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28/06/2016 | CEDH | N°001-164688

CEDH | CEDH, AFFAIRE RADOMILJA ET AUTRES c. CROATIE, 2016, 001-164688


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE RADOMILJA ET AUTRES c. CROATIE

(Requête no 37685/10)

ARRÊT

STRASBOURG

28 juin 2016

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 20/03/2018

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Radomilja et autres c. Croatie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Işıl Karakaş, présidente,
NebojšaVučinić,
Paul Lemmens,
Valeriu Griţco,
Ksenija Turk

ović,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Georges Ravarani, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du cons...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE RADOMILJA ET AUTRES c. CROATIE

(Requête no 37685/10)

ARRÊT

STRASBOURG

28 juin 2016

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 20/03/2018

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Radomilja et autres c. Croatie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Işıl Karakaş, présidente,
NebojšaVučinić,
Paul Lemmens,
Valeriu Griţco,
Ksenija Turković,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Georges Ravarani, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 31 mai 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 37685/10) dirigée contre la République de Croatie et dont la Cour a été saisie le 17 mai 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») au nom de M. Gašpar Perasović et par cinq autres ressortissants de cet État dont le nom est indiqué en annexe (« les requérants »).

2. Les requérants ont été représentés par Me B. Duplančić, avocat à Split, qui dit aussi avoir représenté M. Perasović. Le gouvernement croate (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme Š. Stažnik.

3. Les requérants voyaient en particulier une violation de leur droit au respect de leurs biens dans le refus par les juridictions internes de leur reconnaître la propriété de terrains qu’ils avaient acquis par voie de prescription (usucapion).

4. Le 23 mai 2014, les griefs fondés sur le droit de propriété ont été communiqués au Gouvernement et la requête déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants résident à Stobreč. Leurs noms et dates de naissance sont indiqués en annexe. M. Gašpar Perasović, décédé le 10 mai 2010, habitait lui aussi à Stobreč.

A. Genèse de l’affaire

6. La législation de l’ex-Yougoslavie, plus précisément l’article 29 de la loi fondamentale de 1980 sur la propriété (paragraphe 24 ci-dessous – « la loi de 1980 »), interdisait l’acquisition par usucapion (dosjelost) des biens en propriété sociale.

7. Le 8 octobre 1991, à l’occasion de la transposition de la loi de 1980 dans l’ordre juridique croate, le parlement croate abrogea cette disposition (paragraphe 25 ci-dessous).

8. Par la suite, la nouvelle loi sur la propriété, adoptée en 1996 et entrée en vigueur le 1er janvier 1997, prévoyait en son article 388 § 4 que la période antérieure au 8 octobre 1991 devait être prise en compte dans le calcul du délai d’acquisition par usucapion des biens immobiliers en propriété sociale (paragraphe 27 ci-dessous).

9. Le 8 juillet 1999, la Cour constitutionnelle de la République croate (Ustavni sud Republike Hrvatske – « la Cour constitutionnelle ») accepta de se saisir de plusieurs pétitions en contrôle de constitutionnalité in abstracto (prijedlog za ocjenu ustavnosti) présentées par d’anciens propriétaires de biens réappropriés à l’époque du régime socialiste, afin d’examiner la constitutionnalité de l’article 388 § 4 de la loi de 1996 sur la propriété.

10. Par une décision du 17 novembre 1999, la Cour constitutionnelle invalida l’article 388 § 4 de la loi de 1996 sur la propriété. Elle jugea que la disposition litigieuse avait un effet rétroactif qui lésait dans leurs droits les tiers (surtout ceux qui, en vertu de la législation de restitution, avaient droit à la restitution de biens réappropriés à l’époque du régime communiste) et était donc anticonstitutionnelle (pour la partie pertinente de cette décision, voir Trgo c. Croatie, no 35298/04, § 17, 11 juin 2009). Cette décision prit effet le 14 décembre 1999, date de sa publication au Journal officiel.

B. Procédure en l’espèce

11. Le 19 avril 2002, M. Perasović et les requérants assignèrent au civil devant le tribunal municipal de Split (Općinski sud u Splitu) la ville de Split (Grad Split ; ci-après « les autorités locales »), demandant la reconnaissance de leur droit de propriété sur les cinq terrains et l’inscription de leurs noms au cadastre. Ils soutenaient que les biens litigieux, bien qu’inscrits à ce livre sous le nom de la commune de Stobreč en tant que continuateur en droit de la ville de Split, s’étaient trouvés en leur possession et en celle de leurs prédécesseurs pendant plus de soixante-dix ans. Ils estimaient que, la possession de ces biens ayant atteint le délai légal d’usucapion, ils en étaient légitimement devenus propriétaires.

12. Par un jugement du 20 septembre 2004, le tribunal municipal donna gain de cause aux demandeurs. Il jugea qu’ils avaient établi qu’eux et leurs prédécesseurs avaient possédé de manière continue et de bonne foi les terrains litigieux depuis au moins 1912. Il en conclut que le délai légal d’acquisition par usucapion avait été atteint au bout de vingt ans, c’est-à-dire en 1932.

13. Par un jugement 17 mai 2007 rendu à la suite d’un appel formé par l’autorité défenderesse, le tribunal de comté de Split (Županijski sud u Splitu) infirma le jugement de première instance et débouta les demandeurs. Il jugea que le tribunal municipal avait correctement établi les faits (possession continue et de bonne foi des terrains depuis 1912) mais avait mal appliqué le droit matériel. Il constata, tout d’abord, que les terrains en question étaient des biens en propriété sociale au 8 octobre 1991 et que la législation applicable ne permettait d’acquérir la propriété de tels biens par usucapion avant cette date que si les conditions légales en la matière avaient été remplies au 6 avril 1941 (paragraphes 18, 24 et 30-31 ci-dessous). Il estima toutefois que ces conditions n’avaient pas été réunies en l’espèce. En effet, il releva que l’article 1472 du code civil de 1811 (applicable en Croatie de 1852 à 1980, paragraphes 17-19 et 21 ci-dessous), les biens immobiliers détenus par les autorités municipales ne pouvaient être acquis par usucapion qu’au bout d’un délai de quarante ans. Or, selon lui, au vu des constats factuels de la juridiction de première instance selon lesquels les demandeurs et leurs prédécesseurs avaient possédé les terrains litigieux depuis 1912 (paragraphe 12 ci-dessus), ce délai n’avait pas été atteint au 6 avril 1941.

14. Les demandeurs formèrent ensuite un recours constitutionnel contre le jugement de seconde instance, alléguant des violations de leurs droits constitutionnels à l’égalité devant la loi, à l’égalité devant les tribunaux et à un procès équitable.

15. Par une décision du 30 septembre 2009, la Cour constitutionnelle rejeta ce recours et, le 19 novembre 2009, elle signifia cette décision au représentant des requérants.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. La loi relative à la Cour constitutionnelle

16. La disposition pertinente de la loi constitutionnelle de 1999 relative à la Cour constitutionnelle (Ustavni zakon o Ustavnom sudu Republike Hrvatske, Journal officiel no 99/99, avec des modifications ultérieures), en vigueur depuis le 24 septembre 1999, est libellée ainsi :

Article 53

« 1. La Cour constitutionnelle invalide [ukinuti] toute loi ou disposition d’une loi qu’elle jugerait incompatible avec la Constitution (...)

2. Sauf si la Cour constitutionnelle en décide autrement, la loi ou les dispositions invalidée(s) cesse(nt) de produire leurs effets dès la date de publication au Journal officiel de la décision de la Cour constitutionnelle [c’est-à-dire pour l’avenir]. »

B. Législation et pratique en matière de propriété

1. Le code civil de 1811

17. Le code civil général autrichien de 1811 (Opći građanski zakonik – « le code civil de 1811 ») entra en vigueur sur le territoire actuel de la Croatie le 1er mai 1853.

18. La loi d’invalidation de la législation promulguée avant le 6 avril 1941 et pendant l’occupation ennemie (Zakon o nevažnosti pravnih propisa donesenih prije 6. aprila 1941. i za vrijeme neprijateljske okupacije, Journal officiel de la République populaire fédérative de Yougoslavie nos 86/46 et 105/47), promulguée en 1946, priva de tout effet juridique la totalité des lois en vigueur au 6 avril 1941, y compris le code civil. Toutefois, elle permettait l’application de la législation d’avant-guerre pourvu que celle-ci ne fût pas contraire à la Constitution de la Yougoslavie ou de ses républiques constitutives, ou à la législation en vigueur.

19. Les règles du code civil en matière immobilière demeurèrent donc applicables sous ces conditions jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi de 1980 (paragraphe 22 ci-dessous), dont les dispositions pertinentes sont exposées ci-dessous.

20. L’article 1468 disposait que le possesseur d’un bien immobilier inscrit au livre foncier sous le nom d’une autre personne pouvait l’acquérir par usucapion au bout de trente ans.

21. L’article 1472 disposait que le possesseur d’un bien immobilier appartenant à une autorité étatique, municipale ou ecclésiastique pouvait en devenir le propriétaire par usucapion au bout de quarante ans.

2. La loi de 1980 sur la propriété

22. Les dispositions pertinentes de la loi sur les relations de propriété élémentaires (Zakon o osnovnim vlasničkopravnim odnosima, Journal officiel de la République socialiste fédérative de Yougoslavie nos 6/1980 et 36/1990 – « la loi de 1980 »), entrée en vigueur le 1er septembre 1980, sont exposées ci-dessous.

23. Son article 28 disposait que le possesseur de bonne foi d’un bien immobilier propriété d’autrui pouvait l’acquérir par usucapion au bout de vingt ans.

24. Son article 29 interdisait l’acquisition par usucapion de la propriété des biens en propriété sociale.

25. L’article 3 de la loi sur la transposition des relations de propriété élémentaires (Zakon o preuzimanju zakona o osnovnim vlasničkopravnim odnosima, Journal officiel de la République de Croatie no 53/1991 du 8 octobre 1991), entrée en vigueur le 8 octobre 1991, abrogea l’article 29 de la loi de 1980.

3. La loi de 1996 sur la propriété

26. Les dispositions pertinentes de la loi sur la propriété et autres droits réels (Zakon o vlasništvu i drugim stvarnim pravima, Journal officiel no 91/96, avec des modifications ultérieures – « la loi de 1996 »), en vigueur depuis le 1er janvier 1997, sont libellées ainsi :

Troisième partie

DROIT DE PROPRIÉTÉ

(...)

Chapitre 6

ACQUISITION DE LA PROPRIÉTÉ

Moyens juridiques d’acquisition

Article 114

« 1. La propriété peut être acquise en vertu d’un accord juridique, par l’effet d’une décision d’une autorité publique, judiciaire ou autre, par voie de succession ou par l’effet de la loi. »

Acquisition [de la propriété] par l’effet de la loi

(...)

d. Acquisition par usucapion

Article 159

« 1. Le possesseur exclusif d’un bien [donné] peut l’acquérir par usucapion (...) s’il a exercé sa possession de manière continue pendant un certain délai fixé par la loi et s’il a la capacité d’en devenir le propriétaire.

2. Le possesseur exclusif d’un bien, s’il a exercé sa possession sur la base d’un juste titre, de bonne foi et en l’absence de tout vice, peut l’acquérir par usucapion au bout de trois ans si c’est un meuble et au bout de dix ans si c’est un immeuble.

3. Le possesseur exclusif d’un bien, s’il a exercé sa possession à tout le moins de bonne foi et de manière continue (...), peut l’acquérir par usucapion au bout de dix ans si c’est un meuble et au bout de vingt ans si c’est un immeuble.

4. Le possesseur exclusif d’un bien propriété de la République de Croatie (...) peut l’acquérir par usucapion (...) s’il a exercé sa possession de manière continue pendant un certain délai deux fois plus long que ceux fixés aux paragraphes 2 et 3 du présent article. »

27. L’article 388 de la loi de 1996 était initialement libellé ainsi :

Article 388

« 1. L’acquisition, la modification, les effets juridiques et l’extinction des droits réels postérieurement à l’entrée en vigueur de la présente loi sont régis par les dispositions de celle-ci (...)

2. L’acquisition, la modification, les effets juridiques et l’extinction des droits réels antérieurement à l’entrée en vigueur de la présente loi sont régis par les règles applicables à la date de l’acquisition, de la modification, de la prise d’effet ou de l’extinction de ces droits.

3. Tout délai d’acquisition ou d’extinction d’un droit réel fixé par la présente loi qui aurait commencé à courir avant l’entrée en vigueur de celle-ci se poursuivra conformément au paragraphe 2 du présent article (...)

4. Dans le calcul du délai d’acquisition par usucapion des biens immobiliers en propriété sociale détenus au 8 octobre 1991 et d’acquisition d’[autres] droits réels sur les biens de ce type, le temps écoulé avant cette date est aussi pris en compte. »

28. Après l’invalidation par la Cour constitutionnelle le 17 novembre 1999 du paragraphe 4 de l’article 388 de la loi de 1996, jugé inconstitutionnel (paragraphe 10 ci-dessus), cette disposition fut remaniée par la loi de 2001 portant modification de la loi de 1996 (Zakon o izmjeni i dopuni Zakona vlasništvu i drugim stvarnim pravima, Journal officiel no 114/01), entrée en vigueur le 20 décembre 2001. Voici le nouveau texte du paragraphe 4 :

« Dans le calcul du délai d’acquisition par usucapion des biens immobiliers en propriété sociale détenus au 8 octobre 1991 et d’acquisition d’[autres] droits réels sur les biens de ce type, le temps écoulé avant cette date n’est pas pris en compte. »

4. Pratique pertinente

29. Selon l’interprétation retenue lors de la séance plénière élargie de la Cour suprême fédérale de Yougoslavie tenue le 4 avril 1960, le possesseur de bonne foi d’un bien immobilier pouvait en devenir le propriétaire par usucapion au bout de vingt ans.

30. Dans huit de ses décisions, la Cour suprême a jugé que cette interprétation était le reflet du droit de l’époque. Dans l’affaire Rev 250/03-2 (16 juin 2004), elle a dit ceci :

« Étant établi que le bien litigieux était au 8 octobre 1991 un bien en propriété sociale (...), il faut, afin de déterminer si le bien a été acquis par usucapion au regard du paragraphe 4 de l’article 388 de la loi [de 1996] sur la propriété, rechercher si le demandeur, par le biais des prédécesseurs en titre, s’était trouvé en possession du bien litigieux avant le 6 avril 1941 [donc pendant une durée suffisante] pour en devenir le propriétaire par usucapion conformément aux dispositions applicables à l’époque et à la manière dont elles étaient appliquées sur la base de l’interprétation retenue lors de la séance plénière élargie de la Cour suprême fédérale de Yougoslavie tenue le 4 avril 1960. »

31. Dans l’affaire Rev-x 51/13-2 (23 juillet 2014), la Cour suprême a dit ceci :

« Les juridictions inférieures ont débouté le demandeur au motif qu’il avait commencé à acquérir (...) la propriété du bien par usucapion dès sa vente en [1969], à l’époque où celui-ci était [encore] propriété privée. Le [délai d’acquisition de la propriété] par usucapion avait donc commencé [à courir] avant l’entrée en vigueur de la loi [de 1980] sur la propriété, à une époque où les règles de l’ancien code civil [de 1811] étaient toujours applicables. En vertu de l’article 1468 du code civil [de 1811], le délai de trente ans, ou de vingt ans selon l’interprétation retenue lors de la séance plénière élargie de la Cour suprême fédérale de Yougoslavie tenue le 4 avril 1960, était le délai d’usucapion à retenir. Or il n’avait pas expiré à la date de l’entrée en vigueur de la loi [de 1980] sur la propriété et il a donc continué à courir [conformément à cette loi]. Le délai nécessaire d’acquisition de la propriété du bien litigieux par usucapion aurait dû expirer en 1989. [Or, à ce moment-là, ce bien, cédé en 1983, était déjà devenu un bien en propriété sociale]. Étant donné que, au moment où le bien est devenu un bien en propriété sociale (en 1983), le délai d’acquisition de la propriété par usucapion, d’une durée de vingt ans, n’avait pas expiré puisque la période allant de 1983 au 8 octobre 1991 (date d’abrogation de l’article 29 de la loi [de 1980] sur la propriété) ne pouvait être comptabilisée pour le calcul du délai nécessaire à l’acquisition de la propriété par usucapion, le demandeur n’avait pas acquis la propriété du bien par ce biais. »

C. Autre texte pertinent

La loi relative à la procédure civile

32. Les dispositions pertinentes de la loi relative à la procédure civile (Zakon o parničnom postupku, Journal officiel de la République fédérative socialiste de Yougoslavie no 4/1977, avec des modifications ultérieures, et Journal officiel de la République de Croatie no 53/91, avec des modifications ultérieures), étaient ainsi libellées :

5a. Réouverture d’un procès à la suite d’un arrêt définitif de la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg constatant une violation d’un droit de l’homme ou d’une liberté fondamentale

Article 428a

« 1. À la suite d’un constat par la Cour européenne des droits de l’homme d’une violation d’un droit de l’homme ou d’une liberté fondamentale garantis par la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ou par un Protocole additionnel à celle-ci, ratifié par la République de Croatie, une partie peut, dans les trente jours à compter de la date où l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme sera devenu définitif, demander au tribunal de la République de Croatie qui avait tranché en première instance le litige dans le cadre duquel la décision contraire au droit de l’homme ou à la liberté fondamentale avait été rendue, d’annuler la décision [en question].

2. La procédure exposée au paragraphe 1 du présent article est conduite en appliquant, mutatis mutandis, les dispositions régissant la réouverture des procès.

3. Dans le cadre du nouveau procès, les tribunaux sont tenus de se conformer aux motifs de droit exposés dans l’arrêt définitif de la Cour européenne des droits de l’homme constatant une violation d’un droit de l’homme ou d’une liberté fondamentale. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

33. Les requérants soutiennent que le jugement du tribunal de comté de Split les a privés de biens qu’ils avaient acquis par l’effet de la loi. Leur représentant soulève le même grief au nom de M. Perasović. Ils invoquent l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

34. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

35. Le gouvernement conteste la recevabilité de la requête, estimant que celle-ci est incompatible ratione personae à l’égard de M. Perasović, que les requérants ont abusé de leur droit de recours et que l’article 1 du Protocole no 1 est inapplicable en l’espèce.

1. Sur la compatibilité ratione personae

a. Thèse des parties

36. Par une lettre du 26 novembre 2015, le Gouvernement a fait part à la Cour du décès de Gašpar Perasović le 10 mai 2010, soit sept jours avant l’introduction de la requête en l’espèce le 17 mai 2010 (paragraphe 1 ci-dessus). Pour preuve, il a joint à cette lettre le certificat de décès de cette personne. Il prie donc la Cour de déclarer la requête irrecevable ratione personae à l’égard de M. Perasović.

37. Le représentant des requérants affirme qu’il ignorait le décès de M. Perasović aussi bien à la date de l’introduction de la requête pour le compte de ce dernier que postérieurement. À l’appui de son assertion, il souligne que le certificat de décès produit par le Gouvernement indique que le décès de M. Perasović n’a été inscrit au registre d’état civil que le 25 mai 2010, soit après l’introduction de la requête en l’espèce. Il ajoute que les héritiers de M. Perasović (son épouse et ses deux fils), bien qu’avisés de la procédure devant la Cour, ne l’avaient pas informé du décès de leur époux et père car, ignorant le droit, ils pensaient s’être automatiquement substitués à lui dans son recours. Enfin, il fait savoir à la Cour que les héritiers de M. Perasović ont décidé de faire passer le recours sous le nom de l’un d’eux, son fils, M. Marin Perasović, lequel entend donc poursuivre la requête introduite par son défunt père. À cette fin, il joint la procuration l’autorisant à représenter M. Marin Perasović en la présente instance.

b. Appréciation de la Cour

38. Compte tenu de sa jurisprudence (Dupin c. Croatie (déc.), no 36868/03, 7 juillet 2009, et les affaires y citées), la Cour estime que la requête en l’espèce, pour autant qu’elle concerne M. Gašpar Perasović, est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention, et doit être rejetée en application du paragraphe 4 de ce dernier article.

39. Pour ce qui est des héritiers de M. Perasović et de la question de savoir s’ils peuvent poursuivre la requête introduite au nom de ce dernier, la Cour considère que, le décès étant antérieur à l’introduction de cette requête, la présente affaire n’est pas comparable aux affaires dans lesquelles les héritiers d’un requérant avaient été autorisés à poursuivre une requête déjà introduite. Autrement dit, les héritiers de M. Perasović ne peuvent poursuivre la requête au nom de ce dernier parce qu’il n’a effectivement jamais participé à la procédure conduite devant elle (Dupin, précité, et les affaires y citées).

2. Sur l’abus du droit de recours

40. Par la même lettre du 26 novembre 2015, le Gouvernement prie également la Cour de dire si le défaut de mention à celle-ci du décès de M. Perasović par les requérants et leur représentant peut s’analyser en un abus du droit de recours.

41. Le représentant des requérants se réfère à ses observations produites en réponse à l’exception d’irrecevabilité pour incompatibilité ratione personae présentée par le Gouvernement. Il dit que les héritiers de M. Perasović n’ont jamais eu l’intention de dissimuler le moindre élément d’information. Il rappelle en particulier que, s’ils n’ont informé ni lui ni la Cour du décès de leur époux et père, ce n’était pas délibérément mais à cause de leur ignorance du droit.

42. La Cour considère que, compte tenu du nombre de requérants, le décès de M. Perasović n’est pas un fait d’une importance telle qui mérite que sa non-communication à la Cour puisse s’analyser en un abus du droit de recours. L’exception tirée par le Gouvernement d’un tel abus doit donc être rejetée.

3. Sur la recevabilité

a. Thèses des parties

i) Le Gouvernement

43. Le Gouvernement estime que la présente affaire n’est pas comparable à l’affaire Trgo précitée, dans laquelle la Cour a jugé que l’article 1 du Protocole no 1 était applicable, puis conclu finalement à une violation de cette disposition. Il soutient en particulier que, contrairement à la situation dans l’affaire Trgo, les requérants en l’espèce ont formé une action au civil postérieurement à l’invalidation par la Cour constitutionnelle de l’article 388 § 4 de la loi de 1996 (paragraphes 10-11 ci-dessus). Dès lors, selon lui, les requérants ne pouvaient nourrir l’espérance légitime que cette disposition leur serait appliquée et que leur action en reconnaissance de la propriété des biens en question serait couronnée de succès.

44. Le Gouvernement ajoute que les requérants font sienne cette thèse sur tous les points parce qu’ils admettent que leur situation est différente, d’un point de vue tant factuel que juridique, de celle de l’affaire Trgo (paragraphe 48 ci-dessous). À ses yeux, les arguments des requérants qui, selon eux, justifieraient malgré tout l’applicabilité de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (paragraphes 45 à 47 ci-dessous) se rapportent à des questions de fait et d’application du droit interne que, au regard de la Convention, il n’appartient pas à la Cour d’examiner.

ii) Les requérants

45. Les requérants estiment applicable l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention parce que leur action en reconnaissance de propriété des terrains en question était suffisamment fondée au regard du droit national, plus précisément l’interprétation retenue lors de la séance plénière élargie de la Cour suprême fédérale de Yougoslavie tenue le 4 avril 1960, que la Cour suprême croate continuait d’appliquer dans des affaires similaires à la leur (paragraphes 29 à 31 ci-dessus). Cette interprétation permettrait au possesseur de bonne foi d’un bien immobilier d’en devenir le propriétaire par usucapion au bout de vingt ans (paragraphe 29 ci-dessus).

46. Aux yeux des requérants, la seule question qui se pose en l’espèce est de savoir si, oui ou non, le délai d’acquisition de la propriété par usucapion avait expiré dans leur cas au 6 avril 1941. L’interprétation susmentionnée qui exigeait vingt ans de possession de bonne foi (paragraphes 29 et 45 ci-dessus), s’ajoutant aux constats de fait et les juridictions internes selon lesquels eux et leurs prédécesseurs avaient possédé les terrains en question depuis 1912 (paragraphes 12-13 ci-dessus), conduirait à y répondre par l’affirmative. Les requérants estiment donc qu’ils pouvaient nourrir l’espérance légitime que leur action tendant à se faire reconnaître propriétaires de ces terrains serait couronnée de succès. Or le tribunal de comté de Split et la Cour constitutionnelle auraient mal appliqué le droit interne et rejeté leurs actions en retenant un délai d’usucapion de quarante ans.

47. Les requérants contestent également les constats de fait opérés par les juridictions internes, estimant que celles-ci ont mal interprété la déposition sur la base de laquelle ils avaient conclu qu’eux et leurs prédécesseurs avaient possédé les terrains en question depuis 1912 (paragraphes 12-13 ci-dessus). En réalité, il ressortirait de cette déposition qu’ils s’étaient trouvés en possession des biens depuis 1900.

48. Au vu de ce qui précède (paragraphes 45 à 48 ci-dessus), les requérants estiment sans pertinence en l’espèce les conclusions de la Cour dans l’affaire Trgo précitée. En particulier, en réponse aux observations du Gouvernement, ils disent ceci :

« (...) la Cour a précisé que l’affaire Trgo était la jurisprudence à retenir ; or le contexte factuel et juridique de [cette] affaire n’est pas le même que celui de la présente espèce. En particulier, l’affaire Trgo concernait la reconnaissance de la propriété acquise par usucapion pendant la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991, tandis que les requérants en l’espèce ne soutiennent pas – et n’ont pas la moindre raison de penser – que cette période doive être prise en compte dans le calcul du délai de prescription acquisitive puisqu’ils sont devenus propriétaires [des terrains en question par usucapion] abstraction faite de [cette période].

L’affaire Trgo ne peut donc être considérée comme la jurisprudence pertinente en l’espèce. »

2. Appréciation de la Cour

49. La Cour ne juge pas nécessaire de se prononcer sur la thèse, soutenue par les requérants, de l’applicabilité de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (paragraphes 45 à 48 ci-dessus) parce que, de toute façon, cette disposition est applicable en l’espèce pour les motifs exposés ci-dessous.

50. Le Gouvernement soutient que les circonstances de la présente affaire se distinguent de celle de l’affaire Trgo, dans laquelle l’article 1 du Protocole no 1 avait été jugé applicable (paragraphe 43 ci-dessus). Il se fonde sur ce que les requérants en l’espèce ont formé leur action au civil le 4 avril 2002, soit postérieurement à l’abrogation de l’article 388 § 4 de la loi de 1996 dans sa version initiale (paragraphes 10-11 et 43 ci-dessus). Cette disposition, en vigueur entre le 1er janvier 1997 et le 14 décembre 1999 (paragraphes 8, 10 et 26 ci-dessus), prévoyait que, dans le calcul du délai d’acquisition par usucapion de biens immobiliers en propriété sociale détenus au 8 octobre 1991, le temps écoulé antérieurement à cette date devait être pris en compte (paragraphes 8 et 27 ci-dessus).

51. À cet égard, la Cour rappelle ce qu’elle a conclu dans l’affaire Trgo :

« 46. La Cour relève que, en droit croate, la propriété, en principe, peut être acquise de plein droit par usucapion dès lors que toutes les conditions légales sont remplies (...)

48. Il apparaîtrait à la lecture des constats des juridictions internes (...) que nul ne contestait que le requérant et sa mère avaient exercé de bonne foi la possession exclusive et continue du bien en question depuis 1953, soit pendant plus de quarante ans, et que, dès 1993, il avait donc satisfait aux conditions légales d’acquisition de la propriété par usucapion. Il peut en être déduit que, au 1er janvier 1997, date d’entrée en vigueur de la loi de 1996, le requérant était, sur la base de l’article 388 § 4 de la loi de 1996, le propriétaire du terrain en question par l’effet de la loi. Cette disposition était restée en vigueur jusqu’à son abrogation par la Cour constitutionnelle près de trois ans plus tard. La Cour estime donc que la prétention du requérant était suffisamment fondée au regard du droit national pour s’analyser en un « actif » protégé par l’article 1 du Protocole no 1 ».

52. Il ressort de ces conclusions que la date d’introduction par le requérant d’une action au civil n’a aucune incidence sur la question de savoir si ses prétentions à être reconnu propriétaire d’un bien par usucapion peuvent s’analyser en un « actif » protégé par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Ce qui importe, c’est plutôt de savoir s’il avait acquis la propriété du bien en question par l’effet de la loi à l’époque où l’article 388 § 4 de la loi de 1996, dans sa version initiale, était encore en vigueur (paragraphes 8, 10 et 26-27 ci-dessus).

53. Au vu des constats de fait opérés par les juridictions internes en l’espèce, selon lesquels, déjà en 1912, soit pendant plus de quarante ans, les requérants et leurs prédécesseurs avaient possédé les terrains en question de bonne foi (paragraphes 12-13 ci-dessus), il apparaîtrait que, déjà en 1952, ils avaient satisfait aux conditions légales d’acquisition de la propriété par usucapion. Il peut donc en être déduit que, par l’effet de la loi, en l’occurrence l’article 388 § 4 de la loi de 1996 dans sa version initiale, les requérants étaient devenus les propriétaires des terrains en question au 1er janvier 1997, date d’entrée en vigueur de cette loi (paragraphes 26-27 ci-dessus). Cette disposition est restée en vigueur jusqu’à son invalidation par la Cour constitutionnelle, avec effet uniquement pour l’avenir, près de trois ans plus tard (paragraphes 10 et 16 ci-dessus). La Cour estime donc que, à la date de l’ingérence alléguée (paragraphe 13 ci-dessus), les prétentions des requérants à être reconnus propriétaires des trois terrains par usucapion pouvaient s’analyser en un « actif » protégé par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

54. Quant à la thèse, défendue par le Gouvernement, de l’admission par les requérants d’une différence entre le contexte factuel et juridique de la présente affaire et celui de l’affaire Trgo (paragraphe 44 ci-dessus), la Cour rappelle qu’un grief se caractérise par les faits qu’il dénonce et non par les simples moyens ou arguments de droit invoqués (voir, parmi de nombreux autres précédents, Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I). Elle rappelle en outre que la question de l’applicabilité de tel ou tel article de la Convention ou d’un Protocole à celle-ci est une question qui touche à sa compétence ratione materiae. L’étendue de la compétence de la Cour est déterminée par la Convention elle-même, spécialement par son article 32, et non par les observations soumises par les parties dans une affaire donnée. Aussi la Cour doit-elle, dans chaque affaire portée devant elle, s’assurer qu’elle est compétente pour connaître de la requête, et il lui faut donc examiner d’office la question de sa compétence (Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, § 67, CEDH 2006‑III, et Nylund c. Finlande (déc.), no 27110/95, CEDH 1999‑VI).

55. L’exception d’inapplicabilité de cet article formée par le Gouvernement doit donc également être rejetée.

4. Conclusion

56. La Cour constate également que la requête en l’espèce n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, pour autant qu’elle n’a pas été introduite au nom de M. Perasović. Elle doit donc être déclarée recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a. Les requérants

57. Ainsi qu’il a déjà été exposé ci-dessus (paragraphes 45-46), les requérants soutiennent que les juridictions internes ont mal appliqué en l’espèce les règles de droit interne pertinentes et que l’ingérence dans leur droit au respect de leurs biens n’était donc pas prévue par la loi. Ils estiment également que jamais un tiers n’a acquis ni revendiqué le moindre droit sur les terrains en question.

b. Le Gouvernement

58. Le Gouvernement soutient que, au cas où la Cour viendrait à reconnaître que l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention était applicable en l’espèce et que, dès lors, le jugement du tribunal de comté de Split s’analysait en une ingérence dans le droit des requérants au respect de leurs biens, cette ingérence était justifiée. En particulier, cette ingérence aurait été prévue par la loi parce que fondée sur le texte modifié de l’article 388 de la loi de 1996, notamment son paragraphe 4, et sur l’article 1472 du code civil de 1811 (paragraphes 21 et 28 ci-dessus). De plus, elle aurait été d’intérêt public (général) et proportionnée.

2. Appréciation de la Cour

59. La Cour a déjà constaté une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention dans une affaire où étaient soulevées des questions similaires à celles examinées en l’espèce (Trgo, précité, §§ 54-68).

60. Au vu de l’ensemble des éléments du dossier, la Cour considère que le Gouvernement n’a avancé aucun élément de fait ou argument susceptible de la convaincre de tirer une conclusion différente en l’espèce.

61. En particulier, rien n’indique – et le Gouvernement ne plaide pas – qu’une personne autre que les autorités locales elles-mêmes ait acquis le moindre droit sur les terrains en question ni qu’une partie autre que les requérants ait jamais revendiqué le moindre droit à l’égard de ces biens. La Cour estime donc que les raisons qui ont poussé la Cour constitutionnelle à invalider l’article 388 § 4 de la loi de 1996 (paragraphes 10 et 27 ci-dessus) n’entrent pas en ligne de compte en l’espèce. Cette disposition a été invalidée afin de protéger les droits des tiers, tandis qu’ici aucun droit de ce type n’était en jeu (Trgo, précité, § 66).

62. Dans ces conditions, les requérants, qui s’étaient raisonnablement fiés à cette législation ultérieurement invalidée pour inconstitutionnalité, n’ont pas – faute d’atteinte aux droits des tiers – à assumer les conséquences de la propre faute de l’État que constituait l’adoption de cette législation inconstitutionnelle (Trgo, précité, § 67). D’ailleurs, par l’effet de cette invalidation, les autorités locales ont recouvré la propriété des terrains acquis par les requérants par usucapion sur la base de la disposition ultérieurement jugée inconstitutionnelle (voir, à titre de comparaison, Trgo, précité, ibidem). Ainsi, l’État s’est prévalu de sa propre faute (Trgo, précité, ibidem), étant entendu que, du point de vue de la Cour, la hiérarchie entre les différents organes de l’État (ici entre les autorités locales et les autorités centrales) est sans incidence sur l’examen par celle-ci d’une requête dont elle est saisie (voir, par exemple, Čikanović c. Croatie, no 27630/07, § 53, 5 février 2015). La Cour rappelle que c’est à l’État qu’il incombe d’assumer le risque d’une faute des pouvoirs publics et qu’il ne faut pas y remédier aux dépens de la personne touchée, surtout lorsqu’aucun autre intérêt privé concurrent n’est en jeu (Trgo, précité).

63. Il y a donc eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

64. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

1. Thèses des parties

65. Les requérants réclament 3 497 175,50 kunas croates (HRK) pour dommage matériel et 100 000 HRK pour dommage moral.

66. Le Gouvernement s’oppose à ces demandes.

2. Appréciation de la Cour

a. Dommage matériel

67. La Cour rappelle qu’un arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation juridique au regard de la Convention de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences. Si le droit national ne permet pas ou ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de la violation, l’article 41 l’habilite à accorder, s’il y a lieu, à la partie lésée la satisfaction qui lui semble appropriée (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, §§ 32-33, CEDH 2000‑XI). Sur ce point, la Cour relève que l’article 428a de la loi relative à la procédure civile permet désormais aux requérants de demander la réouverture du procès civil à l’égard duquel elle avait constaté une violation de la Convention. Compte tenu de la nature des griefs soulevés par les requérants sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 et des motifs de son constat de violation de cet article, elle considère que le meilleur moyen en l’espèce d’effacer les conséquences de cette violation serait la réouverture de la procédure dénoncée. Le droit interne le permettant, elle estime qu’il n’y a pas lieu d’accorder aux requérants la moindre somme pour dommage matériel (Trgo, précité, § 75).

68. Au vu de ce qui précède, la Cour rejette la demande des requérants au titre d’un dommage matériel.

b. Dommage moral

69. Pour ce qui est de la demande au titre d’un dommage moral, la Cour estime que le constat de violation de l’article 1 du Protocole no 1 vaut en lui-même satisfaction équitable suffisante au vu des circonstances (Trgo, précité, § 77).

B. Frais et dépens

70. Les requérants demandent également 53 720 HRK pour leurs frais et dépens occasionnés devant les juridictions internes et 139 880 HRK pour ceux occasionnés devant la Cour.

71. Le Gouvernement s’oppose à ces demandes.

72. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.

73. En l’espèce, au vu du dossier et compte tenu des critères ci-dessus, la Cour juge raisonnable d’accorder aux requérants la somme de 2 000 euros (EUR) pour leurs frais et dépens occasionnés devant elle, plus tout montant pouvant être dû par eux à titre d’impôt sur cette somme.

74. En revanche, s’agissant de la demande au titre des frais et dépens occasionnés par la procédure interne, la Cour estime qu’il y a lieu de la rejeter, les requérants ayant la possibilité d’obtenir le remboursement de ces frais dans le cadre de la demande de réouverture (paragraphe 67 ci-dessus, et Vinčić et autres c. Serbie, nos 44698/06, et 30 autres requêtes, § 65, 1er décembre 2009).

C. Intérêts moratoires

75. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare, à l’unanimité, la requête irrecevable pour autant qu’elle a été introduite au nom de M. Gašpar Perasović ;

2. Déclare, à la majorité, la requête recevable pour le reste ;

3. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

4. Dit, par six voix contre une, que le constat de violation vaut en lui-même satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral subi par les requérants ;

5. Dit, par six voix contre une,

a) que l’État défendeur doit verser conjointement aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où le présent arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 2 000 EUR (deux mille euros), à convertir en kunas croates au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû par eux à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 28 juin 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithIşıl Karakaş
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion du juge Lemmens.

A.I.K.
S.H.N.

OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DU JUGE LEMMENS

(Traduction)

1. À mon regret, je ne puis partager les conclusions de la majorité en l’espèce.

Je crains que les décisions déclarant la requête recevable et fondée (sauf dans la mesure où elle a été introduite au nom de M. Gašpar Perasović, décédé) ne reposent sur une requalification bien trop excessive du grief[1].

2. Dans la requête dont ils ont saisi la Cour, les requérants se plaignent d’avoir été privés par le tribunal de comté de Split des biens qu’ils disent avoir acquis par usucapion.

Le tribunal de comté a considéré que ces biens pouvaient être acquis au bout de quarante ans de possession continue et il a ajouté que seules les années de possession antérieures au 6 avril 1941 et postérieures au 8 octobre 1991 pouvaient être prises en compte, pas celles entre ces dates. S’agissant des faits, il a jugé que les requérants et leurs prédécesseurs ne s’étaient trouvés en possession des terrains de manière continue et de bonne foi qu’à partir de 1912 et que le délai de quarante ans requis n’avait donc pas expiré au 6 avril 1941. Il en a conclu que les terrains ne pouvaient être inscrits sous le nom des requérants et qu’ils devaient le rester sous le nom de la ville de Split (paragraphe 13 de l’arrêt).

Les requérants dénoncent cette décision en invoquant deux moyens. Premièrement, ils soutiennent que le délai d’usucapion requis était non pas de quarante ans mais seulement de vingt ans et qu’eux et leurs prédécesseurs avaient donc satisfait à cette condition au 6 avril 1941 (paragraphes 46 et 57 de l’arrêt). Deuxièmement, et à titre subsidiaire, ils estiment que c’est à tort que le tribunal de comté a conclu qu’eux et leurs prédécesseurs n’avaient pas eu la possession des terrains pendant quarante ans au 6 avril 1941 (paragraphes 47 et 57 de l’arrêt). En somme, ils considèrent que le tribunal de comté a erronément jugé que les prédécesseurs des vendeurs n’avaient pas déjà rempli la condition des quarante ans au 6 avril 1941. Ils disent explicitement ne pas plaider que la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991 aurait dû être prise en compte et qu’ils ne s’attendaient aucunement à ce qu’elle le soit (paragraphe 48 de l’arrêt).

3. Le grief examiné par la majorité semble être un grief différent.

La majorité fait sienne la conclusion du tribunal du comté que le délai d’usucapion requis était de quarante ans (paragraphe 53 de l’arrêt), rejetant ainsi (implicitement) la première thèse des requérants. Afin de rechercher si le nombre d’années de possession avait été atteint, elle se fonde sur la disposition transitoire de l’article 388 § 4 de la loi de 1996 sur la propriété – une disposition que les requérants n’ont invoquée ni dans la procédure devant les tribunaux nationaux ni dans leur requête devant la Cour. En vertu de cette disposition, en vigueur entre le 1er janvier 1997 et le 20 décembre 1999 (soit deux ans et six mois avant l’introduction par les requérants de leur action en reconnaissance de leur droit de propriété), la période comprise entre le 6 avril 1941 et le 8 octobre 1991 pouvait aussi être prise en compte dans le calcul du délai d’usucapion (paragraphe 27 de l’arrêt). Sur ce fondement, la majorité juge que les requérants et leurs prédécesseurs avaient acquis la propriété des terrains en 1952 (paragraphe 53 de l’arrêt)[2]. La majorité substitue ainsi ses propres vues sur un point crucial du litige à celles du tribunal de comté. Il me semble qu’un décalage aussi net par rapport au jugement définitif rendu à l’issue de la procédure interne n’est guère respectueux du principe de subsidiarité. Mais ce n’est pas là le point principal de mon propos.

Après avoir conclu que les requérants pouvaient se prévaloir de la protection de l’article 1 du Protocole no 1, la majorité examine le grief sur le fond[3]. Ce dernier est (implicitement) requalifié ainsi : faute d’avoir appliqué l’article 388 § 4 de la loi de 1996 sur la propriété parce que celui-ci avait été invalidé le 17 novembre 1999 par la Cour constitutionnelle à compter du 14 décembre 1999, avec effet seulement pour l’avenir, les tribunaux internes ont violé le droit des requérants au respect de leurs biens, en l’occurrence les terrains (paragraphes 61-62 de l’arrêt). En somme, pour la majorité, le grief est tiré de l’acceptation par les tribunaux internes de l’abrogation par la Cour constitutionnelle de la possibilité (éphémère) de tenir compte des années de possession entre le 6 avril 1941 et le 8 octobre 1991.

Or, comme le souligne le Gouvernement et comme le reconnaît même la majorité (paragraphe 48 de l’arrêt), les requérants ne soutiennent explicitement pas que la période allant du 6 avril 1941 au 8 octobre 1991 doit être prise en compte aux fins du calcul du nombre d’années de prescription acquisitive.

4. Afin de justifier la requalification du grief, la majorité se réfère à la jurisprudence de la Cour selon laquelle « un grief se caractérise par les faits qu’il dénonce et non par les simples moyens ou arguments de droit invoqués » (paragraphe 54 de l’arrêt, citant l’affaire Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I).

Une telle formulation est source de problèmes d’interprétation. Qu’est-ce qu’exactement un « grief » et dans quelle mesure la requalification d’un grief est-elle possible ? Selon la formulation précitée, un grief se caractérise « par les faits qu’il dénonce » (en anglais « by the facts alleged in it »). À mon sens, un grief renferme une allégation et ce sont les faits caractérisant celle-ci qui le qualifient. De plus, la Cour peut à mes yeux requalifier les faits voire, mieux encore, le grief lui-même en considérant que celui-ci doit être examiné sur le terrain d’un autre article ou paragraphe que celui invoqué par le requérant. En revanche, toutefois, il me semble que la Cour ne saurait « créer » un grief nouveau non invoqué par le requérant (Powell et Rayner c. Royaume-Uni, 21 février 1990, § 29, série A no 172).

Il en ressort logiquement que, pour qu’un grief initial et un grief requalifié soient les mêmes, il ne suffit pas que chacun soit fondé sur le même article (article 1 du Protocole no 1) ni que chacun soit dirigé contre la même mesure (refus d’acquisition par usucapion). Les allégations doivent également être les mêmes. Selon moi, tel n’est pas le cas en l’espèce.

5. La majorité déclare recevable le grief requalifié et, suivant le précédent Trgo (Trgo c. Croatie, no 35298/04, 11 juin 2009), elle conclut à une violation de l’article 1 du Protocole no 1.

Pour ma part, la recevabilité du grief tel que présenté par les requérants me pose problème.

Pour autant que les requérants soutiennent que le nombre d’années de possession requises pour devenir propriétaire était non pas de quarante ans mais de vingt ans, je considérerais qu’ils critiquent ainsi l’interprétation et l’application du droit interne par les tribunaux internes.

Pour autant que les requérants soutiennent que le tribunal de comté a jugé à tort qu’eux et leurs prédécesseurs n’avaient pas eu la possession des terrains pendant quarante ans au 6 octobre 1941, je considérerais qu’ils dénoncent l’appréciation de faits par les juridictions internes.

Constatant que ni l’appréciation des faits ni l’interprétation et l’application du droit interne n’étaient arbitraires ou manifestement déraisonnables, je conclurais que le grief est manifestement mal fondé.

6. La majorité cherche clairement à appliquer le raisonnement de l’arrêt Trgo en l’espèce. À supposer même que les faits de la cause puissent eux-mêmes s’y prêter (ce qui me paraît douteux, l’action des requérants ayant été introduite et examinée par les juridictions internes à l’époque où une disposition en vigueur prévoyait sans ambiguïté – comme elle le prévoit toujours aujourd’hui – que la période antérieure au 8 octobre 1991 ne devait pas être prise en compte ; voir le paragraphe 28 de l’arrêt), j’estime que la majorité analyse un grief qui n’a pas été invoqué devant la Cour et que celle-ci ne saurait examiner d’office, surtout lorsque les requérants eux-mêmes disent que les conclusions de la Cour dans l’affaire Trgo n’entrent pas en ligne de compte en l’espèce (paragraphe 48 de l’arrêt).

Ce n’est pas parce qu’un requérant a peut-être été victime d’une violation des droits de l’homme qu’une extension de la compétence de la Cour hors des limites fixées par le requérant lui-même dans sa requête ou ses observations peut se justifier. À mes yeux, la Cour sortirait de sa fonction judiciaire si elle venait à en juger autrement.

ANNEXE

1. Mladen RADOMILJA, né le 29/06/1948
2. Ivan BRČIĆ, né le 12/08/1959
3. Vesna RADOMILJA, née le 09/02/1963
4. Nenad RADOMILJA, né le 02/10/1986
5. Marin RADOMILJA, né le 30/09/1990

* * *

[1] Ce n’est pas la première fois que la requalification d’un grief par la majorité est critiquée par un juge dissident. À titre d’exemple récent, voir le paragraphe 3 de l’opinion séparée de la juge Keller dans l’affaire Aldeguer Tomás c. Espagne, no 35214/09, 14 juin 2016.

[2] La majorité dit que « à la date de l’ingérence alléguée », c’est-à-dire – selon elle – à la date du jugement du tribunal de comté (le 17 mai 2007), « les prétentions des requérants à être reconnus propriétaires des cinq terrains par usucapion pouvaient s’analyser en un « actif » protégé par l’article 1 du Protocole n° 1 à la Convention » (paragraphe 53 de l’arrêt). Or il me semble que, en réalité, les requérants se plaignent non pas de l’extinction d’une « prétention » mais plutôt du refus par les tribunaux de les reconnaître propriétaires des terrains qui, selon eux, faisaient partie de leurs « biens » existants (au sens de l’article 1 du Protocole n° 1). Je ne m’attarderai toutefois pas sur ce point.

[3] Je laisse en suspens la question de l’épuisement des voies de recours internes, le Gouvernement n’en ayant pas tiré exception.


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-164688
Date de la décision : 28/06/2016
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 1 du Protocole n° 1 - Protection de la propriété (article 1 al. 1 du Protocole n° 1 - Respect des biens)

Parties
Demandeurs : RADOMILJA ET AUTRES
Défendeurs : CROATIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : DUPLANCIC B.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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