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09/06/2016 | CEDH | N°001-163442

CEDH | CEDH, AFFAIRE MEKRAS c. GRÈCE, 2016, 001-163442


PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE MEKRAS c. GRÈCE

(Requête no 12863/14)

ARRÊT

STRASBOURG

9 juin 2016

DÉFINITIF

09/09/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Mekras c. Grèce,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Mirjana Lazarova Trajkovska, présidente,
Ledi Bianku,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Paul Mahoney,
Aleš Pejchal,


Robert Spano,
Pauliine Koskelo, juges,
et de Abel Campos, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 mai 2016,

Rend l...

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE MEKRAS c. GRÈCE

(Requête no 12863/14)

ARRÊT

STRASBOURG

9 juin 2016

DÉFINITIF

09/09/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Mekras c. Grèce,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Mirjana Lazarova Trajkovska, présidente,
Ledi Bianku,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Paul Mahoney,
Aleš Pejchal,
Robert Spano,
Pauliine Koskelo, juges,
et de Abel Campos, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 mai 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 12863/14) dirigée contre la République hellénique et dont un ressortissant de cet État, M. Georgios Mekras (« le requérant »), a saisi la Cour le 6 février 2014 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Mes K. Tsitselikis et A. Spathis, avocats à Thessalonique. Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») a été représenté par les délégués de son agent, M. K. Georghiadis, assesseur au Conseil juridique de l’Etat, et Mme S. Papaïoannou, auditrice au Conseil juridique de l’Etat.

3. Le requérant allègue des violations des articles 3 (conditions de détention) et 5 § 3 de la Convention.

4. Le 19 mai 2015, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1966. Il est actuellement incarcéré à la prison de Komotini.

A. La détention provisoire du requérant et les soins prodigués en raison de son état de santé

6. Soupçonné de trafic de stupéfiants, le requérant fut arrêté le 23 octobre 2012 et détenu provisoirement jusqu’au 28 avril 2013, en vertu d’un mandat du 25 octobre 2012, dans les locaux de différents commissariats de police de Thessalonique. Le mandat précisait qu’il y avait des indices sérieux de culpabilité du requérant pour complicité de crime de trafic de stupéfiants et que compte tenu de la grande quantité de cannabis en cause ainsi que de l’action coordonnée de plusieurs complices, il était possible que si le requérant était mis en liberté, il risquait de commettre d’autres infractions de la même nature.

7. Le 29 avril 2013, il fut transféré à la prison de Diavata de Thessalonique. Lors de son admission, le requérant fut examiné par le médecin de la prison conformément à l’article 27 § 2 du code pénitentiaire. Afin d’avoir un meilleur aperçu de l’état de santé du requérant, le médecin de la prison sollicita certains avis médicaux de l’hôpital universitaire de Larissa. Le requérant y fut hospitalisé du 2 au 16 juin 2013. Il fut constaté qu’il souffrait de pancréatite aigüe (depuis 2006) et d’une hernie ombilicale et qu’il était en surpoids. Les médecins lui prescrivirent un traitement pharmaceutique et un nouvel examen dans quelques semaines.

8. Le 25 juin 2013, le requérant fut transféré à la clinique chirurgicale de l’hôpital « Aghios Dimitrios » de Thessalonique où il subit, le 16 juillet 2013, une intervention pour son hernie ombilicale. Le Gouvernement affirme que dès son retour à la prison, le 19 juillet 2013, le requérant fit l’objet d’un suivi constant pendant sa convalescence.

9. Le 25 août 2013, le requérant présenta des symptômes de vertige, de transpiration et d’engourdissement. Il fut admis à la clinique neurologique de l’hôpital « Ippokrateio » de Thessalonique où on lui diagnostiqua une attaque cérébrale. Il y resta hospitalisé jusqu’au 30 août 2013. Dans un document interne à l’hôpital daté du 29 août 2013, en vue de l’examen du requérant, le médecin responsable notait :

« Le malade n’a fait l’objet d’aucun soin médical de sorte que même la préparation pour effectuer l’examen reste impossible. L’échographie du cœur exigeant un contact direct entre le médecin et le malade, en particulier pendant les mois d’été, il faudrait veiller à ce que les groupes vulnérables (personnes âgées, obèses, malades sans famille) reçoivent des soins, changent de vêtements, prennent un bain afin qu’ils soient propres et prêts pour un examen clinique et biologique. L’aspect du malade constitue une atteinte à sa dignité, mais aussi à celle du personnel du service de l’échographie à qui l’examen a été demandé. »

10. À la sortie du requérant, dans une note établie par les médecins de l’hôpital, ceux-ci recommandèrent un traitement pharmaceutique, des séances de physiothérapie et un contrôle régulier de la tension artérielle et de la glycémie. Il y était aussi précisé qu’une prescription avait été donnée au requérant pour la fourniture d’une canne spéciale à trois pieds (afin de lui permettre de marcher de manière plus stable).

11. La carte de santé du requérant dans la prison démontre que du 9 septembre 2013 au 22 janvier 2014, on lui mesura la tension artérielle à 27 reprises et la glycémie à 18 reprises. Toutefois, le requérant affirme qu’on ne lui administra pas le traitement pharmaceutique prescrit par l’hôpital ni les séances de physiothérapie et que la canne n’a jamais été fournie. Le médecin visiteur de la prison lui expliqua oralement que la prison n’avait pas les moyens financiers de lui fournir ces médicaments. Le requérant prétend aussi qu’il demanda plusieurs fois à compter du 4 février 2013 qu’on lui serve des repas sans sucre ni sel, mais ne reçut jamais aucune réponse.

12. Selon le Gouvernement, à son retour à la prison, le requérant suivit le traitement pharmaceutique prescrit par les médecins de l’hôpital et fit aussi l’objet de contrôles réguliers de sa tension artérielle et de sa glycémie. Ni les médecins de l’hôpital, ni celui de la prison ne recommandèrent un régime alimentaire spécifique pour le requérant. Le Gouvernement affirme que le certificat médical envoyé par le directeur de la clinique neurologique aux autorités de la prison ne contenait aucune recommandation pour des soins de physiothérapie et le requérant lui-même n’en réclama pas.

13. Le 1er octobre 2014, le requérant subit une deuxième attaque et fut transféré à l’hôpital « Ippokrateio ».

B. La demande de mise en liberté du requérant et sa condamnation

14. Le 4 février 2013, le requérant demanda sa mise en liberté sous condition. Dans sa demande, il soulignait qu’en cas de maintien en détention, son intégrité physique serait en danger car il souffrait de pancréatite aigüe et était soumis à un traitement médical et à un régime alimentaire spécial. Toutefois, la détention du requérant fut prolongée par les décisions no 294/2013 et no 662/2013 de la chambre d’accusation de la cour d’appel de Thessalonique, jusqu’au maximum prévu par l’article 6 § 4 de la Constitution. Par une décision no 207/2013 du président de la cour d’appel de Thessalonique, le requérant fut renvoyé en jugement par citation directe.

15. Le 23 octobre 2013, soit deux jours avant la fin du délai maximum de détention provisoire permis par la Constitution, le requérant demanda sa mise en liberté sous condition devant la chambre d’accusation de la cour d’appel de Thessalonique. Sa demande était fondée pour l’essentiel sur son état de santé. Il affirmait que l’absence de suivi de sa pancréatite avait endommagé des organes vitaux et fait naître de nouvelles pathologies. Il soulignait qu’il souffrait de diabète, d’hyperlipidémie et d’hypertension artérielle, ce qui rendait nécessaire un régime alimentaire sans matières grasses, ni sucres, des contrôles médicaux fréquents ainsi qu’un traitement pharmaceutique approprié. Il soulignait aussi qu’à la suite de l’accident cérébral et de son hospitalisation, il avait des problèmes de motricité qui ne pouvaient être traités que par des séances de physiothérapie. Toutefois, ces séances ne pouvaient pas être pratiquées en prison.

16. Le requérant alléguait, en outre, que son maintien en détention jusqu’à la date de l’audience (le 19 février 2014) entrainerait des conséquences irréparables pour sa santé car aucune des recommandations médicales n’était respectée en prison et les conditions de sa détention étaient inhumaines, notamment en raison du surpeuplement de sa cellule et de l’absence de toute ventilation de celle-ci. Il précisait qu’il n’y avait aucun contrôle de son hypertension artérielle et de son diabète et que les médicaments prescrits par les médecins de l’hôpital ne lui étaient pas administrés : la prison de Diavata manquait de médicaments, de médecins et de personnel soignant. Au lieu de suivre le régime alimentaire qui lui était prescrit, il devait se nourrir pour survivre avec des aliments contre-indiqués dans son état.

17. Dans sa proposition à la chambre d’accusation, le procureur se déclara favorable au remplacement de la détention par des mesures moins restrictives (interdiction de sortie du territoire, versement d’une caution de 2 000 euros et présentation à un commissariat de police une fois par mois), en raison, notamment, de l’état de santé du requérant, du fait qu’il avait une résidence connue à Larissa et qu’il n’avait pas commis de délits dans le passé. Plus précisément, quant à l’état de santé, le procureur exposait l’historique médical du requérant et soulignait qu’outre le traitement pharmaceutique, les médecins traitants avaient prescrit des séances de physiothérapie et la fourniture d’une canne appropriée.

18. Par une décision no 792/2013 du 20 décembre 2013, la chambre d’accusation n’entérina pas la proposition du procureur et ordonna le maintien en détention du requérant. Elle considéra que les conditions ayant entraîné la mise en détention du requérant continuaient à être réunies : les caractéristiques de l’infraction dont il était accusé laissaient présager que si le requérant était mis en liberté, il risquait de commettre de nouvelles infractions. Elle releva aussi que les infractions dont il était accusé étaient punies d’une peine d’au moins dix ans de réclusion et d’une sanction pécuniaire pouvant varier de 50 000 à 500 000 euros. Elle ne fit aucune référence à l’état de santé du requérant.

19. Le 19 février 2014, la cour d’appel criminelle de Thessalonique condamna le requérant à une peine de réclusion de huit ans et à une sanction pécuniaire de 10 000 euros. Elle déclara qu’un appel éventuel n’aurait pas d’effet suspensif.

20. Le 4 avril 2014, le requérant fut transféré à la prison de Komotini.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

21. L’article 6 § 4 de la Constitution de 1975 dispose :

« La loi fixe la durée maximale de la détention provisoire, qui ne doit pas excéder un an pour les crimes et six mois pour les délits. Dans des cas tout à fait exceptionnels, ces durées maximales peuvent être prolongées de six et trois mois respectivement par décision de la chambre d’accusation compétente. »

22. L’article 282 du code de procédure pénale, tel qu’il était en vigueur à l’époque des faits, était ainsi libellé :

Détention provisoire et mesures préventives

« 1. Pendant la durée de l’instruction et s’il existe des indices sérieux de culpabilité de l’accusé pour un crime ou un délit punissable d’une peine d’emprisonnement d’au moins trois mois, il est possible d’ordonner des mesures préventives, si cela est jugé absolument nécessaire pour atteindre les buts mentionnés à l’article 296.

2. Les mesures préventives englobent le versement d’une garantie, l’obligation de l’accusé de se présenter périodiquement devant le juge d’instruction ou devant une autre autorité, l’interdiction de se rendre ou d’habiter à un endroit particulier ou à l’étranger, l’interdiction de côtoyer ou de rencontrer certaines personnes.

3. La détention provisoire peut être imposée à la place des mesures préventives (...) seulement lorsque l’accusé est poursuivi pour un crime et n’a pas de domicile connu dans le pays ou a pris des dispositions pour faciliter sa fuite (...) ou lorsqu’il a été jugé de façon motivée qu’il est probable (...) [que l’accusé] commette de nouvelles infractions s’il est libéré. La seule gravité de l’acte selon la loi ne suffit pas pour imposer la détention provisoire (...). »

23. L’article 110A du code pénal est ainsi libellé :

« 1. La libération conditionnelle est accordée, indépendamment de la réalisation des conditions visées aux articles 105 et 106, si le condamné a développé (νοσεί) le syndrome d’immunodéficience acquise, d’insuffisance rénale chronique imposant une hémodialyse régulière ou de tuberculose tenace, s’il est tétraplégique, s’il est atteint d’une cirrhose du foie ayant entraîné une invalidité de plus de 67 %, s’il souffre de démence sénile et qu’il a dépassé l’âge de quatre-vingts ans révolus, ou s’il est atteint de néoplasmes malins en phase terminale. »

III. LES CONSTATS DU COMITE EUROPEEN POUR LA PREVENTION DE LA TORTURE ET DES PEINES OU TRAITEMENTS INHUMAINS OU DEGRADANTS (CPT)

24. Dans son rapport du 5 juillet 2013, établi à la suite de sa visite à la prison de Diavata du 4 au 16 avril 2013, le CPT relevait que les ressources consacrées aux soins médicaux avaient diminué depuis sa dernière visite en 2011. Le médecin qui y travaillait à plein temps avait démissionné et les restrictions budgétaires ne permettaient pas de le remplacer. À la date de la visite, deux médecins extérieurs assuraient les consultations : un généraliste qui venait sur une base volontaire une ou deux fois par semaine et un spécialiste qui venait une fois par semaine pour deux ou trois heures. Ils étaient assistés par trois infirmières qualifiées. Une permanence était assurée la nuit (de 20 h à 7 h), mais était souvent annulée si l’infirmière devait s’absenter pour cause de maladie ou de congé.

25. Dans son rapport du 1er mars 2016, établi à la suite de sa visite du 14 au 23 avril 2015, le CPT faisait le même constat qu’en 2013, à savoir que les ressources consacrées aux soins médicaux n’avaient pas augmenté depuis 2013 et étaient particulièrement insuffisantes pour une prison ayant une population de 600 détenus. Trois généralistes extérieurs se rendaient à la prison une fois par semaine pour trois heures et demie et un autre s’y rendait les jeudis pour cinq heures. Au total, cela équivalait à moins d’un médecin à mi-temps. Il y avait seulement trois infirmières à plein temps et deux prisonniers faisaient fonction d’aide-infirmiers et distribuaient les médicaments sous la supervision d’une infirmière. Dans ses conclusions, le CPT recommandait aux autorités grecques de recruter dans l’urgence, pour la prison de Diavata, au moins un généraliste à plein temps et trois infirmières qualifiées.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

26. Le requérant se plaint que sa détention dans la prison de Diavata a entraîné une aggravation irréversible de son état de santé. Il allègue notamment qu’il n’a pas reçu le traitement médical prescrit avant et même après son accident cérébral, qu’il ne recevait ni une alimentation appropriée ni des soins pour ses problèmes de motricité. Il allègue une violation de l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Sur la recevabilité

27. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle le déclare donc recevable.

B. Sur le fond

1. Les arguments des parties

28. Le requérant se prévaut de la jurisprudence abondante de la Cour en matière de soins aux détenus. Il soutient que son état de santé s’est aggravé en raison des conditions de détention étouffantes dans la prison (placé dans une cellule avec un espace personnel de 2 m²) et de l’indisponibilité des autorités pénitentiaires de lui prodiguer les soins nécessaires, notamment un traitement pharmaceutique prescrit. À ce propos, il précise qu’il n’avait pas les moyens d’acheter lui-même ces médicaments et que selon la pratique dans les prisons grecques, les médicaments qui ne sont pas disponibles en prison (c’est-à-dire tous sauf les antidouleurs et les sédatifs) sont fournis aux détenus à condition qu’ils payent pour les acheter. Le manque d’infirmiers en nombre suffisants et d’un médecin sur une base permanente l’ont privé d’un suivi médical approprié.

29. Le Gouvernement affirme que l’état de santé du requérant n’était pas particulièrement inquiétant au moment de son admission à la prison de Diavata. Ceci est d’ailleurs démontré par le fait que le requérant ne faisait l’objet d’aucun traitement pharmaceutique. Il ressort de sa carte de santé ainsi que des certificats médicaux des médecins qui l’ont examiné et traité que le requérant était sous contrôle médical constant. Les autorités pénitentiaires ont fait preuve de diligence quant aux soins prodigués ou son alimentation. Le requérant fut transféré à divers hôpitaux chaque fois qu’il a été jugé nécessaire ou lorsqu’il l’a demandé. À supposer même que les autorités puissent être considérées comme responsable de certaines omissions, celles-ci n’ont pas d’incidence sur le seuil de gravité requis exigé par l’article 3.

2. L’appréciation de la Cour

30. La Cour rappelle que l’article 3 impose à l’État de protéger l’intégrité physique des personnes privées de liberté, notamment par l’administration des soins médicaux requis (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 94, CEDH 2000‑XI, Mouisel c. France, no 67263/01, § 40, CEDH 2002-IX, et Khoudobine c. Russie, no 59696/00, § 93, CEDH 2006‑XII)). Aussi la Cour a-t-elle a jugé à maintes reprises que le manque de soins médicaux appropriés peut constituer un traitement contraire à l’article 3 (voir, par exemple, M.S. c. Royaume-Uni, précité, §§ 44 à 46, Wenerski c. Pologne, no 44369/02, §§ 56 à 65, 20 janvier 2009, et Popov c. Russie, no 26853/04, §§ 210 à 213 et 231 à 237, 13 juillet 2006).

31. En la matière, la Cour rappelle aussi que le simple fait qu’un détenu ait été examiné par un médecin et qu’il se soit vu prescrire tel ou tel traitement ne saurait faire conclure automatiquement au caractère approprié des soins administrés. En outre, les autorités doivent s’assurer que le détenu bénéficie promptement d’un diagnostic précis et d’une prise en charge adaptée, et qu’il fasse l’objet, lorsque la maladie dont il est atteint l’exige, d’une surveillance régulière et systématique associée à une stratégie thérapeutique globale visant à porter remède à ses problèmes de santé ou à prévenir leur aggravation plutôt qu’à traiter leurs symptômes. Par ailleurs, il incombe aux autorités de démontrer qu’elles ont créé les conditions nécessaires pour que le traitement prescrit soit effectivement suivi. En outre, les soins dispensés en milieu carcéral doivent être appropriés, c’est-à-dire d’un niveau comparable à celui que les autorités de l’état se sont engagées à fournir à l’ensemble de la population. Toutefois, cela n’implique pas que soit garanti à tout détenu le même niveau de soins médicaux que celui des meilleurs établissements de santé extérieurs au milieu carcéral (Blokhin c. Russie [GC], no 47152/06, §§ 136-137, 23 mars 2016 avec la jurisprudence y mentionnée).

32. La Cour note d’emblée qu’à la date de son arrestation et sa mise en détention, le requérant souffrait de pancréatite aigüe (depuis 2006) et d’une hernie ombilicale et était en surpoids. Examiné par le médecin de la prison à la date de son admission, le 9 avril 2013, il a été transféré pour de plus amples examens à l’hôpital de Larissa où il a été hospitalisé du 2 au 16 juin 2013. Le 25 juin 2013, il a été transféré à la clinique chirurgicale de l’hôpital « Aghios Dimitrios » de Thessalonique, où il a été soumis, le 16 juillet 2013, à une intervention pour son hernie ombilicale. À nouveau, le 25 août 2013, suite à un malaise, il a été admis à la clinique neurologique de l’hôpital « Ippokrateio » de Thessalonique où on lui a diagnostiqué une attaque cérébrale et y est resté hospitalisé jusqu’au 30 août 2013. À sa sortie, dans une note établie par les médecins de l’hôpital, ceux-ci recommandaient un traitement pharmaceutique, des séances de physiothérapie et un contrôle régulier de sa tension artérielle et de sa glycémie. Il y était aussi précisé qu’une prescription avait été donnée au requérant pour la fourniture d’une canne spéciale à trois pieds afin de lui permettre de marcher de manière plus stable. Enfin, il ressort de la carte de santé du requérant dans la prison que du 9 septembre 2013 au 22 janvier 2014, on lui mesura la tension artérielle à 27 reprises et la glycémie à 18 reprises.

33. Il ressort donc de l’historique médical du requérant que les autorités pénitentiaires ont été réactives face à l’état de santé du requérant et ont pris des mesures afin d’assurer sa prise en charge médicale tant au moment de son admission à la prison qu’ultérieurement, pour un problème lié à son hernie, et plus tard encore, lorsqu’il a fait l’objet d’une attaque cérébrale. La Cour n’est pas en mesure d’apprécier par elle-même si la privation de liberté du requérant et les conditions de celle-ci dans la prison ont contribué à la manifestation de l’attaque du requérant. Rien dans le dossier ne permet non plus de l’affirmer.

34. Le seul point de divergence entre le Gouvernement et le requérant consiste en l’administration à ce dernier du traitement pharmaceutique prescrit par le médecin, la fourniture de la canne spéciale ainsi que des repas adaptés à sa pathologie.

35. Avant de tirer sa conclusion en ce qui concerne la qualité des soins reçus par le requérant en prison, la Cour réitère que l’article 3 ne saurait être interprété comme exigeant que chaque détenu reçoive des soins d’un niveau équivalent à celui offert « dans les meilleures cliniques privées » (Mirilashivili c. Russie (déc.), no 6293/04, 10 juillet 2007). Elle a aussi affirmé qu’elle est « prête à accepter qu’en principe, les moyens des dispensaires dans le système pénitentiaire sont limités comparés à ceux des cliniques privées » (Grishin c. Russie, no 30983/02, § 76, 15 novembre 2007).

36. D’un autre côté, elle relève que les constats du CPT concernant la prison de Diavata, lors de ses visites en 2013 et 2015 (paragraphes 24-25 ci‑dessus), ont mis en évidence les carences en encadrement médical dans cette prison depuis 2011 et qui persistent encore. En outre, elle relève aussi les commentaires quant à l’état du requérant, inscrits dans un document interne de l’hôpital « Ippokrateio » par le médecin qui devait l’examiner le 29 août 2013 (paragraphe 9 ci-dessus).

37. La Cour est consciente qu’il est difficile d’organiser pour les détenus des séances de physiothérapie au sein de la prison, d’autant plus que les carences dans la prison de Diavata se situent à un niveau d’urgence important. Il n’en reste pas moins que les séances en question étaient indispensables au requérant, ainsi qu’il ressort de la note établie par les médecins à sa sortie de l’hôpital, le 30 août 2013 (voir ci-dessus paragraphe 10). Par ailleurs, l’Etat ne saurait s’exonérer de son obligation de dispenser aux détenus le traitement pharmaceutique requis et adapté à la situation particulière de chacun. Les détenus ne doivent pas être réduits à espérer que leurs proches leur fournissent les médicaments dont ils ont besoin.

38. Quoi qu’il en soit, la Cour n’est pas convaincue par l’argument du Gouvernement selon lequel le requérant, dès son retour de l’hôpital « Ippokrateio », recevait le traitement pharmaceutique prescrit par les médecins de cet hôpital tel qu’il était indiqué dans la note informative (paragraphe 11 ci-dessus). Si le Gouvernement fournit la carte de santé du requérant qui démontre que des mesures de la tension artérielle et de la glycémie avaient lieu régulièrement, il ne donne aucune information quant à l’administration du traitement. Or, l’allégation de cette omission était aussi faite dans la demande de mise en liberté sous condition déposée par le requérant le 23 octobre 2013, dans laquelle il soulignait par ailleurs que la prison de Diavata manquait de médicaments (paragraphe 16 ci-dessus). De son côté, le procureur fondait sa proposition d’accueillir la demande du requérant sur la nécessité pour le requérant de suivre un traitement pharmaceutique, de faire des séances de physiothérapie et de se voir fournir une canne spéciale (paragraphe 17 ci-dessus). Il est donc évident que les autorités de la prison ne se sont pas conformées à toutes les recommandations des médecins ayant examiné le requérant et qui étaient aussi relevées par le procureur.

39. En conséquence de l’absence de soins médicaux adéquats, la Cour conclut que le requérant a été exposé à des souffrances mentales et physiques qui ont porté atteinte à sa dignité humaine. Le fait que les autorités ne lui ont pas dispensé une partie importante des soins médicaux dont il avait besoin et prescrits par les médecins de l’hôpital « Ippokrateio » s’analyse donc en un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3 de la Convention. Il y a donc eu violation de cette disposition.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 3 DE LA CONVENTION

40. Le requérant se plaint que la chambre d’accusation a rejeté sa demande de mise en liberté sous condition par des formules stéréotypées, sans prendre en considération son état de santé et sans examiner la possibilité de remplacer la détention par des mesures restrictives comme le prévoit l’article 282 du code de procédure pénale. Il invoque l’article 5 § 3 de la Convention, aux termes duquel :

« Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »

A. Sur la recevabilité

41. La Cour constate que le présent grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Les thèses des parties

42. Le requérant se prévaut de la jurisprudence de la Cour en la matière qu’il cite de manière extensive et plus particulièrement les arrêts Shuvaev c. Grèce (no 8249/07, 29 octobre 2009) et Koutalidis c. Grèce (no 18785/13, 27 novembre 2014). Le rejet de sa demande de mise en liberté pour « risque de commission de nouvelles infractions » était injustifié et a porté atteinte à la présomption d’innocence et à l’article 282 du code de procédure pénale qui considère la détention provisoire comme une mesure exceptionnelle. La gravité d’une infraction dont une personne est accusée ne saurait suffire par elle-même pour la maintenir en détention. Or, en l’espèce, la chambre d’accusation de la cour d’appel a fondé sa décision sur des considérations générales concernant les infractions liées aux stupéfiants.

43. Le Gouvernement souligne d’emblée le caractère gravissime des infractions reprochées au requérant ainsi que la peine qui lui a été infligée par la cour d’appel criminelle : huit ans de réclusion et 10 000 euros de sanction pécuniaire, sans qu’il puisse bénéficier de l’effet suspensif de l’appel. Le Gouvernement se prévaut aussi de la sensibilité des magistrats en matière de lutte contre les stupéfiants et du fait que l’état de santé du requérant ne l’a pas dissuadé de s’engager dans le trafic de stupéfiants.

44. Quant à la décision no 792/2013 qui a rejeté la demande du requérant, le Gouvernement souligne qu’elle était motivée et fondée sur l’examen individuel de l’état et de la personnalité du requérant et des accusations dont il faisait l’objet. La chambre d’accusation a décidé le maintien en détention du requérant en invoquant le risque de commission de nouvelles infractions et sa dangerosité mais aussi la garantie que son intégrité physique serait préservée en détention par le biais d’un traitement adéquat. On ne saurait d’ailleurs interpréter la proposition du procureur à ladite chambre comme signifiant que l’état de santé du requérant excluait le risque de commission de nouvelles infractions ou celui de fuite à l’étranger.

2. L’appréciation de la Cour

45. En ce qui concerne les principes généraux concernant l’application de l’article 5 § 3 de la Convention dans des affaires soulevant des questions similaires à celles posées par la présente, la Cour renvoie à sa jurisprudence pertinente en la matière (McKay c. Royaume-Uni [GC], no 543/03, CEDH 2006‑X ; Sutyagin c. Russie, no 30024/02, 3 mai 2011 ; Khodorkovskiy c. Russie, no 5829/04, 31 mai 2011 ; Romanova c. Russie, no 23215/02, 11 octobre 2011 ; Valeriy Samoylov c. Russie, no 57541/09, 24 janvier 2012 ; Idalov c. Russie [GC], no 5826/03, 22 mai 2012 ; Vyatkin c. Russie, no 18813/06, 11 avril 2013, Koutalidis, précité).

46. En l’espèce, la Cour admet que les soupçons pesant sur le requérant ont pu justifier son placement en détention. Elle note aussi que le 4 février 2013, soit un peu plus de trois mois après l’émission du mandat de mise en détention, le requérant a introduit une demande de mise en liberté sous condition, en se prévalant, entre autres, de son état de santé et du fait qu’il était soumis à un traitement médical et à un régime alimentaire spécial. Par ses décisions nos 294/2013 et 662/2013, la chambre d’accusation de la cour d’appel de Thessalonique a prolongé la détention du requérant jusqu’au maximum prévu par l’article 6 § 4 de la Constitution. Toutefois, le requérant ne se plaint pas devant la Cour de ces deux décisions. Il ne se plaint que de la décision no 792/2013, par laquelle la chambre d’accusation a rejeté, à la fin de la période maximale d’un an prévue par l’article 6 § 4 précité, sa nouvelle demande de mise en liberté sous condition qu’il avait introduite le 23 octobre 2013.

47. Cette demande était fondée pour l’essentiel sur son état de santé. Le requérant affirmait que le non suivi de sa pancréatite avait endommagé des organes vitaux et fait naître de nouvelles pathologies. Il soulignait qu’il souffrait de diabète, d’hyperlipidémie et d’hypertension artérielle, ce qui rendait nécessaire un régime alimentaire sans matières grasses, ni sucres, des contrôles médicaux fréquents et un traitement pharmaceutique approprié. Toutefois, rien de tout cela n’était respecté à Diavata. Il soulignait aussi qu’à la suite de l’accident cérébral et de son hospitalisation, il avait des problèmes de motricité qui ne pouvaient être traités que par des séances de physiothérapie.

48. Or, la Cour constate que dans sa proposition à la chambre d’accusation, le procureur envisageait des alternatives à la détention, notamment l’interdiction de sortie du territoire, la comparution au commissariat une fois par mois et le dépôt d’une caution de 2 000 euros. Il se fondait en particulier sur l’état de santé du requérant. Toutefois, la chambre d’accusation n’a pas suivi la proposition du procureur. Elle a considéré que les conditions ayant entraîné la mise en détention du requérant continuaient à être réunies, soit le risque qu’il commette de nouvelles infractions et la gravité des sanctions frappant les infractions reprochées. Elle n’a fait aucune référence à l’état de santé du requérant.

49. La Cour note de surcroît que le requérant a été renvoyé en jugement à l’audience du 19 février 2014 devant la cour criminelle d’appel par voie de citation directe. Il n’y avait donc aucune instruction en cours le concernant.

50. La Cour note que le requérant est resté en détention pendant seize mois environ, soit plus longtemps que le requérant dans l’affaire Koutalidis précitée (plus de onze mois), l’affaire Vafiadis c. Grèce (no 24981/07, 2 juillet 2009) (onze mois environ) et beaucoup plus longtemps que le requérant dans l’affaire Nerattini c. Grèce (no 43529/07, 18 décembre 2008) (sept mois environ), dans lesquelles la Cour avait conclu à la violation de l’article 5 § 3. Or, au cœur de ces trois affaires se trouvait, comme dans la présente, le fait que les problèmes de santé graves dont souffraient les requérants n’avaient pas été pris en considération par les autorités appelées à décider de leur maintien ou non en détention et cela d’autant plus que le code pénal prévoit la mise en liberté pour des raisons médicales uniquement pour les condamnés et non pour les prévenus (paragraphe 23 ci-dessus).

51. À la lumière de l’ensemble de ces considérations et en particulier du fait qu’à aucun moment les instances saisies du cas du requérant n’ont envisagé une alternative à la détention préventive, la Cour conclut que la durée de la détention provisoire du requérant a dépassé le délai raisonnable prévu à l’article 5 § 3. Il y a donc eu violation de cette disposition.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

52. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

53. Le requérant réclame 18 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi.

54. Le Gouvernement souligne que la somme demandée est excessive et non justifiée. Selon lui, le constat de violation constituerait une satisfaction suffisante. Toutefois, si la Cour décidait d’accorder une somme, celle-ci ne devait pas dépasser 3 000 EUR.

55. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 6 500 EUR au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

56. Le requérant demande également 2 500 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour, tout en précisant qu’il s’en acquittera à l’issue de la procédure.

57. Le Gouvernement considère qu’une somme s’élevant au maximum à 1 000 EUR serait suffisante compte tenu du fait que la procédure devant la Cour s’est déroulée par écrit.

58. La Cour observe que les prétentions au titre des frais et dépens ne sont pas accompagnées des justificatifs nécessaires. Il convient donc d’écarter la demande.

C. Intérêts moratoires

59. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 6 500 EUR (six mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 juin 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Abel CamposMirjana Lazarova Trajkovska
GreffierPrésidente


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