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19/07/2016 | CEDH | N°001-164916

CEDH | CEDH, AFFAIRE DOROTA KANIA c. POLOGNE, 2016, 001-164916


QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE DOROTA KANIA c. POLOGNE

(Requête no 49132/11)

ARRÊT

STRASBOURG

19 juillet 2016

DÉFINITIF

28/11/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Dorota Kania c. Pologne,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composé de :

András Sajó, président,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Krzysztof Wojtyczek,
Egidijus Kūris,

Iulia Motoc,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Marko Bošnjak, juges,
et d’Andrea Tamietti, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre...

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE DOROTA KANIA c. POLOGNE

(Requête no 49132/11)

ARRÊT

STRASBOURG

19 juillet 2016

DÉFINITIF

28/11/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Dorota Kania c. Pologne,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composé de :

András Sajó, président,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Krzysztof Wojtyczek,
Egidijus Kūris,
Iulia Motoc,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Marko Bošnjak, juges,
et d’Andrea Tamietti, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 juin 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 49132/11) dirigée contre la République de Pologne et dont une ressortissante de cet État Mme Dorota Kania (« la requérante »), a saisi la Cour le 29 juillet 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante a été représentée par Me S. Hambura, avocat à Berlin. Le gouvernement polonais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme Justyna Chrzanowska, du ministère des Affaires étrangères.

3. La requérante allègue une violation de son droit à la liberté d’expression, garanti par l’article 10 de la Convention, en raison de sa condamnation pour calomnie après la publication d’un article dans un hebdomadaire national.

4. Le 27 août 2014, ce grief a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du Règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. La requérante est née en 1963 et réside à Varsovie. Elle est journaliste.

6. Le 17 juin 2007, avec un coauteur (R.P.), la requérante publia dans l’hebdomadaire national Wprost un article intitulé « La Marraine » (Matka chrzestna). La thèse principale de l’article était qu’à l’origine de la mafia polonaise se trouvait la police secrète communiste, qui l’avait créée et protégée à ses débuts dans les années 80. Ensuite, l’article indiquait que les agents de l’État devenus, après 1989, membres des services de police du régime démocratique avaient continué de protéger leurs anciens collègues engagés dans le crime organisé florissant. Un passage de l’article en question se lisait ainsi :

« Comment le Service de la sécurité de la République populaire de Pologne a créé la mafia en Pologne. Cette affaire démontre comment, dans les années 90, la mafia s’était bâtie en Pologne” a dit le ministre de la Justice Z.Z. au sujet du meurtre du général M.P. Les derniers faits établis par les enquêteurs dans cette affaire et les documents de l’Institut de la mémoire nationale démontrent que la criminalité organisée sous la Troisième République de Pologne est l’œuvre des agents de la sécurité (esbecy). La liquidation formelle des structures communistes du service de la sécurité (bezpieka) n’a pas signifié la fin du réseau déjà établi entre les fonctionnaires des services secrets et la clandestinité criminelle, mais aussi avec des personnes arrivées en politique sous la Troisième République, qui plus est en première ligne ».

7. Une des personnes à qui l’article faisait référence, le sieur R.B., déposa devant le tribunal de district de Varsovie un acte d’accusation privé pour diffamation, en vertu des articles 212 § 2 et 216 § 2 combinés du code pénal (CP).

8. Le 16 août 2010, le tribunal de district de Varsovie condamna la requérante pour calomnie à raison de deux propos contenus dans l’article contesté. Il jugea en effet que, contrairement aux allégations figurant dans l’acte d’accusation concernant l’article entier, seuls deux propos tenus par la requérante revêtaient un caractère mensonger. Le passage en question se lisait ainsi :

« Le témoin à décharge principal de E.M., accusé d’avoir commandité le meurtre de M.P. devant un tribunal américain, est aujourd’hui R.B. Cet ancien colonel de l’Agence de sécurité intérieure (Agencja Bezpieczeństwa Wewnętrznego), mis à la porte de son poste il y a un an et demi, et ancien directeur du bureau des investigations de l’Office de protection de l’État (Zarząd Śledczy Urzędu Ochrony Państwa), a rendu possible la fuite de E.M. de Pologne, ce qui lui a garanti l’impunité pendant plusieurs années ».

Le premier propos retenu à l’appui de cette condamnation était l’affirmation selon laquelle R.B. avait été renvoyé pour une cause déshonorable du service de l’Agence de sécurité intérieure (Agencja Bezpieczeństwa Wewnętrznego). Le tribunal a jugé que R.B. avait démissionné lui-même. Or, les termes utilisés par les auteurs suggéraient clairement et de façon mensongère que le renvoi avait pour cause une incompatibilité manifeste avec le service pour des motifs suspects. Le passage en question de l’arrêt se lisait ainsi :

« Les auteurs de l’article ont constaté que R.B. était « un ancien colonel de l’Agence de sécurité intérieure, mis à la porte (wyrzucony) de son poste il y a un an et demi ». Cette constatation s’avère être totalement fausse, étant donné que la partie civile, comme indiqué dans l’ordre no 1594 du 24 juillet 2005, a elle‑même demandé son licenciement auprès du chef de l’Agence de sécurité intérieure. Il ne fait aucun doute que le terme « mis à la porte » est diamétralement opposé au terme « licencié » et pour chaque lecteur cela signifie que cette personne a été, contre son gré, expulsée des rangs d’une structure ou institution. Il s’agit d’un terme clair et précis qui ne laisse pas de doutes d’interprétation en ce qui concerne la fin du parcours professionnel de la personne en question. Lorsque le lecteur apprend que ladite personne a été mise à la porte, il ne voit que deux explications possibles : ou bien cette personne a fait quelque chose qui l’a disqualifiée en tant que fonctionnaire de l’Agence de sécurité intérieure, à savoir elle a commis une faute disciplinaire, une infraction ou a fait preuve d’un comportement extrêmement immoral, ou bien elle a fait preuve d’un réel manque de compétences au point qu’il était impossible de lui trouver un autre poste ou mission au sein de l’Agence. Car c’est bien dans de telles circonstances que l’employeur « met à la porte » le salarié tel que le fonctionnaire public. Il ne pourrait pas s’agir de licenciement par le chef de l’Agence, par exemple pour des raisons de santé. Dans un polonais correct, on ne dirait jamais « mise à la porte » en parlant d’une déclaration unilatérale d’intention de l’employeur même si elle est faite contre la volonté du salarié. Le terme « mis à la porte » a une évidente connotation péjorative et se réfère aux mesures à caractère punitif et dénonciateur lorsque l’évaluation du salarié est si mauvaise que sa « mise à la porte » est la seule possibilité. C’est cette qualité d’être le sujet des actions répressives de l’employeur, sous forme de « mise à la porte » (le licenciement à caractère punitif) que les accusés ont attribuée à la partie civile, de manière contraire à la vérité. Selon le tribunal, il s’agit ici d’une calomnie. »

Le tribunal a, ensuite, examiné l’affirmation selon laquelle R.B. avait rendu possible la fuite de E.M., libéré après avoir dans un premier temps été arrêté pour soupçon de participation et incitation à conspiration envers l’ancien chef du Service de la police nationale, M.P. Cette manière de formuler la phrase donnait à croire que le départ de E.M. à l’étranger avait eu lieu dans des conditions illégales grâce à des mesures illégalement prises par R.B. à cette fin. Or, aux yeux du tribunal, ceci ne correspondait pas à la réalité, E.M. étant simplement parti après sa libération, qui n’était assortie d’aucune interdiction de quitter le pays. Le passage en question de l’arrêt se lisait ainsi :

« L’inexactitude de cette information (que l’accusateur avait rendu possible la fuite de E.M. de Pologne) est évidente car, à l’heure de la publication de l’article en question, il était de notoriété publique et était devenu l’objet d’autres articles et de débats publics que E.M., arrêté comme étant suspecté d’avoir un lien avec le meurtre du général M.P., a été libéré sans qu’aucune accusation n’eût été retenue contre lui à la suite d’une réunion de plusieurs procureurs de haut grade, dont le procureur national K.N., et a ensuite rapidement quitté la Pologne. Ces évènements ont été décrits en partie dans un autre article publié par les accusés plusieurs mois avant la publication de « La Marraine ».

E.M. a été libéré et son départ à l’étranger était tout à fait légal. On peut avoir différentes opinions sur l’opportunité de la décision de le libérer ; cela est néanmoins sans importance étant donné qu’au moment de son départ il n’existait aucune restriction le concernant et qu’il a pu franchir librement la frontière polonaise. Les accusés ont écrit que R.B. avait rendu possible la fuite de E.M. de Pologne. Cette formulation indiquait que E.M. n’avait pas pu partir tout seul et que quelqu’un avait dû rendre possible son départ, en surmontant ou contournant certains obstacles. Même en supposant que l’utilisation du mot « fuite » est une exagération rédactionnelle et signifie, en fait, un départ libre et légal à l’étranger par crainte d’une inculpation ou d’une arrestation, l’utilisation du terme « a rendu possible la fuite » démontre qu’il s’agit d’un départ qui normalement n’aurait pas été possible et que R.B. avait créé cette possibilité. Or tel n’était pas le cas. Il ressort du témoignage de M. que E.M. n’a pas été soumis à des restrictions de sa liberté individuelle et que non seulement il n’était pas nécessaire de faciliter son départ, mais il n’existait aucun moyen juridique permettant de l’empêcher. Dans cette situation, l’affirmation selon laquelle R.B. avait facilité le départ suggérait que ce dernier était impossible à réaliser sans l’aide de R.B., et elle créait chez le lecteur l’impression que ce dernier avait permis de surmonter certains obstacles juridiques ou physiques pouvant empêcher le départ de E.M. et que, par conséquent, il avait placé l’intérêt de E.M. au‑dessus des valeurs qu’il devait promouvoir dans le cadre de ses fonctions et en dehors de celles-ci. Il est évident que cette supposition aurait pu dégrader l’image de R.B. aux yeux du public, en mettant en cause sa loyauté envers l’État et l’institution qui était son employeur. »

Le tribunal de district distingua entre déclarations factuelles et jugements de valeur en se référant à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et estima qu’il ne s’agissait pas d’allégations de faits mais de jugements de valeur lors de la description de la manière dont l’ancienne police communiste avait prétendument créé les soubassements du crime organisé en Pologne.

Le tribunal de district retint également que le contenu général de l’article, notamment la description de la manière dont l’ancienne police communiste avait prétendument créé les soubassements du crime organisé en Pologne dans les années 90, n’avait aucune incidence ni sur la réputation du plaignant ni sur la responsabilité pénale de la requérante.

Le tribunal de district condamna ainsi la requérante au paiement d’une amende de 14 000 zlotys polonais (PLN - 3 500 euros (EUR)) et d’une somme à verser à des œuvres caritatives de 10 000 PLN (2 500 EUR), l’équivalent de trois mois de son salaire, qu’il a considérées comme proportionnées à la gravité de l’injure commise et adéquatement dissuasives afin que la requérante ne commette pas autres délits du même genre. La requérante se vit également contrainte de rembourser au plaignant la moitié des frais de procédure de première instance[1].

La requérante interjeta appel.

9. Le 1er février 2011, le tribunal régional de Varsovie accueillit l’appel et modifia le jugement attaqué, en réduisant le montant de l’amende de 14 000 PLN à 7 000 PLN et le montant de la somme à payer à des œuvres caritatives de 10 000 PLN à 5 000 PLN.

Dans ses motifs, le tribunal régional estima que la peine imposée à la requérante par le tribunal de première instance était manifestement disproportionnée, en observant que le salaire mensuel de la requérante était approximativement de 8 000 PLN alors qu’elle avait trois enfants à sa charge et un prêt au logement à rembourser; or, indiqua-t-il, la sévérité de l’amende devait être déterminée à la lumière de la situation de l’accusée vue dans son ensemble, en ayant notamment égard à ses revenus, à ses obligations familiales et à son pouvoir d’achat.

Ensuite, le tribunal examina les dires de la requérante et de son coaccusé selon lesquels ni lui ni elle n’avaient connaissance des modifications apportées à leur texte original soumis à l’éditeur, modifications dont étaient selon eux précisément issus les éléments retenus à l’appui de leur condamnation par le tribunal de première instance. Le tribunal ne les a pas jugés crédibles, d’autant plus qu’ils n’avaient introduit cette affirmation qu’au stade de l’appel (article 452 § 2 du code de procédure pénale). Pour le reste, les juges d’appel partagèrent entièrement les conclusions de fait et de droit du tribunal de première instance.

10. L’amende et la somme à verser à des œuvres caritatives furent prises en charge par une fondation, la Fundacja Niezależne Media, qui procéda à leur paiement directement sur les comptes indiqués par la requérante.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

Les dispositions du code pénal concernant la calomnie (zniesławienie)

11. Selon l’article 212 § 1 du CP, quiconque impute à autrui (...) un comportement ou des qualités susceptibles de le rabaisser aux yeux de l’opinion publique ou de mettre en péril la confiance nécessaire à l’exercice de sa fonction, de sa profession ou d’une activité donnée, est passible d’une peine d’amende ou d’une mesure restrictive de liberté.

12. Selon l’article 212 § 2 du CP, lorsque l’infraction ainsi définie est commise par des moyens de communication de masse, son auteur est passible d’une amende, d’une mesure restrictive de liberté ou d’une peine d’emprisonnement pour une durée d’un an au maximum.

Dans un arrêt du 30 octobre 2006 (affaire P 10/06), la Cour constitutionnelle, statuant sur une question préjudicielle du tribunal de district de Gdansk, a déclaré l’article 212 §§ 1 et 2 du code pénal conforme à l’article 14 et à l’article 54 alinéa 1 pris en combinaison avec l’article 31 alinéa 3 de la Constitution, considérant :

– que les libertés et les droits définissant la dignité de l’homme, y compris la protection de sa réputation et de sa vie privée, méritent de jouir de la priorité par rapport à la liberté d’expression, fût-ce au prix d’une restriction de cette dernière ;

– qu’il n’y avait aucune raison de supposer que la protection des droits de la personne à travers le seul droit civil serait aussi efficace que le droit pénal ;

– que, partant, le recours au droit pénal pour assurer la protection des droits de la personne n’était pas contraire aux dispositions pertinentes de la Constitution.

13. Selon l’article 216 § 1 du CP, quiconque diffame une tierce personne en sa présence, ou même en son absence mais publiquement ou avec l’intention que l’injure lui soit communiquée, est passible d’une peine d’amende ou d’une mesure restrictive de liberté.

14. Selon l’article 216 § 2 du CP, lorsque l’infraction ainsi définie est commise par des moyens de communication de masse, son auteur est passible d’une amende, d’une mesure restrictive de liberté ou d’une peine d’emprisonnement pour une durée d’un an au maximum.

EN DROIT

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

15. La requérante se plaint que sa condamnation a violé son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention. La disposition concernée est ainsi libellée :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A. Sur la recevabilité

16. La Cour constate que le présent grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

17. Le Gouvernement admet que la condamnation litigieuse a constitué une ingérence dans le droit de la requérante à la liberté d’expression. Toutefois, il expose qu’il s’agit d’une ingérence prévue par la loi, en l’occurrence par l’article 212 § 2 du CP, et poursuivant un but légitime, à savoir la protection de la réputation d’autrui – en l’occurrence, celle de R.B.

18. Pour ce qui est de la nécessité de cette ingérence, le Gouvernement fait remarquer tout d’abord :

– que les limites de la critique autorisée à l’égard des particuliers sont plus réduites qu’à l’égard des personnalités publiques ;

– qu’à la date de la publication incriminée, R.B. n’était plus agent ni du bureau des investigations de l’Office de protection de l’État ni de l’Agence de sécurité intérieure, et cela depuis plusieurs années ;

– que, dès lors, les propos litigieux ne peuvent être regardés comme une critique formulée à l’égard d’un fonctionnaire en exercice : il s’agit purement et simplement de graves propos diffamatoires mettant en cause un particulier.

19. Le Gouvernement insiste sur le manque de diligence professionnelle qui a été reproché à la requérante. Il expose :

– que les juridictions internes ont établi qu’elle pouvait facilement connaître l’affaire à un degré lui permettant de faire la distinction entre les informations véridiques et celles qui ne l’étaient pas ;

– qu’en publiant, sans observer la diligence professionnelle requise, des propos non avérés au sujet du plaignant, la requérante a fait la preuve de sa mauvaise foi et de son mépris à l’égard des règles d’éthique journalistique;

– que les propos de cette nature ne contribuent pas à l’intérêt général et ne méritent pas d’être protégés.

20. Récusant les arguments du Gouvernement, la requérante soutient que sa condamnation ne répondait pas à un besoin impérieux dans une société démocratique.

21. Elle estime que cette condamnation ne peut être regardée comme nécessaire à la protection d’un ancien fonctionnaire, appréhendé à tort comme un simple particulier. Il est selon elle évident que ses propos visaient le plaignant en tant que fonctionnaire et personnalité publique.

22. La requérante soutient notamment:

– que c’est à tort que les tribunaux ont appréhendé comme une affirmation de nature « factuelle » son constat selon lequel le plaignant avait été renvoyé : selon elle, son propos constituait un jugement de valeurs;

– que le plaignant n’avait pas présenté de preuves pour démontrer que son renvoi avait une autre cause qu’une conduite déshonorable de sa part ;

– que le fait que le plaignant avait cessé de servir à l’Agence de sécurité intérieure devait être considéré comme mettant en doute son intégrité, surtout à la lumière des autres faits présentés dans l’article ;

– qu’il y avait plusieurs autres anciens agents, appartenant au même service que le requérant, impliqués dans le développement du crime organisé en Pologne dans les années 1990 ;

– que le plaignant connaissait E.M. et a témoigné dans la procédure d’extradition de celui-ci aux États-Unis;

– que son article constituait une contribution au débat public, compte tenu de l’importance des problèmes visés.

23. Pour ce qui est du respect des règles d’éthique journalistique, la requérante rétorque que sa publication était appuyée par les éléments qu’elle avait réunis à l’époque dans les limites de la loi et des principes applicables à sa profession. On ne saurait, à ses yeux, lui reprocher de ne pas s’être exprimée avec une précision égale à celle exigée des auteurs de rapports ou comptes-rendus officiels car, en ce qui concerne les journalistes, il est suffisant qu’ils présentent à l’appui de leurs déclarations une base factuelle « défendable ».

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

24. Les principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice de la liberté d’expression, maintes fois réaffirmés par la Cour depuis l’arrêt Handyside c. Royaume-Uni (7 décembre 1976, série A no 24), ont été résumés dans l’arrêt Stoll c. Suisse ([GC], no [69698/01](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2269698/01%22%5D%7D), § 101, CEDH 2007-V) et rappelés plus récemment dans les arrêts Morice c. France ([GC], no 29369/10, § 124, 23 avril 2015), Pentikäinen c. Finlande ([GC], no 11882/10, § 87, CEDH 2015) et Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, 29 mars 2016) :

« i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...)

ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les états contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’état défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) »

25. De plus, la Cour insiste tout au long de sa jurisprudence sur le rôle fondamental que joue la liberté de la presse dans le bon fonctionnement d’une société démocratique. Même si la presse ne doit pas franchir les bornes fixées en vue, notamment, de protéger « la réputation ou les droits d’autrui » et d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles, il lui incombe néanmoins de communiquer des informations et des idées sur des questions d’intérêt public (voir Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 31, Série A no 298, et De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 37, Recueil des arrêts et décisions 1997-I). Néanmoins, l’article 10 de la Convention ne garantit pas une liberté d’expression entièrement illimitée même à l’égard de la couverture par la presse des questions présentant un intérêt général. Le paragraphe 2 de cette disposition, par essence, laisse aux journalistes le soin de décider s’il est nécessaire ou non de reproduire la source de leurs informations pour en asseoir la crédibilité. Il protège le droit des journalistes de communiquer des informations sur des questions d’intérêt général dès lors qu’ils s’expriment de bonne foi, sur la base de faits exacts et fournissent des informations « fiables et précises » dans le respect de l’éthique journalistique (voir, par exemple : Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 54, CEDH 1999‑I ; Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 78, CEDH 2004-XI ; Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 67, CEDH 2007‑IV). La Cour rappelle également que la protection que l’article 10 offre aux journalistes est subordonnée à la condition qu’ils agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect des principes d’un journalisme responsable. Cette dernière notion ne couvre pas uniquement le contenu des informations qui sont recueillies et/ou diffusées par des moyens journalistiques mais englobe aussi la licéité du comportement des journalistes (voir Pentikäinen, précité, § 90).

26. Le critère de la « nécessité dans une société démocratique » consiste pour la Cour à déterminer si, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, l’ingérence litigieuse était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (voir, parmi beaucoup d’autres, Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), 26 avril 1979, § 62, Série A no 30 ; et Skałka c. Pologne, no 43425/98, § 35, 27 mai 2003). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Hertel c. Suisse, 25 août 1998, § 46, Recueil 1998-VI, Pedersen et Baadsgaard, précité, §§ 68-71, Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 87, CEDH 2005-II, et Mamère c. France no 12697/03, § 19, CEDH 2006-XIII). La Cour doit considérer l’ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur de la déclaration litigieuse, le contexte dans lequel elle a été formulée et la situation particulière des personnes en cause (Feldek c. Slovaquie, no 29032/95, § 77, CEDH 2001‑VIII).

27. Il ressort en effet de la jurisprudence que, si tout individu qui s’engage dans un débat public d’intérêt général – telle la requérante en l’espèce – est tenu de ne pas dépasser certaines limites quant au respect – notamment – de la réputation et des droits d’autrui, il lui est permis de recourir à une certaine dose d’exagération, voire de provocation (Mamère, précité, § 25), c’est-à-dire d’être quelque peu immodéré dans ses propos.

28. La Cour estime, cependant, qu’il y a une différence entre exagération, provocation ou déclaration brutale, d’une part, et déformation délibérée des faits dont le journaliste avait connaissance au moment de la publication (Kania et Kittel c. Pologne, no 35105/04, § 47, 21 juin 2011).

29. Par ailleurs, la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (Di Giovanni c. Italie, no 51160/06, § 73, 9 juillet 2013, Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 37, CEDH 1999‑IV, Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 69, CEDH 2001-I, Skałka c. Pologne, no 43425/98, §§ 41-42, 27 mai 2003, Lešník c. Slovaquie, no 35640/97, §§ 63-64, CEDH 2003-IV, Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 39, CEDH 2003-V).

b) Application de ces principes en l’espèce

30. La Cour observe que la requérante a été condamnée pénalement en raison de la teneur de certaines affirmations faites par elle dans un article paru dans la presse nationale.

31. Il n’est pas disputé entre les parties que la condamnation de la requérante pour calomnie constituait une ingérence d’une autorité publique dans son droit à la liberté d’expression, que cette ingérence était prévue par la loi et qu’elle poursuivait un but légitime, à savoir la protection de la réputation ou des droits d’autrui. Il reste à déterminer si cette ingérence était « nécessaire », dans une société démocratique, pour atteindre le but légitime poursuivi.

32. La Cour note tout d’abord que les juridictions internes ont estimé que la seule partie du texte sujette à critique était celle dans laquelle la requérante déclarait que R.B. avait été « renvoyé de son poste » un an et demi plus tôt et qu’il « avait, en tant qu’ancien directeur du bureau des investigations de l’Office de protection de l’État, offert à E.M. la possibilité de quitter la Pologne, ce qui lui avait garanti l’impunité pendant plusieurs années ».

33. Plus particulièrement, après avoir rappelé que la liberté d’expression constituait un principe fondateur des sociétés démocratiques, les tribunaux ont opéré une distinction entre les énoncés revêtant la nature d’un constat de fait et ceux revêtant celle d’une opinion ; après quoi, ils ont expliqué en détail pourquoi les deux propos susmentionnés devaient être considérés comme calomnieux – à savoir, essentiellement, parce qu’ils étaient mensongers, la requérante étant restée en défaut d’en démontrer la véracité.

34. Force est ainsi de constater que les tribunaux étaient conscients de la jurisprudence de la Cour et ont pris soin de s’y référer dans les jugements rendus dans l’affaire de la requérante (a contrario, voir Sokołowski c. Pologne, no 75955/01, § 46, 29 mars 2005 ; Zakharov v. Russie, no 14881/03, §§ 29 et 30, 5 octobre 2006 ; et Karman c. Russie, no 29372/02, § 42 et 43, 14 décembre 2006). La Cour constate en outre que les tribunaux ont examiné le texte de l’article du point de vue des enseignements que les lecteurs allaient en tirer dans les circonstances de l’espèce. Dès lors, vu l’analyse précise et mesurée de la publication litigieuse par les juridictions nationales, la Cour estime que les motifs avancés par celles-ci pour justifier la condamnation de la requérante étaient pertinents et suffisants (Boldea c. Roumanie, no 19997/02, §§ 53‑54, 15 février 2007). Dans les circonstances particulières de la présente affaire, la Cour ne voit aucune raison pour s’écarter des conclusions auxquelles sont parvenues les juridictions internes.

35. Quant à la proportionnalité de l’ingérence, la Cour note que la requérante a été déclarée coupable d’un délit et condamnée au paiement d’une amende pénale, ce qui, en soi, confère aux mesures prises à son encontre un degré élevé de gravité. Toutefois, vu la marge d’appréciation que l’article 10 de la Convention laisse aux États contractants, il ne saurait être considéré qu’une réponse pénale à des faits de diffamation est, de par sa nature même, disproportionnée au but poursuivi (Lindon, Otchakovsky‑Laurens et July [GC], précité, § 59, Radio France et autres c. France, no 53984/00, § 40, CEDH 2004-II, Ruokanen et autres c. Finlande, no 45130/06, § 51, 6 avril 2010).

36. Pour ce qui est du quantum de la peine, même si sa fixation relève en principe de l’appréciation des tribunaux internes, il convient de rappeler les critères de référence que la Cour a dégagés en matière de proportionnalité. Ces critères sont notamment le degré de culpabilité, la gravité du délit commis, et le caractère éventuellement répétitif des délits considérés (Skałka, précité, § 41).

37. En l’occurrence, la Cour observe que des circonstances atténuantes ont été reconnues à la requérante par les juges de deuxième instance (paragraphe 9 ci-dessus). En effet, la juridiction d’appel a longuement examiné la question de la proportionnalité de la peine et a réduit celle-ci eu égard aux circonstances de l’espèce, en tenant notamment compte de la situation financière de la requérante et de la gravité du préjudice occasionné à R.B. par la publication litigieuse.

En conséquence, aussi bien le montant de l’amende que la somme à payer à des œuvres caritatives ont été réduits de moitié (en étant ramenés de 14 000 PLN à 7 000 PLN, et de 10 000 PLN à 5 000 PLN respectivement).

La Cour note également qu’aucune peine accessoire n’a été imposée à la requérante, comme l’interdiction d’exercer la profession de journaliste (voir, a contrario, Cumpǎnǎ et Mazǎre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 117, CEDH 2009-XI).

De surcroît, la Cour rappelle que la requérante n’a pas réglé elle-même l’amende et la somme à payer à des œuvres caritatives, mais qu’elles ont été prises en charge par une fondation. En aucune manière le montant de ces sommes ne peut donc être considéré comme excessif pour la requérante.

38. Vu les circonstances, la Cour ne juge pas ces sanctions excessives ou de nature à emporter un effet dissuasif pour l’exercice de la liberté d’expression.

39. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que la condamnation de la requérante et la peine qui lui a été infligée n’étaient pas disproportionnées par rapport au but légitime poursuivi. Elle considère que les autorités nationales pouvaient donc raisonnablement tenir cette ingérence dans l’exercice par la requérante de son droit à la liberté d’expression pour nécessaire dans une société démocratique afin de protéger la réputation et les droits d’autrui.

40. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant au grief tiré de l’article 10 de la Convention ;

2. Dit, par six voix contre une, qu’il y n’a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 juillet 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Andrea TamiettiAndrás Sajó
Greffier adjointPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Sajó.

A.S.
A.N.T.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE SAJÓ

(Traduction)

1. La présente affaire concerne une journaliste (la requérante) qui rédigea en 2007 un article sur les relations entre la défunte (et non regrettée) police secrète communiste et le crime organisé. Dans l’article, elle donnait l’exemple de la relation entre E.M., accusé au moment des faits d’avoir commandité le meurtre du chef de la police polonaise en 1998 et R.B., un ancien agent, qui continua de travailler avec les services de sécurité après la chute du communisme. La journaliste utilisa l’expression « wyrzucony » concernant l’ancien agent communiste R.B. pour décrire le licenciement de celui-ci, survenu à une date ultérieure à la libération de E.M. et au départ de ce dernier à l’étranger en 2002. Par un acte d’accusation privé, R.B. accusa de calomnie la journaliste, qui fut jugée et condamnée pour cette infraction.

2. L’expression ci-dessus est traduite dans l’arrêt par « mise à la porte ». Toutefois, dans les observations du Gouvernement, elle est traduite par le terme « renvoi » (« termination » dans la version anglaise), et la Cour n’a pas de raison de substituer sa propre traduction à celle-ci, sauf si elle a des raisons spécifiques de le faire.

3. Le tribunal national, relevant que l’ancien agent avait démissionné, a estimé que cette allégation relative à son renvoi était factuellement erronée et offensante. Cela ne peut être contesté. De plus, l’expression utilisée, telle qu’interprétée par la juridiction nationale, apparemment en raison de son ambiguïté, et en rapport avec l’implication alléguée de R.B. dans la libération de E.M. (qualifiée de « fuite », de nouveau incorrectement sur le plan factuel, selon la juridiction interne) impliquait soit que l’agent s’était rendu coupable de quelque chose d’illégal ou d’immoral, soit qu’il avait fait preuve d’incompétence. Par ailleurs, la requérante s’est rendue coupable de calomnie car il n’est pas vrai que l’ancien agent ait rendu possible la « fuite » de E.M. La juridiction interne jugea ce terme calomnieux pour les raisons suivantes : a) la libération avait été décidée par un procureur après une réunion avec plusieurs autres procureurs, et non pas par R.B.; et b) E.M. avait toute liberté de quitter la Pologne (ce qu’il fit immédiatement – d’une manière que je pourrais sans difficulté qualifier de « hâtive »).

4. Ces constatations ont suffi à la Cour pour conclure que la protection de la réputation de l’ancien agent des services secrets communistes avait subi un préjudice tel que la condamnation de la journaliste n’emportait pas violation de la liberté de la presse protégée par l’article 10.

5. Je suis au regret d’avoir un autre avis et donc d’être dissident sur cette question, eu égard aussi bien aux faits de la cause qu’à l’approche générale prise dans cette affaire.

I. Faits de l’affaire

6. Quelques faits additionnels doivent tout d’abord être mentionnés ; ces faits ont été ignorés dans les décisions internes, et la Cour n’a pas semblé s’en soucier ou en avoir connaissance.

7. La libération et le départ soudain de E.M. ont fait l’objet d’un débat public et l’implication de R.B. dans cette libération avait déjà été évoquée auparavant. Il n’est pas contesté que R.B., en sa qualité de directeur du bureau des investigations, a bien joué un rôle important dans l’enquête concernant le meurtre du chef de la police. L’article en question renvoyait à des questions déjà révélées et débattues en public (sur les contacts entre R.B. et E.M., prétendument un agent des services secrets communistes, et le rôle allégué de R.B. dans la libération, voir, par exemple, l’article intitulé « Specpułkownik » dans le Newsweek Polska, 4/9/2005 ([http://polska.newsweek.pl/specpulkownik,16126,1,1.html](http://polska.newsweek.pl/specpulkownik,16126,1,1.html)). Le fait que l’article litigieux de 2007 reproduisait de telles informations publiques revêt une certaine pertinence, eu égard à la jurisprudence (Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, CEDH 2001‑III). Au moment de la publication de l’article, E.M. se trouvait aux États-Unis, en détention fédérale et en attente d’être extradé : en effet, les autorités de poursuite polonaises, contrairement à ce qui semblait être leur position à la libération de E.M. des prisons polonaises sans autre mesure de précaution, ont continué les poursuites, et ont même accusé l’intéressé de meurtre.

8. Quelques critères incontestés dégagés dans la jurisprudence de la Cour sont pertinents en l’espèce :

– un article doit être considéré globalement ;

– même des opinions qui heurtent ou choquent sont protégées en raison de l’intérêt général, pour le bien de la liberté journalistique qui est nécessaire à la démocratie ;

– pour déterminer si un jugement de valeur peut se révéler excessif et également pour déterminer dans quelle mesure il constitue une attaque gratuite, il convient d’examiner la base factuelle suffisante de la déclaration (information) (De Haes et Gijsels c. Belgique, arrêt du 24 février 1997, Recueil 1997-I, p. 236, § 47, et Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, § 43, CEDH 2001‑II).

9. La juridiction interne a exprimé l’avis que l’expression « wyrzucony » était déshonorante. Cependant, la désignation de la fin de la relation de travail par le terme « renvoi » ou par d’autres mots durs reste une question d’opinion. Or l’opinion du tribunal national concerne des faits non contestés : il avait été mis fin aux fonctions du requérant, et le fait qu’il ait formellement quitté ses fonctions à sa propre demande ne signifie pas grand-chose, puisqu’il s’agit d’une formule standard dans les services qui n’ont pas intérêt à faire connaître les raisons de mettre un terme à une relation de travail. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes, mais il lui incombe de vérifier sous l’angle de l’article 10, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Vogt c. Allemagne, arrêt du 26 septembre 1995, série A no 323, pp. 25-26, § 52, et Jerusalem, précité, § 33, avec d’autres références).

10. Lorsqu’il s’agit d’une publication de presse relative à une question d’intérêt général, une opinion offensante relative à des faits véridiques ne saurait passer pour une attaque gratuite. Parler de « renvoi » (ou même de « mise à la porte ») n’est pas particulièrement offensant. L’offense gratuite n’a pas été démontrée ; après tout, le fait qu’un ancien agent des services secrets communistes mette fin à sa relation de travail alors qu’il se trouve au milieu d’un scandale majeur dans lequel il a joué un rôle peut donner lieu à des appréciations différentes. Bien sûr, ce n’est pas un problème pour la juridiction interne, qui nie la base factuelle de l’opinion. Or, pareille négation est, au mieux, arbitraire. De même, qualifier de « fuite » le départ soudain de E.M. en Amérique après la libération constitue clairement une opinion sur la circonstance que l’intéressé a quitté le pays quelques heures après la libération, et ce n’est pas une opinion infondée.

11. Le traitement des faits est arbitraire également en ce qui concerne la troisième affirmation de la juridiction interne. Après tout, le chef de l’autorité d’enquête joue bien un rôle dans la préparation des éléments qui servent de base à la décision du procureur de mettre fin à une arrestation avant la mise en accusation. La journaliste n’a jamais prétendu que c’était R.B. qui avait libéré E.M. mais a déclaré qu’il avait facilité le départ soudain de celui-ci, départ qu’elle a qualifié de fuite. Or, eu égard au fait que les investigations se sont poursuivies, appeler ce départ soudain une « fuite » ne saurait passer pour une attaque gratuite, ni pour être sans rapport avec les faits véridiques (non pas que la véracité des faits soit une condition nécessaire s’agissant d’opinions offensantes – Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, CEDH 1999‑III).

12. La requérante, qui s’est spécialisée dans les enquêtes sur les liens entre la mafia et les services secrets, affirmait avoir des éléments démontrant la relation entre le requérant et E.M. Cette affirmation n’a même pas été examinée par les juridictions internes, ni, par conséquent, dans le présent arrêt, alors même que la requérante a clairement dit qu’elle disposait d’une base factuelle suffisante pour se former une opinion sur l’implication de R.B. dans la « fuite » de E.M. L’article évoquait la relation de E.M. avec les services secrets, et avec R.B. en particulier. La journaliste soutenait que E.M. jouissait d’une protection en tant qu’agent. La juridiction interne a refusé d’examiner la question des relations de E.M. avec les services secrets et R.B., déclarant qu’un tel examen était inutile, excluant ainsi toute possibilité d’examiner et de prouver la base factuelle de cette affirmation. La conclusion selon laquelle il n’y a pas lieu de prouver les faits et « les deux propos susmentionnés devaient être considérés comme calomnieux – à savoir, essentiellement, parce qu’ils étaient mensongers, la requérante étant restée en défaut d’en démontrer la véracité » (paragraphe 33 de l’arrêt) va à l’encontre du principe fondamental voulant qu’il existe une possibilité de prouver ses allégations afin d’apprécier les opinions pertinentes. Ce n’est pas par hasard si la Cour a jugé l’exclusion de preuves factuelles si préoccupante dans l’affaire Castells c. Espagne (arrêt du 23 avril 1992, série A, no 236). Dans cette affaire-là, comme dans l’affaire Jerusalem c. Autriche (no 26958/95, ECHR 2001‑II), elle a adopté une position de principe contre une pratique qui permettrait aux juridictions nationales de qualifier les faits comme elles le souhaitent. On aboutirait à des abus si, pour écarter la preuve de faits, les autorités nationales étaient libres de qualifier une déclaration de jugement de valeur ou de déclaration de fait. Une telle pratique compromettrait les possibilités procédurales de l’auteur des propos.

13. En l’espèce, la juridiction interne n’a retenu que deux éléments, à savoir que ce n’était pas R.B. qui avait pris la décision formelle de libération, et que E.M. avait quitté la Pologne en toute légalité. Toutefois, l’article portait essentiellement sur la relation spéciale entre l’agent R.B. et E.M., ainsi que sur l’impact de cette relation sur la « fuite ». En ignorant les circonstances factuelles, la juridiction interne a dénaturé la signification de l’allégation d’aide à la libération ayant entraîné la « fuite » : de plus, la juridiction interne n’a pas pris en compte le fait que les autorités de poursuite avaient bien demandé ensuite l’extradition et que cette libération avait déjà suscité un scandale public.

14. Les juridictions internes et, de façon surprenante, la Cour, n’ont pas accordé l’importance qu’il fallait à la question de l’intérêt général, même si la juridiction interne a admis que les affirmations sur les contacts entre le crime organisé et les officiers des anciens services secrets internes étaient acceptables au regard de l’article 10. Cependant, elle a failli à analyser les déclarations et à tirer des conclusions dans ce contexte plus large. Or, la jurisprudence de la Cour pose clairement l’exigence suivante : « La Cour doit considérer l’ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur de la déclaration litigieuse, le contexte dans lequel elle a été formulée et la situation particulière des personnes en cause (voir, parmi beaucoup d’autres, Feldek c. Slovaquie, no 29032/95, § 77, CEDH 2001‑VIII). » Cette considération a été mentionnée comme un principe pertinent en l’espèce (paragraphe 26 de l’arrêt) mais je ne vois pas trace de son utilisation.

II. Remarques générales

15. Le constat de non-violation dans l’arrêt n’est que la conséquence logique d’un tournant malheureux dans notre jurisprudence qui semble s’éloigner d’une protection auparavant solide de la liberté d’expression.

16. Outre l’interprétation erronée des faits au niveau interne, le constat de non-violation est la conséquence de l’application de deux principes récemment réinterprétés. Premièrement, lorsqu’il s’agit d’un conflit entre la liberté d’expression et le droit d’une personne au respect de sa réputation (qui est compris comme un droit tiré de l’article 8), l’analyse de proportionnalité consiste à rechercher si les intérêts en présence ont été correctement mis en balance, avec un contrôle limité de la Cour. Deuxièmement, les activités journalistiques sont une question de devoirs et de responsabilité. Comme s’il s’agissait d’une profession étroitement réglementée !

17. Quant à la mise en balance, les travaux préparatoires à la Convention indiquent clairement que les Parties contractantes ont intentionnellement exclu la réputation de la protection de l’article 8 (voir [http://www.echr.coe.int/LibraryDocs/Travaux/ECHRTravaux-ART8-DH(56)12-EN1674980.pdf](http://www.echr.coe.int/LibraryDocs/Travaux/ECHRTravaux-ART8-DH.56.12-EN1674980.pdf) p. 3). Néanmoins, pour la Cour, c’est devenu une question de vie privée.

18. Lorsqu’elle a pris la fatale décision de s’affranchir du texte de la Convention, pour la première fois dans l’affaire Pfeifer c. Autriche (no 12556/03, 15 novembre 2007), la Cour a abaissé le niveau de protection de la liberté d’expression. À ce jour, quelques affaires incluent dans le droit à la vie privée le droit à la réputation. C’est l’extension d’une jurisprudence qui portait sur les « droits de la personnalité », comme le droit à l’image et le droit à la confidentialité des informations personnelles. Plus important, le droit à la réputation seul a été utilisé pour contrebalancer la liberté d’expression. (La mise en balance est en elle-même tentante et nous tendons à oublier que ce qui est utilisé comme contre-pouvoir est en réalité une entrave). La mise sur un pied d’égalité de la réputation s’est faite au mépris de la Convention, qui autorise clairement les restrictions aux droits tirés de l’article 10 aux fins de la protection de la réputation d’autrui, mais seulement à titre d’exception qui a toujours été comprise et interprétée strictement. En d’autres termes, la Convention apporte une solution claire au problème du conflit entre les intérêts de la réputation et ceux de la liberté d’expression au regard de l’article 10 § 2. S’agissant de questions d’intérêt général, et lorsque sont en jeu la presse et des personnalités publiques, seul un impératif prépondérant d’intérêt public justifie des mesures restrictives (Goodwin c. Royaume-Uni, 27 mars 1996, § 39, Recueil des arrêts et décisions 1996‑II)[2]. S’écartant du texte de la Convention, l’arrêt Pfeifer interprète la réputation comme un droit à part entière tiré de l’article 8 qui n’est pas soumis à l’analyse de proportionnalité – qui existait jusqu’à cette époque –, laquelle aurait exigé de prouver l’existence d’un besoin social impérieux de protéger la réputation au détriment de la liberté d’expression. Au mépris de la Convention, cette analyse a été remplacée par une mise en balance entre deux droits conventionnels de valeur égale[3]. Plus récemment, un nouvel accent sur les devoirs et les responsabilités des journalistes a fait encore plus pencher la balance en faveur de la réputation :

« Toutefois, l’article 10 § 2 de la Convention souligne que l’exercice de la liberté d’expression comporte des « devoirs et responsabilités », qui valent aussi pour les médias, même quand il s’agit de questions d’un grand intérêt général. Ces devoirs et responsabilités peuvent revêtir une importance particulière lorsque l’on risque de porter atteinte à la réputation d’une personne nommément citée et de nuire aux « droits d’autrui ». Ainsi, il doit exister des motifs spécifiques pour pouvoir relever les médias de l’obligation qui leur incombe d’habitude de vérifier des déclarations factuelles diffamatoires à l’encontre de particuliers » (Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 82, 7 février 2012).

Finalement, et alors que ce n’était pas inévitable, la Cour en arrive ensuite à une conclusion de principe par laquelle, au mépris de sa jurisprudence antérieure[4], elle limite elle-même son pouvoir de contrôle :

« Si la mise en balance de ces deux droits par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes » (Axel Springer, précité, § 88).

19. Cette position assouplie est considérée comme tellement évidente que la Cour ne s’y réfère même pas en l’espèce, préférant renvoyer à l’affaire Boldea c. Roumanie (no 19997/02, §§ 53-54, 15 février 2007)[5].

20. Cependant, même les exigences de cette règle malheureuse n’ont pas été remplies en l’espèce. Les juridictions internes n’ont pas examiné les critères établis par la jurisprudence (intérêt public, etc., voir ci-dessus).

21. La Cour abandonne sa position classique (Goodwin, précité, § 39, et Fressoz et Roire, précité, § 51). Et elle le fait en invoquant mécaniquement l’ancienne incantation : « S’agissant du niveau de protection, l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans deux domaines : celui du discours politique et celui des questions d’intérêt général « (cité plus récemment dans l’affaire Bédat c. Suisse, [GC], no 56925/08, § 49, 29 mars 2016 mais pas dans la présente affaire !).

22. Dans les quelques dernières années, la Cour a eu tendance à favoriser la réputation au détriment de la presse et du journalisme. Les journalistes sont-ils moins aimables ces temps-ci que les hommes politiques ? Aucune explication n’est donnée. Bien entendu, la Cour peut exceptionnellement modifier sa jurisprudence, bien qu’elle doive avoir pour cela de bonnes (ou même d’impérieuses) raisons. Pareilles raisons ont été trouvées dans l’évolution des conditions sociales et des perceptions des États membres indiquant un consensus nouveau ou émergent. (À propos, allons-nous accepter, faire nôtre ou même applaudir la dissidence émergente ?). Mais en l’occurrence rien n’indique un changement. Ce changement d’humeur est dû à une nouvelle tendance au sein de la Cour, qui met de plus en plus l’accent sur les devoirs et les responsabilités des journalistes : comme si un journaliste avait pour devoir d’écrire de manière respectueuse ou polie ! Avant cette lente érosion qui s’est étalée sur les dix dernières années, les responsabilités de la presse ne donnaient pas lieu à une interprétation entraînant la possibilité de restreindre la liberté d’expression pour ce seul motif en l’absence de besoin social impérieux.

23. Ce qui émerge aujourd’hui (dans la mesure où un canot de sauvetage en train de couler peut passer pour « émerger ») est que l’intérêt institutionnel à avoir une liberté d’expression forte dans l’ensemble de la société (soit une institution à la base d’une société libre et démocratique) passent après des intérêts, souvent putatifs, tenant à la réputation individuelle. La protection de la réputation est certainement une valeur importante. Elle traduit la croyance que le respect de la réputation est bon pour le développement personnel. Peut-être est-ce également important pour la société et peut-être même pour la démocratie que les gens soient respectueux les uns envers les autres. Mais je vois mal pourquoi le respect de la réputation et des sentiments personnels devrait être mis sur le même plan que l’institution de la liberté de la presse. Là où la réputation individuelle se heurte aux intérêts institutionnels de la presse, les conséquences institutionnelles doivent être prises en considération avec toute l’attention qu’elles méritent.

24. En ce qui concerne le journalisme responsable : le deuxième déraillement dans la doctrine de la Cour qui a abouti à l’arrêt en l’espèce tire son origine de la notion de « journalisme responsable » un concept remodelé et imposé avec une force de censure dans l’arrêt Hämäläinen c. Finlande ([GC], no 37359/09, CEDH 2014). Cette notion de journalisme responsable a émergé sous couvert de l’idée que son application était compatible avec la jurisprudence développée dans l’arrêt Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège (précité). Mais ces deux concepts sont tellement incompatibles que, pour démontrer leur compatibilité, la référence à la déontologie journalistique (Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège, § 65) a été simplement remplacée, sans motif, dans l’affaire Pentikäinen c. Finlande ([GC], no 11882/10, CEDH 2015) par le respect des principes d’un journalisme responsable (avec cependant une référence à l’arrêt Bladet Tromsø, § 65, où le terme utilisé est différent). Le journalisme responsable, malgré la signification apparente apparemment innocente de ce terme, impose un devoir qui (comme en l’espèce et comme l’ont démontré, ces derniers mois, les arrêts Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, CEDH 2016), Rusu c. Roumanie (no 25721/04, 8 mars 2016), Erdtmann c. Allemagne (déc.), no 56328/10, 5 janvier 2016, et Salihu et autres c. Suède ((déc.), no 33628/15, 10 mai 2016), sapent la liberté journalistique nécessaire à une démocratie solide.

25. La Cour a toujours été consciente de l’importance des devoirs et des responsabilités des journalistes. Cependant, dans une large mesure, ces considérations servaient à offrir une protection aux journalistes et non pas à leur imposer des restrictions. Pour agir de manière responsable, les efforts professionnels qu’ils devaient consentir étaient protégés comme, par exemple, le droit de publier certains faits en violation du droit à la vie privée, comme dans l’arrêt Fressoz et Roire c. France ([GC], no 29183/95, CEDH 1999‑I) où la publication de documents personnels illégalement diffusés a permis aux requérants de « démontrer la véracité de leurs informations mais aussi d’accomplir leur devoir de journalistes de communiquer des données vérifiées accompagnées des preuves ».

26. J’ai eu le triste devoir et la triste responsabilité de commenter le contexte plus large de ce jeu linguistique dans une opinion séparée écrite conjointement avec ma distinguée collègue, la juge Tsotsoria (dans l’affaire Rusu c. Roumanie, no 25721/04, 8 mars 2016). Il suffit d’ajouter aux arguments que nous y avons développés que le « journalisme responsable » était l’expression préférée du régime communiste pour justifier la censure et forcer la presse à servir les « intérêts de la classe ouvrière sous la direction du parti communiste ».

27. J’estime que la Cour doit faire preuve de la plus grande prudence lorsque, comme en l’espèce, les mesures prises ou les sanctions infligées[6] par l’autorité nationale sont de nature à dissuader la presse de participer à la discussion de problèmes présentant un intérêt général légitime (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, pp. 25-26, § 35, série A no 298). Cela a été la position de la Cour pendant de nombreuses années. Mais là où règne le diktat du journalisme responsable, la « plus grande prudence requise » n’est plus possible.

* * *

[1]. 2 527 PLN, soit environ 632 EUR.

[2] Il est utile de souligner que ce qui était décrit dans l’arrêt Goodwin (§ 39) comme une « aptitude à fournir des informations précises et fiables » est devenu au fil des années une raison d’appeler les journalistes à répondre de leurs actes au nom du « journalisme responsable ».

[3] La mise en balance entre deux droits conventionnels est déjà présente dans l’arrêt Chauvy et autres c. France (no 64915/01, CEDH 2004‑VI), mais dans cette affaire la mise en balance est toujours exercée dans le cadre de la règle/exception posée par l’article 10.

[4] Je regrette et je note avec une profonde insatisfaction (et pas seulement en ce qui concerne la présente affaire) qu’une institution appelée à promouvoir une unité plus grande entre les États membres (du Conseil de l’Europe) par une compréhension commune et une mise en œuvre collective des droits de l’homme s’écarte de ses devoirs au nom de considérations obscures dissimulées derrière le voile opaque de la subsidiarité et de la marge d’appréciation.

[5] Comment les normes applicables à une plainte pénale pour diffamation à l'encontre du requérant, à qui il était reproché d’avoir accusé des collègues de plagiat lors une réunion de la faculté, donc à une affaire privée, en sont arrivées à s’appliquer à une affaire mettant en jeu la presse s’occupant de l’influence des services secrets communistes, reste pour moi un mystère total.

L’affaire Boldea (dans laquelle les déclarations offensantes avaient été proférées par le requérant à l’encontre de collègues lors d’une réunion à l’université) présente peut-être un intérêt en ce que la Cour a conclu à une violation pour le même motif auquel elle a eu recours dans le présent arrêt pour parvenir à la conclusion inverse : « les allégations du requérant, s'appuyant au moins sur un commencement de preuve, n'étaient pas dépourvues de fondement et ne servaient pas à entretenir une campagne diffamatoire à l'égard de ses collègues. La Cour observe également que les propos incriminés ne portaient pas sur des aspects de la vie privée ». Tel est aussi le cas en l’espèce, sauf que les juridictions internes ont purement et simplement empêché l’examen des preuves (qui en l’espèce semblent être plus qu’un simple commencement de preuve).

[6] L’amende (environ 3 000 euros) n’est pas excessive pour la Cour, et celle-ci a attaché de l’importance au fait qu’elle a été payée par quelqu’un d’autre. Mais ce qui importe, eu égard à la jurisprudence, c’est l’effet qu’ont les sanctions sur la liberté de la presse !


Synthèse
Formation : Cour (quatriÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-164916
Date de la décision : 19/07/2016
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 10 - Liberté d'expression-{Générale} (Article 10-1 - Liberté d'expression)

Parties
Demandeurs : DOROTA KANIA
Défendeurs : POLOGNE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : HAMBURA S.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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