalement cohérent et plausible, l’existence d’un doute éventuel ne doit pas être préjudiciable à la demande de l’intéressé ; autrement dit, il faut accorder le « bénéfice du doute » au demandeur.

IV. Critère d’établissement de la preuve concernant le caractère fondé de la crainte d’être persécuté

13. La formule « craignant avec raison d’être persécut[é] » est un élément clé de la définition du réfugié. Si l’expression « craignant avec raison » contient deux éléments, l’un subjectif (la crainte) et l’autre objectif (la raison), ceux-ci doivent être évalués conjointement.

14. Dans ce contexte, le terme « craignant » signifie que l’intéressé pense ou prévoit qu’il sera soumis à des persécutions. La crainte est établie très largement par ce que l’intéressé présente comme son état d’esprit au moment du départ. Normalement, la déclaration du demandeur est acceptée comme une manifestation révélatrice de l’existence de la crainte, à supposer qu’il n’y ait pas de faits donnant lieu à des doutes sérieux quant à sa crédibilité sur ce point. Le demandeur doit en outre établir qu’il y a une raison à la crainte alléguée.

15. Les travaux préparatoires de la Convention sont à cet égard instructifs. L’une des catégories de « réfugiés » visée à l’annexe I de la Constitution de l’OIR [Organisation internationale pour les réfugiés] est celle des personnes qui ont « fait valoir des raisons satisfaisantes pour ne pas (...) retourner » dans leur pays, les « raisons satisfaisantes » étant définies comme « la persécution ou la crainte fondée de persécution ». Le manuel de l’OIR indiquait que le terme « fondé » devait être entendu comme signifiant que le demandeur avait exposé de façon plausible et cohérente la raison pour laquelle il craignait d’être persécuté. Le Comité spécial de l’apatridie et des problèmes connexes préféra adopter l’expression « craignant avec raison d’être victime de persécutions » [traduction du greffe] plutôt que d’adhérer aux termes employés dans la Constitution de l’OIR. Commentant cette expression dans son rapport final, le Comité spécial déclara que « craignant avec raison » signifiait qu’une personne pouvait établir l’existence de « bonnes raisons » pour lesquelles elle craignait d’être victime de persécutions.

Question du seuil à atteindre

16. Le Guide [du HCR] indique que la crainte exprimée doit être considérée comme fondée si le demandeur « peut établir, dans une mesure raisonnable, que la vie est devenue intolérable (...) dans son pays d’origine ».

17. Dans les pays de common law, une abondante jurisprudence s’est développée sur le critère d’établissement de la preuve à appliquer aux demandes d’asile pour déterminer si la demande est fondée. Cette jurisprudence conforte largement l’idée qu’il n’y a pas d’obligation de prouver de manière concluante et incontestable le caractère fondé de la demande, ni même d’établir que la persécution est plus probable qu’improbable. Pour établir le « caractère fondé », il faut montrer que la persécution est raisonnablement possible. Un aperçu de la jurisprudence récente, par pays, se trouve annexé au présent document.

Indicateurs permettant d’apprécier le caractère fondé de la crainte

18. Si par nature l’évaluation du risque de persécution est orientée vers l’avenir et est donc par essence un peu spéculative, cette évaluation doit reposer sur des considérations factuelles prenant en compte la situation personnelle du demandeur ainsi que les éléments relatifs à la situation dans le pays d’origine.

19. La situation personnelle du demandeur inclut son passé, ses expériences, sa personnalité et tout autre facteur personnel susceptible de l’exposer à la persécution. En particulier, le fait que le demandeur a subi ou non par le passé des persécutions ou d’autres formes de mauvais traitements et les expériences vécues par des proches et amis ainsi que des personnes se trouvant dans la même situation que l’intéressé sont des facteurs à prendre en considération. Les éléments pertinents concernant la situation dans le pays d’origine englobent les conditions socio‑politiques générales, la situation et le bilan du pays en matière de droits de l’homme ; la législation nationale ; les politiques ou pratiques de l’agent de persécution, notamment vis-à-vis de personnes se trouvant dans une situation analogue à celle du demandeur, etc. Si des persécutions ou mauvais traitements passés pèsent lourdement en faveur d’une appréciation positive du risque de persécution à venir, leur absence ne constitue pas un facteur décisif. De même, l’existence de persécutions passées n’est pas forcément concluante quant à l’éventualité de nouvelles persécutions, en particulier s’il y a eu de grands changements dans la situation du pays d’origine. »

54. Le document du HCR « Guide et principes directeurs sur les procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut des réfugiés » (initialement publié en 1979 et réédité en dernier lieu en 2011 ; ci-après « le Guide du HCR ») développe plus avant les principes énoncés dans la Note du HCR de 1998. Les paragraphes 196 et 197 du Guide du HCR se lisent ainsi :

« 196. C’est un principe général de droit que la charge de la preuve incombe au demandeur. Cependant, il arrive souvent qu’un demandeur ne soit pas en mesure d’étayer ses déclarations par des preuves documentaires ou autres, et les cas où le demandeur peut fournir des preuves à l’appui de toutes ses déclarations sont l’exception bien plus que la règle. Dans la plupart des cas, une personne qui fuit la persécution arrive dans le plus grand dénuement et très souvent elle n’a même pas de papiers personnels. Aussi, bien que la charge de la preuve incombe en principe au demandeur, la tâche d’établir et d’évaluer tous les faits pertinents sera-t-elle menée conjointement par le demandeur et l’examinateur. Dans certains cas, il appartiendra même à l’examinateur d’utiliser tous les moyens dont il dispose pour réunir les preuves nécessaires à l’appui de la demande. Cependant, même cette recherche indépendante peut n’être pas toujours couronnée de succès et il peut également y avoir des déclarations dont la preuve est impossible à administrer. En pareil cas, si le récit du demandeur paraît crédible, il faut lui accorder le bénéfice du doute, à moins que de bonnes raisons ne s’y opposent.

197. Ainsi, les exigences de la preuve ne doivent pas être interprétées trop strictement, et cela compte tenu des difficultés de la situation dans laquelle se trouve le demandeur du statut de réfugié. Cependant, cette tolérance ne doit pas aller jusqu’à faire admettre comme vraies les déclarations qui ne cadrent pas avec l’exposé général des faits présenté par le demandeur. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

55. Les requérants allèguent en particulier que leur renvoi en Irak emporterait violation de l’article 3 de la Convention, qui se lit ainsi :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. L’arrêt de la chambre

56. La chambre a observé que, même si la situation générale en Irak s’était considérablement détériorée depuis juin 2014, au moment de son examen aucun rapport international sur l’Irak ne lui permettait de conclure que cette situation était grave au point d’emporter en elle-même violation de l’article 3 de la Convention en cas de renvoi d’une personne vers ce pays.

57. Concernant la situation particulière des requérants, la chambre a tout d’abord relevé que les demandes des intéressés avaient été soigneusement examinées par l’office et le tribunal des migrations, qui avaient tous deux reconnu que le premier requérant avait coopéré avec les Américains et qu’en conséquence les intéressés avaient fait l’objet, de 2004 à 2008, de graves menaces et violences de la part d’Al-Qaïda. Elle a cependant indiqué que, le premier requérant ayant cessé en 2008 de travailler avec des entreprises américaines, ces deux organes avaient jugé peu vraisemblable que d’éventuelles menaces contre les intéressés fussent encore présentes et concrètes au point de justifier l’octroi de l’asile.

58. La chambre a également noté que, devant l’office des migrations, le premier requérant avait confirmé que depuis 2008 il n’avait plus reçu de menaces personnelles de la part d’Al-Qaïda. Elle a ajouté que, s’étant vu refuser l’asile par l’office des migrations le 22 novembre 2011, les requérants avaient toutefois modifié leurs explications et déclaré que des membres d’Al-Qaïda s’étaient aussi rendus à leur domicile à Bagdad le 10 septembre 2011 pour y chercher le premier requérant et qu’ils avaient mis le feu à leur maison le 12 novembre 2011. La chambre a indiqué que l’office des migrations avait estimé que ni les requérants ni les documents présentés sur ces points n’étaient crédibles. D’après elle, il y avait lieu de noter que le premier requérant n’avait pas mentionné le premier incident devant l’office des migrations, qui l’avait pourtant entendu à trois reprises. En outre, la chambre a observé que les éléments produits devant les juridictions nationales ainsi que devant la Cour, éléments censés attester que des membres d’Al-Qaïda avaient aussi recherché le premier requérant en septembre 2011 et que la maison des requérants avait été incendiée le 12 novembre 2011, revêtaient un caractère très sommaire, propre à faire douter de leur authenticité. En conséquence, la chambre n’a vu aucune raison de s’écarter de l’avis de l’office des migrations qui avait estimé que les requérants n’avaient pas étayé leur allégation selon laquelle ils avaient été menacés et persécutés par Al-Qaïda après 2008.

59. De même, concernant l’affirmation des requérants selon laquelle le premier d’entre eux était en danger pour avoir participé en février 2010 à un débat public télévisé, la chambre a relevé que les intéressés n’avaient absolument pas mentionné l’enregistrement de ce débat devant l’office des migrations, alors qu’ils avaient été entendus par lui à plusieurs reprises. Elle a précisé que le premier requérant avait produit cet enregistrement pour la première fois le 1er février 2012, avec son mémoire adressé au tribunal des migrations. Elle a rappelé que les autorités suédoises n’avaient pas été convaincues que l’enregistrement datât de février 2010 et qu’il fût impossible aux intéressés d’obtenir la protection des autorités irakiennes en raison des critiques que leur aurait adressées publiquement le premier requérant au cours du débat. En résumé, la chambre a souscrit à l’avis des autorités suédoises selon lequel les requérants n’avaient pas étayé ces allégations.

60. Au vu de ces éléments, et après avoir relevé que le premier requérant avait cessé ses affaires avec les Américains en 2008, que la dernière attaque violente d’Al-Qaïda contre les intéressés avait eu lieu en octobre 2008, soit près de six ans et demi auparavant, et surtout que le premier requérant était resté à Bagdad jusqu’en décembre 2010 et les deuxième et troisième requérants jusqu’en septembre 2011, mais que les requérants n’avaient pas étayé l’allégation selon laquelle ils avaient fait l’objet d’autres menaces directes, la chambre a fait sienne l’appréciation des autorités suédoises qui avaient estimé que les preuves n’étaient pas suffisantes pour conclure que les requérants courraient un risque réel d’être soumis à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention en cas de renvoi en Irak. Elle a conclu qu’en conséquence leur expulsion n’emporterait pas violation de l’article 3 de la Convention.

B. Thèses des parties

1. Les requérants

61. Les requérants soutiennent que dans son arrêt la chambre a fait entièrement peser sur eux la charge de la preuve et qu’elle leur a refusé le bénéfice du doute. La chambre aurait choisi d’ignorer certaines des preuves soumises par eux et considéré que la dernière menace d’Al-Qaïda remontait à 2008. Concernant les menaces subies à partir de 2008, les autorités et juridictions suédoises auraient écarté les preuves fournies par les requérants et estimé improbable l’existence de menaces contre le premier requérant dans son pays d’origine. Dans la procédure d’asile suédoise, il serait courant d’enquêter sur les moyens de preuve présentés par les demandeurs d’asile afin d’en vérifier la crédibilité. Or, en l’espèce, les autorités nationales auraient rejeté de manière catégorique les éléments soumis par les requérants et n’auraient fait aucun effort pour en contrôler la véracité, par exemple en prenant contact avec les autorités irakiennes ou la chaîne Alhurra. Dès lors, elles n’auraient pas rempli leurs obligations découlant des articles 3 et 6 de la Convention. Les requérants estiment que si les autorités suédoises – et la chambre – avaient eu le moindre doute sur la crédibilité des preuves produites, elles auraient dû commencer par prendre une décision éclairée sur le point de savoir s’il fallait ou non les considérer comme crédibles. Ils ajoutent que si les autorités avaient correctement évalué les éléments soumis, leur appréciation eût très probablement été différente de celle faite dans leurs décisions. Ils arguent que les autorités suédoises n’ont pas mis en doute la véracité de leurs allégations et auraient donc dû accorder le bénéfice du doute au premier d’entre eux.

62. Les requérants indiquent que la « directive qualification » a établi le principe du « bénéfice du doute » en faveur des demandeurs d’asile relativement aux éléments de preuve soumis à l’appui de leur demande. Ils soutiennent que, dès lors que sa crédibilité générale n’est pas contestée, le demandeur d’asile doit réellement s’efforcer d’étayer ses déclarations orales. Selon eux, dans l’appréciation de la crédibilité des déclarations livrées, il faut accorder de l’importance au point de savoir si les déclarations sont cohérentes et non contradictoires, et si elles sont restées pour l’essentiel constantes durant la procédure d’asile. Concernant le premier requérant, il n’y aurait eu aucune raison de remettre en cause sa crédibilité. L’intéressé aurait invoqué ses activités politiques à un stade tardif de la procédure d’asile pour une raison logique : il n’aurait pas eu l’occasion d’exposer ses arguments de façon complète lors de l’entretien relatif à la demande d’asile et se serait donc focalisé sur la menace la plus imminente, à savoir celle émanant d’Al‑Qaïda. L’incertitude sur le point de savoir si le débat public télévisé a été diffusé en 2008 ou en 2010 ne remettrait aucunement en cause, totalement ou partiellement, la crédibilité du premier requérant ou le niveau des menaces à son endroit. Le fait que le débat a été diffusé aurait dû être considéré comme une raison suffisante de le prendre au sérieux et d’enquêter à ce sujet. Le premier requérant se serait caché et aurait pour cette seule raison échappé aux mauvais traitements entre 2008 et 2011.

63. Les intéressés soutiennent que si le premier requérant devait être expulsé vers son pays d’origine, il lui faudrait nécessairement avoir des contacts avec des services de l’État. Ils arguent que si un danger émanant de ces services existait avant la fuite du premier requérant vers la Suède, alors ce danger existera encore à son retour. Ils estiment qu’en cas de retour forcé le premier requérant serait contraint de renier sa propre identité et de se cacher des autorités de l’État, ce qui, à leur avis, constituerait un traitement contraire à la Convention. Ils indiquent que, selon les informations disponibles sur le pays concerné, les anciens employés de l’armée américaine sont en situation de vulnérabilité, et qu’ils sont non seulement considérés par Al-Qaïda comme des traîtres à leur patrie, mais à présent également menacés par l’EIIL, qui les verrait comme des cibles directes. Nombre d’anciens collaborateurs de l’armée américaine auraient perdu la vie dans les secteurs contrôlés par l’EIIL.

64. Les requérants déclarent que les juridictions et autorités suédoises, de même que la chambre, ont reconnu que le premier d’entre eux avait eu une bonne raison de craindre pour sa vie pendant la période 2004-2008. Ils estiment que les mauvais traitements subis par lui sont en substance comparables à des tortures. Ils ajoutent qu’au seul vu des épisodes évoqués par l’intéressé, la charge de la preuve aurait dû reposer sur les autorités suédoises et non sur lui. À leur avis, les faits mentionnés et les mauvais traitements subis par le premier requérant sont aussi pertinents pour l’appréciation des menaces et des risques susceptibles de peser sur lui en cas de renvoi dans son pays. D’après les requérants, les autorités suédoises ont admis la réalité de tous les épisodes en question et ceux-ci auraient donc dû constituer le point de départ d’une appréciation des menaces futures. Les requérants estiment que les autorités suédoises auraient dû présenter suffisamment d’arguments pour réfuter cette appréciation des menaces fondée sur des faits concrets. Pour eux, elles n’en ont rien fait et il y a donc lieu de postuler que les menaces persistent. À leurs yeux, les autorités suédoises auraient également dû tenir compte des expériences passées du premier requérant et de sa vulnérabilité due au fait qu’il avait coopéré avec les forces américaines en Irak. À leur avis, les autorités irakiennes ne seraient pas à même de protéger le premier requérant en cas de besoin à l’avenir. Selon les requérants, la charge de la preuve aurait dû peser sur les autorités suédoises, qu’ils estiment ne pas avoir réussi à établir que le premier requérant ne serait pas soumis à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention en cas de renvoi dans son pays d’origine.

65. Les requérants soutiennent qu’en vertu du droit suédois le demandeur d’asile doit présenter des allégations plausibles pour s’acquitter de la charge de la preuve. Ils ajoutent cependant que le critère de probabilité varie d’une affaire à l’autre et d’une juridiction à l’autre, et qu’il n’existe pas de directives permettant de déterminer, par exemple, à partir de quel moment un document doit être considéré comme présentant une qualité si médiocre qu’il est dénué de valeur probante. Ils en déduisent qu’une telle appréciation est arbitraire. En l’espèce, les autorités auraient fait entièrement reposer la charge de la preuve sur les requérants et elles auraient déclaré tout au long de la procédure qu’ils n’avaient pas apporté la preuve voulue. Au demeurant, elles n’auraient pas indiqué, de façon précise ou non, comment les faits avaient en réalité été établis. Pour cette raison, il serait difficile de déterminer si les requérants ont dû supporter une charge de la preuve excessive.

66. Les requérants concluent qu’en raison des épreuves endurées par eux par le passé et de la détérioration de la situation en Irak en matière de sécurité, ils seraient exposés à un risque réel de subir un traitement contraire à l’article 3 de la Convention s’ils étaient renvoyés dans ce pays.

2. Le Gouvernement

67. Le Gouvernement souscrit à la conclusion de la chambre selon laquelle le renvoi des requérants en Irak n’emporterait pas violation de l’article 3 de la Convention.

68. Concernant la situation générale en Irak, il indique que tant l’office des migrations que le tribunal des migrations ont estimé que la situation du point de vue de la sécurité en Irak n’était pas de nature à créer un besoin général de protection internationale pour les demandeurs d’asile, constat que la chambre a selon lui confirmé dans son arrêt. Le Gouvernement ajoute que, selon les dernières informations fournies par l’office des migrations, l’intensité de la violence à Bagdad ne présente pas à ce jour un risque réel que des individus subissent des traitements contraires à l’article 3 de la Convention. Dès lors, l’appréciation de la chambre resterait valable relativement à la situation générale en Irak, notamment à Bagdad.

69. Pour ce qui est de la protection par les autorités irakiennes, les informations sur le pays d’origine indiqueraient qu’il existe à Bagdad un système judiciaire fonctionnant convenablement. Selon un avis juridique de l’office des migrations, pour déterminer si la protection assurée par les autorités d’un pays est suffisante, il conviendrait de rechercher si le pays en question prendrait les mesures nécessaires pour empêcher qu’une personne subisse des persécutions ou une atteinte grave.

70. S’agissant de la situation personnelle des requérants, le Gouvernement soutient que le premier d’entre eux n’a pas mentionné les persécutions censément infligées par Al-Qaïda lors des entretiens tenus quelques semaines seulement après l’épisode en question, et que les documents produits à l’appui de ces allégations avaient un caractère très élémentaire, ce qui aurait jeté le doute sur leur authenticité. Le Gouvernement estime comme la chambre que les requérants n’ont pas étayé leurs allégations selon lesquelles ils ont été persécutés par Al-Qaïda après 2008. Il considère que le premier requérant n’a pas établi avoir fait l’objet de menaces personnelles après 2008. Il indique que l’intéressé est demeuré à Bagdad jusqu’en décembre 2010 et les deuxième et troisième requérants jusqu’en septembre 2011 sans faire l’objet de menaces directes ou d’agressions, et que deux des filles du premier requérant vivent encore à Bagdad et n’ont été soumises à aucune menace. Le Gouvernement expose que les attaques contre le premier requérant ont été concentrées sur les années où il était lié par un contrat commercial avec les forces américaines et qu’elles ont ensuite cessé. Il estime donc que les menaces et attaques en question n’avaient probablement aucun lien personnel avec l’intéressé mais qu’elles visaient plutôt à le dissuader de coopérer avec les Américains. De plus, le premier requérant n’aurait jamais sollicité de protection auprès des autorités irakiennes. Les requérants n’auraient pas démontré qu’ils ne pouvaient pas obtenir la protection des autorités irakiennes.

71. Le Gouvernement relève que le premier requérant a également allégué qu’il risquait d’être persécuté en raison de sa participation à un débat public télévisé. L’intéressé n’aurait toutefois mentionné cet élément ni lors des entretiens relatifs à sa demande d’asile, ni dans ses conclusions écrites adressées à l’office des migrations ou dans son recours auprès du tribunal des migrations. Il aurait soulevé ce point dans un mémoire ultérieur : il aurait d’abord affirmé que le débat s’était déroulé en février 2008 puis aurait indiqué la date de février 2010. Le DVD contenant l’enregistrement du débat, produit comme élément de preuve, montrerait clairement que l’enregistrement n’a pas été réalisé après le 4 mars 2008. La chambre aurait souscrit à l’avis du Gouvernement selon lequel les requérants n’avaient démontré ni que l’enregistrement était postérieur au 4 mars 2008 ni que le premier requérant risquait d’être persécuté à cause de ce débat.

72. Le Gouvernement soutient en outre que rien ne permet de penser que le premier requérant et sa famille se trouveraient dans une situation de vulnérabilité particulière en cas de retour à Bagdad. Il partage l’avis de la chambre selon lequel il n’existe pas de preuves suffisantes pour conclure qu’en cas de renvoi en Irak les requérants courraient, en raison de leur situation personnelle, un risque réel de subir un traitement contraire à l’article 3 de la Convention.

Le Gouvernement indique que, d’après les informations qui seraient disponibles sur le pays d’origine, la situation générale à Bagdad n’est plus la même que celle qui régnait en 2008, où des groupes alliés à Al-Qaïda auraient menacé et puni quiconque coopérait ou travaillait avec les forces américaines ou occidentales. Selon lui, il ressort plutôt des informations actuelles sur le pays d’origine que la plus grande menace pour la situation générale à Bagdad émane aujourd’hui de l’EIIL, qui s’emploierait à persécuter les musulmans chiites en général ainsi que d’autres minorités religieuses.

Dans le cas des requérants, les menaces et la violence en cause auraient été étroitement liées à la coopération du premier requérant avec les forces américaines. Cette coopération aurait cessé depuis longtemps, si bien que la situation des requérants aurait changé. En outre, selon des informations sur le pays d’origine, et contrairement à ce qu’auraient affirmé les requérants, les autorités irakiennes ne seraient plus considérées comme infiltrées par des entités terroristes telles qu’Al-Qaïda ou l’EIIL. Celles-ci seraient issues de groupes extrémistes sunnites, alors que les autorités à Bagdad seraient dominées par la communauté chiite.

Ainsi, selon le Gouvernement, pour une évaluation complète et ex nunc, il n’y a pas suffisamment d’éléments permettant de conclure que les requérants courraient un risque réel et individuel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 si les décisions d’expulsion étaient mises en œuvre.

73. Sur la question de la charge de la preuve, le Gouvernement soutient que, selon la jurisprudence suédoise, le Guide du HCR est une source de droit importante et les rapports et recommandations du HCR une référence majeure, mais ces derniers doivent cependant être mis en balance avec les informations sur la situation dans un pays donné. Selon la jurisprudence interne, il incomberait à la personne qui sollicite un permis de séjour de prouver au départ l’existence des conditions requises pour l’obtention dudit permis. La charge de la preuve initiale pèserait sur le demandeur mais l’obligation de tirer au clair et d’évaluer les faits pertinents serait partagée entre lui et les autorités et tribunaux des migrations. D’après les travaux préparatoires de la loi suédoise sur les étrangers, le critère d’établissement de la preuve ne devrait pas être fixé à un niveau trop exigeant pour les allégations concernant un risque de persécution eu égard à la rareté des cas où il serait possible de présenter des preuves solides propres à confirmer clairement l’existence d’un tel risque. Il y aurait souvent lieu d’accorder au demandeur le bénéfice du doute lorsque tous les éléments de preuve disponibles ont été réunis et vérifiés et que l’examinateur s’est assuré de la crédibilité générale de l’intéressé. L’octroi du bénéfice du doute serait subordonné à la condition préalable que les déclarations du demandeur soient cohérentes et non contradictoires et qu’elles demeurent pour l’essentiel constantes pendant la procédure d’asile.

74. Le Gouvernement soutient que, selon le principe voulant que les tribunaux assument la responsabilité ultime de l’enquête, tel qu’il serait énoncé à l’article 8 de la loi sur la procédure devant la cour administrative, le tribunal des migrations doit tenir compte de toutes les circonstances pertinentes et veiller à ce que le dossier fasse l’objet d’une enquête adéquate et complète. L’office des migrations aurait l’obligation de fournir un service et des conseils ainsi que d’enquêter. Il serait tenu d’aider les individus à faire valoir leurs droits et de les guider en prenant l’initiative d’effectuer une enquête complémentaire, suivant les circonstances. Dans le cadre d’une demande d’asile, cette obligation d’enquêter serait encore plus rigoureuse. En outre, selon la jurisprudence nationale, le niveau de preuve serait plus élevé pour les circonstances pouvant raisonnablement être confirmées par le demandeur, mais moins élevé pour celles qui sont plus difficiles à prouver.

75. Le Gouvernement estime qu’en l’espèce la version du premier requérant concernant le risque de persécution par Al-Qaïda auquel il aurait été exposé jusqu’en 2008 est cohérent et détaillé pour l’essentiel, ne contient pas d’informations contradictoires, et est étayé par des informations pertinentes sur le pays d’origine. Il en déduit qu’à cet égard le premier requérant s’est acquitté de la charge de la preuve qui lui incombait et qu’il peut dès lors se voir accorder le bénéfice du doute. Il considère cependant que les requérants n’ont sollicité l’asile qu’en décembre 2010 et en septembre 2011 et qu’ils étaient donc tenus d’établir de manière plausible que, compte tenu de la situation telle qu’elle existait à l’époque de la procédure interne, ils restaient exposés à un risque réel de subir un traitement contraire à l’article 3 de la Convention en cas de retour à Bagdad, preuve que les intéressés n’auraient pas apportée. Le Gouvernement ajoute que c’est seulement lorsque l’office des migrations a refusé de leur octroyer des permis de séjour que les requérants ont présenté de nouveaux arguments et éléments, lesquels étaient selon lui incohérents et contradictoires. De l’avis du Gouvernement, la substance du récit des requérants avait changé et il n’était donc pas possible de leur accorder le bénéfice du doute. Face à un manque de crédibilité, les autorités et les tribunaux nationaux n’auraient eu aucune raison d’enquêter plus avant sur ces allégations. La situation des requérants aurait changé après 2008 et leur besoin de protection aurait disparu. Pendant la procédure nationale, les autorités chargées de l’immigration auraient tenu compte de toutes les circonstances pertinentes et veillé à ce qu’il fût procédé à un examen approprié et complet du dossier. Les décisions internes ne donneraient pas à penser que les requérants se soient vu imposer une charge excessive en matière de preuve.

76. Enfin, le Gouvernement soutient que la présente affaire est différente de l’affaire R.C. c. Suède (no 41827/07, 9 mars 2010), qui concernait selon lui des allégations de torture et de mauvais traitements commis par les autorités nationales. En l’espèce, les persécutions qu’auraient subies les requérants seraient le fait d’acteurs non étatiques. Les requérants n’auraient pas étayé leurs allégations selon lesquelles ils courent, à ce jour, un risque important de subir des mauvais traitements en cas de retour en Irak.

C. Appréciation de la Cour

1. Principes généraux

a) Le caractère général des obligations découlant de l’article 3

77. Dans l’arrêt Labita c. Italie ([GC], no 26772/95, § 119, CEDH 2000‑IV), la Cour a déclaré ce qui suit :

« L’article 3 de la Convention, la Cour l’a dit à maintes reprises, consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Même dans les circonstances les plus difficiles, telle la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, la Convention prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants. L’article 3 ne prévoit pas de restrictions, en quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives de la Convention et des Protocoles nos 1 et 4, et d’après l’article 15 § 2 il ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation (arrêts Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 95, CEDH 1999-V, et Assenov et autres c. Bulgarie du 28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII, p. 3288, § 93). La prohibition de la torture ou des peines ou traitements inhumains ou dégradants est absolue, quels que soient les agissements de la victime (arrêt Chahal c. Royaume-Uni du 15 novembre 1996, Recueil 1996-V, p. 1855, § 79) (...) »

b) Le principe de non-refoulement

78. La Cour a maintes fois reconnu l’importance du principe de non‑refoulement (voir, par exemple, M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, § 286, CEDH 2011, et M.A. c. Chypre, no 41872/10, § 133, CEDH 2013 (extraits)). La préoccupation essentielle de la Cour dans les affaires mettant en cause l’expulsion d’un demandeur d’asile « est de savoir s’il existe des garanties effectives qui protègent le requérant contre un refoulement arbitraire, direct ou indirect, vers le pays qu’il a fui » (voir, entre autres, M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 286, Müslim c. Turquie, no 53566/99, §§ 72-76, 26 avril 2005, et T.I. c. Royaume-Uni (déc.), no 43844/98, CEDH 2000-III).

c) Principes généraux concernant l’application de l’article 3 dans les affaires d’expulsion

79. Les principes généraux concernant l’article 3 dans les affaires d’expulsion sont exposés dans l’arrêt Saadi c. Italie ([GC], no 37201/06, §§ 124-133, CEDH 2008) et dans le très récent arrêt F.G. c. Suède ([GC], no 43611/11, CEDH 2016). Les paragraphes pertinents de ce dernier arrêt se lisent ainsi :

« 111. La Cour rappelle que les États contractants ont le droit, en vertu d’un principe de droit international bien établi et sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, y compris la Convention, de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux (voir, par exemple, Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, § 113, CEDH 2012, Üner c. Pays-Bas [GC], no 46410/99, § 54, CEDH 2006‑XII, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 67, série A no 94, et Boujlifa c. France, 21 octobre 1997, § 42, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VI). Cependant, l’expulsion d’un étranger par un État contractant peut soulever un problème au regard de l’article 3, et donc engager la responsabilité de l’État en cause au titre de la Convention, lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé, si on l’expulse vers le pays de destination, y courra un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3. Dans ce cas, l’article 3 implique l’obligation de ne pas expulser la personne en question vers ce pays (voir, notamment, Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, §§ 124-125, CEDH 2008).

112. Pour établir s’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé court ce risque réel, la Cour ne peut éviter d’examiner la situation dans le pays de destination à l’aune des exigences de l’article 3 (Mamatkoulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, § 67, CEDH 2005‑I). Au regard de ces exigences, pour tomber sous le coup de l’article 3, le mauvais traitement auquel le requérant affirme qu’il serait exposé en cas de renvoi doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause (Hilal c. Royaume-Uni, no 45276/99, § 60, CEDH 2001‑II). »

d) Risque de mauvais traitements émanant de groupes privés

80. En raison du caractère absolu du droit garanti, l’article 3 de la Convention s’applique non seulement au danger émanant d’autorités publiques mais aussi au danger émanant de personnes ou de groupes de personnes qui ne relèvent pas de la fonction publique. Encore faut-il démontrer que le risque existe réellement et que les autorités de l’État de destination ne sont pas en mesure d’y obvier par une protection appropriée (NA. c. Royaume-Uni, no 25904/07, § 110, 17 juillet 2008, F.H. c. Suède, no 32621/06, § 102, 20 janvier 2009, et H.L.R. c. France, 29 avril 1997, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1997‑III).

81. Dans ce contexte, la possibilité de protection ou de réinstallation du requérant dans le pays d’origine est également un élément pertinent. La Cour rappelle que l’article 3 n’empêche pas en soi les États contractants de prendre en considération l’existence d’une possibilité de fuite interne lorsqu’un individu allègue qu’un renvoi vers son pays d’origine l’exposerait à un risque réel de subir des traitements proscrits par cette disposition (Salah Sheekh c. Pays-Bas, no 1948/04, § 141, 11 janvier 2007, Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 98, Recueil 1996‑V, et Hilal c. Royaume-Uni, no 45276/99, §§ 67-68, CEDH 2001‑II).

82. La Cour a dit cependant que le fait de tenir compte d’une possibilité de fuite interne n’enlève rien à la responsabilité de l’État contractant expulsant de veiller à ce que l’intéressé ne se trouve pas exposé, du fait de son expulsion, à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention (Salah Sheekh, précité, § 141, et T.I. c. Royaume-Uni, décision précitée). Dès lors, pour qu’un État puisse valablement invoquer l’existence d’une possibilité de fuite interne, certaines garanties doivent être réunies : la personne dont l’expulsion est envisagée doit être en mesure d’effectuer le voyage vers la zone concernée et d’obtenir l’autorisation d’y pénétrer et de s’y établir, faute de quoi il peut y avoir un problème sous l’angle de l’article 3, surtout si en l’absence de pareilles garanties la possibilité existe que la personne concernée échoue dans une partie de son pays d’origine où elle risque de subir des mauvais traitements (Salah Sheekh, précité, § 141, et Sufi et Elmi c. Royaume-Uni, nos 8319/07 et 11449/07, § 266, 28 juin 2011).

e) Le principe d’une évaluation ex nunc des circonstances

83. Le principe de l’évaluation ex nunc des circonstances se trouve établi dans un certain nombre d’affaires qui ont été tranchées par la Cour. Très récemment, il a été exposé ainsi dans l’arrêt F.G. c. Suède (précité) :

« 115. Si le requérant n’a pas encore été expulsé, la date à retenir pour l’appréciation doit être celle de l’examen de l’affaire par la Cour (Chahal, précité, § 86). Une évaluation complète et ex nunc est requise lorsqu’il faut prendre en compte des informations apparues après l’adoption par les autorités internes de la décision définitive (voir, par exemple, Maslov c. Autriche [GC], no 1638/03, §§ 87-95, CEDH 2008, et Sufi et Elmi, précité, § 215). Pareille situation se produit généralement lorsque, comme dans la présente affaire, l’expulsion est retardée en raison de l’indication par la Cour d’une mesure provisoire au titre de l’article 39 du règlement. Dès lors que la responsabilité que l’article 3 fait peser sur les États contractants dans les affaires de cette nature tient à l’acte consistant à exposer un individu au risque de subir des mauvais traitements, l’existence de ce risque doit s’apprécier principalement par référence aux circonstances dont l’État en cause avait ou devait avoir connaissance au moment de l’expulsion. L’appréciation doit se concentrer sur les conséquences prévisibles de l’expulsion du requérant vers le pays de destination, compte tenu de la situation générale dans ce pays et des circonstances propres à l’intéressé (voir, par exemple, Salah Sheekh c. Pays-Bas, no 1948/04, § 136, 11 janvier 2007, et Vilvarajah et autres, précité, §§ 107 et 108). »

f) Le principe de subsidiarité

84. Dans l’arrêt F.G. c. Suède (précité), la Cour a décrit comme suit la nature de son examen dans les affaires concernant l’expulsion de demandeurs d’asile :

« 117. Dans les affaires mettant en cause l’expulsion d’un demandeur d’asile, la Cour se garde d’examiner elle-même les demandes d’asile ou de contrôler la manière dont les États remplissent leurs obligations découlant de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés. Sa préoccupation essentielle est de savoir s’il existe des garanties effectives qui protègent le requérant contre un refoulement arbitraire, direct ou indirect, vers le pays qu’il a fui. En vertu de l’article 1 de la Convention européenne des droits de l’homme, ce sont en effet les autorités internes qui sont responsables au premier chef de la mise en œuvre et de la sanction des droits et libertés garantis. Le mécanisme de plainte devant la Cour revêt un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de sauvegarde des droits de l’homme. Cette subsidiarité s’exprime dans les articles 13 et 35 § 1 de la Convention (M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, §§ 286-287, CEDH 2011). La Cour doit toutefois estimer établi que l’appréciation effectuée par les autorités de l’État contractant concerné est adéquate et suffisamment étayée par les données internes et par celles provenant d’autres sources fiables et objectives, comme par exemple d’autres États contractants ou des États tiers, des agences des Nations Unies et des organisations non gouvernementales réputées pour leur sérieux (voir, notamment, N.A. c. Royaume-Uni, no 25904/07, § 119, 17 juillet 2008).

118. De plus, lorsqu’il y a eu une procédure interne, il n’entre pas dans les attributions de la Cour de substituer sa propre vision des faits à celle des cours et tribunaux internes, auxquels il appartient en principe de peser les données recueillies par eux (voir, notamment, Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, §§ 179‑180, CEDH 2011 (extraits), Nizomkhon Dzhurayev c. Russie, no 31890/11, § 113, 3 octobre 2013, et Savriddin Dzhurayev c. Russie, no 71386/10, § 155, CEDH 2013 (extraits)). En règle générale, les autorités nationales sont les mieux placées pour apprécier non seulement les faits mais, plus particulièrement, la crédibilité de témoins, car ce sont elles qui ont eu la possibilité de voir, examiner et évaluer le comportement de la personne concernée (voir, par exemple, R.C. c. Suède, no 41827/07, § 52, 9 mars 2010). »

g) Appréciation de l’existence d’un risque réel

85. Dans l’arrêt Saadi c. Italie (précité, § 140), la Cour a déclaré :

« (...) pour qu’un éloignement forcé envisagé soit contraire à la Convention, la condition nécessaire – et suffisante – est que le risque pour l’intéressé de subir dans le pays de destination des traitements interdits par l’article 3 soit réel et fondé sur des motifs sérieux et avérés (...) »

86. Dans l’arrêt F.G. c. Suède (précité), la Cour a dit ce qui suit au sujet de l’appréciation de l’existence d’un risque réel :

« 113. Pour apprécier l’existence d’un risque réel de mauvais traitements, la Cour se doit d’appliquer des critères rigoureux (Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 96, Recueil 1996‑V, et Saadi, précité, § 128). Il appartient en principe au requérant de produire des éléments susceptibles de démontrer qu’il y a des raisons sérieuses de penser que, si la mesure incriminée était mise à exécution, il serait exposé à un risque réel de se voir infliger un traitement contraire à l’article 3 (voir, par exemple, Saadi, précité, § 129, et N. c. Finlande, no 38885/02, § 167, 26 juillet 2005). (...)

114. L’appréciation doit se concentrer sur les conséquences prévisibles de l’expulsion du requérant vers le pays de destination, compte tenu de la situation générale dans ce pays et des circonstances propres à l’intéressé (Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni, 30 octobre 1991, § 108, série A no 215). À cet égard, et s’il y a lieu, la Cour examinera s’il existe une situation générale de violence dans le pays de destination (Sufi et Elmi c. Royaume-Uni, nos 8319/07 et 11449/07, § 216, 28 juin 2011).

(...)

116. Dans une affaire d’expulsion, il appartient à la Cour de rechercher si, eu égard à l’ensemble des circonstances de la cause portée devant elle, il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé, si on le renvoie dans son pays, y courra un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 de la Convention. Si l’existence d’un tel risque est établie, l’expulsion du requérant emporterait nécessairement violation de l’article 3, que le risque émane d’une situation générale de violence, d’une caractéristique propre à l’intéressé, ou d’une combinaison des deux. Il est clair néanmoins que toute situation générale de violence n’engendre pas un tel risque. Au contraire, la Cour a précisé qu’une situation générale de violence serait d’une intensité suffisante pour créer un tel risque uniquement « dans les cas les plus extrêmes » où l’intéressé encourt un risque réel de mauvais traitements du seul fait qu’un éventuel retour l’exposerait à une telle violence (Sufi et Elmi, précité, §§ 216 et 218 ; voir aussi, notamment, L.M. et autres c. Russie, nos 40081/14, 40088/14 et 40127/14, § 108, 15 octobre 2015, et Mamazhonov c. Russie, no 17239/13, §§ 132‑133, 23 octobre 2014). »

87. Pour ce qui est de l’appréciation des éléments de preuve, il est établi dans la jurisprudence de la Cour que « l’existence [du] risque doit s’apprécier principalement par référence aux circonstances dont l’État en cause avait ou devait avoir connaissance au moment de l’expulsion » (F.G. c. Suède, précité, § 115, cité au paragraphe 83 ci-dessus). L’État contractant a donc l’obligation de tenir compte non seulement des éléments de preuve soumis par le requérant, mais aussi de toute autre circonstance pertinente pour l’affaire examinée.

88. Il ressort de la jurisprudence de la Cour que, pour apprécier l’importance à accorder aux données sur le pays en question, il convient de prendre en compte leur source, en particulier l’indépendance, la fiabilité et l’objectivité de celle-ci. En ce qui concerne les rapports, l’autorité et la réputation de l’auteur, le sérieux des enquêtes à leur origine, la cohérence de leurs conclusions et leur confirmation par d’autres sources sont autant d’éléments pertinents (Saadi, précité, § 143, NA. c. Royaume-Uni, précité, § 120, et Sufi et Elmi, précité, § 230).

89. La Cour reconnaît également qu’il convient de prendre en considération la présence de l’auteur des données dans le pays en question et sa capacité à rendre compte (Sufi et Elmi, précité, § 231). La Cour est consciente des nombreuses difficultés auxquelles se heurtent les gouvernements et les ONG pour recueillir des informations dans des situations dangereuses et instables. Elle admet qu’il n’est pas toujours possible de mener des enquêtes au plus près d’un conflit et qu’en pareil cas il peut être nécessaire de s’appuyer sur des informations fournies par des sources ayant une connaissance directe de la situation (Sufi et Elmi, précité, § 232).

90. Pour apprécier le risque, la Cour peut se procurer d’office les éléments pertinents. Ce principe se trouve solidement établi dans la jurisprudence de la Cour (H.L.R. c. France, précité, § 37, Hilal, précité, § 60, et Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, § 116, CEDH 2012). Pour ce qui est des éléments qu’elle se procure d’office, la Cour estime que, compte tenu du caractère absolu de la protection offerte par l’article 3, elle doit estimer établi que l’appréciation effectuée par les autorités de l’État contractant concerné est adéquate et suffisamment étayée par les données internes et par celles provenant d’autres sources fiables et objectives, comme par exemple d’autres États contractants ou non contractants, des agences des Nations unies et des organisations non gouvernementales réputées pour leur sérieux (F.G. c. Suède, précité, § 117, cité au paragraphe 84 ci-dessus). Dans l’exercice de la mission de contrôle que lui confie l’article 19 de la Convention, la Cour adopterait une approche par trop étroite au regard de l’article 3 dans les affaires concernant des étrangers menacés d’expulsion ou d’extradition si, en sa qualité de juridiction internationale chargée de contrôler le respect des droits de l’homme, elle ne devait prendre en considération que les éléments fournis par les autorités internes de l’État contractant en question, sans comparer ces éléments avec ceux provenant d’autres sources fiables et objectives (Salah Sheekh, précité, § 136).

h) La répartition de la charge de la preuve

91. Concernant la charge de la preuve dans les affaires d’expulsion, la jurisprudence constante de la Cour dit qu’il appartient en principe au requérant de produire des éléments susceptibles de démontrer qu’il y a des raisons sérieuses de penser que, si la mesure incriminée était mise à exécution, il serait exposé à un risque réel de se voir infliger des traitements contraires à l’article 3 ; et que lorsque de tels éléments sont soumis, il incombe au Gouvernement de dissiper les doutes éventuels à ce sujet (F.G. c. Suède, précité, § 120, Saadi, précité, § 129, NA. c. Royaume‑Uni, précité, § 111, et R.C. c. Suède, précité, § 50).

92. Selon la jurisprudence de la Cour, il incombe aux personnes qui allèguent que leur expulsion emporterait violation de l’article 3 de produire dans toute la mesure du possible des pièces et informations permettant aux autorités de l’État contractant concerné ainsi qu’à la Cour d’apprécier le risque allégué (Said c. Pays-Bas, no 2345/02, § 49, CEDH 2005‑VI). La Cour reconnaît toutefois que pour les demandes de reconnaissance du statut de réfugié il peut être difficile, voire impossible, pour la personne concernée de produire des preuves à bref délai, spécialement si pareilles preuves doivent être obtenues dans le pays qu’elle dit avoir fui. L’absence de preuves documentaires directes ne peut donc en soi être déterminante (Bahaddar c. Pays-Bas, 19 février 1998, § 45, Recueil 1998‑I, et, mutatis mutandis, Said, précité, § 49).

93. Eu égard à la situation particulière dans laquelle se trouvent souvent les demandeurs d’asile, il est fréquemment nécessaire de leur accorder le bénéfice du doute lorsque l’on apprécie la crédibilité de leurs déclarations et des documents qui les appuient. Toutefois, lorsque des informations sont soumises qui donnent de bonnes raisons de douter de la véracité des déclarations du demandeur d’asile, il incombe à celui-ci de fournir une explication satisfaisante pour les inexactitudes contenues dans ces déclarations (F.G. c. Suède, précité, § 113, Collins et Akaziebie c. Suède (déc.), no 23944/05, 8 mars 2007, et S.H.H. c. Royaume-Uni, no 60367/10, § 71, 29 janvier 2013). La Cour a estimé que même lorsque certains détails dans le récit d’un requérant apparaissent quelque peu invraisemblables, cela n’est pas forcément de nature à nuire à la crédibilité générale des allégations de l’intéressé (Said, précité, § 53, et, mutatis mutandis, N. c. Finlande, no 38885/02, §§ 154-155, 26 juillet 2005).

94. En règle générale, on ne peut considérer que le demandeur d’asile s’est acquitté de la charge de la preuve tant qu’il n’a pas fourni, pour démontrer l’existence d’un risque individuel, et donc réel, de mauvais traitements qu’il courrait en cas d’expulsion, un exposé étayé qui permette de faire la distinction entre sa situation et les périls généraux existant dans le pays de destination.

95. De plus, même si certains facteurs individuels peuvent ne pas constituer un risque réel quand on les examine séparément, ils sont néanmoins susceptibles d’engendrer un risque réel lorsqu’ils sont pris cumulativement et considérés dans le cadre d’une situation de violence générale et de sécurité renforcée (NA. c. Royaume-Uni, précité, § 130). Les éléments suivants peuvent représenter de tels facteurs de risque : l’existence d’antécédents judiciaires et/ou d’un mandat d’arrêt, l’âge, le sexe et l’origine de la personne à éloigner, le fait qu’elle ait auparavant été enregistrée comme membre présumé ou effectif d’un groupe persécuté, et l’existence d’une autre demande d’asile, déposée à l’étranger (NA. c. Royaume-Uni, précité, §§ 143-144 et 146).

96. La Cour note que l’obligation d’établir et d’évaluer tous les faits pertinents de la cause pendant la procédure d’asile est partagée entre le demandeur d’asile et les autorités chargées de l’immigration. Le demandeur d’asile est normalement la seule partie à pouvoir fournir des informations sur sa situation personnelle. Sur ce point, la charge de la preuve doit donc en principe reposer sur l’intéressé, lequel doit présenter, aussi rapidement que possible, tous les éléments relatifs à sa situation personnelle qui sont nécessaires pour étayer sa demande de protection internationale. Cette obligation est formulée dans les documents du HCR (paragraphes 6 de la Note du HCR et 196 du Guide du HCR, cités aux paragraphes 53-54 ci‑dessus), à l’article 4 § 1 de la « directive qualification » de l’UE ainsi que dans la jurisprudence ultérieure de la CJUE (paragraphes 47 et 49-50 ci‑dessus).

97. Toutefois, les règles relatives à la charge de la preuve ne doivent pas vider de leur substance les droits des requérants protégés par l’article 3 de la Convention. Il est également important de tenir compte de toutes les difficultés qu’un demandeur d’asile peut rencontrer à l’étranger pour recueillir des éléments de preuve (Bahaddar, précité, § 45, et, mutatis mutandis, Said, précité, § 49). Tant les critères élaborés par le HCR (paragraphes 12 de la note et 196 du guide, cités aux paragraphes 53-54 ci‑dessus) que l’article 4 § 5 de la « directive qualification » reconnaissent, explicitement ou implicitement, qu’il faut accorder le bénéfice du doute à une personne en quête de protection internationale.

98. La Cour observe qu’il faut adopter une approche différente pour l’évaluation de la situation générale régnant dans un pays donné. À cet égard, les autorités nationales qui examinent une demande de protection internationale ont pleinement accès aux informations. Pour cette raison, la situation générale dans un autre pays, notamment la capacité de ses pouvoirs publics à offrir une protection, doit être établie d’office par les autorités nationales compétentes en matière d’immigration (voir, mutatis mutandis, H.L.R. c. France, précité, § 37, Hilal, précité, § 60, et Hirsi Jamaa et autres, précité, § 116). Le paragraphe 6 de la Note du HCR précitée préconise une approche similaire, selon laquelle les autorités statuant sur une demande d’asile doivent tenir compte d’office de « la situation objective qui règne dans le pays d’origine en question ». De même, l’article 4 § 3 de la « directive qualification » requiert la prise en considération de « tous les faits pertinents concernant le pays d’origine ».

i) Mauvais traitements antérieurs, un indice de l’existence d’un risque

99. Des questions particulières se posent lorsqu’un demandeur d’asile allègue qu’il a fait l’objet par le passé de mauvais traitements, car cela peut être pertinent pour évaluer le risque que l’intéressé subisse de tels traitements à l’avenir. Selon la jurisprudence constante de la Cour, pour évaluer pareil risque, il faut tenir dûment compte du fait que l’intéressé a indiqué de manière plausible avoir par le passé été soumis à un traitement contraire à l’article 3 de la Convention. Ainsi, dans R.C. c. Suède, affaire dans laquelle le requérant avait déjà été torturé par le passé, la Cour a considéré qu’« il incomb[ait] à l’État de dissiper les doutes éventuels concernant le risque que l’intéressé [fût] à nouveau soumis à un traitement contraire à l’article 3 en cas de mise en œuvre de son expulsion » (R.C. c. Suède, précité, § 55). Dans R.J. c. France, tout en partageant les doutes du gouvernement français quant aux allégations du requérant – un Tamoul sri-lankais – sur ses conditions de détention et son soutien financier au mouvement des Tigres de libération de l’Eelam Tamoul (LTTE), la Cour a estimé que le gouvernement défendeur n’avait pas réfuté la forte présomption de traitement contraire à l’article 3 qui découlait du certificat médical (R.J. c. France, no 10466/11, § 42, 19 septembre 2013). Dans l’affaire D.N.W. c. Suède, tout en admettant que le requérant avait par le passé subi détention et mauvais traitements aux mains des autorités éthiopiennes, la Cour a conclu que « l’intéressé n’a[vait] pas rendu plausible l’allégation selon laquelle il serait exposé à un risque réel d’être tué ou soumis à des mauvais traitements en cas de retour en Éthiopie » (D.N.W. c. Suède, no 29946/10, §§ 42 et 45, 6 décembre 2012).

100. La question des mauvais traitements antérieurs est également évoquée dans la « directive qualification » de l’UE et dans les documents du HCR. Ainsi, l’article 4 § 4 de la « directive qualification » (paragraphe 47 ci‑dessus) énonce – en ce qui concerne l’appréciation d’une demande d’octroi du statut de réfugié ou d’un autre besoin de protection internationale par les autorités des États membres de l’UE – que « [l]e fait qu’un demandeur a déjà été persécuté ou a déjà subi des atteintes graves ou a déjà fait l’objet de menaces directes d’une telle persécution ou de telles atteintes est un indice sérieux de la crainte fondée du demandeur d’être persécuté ou du risque réel de subir des atteintes graves, sauf s’il existe de bonnes raisons de penser que cette persécution ou ces atteintes graves ne se reproduiront pas ».

101. Par ailleurs, cette question, qui est étroitement liée aux aspects généraux de l’appréciation des preuves, est abordée au paragraphe 19 de la Note du HCR, qui traite des éléments permettant d’apprécier le caractère fondé d’une crainte d’être persécuté, et énonce : « Si des persécutions ou mauvais traitements passés pèsent lourdement en faveur d’une appréciation positive du risque de persécution à venir, leur absence ne constitue pas un facteur décisif. De même, l’existence de persécutions passées n’est pas forcément concluante quant à l’éventualité de nouvelles persécutions, en particulier s’il y a eu de grands changements dans la situation du pays d’origine » (paragraphe 53 ci-dessus). La Cour considère que l’approche générale du HCR concernant la charge de la preuve présente aussi un intérêt en l’occurrence : si la charge de la preuve pèse sur le demandeur d’asile, l’agent de l’État qui examine la demande partage avec l’intéressé la tâche « d’établir et d’évaluer tous les faits pertinents » (paragraphes 6 de la Note du HCR et 196 du Guide du HCR – cités aux paragraphes 53 et 54 ci‑dessus). En outre, concernant l’appréciation de la crédibilité générale d’une demande d’asile, le paragraphe 11 de la Note du HCR indique que la crédibilité est établie dès lors que l’intéressé a présenté une demande cohérente et plausible qui ne contredit pas les faits largement connus et peut donc en définitive être crue (paragraphe 53 ci-dessus).

102. La Cour considère que l’existence de mauvais traitements antérieurs fournit un indice solide d’un risque réel futur qu’un requérant subisse des traitements contraires à l’article 3, dans le cas où il a livré un récit des faits globalement cohérent et crédible qui concorde avec les informations provenant de sources fiables et objectives sur la situation générale dans le pays concerné. Dans ces conditions, c’est au Gouvernement qu’il incombe de dissiper les doutes éventuels au sujet de ce risque.

j) L’appartenance à un groupe ciblé

103. L’exigence susmentionnée selon laquelle un demandeur d’asile doit pouvoir faire la distinction entre sa situation et les périls généraux existant dans le pays de destination est toutefois assouplie dans certaines circonstances, par exemple lorsque l’intéressé allègue faire partie d’un groupe systématiquement exposé à une pratique de mauvais traitements (Salah Sheekh, précité, § 148, S.H. c. Royaume-Uni, no 19956/06, §§ 69‑71, 15 juin 2010, et NA. c. Royaume-Uni, précité, § 116).

104. Par ailleurs, dans Saadi (précité), la Cour a déclaré ce qui suit :

« 132. Dans les affaires où un requérant allègue faire partie d’un groupe systématiquement exposé à une pratique de mauvais traitements, la Cour considère que la protection de l’article 3 de la Convention entre en jeu lorsque l’intéressé démontre, éventuellement à l’aide des sources mentionnées au paragraphe précédent, qu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire à l’existence de la pratique en question et à son appartenance au groupe visé (voir, mutatis mutandis, Salah Sheekh, précité, §§ 138-149). »

105. Dans ces conditions, la Cour n’insiste donc pas pour que le requérant démontre l’existence d’autres caractéristiques distinctives particulières si cette exigence doit avoir pour effet de rendre illusoire la protection offerte par l’article 3. Elle se prononce sur ce point à la lumière du récit du requérant et des informations sur la situation du groupe en question dans le pays de destination (Salah Sheekh, précité, § 148, et NA. c. Royaume-Uni, précité, § 116).

2. Application de ces principes au cas des requérants

a) Le moment à prendre en considération pour l’appréciation du risque

106. Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’existence d’un risque de mauvais traitements doit s’apprécier principalement par référence aux circonstances dont l’État en cause avait ou devait avoir connaissance au moment de l’expulsion (F.G. c. Suède, précité, § 115, cité au paragraphe 83 ci-dessus). Toutefois, si le requérant n’a pas été extradé ou expulsé au moment où la Cour examine l’affaire, la date à prendre en compte est celle de la procédure devant la Cour (Saadi, précité, § 133, Chahal, précité, §§ 85-86, et Venkadajalasarma c. Pays-Bas, no 58510/00, § 63, 17 février 2004).

107. Les requérants en l’espèce n’ayant pas été expulsés, la question de savoir s’ils seraient exposés à un risque réel de persécution après un renvoi en Irak doit être examinée à la lumière de la situation actuelle. La Cour considérera donc la situation des requérants telle qu’elle se présente aujourd’hui, en tenant compte des événements du passé pour autant qu’ils éclairent la situation actuelle.

b) La situation générale en matière de sécurité en Irak

108. La Cour note que tant l’office des migrations que le tribunal des migrations ont conclu, en 2011 et en 2012 respectivement, que la situation du point de vue de la sécurité en Irak n’était pas de nature à créer un besoin général de protection internationale pour les demandeurs d’asile. Ce constat a plus tard été confirmé par la chambre dans l’arrêt qu’elle a rendu en l’espèce en juin 2015.

109. Le Gouvernement a indiqué dans ses observations écrites que, selon les dernières informations fournies par l’office des migrations, l’intensité de la violence à Bagdad ne présentait pas alors un risque réel que des individus subissent des traitements contraires à l’article 3 de la Convention. Il s’est référé notamment au rapport du ministère britannique de l’Intérieur d’avril 2015 et aux rapports de Landinfo Norvège de 2014 et 2015. Quant aux requérants, ils ont simplement dit dans leurs observations que la situation en matière de sécurité en Irak se détériorait, sans s’appuyer sur aucun document.

110. La Cour accepte la position du Gouvernement sur la situation générale en matière de sécurité en Irak, position qu’elle estime étayée. Du reste, les derniers rapports du ministère britannique de l’Intérieur, qui datent de novembre 2015, viennent corroborer cette position. Bien que la situation en matière de sécurité se soit dégradée dans la ville de Bagdad, l’intensité de la violence n’a pas atteint un niveau qui présenterait en soi un risque réel que des individus subissent des traitements contraires à l’article 3 de la Convention. En outre, aucun des récents rapports émanant d’associations internationales indépendantes de défense des droits de l’homme cités aux paragraphes 32 à 34 ci-dessus ne contient d’informations permettant d’aboutir à une telle conclusion.

111. Dès lors que la situation générale en matière de sécurité en Irak n’empêche pas en soi l’éloignement des requérants, la Cour doit rechercher si leur situation personnelle est telle qu’ils se trouveraient exposés à un risque réel de subir des traitements contraires à l’article 3 s’ils étaient expulsés vers l’Irak.

c) La situation personnelle des requérants

112. La Cour relève tout d’abord qu’en l’espèce les menaces en cause auraient visé plusieurs membres de la famille requérante, notamment la fille des premier et deuxième requérants et le frère du premier requérant. Ces menaces ayant résulté essentiellement des activités du premier requérant, la Cour se concentrera donc sur la situation de celui-ci. L’intéressé soutient qu’il courrait un risque réel de subir des mauvais traitements s’il était renvoyé en Irak, et ce d’après lui en raison, d’une part, des persécutions qu’Al-Qaïda lui aurait infligées du fait de ses relations commerciales avec les forces américaines jusqu’en 2008, et, d’autre part, des persécutions que les autorités irakiennes pourraient lui faire subir à cause d’un débat public télévisé auquel il avait participé.

113. La Cour rappelle qu’elle apprécie la situation des requérants du point de vue des conditions d’aujourd’hui. La principale question qui se pose est non pas de savoir comment les autorités suédoises chargées de l’immigration ont évalué le dossier à l’époque (lorsque l’office des migrations et le tribunal des migrations ont adopté leurs décisions, le 22 novembre 2011 et le 23 avril 2012 respectivement), mais de savoir si dans le contexte actuel les requérants seraient encore confrontés à un risque réel d’être persécutés pour les motifs indiqués ci-dessus s’ils étaient renvoyés en Irak (F.G. c. Suède, précité, § 115).

114. Il apparaît d’emblée à la Cour qu’il n’y a aucune raison de mettre en doute le constat de l’office des migrations que, de 2004 à 2008, la famille a été exposée aux formes les plus graves de violence (ytterst allvarliga övergrepp) de la part d’Al‑Qaïda (paragraphe 17 ci-dessus ; voir aussi F.G. c. Suède, précité, §§ 117-118, cités au paragraphe 84 ci‑dessus), constat qui ne paraît avoir été remis en cause ni dans les observations que l’office a adressées au tribunal des migrations ni dans les conclusions de ce dernier, et qui ne semble pas prêter à controverse dans la procédure devant la Cour. Celle-ci relève par ailleurs que les requérants ont allégué dans le cadre de la procédure devant l’office des migrations qu’il y avait encore eu après 2008 des menaces indirectes à leur endroit et des attaques contre le stock commercial du premier requérant, qu’ils n’étaient parvenus à échapper à de nouvelles exactions qu’en se cachant, et qu’ils n’avaient pas pu se prévaloir de la protection des autorités irakiennes parce que celles-ci étaient selon eux infiltrées par Al-Qaïda. La Cour ne voit pas de motif de remettre en cause cette version. Ainsi, elle constate de manière générale que le récit des requérants quant aux faits survenus de 2004 à 2010 est globalement cohérent et crédible. Il est compatible avec les informations pertinentes sur le pays d’origine provenant de sources fiables et objectives (paragraphe 39 ci‑dessus). Dès lors que les requérants ont subi des mauvais traitements de la part d’Al‑Qaïda, la Cour estime qu’il existe un indice solide montrant qu’en Irak ils demeureraient exposés à un risque émanant d’acteurs non étatiques (paragraphe 102 ci‑dessus).

115. C’est donc au Gouvernement qu’il incombe de dissiper les doutes éventuels au sujet de ce risque. À cet égard, la Cour relève que le Gouvernement a soutenu devant elle que l’office des migrations avait estimé devant le tribunal des migrations que les documents soumis par les requérants concernant les faits censément survenus en septembre et en novembre 2011 avaient un caractère sommaire et une faible valeur probante, et que le Gouvernement a par ailleurs demandé pourquoi les requérants n’avaient pas, à un stade antérieur de la procédure d’asile, présenté des observations plus précises sur la poursuite des exactions après 2008. Le Gouvernement a argué que la crédibilité des requérants avait été amoindrie par cette circonstance, de même que par la date et la manière choisies pour se prévaloir du DVD contenant l’enregistrement audiovisuel du débat télévisé auquel le premier requérant avait participé (paragraphe 71 ci‑dessus). Les requérants ont quant à eux contesté cet argument (paragraphe 61 ci-dessus). Or la Cour observe que l’office des migrations n’a fait de commentaires ni sur la crédibilité des requérants ni sur le DVD. Le raisonnement du tribunal des migrations n’aborde pas non plus spécifiquement ces questions.

L’office et le tribunal des migrations n’ayant pas tenu dans leurs conclusions respectives un raisonnement concret plus poussé sur ces points, la Cour ne bénéficie pas de leur appréciation à cet égard.

Elle estime cependant qu’il n’y a pas lieu de résoudre le désaccord des parties sur ces questions puisque, quoi qu’il en soit, les décisions internes ne semblent pas exclure totalement l’existence d’un risque persistant émanant d’Al-Qaïda.

En fait, ces décisions semblent confirmer que – à la date de leur adoption – la capacité d’Al-Qaïda à opérer librement avait décliné, de même que l’infiltration des autorités par ce groupe, et qu’à l’inverse la capacité des autorités à protéger les requérants avait augmenté (paragraphes 17 et 19 ci‑dessus).

116. D’après divers rapports émanant de sources fiables et objectives, les personnes qui ont collaboré d’une façon ou d’une autre avec les autorités des puissances occupantes en Irak après la guerre ont été et continuent d’être prises pour cible par Al-Qaïda et d’autres groupes. Le document d’information sur l’Irak du ministère britannique de l’Intérieur (« Country of Origin Information Report: Iraq ») de décembre 2009 indiquait que les civils employés par la force multinationale en Irak, ou d’une autre manière liés à celle-ci, étaient susceptibles d’être pris pour cible par des acteurs non étatiques. De même, il ressort de la directive du ministère britannique de l’Intérieur de 2014 que les personnes qui sont perçues comme collaborant ou qui ont collaboré avec le gouvernement irakien actuel et ses institutions, les anciennes forces américaines ou multinationales ou les sociétés étrangères sont exposées au risque de subir des persécutions en Irak. Les rapports en question désignent certains groupes particulièrement ciblés, comme les interprètes, les ressortissants irakiens employés par des entreprises étrangères, et les membres de certaines professions comme les juges, les universitaires, les enseignants, et des professions juridiques (paragraphes 39‑42 ci-dessus).

117. Le premier requérant appartient à un groupe de personnes qui sont systématiquement prises pour cible en raison de leurs liens avec les forces armées américaines. La Cour est consciente que le niveau et la forme de la « collaboration » avec des troupes et autorités étrangères sont variables et qu’en conséquence le niveau de risque peut lui aussi varier dans une certaine mesure. Il convient à cet égard de garder à l’esprit qu’il est déjà établi que le premier requérant a subi des mauvais traitements jusqu’en 2008. En outre, un autre facteur revêt de l’importance, à savoir que les contacts de l’intéressé avec les forces américaines étaient particulièrement visibles, puisque son bureau se trouvait à la base militaire américaine désignée par les requérants sous le nom de « Victoria Camp ». Les rapports susmentionnés ne corroborent guère, voire nullement, l’hypothèse – ressortant des décisions nationales – que les menaces d’Al‑Qaïda avaient dû cesser lorsque le premier requérant avait mis fin à ses relations commerciales avec les forces américaines. Compte tenu des circonstances propres à cette affaire, la Cour estime que le premier requérant et les deux autres membres de sa famille qui sont aussi requérants en l’espèce, s’ils étaient renvoyés en Irak, seraient exposés à un risque réel de continuer à subir des persécutions de la part d’acteurs non étatiques.

118. Se pose une question connexe, à savoir si les autorités irakiennes seraient à même de fournir une protection aux requérants. Les intéressés le contestent, tandis que le Gouvernement soutient qu’il existe à Bagdad un système judiciaire fonctionnant convenablement.

119. La Cour observe à cet égard que, selon les normes du droit de l’UE, l’État ou l’entité qui assure une protection doit répondre à certaines exigences spécifiques : cet État ou cette entité doit en particulier « dispose[r] d’un système judiciaire effectif permettant de déceler, de poursuivre et de sanctionner les actes constituant une persécution ou une atteinte grave » (article 7 de la « directive qualification », cité au paragraphe 48 ci-dessus).

120. Les sources internationales objectives les plus récentes en matière de droits de l’homme indiquent des déficiences au niveau de la capacité comme de l’intégrité du système de sécurité et de droit irakien. Le système fonctionne toujours, mais les défaillances se sont accrues depuis 2010 (paragraphe 43 ci-dessus).

Par ailleurs, le Département d’État américain a relevé qu’une corruption à grande échelle, présente à tous les niveaux de l’État et de la société, avait exacerbé le défaut de protection effective des droits de l’homme et que les forces de sécurité n’avaient fourni que des efforts limités pour prévenir la violence sociétale ou y faire face (paragraphe 44 ci-dessus). La situation s’est donc manifestement détériorée depuis 2011 et 2012, époque où l’office des migrations et le tribunal des migrations respectivement avaient apprécié la situation, et où le tribunal avait conclu que, si des menaces devaient persister, il était probable que les services répressifs irakiens auraient non seulement la volonté mais aussi la capacité d’offrir aux demandeurs la protection nécessaire (paragraphe 19 ci‑dessus). Enfin, cette question doit être envisagée dans le contexte d’une dégradation générale de la sécurité, marquée par un accroissement de la violence interconfessionnelle ainsi que par les attentats et les avancées de l’EIIL, si bien que de vastes zones du territoire échappent au contrôle effectif du gouvernement irakien (paragraphe 44 ci‑dessus).

121. À la lumière des informations ci-dessus, notamment sur la situation générale complexe et instable en matière de sécurité, la Cour estime qu’il y a lieu de considérer que la capacité des autorités irakiennes à protéger les citoyens est amoindrie. Si le niveau actuel de protection est peut-être suffisant pour la population générale de l’Irak, il en va autrement pour les personnes qui, à l’instar des requérants, font partie d’un groupe pris pour cible. Dès lors, compte tenu des circonstances propres à la cause des requérants, la Cour n’est pas convaincue que, dans la situation actuelle, l’État irakien serait à même de fournir aux intéressés une protection effective contre les menaces émanant d’Al-Qaïda ou d’autres groupes privés. Les effets cumulatifs de la situation personnelle des requérants et de la capacité amoindrie des autorités irakiennes à les protéger doivent donc être considérés comme engendrant un risque réel de mauvais traitements dans l’éventualité de leur renvoi en Irak.

122. La capacité des autorités irakiennes à protéger les requérants devant être tenue pour amoindrie dans l’ensemble du pays, la possibilité d’une réinstallation interne en Irak n’est pas une option réaliste dans le cas des requérants.

123. Dès lors, la Cour considère qu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que les requérants, s’ils sont renvoyés en Irak, y courront un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 de la Convention. En conséquence, la Cour estime que la mise en œuvre de la décision d’expulsion visant les requérants emporterait violation de l’article 3 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

124. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

125. Les requérants demandent 10 000 euros (EUR) chacun pour dommage matériel et 20 000 EUR chacun pour préjudice moral.

126. Le Gouvernement indique que la décision d’expulsion visant les requérants n’a pas été mise en œuvre et il estime dès lors qu’aucune indemnité pour préjudice matériel ou moral ne doit leur être allouée. Il y a donc lieu, à son avis, de rejeter les prétentions des requérants.

127. Concernant le préjudice matériel, la Cour considère que les requérants n’ont pas étayé leur demande et, en conséquence, elle la rejette. Pour ce qui est du préjudice moral, elle juge que sa conclusion dans le présent arrêt (paragraphe 123 ci-dessus) représente en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral pouvant avoir été subi par les requérants (voir, dans le même sens, Saadi, précité, § 188, et Nizamov et autres c. Russie, nos 22636/13, 24034/13, 24334/13 et 24528/13, § 50, 7 mai 2014).

B. Frais et dépens

128. Les requérants réclament 25 000 couronnes suédoises (SEK –environ 2 729 EUR) pour les frais et dépens exposés devant la chambre et 144 180 SEK (environ 15 738 EUR) pour ceux engagés devant la Grande Chambre, ce qui correspondrait à soixante-dix-huit heures de travail. Le montant total de leur demande pour frais et dépens s’élève donc à 169 180 SEK (environ 18 467 EUR).

129. Selon le Gouvernement, l’indemnité pour les frais et dépens exposés devant la Grande Chambre ne doit pas excéder un montant correspondant à trente heures de travail.

130. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable d’allouer aux requérants la somme de 10 000 EUR (plus tout montant pouvant être dû par eux à titre d’impôt sur cette somme), tous chefs de dépens confondus.

C. Intérêts moratoires

131. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Dit, par dix voix contre sept, que la mise en œuvre de la décision d’expulsion des requérants vers l’Irak emporterait violation de l’article 3 de la Convention ;

2. Dit, par quinze voix contre deux, que la conclusion de la Cour sur le terrain de l’article 3 représente en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral pouvant avoir été subi par les requérants ;

3. Dit, par douze voix contre cinq,

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois, la somme suivante, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû par les requérants à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis communiqué par écrit le 23 août 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Søren PrebensenGuido Raimondi
Adjoint au greffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante du juge Bianku ;

– opinion concordante de la juge O’Leary ;

– opinion dissidente commune aux juges Jäderblom, Griţco, Dedov, Kjølbro, Kucsko-Stadlmayer et Poláčková ;

– opinion dissidente du juge Ranzoni.

G.R.A.
S.C.P.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE BIANKU

(Traduction)

J’approuve la manière dont cet arrêt présente les principes généraux qui guident la Cour dans les affaires d’expulsion mettant en jeu l’article 3 de la Convention. En fait, je pense qu’il était grand temps de le faire. Je souscris également à la façon dont ces principes généraux ont été appliqués dans les circonstances concrètes de l’espèce, et au constat de violation potentielle auquel on aboutit.

Je souhaite toutefois ajouter quelques considérations. Lorsqu’elle est saisie d’affaires concernant des demandes d’asile, la Cour se retrouve dans une situation particulièrement délicate en regard de l’analyse qu’elle doit mener pour d’autres droits protégés par la Convention. Cela tient au fait qu’elle doit se livrer à une analyse ex nunc de la situation qui prévaut dans le pays de destination. Je suis totalement d’accord avec la nécessité d’une telle analyse et je ne vois aucun autre moyen dans un système qui vise à offrir une protection effective et concrète des droits consacrés par la Convention. Cependant, avant de se lancer dans une telle analyse et de procéder à l’application des principes généraux tels qu’établis aux paragraphes 77–105 de l’arrêt, la Cour devrait vérifier si l’analyse réalisée au niveau national dans l’affaire en cause a été ou non conforme à la Convention. J’estime que, en s’abstenant d’effectuer cette vérification et de répondre clairement à la question de savoir si les autorités nationales ont ou non failli à leur tâche, la Cour ne les aide pas à appliquer les normes de la Convention au niveau interne. À cet égard, je n’exclus pas la possibilité que la Cour puisse juger nécessaire de se livrer elle-même à une analyse ex novo, en raison d’un changement de circonstances, après que les autorités nationales ont rendu leurs conclusions.

J’aurais donc préféré ajouter à tous les principes généraux déjà exposés dans le présent arrêt un autre principe général relatif au critère permettant de décider de la nécessité d’une nouvelle analyse de l’affaire à Strasbourg. À mon sens, ce critère serait rempli uniquement dans deux cas : premièrement, lorsque les autorités nationales n’ont pas évalué les circonstances concrètes de l’affaire de façon conforme à la Convention et, deuxièmement, lorsque des changements fondamentaux dans la situation – générale ou personnelle – appellent, pour que les droits protégés par l’article 3 soient protégés de manière effective, une nouvelle analyse de la Cour de Strasbourg.

Ensuite, j’aurais préféré que l’analyse des circonstances spécifiques de l’affaire commence par le point de savoir si le critère permettant de décider de la nécessité d’une analyse par la Cour de Strasbourg a été rempli en l’espèce. Avec tout le respect que je dois à mes collègues de la majorité, j’estime que ceux-ci ont évité de donner une réponse directe à cette question[1]. Je pense que dans cette affaire, la première condition du critère de nécessité a été remplie, en ce que les autorités internes, et spécialement le tribunal des migrations, qui a statué en dernier ressort au niveau national, n’ont pas satisfait aux normes de la Convention. Je me permets de dire cela en marquant le plus grand respect pour les autorités suédoises et le travail remarquable qu’elles accomplissent dans le traitement de l’ensemble des demandes d’asile dont elles sont saisies.

Selon la jurisprudence constante de la Cour, « [e]n vue d’apprécier l’existence, à l’époque considérée, d’un risque de traitements contraires à l’article 3, la Cour se doit d’appliquer des critères rigoureux, eu égard au caractère absolu de cette disposition et au fait qu’elle consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques formant le Conseil de l’Europe »[2]. Ce principe est réaffirmé, à juste titre, au paragraphe 86 de l’arrêt.

Dans la cause des présents requérants, le tribunal des migrations a conclu que « si des menaces devaient persister, il est probable (...) que [it appears likely that en anglais] les services répressifs irakiens auraient non seulement la volonté mais aussi la capacité d’offrir aux demandeurs la protection nécessaire »[3]. À mon sens, cette conclusion sur l’appréciation du risque ne respecte pas les normes requises par la Convention dans les affaires d’asile mettant en jeu l’article 3. La circonstance qu’il soit possible ou probable qu’un demandeur d’asile bénéficie d’une protection après son renvoi dans son pays d’origine ne répond pas à la norme exigeant un examen rigoureux des allégations de l’intéressé. Lorsque des droits absolus protégés par la Convention sont en jeu, les autorités nationales ne peuvent s’exonérer de leurs obligations en concluant qu’il est probable que ces droits ne seront pas violés dans le pays de destination. Le critère de l’examen rigoureux exige que, dans le cadre de leur appréciation, elles vérifient s’il existe des motifs sérieux de croire que les droits des requérants ne seront exposés à aucune menace réelle dans l’éventualité d’un renvoi en Irak. Eu égard à l’expression utilisée par le tribunal des migrations suédois, je ne suis pas convaincu que la cause des requérants ait été examinée avec toute la rigueur voulue. Pour cette raison, j’estime que la Cour de Strasbourg aurait dû se livrer à sa propre analyse, et qu’une telle analyse était en réalité totalement justifiée dans cette affaire.

OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE O’LEARY

(Traduction)

1. Malgré quelque hésitation, j’ai voté avec la majorité dans cette affaire, et ce en raison des particularités de la cause des requérants et de la situation générale en Irak, et compte tenu de l’obligation pour la Cour, selon sa jurisprudence relative à l’article 3 de la Convention, de se livrer à une appréciation ex nunc du risque que courraient les requérants s’ils étaient renvoyés en Irak.

2. Comme le juge Zupančič l’a indiqué dans son opinion dissidente annexée à l’arrêt de la chambre, les affaires d’asile comme celle-ci, lorsqu’elles sont examinées par la Cour sous l’angle de l’article 3, dépendent souvent d’événements passés et lointains géographiquement ; par ailleurs, elles obligent la Cour à façonner un jugement pronostic sur ce qui se produira ou non à l’avenir si les requérants sont renvoyés dans leur pays d’origine[4].

3. Étant donné que j’approuve la plupart des principes généraux énoncés dans l’arrêt de la Grande Chambre et souscris au constat de violation, cette opinion concordante se bornera à souligner certains aspects de l’arrêt de la majorité qui risquent d’engendrer d’inutiles difficultés tant pour les autorités nationales chargées des questions d’asile que pour les différentes sections de la Cour appelées à traiter des requêtes fondées sur l’article 3 introduites par des demandeurs d’asile déboutés et visés par des décisions d’expulsion.

4. Premièrement, l’arrêt de la Grande Chambre dans l’affaire J.K. c. Suède met en évidence une ligne de faille qui traverse la jurisprudence actuelle de la Cour en matière d’asile et d’immigration, du moins pour autant que cette jurisprudence concerne des États membres de l’UE, tels la Suède. Comme le souligne la majorité (paragraphes 85-102 de l’arrêt), au cœur de cette affaire se trouve le point de savoir comment apprécier la question du risque, au regard de l’article 3, lorsqu’il est établi ou admis que le demandeur d’asile a fait l’objet par le passé de persécutions ou d’atteintes graves dans le pays vers lequel l’État défendeur entend le renvoyer. En tant qu’État membre de l’UE, la Suède est soumise aux règles détaillées du Système européen commun d’asile et, dans ce cadre, à la « directive qualification »[5]. Bien que la législation suédoise, interprétée et appliquée par les autorités compétentes, ait transposé cet instrument précis du droit dérivé de l’UE, l’arrêt de la majorité semble tenir cela pour non pertinent et ne se réfère qu’au droit de l’UE en matière d’asile, empruntant sélectivement tel ou tel élément pour établir sa propre norme jurisprudentielle en matière de charge de la preuve (voir paragraphe 7 ci‑dessous). Nulle part dans l’arrêt de la Grande Chambre, pas même dans la partie qui présente le droit interne (paragraphes 23–29 de l’arrêt), les dispositions du droit suédois ayant transposé les dispositions pertinentes de la « directive qualification », en particulier l’article 4, ne sont expliquées ou citées.

5. Dans une récente affaire où était en jeu l’article 5 de la Convention, j’ai souligné que le fait qu’une décision objet d’une requête devant la Cour trouve son origine dans le droit de l’UE n’est certainement pas une garantie de compatibilité avec la Convention[6]. Néanmoins, pour s’acquitter de son rôle de contrôle européen dans le domaine des droits fondamentaux, il incombe à la Cour de s’atteler à la compréhension de la législation complexe que les États membres de l’UE peuvent avoir à transposer, dans certaines branches distinctes du droit. Dans l’affaire Avotiņš c. Lettonie, la Grande Chambre, dans un esprit de complémentarité, a à juste titre recommandé aux juridictions nationales des États membres de l’UE d’examiner, indépendamment du mécanisme de reconnaissance mutuelle établi par le droit de l’UE, tout « grief sérieux et étayé dans le cadre duquel il est allégué que l’on se trouve en présence d’une insuffisance manifeste de protection d’un droit garanti par la Convention » lorsque le droit de l’UE ne permet pas de remédier à cette insuffisance[7]. De même, il incombe à la Cour, lorsqu’elle examine des griefs où le droit de l’UE tient une place importante, de pleinement comprendre le cadre juridique auquel elle est confrontée et sur lequel reposent les décisions litigieuses des autorités nationales.

6. De peur que ces lignes ne soient lues comme une critique visant uniquement la Cour, je m’empresse de souligner que cela n’est pas le cas. Il est essentiel que les gouvernements défendeurs expliquent clairement, lorsqu’il y a lieu, quelles sont la nature et la portée des dispositions pertinentes du droit national et des dispositions du droit de l’UE qui en constituent la source ou l’arrière-plan. La Cour n’a pas à les interpréter, mais elle doit les comprendre. Privée de ces informations, en particulier dans le domaine de l’immigration et du droit en matière d’asile, elle n’a qu’un aperçu du cadre juridique pertinent avec lequel travaillent les autorités et juridictions nationales, et de l’articulation entre les éléments qui le composent. Ce manque de clarté ne sert ni les requérants ni les gouvernements défendeurs ni les autorités nationales chargées des questions d’asile appelées à appliquer correctement tant les décisions de la Cour de Strasbourg que celles de la Cour de justice de Luxembourg. Je citerai un juge national qui s’est livré récemment à une appréciation du risque au regard de l’article 3 similaire à celle en cause dans la présente affaire :

« Contrairement à d’autres grandes juridictions nationales ou régionales, telles la Cour suprême des États-Unis ou la Cour de justice de l’UE, la Cour de Strasbourg rend des décisions dont les effets ne sont modérés par aucun contre-pouvoir législatif. C’est pourquoi, plus qu’aucun des autres grands organes judiciaires, la Cour européenne des droits de l’homme devrait être tenue à une obligation de rendre compte qui soit à la mesure de son pouvoir (...) [O]n peut espérer que, lorsqu’elle est saisie d’une question à l’égard de laquelle ces contre-pouvoirs n’existent pas, elle ne formule un constat de violation que si l’atteinte est clairement établie. »[8]

Si le juge en question poursuit en reconnaissant que la jurisprudence de notre Cour implique (généralement) une approche rigoureuse et minutieuse avant la conclusion que l’expulsion d’une personne emporterait violation de l’article 3 de la Convention, le message est clair : rigueur et minutie sont essentielles si l’on veut que notre jurisprudence en la matière soit comprise et suivie.

7. Deuxièmement, en cherchant à clarifier sa jurisprudence relative à l’article 3 de la Convention sur l’appréciation générale du risque, les mauvais traitements antérieurs, indice de l’existence d’un risque pour l’avenir, et la charge de la preuve dans ce contexte, la Grande Chambre s’inspire de notes et principes directeurs du HCR et des dispositions de la « directive qualification », en particulier l’article 4. Or, comme le souligne le juge Ranzoni dans son opinion dissidente, la Cour n’a pas à choisir les éléments qu’elle préfère dans l’une ou l’autre de ces sources, en laissant de côté ceux qui cadrent moins bien avec son récit judiciaire et en se délestant d’un contexte important. La Cour a abouti au paragraphe 102 à une formule bien intentionnée mais légèrement « bricolée », qui en pratique posera quelques difficultés aux autorités compétentes. Comment un juge national est-il censé appliquer l’article 4 § 4 de la « directive qualification » à travers le prisme de la transposition dans la législation nationale, tout en veillant à se conformer aux exigences de l’article 3 de la Convention, pour concilier l’ « indice sérieux » dont parle la directive et l’ « indice solide » dont la Cour fait à présent le critère pertinent au regard de l’article 3 ? Aucune explication n’est donnée quant à ce changement de formulation. De plus, en ce qui concerne le paragraphe 97, quoi qu’en disent les documents du HCR auxquels il est fait référence, l’article 4 § 5 de la « directive qualification » ne reconnaît ni explicitement ni implicitement qu’il faut accorder le bénéfice du doute à une personne en quête de protection internationale. L’article 4 § 5 indique plutôt que lorsque certains aspects des déclarations du demandeur ne sont pas étayés par des preuves documentaires, ces aspects ne nécessitent pas confirmation lorsque cinq conditions clairement définies sont remplies. Nul besoin de citer précisément toutes ces conditions ; il suffit de dire qu’en concluant qu’il faut accorder le bénéfice du doute aux demandeurs d’asile, sans aucunement nuancer cette déclaration au moyen d’une formule générale telle que « dans certaines circonstances » ou « sous réserve de certaines conditions », la Grande Chambre passe sur des détails et conditions essentiels qui sont intégrés dans les sources sur lesquelles elle prétend s’appuyer[9]. Pour conclure à la violation de l’article 3 en l’espèce, ce « brouillage » des pistes judiciaires n’était pas nécessaire et, s’agissant ici d’un arrêt de la Grande Chambre, était loin d’être souhaitable.

8. Troisièmement, soulignons qu’il convient de saluer l’arrêt de la majorité dans la mesure où il systématise certains des principes généraux que les autorités nationales doivent appliquer dans les affaires mettant en jeu l’article 3, et clarifie en outre la nature de l’appréciation ex nunc à laquelle se livre la Cour en vertu de cette disposition (paragraphes 77-90). Néanmoins, certaines des évitables défaillances des paragraphes 97 et 102 (signalées ci-dessus) se retrouvent « en miroir » lorsqu’il s’agit, au paragraphe 114, d’appliquer ces principes généraux aux circonstances de la présente espèce. Certaines de ces faiblesses sont mises en évidence dans l’opinion dissidente commune qui se trouve annexée à l’arrêt de la majorité. Si je suis en désaccord avec mes collègues pour ce qui est de leur appréciation différente du risque, ou plutôt de leur appréciation selon laquelle il est inexistant, j’admets certainement qu’il n’était pas justifié que la majorité s’appuyât sur un raisonnement aussi réducteur dans ce paragraphe clé. La présente affaire était axée sur la charge de la preuve à assumer une fois qu’il avait été admis, comme c’était le cas, que le requérant et ses proches avaient subi en Irak de graves persécutions, ayant abouti à un décès et à des blessures graves, et que des pans importants de leur récit étaient crédibles. Dans ce contexte, la Grande Chambre devait rechercher si, compte tenu des faits passés, la probabilité que les autorités irakiennes aient à la fois la volonté et la capacité de protéger le requérant – ancien collaborateur de l’armée américaine – et ses proches constituait une base suffisante pour que l’on puisse expulser les intéressés. En dépit d’éléments montrant que le requérant avait participé à un débat télévisé où il avait critiqué les autorités sur ce point précisément, l’office des migrations a refusé de réexaminer leur cause[10], fait qui à lui seul aurait pu être examiné plus attentivement par la Cour à la lumière de son récent arrêt dans l’affaire F.G. c. Suède[11]. Dans le cadre de sa propre appréciation ex nunc, eu égard à la situation en Irak et à Bagdad au milieu de l’année 2016, la Cour pouvait produire davantage que cette simple déclaration contenue au paragraphe 114, où elle indique que les mauvais traitements antérieurs de la part d’Al‑Qaïda lui permettent de constater « qu’il existe un indice solide montrant qu’en Irak [les requérants] demeureraient exposés à un risque émanant d’acteurs non étatiques », et se réfère de manière circulaire, pour appuyer cette déclaration, à un précédent paragraphe de la partie consacrée aux principes généraux où est énoncé ce critère des mauvais traitements antérieurs dans l’appréciation d’un risque futur. Là encore, la violation potentielle de l’article 3, dans l’hypothèse où les requérants seraient expulsés vers l’Irak, aurait pu être établie sur une base plus solide. Une fois que l’on avait admis, comme l’ont fait les autorités suédoises, la réalité des attaques contre le requérant, d’une part, et de la mort de sa fille, de l’autre, ainsi que la raison de ces attaques, une présomption en faveur de l’octroi de l’asile a commencé à se former, et la charge de la preuve est passée à l’État, auquel il appartenait en particulier de réfuter les risques posés par la situation générale dans l’État de destination, la menace émanant d’acteurs non étatiques et l’incapacité des autorités de cet État à protéger les requérants en cas de renvoi[12]. Avec tout le respect que je dois à mes collègues, je ne puis souscrire à leur opinion dissidente commune lorsqu’ils « supposent » que, dès lors que les menaces contre le requérant et ses proches ont pris fin quand le premier a cessé sa collaboration avec les forces américaines, il n’y a plus de risque pour l’avenir, et lorsqu’ils déclarent tout simplement qu’ « il ne semble pas non plus y avoir de risque de persécution des requérants en raison des activités de l’EIIL ». En revanche, ils ont parfaitement raison d’affirmer que la Grande Chambre, dans le cadre de son appréciation ex nunc, devait s’engager clairement et concrètement sur ces questions. N’était-il pas possible de se référer, notamment, aux lignes directrices du HCR qui ‑ certes à partir de 2012 – ont indiqué clairement que les civils (anciennement) employés par les forces multinationales ou américaines en Irak ou des entreprises internationales, ou d’une autre manière liés à celles‑ci, de même que leurs familles, risquaient encore d’être pris pour cible par des acteurs non étatiques en raison de leurs opinions politiques (supposées), et qui ont identifié lesdits acteurs non étatiques ?[13] La Cour elle-même a précédemment reconnu que les personnes directement employées par les forces internationales ou par une entreprise liée à ces forces devaient en principe être considérées comme étant plus exposées en Irak que la population générale[14].

9. La Grande Chambre avait également la possibilité de reconnaître dans le cadre de son appréciation que le constat de violation visant l’État défendeur est dû en partie à la situation parfois très instable dans l’État de destination et qu’il résulte d’une appréciation faite par la Cour en juin 2016, soit plus de quatre ans après la décision clé du tribunal des migrations. La violation imputée à l’État défendeur doit être considérée à la lumière du long laps de temps qui s’est écoulé[15].

10. Comme le montrent les opinions dissidentes, les avis divergeront assurément pour ce qui est de l’application des principes généraux tirés de la jurisprudence à la situation individuelle d’un demandeur d’asile dans le contexte d’une appréciation ex nunc de cette Cour. Nul doute que pareille appréciation a des accents de jugement de quatrième instance[16], et c’est précisément pour cette raison que la Grande Chambre aurait dû apporter un soin accru aux deux paragraphes cruciaux évoqués ci-dessus.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES JÄDERBLOM, GRIŢCO, DEDOV, KJØLBRO, KUCSKO-STADLMAYER ET POLÁČKOVÁ

(Traduction)

1. Nous regrettons de ne pouvoir souscrire au point de vue de la majorité en l’espèce selon lequel il y aurait violation de l’article 3 de la Convention si les requérants étaient expulsés vers l’Irak.

2. Les parties conviennent que les requérants et certains autres membres de leur famille ont subi des persécutions de la part d’Al-Qaïda jusqu’en 2008 en raison des prestations fournies par le premier requérant aux forces américaines. La question centrale, dans cette affaire, est de savoir comment traiter les allégations des requérants relatives à des faits ultérieurs censés s’être produits après que ces activités avaient cessé, en gardant à l’esprit que, s’il est vrai que les faits historiques présentent un intérêt dans la mesure où ils permettent d’éclairer la situation actuelle et son évolution probable, ce sont les circonstances présentes qui sont déterminantes s’agissant d’examiner les allégations des requérants (voir, parmi d’autres, Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 86, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V, Venkadajalasarma c. Pays-Bas, no 58510/00, § 67, 17 février 2004, Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, § 121, CEDH 2012, et A.G.R. c. Pays-Bas, no 13442/08, § 55, 12 janvier 2016).

3. La majorité ne voit pas de raison de remettre en cause cette version. Elle constate que le récit des requérants quant aux faits survenus de 2004 à 2010 est globalement cohérent, crédible et compatible avec les informations pertinentes sur le pays d’origine et qu’il fournit un indice solide montrant qu’en Irak ils demeurent exposés à un risque émanant d’acteurs non étatiques (paragraphe 114 de l’arrêt). Ayant conclu à l’existence d’un indice solide montrant que ce risque subsiste, la majorité déclare que c’est au Gouvernement qu’il incombe de dissiper les doutes éventuels à ce sujet. Elle renvoie ici aux appréciations livrées par l’office des migrations et le tribunal des migrations et juge leur raisonnement insatisfaisant. Or elle ne prend pas en compte les observations du Gouvernement sur les points pertinents mais conclut que les décisions internes ne semblent pas exclure totalement l’existence d’un risque persistant émanant d’Al-Qaïda et qu’en fait ces décisions semblent confirmer que la capacité des autorités à protéger les requérants a augmenté (paragraphe 115 de l’arrêt).

4. La question est de savoir si l’État défendeur satisferait à ses obligations découlant du volet matériel de l’article 3 s’il mettait en œuvre la décision des autorités d’expulser les requérants vers l’Irak. Bien que l’appréciation des faits par les autorités nationales – y compris de la crédibilité du récit livré par un demandeur d’asile – soit très importante pour l’examen d’une requête par la Cour, la principale question qui se pose en l’espèce ne concerne pas les décisions prises au moment pertinent par les autorités suédoises chargées de l’immigration mais consiste à déterminer si dans le contexte actuel les requérants seraient confrontés à un risque réel d’être persécutés en cas de renvoi dans leur pays (paragraphe 113 de l’arrêt). Cela signifie forcément que la Cour endosse la responsabilité quant à la détermination de l’ensemble des faits sur lesquels elle fonde son appréciation du risque au regard de l’article 3. Or, si l’on respecte le principe de subsidiarité, « il n’entre pas dans les attributions de la Cour de substituer sa propre vision des faits à celle des cours et tribunaux internes, auxquels il appartient en principe de peser les données recueillies par eux » (paragraphe 84 de l’arrêt), et donc toute appréciation des faits et éléments de preuve pertinents qui a été effectuée dans le cadre interne doit être prise en compte. Puisque c’est le Gouvernement qui défend l’État dans l’affaire portée devant la Cour, et puisqu’une violation potentielle de l’article 3 est peut-être en jeu, les observations du Gouvernement sur les faits et la crédibilité des requérants doivent être prises en compte dans l’appréciation ex nunc que fait la Cour de tout risque pour l’avenir pouvant peser sur les requérants. Tout cela doit se faire sans que la Cour ait eu la possibilité d’entendre personnellement les requérants et, en l’espèce, sans qu’aucun des éléments écrits soumis lors de la procédure interne ait été présenté à l’ensemble des juges. En outre, à supposer même que des mauvais traitements antérieurs représentent un « indice solide » montrant l’existence d’un risque (paragraphes 99-102 de l’arrêt), si ces mauvais traitements ont cessé alors que les requérants étaient encore dans leur pays d’origine cet indice s’en trouve à notre avis diminué. Nous souscrivons toutefois à l’avis de la majorité selon lequel le fait d’admettre l’existence de mauvais traitements antérieurs comme indice d’un risque présuppose que le requérant « a livré un récit des faits globalement cohérent et crédible » (paragraphe 102 de l’arrêt).

5. Ni le raisonnement de la majorité au paragraphe 114 ni aucun autre passage de l’arrêt ne montrent clairement sur quoi la majorité fonde sa conclusion que le récit des faits livré par les requérants est globalement crédible, ni la raison pour laquelle elle fait fi de l’affirmation contraire du Gouvernement. À notre avis, l’appréciation de la crédibilité des requérants en l’espèce devrait englober les aspects suivants : une évaluation de l’argument du Gouvernement selon lequel le premier requérant n’avait pas mentionné dans ses entretiens à l’office des migrations, en 2011, son allégation selon laquelle des membres d’Al-Qaïda l’avaient recherché quelques semaines auparavant ; un examen minutieux du procès-verbal prétendument établi par les autorités irakiennes (auquel les requérants ont prétendu ne pas avoir accès) au sujet de l’incendie qui aurait touché la maison des requérants en novembre 2011 ; une appréciation de l’argument selon lequel les requérants sont exposés au risque d’être persécutés en raison des activités politiques du premier requérant, opposé à l’argument du Gouvernement selon lequel ce facteur n’a pas été mentionné lors de la procédure devant l’office des migrations mais uniquement lors du recours ultérieur auprès du tribunal des migrations ; enfin, une évaluation de l’allégation des requérants selon laquelle des membres d’Al-Qaïda avaient recherché le premier requérant en 2011, épisode uniquement corroboré par le témoignage d’un ancien voisin à Bagdad, dont la valeur probante est faible selon l’État défendeur.

6. Sur ces points, nous concluons comme suit. Combiné au fait que le dernier événement mentionné n’a pas été évoqué lors des entretiens à l’office des migrations, le témoignage du voisin semble avoir été construit rétrospectivement, de sorte que cet élément factuel doit être tenu pour non corroboré. Le procès-verbal faisant état d’un incendie ayant touché la maison des requérants a été considéré par l’office des migrations comme doté d’une faible valeur probante ; à supposer même que cet incendie soit admis comme un fait, aucun coupable éventuel n’a été désigné. Les allégations du premier requérant concernant ses activités politiques sont étayées par un enregistrement vidéo montrant un débat politique qui apparemment n’est pas correctement daté. De plus, il s’agit là également d’un fait allégué qui aurait pu être mentionné dès le début de la procédure d’asile, et le défaut d’évocation de cet élément n’a pas été suffisamment expliqué. Dans ce contexte, nous ne pouvons souscrire au constat de la majorité selon lequel le récit des faits livré par les requérants est « globalement crédible ».

7. En somme, nous estimons que les allégations formulées par les requérants dans leurs observations adressées aux autorités nationales après la première procédure devant l’office des migrations étaient non seulement dénuées de fondement mais ont de plus décrédibilisé leur demande d’asile, notamment pour ce qui concerne les faits censés être survenus après 2008. Nous concluons donc que les requérants n’ont pas établi qu’après cette date ils ont été soumis à des persécutions de la part de tiers et ne souscrivons pas à l’avis selon lequel il appartiendrait au Gouvernement d’assumer la tâche de dissiper les doutes éventuels quant au risque que les intéressés subissent pareilles persécutions à l’avenir.

8. Les parties s’accordant à dire que les requérants ont été persécutés jusqu’en 2008, nous admettons cela comme étant un fait mais concluons que les persécutions ont cessé à cette période et que cela a coïncidé avec la fin des relations commerciales entre le premier requérant et les forces américaines. Dans ces conditions, les mauvais traitements antérieurement subis par les requérants ne peuvent constituer le fondement principal d’une appréciation du risque pour les intéressés de subir des persécutions à l’avenir ; ils représentent un facteur parmi d’autres à prendre en compte.

9. La question est de savoir si, en dépit du fait que la persécution des requérants n’avait plus cours en 2008, il existe aujourd’hui un risque réel que les intéressés soient persécutés par un groupe quelconque en raison des activités commerciales passées du premier requérant. Comme la majorité, nous estimons que la situation générale en Irak ne conduit pas à conclure qu’elle implique en soi un risque de traitement contraire à l’article 3. L’évaluation d’un tel risque devrait donc reposer sur les points suivants, qui ont trait à la situation individuelle des requérants due aux prestations que le premier requérant a fournies par le passé aux forces américaines :

i) les requérants ont été persécutés par Al-Qaïda jusqu’en octobre 2008, lorsque le premier requérant a cessé ses relations commerciales avec les Américains, et

ii) tous les requérants sont ensuite restés à Bagdad pendant deux ou trois ans, sans subir de persécutions.

10. Les requérants affirment qu’avant de quitter l’Irak ils se sont cachés à Bagdad en changeant plusieurs fois d’adresse, ce que le Gouvernement ne conteste pas. Même si les intéressés se sont cachés et ont ainsi évité les menaces d’Al-Qaïda, ils ne prétendent pas que les autres membres de leur famille – deux filles qui vivaient à Bagdad et ne se cachaient pas – aient jamais été menacés en raison des activités du premier requérant. Nous ne pouvons dès lors conclure que les persécutions à l’égard des requérants ont cessé uniquement parce qu’ils se sont cachés et déplacés dans Bagdad.

11. Le premier requérant déclare avoir fourni des services de construction et de transport aux Américains, en étant basé dans un de leurs camps à Bagdad. Il n’a pas indiqué précisément en quoi consistaient ces prestations. S’il est clair que certaines catégories de personnes ayant collaboré avec les anciennes forces américaines/multinationales – apparemment surtout celles qui ont montré une adhésion politique ou idéologique à l’égard de ces forces – continuent d’être prises pour cible par divers groupes (paragraphe 41 de l’arrêt), les rapports pertinents ne semblent pas aussi affirmatifs en ce qui concerne les anciens prestataires indépendants de services pratiques dénués de toute adhésion idéologique. Les rapports décrivant une menace persistante émanant d’Al-Qaïda et pesant sur certains collaborateurs, on peut supposer que si d’éventuelles menaces ont pris fin lorsque le premier requérant a cessé ses prestations, sa famille et lui ne sont plus menacés par cette organisation particulière. Pour ce qui est d’autres groupes tels que l’EIIL, l’arrêt reprend certaines informations sur l’Irak concernant leur activité à travers ce pays. Cependant, aucun de ces rapports ne décrit un risque lié à l’EIIL qui soit différent du risque émanant d’Al‑Qaïda en ce qui concerne les persécutions individuelles à Bagdad. Dès lors, il ne semble pas non plus y avoir de risque de persécution des requérants en raison des activités de l’EIIL.

12. En résumé, il n’est pas contesté entre les parties que les requérants ont subi des persécutions de la part d’Al-Qaïda jusqu’à la cessation par le premier requérant de ses prestations de services aux forces américaines, en 2008. Les requérants sont restés à Bagdad pendant un long laps de temps après la fin des persécutions en 2008. Les mauvais traitements antérieurement subis par eux ne peuvent donc en eux-mêmes constituer un indice montrant qu’ils risquent de subir à l’avenir des persécutions similaires. C’est donc aux requérants qu’il appartient de montrer que, s’ils étaient renvoyés en Irak dans la situation actuelle, il y aurait pour eux un risque réel de mauvais traitements de la part d’Al-Qaïda ou d’un quelconque autre groupe. Or ils n’ont pas été à même d’établir cela. Pour ces raisons, nous estimons que la mise en œuvre de la décision d’expulsion des requérants vers l’Irak n’emporterait pas violation de l’article 3.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE RANZONI

(Traduction)

1. Je ne puis souscrire à la conclusion de la majorité selon laquelle l’expulsion des requérants vers l’Irak emporterait violation de l’article 3 de la Convention. Je ne peux pas non plus adhérer aux principes généraux exposés au paragraphe 102 de l’arrêt de la Grande Chambre ni à l’application qui en est faite ensuite à la présente espèce.

Principes généraux

2. Aux paragraphes 77 à 105, l’arrêt de la Grande Chambre présente les principes généraux applicables dans le domaine concerné. La jurisprudence actuelle de la Cour est correctement résumée, mais pas toujours de façon complète. Ainsi, au paragraphe 99, sous le titre « Mauvais traitements antérieurs, un indice de l’existence d’un risque », l’arrêt omet une référence à l’arrêt I c. Suède (no 61204/09, 5 septembre 2013), dans lequel la Cour a dit ce qui suit au paragraphe 62, en se référant à d’autres arrêts :

« [L]orsqu’un demandeur d’asile tel que le premier requérant allègue qu’il a déjà été soumis à des mauvais traitements – que cela soit incontesté ou étayé par des preuves ‑, on peut néanmoins s’attendre à ce qu’il indique qu’il y a des motifs sérieux et concrets de croire qu’en cas de renvoi vers son pays d’origine il serait exposé au risque de subir à nouveau pareils traitements, par exemple en raison de ses activités politiques, de son appartenance à un groupe que, selon des sources fiables, les autorités soumettent constamment à des mauvais traitements, d’un mandat d’arrêt en cours de validité, ou d’autres difficultés concrètes avec les autorités concernées. »

Ces principes sont à mes yeux importants lorsqu’il s’agit d’examiner la présente affaire et d’apprécier le raisonnement de la majorité.

3. Après s’être référé à des dispositions et principes contenus dans la « directive qualification » de l’UE (paragraphe 100) et dans des documents du HCR (paragraphe 101), l’arrêt de la Grande Chambre formule sans plus d’explication la déclaration suivante (paragraphe 102) :

« La Cour considère que l’existence de mauvais traitements antérieurs fournit un indice solide d’un risque réel futur qu’un requérant subisse des traitements contraires à l’article 3, dans le cas où il a livré un récit des faits globalement cohérent et crédible qui concorde avec les informations provenant de sources fiables et objectives sur la situation générale dans le pays concerné. Dans ces conditions, c’est au Gouvernement qu’il incombe de dissiper les doutes éventuels au sujet de ce risque. »

4. De prime abord, on ne voit pas clairement si l’intention est de refléter les principes définis par la jurisprudence ou si de nouveaux principes doivent être établis. Une évaluation approfondie des différents critères et de leur application, plus loin dans l’arrêt, montre bien que la majorité a établi de nouveaux principes dans cet important paragraphe 102, et ce sans présenter un raisonnement suffisant.

5. Ma principale préoccupation réside dans ces nouveaux principes généraux. Tout d’abord, leur genèse n’est pas expliquée dans l’arrêt. Deuxièmement, ils constituent à mon sens un mélange déséquilibré et fragmentaire de la jurisprudence actuelle et d’autres sources internationales ; ils ne sont ni suffisamment clairs ni convaincants et, dès lors, ne conviennent pas pour donner des orientations utiles aux autorités internes dans leur difficile tâche consistant à examiner les affaires d’asile, ou bien à la Cour elle-même lorsque celle-ci est appelée en vertu de l’article 3 à livrer sa propre appréciation. Troisièmement, sous le titre « Mauvais traitements antérieurs, un indice de l’existence d’un risque », ces principes mêlent différents éléments tels que la charge de la preuve, la crédibilité et les conséquences de mauvais traitements antérieurs, et ce de façon incohérente et – à mes yeux du moins – insatisfaisante. Quatrièmement, eu égard à la jurisprudence actuelle, l’établissement de nouveaux principes n’est pas nécessaire.

6. Je me concentrerai ci-après sur les quatre termes employés au paragraphe 102 de l’arrêt qui à mon avis sont les plus problématiques : mauvais traitements antérieurs, indice solide, globalement et doutes éventuels.

7. Mauvais traitements antérieurs (past ill-treatment) : l’arrêt n’explique pas quel type de « mauvais traitements » antérieurs est nécessaire pour indiquer un risque que l’intéressé subisse des mauvais traitements à l’avenir. Cette expression signifie-t-elle que n’importe quel type de mauvais traitements suffirait, même s’il n’atteint pas le seuil requis pour tomber sous le coup de l’article 3 ? À mon avis, seul un traitement antérieur contraire à l’article 3 peut en principe justifier la conclusion qu’il existe un risque pour l’intéressé de subir à l’avenir des mauvais traitements de même gravité. En toute hypothèse, des mauvais traitements antérieurs ne peuvent pas être considérés comme la composante unique de cette évaluation du risque.

En outre, le paragraphe 102 passe sous silence les conséquences de l’écoulement du temps entre les « mauvais traitements antérieurs » et l’appréciation d’un risque futur. D’où cette question : des mauvais traitements survenus par exemple cinq, voire dix ans, avant le dépôt de la demande d’asile suffisent-ils encore pour fournir un indice solide quant à des mauvais traitements à venir ?

8. Indice solide (strong indication) : je constate d’emblée que la provenance du mot « solide » n’est pas du tout claire et qu’elle n’est expliquée nulle part dans l’arrêt. Le terme « indice » semble venir de l’article 4 § 4 de la « directive qualification » de l’UE (paragraphe 100 de l’arrêt), qui dispose :

« Le fait qu’un demandeur a déjà été persécuté ou a déjà subi des atteintes graves ou a déjà fait l’objet de menaces directes d’une telle persécution ou de telles atteintes est un indice sérieux de la crainte fondée du demandeur d’être persécuté ou du risque réel de subir des atteintes graves, sauf s’il existe de bonnes raisons de penser que cette persécution ou ces atteintes graves ne se reproduiront pas. »

Or cette directive ne parle pas d’un indice solide mais seulement d’un indice sérieux. Pourquoi dans l’arrêt de la Grande Chambre emploie-t-on le terme solide sans fournir aucune explication ? La différence dans le libellé a d’ailleurs aussi pour effet de modifier, ou du moins de brouiller, le critère de l’UE, dans le cadre duquel l’indice sérieux d’un risque réel persistant repose sur des persécutions et atteintes graves antérieures.

L’emploi de l’adjectif solide/strong vient peut-être de l’arrêt R.J. c. France (no 10466/11, 19 septembre 2013), ainsi évoqué au paragraphe 99 de l’arrêt : « [L]a Cour a estimé que le gouvernement défendeur n’avait pas réfuté la forte présomption [strong presumption] de traitement contraire à l’article 3 qui découlait du certificat médical ». Or dans ladite affaire la Cour a reconnu l’existence d’une forte présomption simplement en se basant sur la véracité des mauvais traitements antérieurs et des lésions subies, telles que consignées dans un certificat médical. Une approche similaire a été adoptée dans l’affaire R.C. c. Suède, (no 41827/07, 9 mars 2010 – non traduit en français), dans laquelle le terme strong a également été employé, mais là encore simplement pour nuancer l’hypothèse que les lésions indiquées dans le certificat médical avaient été causées par des mauvais traitements (antérieurs) (probablement par les autorités internes). Ni dans R.J. c. France ni dans R.C. c. Suède la Cour n’a conclu que des mauvais traitements antérieurs engendraient une forte présomption ou un indice solide quant à des mauvais traitements auxquels le demandeur d’asile serait exposé après son renvoi vers son pays d’origine.

La jurisprudence de la Cour n’offre donc pas de base justifiant l’emploi du terme indice solide pour déterminer l’incidence de mauvais traitements antérieurs sur le risque de subir des mauvais traitements à l’avenir.

9. Récit globalement cohérent et crédible (generally coherent and credible account) : à mon sens, il faut que le récit des faits (antérieurs) livré par le demandeur d’asile soit cohérent et crédible ; il ne suffit pas qu’il soit juste globalement cohérent et crédible. Dans plusieurs arrêts, la Cour a dit que si la véracité des déclarations du demandeur d’asile est sujette à caution, il incombe à celui-ci de fournir une explication satisfaisante pour les incohérences de son récit (F.G. c. Suède [GC], no 43611/11, § 113, CEDH 2016, avec d’autres références). Il est également important, pour l’octroi du bénéfice du doute, que les déclarations du demandeur d’asile soient cohérentes et non contradictoires et que leur essence même soit demeurée inchangée pendant la procédure d’asile. Bien sûr, si seuls certains détails du récit apparaissent quelque peu invraisemblables, cela n’est pas forcément de nature à nuire à la crédibilité générale des allégations de l’intéressé. C’est ce que relève la Grande Chambre au paragraphe 93 (dernière phrase) de son arrêt, en superposant – sans aucune explication – le terme general à celui de overall (overall general credibility). Or la référence à l’arrêt Said c. Pays‑Bas, no 2345/02, § 53, CEDH 2005‑VI) et, mutatis mutandis, à N. c. Finlande, no 38885/02, §§ 154-155, 26 juillet 2005) ne valide guère cet ajout, le terme général n’étant employé dans aucun de ces deux arrêts.

Cela nous amène à la question de savoir d’où vient le terme globalement (generally), employé au paragraphe 102 de l’arrêt de la Grande Chambre. Ni la jurisprudence de la Cour ni la « directive qualification » de l’UE ou les documents du HCR n’indiquent que le récit d’un demandeur d’asile doit simplement être globalement cohérent et/ou crédible. L’expression crédibilité générale (general credibility) figurant à l’article 4 § 5 e) de la directive ne constitue pas une base valable car elle renvoie non pas à la crédibilité du récit (Glaubhaftigkeit en allemand) mais à celle de l’intéressé (Glaubwürdigkeit en allemand). Or ce sont là des notions différentes.

De plus, l’article 4 § 5 de la directive semble concerner les conditions dans lesquelles les déclarations d’un demandeur n’ont pas besoin d’être confirmées, l’une de ces conditions étant exprimée ainsi :

« c) les déclarations du demandeur sont jugées cohérentes et plausibles et elles ne sont pas contredites par les informations générales et particulières connues et pertinentes pour sa demande ».

L’expression « récit globalement cohérent et crédible » employée dans le raisonnement de la majorité semble viser à abaisser le seuil de crédibilité afin de renverser la charge de la preuve et de la faire peser le plus tôt possible sur l’État. Je ne puis souscrire à une telle approche, dont les conséquences deviennent visibles au paragraphe 114 de l’arrêt. Bien que les allégations des requérants concernant la période ayant débuté en 2008 suscitent des doutes sérieux, et sur plusieurs points ne soient ni étayées ni cohérentes mais contradictoires, l’arrêt les qualifie néanmoins de globalement cohérentes et crédibles. Suivant les principes nouvellement établis et eu égard à la concordance « avec les informations provenant de sources fiables et objectives sur la situation générale dans le pays concerné » (paragraphe 102), cela suffit à la majorité pour faire porter la charge de la preuve à l’État. Je ne puis me rallier à ce raisonnement.

10. La notion et l’interprétation de l’expression sources fiables et objectives peut également donner lieu à quelques observations, mais je m’abstiendrai ici de développer ce point.

11. Le dernier aspect que je souhaite aborder est l’obligation pour l’État de dissiper les doutes éventuels (dispel any doubts) : si la charge de la preuve est si vite renversée grâce à l’abaissement de l’exigence de crédibilité, il semble presque impossible pour l’État de dissiper les doutes éventuels. À mon avis, la majorité a établi des principes fort problématiques et imposé aux États membres une lourde charge (en matière de preuve).

Je pourrais en principe souscrire à cette obligation, mais uniquement aux conditions suivantes :

a) si le demandeur d’asile a livré un récit cohérent et crédible de faits relatifs à des mauvais traitements antérieurs atteignant le seuil requis pour tomber sous le coup de l’article 3 ;

b) si ce récit est compatible avec des informations provenant de sources fiables et objectives sur la situation dans le pays concerné, et fournissant un indice solide quant à un risque réel que l’intéressé subisse à l’avenir de tels mauvais traitements ; et

c) si le demandeur d’asile a présenté des motifs sérieux et concrets de penser que le risque pour lui de subir à nouveau de tels mauvais traitements persiste (voir, dans ce contexte, I c. Suède, précité, § 62).

Dans ces conditions, il incomberait à l’État de dissiper les doutes éventuels au sujet du risque. Pareille approche cadrerait avec notre jurisprudence (voir, par exemple, F.G. c. Suède, précité, § 120, et Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, § 129, CEDH 2008).

S’il fallait néanmoins appliquer les principes énoncés au paragraphe 102, une obligation moins stricte que celle de dissiper les doutes éventuels aurait dû être prévue. La Cour aurait pu, par exemple, s’inspirer là encore de la « directive qualification » de l’UE, qui à l’article 4 § 4 indique qu’un indice sérieux peut être « réfuté » s’ « il existe de bonnes raisons de penser que cette persécution ou ces atteintes graves ne se reproduiront pas ». Une approche similaire eût été plus appropriée en l’espèce.

12. Dès lors, je ne puis souscrire aux principes établis par la majorité au paragraphe 102 de l’arrêt.

Application des principes généraux

13. Même si l’on applique l’ensemble des principes susmentionnés, ma propre appréciation, contrairement à celle de la majorité, ne conduit pas au constat que l’expulsion des requérants vers l’Irak emporterait violation de l’article 3 de la Convention. À cet égard, je souscris à l’opinion dissidente commune de mes collègues, les juges Jäderblom, Griţco, Dedov, Kjølbro, Kucsko-Stadlmayer et Poláčková, et n’ai rien d’autre à ajouter.

* * *

[1]. Voir le paragraphe 113 de l’arrêt, dans lequel la majorité conclut que la principale question qui se pose n’est pas de savoir comment les autorités suédoises ont évalué le dossier à l’époque. Comparer avec l’affaire F.G. c. Suède ([GC], no 43611/11, § 117 in fine, CEDH 2016) : « La Cour doit toutefois estimer établi que l’appréciation effectuée par les autorités de l’État contractant concerné est adéquate et suffisamment étayée par les données internes et par celles provenant d’autres sources fiables et objectives, comme par exemple d’autres États contractants ou des États tiers, des agences des Nations Unies et des organisations non gouvernementales réputées pour leur sérieux (voir, notamment, N.A. c. Royaume-Uni, no 25904/07, § 119, 17 juillet 2008) ».

[2]. Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni, 30 octobre 1991, § 108, série A no 215.

[3]. Paragraphe 19 de l’arrêt.

[4]. Voir l’opinion dissidente du juge Zupančič qui se trouve annexée à l’arrêt de la chambre du 4 juin 2015.

[5]. Directive 2004/83/CE du Conseil du 29 avril 2004 concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes qui, pour d’autres raisons, ont besoin d’une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts (JO 2004 L 304/12), par la suite refondue par la Directive 2011/95/UE du 13 décembre 2011 (JO 2011 L 337/9).

[6]. Voir l’opinion séparée dans A.M. c. France, no 56324/13, arrêt du 12 juillet 2016, qui concerne une rétention administrative avant exécution d’une mesure d’éloignement à la suite d’une entrée irrégulière, en application de la « directive retour » de l’UE telle que transposée dans le droit interne de l’État défendeur.

[7]. Arrêt de la Grande Chambre du 23 mai 2016, paragraphe 116.

[8]. Arrêt de la High Court irlandaise du 24 juin 2016 dans X.X. v. Minister for Justice and Equality, paragraphes 124-125.

[9]. Comparer avec la concession plus limitée, au paragraphe 93 de l’arrêt de la Grande Chambre, où il est dit qu’ « il est fréquemment nécessaire » d’accorder le bénéfice du doute aux demandeurs d’asile parce qu’ils se trouvent « souvent » dans une situation particulière.

[10]. Paragraphes 21-22 de l’arrêt de la Grande Chambre.

[11]. Voir l’arrêt de la Grande Chambre du 23 mars 2016 dans F.G. c. Suède, no 43611/11, paragraphe 127, sur la nécessité pour les autorités, dans certaines circonstances, et eu égard au caractère absolu des droits garantis par l’article 3, d’évaluer le risque d’office.

[12]. J’emprunte cette brève synthèse du « cœur juridique » de l’affaire à l’opinion dissidente du juge Zupančič (section II, dernier paragraphe).

[13]. Voir Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), UNHCR Eligibility Guidelines for Assessing the International Protection Needs of Asylum-Seekers from Iraq, 31 mai 2012, HCR/EG/IRQ/12/03, consultable à l’adresse [http://www.refworld.org/docid/4fc77d522.html](http://www.refworld.org/docid/4fc77d522.html). Concernant la pertinence de ces lignes directrices, voir A.M. c. Pays-Bas, no 29094/09, § 84, arrêt du 5 juillet 2016, non encore définitif : dans cette affaire, le fait que le groupe dont relevait le requérant ne figurait pas dans les éventuels profils à risque du HCR a été considéré comme un facteur étayant la conclusion qu’il n’y avait pas de risque. S’agissant de la situation générale en Irak, voir aussi le document du ministère britannique de l’Intérieur Country Information and Guidance Iraq: Security situation in Baghdad, the south and the Kurdistan Region of Iraq (KRI), avril 2016, ainsi que la politique du gouvernement américain relativement aux collaborateurs, dans le document du Département d’État américain Proposed Refugee Admissions for Fiscal Year 2016, 1er octobre 2015.

[14]. Voir T.A. c. Suède, no 48866/10, § 42, 19 décembre 2013 ; notons toutefois que cette affaire a abouti à un constat de non-violation, en raison notamment du temps écoulé depuis que le requérant avait reçu des menaces en raison de sa collaboration avec les forces américaines.

[15]. Voir les paragraphes 145 et 151 de Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], no 41615/07, CEDH 2010.

[16]. La déclaration contenue au paragraphe 117 de l’arrêt F.G. c. Suède, précité, indiquant que « [d]ans les affaires mettant en cause l’expulsion d’un demandeur d’asile, la Cour se garde d’examiner elle-même les demandes d’asile ou de contrôler la manière dont les États remplissent leurs obligations découlant de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés » est parfaitement correcte en théorie. Toutefois, compte tenu de la nature de l’appréciation ex nunc, elle est en pratique moins exacte dans certains cas.


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