La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

23/05/2016 | CEDH | N°001-163425

CEDH | CEDH, AFFAIRE AVOTIŅŠ c. LETTONIE, 2016, 001-163425


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE AVOTIŅŠ c. LETTONIE

(Requête no 17502/07)

ARRÊT

STRASBOURG

23 mai 2016

Cet arrêt est définitif.




En l’affaire Avotiņš c. Lettonie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

András Sajó, président,
Işıl Karakaş,
Josep Casadevall,
Elisabeth Steiner,
Ján Šikuta,
Nona Tsotsoria,
Ganna Yudkivska,
André Potocki,
Paul Lemmens,
Aleš Pejchal,
Faris Vehabović,
Ksenija Turković, <

br>Egidijus Kūris,
Robert Spano,
Iulia Antoanella Motoc,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,

Jautrīte Briede, juge ad hoc,
et de Johan Callewaert, greffier adjoint de la Gr...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE AVOTIŅŠ c. LETTONIE

(Requête no 17502/07)

ARRÊT

STRASBOURG

23 mai 2016

Cet arrêt est définitif.

En l’affaire Avotiņš c. Lettonie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

András Sajó, président,
Işıl Karakaş,
Josep Casadevall,
Elisabeth Steiner,
Ján Šikuta,
Nona Tsotsoria,
Ganna Yudkivska,
André Potocki,
Paul Lemmens,
Aleš Pejchal,
Faris Vehabović,
Ksenija Turković,
Egidijus Kūris,
Robert Spano,
Iulia Antoanella Motoc,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,

Jautrīte Briede, juge ad hoc,
et de Johan Callewaert, greffier adjoint de la Grande Chambre,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 8 avril 2015 et 23 mars 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 17502/07) dirigée contre la République de Chypre et la République de Lettonie et dont un ressortissant letton, M. Pēteris Avotiņš (« le requérant »), a saisi la Cour le 20 février 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a d’abord été représenté par Me J. Eglītis, avocat à Riga. Devant la Grande Chambre, il est représenté par Me L. Liepa, également avocat à Riga. Le gouvernement letton (« le Gouvernement ») a été représenté par son ancien agent, Mme I. Reine, puis par son agent actuel, Mme K. Līce.

3. La requête était dirigée à l’origine contre Chypre et contre la Lettonie. Le requérant se plaignait en particulier qu’une juridiction chypriote l’ait condamné au paiement d’une dette contractuelle sans l’avoir dûment assigné à comparaître ni lui avoir permis d’exercer les droits de la défense, et que les juges lettons aient ordonné l’exécution en Lettonie de la décision de justice chypriote. Il s’estimait victime d’une violation du droit à un procès équitable garanti par l’article 6 § 1 de la Convention.

4. La requête a d’abord été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Par une décision partielle du 30 mars 2010, une chambre de cette section l’a déclarée irrecevable pour tardiveté en son volet dirigé contre Chypre (non-respect du délai de six mois prévu à l’article 35 § 1 de la Convention). Elle a par ailleurs décidé, quant aux griefs dirigés contre la Lettonie, de communiquer au Gouvernement le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention et de déclarer irrecevable le surplus de la requête.

5. Le 1er février 2011, la composition des sections de la Cour a été modifiée. La requête est ainsi échue à la quatrième section (articles 25 § 1 et 52 § 1 du règlement).

6. Le 25 février 2014, une chambre de cette section composée de Päivi Hirvelä, présidente, Ineta Ziemele, George Nicolaou, Ledi Bianku, Zdravka Kalaydjieva, Vincent A. De Gaetano, Krzysztof Wojtyczek, juges, ainsi que de Françoise Elens-Passos, greffière de section, a rendu, à la majorité, un arrêt qui concluait à la non-violation de l’article 6 § 1 de la Convention et auquel se trouvait joint l’exposé de l’opinion dissidente commune aux juges Ziemele, Bianku et De Gaetano.

7. Le 23 mai 2014, le requérant a sollicité le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre en vertu des articles 43 de la Convention et 73 du règlement. Le 8 septembre 2014, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.

8. La composition de la Grande Chambre a ensuite été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement. Le siège du juge élu au titre de la Lettonie se trouvant alors vacant, car la juge Ineta Ziemele avait entre-temps quitté la Cour, le président de la Cour a désigné Mme Jautrīte Briede pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 26 § 4 de la Convention et 29 § 1 du règlement).

9. Le Gouvernement a déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire. Le requérant a quant à lui renvoyé aux arguments exposés dans sa demande de renvoi devant la Grande Chambre. Des observations ont par ailleurs été reçues du gouvernement estonien, de la Commission européenne et du Centre de conseil sur les droits de l’individu en Europe, que le président avait autorisés à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement). La Commission européenne a également été autorisée à prendre part à l’audience.

10. En outre, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, le président de la Cour a décidé d’inviter le gouvernement de Chypre à intervenir dans l’affaire et à présenter des explications et des observations sur l’état du droit chypriote pertinent (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement). Le gouvernement chypriote a accepté cette invitation et communiqué ses observations le 4 février 2015.

11. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 8 avril 2015 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

– pour le requérant
MeL. Liepa, conseil,
MM.M. Šķiņķis,
M. Pētersons,conseillers,
P. Avotiņš, requérant ;

– pour le Gouvernement
MmesK. Līce, agent,
S. Kauliņa, conseil,
A. Zikmane,
D. Palčevska,conseillers ;

– pour la Commission européenne
M.H. Krämer,conseil.

La Cour a entendu Me Liepa, Mme Līce et M. Krämer en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses à des questions posées par les juges.

12. Par la suite, les juges Steiner, Tsotsoria et Lemmens, suppléants, ont remplacé le président Dean Spielmann et les juges Mark Villiger et Isabelle Berro, qui avaient quitté la Cour en raison de l’expiration de leurs mandats et étaient empêchés de poursuivre l’examen de l’affaire (article 24 §§ 3 et 4 du règlement). Le juge Sajó, vice-président de la Cour, a alors assumé la présidence de la Grande Chambre en l’espèce (article 10 du règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

13. Le requérant est né en 1954 et réside à Garkalne (district de Riga). À l’époque des faits se trouvant à l’origine de la présente requête, il exerçait la profession de consultant en investissement.

A. La procédure menée devant le tribunal de district de Limassol

14. Le 4 mai 1999, le requérant et F.H. Ltd., une société commerciale de droit chypriote, signèrent un acte notarié de reconnaissance de dette (acknowledgment of debt deed). Par cet acte, le requérant déclarait emprunter 100 000 dollars américains (USD) à F.H. Ltd. et s’engageait à rembourser ce montant, augmenté d’intérêts, avant le 30 juin de la même année. L’acte contenait aussi des clauses de choix de loi et de for, selon lesquelles il était régi « à tous égards » par la loi chypriote, et les tribunaux chypriotes avaient une compétence non exclusive pour connaître de tous les litiges pouvant en découler. Il indiquait que le requérant avait son adresse rue G. à Riga. Cette mention prenait la forme suivante :

(Original en anglais)

“[FOR] GOOD AND VALUABLE CONSIDERATION, I, PĒTERIS AVOTIŅŠ, of [no.], G. [street], 3rd floor, Riga, Latvia, [postcode] LV-..., (“the Borrower”) ... ”

(Traduction en français)

« MOYENNANT CONTREPARTIE À TITRE ONÉREUX ET VALABLE, je soussigné PĒTERIS AVOTIŅŠ, du [no], [rue] G., 3e étage, Riga, Lettonie, [code postal] LV-(...), (« l’Emprunteur ») (...) »

15. En 2003, F.H. Ltd. assigna le requérant devant le tribunal de district de Limassol (Επαρχιακό Δικαστήριο Λεμεσού, Chypre), déclarant qu’il n’avait pas remboursé la dette susmentionnée et demandant sa condamnation au paiement du principal et des intérêts. Devant la Cour, le requérant soutient qu’en fait, il s’était déjà acquitté de cette dette avant que le tribunal chypriote ne fût saisi, non pas en versant à F.H. Ltd. la somme d’argent en question, mais par un autre moyen lié au capital de la société mère de celle-ci. Il reconnaît toutefois que ce fait n’est attesté par aucun document. Le Gouvernement conteste la thèse du requérant.

16. Par une ordonnance du 27 juin 2003, le tribunal de district autorisa « l’apposition du sceau du tribunal sur l’assignation et l’enregistrement de celle-ci » (sealing and filing of the writ of summons). Le 24 juillet 2003, une citation décrivant en détail les faits de la cause (specially endorsed writ) fut rédigée. Elle indiquait comme adresse pour le requérant celle qui figurait sur l’acte de reconnaissance de dette : rue G. à Riga.

17. Le requérant ne résidant pas à Chypre, F.H. Ltd. saisit le même tribunal de district, le 11 septembre 2003, d’une requête unilatérale le priant de rendre une nouvelle ordonnance qui permettrait d’assigner le requérant en dehors de Chypre et de fixer le délai de sa comparution à trente jours à compter de la délivrance de la citation à comparaître. L’avocat de la société demanderesse produisit un affidavit (déclaration écrite sous serment) attestant que le lieu de résidence habituelle du défendeur se trouvait rue G., à Riga, et qu’il pouvait effectivement y recevoir des documents judiciaires. Le requérant affirme pour sa part qu’il ne pouvait matériellement pas recevoir la citation à l’adresse en question, car il s’agissait simplement de l’adresse où il avait signé le contrat de prêt et l’acte de reconnaissance de sa dette en 1999, et non de son domicile personnel ou professionnel.

18. Le 7 octobre 2003, le tribunal de district de Limassol ordonna la notification de la procédure au requérant à l’adresse fournie par la société demanderesse. Le requérant était assigné à comparaître ou à se manifester dans les trente jours suivant la réception de la citation, faute de quoi le tribunal ne tenterait plus de prendre contact avec lui mais annoncerait seulement toutes les mesures concernant l’affaire par voie d’affichage au palais de justice.

19. Il ressort d’un affidavit produit par une employée du cabinet d’avocats qui représentait F.H. Ltd. que, conformément à l’ordonnance du tribunal, la citation fut envoyée à l’adresse située rue G., à Riga, le 16 novembre 2003, sous pli recommandé. Cependant, il est indiqué sur la copie de la citation communiquée par le Gouvernement que celle-ci a été rédigée le 17 novembre 2003. Le bordereau émanant des services postaux chypriotes indique que la citation a été envoyée le 18 novembre 2003, à l’adresse située rue G., et remise contre signature le 27 novembre 2003 ; toutefois, la signature figurant sur le bordereau semble ne pas correspondre au nom du requérant. Celui-ci affirme ne jamais avoir reçu la citation.

20. Le requérant n’ayant pas comparu, le tribunal de district de Limassol statua en son absence le 24 mai 2004. Il le condamna à verser à la demanderesse 100 000 USD, ou une somme équivalente en livres chypriotes (CYP), plus des intérêts s’élevant à 10 % du montant susmentionné pour chaque année écoulée à compter du 30 juin 1999 et jusqu’au règlement de la dette. Le requérant fut également condamné au paiement des frais et dépens, soit 699,50 CYP bruts plus 8 % d’intérêts par an. Selon le jugement, dont la version définitive fut établie le 3 juin 2004, il avait été dûment informé de la tenue de l’audience mais n’avait pas comparu. Le texte du jugement n’indiquait pas s’il s’agissait d’une décision définitive ni quels étaient les recours dont il pouvait faire l’objet.

B. La procédure en reconnaissance et en exécution menée devant les juridictions lettonnes

21. Le 22 février 2005, la société F.H. Ltd. saisit le tribunal de première instance de l’arrondissement de Latgale de la ville de Riga (Rīgas pilsētas Latgales priekšpilsētas tiesa, Lettonie) d’une demande de reconnaissance et d’exécution du jugement du 24 mai 2004. Dans sa demande, elle sollicitait également l’application d’une mesure conservatoire. Elle indiquait que le requérant était propriétaire de biens immobiliers sis à Garkalne (district de Riga) et que, d’après le registre foncier, ces biens étaient déjà grevés d’une hypothèque au profit d’une banque ; par conséquent, de crainte que l’intéressé ne cherchât à se soustraire à l’exécution du jugement, elle priait le tribunal d’appliquer aux biens en question une hypothèque conservatoire et d’inscrire celle-ci au registre foncier. Enfin, elle lui demandait de condamner le requérant aux dépens. Dans sa demande, elle mentionnait en tant que lieu de résidence du requérant une adresse située à Riga, rue Č., et différente de celle qui avait précédemment été communiquée au tribunal chypriote.

22. Le 28 avril 2005, le tribunal de l’arrondissement de Latgale suspendit l’examen de la demande de F.H. Ltd. en indiquant à l’intéressée que cette demande comportait plusieurs défauts qu’elle avait un mois pour corriger. En particulier, F.H. Ltd. n’avait pas expliqué pourquoi l’adresse qu’elle indiquait pour le requérant se trouvait rue Č. alors que le domicile de celui-ci était censé se trouver rue G.

23. Le 26 mai 2005, F.H. Ltd. déposa un acte rectificatif dans lequel elle expliquait notamment que, d’après les informations figurant dans le registre des résidents (Iedzīvotāju reģistrs), le domicile officiellement déclaré du requérant se trouvait à l’adresse située rue Č. Quant à l’autre adresse, située rue G., les représentants de la société demanderesse avaient présumé qu’il s’agissait de la résidence de fait du requérant. À cet égard, le Gouvernement a communiqué à la Cour la copie d’une lettre émanant du service du registre des résidents qui atteste qu’avant le 19 juin 2006, l’adresse officielle du requérant était située rue Č.

24. Par une ordonnance du 31 mai 2005, le tribunal de l’arrondissement de Latgale jugea l’acte rectificatif déposé par F.H. Ltd. insuffisant pour remédier à tous les défauts de sa demande, refusa donc d’examiner cette demande, et la renvoya à F.H. Ltd. Celle-ci forma un recours devant la cour régionale de Riga (Rīgas apgabaltiesa), qui, le 23 janvier 2006, annula l’ordonnance du 31 mai 2005, et renvoya l’affaire devant le tribunal de l’arrondissement pour que celui-ci examine la demande de reconnaissance et d’exécution telle que rectifiée par l’acte du 26 mai 2005.

25. Par une ordonnance du 27 février 2006, prise en l’absence des parties, le tribunal de l’arrondissement de Latgale fit droit à la demande de F.H. Ltd. dans son intégralité. Il ordonna la reconnaissance et l’exécution du jugement rendu par le tribunal de district de Limassol le 24 mai 2004, ainsi que l’inscription au registre foncier de la commune de Garkalne d’une hypothèque conservatoire grevant les biens du requérant sis dans cette commune. En outre, il condamna le requérant aux dépens.

26. Le requérant allègue que ce ne fut que le 15 juin 2006 qu’il apprit, par l’huissier de justice chargé de l’exécution du jugement chypriote, l’existence tant de ce jugement que de l’ordonnance du tribunal de l’arrondissement de Latgale en ordonnant l’exécution. Le lendemain (16 juin 2006), il se rendit au tribunal de l’arrondissement, où il prit connaissance du texte du jugement et de celui de l’ordonnance. Le Gouvernement ne conteste pas ces faits-ci.

27. Le requérant ne tenta pas de contester le jugement chypriote devant les instances chypriotes. En revanche, il saisit la cour régionale de Riga d’un recours incident (blakus sūdzība) contre l’ordonnance du 27 février 2006, tout en demandant au tribunal de l’arrondissement de Latgale de proroger le délai de ce recours. Arguant qu’aucune pièce du dossier ne confirmait qu’il eût été averti de l’audience du 27 février 2006 ou que l’ordonnance rendue à l’issue de cette audience lui eût été communiquée, il soutenait que le délai de trente jours fixé par la loi sur la procédure civile devait commencer à courir le 16 juin 2006, date à laquelle il avait pris connaissance de l’ordonnance.

28. Par une ordonnance du 13 juillet 2006, le tribunal de l’arrondissement de Latgale accueillit la demande du requérant et prorogea le délai de recours. Il indiqua notamment ceci :

« (...) Il ressort de l’ordonnance du 27 février 2006 que la question de la reconnaissance et de l’exécution du jugement étranger a été tranchée en l’absence des parties, sur la base des documents fournis par la demanderesse, [F.H. Ltd.]. Par ailleurs, il est indiqué dans l’ordonnance que le défendeur peut la contester dans un délai de trente jours à compter de la date de réception de la copie [de ladite ordonnance], conformément à l’article 641 § 2 de la loi sur la procédure civile.

Le tribunal estime fondés les arguments avancés par le requérant, P. Avotiņš, à savoir le fait qu’il n’a reçu l’ordonnance (...) du 27 février 2006 que le 16 juin 2006, cet élément étant attesté par la mention figurant dans la liste des consultations [versée au dossier] ainsi que par le fait que l’ordonnance, notifiée [au requérant] par le tribunal, a été retournée le 10 avril 2006 (...). Il ressort des pièces annexées au recours que le requérant n’habite plus à l’adresse déclarée rue [Č.] depuis le 1er mai 2004 ; cela confirme (...) les explications données à l’audience par son représentant, qui a indiqué que le requérant n’habite plus à l’adresse susmentionnée.

Dès lors, il y a lieu de conclure que le délai de trente jours (...) court à partir de la date où le requérant a reçu l’ordonnance en question (...)

Par ailleurs, le tribunal ne souscrit pas à l’avis de la représentante de [F.H. Ltd.] selon lequel le requérant serait lui-même responsable du fait qu’il n’a pas reçu la correspondance, car il n’aurait pas promptement déclaré son changement de domicile, de sorte qu’il n’y aurait pas lieu de proroger le délai [de recours]. En effet, le fait que l’intéressé n’ait pas accompli les démarches légales relatives à l’enregistrement du domicile qui lui incombaient n’est pas suffisant pour justifier que le tribunal lui refuse la possibilité d’exercer des droits fondamentaux garantis par l’État en matière d’accès aux tribunaux et de protection judiciaire, y compris le droit de recourir contre une décision, avec les conséquences que cela serait susceptible d’emporter. (...) »

29. Dans son mémoire de recours adressé à la cour régionale de Riga, le requérant soutenait que la reconnaissance et l’exécution du jugement chypriote en Lettonie enfreignaient le règlement (CE) no 44/2001 du Conseil de l’Union européenne du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (règlement Bruxelles I) ainsi que plusieurs dispositions de la loi lettonne sur la procédure civile. Il soulevait deux moyens.

30. En premier lieu, il arguait qu’aux termes de l’article 34, point 2, du règlement Bruxelles I (correspondant en substance à l’article 637 § 2, point 3, de la loi lettonne sur la procédure civile), une décision provenant d’un autre État membre ne pouvait pas être reconnue si l’acte introductif d’instance n’avait pas été notifié au défendeur défaillant en temps utile et de telle manière qu’il puisse se défendre. Il soutenait qu’il n’avait pas été dûment averti de la procédure chypriote, alléguant que, pourtant, aussi bien les avocats chypriotes qui avaient représenté la société demanderesse devant le tribunal de district de Limassol que les avocats lettons qui la représentaient devant les juridictions lettonnes connaissaient parfaitement son adresse professionnelle à Riga. À l’appui de cette allégation, il faisait valoir qu’il avait eu des contacts professionnels avec les avocats chypriotes et que ceux-ci lui avaient téléphoné et envoyé des télécopies à son bureau, et qu’il avait rencontré en personne les avocats lettons. Il estimait donc que ni les uns ni les autres ne pouvaient ignorer son adresse professionnelle. Il ajoutait qu’il aurait aussi pu être joint à son adresse privée à Garkalne, car, d’une part, il y avait un domicile officiellement déclaré conformément à la loi et, d’autre part, les avocats auraient pu consulter le registre foncier de la commune, où les biens immobiliers qu’il y possédait étaient inscrits à son nom. Or, au lieu de lui adresser la notification de la procédure à l’une de ces adresses, selon lui connues ou accessibles, les avocats avaient communiqué aux tribunaux une adresse dont il estimait qu’ils auraient dû savoir qu’elle ne pouvait pas être utilisée.

31. En deuxième lieu, le requérant arguait qu’aux termes des articles 38 § 1 du règlement Bruxelles I et 637 § 2, point 2, de la loi sur la procédure civile, une décision devait être exécutoire dans l’État d’origine pour pouvoir l’être dans l’État requis. Selon lui, en l’espèce, ces exigences avaient été méconnues à triple titre. Premièrement, la partie demanderesse n’avait soumis au tribunal letton que le texte du jugement du tribunal chypriote, mais non le certificat requis par l’annexe V du règlement Bruxelles I. À cet égard, le requérant reconnaissait que l’article 55 § 1 du règlement Bruxelles I autorisait dans certains cas la juridiction requise à dispenser la partie demanderesse de l’obligation de produire le certificat, mais il arguait qu’en l’occurrence, le tribunal de l’arrondissement de Latgale n’avait pas dit s’il estimait que la demanderesse pouvait être dispensée de cette obligation ni expliqué, dans l’affirmative, pour quelle raison. Deuxièmement, le jugement chypriote ne comportait aucune mention quant à son caractère exécutoire ni aux recours dont il pouvait faire l’objet. Troisièmement, alors que pour être exécuté en vertu du règlement Bruxelles I, un jugement devait être exécutoire dans le pays émetteur, la société demanderesse n’avait produit aucune pièce de nature à démontrer que le jugement du 24 mai 2004 fût exécutoire à Chypre. Compte tenu de l’ensemble de ces circonstances, le requérant soutenait que ce jugement ne pouvait en aucun cas être reconnu et exécuté en Lettonie.

32. Par un arrêt du 2 octobre 2006, la cour régionale de Riga estima fondés les moyens soulevés par le requérant, infirma l’ordonnance contestée et rejeta la demande de reconnaissance et d’exécution du jugement chypriote.

33. F.H. Ltd. contesta cet arrêt devant le sénat de la Cour suprême, par un recours qui fut examiné le 31 janvier 2007. Au début de l’audience, F.H. Ltd. soumit au sénat des copies de plusieurs documents dont le certificat visé à l’article 54 et à l’annexe V du règlement Bruxelles I. Ce certificat portait la date du 18 janvier 2007 et était signé par un juge temporaire du tribunal de district de Limassol. Il indiquait que l’acte introductif d’instance avait été signifié au requérant le 27 novembre 2003. Le dernier champ du certificat, censé mentionner le nom de la personne contre laquelle la décision judiciaire était exécutoire, avait été laissé vide. Invité à s’exprimer sur ces pièces, l’avocat du requérant soutint qu’elles étaient manifestement insuffisantes pour rendre le jugement exécutoire.

34. Par un arrêt définitif du 31 janvier 2007, la Cour suprême cassa et annula l’arrêt de la cour régionale du 2 octobre 2006. Faisant droit à la demande de F.H. Ltd., elle ordonna la reconnaissance et l’exécution du jugement chypriote ainsi que l’inscription au registre foncier d’une hypothèque conservatoire sur les biens immobiliers du requérant sis à Garkalne. Les passages pertinents de cet arrêt se lisent ainsi :

« (...) Il ressort des éléments du dossier que le jugement du tribunal de Limassol est devenu définitif. Cela est confirmé d’une part par les explications qu’ont fournies les deux parties à l’audience de la cour régionale du 2 octobre 2006, où elles ont déclaré que ce jugement n’avait pas fait l’objet d’un appel, et d’autre part par le certificat délivré le 18 janvier 2007 (...) [Le requérant] n’ayant pas interjeté appel du jugement, les arguments de son avocat selon lesquels l’examen de l’affaire par un tribunal étranger ne lui aurait pas été dûment notifié sont dénués de pertinence [nav būtiskas nozīmes].

Eu égard à ce qui précède, le sénat conclut que le jugement du tribunal de Limassol (Chypre) du 24 mai 2004 doit être reconnu et exécuté dans l’État letton.

L’article 36 du règlement [Bruxelles I] prévoit que la décision étrangère ne peut en aucun cas faire l’objet d’un réexamen au fond ; et, en vertu de l’article 644 § 1 de la loi sur la procédure civile, une fois reconnue, la décision étrangère est exécutée selon les modalités prévues par cette loi. (...) »

35. Le 14 février 2007, le tribunal de l’arrondissement de Latgale, se fondant sur l’arrêt de la Cour suprême, délivra une injonction de payer (izpildu raksts). Le requérant s’y conforma aussitôt et versa à l’huissier de justice engagé par la société demanderesse une somme totale de 90 244,62 lati lettons (LVL) (soit environ 129 000 euros), dont 84 366,04 LVL pour la dette principale et 5 878,58 LVL au titre des frais d’exécution. Il demanda alors la levée de l’hypothèque conservatoire grevant ses biens sis à Garkalne. Par deux ordonnances du 24 janvier 2008, le juge des registres fonciers (Zemesgrāmatu nodaļas tiesnesis) refusa de faire droit à cette demande. Le requérant forma alors un pourvoi devant le sénat de la Cour suprême. Par une ordonnance du 14 mai 2008, celui-ci leva l’hypothèque.

II. LES ÉLÉMENTS PERTINENTS DU DROIT DE L’UNION EUROPÉENNE ET DU DROIT INTERNATIONAL

A. Le droit général de l’Union européenne

1. Les droits fondamentaux dans le droit de l’Union européenne

36. À l’époque des faits, les parties pertinentes de l’article 6 du Traité sur l’Union européenne (TUE) se lisaient ainsi :

« 1. L’Union est fondée sur les principes de la liberté, de la démocratie, du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ainsi que de l’État de droit, principes qui sont communs aux États membres.

2. L’Union respecte les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, en tant que principes généraux du droit communautaire.

(...) »

37. Depuis le 1er décembre 2009, date de l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, l’article 6 du TUE se lit comme suit :

« 1. L’Union reconnaît les droits, les libertés et les principes énoncés dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 7 décembre 2000, telle qu’adoptée le 12 décembre 2007 à Strasbourg, laquelle a la même valeur juridique que les traités.

Les dispositions de la Charte n’étendent en aucune manière les compétences de l’Union telles que définies dans les traités.

Les droits, les libertés et les principes énoncés dans la Charte sont interprétés conformément aux dispositions générales du titre VII de la Charte régissant l’interprétation et l’application de celle-ci et en prenant dûment en considération les explications visées dans la Charte, qui indiquent les sources de ces dispositions.

2. L’Union adhère à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales. Cette adhésion ne modifie pas les compétences de l’Union telles qu’elles sont définies dans les traités.

3. Les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, font partie du droit de l’Union en tant que principes généraux. »

38. En outre, depuis le 1er décembre 2009, les dispositions pertinentes du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) prévoient ceci :

Article 67

« 1. L’Union constitue un espace de liberté, de sécurité et de justice dans le respect des droits fondamentaux et des différents systèmes et traditions juridiques des États membres.

(...)

4. L’Union facilite l’accès à la justice, notamment par le principe de reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires et extrajudiciaires en matière civile. »

Article 81 § 1

« L’Union développe une coopération judiciaire dans les matières civiles ayant une incidence transfrontière, fondée sur le principe de reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires et extrajudiciaires. Cette coopération peut inclure l’adoption de mesures de rapprochement des dispositions législatives et réglementaires des États membres. »

Article 82 § 1

« La coopération judiciaire en matière pénale dans l’Union est fondée sur le principe de reconnaissance mutuelle des jugements et décisions judiciaires et inclut le rapprochement des dispositions législatives et réglementaires des États membres dans les domaines visés au paragraphe 2 et à l’article 83.

(…) »

39. Enfin, l’article 249, deuxième alinéa, du Traité instituant la Communauté européenne (applicable à l’époque des faits et identique à l’article 288, deuxième alinéa, du TFUE) se lisait ainsi :

« Le règlement a une portée générale. Il est obligatoire dans tous ses éléments et il est directement applicable dans tout État membre. »

40. Les dispositions pertinentes de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (qui n’avait pas encore de force juridique contraignante à l’époque des faits) prévoient ce qui suit :

Article 47
Droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial

« Toute personne dont les droits et libertés garantis par le droit de l’Union ont été violés a droit à un recours effectif devant un tribunal dans le respect des conditions prévues au présent article.

Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi. Toute personne a la possibilité de se faire conseiller, défendre et représenter.

(...) »

Article 51
Champ d’application

« 1. Les dispositions de la présente Charte s’adressent aux institutions, organes et organismes de l’Union dans le respect du principe de subsidiarité, ainsi qu’aux États membres uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union. (...)

(...) »

Article 52
Portée et interprétation des droits et des principes

« 1. Toute limitation de l’exercice des droits et libertés reconnus par la présente Charte doit être prévue par la loi et respecter le contenu essentiel desdits droits et libertés. Dans le respect du principe de proportionnalité, des limitations ne peuvent être apportées que si elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui.

(...)

3. Dans la mesure où la présente Charte contient des droits correspondant à des droits garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, leur sens et leur portée sont les mêmes que ceux que leur confère ladite convention. Cette disposition ne fait pas obstacle à ce que le droit de l’Union accorde une protection plus étendue.

4. Dans la mesure où la présente Charte reconnaît des droits fondamentaux tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, ces droits doivent être interprétés en harmonie avec lesdites traditions.

(...) »

Article 53
Niveau de protection

« Aucune disposition de la présente Charte ne doit être interprétée comme limitant ou portant atteinte aux droits de l’homme et libertés fondamentales reconnus, dans leur champ d’application respectif, par le droit de l’Union, le droit international et les conventions internationales auxquelles sont parties l’Union, ou tous les États membres, et notamment la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ainsi que par les constitutions des États membres. »

41. Dans l’arrêt Krombach c. Bamberski (C-7/98, 28 mars 2000, Rec. p. I-1935, EU:C:2000:164), la Cour de justice de l’Union européenne (appelée « Cour de justice des Communautés européennes » avant l’entrée en vigueur, le 1er décembre 2009, du Traité de Lisbonne – ci‑après, la CJUE) a dit ceci :

« 25. Selon une jurisprudence constante, les droits fondamentaux font partie intégrante des principes généraux du droit dont la Cour assure le respect (voir, notamment, avis 2/94, du 28 mars 1996, Rec. p. I-1759, point 33). À cet effet, la Cour s’inspire des traditions constitutionnelles communes aux États membres ainsi que des indications fournies par les instruments internationaux concernant la protection des droits de l’homme auxquels les États membres ont coopéré ou adhéré. La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») revêt, à cet égard, une signification particulière (voir, notamment, arrêt du 15 mai 1986, Johnston, 222/84, Rec. p. 1651, point 18).

26. La Cour a ainsi reconnu expressément le principe général de droit communautaire selon lequel toute personne a droit à un procès équitable, qui s’inspire de ces droits fondamentaux (arrêts du 17 décembre 1998, Baustahlgewebe/Commission, C-185/95 P, Rec. p. I-8417, points 20 et 21, et du 11 janvier 2000, Pays-Bas et Van der Wal/Commission, C-174/98 P et C-189/98 P, Rec. p. I-1, point 17).

27. L’article F, paragraphe 2, du traité sur l’Union européenne (devenu, après modification, article 6, paragraphe 2, UE) a consacré cette jurisprudence. Aux termes de cette disposition, « l’Union respecte les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, en tant que principes généraux du droit communautaire ». »

42. Dans l’arrêt ASML Netherlands BV c. Semiconductor Industry Services GmbH (SEMIS) (C-283/05, 14 décembre 2006, Rec. p. I-12041, EU:C:2006:787), la CJUE a rappelé ceci :

« 26. Selon une jurisprudence constante, les droits fondamentaux font en effet partie intégrante des principes généraux du droit dont la Cour assure le respect (...). À cet effet, la Cour s’inspire des traditions constitutionnelles communes aux États membres ainsi que des indications fournies par les instruments internationaux concernant la protection des droits de l’homme auxquels les États membres ont coopéré ou adhéré. La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») revêt, à cet égard, une signification particulière (...)

27. Or, il résulte de la CEDH, telle qu’interprétée par la Cour européenne des droits de l’homme, que les droits de la défense, qui dérivent du droit à un procès équitable consacré à l’article 6 de cette convention, exigent une protection concrète et effective, propre à garantir l’exercice effectif des droits du défendeur (voir Cour eur. D. H., arrêts Artico c. Italie du 13 mai 1980, série A no 37, § 33, et T. c. Italie du 12 octobre 1992, série A no 245 C, § 28). »

43. Dans l’arrêt DEB Deutsche Energiehandels. und Beratungsgesellschaft mbH c. Bundesrepublik Deutschland (C‑279/09, 22 décembre 2010, Rec. p. I-13849, EU:C:2010:811), rendu après l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne et donc après que la Charte des droits fondamentaux eut acquis la même valeur juridique que les traités, la CJUE a dit ceci :

« 29. La question posée concerne ainsi le droit d’une personne morale à un accès effectif à la justice et donc, dans le contexte du droit de l’Union, le principe de protection juridictionnelle effective. Ce principe constitue un principe général du droit de l’Union, qui découle des traditions constitutionnelles communes aux États membres et qui a été consacré par les articles 6 et 13 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la « CEDH » ) (...).

30. S’agissant de droits fondamentaux, il importe, depuis l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, de tenir compte de la Charte, laquelle a, aux termes de l’article 6, paragraphe 1, premier alinéa, TUE, « la même valeur juridique que les traités ». L’article 51, paragraphe 1, de ladite charte prévoit en effet que les dispositions de celle-ci s’adressent aux États membres lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union.

31. À cet égard, l’article 47, premier alinéa, de la Charte prévoit que toute personne dont les droits et libertés garantis par le droit de l’Union ont été violés a droit à un recours effectif devant un tribunal dans le respect des conditions prévues audit article. Selon le deuxième alinéa du même article, toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi. Toute personne a la possibilité de se faire conseiller, défendre et représenter. Quant au troisième alinéa dudit article, il prévoit spécifiquement qu’une aide juridictionnelle est accordée à ceux qui ne disposent pas de ressources suffisantes, dans la mesure où cette aide serait nécessaire pour assurer l’effectivité de l’accès à la justice.

32. Selon les explications afférentes à cet article, lesquelles, conformément à l’article 6, paragraphe 1, troisième alinéa, TUE et à l’article 52, paragraphe 7, de la Charte, doivent être prises en considération pour l’interprétation de celle-ci, l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte correspond à l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH. »

44. Dans l’arrêt Gascogne Sack Deutschland GmbH c. Commission (C-40/12 P, 26 novembre 2013, EU:C:2013:768), la CJUE a énoncé en ces termes la continuité du régime juridique avant et après l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne :

« 28. Quant à la question de savoir si l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne aurait dû être considérée, ainsi que le soutient la requérante, comme un élément qui se serait révélé pendant la procédure devant le Tribunal et qui, à ce titre, aurait justifié, conformément à l’article 48, paragraphe 2, premier alinéa, du règlement de procédure du Tribunal, la production de nouveaux moyens, il convient de rappeler que la Cour a déjà jugé que cette entrée en vigueur, comportant l’inclusion de la Charte dans le droit primaire de l’Union, ne saurait être considérée comme un élément de droit nouveau au sens de l’article 42, paragraphe 2, premier alinéa, de son règlement de procédure. Dans ce contexte, la Cour a souligné que, même avant l’entrée en vigueur de ce traité, elle avait déjà constaté à plusieurs reprises que le droit à un procès équitable tel qu’il découle, notamment, de l’article 6 de la CEDH constitue un droit fondamental que l’Union européenne respecte en tant que principe général en vertu de la l’article 6, paragraphe 2, UE (voir, notamment, arrêt du 3 mai 2012, Legris Industries/Commission, C‑289/11 P, point 36). »

45. En ce qui concerne, enfin, la portée des droits garantis par la Charte des droits fondamentaux, la CJUE a, dans l’arrêt J. McB. c. L.E. (C‑400/10 PPU, 5 octobre 2010, p. I-08965), dit ceci :

« 53. De plus, il résulte de l’article 52, paragraphe 3, de la Charte que, dans la mesure où celle-ci contient des droits correspondant à des droits garantis par la CEDH, leur sens et leur portée sont les mêmes que ceux que leur confère celle-ci. Cependant, cette disposition ne fait pas obstacle à ce que le droit de l’Union accorde une protection plus étendue. Aux termes de l’article 7 de la même charte, « [t]oute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de ses communications ». Le libellé de l’article 8, paragraphe 1, de la CEDH est identique à celui dudit article 7, sauf dans la mesure où il utilise les termes « sa correspondance » au lieu et place de « ses communications ». Cela étant, il y a lieu de constater que cet article 7 contient des droits correspondant à ceux garantis par l’article 8, paragraphe 1, de la CEDH. Il convient donc de donner à l’article 7 de la Charte le même sens et la même portée que ceux conférés à l’article 8, paragraphe 1, de la CEDH, tel qu’interprété par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (voir, par analogie, arrêt du 14 février 2008, Varec, C‑450/06, Rec. p. I-581, point 48). »

2. Les droits fondamentaux et le principe de la confiance mutuelle

46. Dans l’arrêt N.S. c. Secretary of State for the Home Department et M.E. et autres c. Refugee Applications Commissioner, et Minister for Justice, Equality and Law Reform (affaires jointes C-411/10 et C-493/10, 21 décembre 2011, Rec. p. I‑13905, EU:C:2011:865), rendu dans le cadre de l’application du règlement (CE) no 343/2003 du 18 février 2003 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des États membres par un ressortissant d’un pays tiers (le « règlement Dublin II »), la CJUE a dit ceci :

« 77. Il convient également de relever que, selon une jurisprudence bien établie, il incombe aux États membres non seulement d’interpréter leur droit national d’une manière conforme au droit de l’Union, mais également de veiller à ne pas se fonder sur une interprétation d’un texte du droit dérivé qui entrerait en conflit avec les droits fondamentaux protégés par l’ordre juridique de l’Union ou avec les autres principes généraux du droit de l’Union (voir, en ce sens, arrêts du 6 novembre 2003, Lindqvist, C-101/01, Rec. p. I‑12971, point 87, ainsi que du 26 juin 2007, Ordre des barreaux francophones et germanophone e.a., C‑305/05, Rec. p. I‑5305, point 28).

78. Il ressort de l’examen des textes constituant le système européen commun d’asile que celui-ci a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des États y participant, qu’ils soient États membres ou États tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la convention de Genève et le protocole de 1967, ainsi que dans la CEDH, et que les États membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard.

(...)

80. Dans ces conditions, il doit être présumé que le traitement réservé aux demandeurs d’asile dans chaque État membre est conforme aux exigences de la Charte, à la convention de Genève ainsi qu’à la CEDH.

81. Il ne saurait, cependant, être exclu que ce système rencontre, en pratique, des difficultés majeures de fonctionnement dans un État membre déterminé, de sorte qu’il existe un risque sérieux que des demandeurs d’asile soient, en cas de transfert vers cet État membre, traités d’une manière incompatible avec leurs droits fondamentaux.

(...)

83. En effet, il en va de la raison d’être de l’Union et de la réalisation de l’espace de liberté, de sécurité et de justice et, plus particulièrement, du système européen commun d’asile, fondé sur la confiance mutuelle et une présomption de respect, par les autres États membres, du droit de l’Union et, plus particulièrement, des droits fondamentaux.

(...)

94. Il découle de ce qui précède que, dans des situations telles que celles en cause dans les affaires au principal, afin de permettre à l’Union et à ses États membres de respecter leurs obligations relatives à la protection des droits fondamentaux des demandeurs d’asile, il incombe aux États membres, en ce compris les juridictions nationales, de ne pas transférer un demandeur d’asile vers l’« État membre responsable » au sens du règlement no 343/2003 lorsqu’ils ne peuvent ignorer que les défaillances systémiques de la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs d’asile dans cet État membre constituent des motifs sérieux et avérés de croire que le demandeur courra un risque réel d’être soumis à des traitements inhumains ou dégradants au sens de l’article 4 de la Charte.

(...)

98. Il importe, cependant, que l’État membre dans lequel se trouve le demandeur d’asile veille à ne pas aggraver une situation de violation des droits fondamentaux de ce demandeur par une procédure de détermination de l’État membre responsable qui serait d’une durée déraisonnable. Au besoin, il lui incombe d’examiner lui-même la demande conformément aux modalités prévues à l’article 3, paragraphe 2, du règlement no 343/2003.

99. Il résulte de l’ensemble des considérations qui précèdent, ainsi que l’a relevé Mme l’avocat général au point 131 de ses conclusions dans l’affaire C-411/10, qu’une application du règlement no 343/2003 sur la base d’une présomption irréfragable que les droits fondamentaux du demandeur d’asile seront respectés dans l’État membre normalement compétent pour connaître de sa demande est incompatible avec l’obligation des États membres d’interpréter et d’appliquer le règlement no 343/2003 d’une manière conforme aux droits fondamentaux.

100. De plus, ainsi que l’a souligné N. S., si le règlement no 343/2003 imposait une présomption irréfragable de respect des droits fondamentaux, il pourrait lui-même être considéré comme remettant en cause les garanties visant à la protection et au respect des droits fondamentaux par l’Union et par ses États membres.

101. Tel serait le cas, notamment, d’une disposition prévoyant que certains États constituent des « États sûrs » en ce qui concerne le respect des droits fondamentaux, si cette disposition devait être interprétée comme constituant une présomption irréfragable, interdisant toute preuve contraire.

(...)

104. Dans ces conditions, la présomption, constatée au point 80 du présent arrêt, sous-tendant les réglementations en la matière, que des demandeurs d’asile seront traités de manière conforme aux droits de l’homme doit être considérée comme réfragable.

105. Eu égard à ces éléments, il convient de répondre aux questions posées que le droit de l’Union s’oppose à l’application d’une présomption irréfragable selon laquelle l’État membre que l’article 3, paragraphe 1, du règlement no 343/2003 désigne comme responsable respecte des droits fondamentaux de l’Union. »

47. Dans l’arrêt Stefano Melloni c. Ministerio Fiscal (C-399/11, 26 février 2013, EU:C:2013:107), qui concernait notamment la question de savoir si un État membre de l’Union européenne peut refuser d’exécuter un mandat d’arrêt européen sur le fondement de l’article 53 de la Charte des droits fondamentaux au motif de la violation des droits fondamentaux de la personne concernée garantis par la Constitution nationale, la CJUE a dit ceci :

« 60. Certes, l’article 53 de la Charte confirme que, lorsqu’un acte du droit de l’Union appelle des mesures nationales de mise en œuvre, il reste loisible aux autorités et aux juridictions nationales d’appliquer des standards nationaux de protection des droits fondamentaux, pourvu que cette application ne compromette pas le niveau de protection prévu par la Charte, telle qu’interprétée par la Cour, ni la primauté, l’unité et l’effectivité du droit de l’Union.

61. Toutefois, (...) l’article 4 bis paragraphe 1, de la décision-cadre [régissant le mandat d’arrêt européen] n’accorde pas aux États membres la faculté de refuser l’exécution d’un mandat d’arrêt européen lorsque l’intéressé se trouve dans l’un des quatre cas de figure énumérés à cette disposition.

62. Il convient de rappeler par ailleurs que l’adoption de la décision-cadre 2009/299, qui a inséré ladite disposition dans la décision-cadre 2002/584, vise à remédier aux difficultés de la reconnaissance mutuelle des décisions rendues en l’absence de la personne concernée à son procès résultant de l’existence, dans les États membres, de différences dans la protection des droits fondamentaux. À cet effet, cette décision-cadre procède à une harmonisation des conditions d’exécution d’un mandat d’arrêt européen en cas de condamnation par défaut, qui reflète le consensus auquel sont parvenus les États membres dans leur ensemble au sujet de la portée qu’il convient de donner, au titre du droit de l’Union, aux droits procéduraux dont bénéficient les personnes condamnées par défaut qui font l’objet d’un mandat d’arrêt européen.

63. Par conséquent, permettre à un État membre de se prévaloir de l’article 53 de la Charte pour subordonner la remise d’une personne condamnée par défaut à la condition, non prévue par la décision-cadre 2009/299, que la condamnation puisse être révisée dans l’État membre d’émission, afin d’éviter qu’une atteinte soit portée au droit à un procès équitable et aux droits de la défense garantis par la Constitution de l’État membre d’exécution, aboutirait, en remettant en cause l’uniformité du standard de protection des droits fondamentaux défini par cette décision-cadre, à porter atteinte aux principes de confiance et de reconnaissance mutuelles que celle-ci tend à conforter et, partant, à compromettre l’effectivité de ladite décision-cadre.

64. Eu égard aux considérations qui précèdent, il convient de répondre à la troisième question que l’article 53 de la Charte doit être interprété en ce sens qu’il ne permet pas à un État membre de subordonner la remise d’une personne condamnée par défaut à la condition que la condamnation puisse être révisée dans l’État membre d’émission, afin d’éviter une atteinte au droit à un procès équitable et aux droits de la défense garantis par sa constitution. »

48. Dans l’arrêt Alpha Bank Cyprus Ltd c. Dau Si Senh et autres (C‑519/13, 16 septembre 2015, EU:C:2015:603), qui concernait l’application du règlement (CE) nº 1393/2007 du Parlement européen et du Conseil du 13 novembre 2007 relatif à la signification et à la notification dans les États membres des actes judiciaires et extrajudiciaires en matière civile ou commerciale, la CJUE a jugé :

« 30. Ainsi, dans le but d’améliorer l’efficacité et la rapidité des procédures judiciaires et d’assurer une bonne administration de la justice, ledit règlement établit le principe d’une transmission directe des actes judiciaires et extrajudiciaires entre les États membres (voir arrêt Leffler, C‑443/03, EU:C:2005:665, point 3), ce qui a pour effet de simplifier et d’accélérer les procédures. Ces objectifs sont rappelés aux considérants 6 à 8 de celui-ci.

31. Toutefois, ainsi que la Cour l’a déjà jugé à plusieurs reprises, lesdits objectifs ne sauraient être atteints en affaiblissant, de quelque manière que ce soit, les droits de la défense de leurs destinataires, qui dérivent du droit à un procès équitable, consacré aux articles 47, deuxième alinéa, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et 6, paragraphe 1, de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (voir, notamment, arrêt Alder, C‑325/11, EU:C:2012:824, point 35 et jurisprudence citée). »

3. L’avis 2/13

49. Dans son avis 2/13 du 18 décembre 2014, qui avait pour objet le projet d’accord portant adhésion de l’Union européenne à la Convention européenne des droits de l’homme, la CJUE a considéré que ce projet n’était pas compatible avec le TUE. Les parties pertinentes de cet avis se lisent ainsi :

« 187. À cet égard, il importe, en premier lieu, de rappeler que l’article 53 de la Charte prévoit qu’aucune disposition de celle-ci ne doit être interprétée comme limitant ou portant atteinte aux droits fondamentaux reconnus, dans leur champ d’application respectif, par le droit de l’Union, le droit international et les conventions internationales auxquelles sont parties l’Union ou tous les États membres, et notamment la CEDH, ainsi que par les Constitutions de ces derniers.

188. Or, la Cour a interprété cette disposition dans le sens que l’application de standards nationaux de protection des droits fondamentaux ne doit pas compromettre le niveau de protection prévu par la Charte ni la primauté, l’unité et l’effectivité du droit de l’Union (arrêt Melloni, EU:C:2013:107, point 60).

189. Dans la mesure où l’article 53 de la CEDH réserve, en substance, la faculté pour les Parties contractantes de prévoir des standards de protection des droits fondamentaux plus élevés que ceux garantis par cette convention, il convient d’assurer la coordination entre cette disposition et l’article 53 de la Charte, tel qu’interprété par la Cour, afin que la faculté octroyée par l’article 53 de la CEDH aux États membres demeure limitée, en ce qui concerne les droits reconnus par la Charte correspondant à des droits garantis par ladite convention, à ce qui est nécessaire pour éviter de compromettre le niveau de protection prévu par la Charte ainsi que la primauté, l’unité et l’effectivité du droit de l’Union.

(...)

191. En deuxième lieu, il convient de rappeler que le principe de la confiance mutuelle entre les États membres a, dans le droit de l’Union, une importance fondamentale étant donné qu’il permet la création et le maintien d’un espace sans frontières intérieures. Or, ce principe impose, notamment en ce qui concerne l’espace de liberté, de sécurité et de justice, à chacun de ces États de considérer, sauf dans des circonstances exceptionnelles, que tous les autres États membres respectent le droit de l’Union et, tout particulièrement, les droits fondamentaux reconnus par ce droit (voir, en ce sens, arrêts N. S. e.a., C-411/10 et C-493/10, EU:C:2011:865, points 78 à 80, ainsi que Melloni, EU:C:2013:107, points 37 et 63).

192. Ainsi, lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union, les États membres peuvent être tenus, en vertu de ce même droit, de présumer le respect des droits fondamentaux par les autres États membres, de sorte qu’il ne leur est pas possible non seulement d’exiger d’un autre État membre un niveau de protection national des droits fondamentaux plus élevé que celui assuré par le droit de l’Union, mais également, sauf dans des cas exceptionnels, de vérifier si cet autre État membre a effectivement respecté, dans un cas concret, les droits fondamentaux garantis par l’Union.

193. Or, l’approche retenue dans le cadre de l’accord envisagé, consistant à assimiler l’Union à un État et à réserver à cette dernière un rôle en tout point identique à celui de toute autre Partie contractante, méconnaît précisément la nature intrinsèque de l’Union et, en particulier, omet de prendre en considération la circonstance que les États membres, en raison de leur appartenance à l’Union, ont accepté que les relations entre eux, en ce qui concerne les matières faisant l’objet du transfert de compétences des États membres à l’Union, soient régies par le droit de l’Union à l’exclusion, si telle est l’exigence de celui-ci, de tout autre droit.

194. Dans la mesure où la CEDH, en imposant de considérer l’Union et les États membres comme des Parties contractantes non seulement dans leurs relations avec celles qui ne sont pas des États membres de l’Union, mais également dans leurs relations réciproques, y compris lorsque ces relations sont régies par le droit de l’Union, exigerait d’un État membre la vérification du respect des droits fondamentaux par un autre État membre, alors même que le droit de l’Union impose la confiance mutuelle entre ces États membres, l’adhésion est susceptible de compromettre l’équilibre sur lequel l’Union est fondée ainsi que l’autonomie du droit de l’Union. »

4. Les dispositions relatives au renvoi préjudiciel

50. L’article 234 du Traité instituant la Communauté européenne (applicable à l’époque des faits et remplacé ultérieurement par l’article 267 du TFUE) se lisait comme suit :

« La Cour de justice est compétente pour statuer, à titre préjudiciel :

(...)

b) sur la validité et l’interprétation des actes pris par les institutions de la Communauté et par la BCE ;

(...)

Lorsqu’une telle question est soulevée devant une juridiction d’un des États membres, cette juridiction peut, si elle estime qu’une décision sur ce point est nécessaire pour rendre son jugement, demander à la Cour de justice de statuer sur cette question.

Lorsqu’une telle question est soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne, cette juridiction est tenue de saisir la Cour de justice. »

51. Dans l’arrêt Srl CILFIT et Lanificio di Gavardo SpA c. Ministère de la Santé (283/81, 6 octobre 1982, Rec. p. I-3415, EU:C:1982:335), la CJUE a précisé la portée de l’obligation posée par l’ancien article 177, alinéa 3, du Traité instituant la Communauté économique européenne (équivalent au troisième alinéa de l’article 234 du Traité instituant la Communauté européenne). Elle s’est prononcée en ces termes :

« L’article 177, alinéa 3, (...) doit être interprété en ce sens qu’une juridiction dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne est tenue, lorsqu’une question de droit communautaire se pose devant elle, de déférer à son obligation de saisine, à moins qu’elle n’ait constaté que la question soulevée n’est pas pertinente ou que la disposition communautaire en cause a déjà fait l’objet d’une interprétation de la part de la Cour ou que l’application correcte du droit communautaire s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable; l’existence d’une telle éventualité doit être évaluée en fonction des caractéristiques propres au droit communautaire, des difficultés particulières que présente son interprétation et du risque de divergences de jurisprudence à l’intérieur de la Communauté. »

52. La portée de cette jurisprudence a été précisée notamment dans l’affaire João Filipe Ferreira da Silva e Brito et autres c. Estado português (C‑160/14, 9 septembre 2015). La CJUE s’y est prononcée ainsi :

« 36. Par sa deuxième question, la juridiction de renvoi cherche à savoir si, compte tenu de circonstances telles que celles en cause au principal, et, notamment, en raison du fait que des instances juridictionnelles inférieures ont adopté des décisions divergentes relatives à l’interprétation de la notion de « transfert d’établissement », au sens de l’article 1er, paragraphe 1, de la directive 2001/23, l’article 267, troisième alinéa, TFUE doit être interprété en ce sens qu’une juridiction dont les décisions ne sont pas susceptibles de faire l’objet d’un recours juridictionnel de droit interne est en principe tenue de saisir la Cour aux fins de l’interprétation de cette notion.

37. À cet égard, s’il est vrai que la procédure instituée par l’article 267 TFUE est un instrument de coopération entre la Cour et les juridictions nationales, grâce auquel la première fournit aux secondes les éléments d’interprétation du droit de l’Union qui leur sont nécessaires pour la solution du litige qu’elles sont appelées à trancher, il n’en demeure pas moins que, lorsqu’il n’existe aucun recours juridictionnel de droit interne contre la décision d’une juridiction nationale, cette dernière est, en principe, tenue de saisir la Cour, conformément à l’article 267, troisième alinéa, TFUE, dès lors qu’une question relative à l’interprétation du droit de l’Union est soulevée devant elle (voir arrêt Consiglio nazionale dei geologi et Autorità garante della concorrenza e del mercato, C‑136/12, EU:C:2013:489, point 25 et jurisprudence citée).

38. S’agissant de la portée de ladite obligation, il résulte d’une jurisprudence consolidée depuis le prononcé de l’arrêt Cilfit e.a. (283/81, EU:C:1982:335) qu’une juridiction dont les décisions ne sont pas susceptibles de faire l’objet d’un recours juridictionnel de droit interne est tenue, lorsqu’une question du droit de l’Union se pose devant elle, de déférer à son obligation de saisine, à moins qu’elle n’ait constaté que la question soulevée n’est pas pertinente ou que la disposition du droit de l’Union concernée a déjà fait l’objet d’une interprétation de la part de la Cour ou que l’application correcte du droit de l’Union s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable.

39. La Cour a en outre précisé que l’existence d’une telle éventualité doit être évaluée en fonction des caractéristiques propres au droit de l’Union, des difficultés particulières que présente l’interprétation de ce dernier et du risque de divergences de jurisprudence à l’intérieur de l’Union (arrêt Intermodal Transports, C‑495/03, EU:C:2005:552, point 33).

40. Certes, il appartient à la seule juridiction nationale d’apprécier si l’application correcte du droit de l’Union s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable et, en conséquence, de décider de s’abstenir de soumettre à la Cour une question d’interprétation du droit de l’Union qui a été soulevée devant elle (voir arrêt Intermodal Transports, C‑495/03, EU:C:2005:552, point 37 et jurisprudence citée).

41. À cet égard, l’existence, à elle seule, de décisions contradictoires rendues par d’autres juridictions nationales ne saurait constituer un élément déterminant susceptible d’imposer l’obligation énoncée à l’article 267, troisième alinéa, TFUE.

42. La juridiction statuant en dernier ressort peut en effet estimer, nonobstant une interprétation déterminée d’une disposition du droit de l’Union effectuée par des juridictions subordonnées, que l’interprétation qu’elle se propose de donner de ladite disposition, différente de celle à laquelle se sont livrées ces juridictions, s’impose sans aucun doute raisonnable.

43. Il convient toutefois de souligner que, en ce qui concerne le domaine considéré en l’occurrence et ainsi qu’il résulte des points 24 à 27 du présent arrêt, l’interprétation de la notion de « transfert d’établissement » a soulevé de nombreuses interrogations de la part d’un grand nombre de juridictions nationales qui, dès lors, se sont vues contraintes de saisir la Cour. Ces interrogations témoignent non seulement de l’existence de difficultés d’interprétation, mais également de la présence de risques de divergences de jurisprudence au niveau de l’Union.

44. Il s’ensuit que, dans des circonstances telles que celles de l’affaire au principal, marquées à la fois par des courants jurisprudentiels contradictoires au niveau national au sujet de la notion de « transfert d’établissement », au sens de la directive 2001/23, et par des difficultés d’interprétation récurrentes de cette notion dans les différents États membres, une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles de faire l’objet d’un recours juridictionnel de droit interne doit déférer à son obligation de saisine de la Cour et ce afin d’écarter le risque d’une interprétation erronée du droit de l’Union.

45. Il résulte des considérations qui précèdent qu’il y a lieu de répondre à la deuxième question que l’article 267, troisième alinéa, TFUE doit être interprété en ce sens qu’une juridiction dont les décisions ne sont pas susceptibles de faire l’objet d’un recours juridictionnel de droit interne est tenue de saisir la Cour d’une demande de décision préjudicielle relative à l’interprétation de la notion de « transfert d’établissement », au sens de l’article 1er, paragraphe 1, de la directive 2001/23, dans des circonstances, telles que celles de l’affaire au principal, marquées à la fois par des décisions divergentes d’instances juridictionnelles inférieures quant à l’interprétation de cette notion et par des difficultés d’interprétation récurrentes de celle-ci dans les différents États membres. »

B. Les dispositions relatives à la reconnaissance et à l’exécution des décisions étrangères en matière civile et commerciale

1. Le règlement no 44/2001 : version appliquée en l’espèce

a) Texte du règlement

53. Le règlement (CE) no 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (règlement Bruxelles I) est entré en vigueur le 1er mars 2002. Il remplaçait la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, et liait tous les États membres de l’Union européenne sauf le Danemark. Applicables dans la présente affaire, les dispositions citées ci-après sont restées en vigueur jusqu’au 10 janvier 2015, date de l’entrée en vigueur de la nouvelle version refondue.

54. Les seizième à dix-huitième considérants du règlement Bruxelles I énonçaient ceci :

« (16) La confiance réciproque dans la justice au sein de la Communauté justifie que les décisions rendues dans un État membre soient reconnues de plein droit, sans qu’il soit nécessaire, sauf en cas de contestation, de recourir à aucune procédure.

(17) Cette même confiance réciproque justifie que la procédure visant à rendre exécutoire, dans un État membre, une décision rendue dans un autre État membre soit efficace et rapide. À cette fin, la déclaration relative à la force exécutoire d’une décision devrait être délivrée de manière quasi automatique, après un simple contrôle formel des documents fournis, sans qu’il soit possible pour la juridiction de soulever d’office un des motifs de non-exécution prévus par le présent règlement.

(18) Le respect des droits de la défense impose toutefois que le défendeur puisse, le cas échéant, former un recours, examiné de façon contradictoire, contre la déclaration constatant la force exécutoire, s’il considère qu’un des motifs de non-exécution est établi. Une faculté de recours doit également être reconnue au requérant si la déclaration constatant la force exécutoire a été refusée. »

55. Les articles pertinents du règlement se lisaient ainsi :

Article 26

« 1. Lorsque le défendeur domicilié sur le territoire d’un État membre est attrait devant une juridiction d’un autre État membre et ne comparaît pas, le juge se déclare d’office incompétent si sa compétence n’est pas fondée aux termes du présent règlement.

2. Le juge est tenu de surseoir à statuer aussi longtemps qu’il n’est pas établi que ce défendeur a été mis à même de recevoir l’acte introductif d’instance ou un acte équivalent en temps utile pour se défendre ou que toute diligence a été faite à cette fin.

(...) »

Article 33

« 1. Les décisions rendues dans un État membre sont reconnues dans les autres États membres, sans qu’il soit nécessaire de recourir à aucune procédure.

2. En cas de contestation, toute partie intéressée qui invoque la reconnaissance à titre principal peut faire constater, selon les procédures prévues aux sections 2 et 3 du présent chapitre, que la décision doit être reconnue.

(...) »

Article 34

« Une décision n’est pas reconnue si :

1) la reconnaissance est manifestement contraire à l’ordre public de l’État membre requis ;

2) l’acte introductif d’instance ou un acte équivalent n’a pas été signifié ou notifié au défendeur défaillant en temps utile et de telle manière qu’il puisse se défendre, à moins qu’il n’ait pas exercé de recours à l’encontre de la décision alors qu’il était en mesure de le faire ;

(...) »

Article 35

« 1. De même, les décisions ne sont pas reconnues si les dispositions des sections 3, 4 et 6 du chapitre II ont été méconnues, ainsi que dans le cas prévu à l’article 72.

2. Lors de l’appréciation des compétences mentionnées au paragraphe précédent, l’autorité requise est liée par les constatations de fait sur lesquelles la juridiction de l’État membre d’origine a fondé sa compétence.

3. Sans préjudice des dispositions du paragraphe 1, il ne peut être procédé au contrôle de la compétence des juridictions de l’État membre d’origine. (...) »

Article 36

« En aucun cas, la décision étrangère ne peut faire l’objet d’une révision au fond. »

Article 37 § 1

« L’autorité judiciaire d’un État membre devant laquelle est invoquée la reconnaissance d’une décision rendue dans un autre État membre peut surseoir à statuer si cette décision fait l’objet d’un recours ordinaire. »

Article 38 § 1

« Les décisions rendues dans un État membre et qui y sont exécutoires sont mises à exécution dans un autre État membre après y avoir été déclarées exécutoires sur requête de toute partie intéressée. »

Article 41

« La décision est déclarée exécutoire (...) sans examen au titre des articles 34 et 35. La partie contre laquelle l’exécution est demandée ne peut, en cet état de la procédure, présenter d’observations. »

Article 43

« 1. L’une ou l’autre partie peut former un recours contre la décision relative à la demande de déclaration constatant la force exécutoire.

(...)

3. Le recours est examiné selon les règles de la procédure contradictoire.

(…) »

Article 45

« 1. La juridiction saisie d’un recours prévu à l’article 43 (...) ne peut refuser ou révoquer une déclaration constatant la force exécutoire que pour l’un des motifs prévus aux articles 34 et 35. Elle statue à bref délai.

2. En aucun cas la décision étrangère ne peut faire l’objet d’une révision au fond. »

Article 46 § 1

« La juridiction saisie d’un recours prévu à l’article 43 (...) peut, à la requête de la partie contre laquelle l’exécution est demandée, surseoir à statuer, si la décision étrangère fait, dans l’État membre d’origine, l’objet d’un recours ordinaire ou si le délai pour le former n’est pas expiré ; dans ce dernier cas, la juridiction peut impartir un délai pour former ce recours. »

Article 54

« La juridiction ou l’autorité compétente d’un État membre dans lequel une décision a été rendue délivre, à la requête de toute partie intéressée, un certificat en utilisant le formulaire dont le modèle figure à l’annexe V du présent règlement. »

b) Exposé des motifs de la proposition de règlement

56. Dans la mesure où il est pertinent en l’espèce, l’exposé des motifs de la proposition de règlement (CE) du Conseil concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale présentée par la Commission (document COM/99/0348 final, publié au Journal officiel des Communautés européennes, no C 376 E du 28 décembre 1999, pp. 1-17) énonçait ceci :

« 2.2. Base juridique

La matière couverte par la convention de Bruxelles relève depuis l’entrée en vigueur du traité d’Amsterdam de l’article 65 du traité CE et la base juridique de cette proposition est l’article 61, point c), de ce traité.

La forme choisie, un règlement, se justifie pour plusieurs raisons. Il ne peut en effet être laissé de marge d’appréciation aux États membres non seulement quant à la détermination des règles de compétence, dont l’objectif est d’assurer la sécurité juridique au profit des citoyens et opérateurs économiques, mais encore quant à la procédure de reconnaissance et d’exécution qui répond à un impératif de clarté et d’homogénéité au sein des États membres.

(...)

Section 2 – Exécution

Cette section décrit les modalités de la procédure à utiliser soit en vue de la reconnaissance formelle (...), soit en vue de l’exequatur aux fins de l’exécution dans un État membre autre que l’État d’origine du jugement. Bien entendu, cette procédure a pour objet de rendre exécutoire la décision exécutoire dans l’État d’origine et ne préjuge en rien des procédures visant à l’exécution proprement dite de cette décision dans l’État membre requis. Cette procédure est conçue de manière à permettre une décision très rapide. À cette fin, des modifications notables ont été apportées au mécanisme prévu dans la convention de Bruxelles. En premier lieu, la juridiction ou l’autorité compétente chargée de constater la force exécutoire dans l’État requis d’une décision n’a aucune possibilité de procéder de sa propre initiative, au vu de cette décision, à un contrôle de l’existence d’un des motifs de non-exécution prévus aux articles 41 et 42. Ces motifs ne peuvent être examinés, le cas échéant, que dans le cadre d’un recours de la partie contre laquelle l’exécution a été autorisée. Cette juridiction ou cette autorité compétente doit seulement exercer un contrôle formel des documents qui lui sont soumis à l’appui de la requête et qui sont prévus par le règlement. D’autre part, les motifs de non reconnaissance ou de non-exécution ont été fortement réduits.

(...)

Article 41 [correspondant à l’article 34 du règlement CE]

Cet article fixe les seuls motifs qui peuvent être retenus par la juridiction saisie d’un recours pour refuser ou révoquer la déclaration constatant la force exécutoire de la décision. Dans un objectif d’amélioration de la libre circulation des jugements, ces motifs ont été réaménagés de manière restrictive.

En premier lieu, l’adjonction, au point 1, de l’adverbe « manifestement » souligne le caractère exceptionnel du recours à l’ordre public. En second lieu, le motif le plus couramment évoqué par le débiteur pour faire échec à l’exécution a été revu pour éviter les abus de procédure. Il suffit, pour qu’il ne puisse être fait échec à l’exécution, que le défendeur défaillant dans l’État d’origine ait été assigné en temps utile et d’une manière telle qu’il ait eu la possibilité d’assurer sa défense. Une simple irrégularité formelle de la notification ou de la signification ne peut donc entraîner le rejet de la reconnaissance ou de l’exécution si elle n’a pas empêché le débiteur d’assurer sa défense. En outre, si le débiteur a été à même de former un recours dans l’État d’origine en invoquant une irrégularité procédurale et ne l’a pas fait, il ne peut être autorisé à soulever cette irrégularité procédurale comme motif de refus ou de révocation de la déclaration dans l’État requis. (...) »

c) Jurisprudence de la CJUE

57. Dans l’arrêt Klomps c. Michel (C-166/80, 16 juin 1981, Rec. p. I‑1593, EU:C:1981:137), la CJUE a précisé l’étendue des garanties que pose l’article 27, point 2, de la Convention de Bruxelles (correspondant en partie à l’article 34, point 2, du règlement Bruxelles I). Elle a jugé que cette disposition restait applicable dans une situation où le défendeur avait fait opposition contre un jugement rendu par défaut et où la juridiction compétente du pays d’origine avait déclaré l’opposition irrecevable au motif que le délai pour faire opposition était expiré. Elle a dit en outre que, même lorsqu’un tribunal de l’État d’origine avait jugé, à l’issue d’une procédure contradictoire distincte, que la signification ou la notification était régulière, la disposition précitée exigeait que le juge requis examinât néanmoins la question de savoir si cette signification ou notification avait été faite en temps utile pour que le défendeur pût se défendre.

58. Dans l’arrêt ASML Netherlands BV c. Semiconductor Industry Services GmbH (SEMIS), précité, la CJUE a dû répondre à la question de savoir si la condition d’avoir été « en mesure d’exercer un recours à l’encontre de la décision rendue par défaut », au sens de l’article 34, point 2 in fine, du règlement Bruxelles I, impliquait que cette décision devait avoir été régulièrement signifiée ou notifiée au défendeur défaillant ou s’il suffisait que celui-ci eût tout simplement eu connaissance de son existence au stade de la procédure d’exécution dans l’État requis. Elle a tenu le raisonnement suivant :

« 20. (...) [L]’article 34, point 2, du règlement no 44/2001 requiert non pas nécessairement la régularité de la signification ou de la notification de l’acte introductif d’instance, mais le respect effectif des droits de la défense.

21. Enfin, ledit article 34, point 2, prévoit une exception au refus de reconnaissance et d’exécution de la décision, à savoir le cas où le défendeur défaillant n’a pas exercé de recours à l’encontre de celle-ci alors qu’il était en mesure de le faire.

22. Dès lors, il y a lieu d’interpréter l’article 34, point 2, du règlement no 44/2001 à la lumière des objectifs et du système dudit règlement.

23. En ce qui concerne, en premier lieu, les objectifs dudit règlement, il ressort de ses deuxième, sixième, seizième et dix-septième considérants qu’il vise à assurer la libre circulation des décisions émanant des États membres en matière civile et commerciale en simplifiant les formalités en vue de leur reconnaissance et de leur exécution rapides et simples.

24. Cet objectif ne saurait toutefois être atteint en affaiblissant, de quelque manière que ce soit, les droits de la défense (...)

25. La même exigence résulte du dix-huitième considérant du règlement no 44/2001, en vertu duquel le respect des droits de la défense impose que le défendeur puisse, le cas échéant, former un recours, examiné de façon contradictoire, contre la déclaration constatant la force exécutoire d’une décision, s’il considère que l’un des motifs de non-exécution est établi.

(...)

29. En second lieu, en ce qui concerne le système établi par le règlement no 44/2001 en matière de reconnaissance et d’exécution, il importe de relever (...) que le respect des droits du défendeur défaillant est assuré par un double contrôle.

30. Durant la procédure initiale dans l’État d’origine, il résulte en effet de l’application combinée des articles 26, paragraphe 2, du règlement no 44/2001 et 19, paragraphe 1, du règlement no 1348/2000 que le juge saisi est tenu de surseoir à statuer aussi longtemps qu’il n’est pas établi soit que le défendeur défaillant a été mis à même de recevoir l’acte introductif d’instance ou un acte équivalent en temps utile pour se défendre, soit que toute diligence a été faite à cette fin.

31. Durant la procédure de reconnaissance et d’exécution dans l’État requis, si le défendeur exerce un recours contre la déclaration constatant la force exécutoire de la décision rendue dans l’État d’origine, le juge statuant sur ce recours peut être amené à examiner un motif de refus de reconnaissance ou d’exécution, tel que celui visé à l’article 34, point 2, du règlement no 44/2001.

32. C’est à la lumière de ces considérations qu’il convient de déterminer si, en cas d’absence de signification ou de notification de la décision rendue par défaut, la simple connaissance de l’existence de cette décision au stade de la procédure d’exécution par la personne contre laquelle l’exécution est demandée suffit pour juger que cette personne était en mesure, au sens de l’article 34, point 2, du règlement no 44/2001, d’exercer un recours contre ladite décision.

33. Dans l’affaire au principal, il est constant que le jugement par défaut n’a pas été signifié ni notifié au défendeur défaillant, de sorte que ce dernier n’a pas eu connaissance du contenu de ce jugement.

34. Or, ainsi que l’ont fait valoir à bon droit les gouvernements autrichien, allemand, néerlandais et polonais ainsi que la Commission des Communautés européennes dans leurs observations présentées devant la Cour, l’exercice d’un recours contre une décision n’est possible que si l’auteur de ce recours a été mis à même de connaître le contenu de celle-ci, la simple connaissance de l’existence de cette décision ne suffisant pas à cet effet.

35. En effet, la possibilité pour le défendeur d’exercer un recours effectif lui permettant de faire valoir ses droits, au sens de la jurisprudence rappelée aux points 27 et 28 du présent arrêt, requiert qu’il puisse prendre connaissance des motifs de la décision rendue par défaut afin de pouvoir les contester utilement.

36. Il s’ensuit que seule la connaissance par le défendeur défaillant du contenu de la décision rendue par défaut permet de garantir, conformément aux exigences de respect des droits de la défense et de l’exercice effectif de ceux-ci, que ce défendeur a été en mesure, au sens de l’article 34, point 2, du règlement no 44/2001, d’exercer un recours à l’encontre de cette décision devant le juge de l’État d’origine.

(...)

39. L’article 34, point 2, du règlement no 44/2001 n’implique pas cependant que le défendeur soit tenu d’accomplir des démarches nouvelles allant au-delà d’une diligence normale dans la défense de ses droits, telles que celles consistant à s’informer du contenu d’une décision rendue dans un autre État membre.

40. Par conséquent, pour considérer que le défendeur défaillant a été en mesure, au sens de l’article 34, point 2, du règlement no 44/2001, d’exercer un recours contre une décision rendue par défaut à son encontre, il doit avoir eu connaissance du contenu de cette décision, ce qui suppose que celle-ci lui ait été signifiée ou notifiée.

(...)

49. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il convient de répondre aux questions posées que l’article 34, point 2, du règlement no 44/2001 doit être interprété en ce sens qu’un défendeur ne saurait être « en mesure » d’exercer un recours contre une décision rendue par défaut à son encontre que s’il a eu effectivement connaissance du contenu de celle-ci, par voie de signification ou de notification effectuée en temps utile pour lui permettre de se défendre devant le juge de l’État d’origine. »

59. Dans l’arrêt Bernardus Hendrikman et Maria Feyen c. Magenta Druck & Verlag GmbH (C-78/95, 10 octobre 1996, Rec. p. I-4943, EU:C:1996:380), la CJUE a déclaré que le défendeur restait « défaillant », au sens de l’article 27, point 2, de la Convention de Bruxelles, lorsqu’il avait lui‑même ignoré la procédure entamée contre lui et qu’un avocat qu’il n’avait pas mandaté avait comparu en son nom, et ce, même si la procédure devant le juge d’origine avait pris un caractère contradictoire.

60. Dans l’arrêt Trade Agency Ltd c. Seramico Investments Ltd (C‑‑619/10, 6 septembre 2012), la CJUE était saisie de la question de savoir si, lorsqu’une décision rendue par défaut dans l’État d’origine était accompagnée du certificat visé à l’annexe V du règlement Bruxelles I, le juge de l’État requis pouvait néanmoins vérifier la concordance entre les informations figurant sur ledit certificat et les éléments de preuve. Elle a dit ceci :

« 32. S’agissant précisément du motif mentionné à l’article 34, point 2, du règlement no 44/2001, auquel renvoie l’article 45, paragraphe 1, de ce dernier, il y a lieu de constater qu’il vise à assurer le respect des droits du défendeur défaillant au cours de la procédure ouverte dans l’État membre d’origine à travers un système de double contrôle (...) En vertu de ce système le juge de l’État membre requis est tenu de refuser ou de révoquer, en cas de recours, l’exécution d’une décision étrangère rendue par défaut, si l’acte introductif d’instance ou un acte équivalent n’a pas été signifié ou notifié au défendeur défaillant en temps utile et de telle manière que celui-ci puisse se défendre, à moins qu’il n’ait pas exercé de recours à l’encontre de cette décision devant les juridictions de l’État membre d’origine, alors qu’il était en mesure de le faire.

33. Or, dans ce contexte, il est constant que le fait de savoir si ledit défendeur a reçu notification de l’acte introductif d’instance constitue un élément pertinent de l’appréciation globale, de nature factuelle (...), qui doit être conduite par le juge de l’État membre requis afin de vérifier si ce défendeur a disposé du temps nécessaire en vue de préparer sa défense ou d’entreprendre les démarches nécessaires pour éviter une décision rendue par défaut.

34. Cela étant, il importe alors de relever que le fait que la décision étrangère est accompagnée du certificat ne saurait limiter l’étendue de l’appréciation qui doit être effectuée, en vertu du double contrôle, par le juge de l’État membre requis, dès lors qu’il analyse le motif de contestation mentionné à l’article 34, point 2, du règlement no 44/2001.

(...)

36. Ensuite, il y a lieu de relever (...) que dans la mesure où la juridiction ou l’autorité compétente pour délivrer ce certificat ne correspond pas nécessairement à celle qui a rendu la décision dont l’exécution est demandée, ces mêmes informations ne peuvent que présenter un caractère purement indicatif, ayant une valeur de simple renseignement. Cela découle également du caractère seulement éventuel de la production dudit certificat, à défaut de laquelle, conformément à l’article 55 du règlement no 44/2001, le juge de l’État membre requis, compétent pour délivrer la déclaration constatant la force exécutoire, peut accepter un document équivalent ou, s’il s’estime suffisamment éclairé, se dispenser de réclamer cette production.

37. Enfin (...), il importe de préciser que, ainsi qu’il ressort du libellé même de l’annexe V dudit règlement, les informations contenues dans le certificat se limitent à l’indication de la « [d]ate de la signification ou de la notification de l’acte introductif d’instance, au cas où la décision a été rendue par défaut », sans pour autant faire mention d’autres indications utiles afin de vérifier si le défendeur a été mis en mesure de se défendre, telles que notamment les modalités de signification et notification ou l’adresse de ce dernier.

38. Il s’ensuit que, dans le cadre de l’analyse du motif de contestation visé à l’article 34, point 2, du règlement no 44/2001, auquel renvoie l’article 45, paragraphe 1, de celui-ci, le juge de l’État membre requis est compétent pour procéder à une appréciation autonome de l’ensemble des éléments de preuve et pour vérifier ainsi, le cas échéant, la concordance entre ceux-ci et les informations figurant dans le certificat, afin d’évaluer, en premier lieu, si le défendeur défaillant a reçu la signification ou la notification de l’acte introductif d’instance et, en second lieu, si cette éventuelle signification ou notification a été effectuée en temps utile et de telle manière qu’il puisse se défendre.

(...)

43. En effet, la Cour a déjà jugé qu’il ressort expressément des considérants 16 à 18 du règlement no 44/2001 que le système de recours prévu à l’encontre de la reconnaissance ou de l’exécution d’une décision vise à établir un juste équilibre entre, d’une part, la confiance réciproque dans la justice au sein de l’Union et, d’autre part, le respect des droits de la défense, qui impose que le défendeur puisse, le cas échéant, former un recours, examiné de façon contradictoire, contre la déclaration constatant la force exécutoire, s’il considère que l’un des motifs de non-exécution est établi (voir, en ce sens, arrêt du 28 avril 2009, Apostolides, C‑420/07, Rec. p. I‑3571, point 73).

(...)

46. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il convient de répondre à la première question que l’article 34, point 2, du règlement no 44/2001, auquel renvoie l’article 45, paragraphe 1, de ce règlement, lu en combinaison avec les considérants 16 et 17 dudit règlement, doit être interprété en ce sens que, lorsque le défendeur forme un recours contre la déclaration constatant la force exécutoire d’une décision rendue par défaut dans l’État membre d’origine et accompagnée du certificat, en faisant valoir qu’il n’avait pas reçu notification de l’acte introductif d’instance, le juge de l’État membre requis, saisi dudit recours, est compétent pour vérifier la concordance entre les informations figurant dans ledit certificat et les preuves. »

61. D’autre part, dans l’arrêt Apostolides c. Orams (C-420/07, 28 avril 2009, Rec. p. I‑3571, EU:C:2009:271), la CJUE a dit ceci :

« 55. À titre liminaire, il y a lieu de rappeler que l’article 34 du règlement no 44/2001 doit recevoir une interprétation stricte en ce qu’il constitue un obstacle à la réalisation de l’un des objectifs fondamentaux dudit règlement (...) S’agissant plus précisément du recours à la clause de l’ordre public, figurant à l’article 34, point 1, de ce règlement, il ne doit jouer que dans des cas exceptionnels (...)

(...)

73. (...) [I]l ressort des seizième à dix-huitième considérants du règlement no 44/2001 que le système de recours qu’il prévoit à l’encontre de la reconnaissance ou de l’exécution d’une décision vise à établir un juste équilibre entre, d’une part, la confiance réciproque dans la justice au sein de l’Union, qui justifie que les décisions rendues dans un État membre soient, en principe, reconnues et déclarées exécutoires de plein droit dans un autre État membre, et, d’autre part, le respect des droits de la défense, qui impose que le défendeur puisse, le cas échéant, former un recours, examiné de façon contradictoire, contre la déclaration constatant la force exécutoire, s’il considère que l’un des motifs de non-exécution est établi.

74. La Cour a eu l’occasion, dans son arrêt du 14 décembre 2006, ASML (C‑283/05, Rec. p. I‑12041), de souligner les différences entre l’article 34, point 2, du règlement no 44/2001 et l’article 27, point 2, de la convention du 27 septembre 1968, concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (...)

75. Ledit article 34, point 2, à la différence dudit article 27, point 2, requiert non pas nécessairement la régularité de la signification ou de la notification de l’acte introductif d’instance, mais plutôt le respect effectif des droits de la défense (...)

76. En effet, aux termes des articles 34, point 2, et 45, paragraphe 1, du règlement no 44/2001, la reconnaissance ou l’exécution d’une décision rendue par défaut doit être refusée, en cas de recours, si l’acte introductif d’instance ou un acte équivalent n’a pas été signifié ou notifié au défendeur défaillant en temps utile et de telle manière qu’il puisse se défendre, à moins que ce dernier n’ait pas exercé de recours à l’encontre de cette décision devant les juridictions de l’État membre d’origine alors qu’il était en mesure de le faire.

77. Il ressort du libellé desdites dispositions qu’une décision rendue par défaut sur la base d’un acte introductif d’instance non signifié au défendeur défaillant en temps utile et de telle manière qu’il puisse se défendre doit être reconnue si ce dernier n’a pas pris l’initiative d’introduire un recours contre ce jugement, alors qu’il était en mesure de le faire.

(...)

80. Au vu de ce qui précède, il convient de répondre à la (...) question [préjudicielle] que la reconnaissance ou l’exécution d’une décision prononcée par défaut ne peuvent pas être refusées au titre de l’article 34, point 2, du règlement no 44/2001 lorsque le défendeur a pu exercer un recours contre la décision rendue par défaut et que ce recours lui a permis de faire valoir que l’acte introductif d’instance ou l’acte équivalent ne lui avait pas été signifié ou notifié en temps utile et de telle manière qu’il puisse se défendre. »

2. Le règlement no 1215/2012 : nouvelle version refondue

62. La nouvelle version du règlement Bruxelles I (règlement Bruxelles I‑bis), issue du règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (refonte), est entrée en vigueur le 10 janvier 2015.

63. L’article 39 de ce nouveau texte supprime la procédure d’exequatur et consacre le caractère exécutoire de plein droit des jugements rendus dans un autre État membre. Il est ainsi libellé :

« Une décision rendue dans un État membre et qui est exécutoire dans cet État membre jouit de la force exécutoire dans les autres États membres sans qu’une déclaration constatant la force exécutoire soit nécessaire. »

64. Toutefois, l’article 45 § 1 de la nouvelle version reprend les termes de l’article 34, point 2, du règlement Bruxelles I :

« À la demande de toute partie intéressée, la reconnaissance d’une décision est refusée:

a) si la reconnaissance est manifestement contraire à l’ordre public de l’État membre requis ;

b) dans le cas où la décision a été rendue par défaut, si l’acte introductif d’instance ou un acte équivalent n’a pas été notifié ou signifié au défendeur en temps utile et de telle manière qu’il puisse se défendre, à moins qu’il n’ait pas exercé de recours à l’encontre de la décision alors qu’il était en mesure de le faire ;

(...) »

C. Les dispositions relatives à la signification et à la notification des actes judiciaires

65. Avant le 1er mai 2004, date de l’adhésion de Chypre et de la Lettonie à l’Union européenne, la signification et la notification des actes judiciaires entre ces deux pays était régie par la Convention de La Haye du 15 novembre 1965 relative à la signification et la notification à l’étranger des actes judiciaires et extrajudiciaires en matière civile ou commerciale, ratifiée tant par Chypre (où elle était en vigueur depuis le 1er juin 1983) que par la Lettonie (où elle était en vigueur depuis le 1er novembre 1995). Cette convention s’applique dans tous les cas où un acte judiciaire ou extrajudiciaire doit être transmis à l’étranger pour y être signifié ou notifié, sauf si l’adresse du destinataire de l’acte n’est pas connue.

66. Depuis l’adhésion de Chypre et de la Lettonie à l’Union européenne, le 1er mai 2004, la signification et la notification des actes judiciaires sont régies par le règlement (CE) relatif à la signification et à la notification dans les États membres des actes judiciaires et extrajudiciaires en matière civile et commerciale. La première version de ce règlement (règlement (CE) no 1348/2000 du Conseil du 29 mai 2000) a été abrogée et remplacée le 30 décembre 2007 par une nouvelle version (règlement (CE) nº 1393/2007 du Parlement européen et du Conseil du 13 novembre 2007).

III. LE DROIT PERTINENT DE L’ÉTAT DÉFENDEUR

67. À l’époque des faits, les articles pertinents de la loi lettonne sur la procédure civile (Civilprocesa likums) étaient ainsi libellés :

Article 8 § 1

« Le tribunal établit les circonstances de l’affaire en appréciant des preuves obtenues conformément à la loi. »

Article 9

« 1. Les parties ont des droits procéduraux égaux.

2. Le tribunal assure aux parties la possibilité d’exercer de façon égale les droits qui leur sont accordés pour la défense de leurs intérêts. »

Article 230 § 1

« Dans la décision [lēmums, ne tranchant pas le litige sur le fond], le tribunal ou le juge indiquent :

(...)

7) les modalités et les délais de recours contre la décision. »

Article 637 § 2

« La reconnaissance de la décision étrangère n’est refusée qu’en présence de l’un des motifs suivants :

(...)

2) la décision étrangère n’est pas devenue exécutoire conformément à la loi ;

3) le défendeur n’a pas pu défendre ses droits, notamment s’il s’agit d’un défendeur défaillant qui n’a pas été dûment et promptement cité à comparaître devant le tribunal, à moins que ce défendeur ait manqué à exercer un recours à l’encontre de la décision alors qu’il était en mesure de le faire ;

(...)

6) il serait contraire à l’ordre public [sabiedriskā iekārta] de Lettonie de reconnaître la décision étrangère ;

(...) »

Article 644

« 1. Une fois qu’elle a été reconnue, la décision étrangère qui est exécutoire dans l’État où elle a été prise est exécutée conformément à la présente loi.

2. S’agissant des modalités d’exécution d’un jugement prévues par le règlement du Conseil no 44/2001 (...), les dispositions du [présent] chapitre (...) relatives à la reconnaissance des décisions des juridictions étrangères s’appliquent dans la mesure où [le règlement no 44/2001] le permet. »

IV. LES ÉLÉMENTS PERTINENTS DU DROIT CHYPRIOTE

68. En vertu des dispositions pertinentes du droit chypriote communiquées par le gouvernement chypriote (paragraphe 10 ci-dessus), le défendeur contre lequel un jugement a été rendu par défaut peut faire opposition contre ce jugement (Order 17, Règle 10 des règles de procédure civile). Cette possibilité n’est soumise à aucun délai ; cependant, le défendeur doit fournir une justification raisonnable pour sa non‑comparution. Ainsi, il ressort de la jurisprudence chypriote que le défendeur peut former opposition dans deux hypothèses :

a) lorsqu’il n’a pas été dûment convoqué devant le juge du fond – dans ce cas, le juge a l’obligation d’annuler le jugement rendu par défaut, il ne jouit sur ce point d’aucun pouvoir d’appréciation ;

b) lorsqu’il a été dûment convoqué, mais qu’il produit une déclaration sous serment (affidavit) qui contient des arguments défendables et qui explique la raison de sa non-comparution (par exemple, il n’était pas au courant du procès, il avait mandaté un avocat pour comparaître en son nom mais l’avocat ne l’a pas fait, il a commis de bonne foi une erreur excusable quant aux délais de comparution, etc.). Dans ce cas, le tribunal peut faire droit à l’opposition, mais il n’est pas obligé de le faire (arrêt de la Cour suprême chypriote dans l’affaire Phylactou c. Michael (1982, 1 A.A.D., 204)).

EN DROIT

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

69. Le requérant s’estime victime d’une violation de l’article 6 § 1 de la Convention : il se plaint qu’en accordant l’exequatur au jugement du tribunal de district de Limassol du 24 mai 2004, selon lui entaché d’un vice évident car rendu au mépris de son droit à la défense, le sénat de la Cour suprême lettonne ait méconnu son droit à un procès équitable. Dans la mesure où il est pertinent en l’espèce, l’article 6 § 1 est ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

A. L’arrêt de la chambre

70. Dans son arrêt, la chambre a d’abord rappelé que, le grief dirigé contre Chypre ayant été déclaré irrecevable pour tardiveté (paragraphe 4 ci‑dessus), la Cour n’était pas compétente pour se prononcer sur le respect par le tribunal de district de Limassol de l’article 6 § 1 de la Convention, et que la portée de l’affaire se limitait donc à la question de savoir si, en ordonnant l’exécution du jugement chypriote en Lettonie, les juridictions lettonnes avaient respecté les principes fondamentaux du procès équitable au sens de cette disposition. À cet égard, la chambre a dit que l’exécution par l’État des obligations juridiques découlant de son adhésion à l’Union européenne relevait de l’intérêt général, et que cela concernait également la mise en œuvre du règlement Bruxelles I, fondé sur le principe de « confiance réciproque dans la justice » : les tribunaux lettons se devaient donc d’assurer la reconnaissance et l’exécution rapide et effective du jugement chypriote en Lettonie. Par ailleurs, la chambre a rappelé que la protection des droits fondamentaux garantie par l’Union européenne était en principe équivalente à celle assurée par la Convention (Bosphorus Hava Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi c. Irlande [GC], no 45036/98, §§ 160-165, CEDH 2005‑VI).

71. La chambre a estimé d’autre part que l’on pouvait attendre du requérant que, ayant emprunté une somme d’argent à une société chypriote et signé un acte de reconnaissance de dette régi par la loi chypriote et soumis à la compétence des juges chypriotes, il prît connaissance des conséquences juridiques d’un éventuel manquement de sa part à s’acquitter de cette dette ainsi que des modalités de la procédure chypriote. Elle a considéré que c’était à lui qu’il incombait d’apporter la preuve qu’il ne disposait devant les juridictions chypriote d’aucun recours effectif, et qu’il n’avait apporté pareille preuve ni devant le sénat de la Cour suprême lettonne ni devant elle. Elle a donc conclu qu’en rejetant les moyens du requérant par une simple référence au fait qu’il n’avait pas contesté le jugement chypriote, la Cour suprême avait tenu suffisamment compte des droits protégés par l’article 6 § 1 de la Convention et que, partant, cette disposition n’avait pas été violée en l’espèce.

72. Enfin, pour ce qui était du reste des griefs que le requérant tirait de l’article 6 § 1, la chambre n’a relevé aucune apparence de violation.

B. Thèses des parties

1. Le requérant

73. Dans sa demande de renvoi devant la Grande Chambre et dans sa plaidoirie orale à l’audience, le requérant a avancé les arguments suivants. Il considère tout d’abord que la présomption de protection équivalente (« présomption Bosphorus ») est inapplicable en l’espèce, et ce pour deux raisons. Premièrement, en vertu du règlement Bruxelles I, les juridictions supérieures lettonnes (la cour régionale et le sénat de la Cour suprême) n’auraient pas été tenues de reconnaître automatiquement le jugement chypriote. Au contraire, les articles 34 et 35 du règlement leur auraient laissé une ample marge d’appréciation pour s’assurer que les droits procéduraux fondamentaux du justiciable avaient été respectés dans l’État d’origine et pour déterminer si ce jugement devait ou non être exécuté en Lettonie. Dans cette mesure, les tribunaux lettons seraient donc demeurés pleinement responsables du respect des exigences de l’article 6 § 1 de la Convention. Qui plus est, en accordant l’exequatur, le sénat de la Cour suprême aurait clairement méconnu les termes de l’article 34, point 2, du règlement tel qu’interprété par la CJUE. À cet égard, le requérant renvoie à l’arrêt Trade Agency Ltd c. Seramico Investments Ltd (paragraphe 60 ci‑dessus) et à la jurisprudence ultérieure du sénat de la Cour suprême lettonne, lequel, dans deux affaires, aurait soigneusement examiné la question de savoir si les défendeurs avaient été dûment et promptement cités à comparaître devant les tribunaux des États d’origine : dans les deux cas, les défendeurs n’auraient pas tenté de faire appel des jugements litigieux, et le sénat n’aurait pas retenu ce fait contre eux.

74. Deuxièmement, la présente affaire se distinguerait de l’affaire Bosphorus en ce que, en l’espèce, le sénat de la Cour suprême aurait manqué à son obligation d’envisager un renvoi préjudiciel devant la CJUE. Le requérant reconnaît ne jamais avoir demandé un tel renvoi, mais il argue qu’il n’a pas eu la possibilité de le faire puisque seule la partie adverse a pu s’exprimer sur le fond de l’affaire à l’audience du 31 janvier 2007. Ainsi, le requérant estime que les juridictions lettonnes n’ont pas fait usage des mécanismes de contrôle existant dans l’ordre juridique de l’Union européenne. Selon lui, si la Cour suprême avait saisi la CJUE d’un renvoi préjudiciel, celle-ci aurait probablement indiqué à la haute juridiction lettonne qu’elle avait le droit de vérifier s’il avait été dûment informé de la procédure menée devant le tribunal chypriote et s’il avait eu ou avait encore la possibilité de faire appel du jugement chypriote. Le requérant renvoie à cet égard au point 38 de l’arrêt Trade Agency Ltd c. Seramico Investments Ltd, cité au paragraphe 60 ci‑dessus. À ses yeux, la présente affaire s’apparente donc plutôt à l’affaire Michaud c. France (no 12323/11, §§ 112-115, CEDH 2012), où la Cour aurait écarté l’applicabilité de la présomption Bosphorus pour plusieurs raisons dont celle-ci.

75. Le requérant reconnaît que l’exécution par l’État des obligations juridiques qui lui incombent du fait de son adhésion à l’Union européenne relève de l’intérêt général. Cependant, il estime qu’il serait erroné et non conforme à la jurisprudence constante de la Cour de considérer, ainsi que la chambre l’aurait fait dans son arrêt, que ce seul motif constitue un but légitime suffisant pour justifier la restriction des droits garantis par la Convention. Il soutient que, dans la jurisprudence de la Cour, cet objectif n’a jamais été considéré comme une justification suffisante d’une ingérence dans les droits fondamentaux sans être accompagné d’autres buts légitimes, comme la prévention du crime (Michaud, précité) ou la protection des droits d’autrui (Povse c. Autriche (déc.), no 3890/11, 18 juin 2013). Selon lui, puisque le règlement Bruxelles I n’imposait pas aux autorités lettonnes une obligation d’exécution automatique et inconditionnelle du jugement chypriote, l’ingérence litigieuse ne poursuivait aucun objectif légitime.

76. Le requérant estime que sa situation est fondamentalement différente de celle de l’affaire Apostolides c. Orams, qui a fait l’objet de procédures tant devant la CJUE (paragraphe 61 ci-dessus) que devant la Cour européenne des droits de l’homme (Orams c. Chypre (déc.), no 27841/07, 10 juin 2010). Dans cette affaire, les requérants avaient pu faire appel du jugement litigieux, leur avocat avait été informé de la tenue de l’audience où la Cour suprême chypriote devait examiner leur recours, et il avait effectivement comparu et plaidé la cause de ses clients. À Strasbourg, les requérants ne dénonçaient que l’absence de notification écrite, et la Cour a dit que les garanties de l’article 6 § 1 ne s’étendaient pas jusqu’à imposer une notification écrite. En l’espèce, en revanche, l’acte introductif d’instance n’aurait jamais été notifié au requérant.

77. Par ailleurs, le requérant argue que, ayant remboursé sa dette contractuelle de son plein gré, il ne pouvait pas s’attendre à faire l’objet d’un procès à Chypre. Il ajoute que le sénat de la Cour suprême lettonne aurait dû s’assurer que la possibilité de former à Chypre un recours contre le jugement litigieux existait en droit et en fait au lieu de faire porter sur lui toute la charge de la preuve. Il estime que l’on ne peut pas lui reprocher de ne pas avoir tenté de faire appel du jugement chypriote, pour trois raisons. Premièrement, le jugement lui-même n’aurait comporté aucune indication des voies de recours disponibles. Deuxièmement, faire peser sur lui une telle charge serait contraire à la logique suivie par la CJUE dans son arrêt ASML Netherlands BV c. Semiconductor Industry Services GmbH (SEMIS), où elle a dit : « un défendeur ne saurait être « en mesure » d’exercer un recours contre une décision rendue par défaut à son encontre que s’il a eu effectivement connaissance du contenu de celle-ci, par voie de signification ou de notification effectuée en temps utile pour lui permettre de se défendre devant le juge de l’État d’origine » (paragraphe 58 ci-dessus). Troisièmement, il ressortirait des informations fournies par le gouvernement chypriote que la possibilité qu’un recours tardif soit accueilli à Chypre reste hautement spéculative et relève du pouvoir d’appréciation du tribunal (paragraphe 68 ci-dessus). Au demeurant, puisque l’arrêt de la cour régionale de Riga du 2 octobre 2006 refusant l’exequatur lui était favorable (paragraphe 32 ci-dessus), le requérant n’aurait eu aucune raison de tenter d’exercer un recours à Chypre à ce moment-là.

78. Compte tenu de tout ce qui précède, le requérant soutient qu’en décidant d’accorder l’exequatur au jugement chypriote tout en refusant d’examiner son argument selon lequel il ne s’était pas vu dûment notifier l’examen de l’affaire par le juge chypriote, les juges lettons ont méconnu les garanties du procès équitable, en violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

79. Enfin, toujours sur le terrain de l’article 6 § 1, le requérant critique la manière dont s’est déroulée l’audience du sénat de la Cour suprême du 31 janvier 2007 : il se plaint notamment d’un non-respect du principe d’égalité des armes et de ce que le sénat ait refusé de lui remettre une copie du procès-verbal de l’audience.

2. Le Gouvernement

80. Contrairement au requérant, le Gouvernement considère que la présomption Bosphorus trouve à s’appliquer en l’espèce. Premièrement, il estime que les motifs de non-reconnaissance prévus à l’article 34, point 2, du règlement Bruxelles I ne peuvent pas être compris comme laissant une marge d’appréciation à la juridiction de l’État membre appelée à examiner la demande d’exequatur, car les conditions du refus de reconnaissance sont clairement formulées dans le texte même de la disposition. Se référant à l’exposé des motifs de la proposition de règlement (paragraphe 56 ci‑dessus) et à l’arrêt rendu par la CJUE dans l’affaire Apostolides c. Orams (paragraphe 61 ci-dessus), il argue que les institutions de l’Union européenne ont expressément choisi la forme juridique du règlement afin de ne laisser aux États membres aucune marge d’appréciation, que les dispositions du règlement sont autonomes et ne peuvent être interprétées ni appliquées au regard des normes du droit national, et que l’article 34 du règlement doit faire l’objet d’une interprétation stricte dès lors qu’il constitue un obstacle à la réalisation de l’un des objectifs fondamentaux du texte dans son ensemble. Au demeurant, la juridiction ayant autorité pour statuer sur l’exécution du jugement dans l’État membre en question n’aurait aucun pouvoir pour procéder de sa propre initiative à un examen des motifs susceptibles de justifier le refus d’exécution. Par conséquent, le sénat de la Cour suprême n’aurait eu aucune marge d’appréciation lorsqu’il a décidé de reconnaître et d’exécuter le jugement du tribunal de district de Limassol. Par cette décision, il n’aurait fait que respecter ses obligations strictes découlant de l’appartenance de la Lettonie à l’Union européenne.

81. Deuxièmement, le Gouvernement soutient que le seul fait que le sénat de la Cour suprême n’ait pas fait pleinement usage du mécanisme de contrôle prévu par le droit de l’Union n’a pas pour effet de renverser la présomption Bosphorus. Selon lui, on ne peut pas subordonner l’application de cette présomption à la condition que le juge national saisisse la CJUE à titre préjudiciel dans toutes les affaires sans exception, car cela irait à l’encontre de l’esprit de coopération qui doit présider aux relations entre les juridictions internes et la CJUE. Les juges nationaux ne procéderaient à un renvoi préjudiciel que lorsqu’ils ont des doutes concernant l’interprétation ou l’application correcte d’un texte du droit de l’Union. Ils ne seraient pas obligés de le faire s’ils constatent que la question soulevée n’est pas pertinente, que la disposition en cause a déjà fait l’objet d’une interprétation par la CJUE ou que l’application correcte du droit de l’Union s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable. Or tel aurait justement été le cas en l’occurrence : la jurisprudence existante de la CJUE aurait été suffisamment explicite quant au sens et à la portée des exigences de l’article 34, point 2, du règlement Bruxelles I. Au demeurant, si le requérant estimait qu’il était nécessaire d’obtenir une clarification sur cette disposition, il lui aurait été loisible d’inviter le sénat de la Cour suprême à opérer un renvoi préjudiciel à la CJUE. Il n’en aurait rien fait, ce qui indiquerait qu’il n’a pas jugé pareille démarche utile.

82. Le Gouvernement ajoute qu’en rejetant l’argument du requérant consistant à dire qu’il n’avait pas été dûment averti de la procédure au simple motif que l’intéressé n’avait pas contesté le jugement chypriote, le sénat de la Cour suprême lettonne a pleinement respecté l’article 34, point 2 du règlement Bruxelles I tel qu’interprété par la CJUE. À cet égard, il argue que le requérant n’a jamais allégué et encore moins prouvé devant les juridictions nationales ni devant la Cour avoir au moins cherché à engager une procédure d’appel à Chypre. De plus, il serait raisonnable de considérer que compte tenu du temps (six mois) qui s’est écoulé entre juin 2006 (moment où le requérant prit connaissance de la teneur du jugement chypriote) et janvier 2007 (moment où le sénat de la Cour suprême examina l’affaire), le requérant a eu suffisamment de temps pour former un recours à Chypre. Sur ce point, le Gouvernement renvoie aux observations du gouvernement chypriote, dont il ressortirait qu’un tel recours était disponible en théorie comme en pratique et qu’il n’était pas soumis à une limite temporelle stricte (paragraphe 68 ci-dessus). Il expose que l’article 34, point 2, du règlement Bruxelles I est fondé sur l’idée que tous les points défectueux d’un jugement rendu par défaut doivent être corrigés dans le pays d’origine, et que si le requérant avait formé un recours devant les juridictions chypriotes, la Cour suprême lettonne aurait pu suspendre ou reporter les procédures d’exécution, en application des articles 37 § 1 et 46 § 1 de ce règlement. Selon lui, le requérant ayant, sans aucune justification sérieuse, manqué à former un tel recours, il a en pratique empêché les tribunaux lettons de refuser l’exequatur.

83. Par ailleurs, le Gouvernement, rappelant que le requérant était consultant en investissement, estime qu’il aurait dû savoir que s’il ne remboursait pas sa dette, il serait poursuivi devant les juridictions chypriotes, et que la citation à comparaître serait envoyée à l’adresse indiquée dans l’acte de reconnaissance de dette. Le requérant n’ayant pas communiqué sa véritable adresse à la société auprès de laquelle il avait contracté le prêt, le Gouvernement estime que son attitude pourrait éventuellement être qualifiée d’abusive au sens de l’article 17 de la Convention. Il considère également que, dès lors que le requérant avait consenti à l’application du droit chypriote, il faut en déduire qu’il connaissait très bien le système juridique de Chypre, y compris les voies de recours qui y étaient ouvertes. En conséquence, son argument consistant à dire que le jugement chypriote ne mentionnait pas les voies de recours disponibles serait dénué de pertinence, compte tenu de ce que ni le règlement Bruxelles I ni le droit chypriote ni l’article 6 § 1 de la Convention n’obligent les tribunaux à insérer une telle mention dans leurs arrêts. Ainsi, la situation que le requérant dénonce devant la Cour résulterait essentiellement de son propre comportement.

84. Le Gouvernement expose que l’un des objectifs de l’Union européenne est la garantie du fonctionnement effectif du marché commun. La réalisation et le respect de cet objectif et la confiance réciproque dans l’administration de la justice constitueraient un intérêt général suffisant pour justifier certaines restrictions au droit à un procès équitable, d’autant que le respect de l’équité du procès serait également un principe fondamental du droit de l’Union reconnu par la CJUE. Ainsi, le système établi par le règlement Bruxelles I respecterait le droit à un procès équitable. Dans ces circonstances, et à la lumière de la présomption Bosphorus, le Gouvernement invite la Cour à dire que le sénat de la Cour suprême a tenu suffisamment compte des droits du requérant au regard de l’article 6 § 1 de la Convention.

85. Enfin, le Gouvernement récuse les allégations d’iniquité portées par le requérant quant au déroulement de l’audience du 31 janvier 2007. Selon lui, il ressort de l’arrêt de la Cour suprême que l’avocat de l’intéressé a eu à cette audience la possibilité de soumettre oralement ses observations aux juges. La raison pour laquelle il n’a pas été dressé de procès-verbal serait que le droit interne ne l’exigeait pas en l’espèce ; par ailleurs, l’article 6 § 1 n’imposerait pas aux juridictions nationales qu’elles dressent un procès‑verbal pour chaque audience.

C. Observations des tiers intervenants

1. Le gouvernement estonien

86. Le gouvernement estonien expose la ratio legis de l’article 34 du règlement Bruxelles I (dans sa version applicable à l’époque des faits). Très soigneusement formulée, cette disposition ménagerait un équilibre entre le respect des droits de la défense et la nécessité d’assurer, grâce à une simplification des formalités, la rapidité et la simplicité de la reconnaissance et de l’exécution dans chaque État membre des décisions rendues en matière civile et commerciale dans un autre État membre. La manière dont elle est rédigée ne laisserait aux tribunaux de l’État d’exécution aucune marge d’appréciation, d’autant que la jurisprudence abondante et claire de la CJUE fournirait aux juridictions nationales des directives précises quant à son application. Pour cette dernière raison, l’application de la présomption Bosphorus ne serait pas subordonnée à la condition que les juridictions des États membres opèrent systématiquement lorsque l’article 34, point 2, du règlement Bruxelles I est en jeu un renvoi préjudiciel devant la CJUE.

87. Le gouvernement estonien attache une grande importance au fait que les deux États concernés, Chypre et la Lettonie, sont parties à la Convention et soumis à la juridiction de la Cour. Il estime que dans ces conditions, contrairement aux cas où le jugement à exécuter provient d’un État tiers, la juridiction saisie d’une demande d’exequatur n’a pas à s’assurer que la procédure dans l’État d’origine a été généralement conforme aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention. Selon lui, le contrôle qu’elle opère doit se limiter aux seules formalités propres à la procédure d’exécution, car il reste loisible au défendeur de faire valoir ses droits garantis par l’article 6 § 1 devant les tribunaux de l’État d’origine.

88. Le gouvernement estonien affirme que lorsque le défendeur condamné par défaut ne forme pas de recours contre le jugement litigieux dans l’État d’origine après en avoir pris connaissance et ne démontre pas qu’un tel recours serait impossible ou ineffectif, la juridiction de l’État d’exécution saisie d’un recours dans le cadre de la procédure d’exequatur ne dispose d’aucune marge d’appréciation pour accepter ou rejeter la demande de reconnaissance et d’exécution formée par la partie adverse. Vu la logique générale de l’article 34, point 2, du règlement Bruxelles I et les principes généraux de la procédure civile, il estime raisonnable d’exiger que la charge de la preuve sur ce point pèse sur le défendeur. Selon lui, l’article 34, point 2, du règlement Bruxelles I offre aux justiciables un niveau de protection équivalent à celui de l’article 6 § 1 de la Convention au sens de la jurisprudence Bosphorus, et impose donc à l’État d’exécution l’obligation d’exécuter le jugement aussi rapidement que possible.

2. La Commission européenne

89. La Commission européenne estime que la présomption Bosphorus s’applique dans la présente affaire. Elle confirme qu’en vertu de l’article 45 § 1 du règlement Bruxelles I, la juridiction saisie d’une demande d’exequatur ne peut la rejeter que pour l’un des motifs prévus aux articles 34 ou 35 dudit règlement, et que les juridictions des États membres n’exercent donc aucun pouvoir d’appréciation lorsqu’elles ordonnent l’exécution d’une décision rendue dans un autre État membre. Un tel acte relèverait strictement des obligations juridiques internationales découlant pour l’État membre d’exécution de son appartenance à l’Union européenne.

90. En ce qui concerne le fait que les juridictions internes n’ont pas saisi la CJUE à titre préjudiciel en l’espèce, de même qu’elles ne l’avaient pas fait dans l’affaire Michaud (précitée), la Commission européenne estime que les deux affaires présentent néanmoins une différence importante en ce qu’ici, à la différence de l’affaire Michaud, on ne peut pas dire que cette procédure préjudicielle « n’a pas pu déployer l’intégralité de ses potentialités » puisque, devant les juridictions de l’État membre défendeur, le requérant n’a ni demandé un tel renvoi ni même avancé des doutes quant à la compatibilité des dispositions du droit de l’Union européenne en cause avec le droit protégé par la Convention dont il allègue à présent la violation devant la Cour. La Commission note par ailleurs que le renvoi préjudiciel ne constitue pas une voie de recours à épuiser au sens de l’article 35 § 1 de la Convention. De manière générale, elle considère que l’application de la présomption Bosphorus ne peut être subordonnée à la condition que les juridictions des États membres de l’Union saisissent la CJUE à chaque fois qu’elles sont amenées à appliquer des dispositions du droit de l’Union. Selon elle, même dans l’hypothèse où le droit de l’Union imposerait à la juridiction nationale concernée l’obligation de procéder à un renvoi préjudiciel, le non-respect de cette obligation ne devrait pas être « sanctionné » par un refus, de la part de la Cour européenne des droits de l’homme, d’appliquer la présomption Bosphorus.

91. La Commission européenne estime que le régime de reconnaissance et d’exécution établi par le règlement Bruxelles I est en soi conforme au droit à un procès équitable protégé par l’article 6 § 1 de la Convention. Elle indique que l’article 34, point 2, du règlement doit être lu en combinaison avec les autres dispositions pertinentes de ce texte et avec celles des règlements relatifs à la signification et à la notification dans les États membres des actes judiciaires et extrajudiciaires en matière civile et commerciale (paragraphe 66 ci-dessus). Il résulterait du jeu combiné de ces dispositions que le droit à un procès équitable est assuré non seulement lors de la phase de la reconnaissance et de l’exécution du jugement, mais aussi en amont, au stade de la procédure judiciaire menée dans l’État membre d’origine. La reconnaissance et l’exécution ne dépendraient pas de la régularité formelle de la notification ou de la signification de l’acte introductif d’instance, mais plutôt d’un examen concret du point de savoir si le droit du défendeur à une procédure contradictoire a été effectivement respecté. Par ailleurs, la Commission fait observer que l’article 34, point 1, du règlement permet de refuser la reconnaissance et l’exécution lorsque « la reconnaissance est manifestement contraire à l’ordre public de l’État membre requis ». Elle estime que cette disposition protège encore plus les droits fondamentaux, car elle n’exige pas qu’un recours soit exercé dans l’État d’origine.

92. La Commission européenne expose que, dans son interprétation des conditions énoncées à l’article 34, point 2, du règlement Bruxelles I, la CJUE a été soucieuse de protéger le droit des défendeurs défaillants à un procès équitable. Elle souligne que, dans l’arrêt ASML Netherlands BV c. Semiconductor Industry Services GmbH (SEMIS) (précité, paragraphe 58 ci-dessus), la CJUE a dit qu’un défendeur défaillant ne pouvait être censé avoir été en mesure d’exercer un recours contre une décision rendue par défaut que s’il avait eu connaissance du contenu de la décision, ce qui supposait que celle-ci lui ait été signifiée ou notifiée, et que la simple connaissance de l’existence d’une décision n’était pas suffisante à cet égard. Ce serait donc au regard du moment où il a effectivement pris connaissance du contenu de la décision – et non du moment où il a seulement appris son existence – qu’il faut apprécier l’existence ou non de recours disponibles dans le pays d’origine. La Commission reconnaît que l’article 43 du règlement n’impose pas à la juridiction saisie d’une demande d’exequatur d’examiner d’office la question de l’existence des circonstances énumérées à l’article 34, point 2, du règlement Bruxelles I (parmi lesquelles figure la possibilité de faire appel dans l’État d’origine), mais elle estime que cela n’a aucune incidence sur le respect de l’article 6 § 1 de la Convention puisqu’en principe, ni cette disposition ni le droit de l’Union européenne ne régissent les conditions d’admissibilité des preuves et leur appréciation par le juge national.

93. En résumé, la Commission européenne considère que, loin de prévoir une reconnaissance et une exécution « automatiques » des jugements rendus dans un autre État membre, le règlement Bruxelles I subordonne cette reconnaissance et cette exécution au respect du droit à une procédure contradictoire et, donc, du droit à un procès équitable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

3. Le Centre de conseil sur les droits de l’individu en Europe (Centre AIRE)

94. Le Centre AIRE insiste sur la nécessité de sauvegarder le droit à un procès équitable dans le cadre de la procédure de reconnaissance et d’exécution des jugements au sein de l’Union européenne, et sur l’obligation pour les juridictions nationales de garantir le respect de ce droit. Il estime que le tribunal saisi d’un recours contre la reconnaissance et l’exécution d’un jugement étranger ne peut pas se borner à s’assurer du respect formel des exigences de l’article 34, point 2, du règlement Bruxelles I ou (après le 10 juin 2015) de l’article 45 § 1 b) du règlement Bruxelles I-bis mais que, au contraire, lorsque les droits de la défense ont été bafoués dans l’État d’origine, le tribunal peut et doit faire usage de l’article 34, point 1, du règlement Bruxelles I ou de l’article 45 § 1 a) du règlement Bruxelles I-bis, selon lesquels la demande de reconnaissance et d’exécution est refusée si « la reconnaissance est manifestement contraire à l’ordre public de l’État membre requis ». S’il ne le fait pas, il commet de l’avis du Centre AIRE une erreur manifeste d’interprétation du droit de l’Union européenne. En d’autres termes, la juridiction saisie dispose selon le Centre AIRE d’une marge de discrétion qui lui permet de refuser l’exécution d’un jugement rendu au mépris des droits de la défense.

95. Le Centre AIRE estime également que la Cour devrait faire évoluer son approche de la présomption Bosphorus, compte tenu notamment de la position prise par la CJUE dans son arrêt Stefano Melloni c. Ministerio Fiscal et dans son avis 2/13 (paragraphes 47 et 49 ci-dessus). Il considère en particulier que les conclusions de l’avis 2/13, surtout celle exprimée au point 192 de cet avis, sont radicalement incompatibles avec la protection des droits de l’homme garantis par la Convention.

D. Appréciation de la Cour

1. Considérations préliminaires

96. À titre liminaire, la Cour rappelle qu’en matière de contestation dont l’issue est déterminante pour des droits de caractère civil, l’article 6 § 1 de la Convention s’applique à l’exécution des décisions de justice étrangères définitives (McDonald c. France (déc.), no 18648/04, 29 avril 2008, Saccoccia c. Autriche, no 69917/01, §§ 60-62, 18 décembre 2008, et Sholokhov c. Arménie et République de Moldova, no 40358/05, § 66, 31 juillet 2012). Nul ne conteste que le jugement par lequel le tribunal de district de Limassol a, le 24 mai 2004, condamné le requérant au paiement d’une dette contractuelle, des intérêts correspondants et des frais et dépens afférents à la procédure avait pour objet la substance d’une obligation « de caractère civil » incombant à l’intéressé. L’article 6 § 1 trouve donc à s’appliquer en l’espèce.

97. Le jugement du 24 mai 2004 a été rendu par un tribunal chypriote, et les juridictions lettonnes ont ordonné son exécution sur le territoire letton. En conséquence, les griefs que le requérant tire de l’article 6 de la Convention portaient dans sa requête à la fois sur la procédure chypriote et sur la procédure lettonne. À la première, il reprochait d’avoir méconnu les droits de la défense, à la seconde, d’avoir validé la procédure chypriote en ordonnant la reconnaissance et l’exécution du jugement. Toutefois, la Cour a déclaré le grief contre Chypre irrecevable pour tardiveté (décision partielle du 30 mars 2010, paragraphe 4 ci-dessus). La requête est donc, au stade actuel de la procédure, dirigée uniquement contre la Lettonie. Dans ces conditions, la Cour n’est pas compétente ratione personae pour se prononcer formellement sur le respect des exigences de l’article 6 § 1 par le tribunal de district de Limassol. En revanche, il lui appartient de dire si, en accordant l’exequatur au jugement chypriote, les juges lettons ont agi conformément à cette disposition (voir, mutatis mutandis, Pellegrini c. Italie, no 30882/96, §§ 40-41, CEDH 2001‑VIII). Or, pour ce faire, elle doit tenir compte des éléments pertinents de la procédure chypriote.

98. La Cour considère que ne peut être reconnue comme compatible avec les exigences de l’article 6 § 1 de la Convention une décision d’exécution d’un jugement étranger prise sans qu’aucune possibilité de dénoncer utilement le caractère inéquitable de la procédure ayant abouti à ce jugement n’ait été offerte à la partie succombante, dans l’État d’origine ou dans l’État requis. Dans sa tierce intervention, le gouvernement estonien insiste sur l’importance de la différence entre l’exécution d’une décision provenant d’un autre État partie à la Convention et l’exécution d’une décision prise par les autorités d’un État tiers. Dans le premier cas, où il est présumé que les parties peuvent obtenir la protection des droits garantis par la Convention dans le pays d’origine de la décision, le contrôle opéré par le juge requis devrait être plus restreint que dans le second cas (paragraphe 87 ci-dessus). La Cour observe qu’elle n’a encore jamais été appelée à se prononcer sur le respect des garanties du procès équitable dans le contexte de la reconnaissance mutuelle fondée sur le droit de l’Union européenne. Cela étant, elle a toujours appliqué le principe général selon lequel un juge saisi d’une demande de reconnaissance et d’exécution d’une décision étrangère ne peut y donner suite qu’après avoir opéré un certain contrôle de la décision en question à la lumière des garanties du procès équitable, l’intensité de ce contrôle pouvant varier en fonction de la nature de l’affaire (voir, mutatis mutandis, Drozd et Janousek c. France et Espagne, 26 juin 1992, § 110, série A no 240, et Pellegrini, précité, § 40). En l’espèce, elle doit donc déterminer, à la lumière des circonstances pertinentes de la cause, si le contrôle opéré par le sénat de la Cour suprême lettonne était suffisant au regard de l’article 6 § 1.

99. La Cour tient à rappeler qu’en vertu de l’article 19 de la Convention, elle a pour seule tâche d’assurer le respect des engagements résultant de la Convention pour les Parties contractantes. En particulier, il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne dans l’appréciation des preuves dont elle était saisie, sauf si et dans la mesure où ces erreurs pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés protégés par la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999-I). La Cour ne peut apprécier elle-même les éléments de fait ayant conduit une juridiction nationale à adopter telle décision plutôt que telle autre, sinon elle s’érigerait en juge de quatrième instance et elle méconnaîtrait les limites de sa mission (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 197, CEDH 2012). Ainsi, elle n’est pas compétente pour se prononcer sur les questions de fait soulevées en l’espèce devant elle, telle l’allégation du requérant selon laquelle il avait acquitté sa dette avant d’être assigné devant le juge (paragraphes 15 et 77 ci-dessus).

100. La Cour constate ensuite que la reconnaissance et l’exécution du jugement chypriote ont eu lieu en vertu du règlement Bruxelles I, applicable à l’époque des faits. Le requérant allègue le non-respect, par le sénat de la Cour suprême, de l’article 34, point 2, de ce règlement, et de la disposition correspondante de la loi lettonne sur la procédure civile. La Cour rappelle qu’elle n’est pas compétente pour se prononcer formellement sur le respect du droit interne, d’autres traités internationaux ou du droit de l’Union européenne (voir, par exemple, S.J. c. Luxembourg, no 34471/04, § 52, 4 mars 2008, et Jeunesse c. Pays-Bas [GC], no 12738/10, § 110, 3 octobre 2014). La tâche d’interpréter et d’appliquer les dispositions du règlement Bruxelles I incombe, premièrement, à la CJUE, qui se prononce dans le cadre d’un renvoi préjudiciel, et, deuxièmement, aux juges nationaux en leur qualité de juges de l’Union, c’est-à-dire lorsqu’ils mettent en œuvre le règlement tel qu’interprété par la CJUE. La compétence de la Cour européenne des droits de l’homme se limite au contrôle du respect des exigences de la Convention – en l’espèce de son article 6 § 1. Par conséquent, en l’absence d’arbitraire posant en lui-même un problème sur le terrain de l’article 6 § 1, il n’appartient pas à la Cour de porter un jugement sur la question de savoir si le sénat de la Cour suprême lettonne a correctement appliqué l’article 34, point 2, du règlement Bruxelles I ou toute autre disposition du droit de l’Union européenne.

2. Sur la présomption de protection équivalente (« présomption Bosphorus »)

a) Sur la portée de la présomption Bosphorus

101. La Cour rappelle que même quand ils appliquent le droit de l’Union européenne, les États contractants demeurent soumis aux obligations qu’ils ont librement contractées en adhérant à la Convention. Ces obligations sont toutefois à apprécier sous le bénéfice de la présomption que la Cour a établie dans l’arrêt Bosphorus et développée dans l’arrêt Michaud (tous deux précités, voir également M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, § 338, CEDH 2011, et Povse, décision précitée, § 76). Dans l’arrêt Michaud, la Cour a résumé sa jurisprudence relative à cette présomption de la manière suivante :

« 102. La Cour rappelle qu’il serait contraire au but et à l’objet de la Convention que les États contractants soient exonérés de toute responsabilité au regard de la Convention dès lors qu’ils agissent en exécution d’obligations découlant pour eux de leur appartenance à une organisation internationale à laquelle ils ont transféré une partie de leur souveraineté : les garanties prévues par la Convention pourraient sinon être limitées ou exclues discrétionnairement, et être par là même privées de leur caractère contraignant ainsi que de leur nature concrète et effective. Autrement dit, les États demeurent responsables au regard de la Convention des mesures qu’ils prennent en exécution d’obligations juridiques internationales, y compris lorsque ces obligations découlent de leur appartenance à une organisation internationale à laquelle ils ont transféré une partie de leur souveraineté (Bosphorus, précité, § 154).

103. Il est vrai cependant que la Cour a également jugé qu’une mesure prise en exécution de telles obligations doit être réputée justifiée dès lors qu’il est constant que l’organisation en question accorde aux droits fondamentaux (cette notion recouvrant à la fois les garanties substantielles et les mécanismes censés en contrôler le respect) une protection à tout le moins équivalente – c’est-à-dire non pas identique mais « comparable » – à celle assurée par la Convention (étant entendu qu’un constat de « protection équivalente » de ce type n’est pas définitif : il doit pouvoir être réexaminé à la lumière de tout changement pertinent dans la protection des droits fondamentaux). Si l’on considère que l’organisation offre semblable protection équivalente, il y a lieu de présumer que les États respectent les exigences de la Convention lorsqu’ils ne font qu’exécuter des obligations juridiques résultant de leur adhésion à l’organisation.

Les États demeurent toutefois entièrement responsables au regard de la Convention de tous les actes ne relevant pas strictement de leurs obligations juridiques internationales, notamment lorsqu’ils ont exercé un pouvoir d’appréciation (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 338). Par ailleurs, cette présomption peut être renversée dans le cadre d’une affaire donnée si l’on estime que la protection des droits garantis par la Convention était entachée d’une insuffisance manifeste ; dans un tel cas, le rôle de la Convention en tant qu’ « instrument constitutionnel de l’ordre public européen » dans le domaine des droits de l’homme l’emporterait sur l’intérêt de la coopération internationale (Bosphorus, précité, §§ 152-158 ; voir aussi, notamment, M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, §§ 338-340).

104. Cette présomption de protection équivalente vise notamment à éviter qu’un État partie soit confronté à un dilemme lorsqu’il lui faut invoquer les obligations juridiques qui s’imposent à lui, en raison de son appartenance à une organisation internationale non partie à la Convention, à laquelle il a transféré une partie de sa souveraineté, pour justifier, au regard de la Convention, ses actions ou omissions résultant de cette appartenance. Cette présomption tend également à déterminer les cas où la Cour peut, au nom de l’intérêt de la coopération internationale, réduire l’intensité de son contrôle du respect des engagements résultant de la Convention par les États parties, que lui confie l’article 19 de la Convention. Il résulte de ces objectifs que la Cour n’est prête à cet aménagement que dans la mesure où les droits et garanties dont elle assure le respect ont bénéficié d’un contrôle comparable à celui qu’elle opérerait. À défaut, l’État échapperait à tout contrôle international de la compatibilité de ses actes avec ses engagements résultant de la Convention. »

102. La Cour a jugé, dans le cadre de l’ancien « premier pilier » de l’Union (Bosphorus, précité, § 72), que la protection des droits fondamentaux assurée par l’ordre juridique de l’Union européenne était en principe équivalente à celle assurée par la Convention. Pour parvenir à cette conclusion, elle a constaté, premièrement, que l’Union européenne offrait une protection équivalente à celle de la Convention sur le plan des garanties substantielles, relevant à cet égard que, déjà à l’époque des faits, le respect des droits fondamentaux était une condition de légalité des actes communautaires, et que la CJUE se référait largement aux dispositions de la Convention et à la jurisprudence de Strasbourg lorsqu’elle procédait à son appréciation (Bosphorus, précité, § 159). Ce constat vaut a fortiori depuis le 1er décembre 2009, date à laquelle est entré en vigueur l’article 6 modifié du TUE, qui confère à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne la même valeur que les traités et qui prévoit que les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la Convention et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, font partie du droit de l’Union européenne en tant que principes généraux (Michaud, précité, § 106).

103. La Cour a conclu à l’équivalence de la protection substantielle accordée par le droit de l’Union en tenant compte des dispositions de l’article 52 § 3 de la Charte, aux termes duquel, dans la mesure où les droits de la Charte correspondent à ceux qui sont garantis par la Convention, leur sens et leur portée sont les mêmes, sans préjudice de la possibilité pour le droit de l’Union d’accorder une protection plus étendue (Bosphorus, précité, § 80). Appelée à vérifier si, dans l’affaire dont elle est saisie, elle peut toujours considérer que la protection accordée par le droit de l’Union est équivalente à celle accordée par la Convention, la Cour est d’autant plus attentive au respect de la règle énoncée à l’article 52 § 3 de la Charte que l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne (paragraphe 37 ci-dessus) a donné à cette charte la même valeur juridique que celle des traités.

104. Deuxièmement, la Cour a reconnu que le mécanisme de contrôle du respect des droits fondamentaux prévu par le droit de l’Union européenne accorde lui aussi, lorsqu’il a pu déployer l’intégralité de ses potentialités, une protection comparable à celle qu’offre la Convention. Sur ce point, elle a attaché une grande importance au rôle et aux compétences de la CJUE, bien que l’accès des particuliers aux recours ouverts devant cette juridiction soit nettement plus restreint que celui qu’ils ont aux recours ouverts devant elle en vertu de l’article 34 de la Convention (Bosphorus, précité, §§ 160-165, et Michaud, précité, §§ 106-111).

b) Sur la question de l’application de la présomption Bosphorus

105. La Cour rappelle que l’application de la présomption Bosphorus dans l’ordre juridique de l’Union européenne est soumise à deux conditions, qu’elle a formulées dans l’arrêt Michaud (précité) : l’absence de marge de manœuvre pour les autorités nationales et le déploiement de l’intégralité des potentialités du mécanisme de contrôle prévu par le droit de l’Union européenne (ibidem, §§ 113-115). Elle doit donc s’assurer du respect de ces deux conditions dans la présente affaire.

106. Pour ce qui est de la première condition, la Cour constate tout d’abord que la disposition mise en œuvre par le sénat de la Cour suprême figurait dans un règlement, directement applicable dans les États membres en tous ses éléments, et non dans une directive, qui aurait lié l’État quant au résultat à atteindre mais lui aurait laissé le choix des moyens et de la forme (voir, a contrario, Michaud, précité, § 113). En ce qui concerne la disposition précise appliquée en l’espèce, à savoir l’article 34, point 2 du règlement Bruxelles I, la Cour relève qu’elle ne permettait le refus de la reconnaissance et de l’exequatur d’un jugement étranger que dans des limites très précises et sous réserve que soient remplies certaines conditions préalables : il fallait que « l’acte introductif d’instance ou un acte équivalent n’[ait] pas été signifié ou notifié au défendeur défaillant en temps utile et de telle manière qu’il puisse se défendre, à moins qu’il n’ait pas exercé de recours à l’encontre de la décision alors qu’il était en mesure de le faire ». Il ressort de l’interprétation donnée par la CJUE dans une jurisprudence relativement abondante (paragraphes 57-61 ci-dessus) que cette disposition ne conférait pas de pouvoir d’appréciation au juge saisi de la demande d’exequatur. La Cour conclut donc que le sénat de la Cour suprême lettonne ne disposait ici d’aucune marge de manœuvre.

107. Dès lors, la présente affaire se distingue de l’affaire M.S.S. c. Belgique et Grèce (précitée), dans laquelle, examinant la question de la responsabilité de la Belgique au regard de la Convention, la Cour a relevé que, sous le régime du règlement applicable (règlement Dublin II), les autorités de l’État belge conservaient le pouvoir discrétionnaire de décider de faire usage ou non de la clause dite de « souveraineté », qui leur permettait d’examiner la demande d’asile et de ne pas renvoyer le requérant en Grèce si elles considéraient que cet État était susceptible de ne pas honorer ses obligations au titre de la Convention (ibidem, §§ 339-340). En revanche, l’article 34, point 2, du règlement Bruxelles I n’accordait aux États aucun pouvoir discrétionnaire d’appréciation de ce type.

108. Dans sa tierce intervention, le Centre AIRE avance que le sénat de la Cour suprême lettonne aurait pu et aurait dû recourir à l’article 34, point 1, du règlement Bruxelles I, en vertu duquel la demande d’exequatur était rejetée si « la reconnaissance [était] manifestement contraire à l’ordre public de l’État membre requis ». Selon le Centre AIRE, cette disposition laissait à la juridiction lettonne une marge d’appréciation (paragraphe 94 ci‑dessus). Toutefois, devant la Cour suprême, le débat a été circonscrit par le requérant à l’application de l’article 34, point 2. La Cour limitera donc son analyse aux doléances du requérant telles qu’il les a formulées devant la Cour suprême, et devant elle dans le cadre de la présente affaire ; elle considère qu’il ne lui appartient pas de se prononcer sur l’opportunité d’appliquer une autre disposition du règlement Bruxelles I.

109. En ce qui concerne la seconde condition, à savoir le déploiement de l’intégralité des potentialités du mécanisme de contrôle prévu par le droit de l’Union européenne, la Cour rappelle d’abord que, dans l’arrêt Bosphorus précité, elle a reconnu que, considérés globalement, les mécanismes de contrôle mis en place au sein de l’Union offraient un niveau de protection équivalent à celui assuré par le mécanisme de la Convention (ibidem, §§ 160‑164). Se tournant ensuite vers les circonstances de la présente affaire, elle relève que le sénat de la Cour suprême n’a pas saisi la CJUE d’un renvoi préjudiciel concernant l’interprétation et l’application de l’article 34, point 2, du règlement. Toutefois, elle estime que cette seconde condition doit être appliquée sans formalisme excessif et en tenant compte des particularités du mécanisme de contrôle en cause. Elle considère en effet qu’il serait sans pertinence de subordonner la mise en œuvre de la présomption Bosphorus à la condition que la juridiction nationale s’adresse à la CJUE dans tous les cas sans exception, y compris ceux où aucune question réelle et sérieuse ne se poserait quant à la protection des droits fondamentaux par le droit de l’Union ou ceux dans lesquels la CJUE aurait déjà indiqué de façon précise l’interprétation – conforme aux droits fondamentaux – qu’il convient de donner aux dispositions du droit de l’Union applicable.

110. La Cour rappelle que, dans un contexte différent, elle a dit qu’une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne est tenue de motiver au regard des exceptions énoncées dans la jurisprudence de la CJUE son refus de saisir cette cour à titre préjudiciel. Le juge national doit donc indiquer les raisons pour lesquelles il considère qu’un renvoi préjudiciel n’est pas nécessaire (Ullens de Schooten et Rezabek c. Belgique, nos 3989/07 et 38353/07, § 62, 20 septembre 2011, et Dhahbi c. Italie, no 17120/09, §§ 31-34, 8 avril 2014). La Cour souligne que le contrôle qu’elle exerce à cet égard a pour objet de déterminer si le refus d’opérer un renvoi préjudiciel a constitué en lui-même une violation de l’article 6 § 1 de la Convention et que, pour ce faire, elle prend en compte la ligne de conduite déjà fixée par la jurisprudence de la CJUE. Ce contrôle est donc différent de celui qu’elle effectue lorsque, comme en l’espèce, elle tient compte de la décision de ne pas opérer un renvoi préjudiciel dans l’appréciation d’ensemble que, conformément à sa jurisprudence Michaud, elle fait du degré de protection des droits fondamentaux assuré par le droit de l’Union européenne afin de déterminer si elle peut appliquer à la décision contestée la présomption Bosphorus, présomption qu’elle applique selon des conditions qu’elle fixe elle-même.

111. La Cour considère donc qu’il faut apprécier en fonction des circonstances particulières de chaque affaire la question de savoir si les mécanismes de contrôle prévus par le droit de l’Union européenne ont pu déployer l’intégralité de leurs potentialités, et plus précisément si le fait que la juridiction interne saisie du litige n’ait pas opéré de renvoi préjudiciel à la CJUE est de nature à écarter l’application de la présomption Bosphorus. En l’occurrence, elle constate que le requérant n’a avancé aucun point précis lié à l’interprétation de l’article 34, point 2, du règlement Bruxelles I et à sa compatibilité avec les droits fondamentaux qui permettrait de considérer qu’il aurait été nécessaire de procéder à un renvoi préjudiciel devant la CJUE. Cette analyse est confirmée par le constat que le requérant n’a présenté au sénat de la Cour suprême de Lettonie aucune demande de renvoi préjudiciel. La présente affaire se distingue donc nettement de l’affaire Michaud (précitée), où la haute juridiction nationale avait écarté la demande de saisine préjudicielle de la CJUE formée par le requérant alors que la question de la compatibilité avec la Convention de la disposition litigieuse du droit de l’Union européenne n’avait jamais été tranchée par la CJUE auparavant (ibidem, § 114). Ainsi, l’absence de renvoi préjudiciel n’est pas un facteur déterminant en l’espèce. La seconde condition d’application de la présomption Bosphorus doit donc être considérée comme remplie.

112. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que la présomption Bosphorus s’applique en l’espèce, le sénat de la Cour suprême n’ayant fait qu’exécuter les obligations juridiques découlant pour la Lettonie de sa qualité de membre de l’Union européenne (voir, mutatis mutandis, Povse, décision précitée, § 78). Dès lors, la tâche de la Cour se limite à rechercher si la protection des droits garantis par la Convention est entachée en l’espèce d’une insuffisance manifeste susceptible de renverser cette présomption, auquel cas le respect de la Convention en tant qu’« instrument constitutionnel de l’ordre public européen » dans le domaine des droits de l’homme l’emporterait sur l’intérêt de la coopération internationale (Bosphorus, précité, § 156, et Michaud, précité, § 103). Dans le cadre de cet examen, la Cour devra tenir compte tant de l’article 34, point 2, du règlement Bruxelles I en tant que tel que des circonstances particulières de sa mise en œuvre en l’espèce.

3. Sur l’allégation d’insuffisance manifeste de protection des droits garantis par la Convention

a) Remarques générales sur la reconnaissance mutuelle

113. À titre général, la Cour observe que le règlement Bruxelles I s’appuie pour partie sur des mécanismes de reconnaissance mutuelle eux‑mêmes fondés sur le principe de confiance mutuelle entre les États membres de l’Union européenne. En son préambule, le règlement indique que sa logique est celle de la « confiance réciproque dans la justice » au sein de l’Union, ce qui implique que « la déclaration relative à la force exécutoire d’une décision devrait être délivrée de manière quasi automatique, après un simple contrôle formel des documents fournis, sans qu’il soit possible pour la juridiction de soulever d’office un des motifs de non-exécution prévus par le présent règlement » (paragraphe 54 ci-dessus). La Cour est consciente de l’importance des mécanismes de reconnaissance mutuelle pour la construction de l’espace de liberté, de sécurité et de justice visé à l’article 67 du TFUE, et de la confiance mutuelle qu’ils nécessitent. Comme l’indiquent les articles 81 § 1 et 82 § 1 du TFUE, la reconnaissance mutuelle des décisions de justice sert notamment à faciliter une coopération judiciaire efficace dans les domaines civil et pénal. La Cour a déjà indiqué à de nombreuses reprises son attachement à la coopération internationale et européenne (voir, entre autres, Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, §§ 63 et 72, CEDH 1999‑I, et Bosphorus, précité, § 150). Ainsi, elle estime entièrement légitimes au regard de la Convention, dans leur principe, la création d’un espace de liberté, de sécurité et de justice en Europe et l’adoption des moyens nécessaires à cette fin.

114. En revanche, les modalités de la création de cet espace ne peuvent se heurter aux droits fondamentaux des personnes concernées par les mécanismes ainsi mis en place – cette limite est d’ailleurs confirmée par l’article 67 § 1 du TFUE. Or il apparaît que l’objectif d’efficacité poursuivi par certaines de ces modalités conduit à encadrer strictement le contrôle du respect des droits fondamentaux, voire à le limiter. Ainsi, la CJUE a récemment indiqué dans son avis 2/13 que « lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union, les États membres peuvent être tenus, en vertu de ce même droit, de présumer le respect des droits fondamentaux par les autres États membres, de sorte qu’il ne leur est pas possible (...), sauf dans des cas exceptionnels, de vérifier si cet autre État membre a effectivement respecté, dans un cas concret, les droits fondamentaux garantis par l’Union » (paragraphe 49 ci-dessus). Or limiter aux seuls cas exceptionnels le contrôle par l’État requis du respect des droits fondamentaux par l’État d’origine de la décision de justice à reconnaître pourrait, dans des situations concrètes, aller à l’encontre de l’obligation qu’impose la Convention de permettre au moins au juge de l’État requis de procéder à un contrôle adapté à la gravité des allégations sérieuses de violation des droits fondamentaux dans l’État d’origine afin d’éviter une insuffisance manifeste dans la protection de ces droits.

115. Par ailleurs, la Cour rappelle que, lorsque les autorités internes mettent en œuvre le droit de l’Union européenne sans disposer d’un pouvoir d’appréciation à cet égard, la présomption Bosphorus trouve à s’appliquer. Tel est le cas lorsque les mécanismes de reconnaissance mutuelle obligent le juge à présumer le respect suffisant des droits fondamentaux par un autre État membre. Le juge national se voit alors privé de son pouvoir d’appréciation sur cette question, ce qui entraîne une application automatique de ladite présomption. La Cour souligne qu’ainsi, de façon paradoxale, le contrôle du juge sur le respect des droits fondamentaux est doublement limité par l’effet conjugué de la présomption sur laquelle repose la reconnaissance mutuelle et de la présomption Bosphorus.

116. Dans l’arrêt Bosphorus, la Cour a rappelé que la Convention est un « instrument constitutionnel de l’ordre public européen » (ibidem, § 156). En conséquence, elle doit, lorsque les conditions d’application de la présomption Bosphorus sont réunies (paragraphes 105-106 ci‑dessus), s’assurer que les dispositifs de reconnaissance mutuelle ne laissent subsister aucune lacune ou situation particulière donnant lieu à une insuffisance manifeste de la protection des droits de l’homme garantis par la Convention. Ce faisant, elle tient compte, dans un esprit de complémentarité, du mode de fonctionnement de ces dispositifs et notamment de leur objectif d’efficacité. Néanmoins, elle doit vérifier que le principe de reconnaissance mutuelle n’est pas appliqué de manière automatique et mécanique (voir, mutatis mutandis, X c. Lettonie [GC], no 27853/09, §§ 98 et 107, CEDH 2013) au détriment des droits fondamentaux – droits dont la CJUE rappelle elle aussi le nécessaire respect dans ce contexte (voir, par exemple, Alpha Bank Cyprus Ltd c. Dau Si Senh et autres, précité, paragraphe 48 ci-dessus). Dans cet esprit, lorsque les juridictions des États qui sont à la fois partie à la Convention et membres de l’Union européenne sont appelées à appliquer un mécanisme de reconnaissance mutuelle établi par le droit de l’Union, c’est en l’absence de toute insuffisance manifeste des droits protégés par la Convention qu’elles donnent à ce mécanisme son plein effet. En revanche, s’il leur est soumis un grief sérieux et étayé dans le cadre duquel il est allégué que l’on se trouve en présence d’une insuffisance manifeste de protection d’un droit garanti par la Convention et que le droit de l’Union européenne ne permet pas de remédier à cette insuffisance, elles ne peuvent renoncer à examiner ce grief au seul motif qu’elles appliquent le droit de l’Union.

b) Sur l’existence d’une insuffisance manifeste de protection des droits fondamentaux en l’espèce

117. La Cour doit à présent rechercher si la protection des droits fondamentaux opérée par le sénat de la Cour suprême lettonne est entachée en l’espèce d’une insuffisance manifeste susceptible de renverser la présomption Bosphorus, en ce qui concerne tant la disposition du droit de l’Union européenne appliquée en l’occurrence que sa mise en œuvre dans le cas particulier du requérant.

118. La Cour considère que l’obligation d’épuisement des voies de recours posée par le mécanisme instauré par l’article 34, point 2, du règlement Bruxelles I tel qu’interprété par la CJUE (le défendeur doit avoir exercé les recours disponibles dans l’État d’origine avant de pouvoir invoquer l’absence de signification ou de notification de l’acte introductif d’instance) n’est pas en elle-même problématique au regard des garanties de l’article 6 § 1 de la Convention. Il s’agit d’une condition préalable qui poursuit l’objectif d’assurer une bonne administration de la justice dans un esprit d’économie procédurale, et qui procède d’une logique comparable à celle de la règle de l’épuisement des voies de recours internes énoncée à l’article 35 § 1 de la Convention. Cette logique s’articule autour de deux axes : d’une part, un État n’a pas à répondre de ses actes au plan international avant d’avoir eu la possibilité de redresser la situation dans son ordre juridique interne ; d’autre part, il est présumé que cet ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée (voir, mutatis mutandis, Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 65, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV, et Sargsyan c. Azerbaïdjan [GC], no 40167/06, § 115, CEDH 2015). La Cour ne décèle donc aucune insuffisance manifeste sur ce point.

119. Cela étant, elle tient à rappeler que le principe du contradictoire et celui de l’égalité des armes, étroitement liés entre eux, sont des éléments fondamentaux de la notion de « procès équitable », au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Ils exigent un « juste équilibre » entre les parties : chacune doit se voir offrir une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son ou ses adversaires (voir, par exemple, Gorraiz Lizarraga et autres c. Espagne, no 62543/00, § 56, CEDH 2004‑III). Ces principes, qui couvrent l’ensemble du droit procédural des États contractants, s’applique également dans le domaine particulier de la signification et de la notification aux parties des actes judiciaires (Miholapa c. Lettonie, no 61655/00, § 23, 31 mai 2007, et Övüş c. Turquie, no 42981/04, § 47, 13 octobre 2009), même si l’article 6 § 1 ne peut pas être interprété comme prescrivant une forme particulière de signification ou de notification (Orams, décision précitée).

120. Se tournant vers le cas d’espèce, la Cour constate que, devant les juridictions lettonnes, le requérant soutenait en particulier que la citation à comparaître devant le tribunal de district de Limassol et la demande de la société F.H. Ltd. ne lui avaient pas été dûment communiquées en temps utile, de sorte qu’il n’avait pas pu se défendre. Il estimait donc qu’il y avait lieu de refuser de reconnaître la décision de justice litigieuse en vertu de l’article 34, point 2, du règlement Bruxelles I. Selon lui, en effet, la citation avait été envoyée à une adresse où il ne pouvait matériellement pas être trouvé, alors que les avocats chypriotes et lettons représentant la société demanderesse connaissaient parfaitement son adresse professionnelle à Riga et pouvaient aisément obtenir son adresse privée (paragraphe 30 ci-dessus). Il a donc plaidé devant les juridictions lettonnes, de manière argumentée, l’existence d’un vice procédural a priori contraire à l’article 6 § 1 de la Convention et faisant obstacle à l’exécution du jugement chypriote en Lettonie.

121. À la lumière des principes généraux rappelés ci-dessus, la Cour constate que, devant le sénat de la Cour suprême, le requérant avait invoqué l’absence de citation et de notification du jugement chypriote. Il se fondait donc sur le cas de non-reconnaissance prévu par l’article 34, point 2, du règlement Bruxelles I. Or cette disposition énonce expressément que l’on ne peut invoquer un tel cas qu’à condition d’avoir exercé au préalable un recours contre la décision en question, pour autant qu’un tel recours ait été possible. Dès lors que le requérant se fondait sur cet article sans avoir exercé le recours exigé, la question de la disponibilité à Chypre de cette voie de droit dans les circonstances de l’espèce se posait nécessairement. Dans ces conditions, le sénat ne pouvait pas, comme il l’a fait dans son arrêt du 31 janvier 2007, se contenter de reprocher au requérant de ne pas avoir contesté la décision litigieuse, tout en restant silencieux sur la question de la charge de la preuve de l’existence et de la disponibilité d’un recours dans l’État d’origine, alors que l’article 6 § 1 de la Convention, comme le libellé de l’article 34, point 2, in fine, du règlement Bruxelles I, lui faisait obligation de vérifier qu’était remplie cette condition sans laquelle il ne pouvait refuser d’examiner le grief soulevé par le requérant. La Cour estime que la détermination de la charge de la preuve, qui, comme la Commission européenne le souligne (paragraphe 92 ci-dessus), n’est pas régie par le droit de l’Union européenne, était donc décisive en l’espèce. Ce point devait donc être examiné dans le cadre d’un débat contradictoire aboutissant à une conclusion motivée. Or la Cour suprême a tacitement présumé soit que cette charge pesait sur la partie défenderesse soit que le requérant avait effectivement disposé d’un tel recours. Cette attitude, qui traduit une application littérale et automatique de l’article 34, point 2, du règlement Bruxelles I, pourrait en théorie constituer une insuffisance manifeste susceptible de renverser la présomption Bosphorus des droits de la défense protégés par l’article 6 § 1. Toutefois, dans les circonstances particulières de la présente affaire, la Cour considère que tel n’est pas le cas, même si cette défaillance est regrettable.

122. Il ressort en effet des informations fournies par le gouvernement chypriote à la demande de la Grande Chambre, et non contestées par les parties, que le droit chypriote offrait au requérant après qu’il eut appris l’existence du jugement une possibilité tout à fait réaliste de recours malgré le temps écoulé depuis le prononcé de ce jugement. En vertu du droit et de la jurisprudence chypriotes, lorsque le défendeur contre lequel un jugement a été rendu par défaut forme une opposition contre ce jugement et soutient, de manière défendable, qu’il n’a pas été correctement cité devant le juge du fond, la juridiction saisie a l’obligation – et non pas seulement le droit – d’annuler le jugement rendu par défaut (paragraphe 68 ci-dessus). Dès lors, l’argument du requérant consistant à dire qu’une telle procédure aurait été vouée à l’échec ne convainc pas la Cour. Celle-ci a toujours dit que, s’il existe un doute quant à la question de savoir si une voie de recours déterminée offre une perspective réelle de succès, ce point doit être soumis aux juridictions internes (voir par exemple Akdivar et autres, précité, § 71, et Naydenov c. Bulgarie, no 17353/03, § 50, 26 novembre 2009). En l’espèce, elle considère que le requérant a disposé d’un temps suffisant entre le 16 juin 2006 (date à laquelle il a eu accès à l’intégralité du dossier de l’affaire dans les locaux du tribunal de première instance et pu prendre connaissance de la teneur du jugement chypriote) et le 31 janvier 2007 (date de l’audience du sénat de la Cour suprême) pour exercer un recours devant les instances chypriotes. Or, pour des raisons connues de lui seul, il n’a pas même tenté de le faire.

123. Le fait que les voies de recours disponibles n’aient pas été mentionnées dans le jugement chypriote est sans incidence sur les conclusions de la Cour. Il est vrai que l’article 230 § 1 de la loi lettonne sur la procédure civile oblige les tribunaux à indiquer dans les décisions qu’ils rendent les modalités et les délais de recours contre ces décisions (paragraphe 67 ci‑dessus). Toutefois, l’existence de cette obligation, dont on ne peut que se féliciter puisqu’elle apporte une garantie supplémentaire facilitant l’exercice des droits des justiciables, ne peut pas être déduite de l’article 6 § 1 de la Convention (Société Guérin Automobiles c. les 15 États de l’Union européenne (déc.), no 51717/99, 4 juillet 2000). Il incombait donc au requérant après qu’il eut pris connaissance du jugement litigieux de s’enquérir lui-même, en s’entourant au besoin de conseils éclairés, des recours disponibles à Chypre.

124. Sur ce point, la Cour considère comme le Gouvernement que le requérant, qui exerçait la profession de consultant en investissement, aurait dû être conscient des conséquences juridiques de l’acte de reconnaissance de dette qu’il avait signé. Cet acte était régi par la loi chypriote, il concernait une somme d’argent empruntée par le requérant à une société chypriote et il contenait une clause de choix du for en faveur des tribunaux chypriotes. Dès lors, le requérant aurait dû veiller à connaître les modalités d’une éventuelle procédure devant les juridictions chypriotes (voir, mutatis mutandis, Robba c. Allemagne, no 20999/92, décision de la Commission du 28 février 1996, non publiée). Ne s’étant pas informé à ce sujet, il a, par son inaction et son manque de diligence, largement contribué à créer la situation dont il se plaint devant la Cour, situation qu’il aurait pu éviter de manière à ne subir aucun préjudice (voir, mutatis mutandis, Hussin c. Belgique (déc.), no 70807/01, 6 mai 2004, et McDonald, décision précitée).

125. Ainsi, dans les circonstances particulières de la cause, la Cour ne constate pas d’insuffisance manifeste de protection des droits fondamentaux de nature à renverser la présomption Bosphorus.

126. Enfin, pour ce qui est du reste des griefs que le requérant tire de l’article 6 § 1, et dans la mesure où elle est compétente pour en connaître, elle ne décèle aucune apparence de violation des droits garantis par cette disposition.

127. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

Dit, par seize voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 23 mai 2016.

Johan CallewaertAndrás Sajó
Greffier adjointPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante commune aux juges Lemmens et Briede ;

– opinion dissidente du juge Sajó.

A.S.
J.C.

OPINION CONCORDANTE COMMUNE AUX JUGES LEMMENS ET BRIEDE

(Traduction)

1. Nous sommes d’accord avec la majorité pour dire qu’en l’espèce, il y a lieu de juger l’article 6 § 1 de la Convention applicable mais non de conclure à sa violation.

Toutefois, nous sommes au regret de ne pas pouvoir suivre le raisonnement de la majorité sur tous les points. Celle-ci considère essentiellement qu’il y a eu une défaillance dans la procédure menée devant la Cour suprême de Lettonie (paragraphes 119-121 du présent arrêt) mais que, dans les circonstances particulières de la cause, il n’y a pas eu une insuffisance manifeste dans la protection des droits fondamentaux ; dès lors, elle applique la présomption de protection équivalente connue sous le nom de présomption Bosphorus (paragraphes 122-125).

Avec tout notre respect, nous ne sommes pas d’accord avec la prémisse selon laquelle il y a eu une défaillance dans la procédure menée devant la Cour suprême.

2. L’article 33 du règlement Bruxelles I pose le principe selon lequel une décision de justice rendue dans un État membre de l’Union européenne doit être reconnue dans les autres États membres. L’article 34 ménage des exceptions à ce principe, en prévoyant deux cas dans lesquels la décision de justice ne doit pas être reconnue. Le requérant invoquait l’exception posée à l’article 34, point 2 (paragraphe 30 du présent arrêt). Il arguait que le jugement du tribunal de Limassol avait été rendu par défaut, sans que l’acte introductif d’instance ou un acte équivalent ne lui ait été notifié en temps utile et de telle manière qu’il puisse se défendre. Il y avait toutefois un obstacle à cet argument : le requérant ne pouvait pas invoquer l’exception prévue à l’article 34, point 2, s’il n’avait « pas exercé de recours [à Chypre] à l’encontre de la décision alors qu’il était en mesure de le faire » (article 34, point 2, in fine). La question de l’épuisement des voies de recours à Chypre était donc déterminante pour l’issue de l’examen de cet argument du requérant. Nous observons qu’il n’est dit nulle part dans notre arrêt que l’intéressé ait argué qu’il lui eût été impossible de contester le jugement rendu à Limassol après avoir pris connaissance de son existence (voir en particulier les paragraphes 30 et 32).

Il est important de noter que le requérant invoquait aussi une autre disposition du règlement Bruxelles I, à savoir l’article 38 § 1 (paragraphe 31 de l’arrêt). Selon cette disposition, les décisions rendues dans un État membre « et qui y sont exécutoires » sont mises à exécution dans un autre État membre après y avoir été déclarées exécutoires sur requête de toute partie intéressée. À cet égard, le requérant arguait, notamment, que « la société demanderesse n’avait produit aucune pièce de nature à démontrer que le jugement du 24 mai 2004 fût exécutoire à Chypre » (ibidem). La question de savoir si le jugement de Limassol était exécutoire à Chypre était donc déterminante pour l’issue de l’examen du second argument du requérant.

La Cour suprême de Lettonie a annulé l’arrêt de la cour régionale et ordonné la reconnaissance et l’exécution du jugement de Limassol. Nous attachons une importance particulière à la manière dont elle a traité les deux arguments du requérant. Elle a dit, sur la base des éléments du dossier, que le jugement rendu à Limassol était « devenu définitif », ajoutant que cela était confirmé par les explications qu’avaient fournies les deux parties, lesquelles avaient déclaré que ce jugement n’avait pas fait l’objet d’un appel. À notre avis, elle a ainsi répondu aux deux arguments du requérant : l’argument tiré de l’article 38 § 1 du règlement Bruxelles I a été rejeté parce que, le jugement étant définitif, il était exécutoire ; et l’argument tiré de l’article 34, point 2, du règlement Bruxelles I a été rejeté parce que le requérant n’avait pas contesté le jugement, circonstance qui explique aussi pourquoi la Cour suprême a considéré que la question de la notification requise était « dénué[e] de pertinence ».

3. La majorité estime que la Cour suprême aurait dû examiner expressément, dans le cadre d’une procédure contradictoire, la question de la charge de la preuve de l’existence et de la disponibilité d’un recours contre le jugement du tribunal de Limassol (paragraphe 121 du présent arrêt).

À notre avis, l’article 6 § 1 de la Convention ne commandait pas, dans les circonstances de la présente espèce, de procéder à un examen exprès de la question de la charge de la preuve. Les procédures menées devant la Cour suprême sont régies par le droit letton, y compris en ce qui concerne la charge de la preuve et la motivation des arrêts. Il appartenait à la haute juridiction de traiter les arguments du requérant selon les règles du droit interne. Elle les a entendus dans le cadre d’une audience contradictoire, et y a répondu dans son arrêt. De plus, le requérant n’a pas contesté que des recours fussent disponibles à Chypre ; au contraire, il a fondé son argument relatif à l’article 38 § 1 du règlement Bruxelles I sur la thèse que le jugement du tribunal de Limassol n’était pas encore exécutoire, ce que la Cour suprême pouvait comprendre comme une reconnaissance de la possibilité, à ce stade encore, de contester ce jugement. Quoi qu’il en soit, la haute juridiction a implicitement considéré qu’un recours était effectivement disponible, et elle a observé expressément que le requérant n’en avait pas fait usage.

S’il voulait arguer qu’il ne disposait en fait d’aucun recours à Chypre, le requérant aurait dû à notre avis soulever cette question expressément devant la Cour suprême. Nous doutons qu’il pût espérer que celle-ci soulève ce point d’office. Et nous considérons qu’il ne peut assurément pas se plaindre sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention d’une absence de réponse expresse à un argument qu’il n’a pas formulé explicitement.

4. Pour les raisons exposées ci-dessus, nous concluons que la procédure tenue devant la Cour suprême a respecté le principe du contradictoire et le principe de l’égalité des armes, et qu’il n’y a donc pas eu violation de l’article 6 § 1.

5. Étant parvenus à cette conclusion, nous n’avons évidemment pas besoin d’examiner dans le détail quels étaient les recours disponibles en droit chypriote (paragraphe 122 du présent arrêt).

Nous trouvons frappant que, pour « sauver » l’État défendeur d’un constat de violation de la Convention, la majorité adopte un raisonnement fondé sur l’interprétation du droit chypriote, se fondant ainsi sur les informations communiquées par le gouvernement chypriote. Il n’appartient pas à la Cour, en principe, d’interpréter le droit interne. Ici, la majorité interprète des dispositions du droit interne d’un État tiers, dispositions qui, de plus, ne semblent pas avoir fait l’objet d’un débat contradictoire devant les juridictions nationales de l’État défendeur.

6. Enfin, puisque nous considérons qu’il n’y a pas eu de défaillance dans la procédure menée devant la Cour suprême de Lettonie, nous estimons qu’il n’était pas nécessaire d’avoir recours à la présomption Bosphorus.

Lorsque la Cour applique la présomption Bosphorus, elle réduit en fait l’intensité de son rôle de contrôle, au nom de l’intérêt de la coopération internationale (Michaud c. France, no 12323/11, § 104, CEDH 2012), ce qu’elle ne devrait pas faire lorsque l’intérêt de la coopération internationale n’est pas en jeu.

Il n’est donc pertinent d’appliquer la présomption Bosphorus, à notre avis, que si l’affaire concerne la mise en œuvre du droit de l’Union européenne et s’il y a eu une défaillance dans la procédure en cause. La question se pose alors de savoir si l’insuffisance dans la protection des droits fondamentaux est à ce point manifeste que la présomption en faveur de l’État défendeur se trouve réfutée. Or en l’espèce, après ce que nous considérons comme un exercice du contrôle « normalement » opéré par la Cour, nous concluons qu’il n’y a pas eu d’insuffisance dans la procédure menée devant la Cour suprême de Lettonie.

Selon nous, la requête peut donc être rejetée sans qu’il soit nécessaire de fonder le raisonnement sur la présomption Bosphorus.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE SAJÓ

(Traduction)

1. Je suis au regret de ne pouvoir partager l’avis de la majorité dans cette affaire.

2. Le 24 mai 2004, le requérant s’est vu ordonner par le tribunal de district de Limassol de payer une certaine somme, dans le cadre d’une procédure pour laquelle la citation à comparaître (il était défendeur dans cette procédure) lui avait été envoyée à la mauvaise adresse, de sorte qu’il ne pouvait pas avoir connaissance de ladite procédure. Le demandeur à l’affaire a ensuite sollicité l’exécution du jugement chypriote en Lettonie. C’est au cours de la procédure lettonne que le requérant a appris l’existence de ce jugement. La cour régionale a d’abord annulé l’ordonnance d’exécution litigieuse, mais la Cour suprême de Lettonie a ensuite ordonné la reconnaissance et l’exécution du jugement chypriote. Il est frappant que le certificat requis, qui est daté du 18 janvier 2007 (de sorte qu’il a été émis deux ans après la soumission aux juges lettons de la demande d’exécution), n’ait été produit qu’au stade du recours devant la Cour suprême, et qu’il ait alors été accepté. Cela étant, l’affaire porte sur des questions d’équité plus fondamentales. Elle pose aussi un certain nombre de questions en ce qui concerne le traitement fait par notre Cour du droit de l’Union européenne. Ce sont là les points sur lesquels je ne puis souscrire à la conclusion de la majorité.

3. La Cour ne nie pas « que ne peut être reconnue comme compatible avec les exigences de l’article 6 § 1 de la Convention une décision d’exécution d’un jugement étranger prise sans qu’aucune possibilité de dénoncer utilement le caractère inéquitable de la procédure ayant abouti à ce jugement n’ait été offerte à la partie succombante, dans l’État d’origine ou dans l’État requis » (paragraphe 98 du présent arrêt).

4. Cependant, elle tient le raisonnement suivant :

a) Les juridictions internes ne disposaient d’aucune marge de manœuvre pour examiner la question, celle-ci étant déterminée dans le règlement Bruxelles I, lequel, selon l’interprétation de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) (du moins telle que la Cour la comprend), ne conférait pas de pouvoir d’appréciation au juge.

b) Toutefois, cette impossibilité de contrôler l’équité de la procédure interne dans le cadre de l’appréciation du caractère exécutoire du jugement chypriote ne pose pas de problème, car il faut considérer que le système juridique qui exclue ce contrôle fournit une protection suffisante. Lorsque l’absence de protection adéquate émane du droit de l’Union européenne il n’y a, du moins a priori, pas d’absence de protection adéquate, car « les mécanismes de contrôle mis en place au sein de l’Union offr[ent] un niveau de protection équivalent à celui assuré par le mécanisme de la Convention » (paragraphe 109, citant Bosphorus Hava Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi c. Irlande [GC], no 45036/98, §§ 160-165, CEDH 2005‑VI).

c) La présente affaire concerne la reconnaissance (mutuelle) des décisions de justice (étrangères).

d) Dans le contexte du mécanisme de reconnaissance mutuelle des décisions de justice au sein de l’Union européenne, la présomption de protection équivalente (« présomption Bosphorus ») s’applique de telle sorte que seule une insuffisance manifeste dans la protection des droits garantis par la Convention pose un problème au regard de celle-ci.

e) Il n’y a pas eu pareille insuffisance manifeste en l’espèce, bien que le sénat de la Cour suprême lettonne n’ait pas vérifié si un recours était disponible dans l’État d’origine.

f) Il ressort des informations fournies par le gouvernement chypriote, « et non contestées par les parties », que le droit chypriote offrait « une possibilité tout à fait réaliste de recours » à Chypre.

5. Or si la présomption factuelle du point f) ci-dessus est exacte, l’affaire aurait dû être déclarée irrecevable, et il aurait été inutile d’appliquer la présomption Bosphorus et la doctrine de l’insuffisance manifeste. De plus, comme la Cour elle-même l’a déjà dit, les parties (et elle) doivent s’appuyer – dans la procédure devant elle – sur ce que les juridictions nationales ont pris en considération. Selon l’arrêt du sénat de la Cour suprême lettonne, « le jugement du tribunal de Limassol [était] devenu définitif » parce que, notamment, il n’avait pas fait l’objet d’un appel (ce qui ne peut être imputé au requérant). Or c’est précisément l’impossibilité d’interjeter appel contre ce jugement qui est à l’origine du défaut d’équité procédurale : la procédure n’ayant pas été dûment notifiée au requérant, celui-ci ne pouvait pas contester le jugement. Je ne vois pas à quel moment de la procédure interne il aurait pu soulever la question de la possibilité d’exercer un recours à Chypre : toutes les parties ainsi que les juridictions internes ont admis qu’il n’avait pas eu pareille possibilité, et le seul point litigieux était celui de savoir si une telle décision de justice, rendue en violation des exigences de l’équité de la procédure, pouvait être exécutée. Pourtant, le sénat de la Cour suprême lettonne et notre Cour reprochent au requérant de ne pas avoir contesté le jugement, alors que la procédure d’exécution était déjà en cours et qu’il ne s’agissait plus que de savoir si une décision de justice rendue en méconnaissance de l’obligation d’entendre les parties pouvait être exécutée.

6. La Cour elle-même a conscience des insuffisances de la procédure lettonne, et elle a constaté que la juridiction lettonne n’avait pas examiné la question de la disponibilité d’un recours à Chypre, tout au moins en ce qui concerne la charge de la preuve de l’existence de la possibilité d’exercer un recours, dans le cadre d’une procédure contradictoire aboutissant à un raisonnement motivé. Elle considère cependant dans l’arrêt que ce manquement n’a pas atteint le niveau d’une insuffisance manifeste, c’est-à-dire le seuil de déclenchement d’un contrôle plus approfondi de sa part dans les cas où est présumée l’existence d’une protection équivalente en matière de reconnaissance mutuelle. C’est parce qu’elle a exercé ici un contrôle minimal qu’elle a pu juger établi qu’il n’y avait pas eu violation : le requérant ayant supposément manqué à contester la décision chypriote, la « regrettable défaillance lettonne » n’est pas constitutive de pareille violation manifeste.

7. À ce stade, je me dois d’exprimer des réserves à l’égard de la présomption Bosphorus, en particulier quant à son application aux règlements européens, textes qui ne laisseraient pas de marge de manœuvre pour appliquer des considérations découlant de la Convention[1]. La justification généralement avancée à l’appui de la présomption Bosphorus, tel qu’appliqué par la Cour dans les circonstances indiquées ci-dessus, est que le système juridique de l’Union européenne tient déjà compte des valeurs et des droits énoncés dans la Convention et qu’il les protège grâce à la CJUE. Il est en effet raisonnable de présumer que lorsque les États transfèrent leur souveraineté à une organisation internationale qui reconnaît les droits fondamentaux garantis par la Convention, comme le prévoit la Charte des droits fondamentaux, qui est d’application directe (article 52 § 3), ces droits seront protégés. Il y a effectivement un mécanisme juridique (la CJUE) chargé de faire en sorte que cette protection soit réelle.

8. Il y a aussi une autre justification au critère de l’insuffisance manifeste tel qu’il est appliqué dans le contexte de la reconnaissance et de la confiance mutuelles : ce critère servirait l’intérêt de la coopération internationale. Toutefois, même à supposer, à titre hypothétique, que le système de l’Union européenne fournisse une protection équivalente dans son droit matériel et au niveau procédural, par l’intermédiaire de la CJUE, on ne devrait pas sacrifier les droits garantis par la Convention au nom de la coopération internationale – considération qui ne fait pas partie des motifs pour lesquels la Convention permet de limiter les droits qu’elle énonce. Je vois bien les raisons pratiques qui militent en faveur de l’application de présomptions de conformité à la Convention des niveaux de contrôle exercés au sein d’une organisation internationale régionale telle que l’Union européenne, qui reconnaît expressément les droits protégés par la Convention (tout au moins depuis l’applicabilité de la Charte). Dans ce domaine, la courtoisie commande de faire montre d’un certain respect. Mais le fait que les sources de droit de l’Union européenne imposent le respect des droits de l’homme ne rend pas le rôle de contrôle de notre Cour fondamentalement différent à l’égard de l’Union européenne de ce qu’il est à l’égard des ordres constitutionnels nationaux. Après tout, les droits garantis par la Convention sont, en principe, garantis par les constitutions et les systèmes judiciaires des différents États. De plus, en l’espèce, la CJUE n’a pas eu l’occasion d’assurer la protection des droits de l’homme que l’on attend d’elle. S’il est vrai que le droit de l’Union européenne peut imposer aux États membres le respect des droits garantis par la Convention, et que les juridictions des autres États que l’État d’origine peuvent donc présumer que cette obligation a été respectée, rien ne garantit automatiquement que le premier État a effectivement respecté cette obligation, de sorte que le second État, se fiant au premier, ne peut être considéré comme exonéré de toute responsabilité. Même s’il est dispensé de procéder à un examen approfondi de l’affaire de son propre chef, ce second État doit néanmoins opérer un contrôle aussi poussé que nécessaire de la protection effective des droits, et vérifier les allégations d’un individu qui apporte un commencement de preuve d’un non-respect des droits de l’homme dans le premier pays. À défaut, on créerait un système soustrait au contrôle de l’application de la Convention. Il est regrettable que la Cour suprême lettonne n’ait pas permis au système de l’Union européenne d’examiner les allégations du requérant. Notre Cour doit continuer de vérifier si la conduite des États, quelle que soit son origine, est conforme à la Convention, et il incombe toujours aux États de respecter les obligations que celle-ci leur impose.

9. À mon avis, ce n’est pas servir la protection des droits de l’homme que d’étendre l’application de la présomption Bosphorus aux cas où les juridictions nationales n’ont supposément pas le pouvoir discrétionnaire de vérifier le respect des droits protégés par la Convention[2]. Il y a aussi ici une incohérence ; du moins je ne vois pas de présomptions comparables de protection équivalente lorsqu’il s’agit d’appliquer la Charte des Nations unies, même dans les cas de compétence exclusive du Conseil de sécurité. Enfin, l’extension de l’application de la présomption Bosphorus à des questions de reconnaissance mutuelle (matière qui n’est assurément pas limitée au règlement de Bruxelles sur l’exécution des décisions de justice) semble créer une présomption qui n’est pas vérifiée dans la réalité, même de l’avis de la CJUE, comme l’ont montré tout récemment les affaires C‑404/15 et C‑659/15 PPU. Notre Cour doit rester fidèle à la position qu’elle a adoptée dans l’affaire M.S.S. (pour l’exécution des décisions de justice étrangères dans le contexte de l’article 6, Pellegrini c. Italie, no 30882/96, CEDH 2001‑VIII, ainsi que X c. Lettonie [GC], no 27853/09 CEDH 2013).

* * *

[1]1. De l’avis de la Commission européenne (tel qu’elle l’a exposé dans sa tierce intervention), le mécanisme du règlement Bruxelles I prévoyait bel et bien un contrôle effectif du respect du droit à un procès équitable, sous la forme d’une exception d’ordre public.

[2]. À cet égard, je trouve la position de la Commission plus convaincante, mais notre Cour n’est pas plus appelée à interpréter le droit de l’Union européenne qu’elle n’est appelée à interpréter le droit national, et je ne peux donc pas m’appuyer sur ces considérations.


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 001-163425
Date de la décision : 23/05/2016
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure d'exécution;Article 6-1 - Procès équitable;Procédure contradictoire;Egalité des armes)

Parties
Demandeurs : AVOTIŅŠ
Défendeurs : LETTONIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : EGLĪTIS J. ; LIEPA L.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award