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19/07/2016 | CEDH | N°001-164922

CEDH | CEDH, AFFAIRE MIRCEA POP c. ROUMANIE, 2016, 001-164922


QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE MIRCEA POP c. ROUMANIE

(Requête no 43885/13)

ARRÊT

STRASBOURG

19 juillet 2016

DÉFINITIF

30/01/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Mircea Pop c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

András Sajó, président,
Vincent A. De Gaetano,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Egidijus Kūris, >Iulia Motoc,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Marko Bošnjak, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du ...

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE MIRCEA POP c. ROUMANIE

(Requête no 43885/13)

ARRÊT

STRASBOURG

19 juillet 2016

DÉFINITIF

30/01/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Mircea Pop c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

András Sajó, président,
Vincent A. De Gaetano,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Egidijus Kūris,
Iulia Motoc,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Marko Bošnjak, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 21 juin 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 43885/13) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Mircea Pop (« le requérant »), a saisi la Cour le 27 juin 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me D.-M. Fâcă, avocat à Constanţa. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.

3. Le requérant allègue, sous l’angle de l’article 2 de la Convention, que l’enquête menée à la suite du décès de son fils n’a pas été effective.

4. Le 14 février 2014, la requête a été communiquée au Gouvernement.

5. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites. La Confédération européenne des syndicats (« la CES »), que le président a autorisée à intervenir dans la procédure (article 36 § 2 de la Convention et article 44 § 3 du règlement de la Cour), a également déposé des observations écrites.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. Le requérant est né en 1960 et réside à Constanţa.

7. Le fils du requérant, âgé de 18 ans, était employé depuis sept mois comme soudeur dans le port de Constanţa par la société U., spécialisée dans la métallerie, la construction et l’entretien des bateaux.

8. Le matin du 1er septembre 2005, le chef de chantier envoya le fils du requérant réaliser seul des travaux de polissage de métaux et de nettoyage dans un compartiment fermé de la cale d’un bateau en construction.

9. Au cours de l’après-midi, un collègue se rendit au poste de travail du fils du requérant et découvrit le jeune homme inanimé, tenant dans la main droite une lampe électrique branchée sur secteur.

10. Le médecin légiste conclut que le jeune homme était décédé de mort violente par électrocution.

11. Le requérant déposa une plainte pénale, estimant que le chef de chantier et les dirigeants de la société étaient responsables de la mort de son fils. Il soutenait qu’ils avaient enfreint les dispositions légales relatives à la sécurité au travail en envoyant son fils effectuer des tâches pour lesquelles il n’aurait pas été qualifié et, de surcroît, pour lesquelles il n’aurait pas disposé d’un équipement de protection.

12. Le jour de l’accident, le parquet ouvrit une enquête et entendit plusieurs employés de la société comme témoins. Le 6 septembre 2005, le parquet ordonna une expertise des outils dont la victime s’était servie le jour de l’accident.

13. Le 16 novembre 2005, l’inspection départementale du travail conclut que l’accident était dû à l’utilisation inappropriée de la lampe. Elle relevait que la société U. n’avait pas assuré à la victime une formation sur la sécurité au travail et ne lui avait pas non plus fourni un équipement de protection adapté. Elle indiquait que les éléments dont elle disposait ne lui permettaient pas d’identifier les personnes responsables de la sécurité au travail sur le chantier. Toutefois, elle infligea à la société une amende contraventionnelle pour les manquements susmentionnés aux règles de sécurité.

14. L’expertise ordonnée par le parquet confirma la cause de la mort et indiqua que l’électrocution était due au contact avec la lampe, qui était défectueuse et qui n’avait pas été correctement branchée sur secteur.

15. Le 22 février 2006, le parquet demanda un supplément d’expertise afin d’identifier les équipements de sécurité dans la société U. et les personnes responsables de la sécurité sur le chantier.

16. L’expert remit son rapport au parquet le 20 mars 2006. Il y indiquait les noms de deux ingénieurs responsables de la sécurité. Il estimait que la victime avait commis une erreur en utilisant une lampe branchée sur secteur au lieu d’une lampe portative. L’expert déplorait le fait que, après l’accident, la société avait envoyé à la casse les autres lampes utilisées pour éclairer le chantier, au nombre de dix-huit, supprimant ainsi la possibilité de poursuivre les recherches et éventuellement d’identifier les personnes responsables du branchement défectueux de la lampe en question.

17. Au cours du mois de mars 2006, la police judiciaire entendit des responsables de la société, dont les deux ingénieurs, qui affirmèrent qu’ils n’étaient pas au courant des défauts présentés par la lampe en cause.

18. À diverses dates au cours des mois d’octobre et de novembre 2006, le procureur S.C. entendit les collègues de la victime et les responsables de la société, qui avaient déjà été auditionnés. Le 6 décembre 2006, il se déporta au motif qu’il entretenait des relations d’amitié avec le directeur de la société U.

19. Le requérant, qui s’était plaint à plusieurs reprises de lenteurs et d’une ineffectivité de l’enquête, demanda un complément d’expertise et l’audition de nouveaux témoins. Le 19 janvier 2007, le parquet rejeta ces demandes.

20. Le 22 janvier 2007, le parquet rendit un non-lieu concernant les chefs d’homicide involontaire et de non-respect des dispositions légales relatives à la sécurité au travail. Il estimait que le seul responsable de l’accident était le fils du requérant au motif que celui-ci n’avait pas signalé les défauts de la lampe, avait essayé de la réparer et l’avait ensuite utilisée sans équipement de protection.

Sur contestation du requérant ainsi que de la mère et de la sœur de la victime, le procureur en chef confirma le non-lieu.

21. Le 18 février 2008, le requérant et les autres membres de la famille contestèrent le non-lieu devant le tribunal de première instance de Constanţa. Ils exposaient que la société U. avait manqué à son obligation de former son employé sur les règles de sécurité au travail. Ils alléguaient que les collègues de leur proche et les responsables de la société étaient au courant de l’utilisation de la lampe défectueuse, mais qu’ils n’étaient pas intervenus pour prévenir la victime du danger qu’elle courait. Enfin, ils se plaignaient d’une absence d’audition de certains témoins et d’une disparition de preuves matérielles.

22. À la demande de l’avocat des plaignants, l’examen de la contestation, prévu le 12 mars 2008, fut ajourné au 14 mai 2008 pour la préparation de la défense.

23. Par un jugement rendu à cette dernière date, le tribunal de première instance de Constanţa rejeta la contestation, estimant qu’elle était tardive.

24. Les plaignants formèrent un pourvoi, et la sœur de la victime demanda le dépaysement de l’affaire pour cause de suspicion légitime. Le 20 août 2008, la Haute Cour de cassation et de justice accueillit cette demande et renvoya le dossier au tribunal départemental de Călăraşi.

25. À la demande de l’avocat des plaignants, l’examen du pourvoi, prévu le 21 octobre 2008, fut ajourné au 4 novembre 2008. Par un arrêt rendu à cette dernière date, le tribunal départemental accueillit le pourvoi et, observant que le non-lieu avait été communiqué tardivement au requérant, jugea que la contestation avait été introduite dans le délai légal. Il renvoya le dossier pour un examen au fond au tribunal de première instance de Călăraşi.

26. À la demande de l’avocat des plaignants, l’examen de la contestation, prévu le 16 décembre 2008, fut ajourné au 13 janvier 2009 pour la préparation de la défense. Par un jugement rendu à cette dernière date, le tribunal de première instance de Călăraşi rejeta la contestation, estimant que le seul responsable de l’accident était le fils du requérant. La famille de la victime, dont le requérant, forma un pourvoi devant le tribunal départemental de Călăraşi.

27. À la demande de l’avocat des plaignants, l’examen du pourvoi, prévu le 5 mars 2009, fut ajourné au 30 avril 2009.

28. Par un arrêt du 26 mai 2009, le tribunal départemental accueillit le pourvoi au motif que l’enquête avait été incomplète. Il relevait que le parquet avait ignoré l’absence de formation sur la sécurité au travail. Il critiquait les expertises, qu’il estimait avoir été insuffisantes, ainsi que le refus du parquet d’interroger certains témoins. Par conséquent, le tribunal départemental renvoya le dossier au parquet près le tribunal de première instance de Călăraşi et ordonna l’ouverture de poursuites contre la société U., son directeur et un ingénieur des chefs d’homicide involontaire et de manquements à la législation sur la sécurité au travail.

Le parquet de Călăraşi renvoya le dossier au parquet de Constanţa, estimant que ce dernier était compétent.

29. À la demande du requérant, le 3 juin 2010, le parquet de Constanţa entendit deux témoins.

30. Le 5 août 2010, le parquet près le tribunal de première instance de Constanţa ordonna une expertise de la lampe. Le laboratoire d’expertise criminelle de Bucarest répondit que l’expertise demandée ne relevait pas de son domaine de compétences. Par une lettre du 2 novembre 2011, le parquet demanda à la société U. quel était le nom de la personne responsable des installations électriques sur le chantier et de quelle manière les outils électriques étaient distribués aux ouvriers.

31. Entre les mois de janvier et de mai 2012, des policiers entendirent des témoins qui avaient déjà été auditionnés, en l’occurrence des membres de la famille de la victime et des collègues de travail. Ceux-ci réitérèrent leurs déclarations.

32. Répondant à plusieurs mémoires du requérant qui se plaignait de lenteurs de l’enquête, le parquet informa ce dernier que les agents de la police judiciaire avaient indûment retardé l’enquête et que des mesures avaient été prises pour permettre une finalisation rapide de celle-ci.

33. Le 13 juin 2012, le parquet rendit un non-lieu pour cause de prescription de la responsabilité pénale relativement aux infractions à la législation relative à la sécurité au travail. Le parquet écarta également le chef d’homicide involontaire, estimant que l’électrocution était due à la négligence de la victime. Sur contestation du requérant, le procureur en chef du parquet confirma ce non-lieu.

34. Le requérant saisit le tribunal de première instance de Constanţa d’une contestation contre le non-lieu. Il dénonçait des lenteurs de l’enquête qui, selon lui, avaient entraîné la prescription de la responsabilité pénale relativement aux infractions liées à la sécurité au travail.

35. Le 20 septembre 2012, le tribunal de première instance de Constanţa déclina sa compétence en faveur du tribunal de première instance de Călăraşi.

36. Dans un mémoire versé au dossier le 19 décembre 2012, le requérant indiquait qu’il avait l’intention de réclamer à la société U. le versement d’indemnités pour le préjudice matériel et moral provoqué par le décès de son fils, dont le montant allait selon lui être précisé après l’infirmation du non-lieu.

37. Par un jugement définitif du 27 décembre 2012, le tribunal de première instance de Călăraşi rejeta la plainte du requérant. Il confirma la prescription de la responsabilité pénale relativement aux infractions à la législation sur la sécurité au travail et le non-lieu pour l’infraction d’homicide involontaire. À cet égard, le tribunal constatait que le fils du requérant n’avait pas reçu de formation spécifique pour les tâches qui lui avaient été confiées ni d’équipement de protection, mais considérait toutefois que le décès était dû à la propre négligence de la victime au motif que, de par sa formation de soudeur, celle‑ci devait être au courant de l’interdiction d’utiliser la lampe dans des espaces fermés et de l’obligation de travailler avec un équipement de sécurité.

II. LE DROIT INTERNE ET LE DROIT INTERNATIONAL PERTINENTS

A. Le droit et la pratique internes

38. Selon l’article 9 du code de procédure pénale (CPP) en vigueur à l’époque des faits, l’action publique était exercée aux fins de sanction du coupable d’une infraction pénale.

39. L’article 10 g) du CPP précisait que la prescription faisait obstacle à l’exercice de l’action publique dès lors que, en application de l’article 121 du code pénal (CP) en vigueur à l’époque des faits, la prescription ôtait leur caractère délictueux aux faits poursuivis.

40. Les articles 14 et 15 du CPP prévoyaient que l’action civile jointe à l’action pénale avait pour but de faire engager la responsabilité civile de l’inculpé et de la partie civilement responsable. La constitution de partie civile pouvait se faire par déclaration expresse de la partie lésée, pendant l’information pénale, ainsi que devant le tribunal, jusqu’au moment de la lecture publique de l’acte d’accusation.

41. L’article 19 du CPP disposait que, si elle ne s’était pas constituée partie civile dans la procédure pénale déclenchée contre la personne responsable, la victime d’une infraction pouvait saisir séparément la juridiction civile pour la réparation de son préjudice. En cas d’action séparée, il était sursis au jugement de l’action civile tant qu’il n’avait pas été définitivement statué sur l’action pénale.

42. L’essentiel du régime de la responsabilité civile délictuelle en cas d’accident du travail est décrit dans les décisions Draganschi c. Roumanie ((déc.), no 40890/04, § 18, 18 mai 2010) et Cucu c. Roumanie ((déc.), no 39442/07, § 31, 17 mai 2011).

43. Les articles 34 à 39 de la loi no 90/1996 sur la sécurité au travail, en vigueur à l’époque des faits, prévoyaient des peines d’amende ou d’emprisonnement d’un maximum de trois ans en cas de non-respect des dispositions légales relatives à la sécurité au travail.

44. La loi no 346/2002 a mis en place un régime d’assurance en cas d’accident du travail et prévoit, en cas de décès de l’assuré, la possibilité pour ses successeurs d’être indemnisés.

B. Le droit international

45. L’article 7 b) du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, ratifié par la Roumanie le 9 décembre 1974, énonce ce qui suit :

« Les États parties au présent Pacte reconnaissent le droit qu’a toute personne de jouir de conditions de travail justes et favorables, qui assurent notamment:

(...)

b) La sécurité et l’hygiène du travail ; »

46. L’article 3 de la Charte sociale européenne (révisée), ratifiée par la Roumanie le 7 mai 1999, énonce :

« En vue d’assurer l’exercice effectif du droit à la sécurité et à l’hygiène dans le travail, les Parties s’engagent, en consultation avec les organisations d’employeurs et de travailleurs :

1. à définir, mettre en œuvre et réexaminer périodiquement une politique nationale cohérente en matière de sécurité, de santé des travailleurs et de milieu de travail. Cette politique aura pour objet primordial d’améliorer la sécurité et l’hygiène professionnelles et de prévenir les accidents et les atteintes à la santé qui résultent du travail, sont liés au travail ou surviennent au cours du travail, notamment en réduisant au minimum les causes des risques inhérents au milieu de travail ;

2. à édicter des règlements de sécurité et d’hygiène ;

3. à édicter des mesures de contrôle de l’application de ces règlements ;

4. à promouvoir l’institution progressive des services de santé au travail pour tous les travailleurs, avec des fonctions essentiellement préventives et de conseil. »

47. Le Comité européen des Droits sociaux, qui examine le respect de la Charte sociale européenne par les États membres, a conclu dans son rapport national rendu en 2009 que la situation de la Roumanie concernant la politique nationale en matière de santé et de sécurité au travail pour la période 2004-2007 n’était pas conforme à l’article 3 § 1 de la Charte sociale européenne (révisée) au motif qu’il n’était pas établi que la politique nationale en matière de santé et sécurité au travail incluait de manière adéquate la formation, l’information, la garantie de qualité et la recherche.

48. Le Comité européen des Droits sociaux a également constaté une baisse durable du nombre d’accidents du travail, mais il a relevé que le nombre d’accidents mortels demeurait trop élevé. Il a également observé que, parce qu’il laissait le soin aux employeurs d’enquêter sur tous les accidents du travail mineurs et que le montant des amendes était relativement faible, le système de déclaration des accidents n’était pas suffisamment efficace dans la pratique pour être conforme aux prescriptions de l’article 3 § 3 de la Charte sociale européenne (révisée). Par conséquent, il a conclu que la situation de la Roumanie n’était pas conforme à cette disposition, au motif que les mesures prises pour réduire le nombre excessif d’accidents mortels étaient insuffisantes.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

49. Le requérant dénonce des manquements dans l’enquête menée sur les circonstances de l’accident qui a coûté la vie à son fils, et il se plaint en particulier de la durée de celle-ci. Il invoque, en substance, l’article 2 de la Convention, ainsi libellé :

« Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. (...) »

A. Sur la recevabilité

1. Arguments des parties

50. Le Gouvernement excipe de l’irrecevabilité de la requête pour non‑épuisement des voies de recours internes. Il allègue que le requérant a omis de se constituer partie civile dans le cadre de sa plainte pénale et qu’il n’a pas non plus introduit une action séparée en responsabilité civile délictuelle contre la société U. et ses employés, fondée sur les articles 998 et 999 du code civil. À ses dires, cette dernière action aurait pu aboutir à la réparation du préjudice matériel et moral que le requérant allègue avoir subi du fait du décès de son fils. Eu égard aux conclusions de l’inspection départementale du travail, le Gouvernement affirme que le requérant aurait pu introduire cette action sans attendre la fin de l’enquête pénale.

51. Le Gouvernement soutient également que le requérant aurait pu introduire une action civile séparée fondée sur les dispositions de la loi no 346/2002 concernant le régime des assurances pour les accidents au travail pour obtenir la réparation du préjudice susmentionné.

52. S’agissant de la durée de l’enquête, le Gouvernement estime que le requérant aurait pu introduire une action civile séparée en responsabilité délictuelle contre l’État pour être indemnisé à raison de la longueur injustifiée de la procédure alléguée.

53. Le requérant soutient qu’il a épuisé les voies de recours internes. Il affirme que le droit de se constituer partie civile à la procédure a été rendu ineffectif par le refus du parquet de poursuivre la société U. et ses dirigeants, malgré l’arrêt du 26 mai 2009 du tribunal départemental de Călăraşi qui avait ordonné l’ouverture des poursuites à l’encontre de ceux‑ci. Quant à la possibilité d’introduire une action séparée en responsabilité civile délictuelle contre la société et ses dirigeants, le requérant soutient que, en application des dispositions du CPP, il a été sursis à statuer relativement à toute nouvelle action en attendant l’issue de la procédure pénale.

54. S’agissant d’une éventuelle action séparée aux fins de dénonciation de lenteurs de l’enquête, le requérant expose que, avant la modification du CPP en 2014, il n’y avait pas dans la législation nationale de réglementation spécifique permettant d’engager la responsabilité de l’État.

55. Enfin, le requérant affirme que les diverses actions civiles suggérées par le Gouvernement ne pourraient remédier à l’absence d’une enquête pénale effective. À cet égard, il allègue que seule l’enquête pénale aurait pu faire la lumière sur les circonstances de l’accident et permettre la punition des éventuels responsables. Il précise que l’indemnisation pour la mort de son fils n’a à ses yeux qu’une importance secondaire.

2. Appréciation de la Cour

56. La Cour rappelle que les dispositions de l’article 35 § 1 de la Convention ne prescrivent l’épuisement que des seuls recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, non seulement en théorie, mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (Parrillo c. Italie [GC], no 46470/11, § 87, CEDH 2015).

57. La Cour rappelle également que, lorsqu’un requérant a utilisé une voie de recours, l’usage d’une autre voie dont le but est pratiquement le même n’est pas exigé (Jasinskis c. Lettonie, no 45744/08, § 50, 21 décembre 2010, et Binişan c. Roumanie, no 39438/05, § 56, 20 mai 2014).

58. En l’espèce, la Cour note qu’au cours de la procédure pénale, le requérant a exprimé son intention de réclamer une indemnité pour le préjudice matériel et moral provoqué par le décès de son fils (paragraphe 36 ci-dessus). Quoi qu’il en soit, même s’il est vrai que le requérant ne s’est pas formellement constitué partie civile, cela ne saurait pas avoir d’incidence sur l’épuisement des voies de recours internes dès lors qu’il a déposé une plainte pénale pour le décès de son fils et qu’en vertu de cette plainte, les autorités internes avaient l’obligation de mener une enquête pénale effective pour établir la cause du décès et les éventuelles responsabilités.

59. Quant à la possibilité d’introduire une action séparée en responsabilité civile délictuelle, la Cour constate que, en vertu des articles 998 et 999 du code civil en vigueur à l’époque, les victimes d’accidents du travail pouvaient réclamer à leur employeur la réparation du préjudice subi (Draganschi, § 30, et Cucu, § 45, décisions précitées). Toutefois, eu égard au principe selon lequel le pénal tient le civil en l’état et à l’autorité de la chose jugée dont jouit le jugement pénal devant le tribunal civil, la Cour estime qu’une action en responsabilité civile délictuelle à l’encontre de la société U. ou de ses employés n’avait pas en l’occurrence de réelle chance d’être examinée avant l’issue définitive de l’action pénale (voir Gina Ionescu c. Roumanie, no 15318/09, § 44, 11 décembre 2012).

60. Par ailleurs, compte tenu du délai de sept ans et quatre mois qui s’est écoulé entre l’ouverture de l’enquête et sa clôture définitive, la Cour estime qu’il serait excessif de demander au requérant d’intenter un nouveau recours pour obtenir l’établissement de l’éventuelle responsabilité de la société et de ses employés dans le décès de son fils.

61. S’agissant en outre de la possibilité pour le requérant d’introduire une action fondée sur les dispositions de la loi no 346/2002 concernant le régime des assurances ou de demander une indemnité pour cause de lenteurs de l’enquête, la Cour constate que la seule finalité de ces voies de recours est indemnitaire. Dès lors, elle estime que l’exercice de ces actions ne saurait suppléer à l’obligation de mener une enquête officielle effective sur les circonstances du décès du fils du requérant.

62. La Cour est donc d’avis que, dans le cas du requérant, les différents recours susmentionnés ne peuvent passer pour adéquats pour fournir à l’intéressé une réparation de la violation alléguée de l’article 2 de la Convention. Partant, l’exception préliminaire du Gouvernement ne saurait être retenue.

63. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

64. Le requérant dénonce une absence d’effectivité et des lenteurs de l’enquête. Il expose que les autorités internes avaient l’obligation de prendre toutes les mesures permettant d’éclaircir les circonstances de l’accident, ce qu’elles n’auraient pas fait. Il indique que la société U. ne s’est pas conformée aux dispositions légales relatives à la sécurité au travail, en particulier en matière de formation et de fourniture d’équipement de sécurité, et il reproche aux autorités d’avoir ignoré cette situation.

65. Il soutient que, en raison de la prescription de la responsabilité pénale, les personnes éventuellement responsables des manquements qui auraient provoqué la mort de son fils ne pourront jamais être sanctionnées.

66. Le Gouvernement considère que l’enquête menée par les autorités satisfait aux conditions requises par la jurisprudence de la Cour.

67. Il admet qu’il y a eu des retards qui seraient dus à une surcharge de travail et à des changements de personnel au sein du parquet et de la police. Cependant, il soutient que le requérant et la sœur de la victime ont contribué à ces retards en demandant plusieurs ajournements et le dépaysement de l’affaire.

68. Il expose qu’en tout état de cause une enquête a été ouverte d’office le jour de l’accident, que plusieurs témoins ont été entendus et que l’inspection du travail a sanctionné la société U. pour des manquements aux règles de sécurité.

69. Au cours de la procédure, d’autres éléments de preuve auraient été administrés et le requérant aurait été associé en permanence à l’enquête.

70. Le Gouvernement estime que les autorités internes ont agi avec une certaine diligence. En outre, il indique que le parquet a constaté que l’enquête n’avançait pas et a par conséquent pris des mesures pour sa finalisation rapide.

71. Le requérant réplique qu’il ne saurait être sanctionné pour l’exercice par la sœur de la victime du droit de demander le dépaysement de l’affaire pour cause de suspicion légitime, qui se serait avérée fondée. Il allègue qu’un des procureurs ayant conduit l’enquête a été partial, que son avocat n’a pas assisté à l’audition des témoins et que plusieurs demandes de preuves ont été rejetées.

2. Observations du tiers intervenant

72. La CES a été créée en 1973. Elle représente des travailleurs européens et compte plusieurs confédérations syndicales nationales ainsi que des fédérations syndicales européennes.

73. Le tiers intervenant considère que l’État défendeur a l’obligation d’adopter une législation pour assurer la sécurité et la santé des salariés qui tienne compte des dispositions pertinentes en la matière du droit international, et, en particulier, du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, de la Convention no 81 de l’OIT sur l’inspection du travail et de la Charte sociale européenne (révisée), précisant qu’il s’agit d’instruments internationaux que la Roumanie a ratifiés.

74. Renvoyant à l’arrêt Demir et Baykara c. Turquie [GC] (no 34503/97, § 85, CEDH 2008), il estime que l’effectivité d’une enquête ouverte à la suite d’un accident de travail doit se mesurer à l’aune du respect des règles pertinentes de droit international applicables dans les relations entre les salariés et leurs employeurs, telles qu’interprétées par le Comité des droits économiques, sociaux et culturels, la commission d’experts de l’OIT et le Comité européen des droits sociaux.

3. Appréciation de la Cour

75. La Cour rappelle que l’absence d’une responsabilité directe de l’État dans la mort d’une personne n’exclut pas l’application de l’article 2 de la Convention. En astreignant l’État à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction, l’article 2 § 1 de la Convention impose à celui-ci le devoir d’assurer le droit à la vie en mettant en place une législation pénale concrète et un mécanisme d’application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les atteintes contre la personne. Cette obligation requiert, par implication, qu’une enquête officielle effective soit menée lorsqu’il y a des raisons de croire qu’un individu a subi des blessures potentiellement mortelles dans des circonstances suspectes (Pereira Henriques c. Luxembourg, no 60255/00, § 56, 9 mai 2006).

76. La Cour rappelle qu’il s’agit d’une obligation de moyens, et non de résultat : les autorités doivent avoir pris les mesures qui leur étaient raisonnablement accessibles pour que les preuves concernant l’incident soient recueillies. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les responsabilités risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à cette norme. Une exigence de promptitude et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte (Voiculescu c. Roumanie, no 5325/03, §§ 30 et 31, 3 février 2009).

77. En l’espèce, la Cour constate que l’enquête a été entamée le jour de l’accident qui a provoqué le décès du fils du requérant. Elle a été clôturée sept ans et quatre mois après son ouverture par le jugement définitif du tribunal de première instance de Călăraşi qui a confirmé la fin des poursuites, en raison, d’une part, de la prescription des infractions concernant la sécurité au travail et, d’autre part, de l’absence d’éléments constitutifs de l’infraction d’homicide involontaire.

78. Tout en prenant note que des actes d’investigation ont été réalisés pendant cette période, la Cour relève que, dans la conduite de l’enquête ou la surveillance de son déroulement, le parquet a commis des erreurs de procédure qui ont retardé de manière significative l’examen au fond de la plainte du requérant (paragraphes 18, 25 et 32 ci-dessus).

79. La Cour note, de surcroît, que la procédure a été également ralentie en raison de l’incompétence matérielle des tribunaux et des parquets et du délai nécessaire à la résolution de ces conflits par des renvois successifs entre les juridictions et les parquets (paragraphes 28 et 35 ci-dessus).

80. Or des circonstances telles que celles de l’espèce, où il existait un risque que la prescription de la responsabilité pénale empêchât l’établissement des éventuelles responsabilités, auraient dû inciter les autorités internes à faire preuve d’une plus grande rigueur procédurale et de diligence dans l’enquête sur les causes de l’accident et dans la recherche d’éventuels responsables (voir Gina Ionescu, précité, § 41).

81. La Cour observe que, pour sa part, le requérant n’a pas abusé des recours mis à sa disposition. À cet égard, elle note que les demandes d’ajournement formulées par l’intéressé étaient motivées par le besoin de préparer la défense et qu’elles n’ont pas dépassé, au total, cinq mois et trois semaines (paragraphes 22, 25, 26 et 27 ci-dessus). Par ailleurs, la Cour relève que la Haute Cour de cassation et de justice a considéré que la demande de dépaysement formulée par la sœur de la victime était justifiée (paragraphe 24 ci-dessus). À l’instar du tribunal départemental de Călăraşi, la Cour estime qu’il ne saurait être reproché au requérant d’avoir attendu le 18 février 2008 pour contester le non-lieu du parquet dès lors que le procureur en chef a manqué à son obligation légale de communiquer sa décision à l’intéressé, laquelle obligation avait pour finalité de permettre à ce dernier de contester ladite décision devant le tribunal. Enfin, la Cour relève que le requérant a réagi à l’arrêt presque complet des investigations entre août 2010 et janvier 2012 en envoyant de nombreuses plaintes dénonçant la durée de l’enquête et que, en réponse, les autorités ont reconnu que la procédure avait été indûment retardée par les personnes chargées de l’enquête (paragraphe 32 ci-dessus).

82. Par conséquent, la Cour estime que les motifs des retards litigieux sont exclusivement imputables aux autorités et qu’ils ne peuvent pas justifier la durée excessive de l’enquête.

83. Concernant l’obligation à la charge des autorités de prendre toutes les mesures qui leur étaient raisonnablement accessibles pour procéder au recueil des preuves et pour permettre l’établissement des circonstances du décès, l’identification et la sanction des éventuels responsables, la Cour note que le premier expert désigné a déploré la destruction des objets qui auraient pu servir de preuves (paragraphe 16 ci-dessus). Par ailleurs, bien que le tribunal départemental de Călăraşi et le parquet près le tribunal de première instance de Constanţa aient estimé qu’une nouvelle expertise était nécessaire, le parquet n’a donné aucune suite au refus du laboratoire d’expertise criminelle de Bucarest d’effectuer cette expertise (paragraphe 30 ci-dessus).

84. La Cour estime que ces manquements ont affaibli la capacité de l’enquête à établir les éventuelles responsabilités dans le décès du fils du requérant, empêchant ainsi la clarification des zones d’ombre qui subsistaient à l’issue de l’enquête et qui concernaient les circonstances dans lesquelles la victime était décédée sur son lieu de travail en effectuant des tâches pour lesquelles elle n’était pas formée, ne disposait pas de matériel de sécurité et était de surcroît équipée d’outils défectueux.

85. Eu égard aux éléments qui précèdent, et en particulier à la durée de l’enquête et à ses conséquences, la Cour considère que les autorités nationales n’ont pas agi avec la diligence requise par l’article 2 de la Convention. En conséquence, elle conclut à la violation de cette disposition sous son volet procédural.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

86. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

87. Le requérant réclame 125 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’il dit avoir subi, constitué par les frais de funérailles de son fils et la perte des revenus de ce dernier. Il réclame également 200 000 EUR au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi.

88. Le Gouvernement exprime ses regrets pour le décès du fils du requérant. Se référant à la jurisprudence de la Cour en la matière, il considère cependant que les sommes réclamées sont excessives.

89. La Cour relève d’abord que la seule base à retenir pour l’octroi d’une satisfaction équitable réside en l’espèce dans la violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural. N’apercevant pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué, elle rejette la demande y afférente.

90. En revanche, la Cour estime que la violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural a causé au requérant un préjudice moral en le plaçant dans une situation de détresse et de frustration. Compte tenu des éléments dont elle dispose et des critères qui se dégagent de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 12 000 EUR pour dommage moral et l’accorde au requérant.

B. Frais et dépens

91. Le requérant demande également 2 252 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et pour ceux engagés devant la Cour.

92. Le Gouvernement indique que la somme réclamée n’est pas accompagnée des justificatifs nécessaires.

93. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, la Cour constate que les frais et dépens réclamés ont été engagés devant les juridictions internes et devant elle.

94. La Cour note que le requérant lui a envoyé des justificatifs après la réponse du Gouvernement au sujet de la satisfaction équitable. La copie de ces justificatifs a été communiquée au Gouvernement, qui n’a contesté ni l’authenticité de ces pièces ni le montant y figurant. Par conséquent, eu égard aux documents dont elle dispose et à sa jurisprudence, la Cour accorde au requérant la somme réclamée, à savoir 2 252 EUR.

C. Intérêts moratoires

95. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;

2. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural ;

3. Dit, par six voix contre une,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i. 12 000 EUR (douze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

ii. 2 252 EUR (deux mille deux cent cinquante-deux euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 juillet 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Marialena TsirliAndrás Sajó
GreffièrePrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Sajó.

A.S.
M.T.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE SAJÓ

(Traduction)

1. À mon avis, la question de la recevabilité dans cette affaire ne pouvait être tranchée qu’au stade du fond, et c’est pourquoi j’ai voté en faveur de la recevabilité. Après examen conjoint de la recevabilité et du fond, j’en viens à conclure à la non-violation de l’article 2 sous son volet procédural. Si l’on considère les faits avec le bénéfice du recul, on pourrait même estimer que l’affaire aurait pu être déclarée irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes. Quoiqu’il en soit, avec tout le respect que je leur dois, je me vois obligé de me dissocier de mes collègues de la majorité.

2. À la suite du décès tragique du fils du requérant en 2005, le parquet ouvrit immédiatement une enquête pénale et appela l’inspection départementale du travail compétente à mener une enquête adéquate. Celle‑ci conclut que l’accident était dû à l’utilisation inappropriée de la lampe. Elle relevait que la société U. n’avait pas assuré à la victime une formation sur la sécurité au travail et ne lui avait pas non plus fourni un équipement de protection adapté. Elle indiquait que les éléments dont elle disposait ne lui permettaient pas d’identifier les personnes responsables de la sécurité au travail sur le chantier. Cependant, elle infligea à la société une amende contraventionnelle pour les manquements susmentionnés aux règles de sécurité.

3. À ce stade, moins de trois mois après le décès du fils du requérant, il apparaissait clairement que le défunt était à l’origine de sa propre mort. Un expert confirma que la victime avait commis une erreur. Par la suite, très probablement parce qu’il ne s’agissait manifestement pas d’un cas d’homicide, l’enquête du procureur devint de moins en moins active. Sur l’insistance de la famille, elle fut rouverte à plusieurs reprises et se termina par un jugement définitif seulement en 2012. Le tribunal confirma la prescription de la responsabilité pénale relativement aux infractions à la législation sur la sécurité au travail et le non-lieu pour l’infraction d’homicide involontaire : le décès était dû à la propre négligence de la victime.

4. Indéniablement, pour un cas d’homicide ou même pour toute affaire de n’importe quel type, l’enquête a eu une durée excessive[1]. Mais s’agissait–il d’un homicide de nature à engager la responsabilité procédurale de l’État au titre de l’article 2 ? Aucun agent de l’État n’a été impliqué dans le décès, et ce n’est pas une affaire de meurtre. Est-ce une affaire de négligence sur le lieu de travail ayant conduit à une mort suspecte ? Après trois mois d’enquête il est devenu clair que, si l’employeur méconnaissait certaines règles de sécurité, c’était la conduite de la victime qui était à l’origine du décès. Si cette affaire a soulevé une question au regard de l’article 2, celle-ci a disparu très vite.

5. Il n’y a pas de défaut d’apparence d’arbitraire dans l’appréciation des faits à l’origine du décès par les autorités d’enquête. En outre, lorsqu’il s’agit de mettre en cause une négligence, une action civile ou disciplinaire, seule ou combinée avec un recours devant les juridictions pénales, peut être suffisante aux fins d’établir les responsabilités en cause (voir, par exemple, Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 51, CEDH 2002‑I §, et Vo c. France [GC], no 53924/00, § 90, CEDH 2004‑VIII).

6. En l’espèce, la Cour rappelle que si le requérant a utilisé une voie de recours, l’usage d’une autre voie dont le but est pratiquement le même n’est pas exigé (Jasinskis c. Lettonie, no 45744/08, § 50, 21 décembre 2010, et Binişan c. Roumanie, no 39438/05, § 56, 20 mai 2014) (paragraphe 57 de l’arrêt). Or, les arrêts précités ne viennent pas nécessairement appuyer l’argumentation. L’affaire Jasinskis met en jeu des agents des forces de l’ordre, et dans ce type d’affaire la responsabilité de l’État n’est pas la même que dans une affaire de négligence privée. Quant à l’affaire Binişan, on n’y trouve aucun élément de procédure pénale.

7. Il est vrai qu’un requérant a le droit de choisir parmi les recours internes et que, s’il a épuisé un recours apparemment effectif et suffisant, on ne saurait lui reprocher de ne pas avoir utilisé des voies de droit qui étaient à sa disposition mais qui, au demeurant, n’auraient pas présenté de meilleures chances de succès (voir, mutatis mutandis, l’arrêt A c. France du 23 novembre 1993, série A no 277–B, p. 48, § 32).

8. Mais c’est bien la question en l’espèce : le requérant a insisté sans relâche sur la nécessité d’un recours pénal, alors qu’il existait une autre voie qui avait probablement plus de chances d’aboutir, eu égard à la conclusion de l’inspection départementale du travail. En effet, la loi no 346/2002 a mis en place un régime d’assurance en cas d’accident du travail et prévoit, en cas de décès de l’assuré, la possibilité pour ses successeurs d’être indemnisés.

9. Bien sûr, il est compréhensible qu’un parent ait du mal à admettre que la perte incompréhensible de son enfant ait été causée par l’enfant lui-même. De manière bien compréhensible, le requérant désirait une vengeance ou des sanctions pénales. Cependant, je ne pense pas que les obligations positives procédurales de l’État aillent au-delà de la clarification des causes du décès. En l’absence de cause extérieure de décès, toute autre demande de justice, même si elle a trait au décès, relève de la vengeance privée et revient à poursuivre des tiers. Même si, au début de l’enquête, il existe certains doutes qui suffisent à déclencher des investigations, dès lors qu’il est clair que le décès n’est pas dû à des circonstances extérieures les obligations procédurales de l’État vont normalement cesser d’exister. La Convention ne garantit pas un droit, revendiqué par le requérant, à la « vengeance privée ». Ainsi, le droit de faire poursuivre ou condamner pénalement des tiers ne saurait être admis en soi : il doit impérativement aller de pair avec l’exercice par la victime de son droit d’intenter une action civile offerte par le droit interne (Perez c. France [GC], noo47287/99, § 70, CEDH 2004‑I).

10. Le requérant ne s’est jamais constitué partie civile dans la procédure pénale. Pour cette raison, la référence de la Cour à l’affaire Gina Ionescu c. Roumanie (no 15318/09, § 44, 11 décembre 2012) est erronée. La Cour a constaté dans cette affaire qu’eu égard au principe selon lequel le pénal tient le civil en l’état et à l’autorité de la chose jugée dont jouit le jugement pénal devant le tribunal civil, une action en responsabilité civile délictuelle à l’encontre de la société U. ou de ses employés n’avait pas en l’occurrence de réelle chance d’être examinée avant l’issue définitive de l’action pénale. La citation est incorrecte. Il manque la fin, cruciale, de la phrase, à savoir : « (...) une action civile à l’encontre de l’employeur n’offrait pas de chance réelle de succès avant l’issue définitive de l’action pénale avec constitution de partie civile. Ce dernier élément manque en l’espèce.

11. Rien n’empêchait le requérant de se constituer partie civile et de présenter une demande en vertu de la loi no 346/2002.

12. Du reste, le requérant lui-même l’admet dans ses observations (pp. 2-3), dans les termes suivants :

« Comme nous l’avons souligné à travers le texte de loi énoncée ci‑dessus (article 15), la constitution de partie civile se fait pendant la poursuite pénale ou devant le tribunal jusqu’à la lecture de l’acte de notification. Conformément à l’article 228 du code de procédure pénale, « l’organe de poursuite pénale informé dans l’une des manières visées à l’art. 221 dispose par résolution l’ouverture de la poursuite pénale, lorsque dans le contenu de l’acte introductif ou des actes antérieurs ne résulte pas des cas d’empêchement de mise en mouvement de l’action pénale en vertu de l’article 10 (alinéa 1) ».

13. En l’espèce, aucune procédure pénale n’a été engagée, il n’existe pas de poursuite pénale, l’affaire en étant restée à la phase préliminaire. Le requérant reconnaît qu’un recours civil était possible :

« Un nouveau procès en matière civile pourrait n’aboutir qu’à certains dédommagements, mais pour nous, ce qui est primordial c’est de rendre la justice morale et les coupables doivent vraiment être sanctionnés par la justice, cela ne pouvant se faire que dans la procédure pénale. »

Il admet également que lui-même et sa femme souhaitaient une condamnation pénale.

14. Je comprends parfaitement les sentiments de ces parents. Leurs sentiments ont dicté leur choix d’un recours pénal ; mais la Cour ne devrait pas suivre leur choix. Nous devrions insister pour que les victimes poursuivent les voies de recours appropriés à leur disposition et ne pas leur accorder un bonus pour avoir fait le mauvais choix. En l’espèce, les requérants, ainsi qu’ils l’admettent, souhaitaient la sanction de certaines personnes qu’ils tenaient pour responsables de ne pas avoir fourni les informations entre activités externes et internes, alors que les autorités étaient d’avis que, eu égard à la formation professionnelle du défunt, cet élément n’était pas pertinent pour déterminer la cause du décès.

15. Ainsi qu’il l’admet, le requérant avait à sa disposition la justice civile, et, s’il avait des doutes quant à l’utilisation de cette voie dans le cadre d’une affaire pénale pendante, il aurait certainement pu accepter les décisions de non-lieu prises par le procureur au début de la procédure et exercer un recours indépendant avec de bien meilleures chances de succès.

16. Cette affaire aurait dû être tranchée conformément à la jurisprudence Draganschi c. Roumanie (no 40890/04, décision du 18 mai 2010, §§ 29-32), qui portait sur une situation de fait similaire à celle de la présente espèce. Dans cette affaire, la Cour est parvenue aux conclusions suivantes :

30. Le fait que, dans certaines de ces affaires – comme en l’espèce –, un non-lieu avait été rendu par le parquet au motif que les faits pertinents n’engageaient pas la responsabilité pénale de l’employeur n’a pas empêché les juridictions civiles d’examiner les faits au fond ;

32. Au vu de ce qui précède, la Cour considère que les requérants ne sauraient reprocher aux autorités de n’avoir pas fourni un système judiciaire adéquat permettant d’éclaircir les circonstances du décès de M.D. et de sanctionner les responsables.

17. On ne devrait pas recevoir 12 000 euros pour s’être focalisé sur l’utilisation d’un recours qui était voué à l’échec depuis le départ, et la Cour ne devrait pas encourager les requérants à poursuivre des recours de nature pénale dans les affaires de mort par négligence, encore moins lorsque la victime est elle-même la cause du décès. Le fait d’insister ainsi sur l’ouverture d’investigations pénales dans des litiges de nature privée, sous couvert de l’obligation positive de l’État de protéger la vie, aura pour seul résultat une mauvaise utilisation de ressources limitées en matière d’enquêtes et de poursuites pénales. Au vu de la pratique émergente qui semble s’écarter de l’arrêt Calvelli et Ciglio c. Italie, j’estime qu’il est temps de reconfirmer les principes établis par la Grande Chambre.

* * *

[1] Cependant, étant donné que le requérant ne s’est pas constitué partie civile, il ne peut pas se prétendre victime d’une durée excessive de la procédure au regard de l’article 6 § 1.


Synthèse
Formation : Cour (quatriÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-164922
Date de la décision : 19/07/2016
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 2 - Droit à la vie (Article 2-1 - Enquête efficace) (Volet procédural)

Parties
Demandeurs : MIRCEA POP
Défendeurs : ROUMANIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : FÂCĂ D.-M.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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