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28/06/2016 | CEDH | N°001-164695

CEDH | CEDH, AFFAIRE JAKELJIĆ c. CROATIE, 2016, 001-164695


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE JAKELJIĆ c. CROATIE

(Requête no 22768/12)

ARRÊT

STRASBOURG

28 juin 2016

Renvoi devant la Grande Chambre

28/11/2016

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Jakeljić c. Croatie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Işıl Karakaş, présidente,
NebojšaVučinić,
Paul Lemmens,
Valeriu Griţco,
Ksenija Turković,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Georges Ravarani, j

uges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 31 mai 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

P...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE JAKELJIĆ c. CROATIE

(Requête no 22768/12)

ARRÊT

STRASBOURG

28 juin 2016

Renvoi devant la Grande Chambre

28/11/2016

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Jakeljić c. Croatie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Işıl Karakaş, présidente,
NebojšaVučinić,
Paul Lemmens,
Valeriu Griţco,
Ksenija Turković,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Georges Ravarani, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 31 mai 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 22768/12) dirigée contre la République de Croatie et dont deux ressortissants de cet État, MM. Jakov Jakeljić et Ivica Jakeljić (« les requérants »), ont saisi la Cour le 27 mars 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me B. Duplančić, avocat à Split. Le gouvernement croate (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme Š. Stažnik.

3. Les requérants voyaient en particulier une violation de leur droit au respect de leurs biens dans le refus par les juridictions internes de leur reconnaître la propriété de terrains qu’ils avaient acquis par voie de prescription (usucapion).

4. Le 25 juin 2015, le grief fondé sur le droit de propriété a été communiqué au Gouvernement et la requête déclarée irrecevable pour le surplus, conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants sont nés respectivement en 1960 et en 1970 et résident à Split.

A. Genèse de l’affaire

6. La législation de l’ex-Yougoslavie, plus précisément l’article 29 de la loi fondamentale de 1980 sur la propriété (paragraphe 25 ci-dessous – « la loi de 1980 »), interdisait l’acquisition par usucapion (dosjelost) des biens en propriété sociale.

7. Le 8 octobre 1991, à l’occasion de la transposition de la loi de 1980 dans l’ordre juridique croate, le parlement croate abrogea cette disposition (paragraphe 26 ci-dessous).

8. Par la suite, la nouvelle loi sur la propriété, adoptée en 1996 et entrée en vigueur le 1er janvier 1997, prévoyait que la période antérieure au 8 octobre 1991 devait être prise en compte dans le calcul du délai d’acquisition par usucapion des biens immobiliers en propriété sociale (paragraphe 28 ci-dessous).

9. Le 8 juillet 1999, la Cour constitutionnelle de la République croate (Ustavni sud Republike Hrvatske – « la Cour constitutionnelle ») accepta de se saisir de plusieurs pétitions en contrôle de constitutionnalité in abstracto (prijedlog za ocjenu ustavnosti) présentées par d’anciens propriétaires de biens réattribués à l’époque du régime socialiste, afin d’examiner la constitutionnalité de l’article 388 § 4 de la loi de 1996 sur la propriété.

10. Par une décision du 17 novembre 1999, la Cour constitutionnelle invalida l’article 388 § 4 de la loi de 1996 sur la propriété. Elle jugea que la disposition litigieuse avait un effet rétroactif qui lésait dans leurs droits les tiers (surtout ceux qui, en vertu de la législation de restitution, avaient droit à la restitution de biens réattribués à l’époque du régime communiste) et était donc anticonstitutionnelle (pour la partie pertinente de cette décision, voir Trgo c. Croatie, no 35298/04, § 17, 11 juin 2009). Cette décision prit effet le 14 décembre 1999, date de sa publication au Journal officiel.

B. Procédure en l’espèce

11. Le 25 mai 1993, le 21 février 1996 et le 20 juillet 1999, respectivement, les requérants achetèrent trois terrains à différentes personnes. Or, les terrains étaient inscrits au livre foncier sous le nom de la commune de Stobreč, dont la ville de Split était le continuateur en droit.

12. Le 4 avril 2002, les requérants assignèrent au civil devant le tribunal municipal de Split (Općinski sud u Splitu) la ville de Split (Grad Split – « les autorités locales »), demandant la reconnaissance de leur droit de propriété sur les trois terrains et l’inscription de ces biens sous leurs noms au livre foncier. Ils soutenaient que les biens litigieux, bien qu’inscrits à ce livre sous le nom de la commune de Stobreč en tant que continuateur en droit de la ville de Split, s’étaient trouvés sous la possession de leurs prédécesseurs en titre pendant plus d’un siècle. Ils estimaient que la possession de ces biens avait atteint la durée légale d’usucapion et que, en les achetant, ils en étaient donc légitimement devenus propriétaires.

13. Par un jugement du 1er juin 2007, le tribunal municipal donna gain de cause aux requérants. Il constata tout d’abord que, au 8 octobre 1991, les terrains en question étaient des biens en propriété sociale et que la législation applicable ne permettait d’acquérir la propriété de tels biens par usucapion avant cette date que si les conditions légales en la matière avaient été remplies au 6 avril 1941 (paragraphes 19, 25 et 31-32 ci‑dessous). Il estima toutefois que les requérants avaient établi que leurs prédécesseurs en titre avaient possédé de manière continue et de bonne foi les trois terrains pendant plus de quarante ans avant le 6 avril 1941 et qu’ils avaient continué à le faire jusqu’à la date de la vente des biens aux requérants (paragraphe 11 ci-dessus). Il en conclut que, par l’effet de l’article 1472 du code civil de 1811 (applicable en Croatie de 1852 à 1980 – paragraphes 18-20 et 22 ci-dessous), lesdits prédécesseurs avaient déjà acquis les terrains par usucapion avant cette date.

14. Par un jugement du 29 mai 2008 rendu à la suite d’un appel formé par l’autorité défenderesse, le tribunal de comté de Split (Županijski sud u Splitu) infirma le jugement de première instance et débouta les requérants. Il jugea que, si le tribunal municipal avait certes correctement établi les faits, les prédécesseurs en titre n’avaient été en possession des terrains en question (de manière continue et de bonne foi) qu’à partir de 1912. Il en conclut que le délai d’usucapion de quarante ans fixé par l’article 1472 du code civil de 1811 n’avait pas expiré au 6 avril 1941 (paragraphe 22 ci‑dessous). Il releva que, pendant la période comprise entre cette dernière date et le 8 octobre 1991, la législation applicable interdisait l’acquisition de biens en propriété sociale par usucapion (paragraphes 6 ci-dessus et 25 ci-dessous). Selon lui, le délai légal qui avait commencé à courir avant le 6 avril 1941 n’avait pas été suspendu mais s’en était trouvé interrompu et, de ce fait, il avait effectivement recommencé à courir après le 8 octobre 1991.

15. Les requérants formèrent ensuite un recours constitutionnel contre le jugement de seconde instance, alléguant des violations de leurs droits constitutionnels à l’égalité devant la loi, à l’égalité devant les tribunaux et à un procès équitable.

16. Par une décision du 15 septembre 2011, la Cour constitutionnelle rejeta ce recours et, le 4 octobre 2011, elle signifia cette décision au représentant des requérants.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. La loi relative à la Cour constitutionnelle

17. La disposition pertinente de la loi constitutionnelle de 1999 relative à la Cour constitutionnelle (Ustavni zakon o Ustavnom sudu Republike Hrvatske, Journal officiel no 99/99, avec des modifications ultérieures), en vigueur depuis le 24 septembre 1999 est ainsi libellée :

Article 53

« 1. La Cour constitutionnelle invalide [ukinuti] toute loi ou disposition d’une loi qu’elle jugerait incompatible avec la Constitution (...)

2. Sauf si la Cour constitutionnelle en décide autrement, la loi ou les dispositions invalidée(s) cesse(nt) de produire leurs effets dès la date de publication au Journal officiel de la décision de la Cour constitutionnelle [c’est-à-dire pour l’avenir]. »

B. Législation et pratique en matière de propriété

1. Le code civil de 1811

18. Le code civil général autrichien de 1811 (Opći građanski zakonik – « le code civil de 1811 ») entra en vigueur sur le territoire actuel de la Croatie le 1er mai 1853.

19. La loi d’invalidation de la législation promulguée avant le 6 avril 1941 et pendant l’occupation ennemie (Zakon o nevažnosti pravnih propisa donesenih prije 6. aprila 1941. i za vrijeme neprijateljske okupacije, Journal officiel de la République populaire fédérative de Yougoslavie nos 86/46 et 105/47), promulguée en 1946, priva de tout effet juridique la totalité des lois en vigueur au 6 avril 1941, y compris le code civil. Toutefois, elle permettait l’application de la législation d’avant-guerre pourvu que celle-ci ne fût pas contraire à la Constitution de la Yougoslavie ou de ses républiques constitutives, ou à la législation en vigueur.

20. Les règles du code civil en matière immobilière demeurèrent donc applicables sous ces conditions jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi de 1980 (paragraphe 23 ci-dessous), dont les dispositions pertinentes sont exposées ci-dessous.

21. L’article 1468 disposait que le possesseur d’un bien immobilier inscrit au livre foncier sous le nom d’une autre personne pouvait l’acquérir par usucapion au bout de trente ans.

22. L’article 1472 disposait que le possesseur d’un bien immobilier appartenant à une autorité étatique, municipale ou ecclésiastique pouvait en devenir le propriétaire par usucapion au bout de quarante ans.

2. La loi de 1980 sur la propriété

23. La loi sur les relations de propriété élémentaires (Zakon o osnovnim vlasničkopravnim odnosima, Journal officiel de la République socialiste fédérative de Yougoslavie nos 6/1980 et 36/1990 – « la loi de 1980 ») entra en vigueur le 1er septembre 1980.

24. Son article 28 disposait que le possesseur de bonne foi d’un bien immobilier propriété d’autrui pouvait l’acquérir par usucapion au bout de vingt ans.

25. Son article 29 interdisait l’acquisition par usucapion de la propriété des biens en propriété sociale.

26. L’article 3 de la loi sur la transposition des relations de propriété élémentaires (Zakon o preuzimanju zakona o osnovnim vlasničkopravnim odnosima, Journal officiel de la République de Croatie no 53/1991 du 8 octobre 1991), entrée en vigueur le 8 octobre 1991, abrogea l’article 29 de la loi de 1980.

3. La loi de 1996 sur la propriété

27. Les dispositions pertinentes de la loi sur la propriété et autres droits réels (Zakon o vlasništvu i drugim stvarnim pravima, Journal officiel no 91/96, avec des modifications ultérieures – « la loi de 1996 »), en vigueur depuis le 1er janvier 1997, sont libellées ainsi :

Troisième partie

DROIT DE PROPRIÉTÉ

(...)

Chapitre 6

ACQUISITION DE LA PROPRIÉTÉ

Moyens juridiques d’acquisition

Article 114

« 1. La propriété peut être acquise en vertu d’un accord juridique, par l’effet d’une décision d’une autorité publique, judiciaire ou autre, par voie de succession ou par l’effet de la loi. »

Acquisition [de la propriété] par l’effet de la loi

(...)

d) Acquisition par usucapion

Article 159

« 1. Le possesseur exclusif d’un bien [donné] peut l’acquérir par usucapion (...) s’il a exercé sa possession de manière continue pendant un certain délai fixé par la loi et s’il a la capacité d’en devenir le propriétaire.

2. Le possesseur exclusif d’un bien, s’il a exercé sa possession sur la base d’un juste titre, de bonne foi et en l’absence de tout vice, peut l’acquérir par usucapion au bout de trois ans si c’est un meuble et au bout de dix ans si c’est un immeuble.

3. Le possesseur exclusif d’un bien, s’il a exercé sa possession à tout le moins de bonne foi et de manière continue (...), peut l’acquérir par usucapion au bout de dix ans si c’est un meuble et au bout de vingt ans si c’est un immeuble.

4. Le possesseur exclusif d’un bien propriété de la République de Croatie (...) peut l’acquérir par usucapion (...) s’il a exercé sa possession de manière continue pendant un certain délai deux fois plus long que ceux fixés aux paragraphes 2 et 3 du présent article. »

28. L’article 388 de la loi de 1996 était initialement libellé ainsi :

Article 388

« 1. L’acquisition, la modification, les effets juridiques et l’extinction des droits réels postérieurement à l’entrée en vigueur de la présente loi sont régis par les dispositions de celle-ci (...)

2. L’acquisition, la modification, les effets juridiques et l’extinction des droits réels antérieurement à l’entrée en vigueur de la présente loi sont régis par les règles applicables à la date de l’acquisition, de la modification, de la prise d’effet ou de l’extinction de ces droits.

3. Tout délai d’acquisition ou d’extinction d’un droit réel fixé par la présente loi qui aurait commencé à courir avant l’entrée en vigueur de celle-ci se poursuivra conformément au paragraphe 2 du présent article (...)

4. Dans le calcul du délai d’acquisition par usucapion des biens immobiliers en propriété sociale détenus au 8 octobre 1991 et d’acquisition d’[autres] droits réels sur les biens de ce type, le temps écoulé avant cette date est aussi pris en compte. »

29. Après l’invalidation par la Cour constitutionnelle le 17 novembre 1999 du paragraphe 4 de l’article 388 de la loi de 1996, jugé inconstitutionnel (paragraphe 17 ci-dessus), cette disposition fut remaniée par la loi de 2001 portant modification de la loi de 1996 (Zakon o izmjeni i dopuni Zakona vlasništvu i drugim stvarnim pravima, Journal officiel no 114/01), entrée en vigueur le 20 décembre 2001. Voici le nouveau texte du paragraphe 4 :

« Dans le calcul du délai d’acquisition par usucapion des biens immobiliers en propriété sociale détenus au 8 octobre 1991 et d’acquisition d’[autres] droits réels sur les biens de ce type, le temps écoulé avant cette date n’est pas pris en compte. »

4. La pratique pertinente

30. Selon l’interprétation retenue lors de la séance plénière élargie de la Cour suprême fédérale de Yougoslavie tenue le 4 avril 1960, le possesseur de bonne foi d’un bien immobilier pouvait en devenir le propriétaire par usucapion au bout de vingt ans.

31. Dans huit de ses décisions, la Cour suprême a jugé que cette interprétation était le reflet du droit de l’époque. Dans l’affaire Rev 250/03-2 (16 juin 2004), elle a dit ceci :

« Étant établi que le bien litigieux était au 8 octobre 1991 un bien en propriété sociale (...), il faut, afin de déterminer si le bien a été acquis par usucapion au regard du paragraphe 4 de l’article 388 de la loi [de 1996] sur la propriété, rechercher si le demandeur, par le biais des prédécesseurs en titre, s’était trouvé en possession du bien litigieux avant le 6 avril 1941 [donc pendant une durée suffisante] pour en devenir le propriétaire par usucapion conformément aux dispositions applicables à l’époque et à la manière dont elles étaient appliquées sur la base de l’interprétation retenue lors de la séance plénière élargie de la Cour suprême fédérale de Yougoslavie tenue le 4 avril 1960. »

32. Dans l’affaire Rev-x 51/13-2 (23 juillet 2014), la Cour suprême a dit ceci :

« Les juridictions inférieures ont débouté le demandeur au motif qu’il avait commencé à acquérir (...) la propriété du bien par usucapion dès sa vente en [1969], à l’époque où celui-ci était [encore] propriété privée. Le [délai d’acquisition de la propriété] par usucapion avait donc commencé [à courir] avant l’entrée en vigueur de la loi [de 1980] sur la propriété, à une époque où les règles de l’ancien code civil [de 1811] étaient toujours applicables. En vertu de l’article 1468 du code civil [de 1811], le délai de trente ans, ou de vingt ans selon l’interprétation retenue lors de la séance plénière élargie de la Cour suprême fédérale de Yougoslavie tenue le 4 avril 1960, était le délai d’usucapion à retenir. Or il n’avait pas expiré à la date de l’entrée en vigueur de la loi [de 1980] sur la propriété et il a donc continué à courir [conformément à cette loi]. Le délai nécessaire d’acquisition de la propriété du bien litigieux par usucapion aurait dû expirer en 1989. [Or, à ce moment-là, ce bien, cédé en 1983, était déjà devenu un bien en propriété sociale]. Étant donné que, au moment où le bien est devenu un bien en propriété sociale (en 1983), le délai d’acquisition de la propriété par usucapion, d’une durée de vingt ans, n’avait pas expiré puisque la période allant de 1983 au 8 octobre 1991 (date d’abrogation de l’article 29 de la loi [de 1980] sur la propriété) ne pouvait être comptabilisée pour le calcul du délai nécessaire à l’acquisition de la propriété par usucapion, le demandeur n’avait pas acquis la propriété du bien par ce biais. »

C. Autre texte pertinent

La loi relative à la procédure civile

33. Les dispositions pertinentes de la loi relative à la procédure civile (Zakon o parničnom postupku, Journal officiel de la République fédérative socialiste de Yougoslavie no 4/1977, avec des modifications ultérieures, et Journal officiel de la République de Croatie no 53/91, avec des modifications ultérieures), étaient ainsi libellées :

5a) Réouverture d’un procès à la suite d’un arrêt définitif
de la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg
constatant une violation d’un droit de l’homme ou d’une liberté fondamentale

Article 428a

« 1. À la suite d’un constat par la Cour européenne des droits de l’homme d’une violation d’un droit de l’homme ou d’une liberté fondamentale garantis par la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ou par un Protocole additionnel à celle-ci, ratifié par la République de Croatie, une partie peut, dans les trente jours à compter de la date où l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme sera devenu définitif, demander au tribunal de la République de Croatie qui avait tranché en première instance le litige dans le cadre duquel la décision contraire au droit de l’homme ou à la liberté fondamentale avait été rendue, d’annuler la décision [en question].

2. La procédure exposée au paragraphe 1 du présent article est conduite en appliquant, mutatis mutandis, les dispositions régissant la réouverture des procès.

3. Dans le cadre du nouveau procès, les tribunaux sont tenus de se conformer aux motifs de droit exposés dans l’arrêt définitif de la Cour européenne des droits de l’homme constatant une violation d’un droit de l’homme ou d’une liberté fondamentale. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

34. Les requérants soutiennent que le jugement du tribunal de comté de Split les a privés de biens qu’ils avaient acquis par l’effet de la loi. Ils invoquent l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

35. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

36. Le Gouvernement soutient que la requête n’est pas recevable au motif que l’article 1 du Protocole no 1 n’est pas applicable en l’espèce.

1. Thèses des parties

a) Le Gouvernement

37. Le Gouvernement estime que la présente affaire n’est pas comparable à l’affaire Trgo précitée, dans laquelle la Cour a jugé que l’article 1 du Protocole no 1 était applicable, puis conclu finalement à une violation de cette disposition. Il soutient en particulier que, contrairement à la situation dans l’affaire Trgo, les requérants en l’espèce ont formé une action au civil postérieurement à l’invalidation par la Cour constitutionnelle de l’article 388 § 4 de la loi de 1996 (paragraphes 10 et 12 ci-dessus). Dès lors, selon lui, les requérants ne pouvaient nourrir l’espérance légitime que cette disposition leur serait appliquée et que leur action en reconnaissance de la propriété des biens en question serait couronnée de succès.

38. Le Gouvernement ajoute que les requérants n’ont pas invoqué l’affaire Trgo. À ses yeux, les arguments des requérants qui, selon eux, justifieraient malgré tout l’applicabilité de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (paragraphes 39 à 41 ci-dessous) se rapportent à des questions de fait et d’application du droit interne qu’il n’appartient pas à la Cour d’examiner, au regard de la Convention.

b) Les requérants

39. Les requérants estiment l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention applicable parce que leur action en reconnaissance de propriété des terrains en question était suffisamment fondée au regard du droit national, plus précisément l’article 1472 du code civil de 1811 (paragraphe 22 ci-dessus) ou, à titre subsidiaire, l’interprétation retenue lors de la séance plénière élargie de la Cour suprême fédérale de Yougoslavie tenue le 4 avril 1960, que la Cour suprême croate continuait d’appliquer dans des affaires similaires à la leur (paragraphes 30 à 32 ci-dessus). Cette interprétation permettrait au possesseur de bonne foi d’un bien immobilier d’en devenir le propriétaire par usucapion au bout de vingt ans (paragraphe 30 ci-dessus).

40. À cet égard, les requérants font valoir que le tribunal municipal de Split a constaté que les prédécesseurs en titre des terrains les avaient possédés pendant plus de quarante ans avant le 6 avril 1941 (paragraphe 13 ci-dessus). Ils relèvent cependant que le tribunal de comté de Split, tout en reconnaissant que ledit tribunal avait correctement établi les faits, a quelque peu dénaturé ceux-ci en jugeant que les prédécesseurs en titre n’avaient effectivement exercé leur possession qu’à partir de 1912 (paragraphe 14 ci-dessus). Ils considèrent que, si le tribunal de comté avait correctement analysé ces constats de fait, il aurait tiré les mêmes conclusions en droit que le tribunal municipal, à savoir que les prédécesseurs en titre avaient, par l’effet de l’article 1472 du code civil de 1811, acquis la propriété des terrains par usucapion avant le 6 avril 1941 (paragraphe 13 ci-dessus).

41. Les requérants estiment en tout état de cause que, à supposer même que leurs prédécesseurs en titre eussent possédé les terrains en question depuis 1912, ils en auraient acquis la possession par usucapion avant le 6 avril 1941 si l’on se fie à l’interprétation susmentionnée, qui exige une possession de bonne foi d’une durée de vingt ans (paragraphes 30 et 39 ci‑dessus). Ayant acheté les terrains en question à leurs prédécesseurs en titre, ils estiment qu’ils pouvaient légitimement s’attendre à ce que leur action en reconnaissance de propriété des terrains aboutît. Or, le tribunal de comté de Split et la Cour constitutionnelle les auraient déboutés par une mauvaise application du droit interne, en retenant un délai d’usucapion de quarante ans.

2. Appréciation de la Cour

42. La Cour ne juge pas nécessaire d’examiner la thèse, soutenue par les requérants, de l’applicabilité de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (paragraphes 39 à 41 ci-dessus) parce que, de toute manière, cette disposition est applicable en l’espèce pour les motifs exposés ci-dessous.

43. Le Gouvernement soutient que les circonstances de la présente affaire se distinguent de celles de l’affaire Trgo, dans laquelle l’article 1 du Protocole no 1 avait été jugé applicable (paragraphe 37 ci-dessus). Il se fonde sur ce que les requérants en l’espèce ont formé leur action au civil le 4 avril 2002, soit postérieurement à l’abrogation de l’article 388 § 4 de la loi de 1996 dans sa version initiale (paragraphes 10, 12 et 37 ci-dessus). Cette disposition, en vigueur entre le 1er janvier 1997 et le 14 décembre 1999 (paragraphes 8, 10 et 27-28 ci-dessus), prévoyait que, dans le calcul du délai d’acquisition par usucapion de biens immobiliers en propriété sociale détenus au 8 octobre 1991, le temps écoulé antérieurement à cette date devait être pris en compte (paragraphes 8 et 28 ci-dessus).

44. À cet égard, la Cour rappelle ce qu’elle a conclu dans l’affaire Trgo :

« 46. La Cour relève que, en droit croate, la propriété, en principe, peut être acquise de plein droit par usucapion dès lors que toutes les conditions légales sont remplies (...)

48. Il apparaîtrait à la lecture des constats des juridictions internes (...) que nul ne contestait que le requérant et sa mère avaient exercé de bonne foi la possession exclusive et continue du bien en question depuis 1953, soit pendant plus de quarante ans, et que, dès 1993, il avait donc satisfait aux conditions légales d’acquisition de la propriété par usucapion. Il peut en être déduit que, au 1er janvier 1997, date d’entrée en vigueur de la loi de 1996, le requérant était, sur la base de l’article 388 § 4 de la loi de 1996, le propriétaire du terrain en question par l’effet de la loi. Cette disposition était restée en vigueur jusqu’à son abrogation par la Cour constitutionnelle près de trois ans plus tard. La Cour estime donc que la prétention du requérant était suffisamment fondée au regard du droit national pour s’analyser en un « actif » protégé par l’article 1 du Protocole no 1 ».

45. Il ressort de ces conclusions que la date d’introduction par le requérant d’une action au civil n’a aucune incidence sur la question de savoir si ses prétentions à être reconnu propriétaire d’un bien par usucapion peuvent s’analyser en un « actif » protégé par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Ce qui importe, c’est plutôt de savoir s’il avait acquis la propriété du bien en question par l’effet de la loi à l’époque où l’article 388 § 4 de la loi de 1996, dans sa version initiale, était encore en vigueur (paragraphes 8, 10 et 27-28 ci-dessus).

46. Au vu des constats de fait opérés par les juridictions internes en l’espèce, selon lesquels les prédécesseurs des requérants avaient possédé les terrains en question de bonne foi au moins depuis 1912 (paragraphes 13-14 ci-dessus), soit pendant plus de quarante ans, il apparaîtrait que, déjà en 1952, ils avaient satisfait aux conditions légales d’acquisition de la propriété par usucapion. Il peut donc en être déduit que, par l’effet de la loi, en l’occurrence l’article 388 § 4 de la loi de 1996 dans sa version initiale, les requérants étaient devenus au 1er janvier 1997, date d’entrée en vigueur de cette loi (paragraphes 27-28 ci-dessus), les propriétaires des deux terrains qu’ils avaient achetés en mai 1993 et février 1996 (paragraphe 11 ci-dessus). Cette disposition étant restée en vigueur jusqu’à son invalidation par la Cour constitutionnelle, avec effet uniquement pour l’avenir, le 14 décembre 1999 (paragraphes 10 et 17 ci-dessus), les requérants avaient également acquis la propriété du troisième terrain, et ce le jour même où ils l’ont acheté et en sont entrés en possession, c’est-à-dire le 20 juillet 1999 (paragraphe 11 ci-dessus). La Cour estime donc que, à la date de l’ingérence alléguée (paragraphe 14 ci-dessus), les prétentions des requérants à être reconnus propriétaires des trois terrains par usucapion pouvaient s’analyser en un « actif » protégé par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

47. Quant à l’argument du Gouvernement selon lequel les requérants n’ont pas invoqué l’affaire Trgo (paragraphe 38 ci-dessus), la Cour rappelle qu’un grief se caractérise par les faits qu’il dénonce et non par les simples moyens ou arguments de droit invoqués (voir, parmi de nombreux autres précédents, Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I). Elle rappelle en outre que la question de l’applicabilité de tel ou tel article de la Convention ou d’un Protocole à celle-ci est une question qui touche à sa compétence ratione materiae. L’étendue de la compétence de la Cour est déterminée par la Convention elle-même, spécialement par son article 32, et non par les observations soumises par les parties dans une affaire donnée. Aussi la Cour doit-elle, dans chaque affaire portée devant elle, s’assurer qu’elle est compétente pour connaître de la requête, et il lui faut donc examiner d’office la question de sa compétence (Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, § 67, CEDH 2006‑III, et Nylund c. Finlande (déc.), no 27110/95, CEDH 1999‑VI).

48. L’exception d’inapplicabilité de cet article formée par le Gouvernement doit donc être rejetée.

49. La Cour constate également que la requête en l’espèce n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle doit donc être déclarée recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Les requérants

50. Ainsi qu’il a déjà été exposé ci-dessus (paragraphes 39 à 41), les requérants soutiennent que les juridictions internes ont mal appliqué en l’espèce les règles de droit interne pertinentes et que l’ingérence dans leur droit au respect de leurs biens n’était donc pas prévue par la loi. Ils estiment également que jamais un tiers n’a acquis ni revendiqué le moindre droit sur les terrains en question.

b) Le Gouvernement

51. Le Gouvernement soutient que, au cas où la Cour viendrait à reconnaître que l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention était applicable en l’espèce et que, dès lors, le jugement du tribunal de comté de Split s’analysait en une ingérence dans le droit des requérants au respect de leurs biens, cette ingérence était justifiée. En particulier, cette ingérence aurait été prévue par la loi parce que fondée sur le texte modifié de l’article 388 de la loi de 1996, notamment son paragraphe 4, et sur l’article 1472 du code civil de 1811 (paragraphes 22 et 29 ci-dessus). De plus, elle aurait été d’intérêt public (général) et proportionnée.

2. Appréciation de la Cour

52. La Cour a déjà constaté une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention dans une affaire où étaient soulevées des questions similaires à celles examinées en l’espèce (Trgo, précité, §§ 54-68).

53. Au vu de l’ensemble des éléments du dossier, la Cour considère que le Gouvernement n’a avancé aucun élément de fait ou argument susceptible de la convaincre de tirer une conclusion différente en l’espèce.

54. En particulier, rien n’indique – et le Gouvernement ne plaide pas – qu’une personne autre que les autorités locales elles-mêmes ait acquis le moindre droit sur les terrains en question ni qu’une partie autre que les requérants (ou des prédécesseurs en titre) ait jamais revendiqué le moindre droit à l’égard de ces biens. La Cour estime donc que les raisons qui ont poussé la Cour constitutionnelle à invalider l’article 388 § 4 de la loi de 1996 (paragraphes 10 et 28 ci-dessus) n’entrent pas en ligne de compte en l’espèce. Cette disposition a été invalidée afin de protéger les droits des tiers, tandis qu’ici aucun droit de ce type n’était en jeu (Trgo, précité, § 66).

55. Dans ces conditions, les requérants, qui s’étaient raisonnablement fiés à cette législation ultérieurement invalidée pour inconstitutionnalité, n’ont pas – faute d’atteinte aux droits des tiers – à assumer les conséquences de la propre faute de l’État que constituait l’adoption de cette législation inconstitutionnelle (Trgo, précité, § 67). D’ailleurs, par l’effet de cette invalidation, les autorités locales ont recouvré la propriété des terrains acquis par les requérants par usucapion sur la base de la disposition ultérieurement jugée inconstitutionnelle (voir, à titre de comparaison, Trgo, précité, ibidem). Ainsi, l’État s’est prévalu de sa propre faute (Trgo, précité, ibidem), étant entendu que, du point de vue de la Cour, la hiérarchie entre les différents organes de l’État (ici entre les autorités locales et les autorités centrales) est sans incidence sur l’examen par celle-ci d’une requête (voir, par exemple, Čikanović c. Croatie, no 27630/07, § 53, 5 février 2015). La Cour rappelle que c’est à l’État qu’il incombe d’assumer le risque d’une faute des pouvoirs publics et qu’il ne faut pas y remédier aux dépens de la personne touchée, surtout lorsqu’aucun autre intérêt privé concurrent n’est en jeu (Trgo, précité).

56. Il y a donc eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

57. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

1. Thèses des parties

58. Les requérants réclament 1 370 880 kunas croates (HRK) pour dommage matériel et 100 000 HRK pour dommage moral.

59. Le Gouvernement s’oppose à ces demandes.

2. Appréciation de la Cour

a) Dommage matériel

60. La Cour rappelle qu’un arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation juridique au regard de la Convention de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences. Si le droit national ne permet pas ou ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de la violation, l’article 41 l’habilite à accorder, s’il y a lieu, à la partie lésée la satisfaction qui lui semble appropriée (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, §§ 32-33, CEDH 2000‑XI). Sur ce point, la Cour relève que l’article 428a de la loi relative à la procédure civile permet désormais aux requérants de demander la réouverture du procès civil à l’égard duquel elle avait constaté une violation de la Convention. Compte tenu de la nature des griefs soulevés par les requérants sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 et des motifs de son constat de violation de cet article, elle considère que le meilleur moyen en l’espèce d’effacer les conséquences de cette violation serait la réouverture de la procédure dénoncée. Le droit interne le permettant, elle estime qu’il n’y a pas lieu d’accorder aux requérants la moindre somme pour dommage matériel (Trgo, précité, § 75).

61. Au vu de ce qui précède, la Cour rejette la demande des requérants au titre d’un dommage matériel.

b) Dommage moral

62. Pour ce qui est de la demande au titre d’un dommage moral, la Cour estime que le constat de violation de l’article 1 du Protocole no 1 vaut en lui-même satisfaction équitable suffisante au vu des circonstances (Trgo, précité, § 77).

B. Frais et dépens

63. Les requérants demandent également 54 840 HRK pour leurs frais et dépens occasionnés devant les juridictions internes et 138 760 HRK pour ceux occasionnés devant la Cour.

64. Le Gouvernement s’oppose à ces demandes.

65. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.

66. En l’espèce, au vu du dossier et compte tenu des critères ci-dessus, la Cour juge raisonnable d’accorder aux requérants la somme de 2 000 euros (EUR) pour leurs frais et dépens occasionnés devant elle, plus tout montant pouvant être dû par eux à titre d’impôt sur cette somme.

67. Cependant, la demande au titre des frais et dépens occasionnés par la procédure interne doit être rejetée, les requérants ayant la possibilité d’obtenir le remboursement de ces frais dans le cadre de la demande de réouverture (paragraphe 60 ci-dessus, et Vinčić et autres c. Serbie, nos 44698/06, et 30 autres requêtes, § 65, 1er décembre 2009).

C. Intérêts moratoires

68. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare, à la majorité, la requête recevable ;

2. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

3. Dit, par six voix contre une, que le constat de violation vaut en lui-même satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral subi par les requérants ;

4. Dit, par six voix contre une,

a) que l’État défendeur doit verser conjointement aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où le présent arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 2 000 EUR (deux mille euros), à convertir en kunas croates au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû par eux à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 28 juin 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithIşıl Karakaş
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion du juge Lemmens.

A.I.K.
S.H.N.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE LEMMENS

(Traduction)

1. À mon regret, je ne puis partager les conclusions de la majorité en l’espèce.

Je crains que les décisions déclarant la requête recevable et fondée ne reposent sur une requalification bien trop excessive du grief[1].

2. Dans la requête dont ils ont saisi la Cour, les requérants se plaignent d’avoir été privés par le tribunal de comté de Split de leurs biens légalement achetés aux anciens propriétaires.

Le tribunal de comté a considéré que ces biens pouvaient être acquis au bout de quarante ans de possession continue et il a ajouté que seules les années de possession antérieures au 6 avril 1941 et postérieures au 8 octobre 1991 pouvaient être prises en compte, pas celles entre ces dates. S’agissant des faits, il a jugé que les prédécesseurs des vendeurs ne s’étaient trouvés en possession des terrains de manière continue et de bonne foi qu’à partir de 1912 et que le délai de quarante ans requis n’avait donc pas expiré au 6 avril 1941. Il a constaté que, lorsque les requérants avaient acheté les terrains entre 1993 et 1999, les vendeurs n’en étaient pas les propriétaires légitimes et ne pouvaient dès lors pas les leur céder à bon droit. Il en a conclu que les terrains ne pouvaient être inscrits sous le nom des requérants et qu’ils devaient le rester sous le nom de la ville de Split (paragraphe 14 de l’arrêt).

Les requérants dénoncent cette décision en invoquant deux moyens. Premièrement, ils soutiennent que c’est à tort que le tribunal de comté a conclu que, au 6 avril 1941, les prédécesseurs des vendeurs n’avaient pas eu la possession des terrains pendant quarante ans (paragraphes 40 et 50 de l’arrêt). Deuxièmement, et à titre subsidiaire, ils estiment que le délai d’usucapion requis était non pas de quarante ans mais de vingt ans et que les prédécesseurs des vendeurs avaient satisfait à cette condition au 6 avril 1941 (paragraphes 41 et 50 de l’arrêt). En somme, ils considèrent que le tribunal de comté a erronément jugé que les prédécesseurs des vendeurs n’avaient pas déjà rempli la condition des quarante ans au 6 avril 1941.

3. Le grief examiné par la majorité semble être un grief différent.

La majorité fait sienne la conclusion du tribunal du comté que le délai d’usucapion requis était de quarante ans (paragraphe 46 de l’arrêt), rejetant ainsi implicitement la thèse subsidiaire des requérants. Afin de rechercher si le nombre d’années de possession avait été atteint, elle se fonde sur la disposition transitoire de l’article 388 § 4 de la loi de 1996 sur la propriété – une disposition que les requérants n’ont invoquée ni dans la procédure devant les tribunaux nationaux ni dans leur requête devant la Cour. En vertu de cette disposition, en vigueur entre le 1er janvier 1997 (soit postérieurement à l’achat de deux des trois terrains) et le 20 décembre 1999, la période comprise entre le 6 avril 1941 et le 8 octobre 1991 pouvait aussi être prise en compte dans le calcul du délai d’usucapion (paragraphe 28 de l’arrêt). Sur ce fondement, la majorité juge que les vendeurs ou leurs prédécesseurs avaient acquis la propriété des terrains en 1952 et que les requérants en étaient devenus les propriétaires en les achetant aux anciens propriétaires (paragraphe 46 de l’arrêt)[2]. La majorité substitue ainsi ses propres vues sur un point crucial du litige à celles du tribunal de comté. Il me semble qu’un décalage aussi net par rapport au jugement définitif rendu à l’issue de la procédure interne n’est guère respectueux du principe de subsidiarité. Mais ce n’est pas là le point principal de mon propos.

Après avoir conclu que les requérants pouvaient se prévaloir de la protection de l’article 1 du Protocole no 1, la majorité examine le grief sur le fond[3]. Ce dernier est (implicitement) requalifié ainsi : faute d’avoir appliqué l’article 388 § 4 de la loi de 1996 sur la propriété parce que celui-ci avait été invalidé le 17 novembre 1999 par la Cour constitutionnelle à compter du 14 décembre 1999, avec effet seulement pour l’avenir, les tribunaux internes ont violé le droit des requérants au respect de leurs biens, en l’occurrence les terrains qu’ils avaient achetés aux propriétaires légitimes (paragraphes 54-55 de l’arrêt). En somme, aux yeux de la majorité, le grief est tiré de l’acceptation par les tribunaux internes de l’abrogation par la Cour constitutionnelle de la possibilité (éphémère) de tenir compte des années de possession entre le 6 avril 1941 et le 8 octobre 1991.

Or, comme le souligne le Gouvernement, ce n’est pas de l’exclusion par les tribunaux internes de cette période aux fins du calcul du nombre d’années de prescription acquisitive dont se plaignent les requérants.

4. Afin de justifier la requalification du grief, la majorité se réfère à la jurisprudence de la Cour selon laquelle « un grief se caractérise par les faits qu’il dénonce et non par les simples moyens ou arguments de droit invoqués » (paragraphe 47 de l’arrêt, citant l’affaire Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I).

Une telle formulation est source de problèmes d’interprétation. Qu’est-ce qu’exactement un « grief » et dans quelle mesure la requalification d’un grief est-elle possible ? Selon la formulation précitée, un grief se caractérise « par les faits qu’il dénonce » (en anglais « by the facts alleged in it »). À mon sens, un grief renferme une allégation et ce sont les faits caractérisant celle-ci qui le qualifient. De plus, la Cour peut à mes yeux requalifier les faits voire, mieux encore, le grief lui-même en considérant que celui-ci doit être examiné sur le terrain d’un autre article ou paragraphe que celui invoqué par le requérant. En revanche, toutefois, il me semble que la Cour ne saurait « créer » un grief nouveau non invoqué par le requérant (Powell et Rayner c. Royaume-Uni, 21 février 1990, § 29, série A no 172).

Il en ressort logiquement que, pour qu’un grief initial et un grief requalifié soient les mêmes, il ne suffit pas que chacun soit fondé sur le même article (article 1 du Protocole no 1) ni que chacun soit dirigé contre la même mesure (refus d’acquisition par usucapion). Les allégations doivent également être les mêmes. Selon moi, tel n’est pas le cas en l’espèce.

5. La majorité déclare recevable le grief requalifié et, suivant le précédent Trgo (Trgo c. Croatie, no 35298/04, 11 juin 2009), elle conclut à une violation de l’article 1 du Protocole no 1.

Pour ma part, la recevabilité du grief tel que présenté par les requérants me pose problème.

Pour autant que les requérants soutiennent que le tribunal de comté a erronément jugé que les prédécesseurs des vendeurs n’avaient pas eu la possession des terrains pendant quarante ans au 6 avril 1941, j’estimerais qu’ils dénoncent l’appréciation de faits par les tribunaux internes.

Pour autant que les requérants soutiennent que le nombre d’années de possession requises pour devenir propriétaire était non pas de quarante ans mais de vingt ans, j’estimerais que cet argument n’a pas été avancé devant les tribunaux internes. En tout état de cause, je considérerais que les requérants critiquent ainsi l’interprétation et l’application du droit interne par les tribunaux internes.

Constatant que ni l’appréciation des faits ni l’interprétation et l’application du droit interne n’étaient arbitraires ou manifestement déraisonnables, je conclurais, à supposer les voies de recours internes épuisées, que le grief est manifestement mal fondé.

6. La majorité cherche clairement à appliquer le raisonnement de l’arrêt Trgo en l’espèce. À supposer même que les faits de la cause puissent eux-mêmes s’y prêter, j’estime que la majorité analyse un grief qui n’a pas été invoqué devant la Cour et que celle-ci ne saurait examiner d’office.

Ce n’est pas parce qu’un requérant a peut-être été victime d’une violation des droits de l’homme qu’une extension de la compétence de la Cour hors des limites fixées par le requérant lui-même dans sa requête peut se justifier. À mes yeux, la Cour sortirait de sa fonction judiciaire si elle venait à en juger autrement.

* * *

[1] Ce n’est pas la première fois que la requalification d’un grief par la majorité est critiquée par un juge dissident. À titre d’exemple récent, voir le paragraphe 3 de l’opinion séparée de la juge Keller dans l’affaire Aldeguer Tomás c. Espagne, no 35214/09, 14 juin 2016.

[2] La majorité dit que « à la date de l’ingérence alléguée », c’est-à-dire – selon elle – à la date du jugement du tribunal de comté (le 29 mai 2008), « les prétentions des requérants à être reconnus propriétaires des trois terrains par usucapion pouvaient s’analyser en un « actif » protégé par l’article 1 du Protocole n° 1 à la Convention » (paragraphe 46 de l’arrêt). Or il me semble que, en réalité, les requérants se plaignent non pas de l’extinction d’une « prétention » mais plutôt du refus par les tribunaux de les reconnaître propriétaires des terrains qui, selon eux, faisaient partie de leurs « biens » existants (au sens de l’article 1 du Protocole n° 1). Je ne m’attarderai toutefois pas sur ce point.

[3] Je laisse en suspens la question de l’épuisement des voies de recours internes, le Gouvernement n’en ayant pas tiré exception.


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-164695
Date de la décision : 28/06/2016
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 1 du Protocole n° 1 - Protection de la propriété (article 1 al. 1 du Protocole n° 1 - Respect des biens)

Parties
Demandeurs : JAKELJIĆ
Défendeurs : CROATIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : DUPLANCIC B.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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