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31/05/2016 | CEDH | N°001-163350

CEDH | CEDH, AFFAIRE GHEORGHIȚĂ ET ALEXE c. ROUMANIE, 2016, 001-163350


QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE GHEORGHIŢĂ ET ALEXE c. ROUMANIE

(Requête no 32163/13)

ARRÊT

STRASBOURG

31 mai 2016

DÉFINITIF

31/08/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Gheorghiţă et Alexe c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

András Sajó, président,
Vincent A. De Gaetano,
Boštjan M. Zupančič,
Nona Ts

otsoria,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Egidijus Kūris,
Iulia Motoc, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière de section,

Après en avoir délibéré en cha...

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE GHEORGHIŢĂ ET ALEXE c. ROUMANIE

(Requête no 32163/13)

ARRÊT

STRASBOURG

31 mai 2016

DÉFINITIF

31/08/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Gheorghiţă et Alexe c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

András Sajó, président,
Vincent A. De Gaetano,
Boštjan M. Zupančič,
Nona Tsotsoria,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Egidijus Kūris,
Iulia Motoc, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 mai 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 32163/13) dirigée contre la Roumanie et dont deux ressortissants de cet État, Mme Stela Gheorghiţă et M. Gheorghiţă Gabriel Alexe (« les requérants »), ont saisi la Cour le 3 mai 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me G.C. Drăghici, avocat à Făgăraş. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.

3. Les requérants alléguaient en particulier avoir subi des mauvais traitements de la part de plusieurs agents de police le 12 juin 2012. Ils invoquaient les articles 3, 6 et 13 de la Convention.

4. Le 2 avril 2014, le grief concernant les mauvais traitements a été communiqué au Gouvernement sous l’angle de l’article 3 de la Convention et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants sont nés respectivement en 1969 et en 1997, sont d’origine rom et résident à Făgăraș. Ils n’ont pas de lien de parenté.

A. La plainte pénale des requérants

6. Le 25 juin 2012, les deux requérants déposèrent des plaintes pénales contre cinq policiers du chef de comportement abusif (article 250 du code pénal). Ils soutenaient principalement que, le 12 juin 2012, les cinq policiers, au cours de leurs recherches pour retrouver I.G., le fils de la requérante, avaient pénétré dans la cour de la maison de la requérante et avaient frappé celle-ci au niveau de la poitrine et des jambes, lui causant une fracture de la jambe gauche et la faisant chuter à terre ; son mari et elle auraient ensuite été menottés et conduits au siège de la police. En outre, les policiers auraient immobilisé le requérant et auraient tenté de lui prendre le téléphone portable avec lequel il les avait filmés. Ils lui auraient aussi donné des coups de pied dans le dos et dans les côtes.

7. La requérante joignit à sa plainte un certificat médico-légal délivré le 13 juin 2012. Celui-ci attestait la présence, au niveau du bras gauche et de la main droite, d’ecchymoses provoquées par une compression, d’un traumatisme à la cheville gauche ainsi que d’une fracture du péroné et de la malléole tibiale causée par une chute et un choc contre un objet ou une surface durs. Selon ce certificat, l’état de l’intéressée avait nécessité des soins médicaux pendant cinquante à cinquante-cinq jours et les lésions pouvaient effectivement dater du 12 juin 2012.

8. Le requérant joignit lui aussi à sa plainte un certificat médico-légal daté du 13 juin 2012. Celui-ci décrivait quatre excoriations au niveau de l’avant-bras gauche, une excoriation au niveau de la cheville gauche, et un traumatisme à l’avant-bras droit qui pouvait avoir été causé par un coup donné avec un objet dur ou par un choc. Selon le certificat, ces lésions avaient nécessité des soins médicaux pendant quatre à cinq jours et elles pouvaient dater du 12 juin 2012.

B. L’enquête préliminaire

9. Le 17 juillet 2012, les plaintes furent transmises au parquet près la cour d’appel de Braşov, qui ouvrit une enquête préliminaire.

10. Plusieurs documents, issus d’une procédure parallèle ouverte à l’encontre des requérants pour outrage à agents, furent versés au dossier de l’enquête préliminaire. Il s’agissait des dépositions des requérants ainsi que de celles du mari de la requérante, des rapports des policiers impliqués dans les événements, du procès-verbal de recherche sur les lieux et des photographies prises le jour des événements.

1. L’audition des policiers

11. Le 31 juillet 2012, sept policiers, parmi lesquels les cinq agents contre lesquels les requérants avaient porté plainte, furent entendus par le procureur au sujet de la plainte du requérant.

12. Le policier N.B. déclara que, le 12 juin 2012, il s’était rendu avec un collègue dans la rue où demeuraient les requérants, qui était une rue habitée principalement par des personnes d’origine rom, pour rechercher et éventuellement identifier les témoins d’un incident dans lequel le fils de la requérante aurait été impliqué. Il expliqua que ce dernier était suspecté d’avoir pénétré dans une maison avec l’intention d’agresser ses habitants et d’avoir démoli la voiture de ces derniers à coups de matraque. N.B. ajouta que la requérante avait interrogé les policiers sur leur présence dans la rue, les avait menacés et leur avait demandé de laisser son fils tranquille ; ce dernier se serait approché et leur aurait demandé sur un ton agressif ce qu’ils lui reprochaient et les aurait menacés. N.B. déclara en outre que, dans un premier temps, son collègue et lui avaient essayé de le calmer et de l’inviter à les accompagner au siège de la police pour discuter. Eu égard à son agressivité, ils auraient tenté de le menotter, sans succès, et il aurait alors pris la fuite. N.B. déclara encore que, pendant ce temps, les voisins s’étaient rassemblés en grand nombre dans la rue en protestant bruyamment, ce qui aurait décidé son collègue à appeler des renforts. Plusieurs autres policiers seraient alors arrivés sur place. N.B. précisa que, parmi ces voisins, un jeune homme s’était montré plus agressif que les autres, qu’il les avait menacés et qu’il avait essayé de les photographier ou de les filmer avec son téléphone portable. N.B. raconta avoir essayé, avec l’aide de ses collègues, d’interpeller l’individu agressif aux fins d’identification, en vain ; son collègue et lui ainsi que plusieurs autres policiers arrivés sur les lieux
entre-temps auraient été poussés par la foule dans la cour dans laquelle le jeune homme était entré. N.B. déclara avoir vu, quand il était entré à son tour dans cette cour, le requérant frapper un des policiers avec une caisse à bouteilles en plastique pour l’empêcher de l’appréhender. Il ajouta avoir aperçu ensuite un adulte armé d’un bâton se diriger vers eux en proférant des menaces de mort et une femme plus âgée se jeter à terre. Il déclara enfin que le requérant n’avait pas été agressé par les policiers et qu’un tel acte aurait certainement déclenché des représailles de la part de la foule rassemblée dans la rue.

13. Les six autres policiers s’accordèrent à dire :

– que de nombreux voisins – de 50 à 200 personnes d’après eux – s’étaient rassemblés dans la rue ;

– que le requérant, qui se trouvait dans la rue, était très agressif et les injuriait ;

– que certains policiers avaient tenté de l’immobiliser dans la rue, sans succès, car plusieurs membres de sa famille seraient venus à sa rescousse ;

– que la foule les avait poussés vers la cour de la maison de la famille du requérant ;

– qu’ils avaient tenté de l’immobiliser à nouveau dans la cour, en vain ;

– que le requérant avait poussé une caisse à bouteilles vide vers eux ;

– que le père du requérant avait fait irruption dans la cour armé d’un bâton et qu’il les avait menacés ;

– qu’ils n’avaient pas agressé le requérant ;

– que ce dernier avait finalement accepté d’aller au siège de la police, accompagné de sa mère, pour faire une déclaration.

14. Le 3 septembre 2012, six policiers furent entendus par le procureur au sujet de la plainte de la requérante.

15. N.B. compléta sa déclaration du 31 juillet 2012 et précisa que, au moment où il était entré avec son collègue dans la cour de la maison de la requérante, celle-ci s’était mise à crier, que son mari était sorti de la maison au moment où deux autres policiers arrivés en renfort faisaient irruption dans la cour, et que, alors qu’un agent de police tentait de l’immobiliser, il s’était emparé du bâton avec lequel un enfant voulait attaquer cet agent. Selon N.B., personne n’avait frappé la requérante. N.B. précisa qu’il y avait un espace près de la porte par lequel la foule rassemblée dans la rue pouvait voir ce qui se passait dans la cour et que, s’ils avaient agressé qui que ce fût, cela aurait déclenché les représailles de la foule.

16. A.I.M. confirma la version des faits présentée par N.B. et ajouta qu’il avait demandé au mari de la requérante de les accompagner au siège de la police ; ce dernier ayant refusé obtempérer, il aurait vainement tenté, aidé par un troisième policier, de le menotter.

17. C.M. déclara qu’au moment où il avait fait irruption dans la cour, le mari de la requérante avait déjà été immobilisé et que cette dernière criait « ils vont nous tuer ! ». Selon C.M., la requérante s’était dirigée vers le portail, avait glissé et était tombée ; il l’aurait aidée à se relever et l’aurait conduite jusqu’à la voiture de police.

18. N.D.C. mentionna que, à son arrivée sur les lieux, ses collègues lui avaient demandé de conduire la requérante et son mari au siège de la police. Il déclara que ces derniers vociféraient, s’inquiétant des raisons pour lesquelles la police voulait emmener leur fils. Il précisa que la requérante ne s’était pas plainte de douleurs ni d’une fracture de la jambe.

19. Deux autres policiers confirmèrent la version des faits donnée par leurs collègues et précisèrent que la requérante n’avait été aucunement agressée et qu’elle avait proféré des menaces à leur égard.

2. L’audition des requérants et des témoins proposés par eux

20. Les requérants furent également entendus par le parquet.

21. Le 31 juillet 2012, le requérant déclara qu’il avait poussé une caisse à bouteilles vide vers les policiers quand ceux-ci l’avaient poursuivi dans la cour de la maison de sa famille, avant de l’appréhender et de le plaquer au sol. Il indiqua le nom des trois membres de sa famille qui se trouvaient dans la rue au moment de son interpellation.

22. Entendue le même jour, la mère du requérant déclara que, à son retour chez elle, elle avait trouvé son fils plaqué au sol et immobilisé par quatre policiers : l’un d’entre eux lui aurait mis une main dans le dos, un autre l’aurait tenu par la nuque, un troisième lui aurait immobilisé l’autre main et le dernier l’aurait tenu par les jambes.

23. Deux témoins proposés par le requérant déclarèrent qu’ils n’avaient pas assisté à l’interpellation de celui-ci, mais qu’ils avaient vu quatre policiers se lancer à sa poursuite parce qu’il les aurait filmés avec son téléphone portable.

24. Le 5 septembre 2012, la requérante déclara qu’elle s’était opposée à l’interpellation de son fils, I.G., qui aurait réussi à s’enfuir. Elle dit avoir obéi aux policiers qui lui auraient demandé d’entrer dans la maison, où se trouvaient sa mère ainsi que quatre de ses fils, âgés de 4 à 10 ans. Elle ajouta que, après que son mari eût également pénétré dans la maison, l’un des policiers l’avait roué de coups jusqu’à ce qu’il tombât à terre. Elle précisa qu’un deuxième policier avait continué à lui porter des coups de pied à la tête et qu’elle-même avait été frappée. Elle ajouta qu’ils avaient été emmenés dans la cour de la maison, mais pas avant que les policiers n’eussent fermé le portail, et que l’un d’eux lui avait donné un coup de pied à l’intérieur de la jambe gauche. Selon elle, les policiers lui avaient cogné la tête contre les murs de la maison et l’un d’eux lui avait donné une claque et des coups au niveau du dos. Son mari et elle auraient été menottés et conduits au siège de la police. Lors de son audition, elle demanda que son mari et sa mère soient entendus par les autorités.

25. Le 5 et le 11 septembre 2012, le procureur entendit respectivement le mari et la mère de la requérante, qui confirmèrent la version des faits de cette dernière.

3. Les décisions des autorités judiciaires

26. Par une décision du 11 septembre 2012, le parquet près la cour d’appel de Braşov prononça un non-lieu. Après avoir exposé le contenu des dépositions des parties et des différents témoins, il estima que l’application du principe in dubio pro reo s’imposait en l’espèce au bénéfice des policiers.

27. Les requérants, par l’intermédiaire de leur avocat, contestèrent cette décision devant le procureur en chef du parquet. Ils dénoncèrent le refus du parquet d’accéder à la demande de leur avocat d’assister aux auditions, ce qui méconnaissait, à leurs yeux, les droits de la défense. Ils critiquèrent en outre l’interprétation faite par le parquet des dépositions recueillies en l’espèce.

28. Par une décision du 19 octobre 2012, le procureur en chef du parquet près la cour d’appel de Braşov confirma la décision du 11 septembre 2012. Il estima en premier lieu que l’avocat n’avait pas été régulièrement mandaté à agir au nom des requérants. À titre subsidiaire, il confirma les conclusions exposées dans la décision susmentionnée et précisa que, en droit roumain, le droit d’assister aux mesures d’instruction, réclamé par l’avocat des requérants, était garanti uniquement au stade des poursuites pénales, poursuites qui n’avaient pas été engagées en l’espèce.

29. Les requérants contestèrent devant la cour d’appel de Braşov la décision de non-lieu. Ils invoquèrent l’article 3 de la Convention et dénoncèrent une ineffectivité de l’enquête menée quant à leurs allégations selon lesquelles ils avaient subi le 12 juin 2012 des agressions qui constituaient, à leurs yeux, des traitements inhumains et dégradants. Ils critiquèrent en premier lieu le refus du parquet de faire droit à la demande de leur avocat d’assister aux mesures d’instruction, en méconnaissance, selon eux, des droits de la défense garantis par l’article 24 de la Constitution. Ils mentionnèrent en outre que le parquet avait écarté les dépositions des témoins qu’ils avaient proposés, les considérant comme dépourvues d’impartialité car provenant des membres de leur famille, mais qu’il avait pris en compte, en revanche, les déclarations des policiers, qui pourtant auraient eu tout autant un intérêt à la procédure. Ils soutinrent également que le parquet avait omis d’identifier et d’entendre d’autres voisins parmi ceux qui auraient assisté en grand nombre aux événements. Ils reprochèrent en outre au parquet d’avoir manqué à son obligation d’identifier les personnes responsables des mauvais traitements qu’ils auraient subis le 12 juin 2012. Enfin, ils alléguèrent que tant les violences subies que la décision de non-lieu adoptée en l’espèce étaient motivées par des considérations liées à leur origine rom.

30. Par une décision définitive du 28 mars 2013, la cour d’appel de Braşov confirma le non-lieu rendu en l’espèce. En ce qui concernait le droit d’assister aux mesures d’instruction réclamé par l’avocat des requérants, la cour d’appel entérina l’approche du procureur en chef du parquet adoptée dans la décision du 19 octobre 2012. À cet égard, elle constata que, en l’occurrence, seule une enquête préliminaire avait été menée, enquête au cours de laquelle les requérants n’avaient pas eu la qualité de « parties à la procédure ».

Sur le fond, la cour d’appel considéra que les pièces du dossier ne permettaient pas de conclure que les requérants avaient été agressés par les agents de police. À ses yeux, même à supposer que les lésions des requérants eussent été provoquées par l’action de ces agents, rien ne laissait apparaître une intention délibérée des policiers d’infliger des mauvais traitements.

S’agissant du requérant, la cour d’appel estima que les lésions subies par celui-ci, eu égard à leur typologie et à leur emplacement, avaient été provoquées au cours de son immobilisation à terre. Elle nota que le requérant avait participé de sa propre initiative aux événements, qu’il avait agressé les policiers, qu’il avait refusé d’obtempérer lorsque ceux-ci lui avaient demandé de cesser d’être agressif à leur encontre et de décliner son identité, et qu’il avait pris la fuite en poussant une caisse à bouteilles vide vers les policiers. Elle considéra que ce comportement avait justifié la réaction des policiers qui l’avaient immobilisé et que, si la thèse du requérant avait été avérée, celui-ci aurait présenté plusieurs lésions à différents endroits du corps. Elle releva également que le requérant n’avait pas produit de nouvelles preuves.

S’agissant de la requérante, la cour d’appel considéra que les lésions qu’elle avait subies au niveau des bras, eu égard à leur typologie et à leur emplacement, avaient été infligées au cours de son immobilisation. Quant à sa fracture de la jambe gauche, elle nota que le certificat médico-légal versé au dossier attestait qu’elle avait été causée par une chute et un choc contre un objet ou une surface durs et non par des coups portés par autrui. En outre, elle estima que, pour l’établissement des faits, il n’était pas nécessaire d’identifier d’autres personnes parmi celles présentes dans la rue lors des événements, dès lors que l’agression alléguée avait eu lieu dans la cour de la maison de la requérante et que toutes les personnes qui s’y trouvaient avaient été entendues par le procureur. Par ailleurs, elle nota que la requérante n’avait pas mentionné d’autres personnes susceptibles d’être entendues ou d’avoir eu connaissance d’éléments essentiels pour l’affaire.

Compte tenu de ces éléments, la cour d’appel conclut que l’enquête menée en l’espèce, bien qu’elle fût restée au stade de l’enquête préliminaire, avait été effective et complète.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

31. Les dispositions pertinentes du code pénal, telles qu’en vigueur au moment des faits, se lisent ainsi :

Article 250 : Comportement abusif

« 1. L’emploi d’expressions injurieuses contre une personne par un fonctionnaire public dans l’exercice de ses attributions est puni d’une peine d’emprisonnement d’un mois à un an ou d’une amende.

2. La profération de menaces par un fonctionnaire dans les conditions prévues au premier alinéa est punie d’une peine d’emprisonnement de six mois à deux ans ou d’une amende.

3. Les coups ou autres actes de violence de la part d’un fonctionnaire public dans les conditions prévues au premier alinéa sont punis d’une peine d’emprisonnement de six mois à trois ans ou d’une amende.

(...) »

32. Les dispositions légales et la jurisprudence interne concernant la recevabilité des preuves au stade de l’enquête préliminaire (acte premergătoare), dans le cadre du code de procédure pénale en vigueur au moment des faits, figurent dans les arrêts Creangă c. Roumanie ([GC], no 29226/03, §§ 58 et 60, 23 février 2012), Niculescu c. Roumanie (no 25333/03, §§ 61-62, 25 juin 2013) et Blaj c. Roumanie (no 36259/04, § 65, 8 avril 2014).

La Cour constitutionnelle, en particulier, s’est exprimée en ces termes dans son arrêt no 962 du 25 juin 2009 relatif à la constitutionnalité de l’article 91 du code de procédure pénale visant les interceptions téléphoniques :

« Les actes de l’enquête préliminaire ont une nature propre qui ne peut pas être [assimilée] à la nature précise et bien déterminée d’autres institutions ; [ces actes] ont pour but la vérification et la consolidation des informations obtenues par les autorités [chargées] des poursuites pénales en vue de fonder leur conviction quant à l’opportunité de l’ouverture des poursuites pénales. [Ces actes] ayant un caractère sui generis, échappant aux garanties propres à l’étape des poursuites pénales, il est unanimement admis que, dans le cadre des investigations préalables, on ne peut pas prendre de mesures de procédure ou instruire des preuves [car cela] présuppose l’existence des poursuites pénales. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

33. Les requérants allèguent qu’ils ont été victimes de mauvais traitements de la part d’agents de l’État le 12 juin 2012, lors de leur interpellation. Ils estiment en outre que les autorités nationales n’ont pas mené une enquête effective au sujet de leurs allégations de mauvais traitements. Ils invoquent les articles 3, 6 et 13 de la Convention.

La Cour considère qu’il y a lieu d’examiner ces griefs sous l’angle du seul article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Sur la recevabilité

34. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Sur les mauvais traitements allégués

a) Arguments des parties

35. Les requérants soutiennent qu’ils ont été victimes de mauvais traitements de la part d’agents de l’État le 12 juin 2012. Ils dénoncent une intervention brutale et violente des policiers à l’égard d’une femme – la requérante – et d’un enfant – le requérant, âgé de 15 ans à l’époque des faits –, et estiment qu’elle était dépourvue de toute justification, et qu’elle leur a causé des souffrances et de l’humiliation.

36. Le Gouvernement admet que les requérants, et plus particulièrement la requérante, ont subi des lésions graves. Toutefois, il se réfère au constat des autorités judiciaires nationales selon lequel il n’a pas été prouvé que les lésions avaient été causées par les agents de police. Il concède néanmoins que les agents de police ont sans doute riposté à l’attaque des requérants afin de les calmer. Il ajoute que la cour d’appel de Braşov, dans son arrêt définitif du 28 mars 2013, a considéré que, même à supposer que les lésions eussent été provoquées par les agents de police, ceux-ci ne pouvaient pas être poursuivis pour abus, au motif que leur réaction avait été déterminée par le comportement violent des requérants.

b) Appréciation de la Cour

37. La Cour rappelle qu’un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause et, notamment, de la durée du traitement, de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 86, CEDH 2015).

En l’espèce, la Cour relève à titre liminaire qu’il n’est pas contesté que les blessures des deux requérants ont un niveau de gravité suffisant pour entrer dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention.

38. La Cour rappelle ensuite que, en ce qui concerne l’usage de la force au cours d’une interpellation, elle doit rechercher si la force utilisée était strictement nécessaire et proportionnée et si l’État doit être tenu pour responsable des blessures infligées (Berliński c. Pologne, nos 27715/95 et 30209/96, § 64, 20 juin 2002). Pour répondre à cette question, elle doit prendre en compte les blessures occasionnées et les circonstances dans lesquelles elles l’ont été (R.L. et M.-J.D. c. France, no 44568/98, § 68, 19 mai 2004). De plus, il incombe normalement au Gouvernement d’apporter des preuves pertinentes démontrant que le recours à la force était à la fois proportionné et nécessaire (Rehbock c. Slovénie, no 29462/95, §§ 72 à 76, CEDH 2000-XII, Ribitsch c. Autriche, 4 décembre 1995, § 34, série A no 336, Altay c. Turquie, no 22279/93, § 54, 22 mai 2001, et Ivan Vassilev c. Bulgarie, no 48130/99, § 79, 12 avril 2007).

39. La Cour rappelle également que, en cas d’allégations sur le terrain de l’article 3 de la Convention, elle doit se livrer à un examen particulièrement approfondi (Vladimir Romanov c. Russie, no 41461/02, § 59, 24 juillet 2008). Toutefois, lorsqu’il y a eu une procédure interne, il n’entre pas dans ses attributions de substituer sa propre vision des choses à celle des cours et tribunaux internes, auxquels il appartient en principe de peser les données recueillies par eux (Jasar c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 69908/01, § 49, 15 février 2007). Même si les constatations des tribunaux internes ne lient pas la Cour, il lui faut néanmoins des éléments convaincants pour pouvoir s’écarter des constatations auxquelles ces juridictions sont parvenues.

40. Pour apprécier les éléments lui permettant de dire s’il y a eu violation de l’article 3, la Cour se rallie au principe de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », une telle preuve pouvant résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 67, CEDH 2006-IX, et Bouyid précité, § 82).

41. En l’espèce, la Cour note que les circonstances exactes dans lesquelles les requérants ont été blessés font l’objet de vives controverses entre les parties. Si le Gouvernement admet que les agents de police ont riposté à une attaque des requérants afin de les neutraliser, il réfute en revanche l’allégation selon laquelle ils leur ont causé des lésions (paragraphe 36 ci-dessus). Pour leur part, les requérants soutiennent que leurs blessures ont été provoquées par les agents de l’État le 12 juin 2012, lors de leur interpellation.

42. Eu égard aux éléments de preuve contradictoires produits devant elle, et en particulier aux dépositions des témoins (paragraphes 12 et 13, 15 à 19 et 21 à 25 ci-dessus), la Cour estime qu’elle n’est pas en mesure de se prononcer sur la question de savoir dans quelles circonstances les lésions litigieuses ont été causées. De plus, en l’absence d’une expertise
médico-légale au sujet des causes possibles des lésions constatées, la Cour juge impossible d’établir, à partir des preuves produites devant elle, si les blessures subies par les requérants correspondaient ou non à un recours à la force à la fois nécessaire et proportionné.

43. Partant, la Cour estime que, en ce qui concerne les mauvais traitements allégués, elle ne peut pas conclure à la violation de l’article 3 sous son volet matériel.

2. Sur le caractère effectif de l’enquête

a) Arguments des parties

44. Les requérants estiment que les autorités nationales n’ont pas mené d’enquête effective concernant les mauvais traitements dont ils se plaignaient. Ils considèrent que l’enquête menée en l’espèce était de pure forme et qu’elle n’était pas à même d’établir les circonstances factuelles d’un incident au cours duquel une femme et un enfant auraient été maltraités par des agents de police. Ils estiment que l’enquête avait pour seul but d’exonérer ces agents de toute responsabilité.

45. Le Gouvernement soutient que les autorités nationales ont mené une enquête adéquate et effective au sujet des allégations des requérants et qu’elles ont pris toutes les mesures nécessaires afin de clarifier les divergences existant entre les versions des parties. Il estime que les autorités judiciaires nationales ont rendu leurs décisions sur la base des pièces du dossier, consistant selon lui en un nombre important de documents et de témoignages recueillis légalement.

b) Appréciation de la Cour

46. La Cour rappelle que, lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi des traitements contraires à l’article 3 de la Convention de la part de la police ou d’autres services comparables de l’État, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’État par l’article 1 de la Convention de reconnaître à toute personne relevant de sa juridiction les droits et libertés définis dans la Convention, requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective. Cette enquête doit pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 102, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII, et Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 131, CEDH 2000-IV), et elle doit être diligentée d’office par les autorités.

47. L’enquête qu’exigent des allégations graves de mauvais traitements doit être à la fois rapide et approfondie, ce qui signifie que les autorités doivent toujours s’efforcer sérieusement de découvrir ce qui s’est passé et qu’elles ne doivent pas s’appuyer sur des conclusions hâtives ou mal fondées pour clore l’enquête ou fonder leur décision (Assenov et autres, précité, § 103, et Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 136, CEDH 2004-IV). Les autorités doivent prendre toutes les mesures raisonnables à leur disposition pour obtenir les preuves relatives à l’incident en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires et les expertises criminalistiques (Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, § 104, CEDH 1999-IV, et Gül c. Turquie, no 22676/93, § 89, 14 décembre 2000). En effet, toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les causes du dommage ou l’identité des responsables risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à la norme d’effectivité requise (Boicenco c. Moldova, no 41088/05, § 123, 11 juillet 2006).

48. En l’espèce, à la lumière des éléments présentés devant elle et notamment des certificats médicaux des requérants, la Cour considère que les allégations de mauvais traitements étaient défendables au sens de la jurisprudence précitée, au moins à partir du moment où les autorités compétentes ont eu connaissance des certificats en question.

49. La Cour note ensuite qu’une enquête préliminaire a bien eu lieu dans la présente affaire. Il reste à apprécier la diligence avec laquelle elle a été menée et son caractère effectif.

50. À cet égard, la Cour observe qu’il y a eu des omissions frappantes dans la conduite de l’enquête.

51. En premier lieu, elle note qu’il ressort des pièces du dossier que, malgré les dépositions contradictoires des personnes entendues (paragraphes 12, 13, 15 à 19 et 21 à 25 ci-dessus), les autorités n’ont aucunement cherché à éclaircir les circonstances factuelles de l’affaire, en procédant par exemple à des confrontations (Bucureşteanu c. Roumanie, no 20558/04, § 55, 16 avril 2013).

52. De surcroît, la Cour constate que les autorités nationales n’ont ordonné aucune expertise médicale dans le cadre de la procédure, alors qu’il s’agisse d’une mesure d’instruction essentielle pour ce type d’affaire, de nature à permettre d’élucider les causes possibles des lésions subies par les requérants, question qui était d’ailleurs au cœur du débat, et de donner plus de poids à leurs conclusions (voir, mutatis mutandis, Petru Roşca c. Moldova, no 2638/05, § 47, 6 octobre 2009).

53. En tout état de cause, il convient de noter qu’à aucun moment des poursuites pénales n’ont été ouvertes. Or la Cour a déjà souligné que le défaut d’ouverture de poursuites pénales dans des affaires concernant des allégations de mauvais traitements sur des personnes placées entre les mains de la police est susceptible de compromettre la validité de tout élément de preuve retenu au terme de l’instruction (voir, mutatis mutandis, Maslova et Nalbandov c. Russie, no 839/02, §§ 94-96, 24 janvier 2008, Buntov c. Russie, no 27026/10, § 132, 5 juin 2012, et Beresnev c. Russie, no 37975/02, § 98, 18 avril 2013). En l’espèce, la décision de non-lieu a été fondée sur de simples déclarations qui n’avaient pas le statut de preuves au sens des règles roumaines de procédure pénale (paragraphe 32 ci-dessus). Cela est d’autant plus grave dans un cas comme celui de la présente affaire, où les blessures étaient attestées par des certificats médicaux (Poede c. Roumanie, no 40549/11, § 60, 15 septembre 2015).

54. Les omissions énumérées ci-dessus ont empêché les autorités nationales d’établir les faits aussi complètement qu’elles auraient pu le faire dans d’autres circonstances. Rappelant que la procédure ouverte à l’encontre des agents de police a été finalement clôturée par un non-lieu au bénéfice du doute, la Cour n’est pas convaincue que les autorités nationales n’auraient pas pu faire davantage pour reconstituer les faits avec précision et clarifier les circonstances dans lesquelles les requérants ont été blessés.

55. En conclusion, la Cour estime que les autorités nationales n’ont pas mené une enquête qui aurait pu permettre de répondre de manière convaincante à la question de savoir si l’usage de la force par les agents de l’État contre les requérants avait été nécessaire et proportionné.

56. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

57. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

58. La requérante réclame 15 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’elle aurait subi en raison des violences non justifiées dont elle dit avoir été victime. Le requérant réclame 5 000 EUR au même titre.

59. Le Gouvernement, se référant à la jurisprudence de la Cour en la matière, estime que les sommes demandées par les requérants sont excessives.

60. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer à la requérante 7 500 EUR au titre du préjudice moral. Il convient en outre d’octroyer au requérant, au même titre, la somme qu’il a réclamée, à savoir 5 000 EUR.

B. Frais et dépens

61. Les requérants ne demandent aucune somme à ce titre.

C. Intérêts moratoires

62. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention, pour dommage moral, les sommes
ci-dessous, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

i. à la requérante, 7 500 EUR (sept mille cinq cents euros) plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt,

ii. au requérant, 5 000 EUR (cinq mille euros) plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;

b) qu’à compter de l’expiration de ce délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 31 mai 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Marialena TsirliAndrás Sajó
GreffièrePrésident


Synthèse
Formation : Cour (quatriÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-163350
Date de la décision : 31/05/2016
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Traitement dégradant) (Volet matériel);Violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Enquête efficace) (Volet procédural)

Parties
Demandeurs : GHEORGHIȚĂ ET ALEXE
Défendeurs : ROUMANIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : DRAGHICI G.C.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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