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10/05/2016 | CEDH | N°001-162762

CEDH | CEDH, AFFAIRE KALKAN c. TURQUIE, 2016, 001-162762


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE KALKAN c. TURQUIE

(Requête no 37158/09)

ARRÊT

STRASBOURG

10 mai 2016

DÉFINITIF

12/09/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Kalkan c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Julia Laffranque, présidente,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Valeriu Griţco,
Ksenija Turković,
J

on Fridrik Kjølbro,
Georges Ravarani, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 avril 2016,

Ren...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE KALKAN c. TURQUIE

(Requête no 37158/09)

ARRÊT

STRASBOURG

10 mai 2016

DÉFINITIF

12/09/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Kalkan c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Julia Laffranque, présidente,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Valeriu Griţco,
Ksenija Turković,
Jon Fridrik Kjølbro,
Georges Ravarani, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 avril 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 37158/09) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Ramazan Kalkan (« le requérant »), a saisi la Cour le 30 juin 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me E. Kuzu, avocat à Mardin. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant alléguait en particulier que le décès de son fils Nusret Kalkan, survenu au cours d’une opération militaire, s’analysait en un manquement à l’obligation de protéger la vie qui, selon lui, incombait à l’État en vertu de l’article 2 de la Convention. Il reprochait également aux autorités de ne pas avoir mené d’enquête effective sur ce décès. Il soutenait enfin que les circonstances de la cause avaient emporté violation des articles 3 et 5 de la Convention.

4. Le 23 novembre 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1947 et réside à Mardin.

6. Il est le père de Nusret Kalkan, né en 1977 et décédé en 2008.

7. Le 28 août 2008, alors qu’il se rendait sur une aire de pique-nique à Mardin pour y voir sa famille, Nusret Kalkan, membre de l’organisation armée illégale PKK, fut blessé par balle par les forces de sécurité. Il succomba à ses blessures lors de son transfert à l’hôpital public de Diyarbakır.

8. Le procureur de la République de Midyat fut immédiatement informé. Il se rendit sur les lieux de l’incident vers 17 heures et ouvrit d’office une enquête pénale.

9. Un procès-verbal de constat sur les lieux fut dressé. Il indiquait que la distance entre Nusret Kalkan et le gendarme auteur du tir était de 7,50 mètres au moment où celui-ci avait fait feu. Il ajoutait que la douille n’avait pas été retrouvée et que, selon l’équipe d’experts en recherche criminelle de la gendarmerie nationale de Midyat, elle était probablement tombée dans le ruisseau proche. Il précisait également que Nusret Kalkan avait tenté de s’enfuir en direction d’un bois.

10. Les gendarmes trouvèrent dans un minibus dans lequel Nusret Kalkan avait été conduit à l’hôpital un chargeur et quinze cartouches de 9 mm. Leurs recherches sur l’aire de pique-nique leur permirent également de découvrir dans un sachet en plastique trente-huit cartouches, dont vingt-huit hors d’usage, et quinze explosifs en mauvais état. Ils ne trouvèrent pas d’arme sur les lieux.

11. Un croquis de l’état des lieux de l’incident fut réalisé.

12. Des clichés des lieux furent pris.

13. Les membres de la famille du requérant présents sur les lieux de l’incident furent conduits au parquet de Midyat pour déposer en tant que témoins. Selon le requérant, ils ne furent remis en liberté que le lendemain.

14. Ces témoins affirmèrent que Nusret Kalkan avait rejoint le PKK environ huit ans plus tôt, qu’ils ne l’avaient pas vu depuis plusieurs années et que sa venue sur l’aire de pique-nique les avait surpris. Ils ajoutèrent que Nusret Kalkan était en vêtements civils le jour de l’incident et qu’il n’était pas armé. Ils précisèrent qu’ils avaient soudain entendu un tir unique, non précédé d’une sommation, et que l’intéressé avait été touché d’une balle dans le dos.

15. Le casier judiciaire de Nusret Kalkan fut vérifié. Il indiquait que l’intéressé était un membre actif du PKK depuis 2001, qu’il avait participé à plusieurs actes terroristes et qu’il était un fugitif recherché par les autorités. Il précisait notamment que Nusret Kalkan faisait l’objet d’un mandat d’arrêt depuis le 3 juillet 2007.

16. Le gendarme E.D. fut entendu. Il fit notamment la déclaration suivante :

« Nous avons reçu l’ordre de prendre position sur l’aire de pique-nique d’Özışık, à Mardin, en raison d’une information selon laquelle deux terroristes du PKK, Nusret Kalkan et Sabri Açıkça, allaient se rendre sur les lieux. Vers 16 heures, nous étions sur place. J’ai tout de suite reconnu Nusret Kalkan, car je l’avais déjà vu sur les photos des terroristes recherchés. Il était seul et armé. Lorsqu’il s’est approché de moi, j’ai lancé à voix haute : « Halte ! Gendarmerie ! Rends-toi ! » Il a alors sorti son arme et s’est mis à courir. Il courait vers les personnes qui étaient en train de pique-niquer. J’ai alors tiré une fois pour l’arrêter. Il était environ à quinze mètres de moi. Mon but n’était pas de le tuer mais seulement de l’arrêter. Il était en train de s’enfuir et, s’il entrait dans le bois, on ne pourrait plus l’arrêter. C’est pour cela que j’ai tiré. Son arme n’a pas été retrouvée sur les lieux. Je pense que quelqu’un l’a prise et l’a cachée ou jetée dans le ruisseau. »

17. Un autre gendarme ayant participé à l’opération, M.U., fut également entendu. Il s’exprima ainsi :

« Je fais partie du commandement de la gendarmerie de Mardin. Nous avons été informés de la présence de trois terroristes dans le secteur d’Özışık. Nous nous y sommes rendus avec une équipe de huit soldats. Nous étions en tenue civile par mesure de discrétion. Nous avons commencé à attendre. J’attendais avec mon commandant, E.D. Les autres ont pris position autour de l’aire de pique-nique. Vers 17 heures, nous avons vu une personne qui marchait vers nous. C’était Nusret Kalkan. Il avait la chemise ouverte et un pistolet à la ceinture. Comme mon commandant l’avait déjà vu sur des photos, il l’a tout de suite reconnu. Lorsqu’il s’est approché de nous, à environ trois mètres, mon commandant a lancé à voix haute : « Halte ! Rends-toi ! » Nusret Kalkan a mis la main sur son pistolet et a commencé à courir. Mon commandant a alors tiré pour le blesser et l’empêcher ainsi de prendre la fuite. Nusret Kalkan a reçu la balle dans le haut du corps, car il s’était baissé. Il était environ à sept mètres de nous. Nous ne sommes pas intervenus tout de suite, car nous pensions qu’il y avait d’autres terroristes dans le secteur. Les proches de Nusret Kalkan l’ont porté dans un minibus et ils ont pris la route en direction de Nusaybin. Nous avons arrêté le minibus. Il y avait quatre personnes qui accompagnaient le blessé. Nous avons demandé s’ils connaissaient Nusret Kalkan. Après vérification, nous avons demandé à deux personnes de descendre du véhicule. L’une d’elles était la sœur de Nusret Kalkan. L’autre personne était un jeune homme qui a dit ne pas connaître le blessé. Un policier et moi-même sommes montés dans le minibus afin d’emmener le blessé à l’hôpital public de Nusaybin. Par la suite, [Nusret Kalkan] a été transféré en ambulance d’abord à l’hôpital public de Mardin puis à l’hôpital public de Diyarbakır. D’après ce que j’ai vu, Nusret Kalkan était bien armé. Il portait son arme à la ceinture, dans un étui blanc. »

18. Le procès-verbal de l’opération rédigé par la gendarmerie fut examiné. Les passages pertinents en l’espèce se lisent comme suit :

« Le 28 août 2008, nous avons appris que les familles Sanamali et Kalkan allaient pique-niquer sur l’aire de pique-nique d’Özışık, à Mardin. Selon nos informations, Nusret Kalkan et Sabri Açıkça, deux terroristes recherchés, devaient également s’y rendre. Vers 16 heures, nous étions sur les lieux. Nous les avons sécurisés. Nous avons commencé à attendre et à surveiller l’endroit. L’un des gendarmes, qui avait déjà vu des photos de Nusret Kalkan, l’a identifié. Il a constaté qu’il était armé et qu’il portait son arme dans un étui à la ceinture. Il lui a ordonné à voix haute de se rendre immédiatement. Nusret Kalkan ne s’est pas rendu. Il a pris la fuite avec son arme à la main. Il courait vers les personnes qui étaient en train de pique-niquer, en direction du bois. Comme il n’y avait pas d’autre moyen de l’arrêter, le gendarme a tiré un seul coup de feu. Nusret Kalkan a été blessé. Il n’a pas pu être sauvé. Il est décédé lors de son transfert de l’hôpital public de Mardin à l’hôpital public de Diyarbakır. »

19. À l’hôpital public de Diyarbakır, un examen externe du corps de Nusret Kalkan fut effectué en présence du procureur de la République.

20. Une autopsie classique fut également pratiquée sous la supervision du procureur.

21. Le rapport d’autopsie mentionnait qu’il s’agissait d’une personne mesurant 1,76 m et pesant 70 kg. Il indiquait également la présence de l’orifice d’entrée d’une balle dans le dos et d’un orifice de sortie au niveau du poumon gauche. Le rapport concluait que la mort était due à une hémorragie pulmonaire et digestive causée par l’impact d’une balle tirée à longue distance.

22. Le 25 septembre 2008, le requérant porta plainte contre les forces de sécurité ayant participé aux événements du 28 août 2008. Il affirma que celles-ci auraient pu procéder autrement pour arrêter son fils sans tirer sur lui. Selon le requérant, Nusret Kalkan n’était pas armé et il était en civil. Le requérant ajouta que, selon les dires des témoins oculaires, les forces de sécurité avaient ouvert le feu sur son fils sans aucune sommation. Il soutint également que les autorités étaient au courant de sa venue et qu’elles auraient dû mettre en place toutes les mesures nécessaires à la protection du droit à la vie du jeune homme.

23. Le 12 janvier 2009, le procureur de la République de Midyat rendit une ordonnance de non-lieu au motif que les forces de sécurité avaient fait usage de la force conformément à l’article additionnel 2 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme. Dans ses motifs, il mentionnait que celles-ci, informées de la venue de Nusret Kalkan, s’étaient rendues sur les lieux et qu’elles avaient aperçu le fils du requérant muni d’un étui à pistolet. Pensant qu’il était armé, elles l’auraient sommé verbalement de s’arrêter. Le fils du requérant aurait refusé d’obéir à la sommation. Il se serait mis à courir vers un bois en se baissant pour tenter de s’échapper. Les forces de l’ordre auraient alors tiré une seule fois pour l’arrêter, le touchant mortellement.

24. Le 2 février 2009, le requérant contesta cette décision par l’intermédiaire de son avocat.

25. Le 19 février 2009, la cour d’assises de Mardin annula l’ordonnance de non-lieu et renvoya le dossier au parquet de Midyat.

26. Le procureur de la République de Midyat déféra devant la cour d’assises de Midyat le gendarme E.D., auteur du tir. Il requit l’acquittement de celui-ci au motif qu’il avait fait usage d’une arme à feu dans le respect de la loi pour arrêter un suspect recherché en train de s’enfuir malgré une sommation de se rendre immédiatement.

27. À une date non précisée, le requérant se constitua partie intervenante au procès.

28. Lors des audiences de la cour d’assises, plusieurs personnes furent entendues. Elles s’exprimèrent notamment comme suit :

L’inculpé, le gendarme E.D. : « J’ai agi conformément à la loi. J’ai averti Nusret Kalkan à voix haute avant de tirer. Il ne s’est pas arrêté et a commencé à courir pour s’enfuir. J’ai tiré en visant ses jambes, mais il a reçu la balle dans le dos, car il s’était baissé. Si on l’avait laissé entrer dans le bois en direction de la montagne, il nous aurait été impossible de le rattraper. Il était bien armé. D’ailleurs, le chargeur de son pistolet a été retrouvé par la suite dans le minibus. Je demande mon acquittement. »

La partie intervenante, Ramazan Kalkan : « Je n’ai pas vu ce qui s’est passé le jour de l’incident. Au regard des faits, je demande la condamnation du gendarme qui a tué mon fils. »

L’avocat de la partie intervenante : « Nous souhaitons la condamnation du gendarme E.D. Il n’y a aucun élément dans le dossier prouvant que Nusret Kalkan était armé. D’ailleurs, aucune arme n’a été retrouvée sur les lieux de l’incident. Les autorités auraient dû l’arrêter sain et sauf. Or elles ont préféré lui tirer dessus et l’ont blessé mortellement d’une balle dans le dos. »

Le témoin Ş.S. : « Alors que nous étions depuis environ une heure sur l’aire de pique-nique, j’ai entendu un coup de feu. J’ai vu quelqu’un à terre. Il était à cinq, six mètres de moi. Nous avons couru vers lui pour lui porter assistance. Nous l’avons porté dans mon véhicule. Je n’avais jamais vu la victime auparavant, je ne la connaissais pas. Sur la route, les forces de l’ordre nous ont arrêtés. Ils ont procédé à une vérification d’identité et nous ont demandé où on allait. On leur a expliqué ce qui s’était passé. Ils ont voulu savoir qui était blessé. İ.K. leur a dit que c’était son frère. Ils ont alors demandé si c’était bien Nusret Kalkan. Elle a répondu par l’affirmative. Ils ont ordonné à tout le monde de descendre du véhicule. Ils l’ont fouillé, puis İ.K., deux gendarmes en civil et moi avons pris la route pour aller à l’hôpital de Nusaybin. Je ne sais pas ce qui s’est passé par la suite. La victime ne portait qu’un pantalon et un T-shirt. Je n’ai vu ni arme ni étui ni chargeur. Je n’ai entendu aucune sommation précédant le coup de feu. »

Le témoin K.S. : « İ.K. avait organisé un pique-nique et nous nous y sommes rendus avec les enfants. J’étais à cent mètres du lieu de l’incident. Je n’ai entendu qu’un seul coup de feu. Je n’ai pas tout de suite réalisé que c’était un tir d’arme à feu. Je n’ai pas vu ce qui s’est passé. On m’a dit que mon mari, Ş.S., avait accompagné un blessé à l’hôpital. »

Le témoin H.K. : « Nusret Kalkan était mon beau-frère. Il y a environ huit, neuf ans, avant d’aller à Istanbul, il était souvent placé en garde à vue. Il est allé là-bas pour étudier dans de meilleures conditions. Je ne sais pas comment il est arrivé sur l’aire de pique-nique. Alors que j’étais en train de m’occuper des enfants, j’ai entendu un coup de feu. Je n’ai pas vu ce qui s’est passé. Je ne savais même pas que c’était mon beau-frère qui avait été blessé. Je l’ai appris par la suite. »

Le témoin D.K. : « Nusret Kalkan était mon frère. Quand il vivait à Mardin, il était souvent placé en garde à vue. Il est allé étudier à Istanbul, mais il a eu les mêmes problèmes là-bas. Il y a environ trois, quatre ans, il a rejoint le PKK. Le jour de l’incident, je ne savais pas que mon frère allait venir nous voir. Je l’ai vu se diriger vers nous, il était en civil, il était à cinquante mètres environ de moi. Il n’était pas armé. J’ai soudain entendu un coup de feu. Mon frère est tombé par terre. Les forces de l’ordre sont arrivées. J’ai tout de suite compris que c’étaient les soldats qui avaient tiré sur mon frère. Je ne les avais pas vus avant. Je ne les avais pas non plus entendus. Il n’y a eu aucune sommation avant le coup de feu. Nous avons transféré [Nusret Kalkan] à l’hôpital dans un minibus. Les forces de l’ordre nous ont arrêtés en cours de route. Elles nous ont dit qu’un blessé avait besoin de sang. Je leur ai dit que j’étais son frère et que je pouvais lui donner mon sang. Ils nous ont fait attendre environ une demi-heure. Puis ils nous ont annoncé que le problème était réglé et qu’il n’y avait pas besoin de sang. Deux soldats nous ont ensuite accompagnés à l’hôpital. »

Le témoin Z.G. : « Nusret Kalkan était le fils de ma tante. D’après ce que j’ai entendu, il faisait partie du PKK. Le jour de l’incident, à la fin du pique-nique, j’ai entendu un coup de feu. Je n’ai pas vu ce qui s’est passé. On m’a dit que Nusret Kalkan avait été touché d’une balle. »

Le témoin N.K. : « Je croyais que mon frère vivait à Istanbul. Le jour de l’incident, j’ai appris qu’il faisait partie du PKK. Entre 15 et 16 heures, j’ai entendu un coup de feu. J’ai vu quelqu’un tomber à terre. Il était derrière moi, à quatre ou cinq mètres. Il n’était pas armé. Je ne savais même pas que c’était Nusret Kalkan qui avait été blessé. On a couru vers lui pour l’aider et à ce moment-là les forces de l’ordre en civil nous ont entourés. »

Le témoin A.D. : « Je ne connais pas Nusret Kalkan. Le jour de l’incident, j’étais sur les lieux pour participer à un pique-nique organisé. Je n’ai pas vu ce qui s’est passé. »

Le témoin Ş.K. : « J’habite à Istanbul. Nusret Kalkan était mon beau-frère. Je ne l’avais pas vu depuis longtemps. Je savais qu’il avait rejoint le PKK. Le jour de l’incident, j’étais sur les lieux. Soudain, j’ai entendu un coup de feu. J’ai vu quelqu’un à terre, blessé. J’ai couru vers lui avec quelques autres qui étaient sur place. Je me suis alors rendu compte que c’était mon beau-frère. Il portait un jean et un T-shirt. Il n’avait pas d’arme sur lui. Je n’ai pas entendu d’autre bruit que celui du tir. Nusret Kalkan était à environ trente mètres de moi. »

Le témoin S.K. : « Nusret Kalkan était mon grand frère. Tout ce que je sais, c’est qu’il vivait à Istanbul depuis de longues années. Je ne sais pas ce qu’il y faisait. Je n’avais aucun contact avec lui. J’étais sur l’aire de pique-nique avec mes parents. J’ai entendu un seul coup de feu. Quelqu’un qui était environ à vingt mètres de moi est tombé à terre. Il était habillé d’un jean et d’un T-shirt. J’ai appris par la suite que c’était Nusret. Je n’ai pas vu s’il marchait ou s’il courait au moment où on lui a tiré dessus. Je n’ai entendu aucun bruit précédant le tir. Il n’y avait personne autour de lui au moment du tir. »

Le témoin İ.K. : « Nusret Kalkan était mon frère. Il était un membre actif du PKK. Je pique-niquais avec mes parents le jour de l’incident. Soudain, j’ai entendu un coup de feu. Quelqu’un qui était à vingt ou trente mètres de moi est tombé à terre. J’ai couru vers lui et j’ai vu que c’était Nusret. Il m’a demandé de l’emmener à l’hôpital. Il portait un jean et un T-shirt. On a tout de suite pris la route pour le conduire à l’hôpital. Les gendarmes nous ont arrêtés en cours de route. Ils voulaient savoir qui était la personne blessée. Ils ne nous ont pas laissés repartir tout de suite. On a perdu environ vingt minutes. Des soldats nous ont accompagnés à l’hôpital. Puis on a perdu du temps pour trouver le chemin de l’hôpital. »

29. La cour d’assises releva que Nusret Kalkan avait reconnu son appartenance au PKK lors d’une audition le 5 mars 1999, qu’il avait déclaré qu’il en était fier et que, à moins d’être arrêté, il continuerait ses activités.

30. La cour d’assises nota également que, lors de sa déposition en date du 7 avril 2006, un membre du PKK avait reconnu Nusret Kalkan sur photo et l’avait désigné comme étant un membre armé du PKK notamment actif dans la région de Savur, à Mardin. Selon lui, l’intéressé avait participé à une opération armée dirigée contre les forces de l’ordre en 2005 à Nusaybin. La cour d’assises ajouta que quatre autres témoignages de membres du PKK, recueillis à des dates différentes, avaient confirmé cette déposition et que celle-ci avait également permis de comprendre que Nusret Kalkan était entré dans l’organisation en 2001 et qu’il y utilisait le pseudonyme Agit.

31. La cour d’assises releva également que Nusret Kalkan était recherché par la justice depuis le 3 juillet 2007 dans le cadre d’un procès pénal dirigé à son encontre pour appartenance à une organisation illégale armée et pour activités visant à provoquer la sécession d’une partie du territoire national.

32. Le 15 octobre 2009, la cour d’assises de Midyat décida de dispenser E.D. de toute sanction pénale au motif que celui-ci avait agi dans le cadre de la loi. Elle s’exprima notamment comme suit :

« (...) Le jour de l’incident, l’accusé E.D. était en mission pour arrêter Nusret Kalkan, un membre d’une organisation illégale armée, à savoir le PKK. [L’intéressé] était activement recherché par la justice. E.D. avait pris position avec son équipe sur l’aire de pique-nique d’Özışık, à Mardin. Ils avaient été informés que Nusret Kalkan viendrait sur les lieux. Ils ont sécurisé les lieux et, dès que E.D. l’a vu, il l’a sommé à voix haute de s’arrêter et de se rendre immédiatement. Nusret Kalkan a commencé à courir vers le bois pour s’enfuir. Afin de l’en empêcher, E.D. lui a tiré dessus. Nusret Kalkan, ayant été formé par l’organisation terroriste, a tenté d’éviter le tir en se baissant et en faisant des zigzags. Il a reçu la balle dans le dos et a été blessé. Ses proches l’ont tout de suite porté dans un minibus pour l’emmener à l’hôpital. Les forces de l’ordre ont arrêté le minibus et ont accompagné le blessé à l’hôpital. La fouille du véhicule appartenant à Ş.S. a permis de découvrir un chargeur et des cartouches mais aucune arme n’a été trouvée. Étant donné que Nusret Kalkan était recherché par la justice en tant que membre actif d’une organisation illégale armée, qu’il n’avait pas obtempéré à la sommation qui lui avait été faite à voix haute de s’arrêter immédiatement et qu’il avait tenté de s’enfuir en courant vers le bois, le prévenu, qui a tiré un seul coup de feu en visant ses jambes dans le seul but de l’arrêter, était bien dans son droit de faire usage de son arme, ce qu’il a fait conformément aux règles régissant l’utilisation des armes à feu en cas de nécessité (...) »

33. Le même jour, par l’intermédiaire de son avocat, le requérant se pourvut en cassation de l’arrêt du 15 octobre 2009.

34. Le 4 juillet 2012, la Cour de cassation confirma l’arrêt de première instance en interprétant celui-ci comme étant une décision d’acquittement.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

35. L’article 448 du code pénal sanctionne l’homicide volontaire par une peine de vingt-quatre à trente ans de réclusion. L’article 452 de ce code énonce que, en cas de décès survenu à la suite de coups et blessures infligés sans intention de donner la mort, l’auteur est passible d’au moins huit années de réclusion.

36. Quant au pouvoir des forces de l’ordre de faire usage d’armes à feu, l’article 7 § 1 a) de la loi no 2803 du 12 mars 1983 relative à l’organisation, à la compétence et aux attributions de la gendarmerie donne pour mission aux gendarmes de prendre toutes les mesures nécessaires à la sauvegarde de l’ordre et de la sécurité publics ainsi qu’à la prévention de la contrebande et de la commission d’autres délits. Dans ce contexte, l’article 11 de ladite loi habilite les gendarmes à faire usage d’armes à feu dans l’exercice de leurs fonctions, selon les cas prévus par le droit interne à cette fin.

37. L’article 40 du règlement d’application de la loi no 2803 susmentionnée énonce que recourir à une arme à feu ne signifie pas forcément faire feu et que le tir doit être l’ultime recours. Il précise que la priorité doit être donnée à l’usage des moyens de défense non létaux, propres à contenir et contrôler l’individu dangereux, et que, lorsque ces moyens se révèlent inefficaces, il faut avancer vers l’individu en présentant l’arme à des fins dissuasives. Il préconise d’utiliser la crosse en cas d’échec et, si le but n’est toujours pas atteint, les parties « davantage contondantes ou coupantes » de l’arme, et, enfin, en dernier recours seulement, de faire feu.

38. En tout état de cause, toujours selon le même article, le recours à une arme à feu implique trois phases consécutives : d’abord, l’agent des forces de l’ordre tire trois coups de sommation en l’air, puis il vise les pieds de l’individu en cas de refus d’obtempérer ; le feu à volonté n’est autorisé que s’il n’y a aucun autre moyen de contrôler la situation.

39. Cependant, l’article 40 de ce règlement n’exclut pas de pouvoir déroger à cette règle en fonction des particularités de chaque situation. Il admet qu’il peut y avoir des cas justifiant que l’on ouvre directement le feu sur l’individu. Il précise qu’il est alors impératif de dresser un procès-verbal expliquant clairement les raisons ayant nécessité un tel geste.

40. Par ailleurs, selon l’article additionnel 2 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme, tel qu’amendé par la loi no 5532 du 29 juin 2006, lorsque les membres d’organisations terroristes n’obtempèrent pas à une sommation et tentent d’utiliser une arme, les forces de l’ordre peuvent utiliser leurs armes à l’encontre des cibles, d’une manière équilibrée et proportionnée, afin de parer au danger.

41. Enfin, la partie pertinente en l’espèce de l’article 16 de la loi no 2559 relative aux attributions et obligations de la police, tel qu’il a été modifié par la loi no 5681 publiée au Journal officiel le 14 juin 2007, se lit comme suit :

« La police

(...)

c) peut faire usage d’armes à feu aux fins d’arrêter une personne faisant l’objet d’un mandat de détention ou d’arrestation (...) ou un suspect en flagrant délit, dans la mesure nécessaire à cet effet.

Avant de faire usage d’armes à feu, la police (...) doit d’abord dire « halte ! » (...) Si la personne continue à fuir, la police peut tirer un coup de sommation. Si, nonobstant ces avertissements, la personne continue à fuir et si aucun autre moyen de l’arrêter n’est envisageable, la police peut faire usage d’armes à feu aux fins d’arrêter la personne, dans la mesure nécessaire à cet effet (...) »

42. Pour les principes internationaux concernant l’utilisation des armes à feu par les forces de l’ordre, voir l’arrêt Aydan c. Turquie (no 16281/10, §§ 47-48, 12 mars 2013).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

43. Le requérant se plaint d’une violation des articles 2 et 13 de la Convention. Il allègue que le décès de son fils est dû à un usage excessif de la force. Selon lui, les agents de l’État ont usé d’une force meurtrière à l’encontre de son fils sans que cela ait été absolument nécessaire. En outre, le requérant soutient que l’enquête pénale menée par les autorités n’a pas été conduite avec diligence.

44. Le Gouvernement combat les thèses du requérant.

45. Maîtresse de la qualification juridique des faits, indépendamment de celle qui peut leur avoir été donnée par les parties, la Cour décide d’examiner l’ensemble des griefs sous l’angle de l’article 2 de la Convention, ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. (...) »

A. Sur la recevabilité

46. Le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes. À cet égard, il avance que, devant les juridictions internes, l’intéressé n’a jamais fait état, même en substance, des griefs qu’il soulève devant la Cour, raison pour laquelle les griefs en question doivent, selon le Gouvernement, être déclarés irrecevables.

47. Le requérant combat ces arguments. Il soutient qu’il a épuisé toutes les voies de recours internes disponibles et que celles-ci se sont révélées ineffectives.

48. La Cour rappelle que la finalité de l’article 35 § 1 de la Convention, qui énonce la règle de l’épuisement des voies de recours internes, est de ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou de redresser les violations alléguées contre eux avant que la Cour n’en soit saisie (voir, entre autres, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 74, CEDH 1999-V). La règle de l’article 35 § 1 se fonde sur l’hypothèse, incorporée dans l’article 13 (avec lequel elle présente d’étroites affinités), que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 152, CEDH 2000-XI).

49. En l’espèce, la Cour observe que le requérant se plaint essentiellement de l’usage d’une force excessive et disproportionnée qui aurait causé la mort de son fils et de la manière dont l’enquête sur le décès de celui-ci a été menée. Au vu des faits dénoncés par le requérant, elle estime que la voie pénale constitue sans nul doute un recours efficace et suffisant. Elle note que le requérant a dûment emprunté cette voie ; en effet, l’intéressé s’est constitué partie intervenante à la procédure ouverte contre le gendarme inculpé comme étant l’auteur du tir fatal et, à la suite de l’acquittement de ce gendarme, il s’est pourvu en cassation.

50. La Cour conclut que le requérant a donné l’opportunité aux juridictions internes de constater et de redresser les griefs qu’il développe sur le terrain des dispositions de la Convention et qu’il ne peut en conséquence lui être reproché de ne pas avoir dûment épuisé les voies de recours internes à cet égard. Constatant par ailleurs que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

51. Le requérant se plaint de l’usage d’une force excessive par les membres des forces de sécurité à l’encontre de son fils. Soutenant que celles-ci étaient au courant de la venue de Nusret Kalkan au pique-nique de sa famille, il leur reproche de ne pas avoir pris toutes les mesures nécessaires pour l’arrêter vivant. Il déplore que le gendarme en cause ait utilisé son arme sans que cela eût été, selon lui, nécessaire. À cet égard, il estime que le gendarme aurait pu, sans recourir à son arme, rattraper son fils qui, à ses dires, n’était pas armé. Aux yeux du requérant, le véritable but de l’opération n’était pas d’arrêter Nusret Kalkan vivant mais de le tuer, les forces de l’ordre ayant tenté de dissimuler une exécution sommaire. De plus, l’intéressé indique que son fils n’a pas été conduit rapidement à l’hôpital après l’incident, ce qui démontrerait la volonté des autorités de l’éliminer. Enfin, il soutient qu’il n’a pas disposé d’un recours effectif pour mettre en lumière ce qui s’était réellement passé le jour de l’incident.

52. Le Gouvernement indique qu’il ressort du dossier d’enquête que, dans le cadre d’une opération menée par la gendarmerie, le gendarme mis en cause a sommé le militant du PKK – qui aurait été armé – de se rendre immédiatement, mais que celui-ci a tenté de s’enfuir. Le Gouvernement ajoute que le gendarme a alors tiré en visant les jambes de Nusret Kalkan pour l’arrêter mais que celui-ci, ayant pris la fuite en courant, a baissé la tête et a été touché dans le dos. Sa mort n’aurait donc pas été infligée intentionnellement. Le Gouvernement défend la thèse selon laquelle l’incident en cause n’aurait pas eu lieu si le militant n’avait pas tenté de s’échapper. Il considère que, en se comportant ainsi, celui-ci aurait dû savoir que les forces de l’ordre feraient usage de leur arme à feu. Il estime donc que le recours à la force par le gendarme était absolument nécessaire pour empêcher l’évasion d’un terroriste recherché par la justice. Il ajoute que le parquet a mené d’office une enquête approfondie, complète et détaillée en vue de l’établissement des faits. Il rappelle que le gendarme auteur du tir litigieux a été mis en examen. Il indique enfin que le dossier d’instruction était détaillé et qu’il incluait, entre autres, les procès-verbaux, le rapport d’autopsie et les dépositions des gendarmes ayant participé à l’opération en question et celles des témoins qui se trouvaient sur les lieux de l’incident.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur le volet matériel de l’article 2 de la Convention

i. Principes généraux

53. La Cour rappelle que l’article 2 de la Convention se place parmi les articles primordiaux de la Convention et qu’aucune dérogation au titre de l’article 15 de la Convention n’y est autorisée en temps de paix. À l’instar de l’article 3 de la Convention, l’article 2 consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (voir, parmi beaucoup d’autres, Andronicou et Constantinou c. Chypre, 9 octobre 1997, § 171, Recueil des arrêts et décisions 1997-VI, Solomou et autres c. Turquie, no 36832/97, § 63, 24 juin 2008, et Makbule Kaymaz et autres c. Turquie, no 651/10, § 96, 25 février 2014).

54. Les exceptions définies dans le paragraphe 2 de l’article 2 montrent que cette disposition vise certes les cas où la mort a été infligée intentionnellement, mais que ce n’est pas son unique objet. Le texte de l’article 2, pris dans son ensemble, démontre que le paragraphe 2 ne définit pas avant tout les situations dans lesquelles il est permis d’infliger intentionnellement la mort, mais qu’il décrit celles où il est possible d’avoir « recours à la force », ce qui peut conduire à donner la mort de façon involontaire. Le recours à la force doit cependant être rendu « absolument nécessaire » pour atteindre l’un des objectifs mentionnés aux alinéas a), b) ou c) de l’article 2 (McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 148, série A no 324, Solomou et autres, précité, § 64, et Makbule Kaymaz et autres, précité, § 97).

55. L’emploi des termes « absolument nécessaire » indique qu’il faut appliquer un critère de nécessité plus strict et impérieux que celui normalement utilisé pour déterminer si l’intervention de l’État est « nécessaire dans une société démocratique » au regard du paragraphe 2 des articles 8 à 11 de la Convention. La force utilisée doit en particulier être strictement proportionnée aux buts mentionnés au paragraphe 2 a), b) et c) de l’article 2 de la Convention. De surcroît, reconnaissant l’importance de cette disposition dans une société démocratique, la Cour doit se forger une opinion en examinant avec la plus grande attention les cas où l’on inflige la mort, notamment lorsqu’il est fait un usage délibéré de la force meurtrière, et prendre en considération non seulement les actes des agents de l’État qui y ont eu recours, mais également l’ensemble des circonstances de l’affaire, notamment la préparation et le contrôle des actes en question (McCann et autres, précité, §§ 147-150, Andronicou et Constantinou, précité, § 171, Avşar c. Turquie, no 25657/94, § 391, CEDH 2001-VII, et Moussaïev et autres c. Russie, nos 57941/00, 58699/00 et 60403/00, § 142, 26 juillet 2007).

56. Les circonstances dans lesquelles la privation de la vie peut se justifier doivent être interprétées de façon étroite. L’objet et le but de la Convention comme instrument de protection des droits des particuliers requièrent également que son article 2 soit interprété et appliqué de manière à rendre ses garanties concrètes et effectives (Solomou et autres, précité, § 63, et Makbule Kaymaz et autres, précité, § 99). En particulier, la Cour a estimé qu’il faut, lorsque cela est possible, procéder à des tirs d’avertissement avant d’ouvrir le feu (Aydan, précité, § 66).

57. Elle a également estimé que le recours à la force par des agents de l’État pour atteindre l’un des objectifs énoncés au paragraphe 2 de l’article 2 de la Convention peut se justifier au regard de cette disposition lorsqu’il se fonde sur une conviction honnête considérée, pour de bonnes raisons, comme valable à l’époque des événements mais qui se révèle ensuite erronée. Affirmer le contraire imposerait à l’État et à ses agents chargés de l’application des lois une charge irréaliste qui risquerait de s’exercer aux dépens de leur vie et de celle d’autrui (McCann et autres, précité, § 200, Andronicou et Constantinou, précité, § 192, et Makbule Kaymaz et autres, précité, § 100).

ii. Application de ces principes à la présente espèce

58. S’agissant de l’allégation d’exécution extrajudiciaire, la Cour note que, dans ses observations, le requérant semble soutenir que son fils a notamment manqué de soins rapides et appropriés après avoir été touché par la balle du gendarme, ce qui démontrait à ses yeux la volonté des autorités de le tuer.

59. La Cour souligne qu’il lui faudrait des éléments convaincants pour conclure à l’existence d’une exécution extrajudiciaire et non de simples hypothèses comme celles que le requérant avance sans les étayer par un commencement de preuve. Elle ajoute qu’il ressort des documents figurant dans le dossier que Nusret Kalkan a été transféré à l’hôpital en compagnie de deux gendarmes pour pouvoir y bénéficier de soins appropriés.

60. Par conséquent, à la lumière des éléments dont elle dispose et en l’absence de preuves tangibles, la Cour considère qu’une conclusion selon laquelle le fils du requérant a été victime d’une exécution extrajudiciaire par les agents de l’État relève de l’hypothèse et de la spéculation. Dans ces conditions, elle estime qu’il n’est pas établi au-delà de tout doute raisonnable que Nusret Kalkan a été tué délibérément par les forces de l’ordre.

61. En ce qui concerne la préparation et la conduite de l’opération, la Cour tient pour établi que l’action menée par les gendarmes visait la réalisation d’un objectif mentionné au paragraphe 2 b) de l’article 2 de la Convention, à savoir l’arrestation régulière.

62. Elle note également que nul ne conteste que le fils du requérant a succombé sous la balle du gendarme. Il s’ensuit que la charge de la preuve pèse sur les autorités, qui doivent démontrer que l’usage de la force meurtrière était rendu absolument nécessaire par la situation et qu’il n’était pas excessif ou injustifié, au sens de l’article 2 § 2 de la Convention (Bektaş et Özalp c. Turquie, no 10036/03, § 57, 20 avril 2010).

63. Dans ce contexte, la Cour doit rechercher non seulement si le recours à une force potentiellement meurtrière contre le fils du requérant était légitime, mais aussi si l’opération était encadrée par des règles et organisée de manière à réduire autant que possible les risques liés à l’usage de la force meurtrière (Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, § 60, CEDH 2004-XI). Elle doit également examiner si les autorités n’ont pas fait preuve de négligence dans le choix des mesures prises (Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 95, CEDH 2005-VII).

64. La Cour rappelle que, pour que l’obligation de l’État de protéger la vie soit respectée, il est essentiel que la préparation d’une opération d’arrestation susceptible d’entraîner l’utilisation d’armes à feu s’accompagne d’une analyse de l’ensemble des informations disponibles sur la situation, y compris – et c’est là le minimum – sur la nature de l’infraction commise par la personne devant être appréhendée et sur le danger qu’elle représente – le cas échéant – (idem, § 103).

65. En l’espèce, il convient de rappeler que, le jour de l’incident, les gendarmes savaient que Nusret Kalkan allait se rendre sur les lieux. Il ressort du procès-verbal de l’opération rédigé par la gendarmerie que celui-ci était bien connu des autorités comme étant un militant actif d’une organisation armée illégale. Les forces de l’ordre ont ainsi pris position dans cette zone pour l’intercepter en exécution du mandat d’arrêt qui avait été lancé contre lui.

66. La Cour note aussi que l’opération en cause s’est déroulée en pleine journée sur une aire de pique-nique. Elle relève qu’il n’est pas établi par la cour d’assises que, avant le tir mortel, Nusret Kalkan était armé et qu’il avait fait montre d’un comportement susceptible d’être interprété comme une menace réelle pour qui que ce fût (Natchova et autres, précité, § 95). Les gendarmes ont soutenu avoir vu le fils du requérant porter une arme dans son étui. Or ni arme ni étui n’ont été retrouvés sur les lieux de l’incident ou sur la victime. Il est vrai que les gendarmes ont trouvé sur place trente-huit cartouches, dont vingt-huit hors d’usage, quinze explosifs en mauvais état dans un sachet en plastique, et, dans le minibus, un chargeur et quinze cartouches de 9 mm. Cependant, lors de l’instruction, il n’a pas pu être établi que ces matériels appartenaient à Nusret Kalkan.

67. La Cour relève encore que les juridictions nationales ont acquitté le gendarme E.D. au motif que celui-ci avait été en droit de faire usage de son arme, en conformité avec les règles en la matière, compte tenu du refus du militant du PKK d’obtempérer à ses sommations. La cour d’assises a constaté que le gendarme avait lancé une sommation à voix haute dans le but d’arrêter Nusret Kalkan. Par ailleurs, elle a tenu pour établi que celui-ci avait pris la fuite en courant tête baissée et en faisant des zigzags afin d’éviter d’être touché, que le gendarme E.D. avait alors légitimement fait usage de son arme et tiré en visant les jambes du fugitif pour pouvoir l’intercepter, mais que celui-ci, qui s’était baissé une fois de plus, avait reçu la balle fatale dans le haut du corps.

68. Or, selon le droit interne (paragraphe 38 ci-dessus), le recours à la force impliquait, en principe, un premier tir de sommation en l’air, qui n’a pas été fait dans les circonstances de la cause. La Cour n’est pas convaincue par les explications des gendarmes sur la nécessité d’ouvrir directement le feu sur le fils du requérant. En effet, comme il a été précédemment souligné, il n’a pas pu être établi que Nusret Kalkan était armé et les témoignages des personnes présentes n’ont pas corroboré la thèse des gendarmes selon laquelle l’intéressé avait pris la fuite en direction des pique-niqueurs. Au demeurant, le gendarme E.D. ayant tiré sur Nusret Kalkan ne se trouvait qu’à quelques mètres et il n’est pas mentionné que celui-ci était en mouvement lors du tir. Or la balle a touché la victime dans le dos de manière mortelle. Lors de leur intervention, les forces de l’ordre ne semblent pas avoir envisagé d’autres moyens de procéder à l’arrestation de Nusret Kalkan. À cet égard, la Cour tient une nouvelle fois à rappeler que le but légitime d’effectuer une arrestation régulière ne peut justifier de mettre en danger des vies humaines qu’en cas de nécessité absolue (Natchova et autres, précité, § 95). Dans les circonstances de la cause, il n’a pas été établi que le fils du requérant représentait au moment des faits une menace pour la vie ou l’intégrité physique de quiconque (paragraphe 66 ci-dessus).

69. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que l’opération des gendarmes au cours de laquelle le fils du requérant a perdu la vie n’a pas été préparée ni contrôlée de manière à réduire autant que possible tout risque pour la vie d’une personne non armée. Il n’a notamment pas été établi que la situation eût rendu l’usage de la force meurtrière absolument nécessaire. Un tel usage, dans ces circonstances, a donc été excessif et injustifié.

70. Partant, il y a eu violation du volet matériel de l’article 2 de la Convention.

b) Sur le volet procédural de l’article 2 de la Convention

i. Principes généraux

71. La Cour rappelle que l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2 de la Convention, combinée avec le devoir général incombant à l’État en vertu de l’article 1 de la Convention de « reconnaît[re] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », implique et exige de mener une forme d’enquête officielle effective lorsque le recours à la force a entraîné mort d’homme (voir, mutatis mutandis, McCann et autres, précité, § 161, Kaya c. Turquie, 19 février 1998, § 105, Recueil 1998-I, et Makbule Kaymaz et autres, précité, § 135). Pareille enquête doit avoir lieu dans chaque cas où il y a eu mort d’homme à la suite du recours à la force, que les auteurs allégués soient des agents de l’État ou des tiers (Tahsin Acar c. Turquie [GC], no 26307/95, § 220, CEDH 2004-III). Les investigations doivent notamment être approfondies, impartiales et attentives (Yelden et autres c. Turquie, no 16850/09, § 71, 3 mai 2012).

72. La Cour rappelle ensuite que l’enquête menée doit être effective également en ce sens qu’elle doit permettre d’identifier et – le cas échéant – de sanctionner les responsables (Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, § 233, 30 mars 2016). Il s’agit là d’une obligation non pas de résultat mais de moyens. Les autorités doivent avoir pris les mesures qui leur étaient raisonnablement accessibles pour assurer l’obtention des preuves relatives à l’incident en question (Yelden et autres, précité, § 73, et Makbule Kaymaz et autres, précité, § 137).

73. La nature et le degré de l’examen répondant au critère minimum d’effectivité de l’enquête dépendent des circonstances de l’espèce. Ils s’apprécient sur la base de l’ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête. Il n’est pas possible de réduire la variété des situations pouvant se produire à une simple liste d’actes d’enquête ou à d’autres critères simplifiés (Yelden et autres, précité, § 74, et Makbule Kaymaz et autres, précité, § 138).

74. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte. Force est d’admettre qu’il peut y avoir des obstacles ou des difficultés empêchant l’enquête de progresser dans une situation particulière. Toutefois, une réponse rapide des autorités lorsqu’il s’agit d’enquêter sur le recours à la force meurtrière peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux (McKerr c. Royaume‑Uni, no 28883/95, § 114, CEDH 2001-III).

75. Pour les mêmes raisons, le public doit avoir un droit de regard suffisant sur l’enquête ou sur ses conclusions, de sorte qu’il puisse y avoir mise en cause de la responsabilité tant en pratique qu’en théorie. Le degré requis de contrôle du public peut varier d’une situation à l’autre. Dans tous les cas, toutefois, les proches de la victime doivent être associés à la procédure dans toute la mesure nécessaire à la protection de leurs intérêts légitimes (idem, § 148, et Makbule Kaymaz et autres, précité, § 140).

ii. Application de ces principes à la présente espèce

76. En l’espèce, la Cour observe que la légalité de la conduite du gendarme a été appréciée principalement sur le fondement du procès-verbal établi par les gendarmes. Ayant tenu pour établi que Nusret Kalkan n’avait pas obéi à la sommation de se rendre immédiatement et qu’il avait pris la fuite, les gendarmes ont estimé qu’ils étaient en droit de faire usage de leur arme. La cour d’assises a accepté cette manière de procéder comme étant conforme aux règles en la matière, sans même ordonner une reconstitution des faits. Elle n’a prêté aucune attention à la question de la nécessité du recours à la force meurtrière. Or, il n’est pas résulté de l’instruction que le fils du requérant eût été armé, aucune arme n’ayant été trouvée sur place. Il n’a pas non plus été établi que l’intéressé eût eu un comportement menaçant pour qui que ce fût. L’ensemble des circonstances matérielles n’a pas été soumis à un contrôle rigoureux et les conclusions de l’enquête pénale n’ont pas appliqué un critère comparable à celui de la « nécessité absolue » énoncé à l’article 2 § 2 de la Convention (Natchova et autres, précité, §§ 113 et 114, et Shchiborshch et Kuzmina c. Russie, no 5269/08, §§ 258-260, 16 janvier 2014).

77. Partant, la Cour estime qu’il y a eu violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention à raison du caractère incomplet de l’enquête menée sur les circonstances ayant entouré le décès en question.

II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

78. Invoquant les articles 3 et 5 de la Convention, le requérant allègue également que les membres de sa famille ont été privés de liberté et maintenus en garde à vue pendant une journée dans des conditions qui, à ses yeux, s’analysent en un traitement inhumain et dégradant.

79. La Cour estime que le requérant ne peut se prétendre victime quant aux griefs relatifs à la privation de liberté et aux conditions de détention des membres de sa famille. Par conséquent, cette partie de la requête est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention et de ses Protocoles, et elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

80. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

81. Le requérant demande 50 000 euros (EUR) pour dommage matériel et 100 000 EUR pour préjudice moral. Il réclame en outre 10 000 EUR pour frais et dépens.

82. Le Gouvernement conteste ces prétentions et invite la Cour à les rejeter.

83. En ce qui concerne le préjudice matériel allégué, la Cour observe que le requérant se contente d’affirmer avoir subi un préjudice matériel, sans donner d’autre explication. L’intéressé ne produit aucun élément de preuve ni indice laissant à penser que son fils exerçait une quelconque activité professionnelle légale et que son décès a causé une perte de revenus. Dès lors, la Cour rejette cette demande. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 65 000 EUR pour dommage moral.

84. Pour ce qui est des frais et dépens, la Cour rappelle que, au titre de l’article 41 de la Convention, elle rembourse les frais d’un montant raisonnable dont il est établi qu’ils ont été réellement et nécessairement exposés (voir, entre autres, Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 79, CEDH 1999-II). Elle rappelle de plus que l’article 60 § 2 de son règlement prévoit que toute prétention présentée au titre de l’article 41 de la Convention doit être chiffrée, ventilée par rubrique et accompagnée des justificatifs nécessaires, faute de quoi elle peut rejeter la demande en tout ou en partie (Zubani c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 14025/88, § 23, 16 juin 1999). Or elle observe qu’il n’a été produit en l’espèce aucun document susceptible d’étayer la demande de remboursement des frais et dépens, tel que factures, contrat d’avocat ou notes d’honoraires. Partant, elle estime qu’il n’y a pas lieu d’octroyer au requérant de somme de ce chef.

85. Par ailleurs, la Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 2 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel et sous son volet procédural ;

3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, au titre du dommage moral, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 65 000 EUR (soixante-cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 mai 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithJulia Laffranque
GreffierPrésidente


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